Plusieursmembres de l'association PROMETHEAS ont participé avec plaisir pour la p remiÚre fois à ce carnaval convivial sous les traits des illustres personnages du film « le pÚre Noël est une ordure ». Félix, Zézette et son indissociable caddie, ThérÚse, Pier re, Mr Preskovic et Katia ont déambulé le long de l'avenue Clemenceau et
Encoreune fois ton article me donne le sourire ! Tu as regardé le PÚre Noël est une ordure mardi toi, non ??? Sans rire, je l'aime bien ce gilet, et je vois tout à fait la laine qui brille, du plus belle effet. Donc "pour de vrai" j'adore !! Et ta fille a
NoĂ«lĂ Plougonvelin Issa Doumbia 14h45 Ă©chauffement Plougonvelin Le PĂšre AprĂšs-midi rĂ©crĂ©ative Ă Venez dĂ©couvrir la NoĂ«l est une ordure schizophrĂ©nie dâIssa le temps La comĂ©die cultissime est de dâune consultation Ă©pique retour ! Avec les comĂ©diens remboursĂ©e (ou non) par du Théùtre Trianon de la SĂ©curitĂ© Sociale. Espace Bordeaux. Placement : kĂ©raudy. Payant.
Souvienstoi lâautomne dernier. Souviens-toi de ces complots bloggesques. Ca avait commencĂ© avec Forrest Gump, puis on a eu droit au dĂ©fi Couture Lin et ça sâest achevĂ© en apothĂ©ose avec lâannonce dâun swap ZĂ©zette/FĂ©lix/Le PĂšre NoĂ«l est une ordure ! Comment rĂ©sister Ă ce doux chant de sirĂšne ? Ce
Pourdonner un exemple, lorsque la température de l'air sous abri est de +10° C et que le vent souffle à 15 km/h, la TR est de 8° C ; elle baisse à 6° C lorsque le vent souffle à 40 km/h. Lorsque le thermomÚtre est à -5° C, la TR passe à -10,5° C avec un vent à 15 km/h et à -14° C avec un vent à 40 km/h. Ce qui explique les gelures de ceux qui oublient de se couvrir le nez
Vay Tiá»n Nhanh Chá» Cáș§n Cmnd Nợ Xáș„u. See other formats âą U d'/ of Otlaua in iiiiiii il 39003002391364 Y h t]ĂȘ Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto LE THEATRE 1912-1913 ABEL HERMANT LE THEATRE 1012-1013 fj iUOti , Edward SANSOT, Successeur 9, Rue de L'Ăperorff 9 \1H Le Théùtre 1912-1913 20 Septembre THĂĂTRE RĂJANE. â Les Yeux ouverts, comĂ©die en trois actes de M. Camille Oudinot ; la Princesse et le Porcher, fantaisie rimĂ©e en deux tableaux, de Mme Jacques Terni. THĂĂTRE DE L'AMBIGU-COMIQUE â Nana, drame en cinq actes, de W. Busnach, d'aprĂšs le roman d'Emile Zola. M. Camille Oudinot fait une figure singuliĂšre dans le monde des lettres. Comme il est volontiers cynique en ses propos et en ses thĂ©ories, on le croi- rait, si an ne le connaissait point, prĂȘt Ă tout pour parvenir. Mais la mauvaise fĂ©e, ou la bonne, l'a douĂ© d'une sensibilitĂ© d'artiste discrĂšte et scrupu- leuse, et cette contradiction de son caractĂšre lui donne, entre parenthĂšses, avec l'hĂ©roĂŻne de sa co- mĂ©die, une amusante ressemblance, qui apparaĂźtra tout Ă l'heure. Il n'a jamais su faire proprement un mĂ©tier d'Ă©crire, quoi qu'il n'ait rien de l'amateur. Il use avec une rare pudeur de la publicitĂ© et de la rĂ©clame, et ne tire aucun parti de ses succĂšs. Il en remportĂ© deux qui marquent. Son roman Filles du Monde n'est sans doute pas le prototype des Demi-Vierges, comme l'ont insinuĂ© certains criti- ques dans une intention bienveillante. Le livre de 6 LE THEATRE 1912-1913 M. Marcel PrĂ©vost est d'une observation trop per- sonnelle et prise sur le vif pour que l'originalitĂ© en soit suspecte. Mais l'observation de M. Camille Ou- dinol n'est pas moins personnelle ni moins vivante, et son livre demeurera un document de haute valeur sur cet Ă©tat particulier de certaines jeunes filles, qu'il est si difficile de dĂ©finir, et pour quoi M. Marcel PrĂ©vost a trouvĂ© le nĂ©ologisme qui convenait. Au théùtre, M. Camille Oudinot adonnĂ© ChaĂźne anglaise. Je suis un peu gĂȘnĂ© pour dire a quel point je trouve cette comĂ©die charmante, puisque j'ai eu l'honneur de la signer avec lui. Mais non, je ne suis pas gĂȘnĂ©, puisque je n'avais pas d'abord jugĂ© ma part de collaboration suffisante pour laisser mettre mon nom sur l'affiche. Ce fut M. Oudinot qui l'exigea, et seulement lorsque le succĂšs fut avĂ©rĂ©. Contrairement Ă une opinion trop rĂ©pandue, les relations restent presque toujours courtoises entre collaborateurs, du moins qui ne sont pas illettrĂ©s. * * * Suzanne Oranger est restĂ©e veuve avec une petite fille de sept ans. Elle a un budget de six mille francs par an. Elle se rĂ©signerait Ă la mĂ©diocritĂ© pour elle-mĂȘme, elle ne s'y rĂ©signe pas pour sa fille. Elle cherche Ă se tirer d'affaire elle essaie des pauvres expĂ©dients classiques vendre des ouvrages de femme, tenir une pension de famille. Les amis qu'elle sollicite de lui procurer des fonds se dĂ©ro- bent ; elle crĂ©e un joli modĂšle de gilet brodĂ©, on le LE THĂĂTRE 1912-1913 7 lui vole. L'appareilleuse, selon la coutume, arrive Ă propos et remontre Ă Suzanne, dĂ©jĂ instruite par ces expĂ©riences, qu'une femme n'a qu'un moyen de ga- gner sa vie. Ici se marque la dualitĂ© du personnage, qui est la jolie trouvaille de la piĂšce. Suzanne ne s'effarouche point des offres de l'appareilleuse ; elle dit bien haut, d'abord, et comme pour se persuader, qu'une femme entretenue peut valoir mieux qu'une femme mariĂ©e ; elle le croit sincĂšrement, en thĂ©orie quand il s'agit de passer Ă l'acte, sa sensibilitĂ© bourgeoise se rĂ©- volte. Ce conflit pathĂ©tique est le sujet mĂȘme du drame. Il n'aboutit pas tout Ă fait Ă la victoire de la vertu ; il aboutit Ă la victoire de l'amour, et c'est dĂ©jĂ un degrĂ© de moralitĂ©. Suzanne a sĂ©duit deux hommes, le riche Ouranof, roi des pĂ©troles et du thon, et le Parisien Olivier Norsant. Olivier, qui craint les liaisons sĂ©rieuses, cĂšde le pas Ă Ouranof, et elle accepte les prĂ©sents du Russe, mais elle prĂ©- fĂ©rerait le Parisien, et j'imagine que ce n'est pas seulement parce qu'il est plus attrayant que l'autre, mais aussi, surtout peut-ĂȘtre parce qu'il est moins riche. Ouranof n'est d'ailleurs point repoussant, ce n'est point une brute, quoique, par modestie exces- sive, il se qualifie soi-mĂȘme ainsi. Il est mĂȘme sym- pathique. Il sait donner. La gĂ©nĂ©rositĂ© est une forme de l'amour qui ne manque point d'agrĂ©ment elle n'est malheureusement pas Ă la portĂ©e de tout le monde. Suzanne reconnaĂźt ces avantages d'Ouranof elle ne se rĂ©sout pourtant de lui dire le oui qu'il 8 LE THEATRE 1912-1913 attend depuis deux grands mois qu'aprĂšs avoir vu de ses yeux Norsant lever une autre femme. Mais au premier baiser d'Ouranof, elle a une crise de nerfs, et le Russe, qui l'aime bien, mais qui a hor- reur des simagrĂ©es, commence Ă regarder avec com- plaisance la fille de l'appareilleuse, qui vient tout bonnement de s'offrir Ă lui. Cette jeune personne, fort dessalĂ©e, prendra pos- session du roi du thon au troisiĂšme acte, et Suzanne se donnera au Parisien, qui a peur de l'amour, mais qui, enfin, ne boudera plus contre son cĆur. Cette comĂ©die est parfois d'une brutalitĂ© un peu maladroite, mais les situations sont neuves, les scĂš- nes franchement traitĂ©es, et si les nombreux per- sonnages Ă©pisodiques semblent crayonnĂ©s d'un trait un peu gros et un peu mou, les trois caractĂšres prin- cipaux sont, en revanche, fortement et curieuse- ment dessinĂ©s. M. ArquilliĂšre a jouĂ© le rĂŽle d'Ouranof avec quel- que lourdeur, mais avec intelligence et autoritĂ©. M. Cappellani a, comme de coutume, une tenue excellente, un jeu sobre, et la meilleure voix de théùtre, qui ne semble point de théùtre. Mlle Polaire n'a point la physionomie de Suzanne Granger, ce n'est pas sa faute, et elle ne laisse pas de montrer, au cours de ces trois actes, un trĂšs bizarre, mais trĂšs remarquable talent. Elle n'a peut-ĂȘtre pas non plus les toilettes du rĂŽle. Comment peut-elle s'offrir de telles robes, de tels manteaux et de tels chapeaux LE THEATRE 1912-1913 9 avec six mille livres de rentes, en un temps oĂč les aigrettes sont hors de prix ? La comĂ©die de M. Camille Oudinot est prĂ©cĂ©dĂ©e d'une fantaisie rimĂ©e en deux tableaux, de Mme Jac- ques Terni, d'aprĂšs un conte d'Andersen, la Prin- cesse et le Porcher. Le conte d'Andersen est exquis, d'une malice ingĂ©nue ; les vers de Mme Jacques Terni, rimes avec la facilitĂ© la plus gracieuse, l'or- nent sans le surcharger, et la mise en scĂšne, fort brillante, n'a pas nui au succĂšs de cette petite piĂšce, bien supĂ©rieure aux ordinaires levers de rideau. * Nous ne croyons plus, aujourd'hui, Ă la corrup- tion impĂ©riale. Notre scepticisme retire beaucoup d'intĂ©rĂȘt au roman oĂč Emile Zola a symbolisĂ© cette corruption sous les traits de Nana. Nous craignons aussi de n'y pas trouver un document assez authen- tique des mĆurs du siĂšcle dernier. Chacun sait que les grands romanciers observateurs, notamment Balzac, ont tout inventĂ©, et n'ont jamais rien observĂ©. Mais je crains qu'Emile Zola ne soit allĂ© dans cette voie un peu trop loin. Et, vraiment, ne pas observer ÂŁ ce point lĂ , c'est trop. Nous goĂ»tons cependant l'abondance, la grosse verve de ces pages et ce qu'on appelle le lyrisme du romancier je me suis toujours demandĂ© pourquoi, car on peut apercevoir chez Zola un tempĂ©rament Ă©pique, non point lyri- que c'est justement le contraire ; mais la critique 10 LE THEATRE 1912-1913 n'est pas Ă cela prĂšs. Ce que nous goĂ»tons surtout, dans le roman de Nana, c'est la naĂŻvetĂ©. Elle est bien plus apparente dans le drame, et encore plus rĂ©- jouissante. William Busnach Ă©tait vraiment un homme de théùtre ; c'est plaisir de voir comme hommes de théùtre, qui savent si bien leur mĂ©tier, et n'en savent point d'autre, font des piĂšces qui n'ont ni queue ni tĂšte. Je me souviens d'avoir dĂ©jĂ Ă©prouvĂ© ce plaisir en assistant Ă certains drames que Dumas pĂšre a tirĂ© de ses romans, et qui sont, paraĂźt-il. bien faits. Les directeurs de l'Ambigu ont ajoutĂ© Ă cette re- prĂ©sentation de Nana un nouvel Ă©lĂ©ment de gaietĂ© en habillant les personnages Ă la mode de 1912. Nous ne croyons plus Ă la corruption impĂ©riale, mais nous n'avons pas perdu de mĂȘme toutes nos croyances sur le second Empire, et nous avons peine Ă conce- voir qu'une personne qui parle de la cour des Tuile- ries, qui ruine un chambellan de NapolĂ©on III, ne porte pas une crinoline. C'est dommage. Mme Paule Andral la porterait fort bien. Cette belle artiste a toute la magnificence physique du personnage. Elle a aussi beaucoup de talent, et nous voudrions l'applaudir plus souvent sur les scĂšnes parisiennes. LE THĂĂTRE 1912-1913 11 22 Septembre THEATRE IMPERIAL. â Son Vice, piĂšce en un acte, de M. LĂ©on Xanrof ; la Petite Jasmin, comĂ©die en trois actes de MM. Willy et Georges Docquois ; SalomĂ© la Danseuse, vision d'art de M. AndrĂ© AvĂšze. Nous avons un nouveau petit théùtre a cĂŽtĂ©, le Théùtre ImpĂ©rial. Le programme d'ouverture se compose de trois piĂšces une piĂšce Ă thĂšse de M. Xanrof, une comĂ©die de MM. Willy et Georges Docquois, et une vision d'art de M. AndrĂ© AvĂšze, l'un des auteurs de Gribouille. La piĂšce Ă thĂšse de M. Xanrof tend Ă prouver que les maris feraient mieux de ne pas tromper leurs femmes, ou de ne pas allĂ©guer, s'ils les trompent, afin de justifier leurs sorties, un vice qu'ils ne pra- tiquent point ; que, si du moins ils s'attribuent celui de l'opium, ils doivent s'informer d'abord, auprĂšs de personnes compĂ©tentes, des procĂ©dĂ©s employĂ©s ordinairement pour fumer cette drogue, et ne pas confondre Ă©tourdiment une pipe d'opium avec un narguilĂ© ; et qu'enfin une Ă©pouse outragĂ©e pourrait bien se venger du faux fumeur avec un vrai, si par le plus grand des hasards la Providence lui en faisait venir un du fond de l'Asie. La comĂ©die de MM. Willy et George Docquors est une variante de Y Autre Danger. Mme Jasmin, grande couturiĂšre, AgĂ©e, dit-elle, de trente-trois ans depuis treize mois, est sur le point d'Ă©pouser son commanditaire et ami, M. Rosebon, ĂąeĂ© de trente VI LE THEATRE 1912-1913 quatre ans. Mme Jasmin, qui une premiĂšre fois s'Ă©tait mariĂ©e presque au sortir de l'enfance, comme les femmes se marient toujours la premiĂšre fois, a une fille, RenĂ©e, ĂągĂ©e de dix-sept ans et demi. Cette fille est insupportable ; Rosebon Ă©prouve pour elle un sentiment tout paternel on sait ce que cela veut dire. Il s'emploie cependant Ă marier la jeune personne, d'autant que Mme Jasmin prĂ©- fĂ©rerait, par convenance, ne se marier elle-mĂȘme qu'aprĂšs sa fille, et il amĂšne dans la maison un sien ami, Laliette, AgĂ© de trente-trois ans, qui, venu pour la fille, s'Ă©prend naturellement de la mĂšre. On devine qu'il l'Ă©pousera, et que Rosebon Ă©pousera RenĂ©e ; pour en arriver lĂ , il faut d'abord que Robeson aperçoive qu'il aime celle qui doit ĂȘtre sa belle- fille ; il s'en aperçoit quand RenĂ©e lui dĂ©clare qu'elle est amoureuse du cocher. Cette comĂ©die est un peu baroque, et il y paraĂźt peut-ĂȘtre davantage quand on la raconte comme une histoire. A la scĂšne, elle semble moins dĂ©cousue ; elle est conduite un peu lentement, mais fort adroi- tement, par deux hommes qui ont l'instinct et l'ex- pĂ©rience du théùtre, et de surcroĂźt beaucoup d'esprit. Les mots ne portent pas tous, je ne saurais expli- quer pourquoi. Chez RĂ©jane ou au Vaudeville, on dit. C'est que la salle est trop grande ». C'est peut-ĂȘtre ici qu'elle est trop petite. Sarcey avait bien raison de nous assurer qu'au théùtre tout est mystĂ©rieux-, ha Petite Jasmin esl joiiĂše fort agrĂ©ablement par LE THĂĂTRE 1912-1913 13 Mme Lola Noyr, par MM. Georges Coquet et Henry- Roussel, et par M. Pierre Bressol, qui n'a pas obte- nu moins de succĂšs dans le rĂŽle du cocher qu'un peu plus tard dans celui d'HĂ©rode. M. AndrĂ© AvĂšzc nous offre une version nouvelle de l'histoire de SalomĂ©, qu'il faut bien, en effet, ra- fraĂźchir un peu, sans quoi nous finirions peut-ĂȘtre par nous en lasser. Au lever du rideau, HĂ©rodiade, Ă laquelle Mlle Yiorica Marini prĂȘte l'accent rou- main, tient Ă SalomĂ© des discours qui rappellent ceux des Femmes damnĂ©es de Baudelaire ; mais SalomĂ© ne veut plus rien savoir le rĂŽle de SalomĂ© est tenu par Mlle SĂ©phora-MossĂ©, remarquĂ©e aux derniers concours du Conservatoire. Au fond du théùtre passent deux nĂ©gresses, dont l'une est vĂȘtue d'une ceinture rose. C'est une vision d'art. Un jeune homme, que l'on appelle IsmaĂ«l, vient raconter Ă HĂ©rodiade il m'a Ă©tĂ© absolument impossible de comprendre Ă quel propos que Marie de Magdala renonce Ă la prostitution et Ă la danse et s'attache aux pas de JĂ©sus. SalomĂ©, que l'odeur d'homme » met, paraĂźt-il, dans un Ă©tat inconcevable, se prĂ©ci- pite hors de scĂšne et va danser devant HĂ©rode. Puis elle revient, en costume de danseuse, c'est-Ă -dire habillĂ©e presque uniquement d'un rubis. C'est une vision d'art. Elle est encore plus excitĂ©e que quand elle est partie, et elle raconte, selon l'usage, que le tĂ©trarque lui a promis tout ce qu'elle peut souhaiter, fĂ»t-ce la moitiĂ© du royaume. Mais ce qui s'Ă©loigne un pwii rie h tradition, c'est l'Ă©pisode final de la dĂ©- 14 LE THEATRE 1912-1913 collation du PrĂ©curseur. SalomĂ© ne pensait pas du tout Ă Jean-Baptiste ; alors la perfide HĂ©rodiade lui insinue que, si par hasard elle demandait Ă HĂ©rode la tĂȘte de ce Jean-Baptiste au lieu de demander la moitiĂ© de son royaume, HĂ©rode refuserait. SalomĂ© se pique, retourne dans la salle du festin, et repa- rait suivie d'un nĂšgre, qu'il faut remercier de sa dis- crĂ©tion car il n'est nu que jusqu'Ă la taille, et encore la porte-t-il assez haut. Ce nĂšgre prĂ©sente sur un plat le chef de Jean. Pour finir, HĂ©rode sur- vient et fait Ă SalomĂ© des propositions qu'elle dĂ©- cline. Mais elle se remet Ă danser pour cette tĂȘte, qui, dit-elle, la regarde, quoique Ă ce moment la tĂȘte soit tournĂ©e du cĂŽtĂ© jardin et que SalomĂ© se trouve justement du cĂŽtĂ© cour. MalgrĂ© cette petite erreur de mise en scĂšne, Mlle SĂ©phora-MossĂ© exĂ©- cute une danse Ă©chevelĂ©e autour du plat sanglant. C'est une vision d'art. Elle fait mĂȘme une culbute entiĂšre. On ne viendra plus nous dire que les Ă©lĂšves du Conservatoire n'apprennent rien rue de Madrid. 26 Septembre A L'ODĂON. â La Reine Margot, Andromaque, Le Menteur. Est-il vĂ©ritable que la plupart des Français ne connaissent un peu d'histoire de France que grĂące aux romans et aux drames d'Alexandre Dumas ? Il LE THEATRE 1912-1913 15 conviendrait de le regretter. Mais je pense que l'on exagĂšre. Il m'a semblĂ©, ce soir en Ă©coutant la Reine Margot, que les jeunes gĂ©nĂ©rations devenaient un peu rebelles Ă cette sorte d'enseignement par l'image. Elles ne croient plus que cela est arrivĂ©, du moins de la façon qu'on nous le montre. Elles se reprĂ©sen- tent autrement Charles IX, Catherine de MĂ©dicis, Marguerite de Navarre et Henri IV. Je ne dis pas que le vieux drame soit moins amusant que jadis ; je tendrais mĂȘme Ă croire qu'il l'est plus et que d'an- nĂ©e en annĂ©e, de reprise en reprise, il le deviendra continuellement davantage. Il est d'une cordialitĂ© qui touche, d'une bonhomie qui dĂ©sarme ; l'assassi- nat mĂȘme s'y pratique avec rondeur ; tous les per- sonnages, qui se ressemblent comme frĂšres et sĆurs, offrent un savoureux mĂ©lange d'hĂ©roĂŻsme et de vul- garitĂ© ; les rois se distinguent par on ne sait quoi de prolĂ©taire, qui est tout Ă fait sympathique, et les traĂźtres ont le cĆur sur la main. Il y a des dĂ©tails impayables, ainsi ce livre dont les feuillets, trempĂ©s dans une mixture d'arsenic, Ă©taient collĂ©s ensemble pour les tourner, naturellement, le tyran de Sienne mouillait le bout de son doigt... » Enfin, il faut que ce drame soit bien fait, puisqu'il est d'Auguste Ma- quet et de Dumas pĂšre ; et je me demande en quoi consiste cette bonne facture, puisque, du dĂ©but Ă la in. on ne sait ni oĂč l'on va, ni quel est proprement le sujet, ni auquel de ces hĂ©ros familiers il convient il' 1 s'intĂ©resser plus particuliĂšrement. M. Antoine a bien fait, cependant, de monter une 16 LE THĂĂTRE 1912-1913 de ces grandes machines du dernier siĂšcle, qui ont fait Ă©poque et qui demeurent des curiositĂ©s. La Reine Margot, un peu ennoblie par l'Ăąge, n'est dĂ©placĂ©e sur la scĂšne du second théùtre français. Elle est jouĂ©e sĂ©rieusement et avec intelligence, si- non avec beaucoup d'enthousiasme, par la troupe laborieuse de l'OdĂ©on. Les dĂ©cors sont beaux, la mise en scĂšne adroite, et si nous n'avons pas fris- sonnĂ© aux arquebusades de la Saint-BarthĂ©lĂ©my, c'est uniquement parce que nous n'avons plus la foi. La veille, M. Antoine nous avait invitĂ©s Ă enten- dre une dĂ©butante et un dĂ©butant Mlle Guintini, prix du Conservatoire , M. Pierre Bertin, qui n'a jamais passĂ© par cette Ă©cole. L'Ă©preuve a Ă©tĂ© plus favorable Ă celui des deux qui Ă©tait censĂ© ne rien savoir. M. Pierre Bertin n'a peut-ĂȘtre jamais suivi un cours de diction ni appris Ă dire les vers ; pour- tant il les dit fort bien et son articulation est par- faite. Il a jouĂ© le rĂŽle du Menteur, sans avoir l'air de soupçonner que c'est l'un des plus lourds et des plus dĂ©plaisants du rĂ©pertoire, et il l'a sauvĂ© juste- ment Ă force de naĂŻvetĂ©. Il a Ă©tĂ© un Menteur char- mant, cela n'est pas ordinaire. Sa timiditĂ© mĂȘme ne l'a pas desservi, encore que sa voix, altĂ©rĂ©e par l'effroi, atteignĂźt des notes d'une hauteur singuliĂšre ; mais ce registre Ă©levĂ© n'allait point mal avec son air d'extrĂȘme jeunesse. M. Bertin serait- il le jeune premier dont les auteurs dramatiques atten- dent la venue pour renouer avec les traditions siques et ne plus rĂ©server le privilĂšge do l'amour aux majeurs de quarante ans ? LE THĂĂTRE 1912-1913 17 28 Septembre PORTE-SAINT-MARTIN. â Reprise de la Robe Rouge, piĂšce en quatre actes de M. Brieux. Je n'espĂšre pas trouver de grandes nouveautĂ©s Ă dire sur la Robe rouge, maintes fois reprise, et qui a subi toutes les Ă©preuves de la critique. La piĂšce de M. Brieux mĂ©rite sa fortune. C'est une des Ćuvres les mieux construites, les plus solides du théùtre contemporain, et par Ă©clairs un chef-d'Ćuvre, un des exemplaires de l'art dramatique â et un des meil- leurs exemples que puissent allĂ©guer les dĂ©tracteurs du théùtre, qui veulent que cet art soit infĂ©rieur, ou du moins Ă©lĂ©mentaire. Je viens de re4ire la Robe rouge, et ensuite de la voir jouer. J'avoue qu'Ă la lecture, les procĂ©dĂ©s qu'emploie M. Brieux pour crayonner ses personnages m'ont semblĂ© quasi-pri- mitifs, les figures rĂ©duites Ă un schĂ©ma, les caractĂš- res simplifiĂ©s, parfois outrĂ©s jusqu'Ă la caricature ; enfin tous ces gens se livrent et se trahissent dans le dialogue avec une naĂŻvetĂ© excessive et. peu vrai- semblable qui sent l'artifice. Mais Ă la scĂšne, aucun de ces dĂ©fauts n'apparaĂźt plus ; les figures les plus sommairement tracĂ©es s'animent, les personnages vivent, les rĂ©pliques sont justes et naturelles. Puis donc que les piĂšces sont faites pour ĂȘtre jouĂ©es, il faut que les dĂ©fauts qui, Ă la lecture, nous choquent, ne soient point des dĂ©fauts ; ce sont peut-ĂȘtre des nĂ©cessitĂ©s du théùtre ; et voilĂ , j'imagine, pourquoi, 18 LE THEATRE 1912-1913 il y aura toujours des dĂ©licats qu'il faut plaindre, qui ne feront point assez de cas de l'art dramatique. Je ne reprocherai pas, pour ma part, Ă M. Brieux, d'Ă©crire sans grĂące et avec une correction douteuse. Il me rĂ©pliquerait trop justement qu'il n'est pas res- ponsable des provincialismes de ses hĂ©ros, et qu'au surplus, il ne se pique pas de sacrifier aux GrĂąces il a d'autres soins, plus utiles. M. Brieux sait ce qu'il veut faire, et il le fait. C'est en ces termes prĂ©- cisĂ©ment que ThĂ©ophile Gautier ou Baudelaire, je ne sais plus lequel des deux, dĂ©finissait le vĂ©ritable artiste, et l'on voit entre parenthĂšses qu'il manque donc quelque chose Ă la dĂ©finition. Je le dis sans la moindre malice Ă l'adresse de M. Brieux, qui, encore une fois, cherche sa gloire ailleurs, et est bien libre de la chercher oĂč il lui plaĂźt. Il a prĂ©tendu, dans la Robe rouge, signaler la dĂ©formation professionnelle » des magistrats de province, leur condition mĂ©diocre, leur appĂ©tit d'a- vancement, leurs complaisances indispensables pour les reprĂ©sentants du pouvoir, pour le dĂ©putĂ© du lieu et pour ses agents Ă©lectoraux ; l'idĂ©e de la justice faussĂ©e, mĂȘme chez les plus intĂšgres, l'instinct de l'humanitĂ© Ă©touffĂ© chez les meilleurs, au point qu'ils ne sentent plus la monstruositĂ© de leurs propos quand ils se plaignent de l'indulgence du jury, qui discrĂ©dite le tribunal, ou quand ils parlent d'une session sans condamnation capitale comme les Nor- mands d'une annĂ©e oĂč il n'y a point de pommes. On n'aperçoit guĂšre de remĂšde Ă ces maux ; il n'y LE THEATRE 1912-1913 19 a point lĂ de lois Ă rĂ©former, c'est les Ăąmes qu'il s'agirait de redresser, et M. Brieux n'a guĂšre Ă prĂȘ- cher il est rĂ©duit Ă nous prĂ©senter un tableau de mĆurs. Je ne sais si M. Brieux apĂŽtre a souffert de ce resserrement de son sujet ; mais M. Brieux au- teur dramatique n'y a rien perdu aucune de ses piĂšces n'est moins dogmatique, plus rĂ©elle, et n'Ă©- chappe mieux au dĂ©faut de la confĂ©rence ; il n'a pu faire de moralitĂ©, cette fois, que de la façon que Maupassant faisait de la psychologie, en nous mon- trant les gestes de ses personnages. Les divers membres du parquet de Maußéon tra- vaillent de leur mĂ©tier sous nos yeux. Un crime a Ă©tĂ© commis dans le ressort, Ă Irissary. M. Brieux combine ingĂ©nieusement l'histoire de ce crime, les pĂ©ripĂ©ties de l'instruction avec les petites intrigues de ses magistrats. Ces intrigues sont pour lui l'es- sentiel du drame, et comme, en vrai homme de théùtre, il ne surcharge point, ne dit rien qui ne serve Ă la piĂšce, il nous apprend peu de chose du crime lui-mĂȘme. Il trouve cependant moyen de nous intĂ©resser au prĂ©venu, Etchepare, mais c'est unique- ment par des traits de caractĂšre, et cela me paraĂźt supĂ©rieur. Nous ne saurons mĂȘme pas, au dernier baisser de rideau, si Etchepare, sur qui pĂšsent de lourdes charges, est coupable, ou s'il est victime de coĂŻncidences et d'apparences. Nous demeurerons Ă cet Ă©gard, dans le mĂȘme Ă©tat d'esprit que le minis- tĂšre public, le procureur Vagret, et il y a lĂ encore de la maĂźtrise, une bien adroite façon de nous rendre 20 LE THĂĂTRE 1912-1913 ce Vagret sympathique, en nous obligeant de penser et de sentir comme lui. Mais je ne veux rappeler que trĂšs briĂšvement la fable, qui est trop connue. Vagret est l'un des magistrats de MaulĂ©on qu'a le plus touchĂ©s cette dĂ©formation professionnelle qu'Ă©- tudie M. Brieux. C'est aussi l'un des plus excusa- bles il est trĂšs pauvre, il a une fille, il a une femme modestement ambitieuse, qui voudrait bien le voir conseiller, et qui a dĂ©jĂ fait l'emplette de la robe rouge. Pour assurer la nomination de Vagret, une condamnation capitale ferait bien au tableau. Vagret demande aux jurĂ©s la tĂȘte d'Etchepare, et la de- mande de bonne foi j'ai dit que les charges sont accablantes. Les preuves, cependant, manquent. Le doute se glisse dans l'esprit de Vagret au moment mĂȘme qu'il prononce son rĂ©quisitoire, et comme il a encore une conscience malgrĂ© la dĂ©formation, loyalement il fait part de ses doutas au jury, qui prononce l'acquittement. La carriĂšre de Vagret est brisĂ©e, c'est Mouzon, le juge d'instruction, qui sera nommĂ© conseiller Ă sa place. Mais le juge Mouzon, beaucoup plus dĂ©formĂ© que Vagret, ne profitera pas de son triomphe. Au cours d'un^ scĂšne vraiment puissante et belle, nous avons vu cet homme lĂ©g^r. point, mĂ©chant, mettre positivement le prĂ©venu Ă la question, et employer les plus vilains procĂ©dĂ©s pour tirer de la femme Etchepare des arguments confie le mari. Yanetta Etchepare a Ă©tĂ© jadis condamnĂ©e pour recel. Etehepare l'ignore, Mouzon l'apprend par une note de police. Avec une indiscrĂ©tion dont LE THĂĂTRE 1912-1913 21 les exemples ne sont malheureusement point rares, Mouzon, pendant les dĂ©bats, rĂ©vĂšle Ă Etchepare le passĂ© de sa femme. Etchepare, une fois acquittĂ©, la chasse, et Yanetta se venge en tuant le mauvais juge d'un coup de couteau. On a reprochĂ© naguĂšre Ă M. Brieux cet Ă©pisode, qui ne tient pas, disait-on, au sujet mĂŽme, et qui dĂ©- truit l'unitĂ© d'action. Je ne souscris nullement Ă une telle critique. Il est clair que ce dĂ©nouement ne rĂ©- sulte pas fatalement des prĂ©misses de la piĂšce, mais il est rattachĂ© Ă l'action avec habiletĂ©, il est d'une irrĂ©prochable vraisemblance, et je ne dĂ©teste pas jus- tement ce qu'il a d'imprĂ©vu et de brusque. Les diverses interprĂ©tations de La Robe rouge ont toujours Ă©tĂ© fort brillantes. M. Huguenet, qui a con- servĂ© son rĂŽle de Mouzon, n'y a jamais fait preuve d'un plus merveilleux naturel, de plus d'aisance ni d'autoritĂ©. Mme Daynes-Grassot la mĂšre d'Etche- pare n'est pas moins admirable Ă la Porte-Saint- Martin qu'au Vaudeville. Mme Marie Samary est une digne et excellente Mme Vagret. M. Jean Coquelin Vagret a bien du talent, mais le visage trop plein et trop fleuri, il dĂ©place trop d'air et, comme on dit au rĂ©giment, il fait trop de volume pour faire pitiĂ© Ton peut bien concevoir, Ă la rigueur, que les re- mords le tourmentent, mais on ne voit pas qu'ils le dĂ©vorent. M. Jean Kemm a composĂ© avec la plus curieuse intelligence son personnage d'Etchepare, et Mlle Vera Sergine, qui avait Ă lutter contre l'illustre souvenir de M mi RĂ©jane, a pris le meilleur parti 22 LE THEATRE 1912-1913 elle n'imite personne, elle est elle-mĂȘme, c'est-Ă - dire une trĂšs grande artiste. 4 Octobre THĂĂTRE DE LA RENAISSANCE. â Reprise de Pata- chon, comĂ©die en quatre actes de MM. Maurice Henne- quin et FĂ©lix Duquesnel. Soucieux de maintenir le joli théùtre de la Renais- sance au rang oĂč l'avait Ă©levĂ© M. Guitry, M. Tar- ride a repris Patachon. On n'aperçoit pas toujours les motifs qui peuvent dĂ©terminer un directeur de théùtre Ă jouer les piĂšces de M. Duquesnel une pre- miĂšre fois ; il semble, en revanche, toujours naturel de les reprendre. C'est qu'elles ne paraissent pas ordinairement toutes neuves, Ă la crĂ©ation ; Ă la re- prise, elles n'ont pas l'air d'avoir sensiblement vieilli. D'ailleurs, ces considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur l'Ćuvre de M. FĂ©lix Duquesnel s'appliqueraient moins peut- ĂȘtre Ă Patachon qu'aux autres piĂšces du mĂȘme au- teur. Celle-ci est vraiment agrĂ©able et amusante. M. Maurice Hennequin y a collaborĂ©. Je rappellerai l'argument en peu de mots. M. Du- quesnel trouve, paraĂźt-il, singuliĂšrement intĂ©ressante â il n'a point tort â la situation d'une fille dont les parents vivent chacun de son cĂŽtĂ©, et qui est tiraillĂ©e entre les deux. Il l'Ă©crivait hier encore Ă l'un de nos confrĂšres. Il trouve mĂȘme cette situation si intĂ©res- LE THĂĂTRE 1912-1913 23 santĂ© qu il n'a pas hĂ©sitĂ© Ă tirer du sac deux moutu- res comme il dirait lui-mĂȘme en son langage de critique. N'y avait-il pas quelque chose comme cela dans cette autre piĂšce, moins bien venue que Pata- chon, Sa Fille, qu'il donnait au Vaudeville l'an der- nier, avec la collaboration de M. Barde, je crois ? Mais revenons Ă Patachon. Le comte Max de Tilloy, pĂšre de Lucienne, ne con- naĂźt que l'amour terrestre, et le pratique, non sans excĂšs. La comtesse ne veut entendre parler que de l'amour divin. Le comte vit Ă Paris, comme tous les viveurs, et l'on devine, sans qu'il soit besoin de plus amples commentaires, par quels mĂ©rites il a obtenu le sobriquet de Patachon. La comtesse vit en pro- vince comme toutes les dĂ©votes. Elle habite Blois. Elle y est entourĂ©e de gens de sacristie, et gouvernĂ©e par un Tartufe du rĂ©pertoire, M. Leputois-MĂ©rinville. Ce Leputois s'est mis en tĂȘte de marier Lucienne Ă un sien neveu, Evariste. Mais Lucienne aime ailleurs, bien entendu. Elle aime le marquis Robert de Re- vray, et elle a horreur des cagots. Elle porte toute l'affection qu'elle doit Ă sa mĂšre, prĂšs de qui elle passe huit mois par an ; mais elle s'amuse davantage Ă Paris auprĂšs de son pĂšre, quoiqu'elle ne lui puisse consacrer que quatre mois. Elle veut rĂ©concilier ses parents, et fait vĆu de ne pas se marier elle-mĂȘme avant de les avoir remis ensemble. Elle le dĂ©clare tout net Ă Robert de Revray, qui le dit au comte, qui prend le parti de mystifier la comtesse pour assurer le bonheur de Lucienne. Il quitte Paris, il tombe Ă 24 LB THĂĂTRE 1912-1913 Blois, feint de renoncer Ă Satan et Ă 9es pompes, et soutient ce rĂŽle jusqu'au jour du mariage. Mais Le- putois-MĂ©rinville surprend, un peu tard, des lettres du comte Ă sa maltresse, la baronne de VerdiĂšre, oĂč Patachon raconte en se moquant ce qu'il a ma- chinĂ©. Leputois-MĂ©rinville livre les lettres Ă la com- tesse ; celle-ci, outrĂ©e, veut faire annuler le mariage, et empĂȘcher, en attendant, que les mariĂ©s ne le con- somment. Patachon engage Robert Ă entrer tout bon- nement chez Lucienne par la fenĂȘtre, et Ă faire son levoir. Robert, qui n'est pas hardi comme un page, hĂ©site un peu ; mais Lucienne se fait si peu prier qu'il suit enfin le conseil du beau-pĂšre. Le mal Ă©tant fait, la comtesse ne peut plus poursuivre l'annulation en cour de Rome ; elle se rĂ©signe et. pendant qu'elle est en train, se rĂ©concilie, tout de bon cette fois, avec le comte. Patachon sent qu'il devient vieux, et qu'il faut songer Ă faire la retraite, comme dit, non plus M. Duquesnel, mais Racan. Cette fable est un peu innocente elle n'est ni dĂ©- plaisante ni invraisemblable. La piĂšce est bien me- nĂ©e, rondement, Ă©crite d'un style alerte, Ă©gayĂ©e d'assez bonnes plaisanteries, dont les meilleures sont Ă l'adresse de ces dames et de ces messieurs, dĂ©votes et cafards du BlĂ©sois. On avait naguĂšres Ă©tĂ© un peu surpris de rencontrer ces drĂŽleries sous la plume de M. Duquesnel, qui Ă©crit, comme chacun sait, dans un journal bien pensant ; mais c'est peut-ĂȘtre juste- ment pour ce motif qu'il est rĂ©duit Ă faire de l'anti- clĂ©ricalisme un article d'exportation ? A moins qu'il LE THĂĂTRE 1912-1913 25 ne faille imputer cet esprit voltairien Ă M. Maurice Hennequin, qui a beaucoup d'esprit. L'interprĂ©tation de Patachon est satisfaisante. Le rĂŽle du comte avait Ă©tĂ© créé par M. Noblet ; mais les auteurs se sont heureusement rappelĂ©, au moment de la reprise, qu'ils l'avaient Ă©crit pour M. Tarride, et ils se sont avisĂ©s que M. Tarride en avait davantage la carrure et les Ă©paules, comme on parle en argot de théùtre. Je n'aurais pas cru que de telles Ă©paules fussent nĂ©cessaires pour supporter le rĂŽle de Pata- chon. Mais, grĂące Ă sa carrure, ou simplement peut- ĂȘtre Ă son talent et Ă son naturel, M. Tarride le joue fort bien. M. Bullier est amusant en Leputois-MĂ©rin- ville, et M. Victor Boucher a fait du neveu Evariste une si curieuse, une si admirable composition qu'on rĂȘve de le voir interprĂ©ter, Ă la ComĂ©die-Française, certain personnage d'Emile Augier qui ressemble Ă Evariste comme un frĂšre. M. Deschamps est, dĂšs Ă prĂ©sent, l'un de nos meilleurs jeunes premiers ; il a de la naĂŻvetĂ© et de la tendresse. MM. Cousin et Mau~ loy sont bien plaisants. M lle CĂ©cile Guyon a jouĂ© avec une grĂące dĂ©licieuse le rĂŽle de Lucienne ; et il a paru monstrueux qu'avec tant de jeunesse et de vivacitĂ©, M m * Marguerite Ca- ron fĂ»t dĂ©jĂ tombĂ©e dans la dĂ©votion. 26 LE THĂĂTRE 1912-1913 5 Octobre THĂĂTRE DU VAUDEVILLE. â La Prise de Berg-op- Zoom, comĂ©die en quatre actes de M. Sacha Guitry. Je serais bien embarrassĂ© si j'avais le goĂ»t des catĂ©gories et s'il fallait dĂ©finir la Prise de Berg-op- Zoom. Il paraĂźt difficile de nier que ce soit un vau- deville, et mĂȘme qui s'Ă©gare parfois dans la farce d'atelier. Mais M. Sacha Guitry a une façon Ă lui de pratiquer le vaudeville, qui n'est ni la rigueur gĂ©omĂ©trique de M. Georges Feydeau, ni la noncha- lance de M. Tristan Bernard. On devine que, s'il voulait, il aurait autant de dextĂ©ritĂ© que M. Feydeau, et qu'il doit le faire exprĂšs quand il a l'air d'ĂȘtre moins adroit. A coup sĂ»r, il n'a pas la foi. Il ne prend pas au sĂ©rieux les combinaisons du genre. Mais il aime les situations baroques ou cocasses que ces combinaisons lui fournissent, parce qu'elles ou- vrent le champ Ă sa fantaisie, et aussi par gageure, parce que son talent singulier est de donner aux inventions les plus arbitraires un air de vĂ©ritĂ© hu- maine. Je prĂ©fĂšre peut-ĂȘtre, pour mon compte, une fantaisie dont le dĂ©part serait plus spontanĂ©, moins laborieux ; mais celle de M. Sacha Guitry, si elle vient de plus loin que la fantaisie des poĂštes, ne laisse pas de la rattraper quelquefois, aprĂšs cette Ă©lapo supplĂ©mentaire, et de s'Ă©lever aussi haut, jus- qu'Ă des effusions d'un lyrisme qui surprendrait ses auditeurs, s'il n'avait un art consommĂ© pour leur faire insensiblement franchir les espaces. LE THĂĂTRE 1912-1913 27 Le dialogue de M. Sacha Guitry est aussi d'une qualitĂ© bien curieuse. Il est plein de traits d'esprit, dont quelques-uns sont de la meilleure qualitĂ©, quel- ques autres d'une qualitĂ© plus mĂ©diocre, mais qui tous appartiennent Ă M. Sacha Guitry, et nullement Ă ses personnages. Ses mots, trĂšs nombreux, soin trĂšs rarement ce qu'on appelle plaquĂ©s ce sont tou- jours des mots de situation, et d'un imprĂ©vu, d'une gaminerie charmante ce ne sont jamais ou presque jamais des mots de caractĂšre. Il s'ensuit que ce dia- logue, qui est d'excellent théùtre, devrait, en revan- che, paraĂźtre artificiel ; mais je ne saurais dire com- ment s'arrange M. Guitry, et je pense bien qu'il n'en sait rien lui-mĂȘme le dialogue est de convention, et le ton du dialogue est si parfaitement naturel, si juste, qu'il n'en demeure que cette derniĂšre impres- sion, le ton, ici comme ailleurs, faisant la chanson. Je ne me charge point d'expliquer ces contradic- tions apparentes, ni par oĂč les piĂšces de M. Sacha Guitry sĂ©duisent elles sĂ©duisent, c'est la grande affaire. M. NoziĂšre Ă©crivait, l'an dernier, que ce jeune homme est aimĂ© des dieux. M. NoziĂšre est bien hardi d'affirmer ces choses-lĂ , qui sont un se- cret impĂ©nĂ©trable pour les mortels ; mais chacun peut juger que M. Sacha Guitry est aimĂ© infiniment du public des rĂ©pĂ©titions gĂ©nĂ©rales, et. pour un au- teur dramatique, cela vaut beaucoup mieux. M. Sacha Guitry avait pris soin de ne commetre aucune indiscrĂ©tion avant la premiĂšre, et avait mĂȘme enveloppĂ© sa piĂšce d'un certain mystĂšre. Il n'Ă©tait 28 LE THĂĂTRE 1912-1913 pas jusqu'Ă ce titre la Prise de Berg-op-Zoom, qui n'intriguĂąt les foules. A vrai dire, il ne les intriguait pas beaucoup. Des personnes, mĂȘme d'esprit moyen, avaient devinĂ© qu'il s'agissait d'une opĂ©ration amou- reuse figurĂ©e en termes militaires par maniĂšre d'al- lĂ©gorie, de quelque femme malaisĂ©e Ă prendre, et qu'il faut emporter d'assaut, comme Berg-op-Zoom. Je dois, d'ailleurs, m'empresser de dire Ă ces per- sonnes avisĂ©es que ce n'est pas cela du tout. DĂšs le lever du rideau, nous sentons, autre mystĂšre, que M. Sacha Guitry sait bien oĂč il nous mĂšne, mais qu'il entend que nous n'en soupçonnions rien nous-mĂȘmes avant d'ĂȘtre arrivĂ©s. Or, nous ne serons arrivĂ©s qu'au troisiĂšme acte, et M. Guitry s'entend Ă merveille Ă nous faire languir jusque-lĂ ; mais cela rend peut- ĂȘtre les deux premiers actes, en effet, un peu lan- guissants, malgrĂ© la drĂŽlerie des scĂšnes, la bizar- rerie du milieu et le comique falot des personnages. Nous sommes chez les Vannaire. LĂ©o Vannaire est un bon garçon, pas un aigle, et il a la manie de dĂ©couper des silhouettes de bois. Il dĂ©coupe jusqu'Ă la planche Ă repasser. Il fait des copeaux dans le salon, oĂč il a Ă©tabli son Ă©talier, et sa femme, Pau- lette, aussi ordonnĂ©e que vertueuse, a horreur de toute cette menuiserie. Elle n'a pas non plus grand amour pour son mari, mais elle est de ces femmes pour qui la faute est inconcevable. Vannaire a une sĆur qu'il a mariĂ©e richement dans l'intention bien arrĂȘtĂ©e d'emprunter de l'argent Ă son beau-frĂšre. Enfin, il y a deux autres personnages, un ami de LE THEATRE 1912-1913 29 Vannaire, Rocher, et la maĂźtresse de Rocher, Lu- cienne ou Lulu, modĂšle Ă l'occasion. Lulu plaĂźt fort Ă LĂ©o Vannaire, qui se met Ă dĂ©couper sa silhouette, en attendant mieux. Pendant qu'il travaille, un do- mestique affolĂ© vient l'avertir que deux Ă©tranges personnages font une enquĂȘte sur le mĂ©nage Van- naire chez tous les fournisseurs du quartier. Cela sent la police. Vidal le beau-frĂšre demande Ă LĂ©o s'il n'aurait point, par hasard, fait quelque sottise qui expliquerait cette surveillance. LĂ©o se trouble et avoue qu'il a dĂ©tournĂ©, la semaine derniĂšre, une personne d'un Ăąge trop tendre. M me Vannaire, qui est sortie pour un essayage, revient. Les domes- tiques la mettent au courant, et son benĂȘt de mari ne peut se tenir de lui avouer la cause prĂ©sumĂ©e de l'enquĂȘte. Elle craint le scandale, tĂ©lĂ©phone au com- missaire de police de son quartier, et lui demande un rendez-vous, que le commissaire lui accorde pour le lendemain, quatre heures, non pas au commis- sariat, mais chez lui. Paulette a contĂ©, entre temps, aux Vidal, qu'un inconnu la suit depuis plusieurs jours obstinĂ©ment. Et voilĂ un mystĂšre de plus, peut- ĂȘtre moins impĂ©nĂ©trable que l'auteur n'imagine, car il m'a bien paru qu'hier soir on devinait, dĂšs ce pre- mier acte, que l'enquĂȘte Ă©tait menĂ©e par le suiveur, que la police n'avait aucun soupçon du dĂ©tournement de mineure, et que Paulette allait, mal Ă propos, le rĂ©vĂ©ler au commissaire. Il faut, de la part du public, s'attendre Ă tout, mĂȘme Ă des Ă©clairs. D'ailleurs, ce qu'on ne devinait point rt qui est le principal, c'est 30 LE THEATRE 1912-1913 que suiveur et commissaire ne font qu'une seule et mĂȘme personne. Nous avions dĂ©jĂ vu, dans une piĂšce de M. Capus, les effets plaisants que peut tirer un vaudevilliste de ce personnage double du commis- saire de police, qui a une Ă©charpe et un cĆur. Je me hĂąte d'ajouter que M. Sacha Guitry n'a rien em- pruntĂ© Ă M. Capus. En outre, ce qui le soucie le moins, c'est le cĂŽtĂ© vaudevillesque de cette situation. Il n'en jouera que tout Ă la fin de la piĂšce, pour amener son dĂ©nouement. Pendant tout le second acte, nous ne soupçonnons pas encore l'identitĂ© du com- missaire et du suiveur, Charles HĂ©riot. Charles HĂ©- riot rencontre, dans un corridor du théùtre, Paulette, qui, outrĂ©e de cette poursuite, le prie de la laisser en paix. Il lui dĂ©clare, avec une tranquille assurance, qu'il l'aime, qu'elle l'aimera, qu'ils sont faits l'un pour l'autre, et qu'elle viendra chez lui le lendemain Ă quatre heures. Elle y vient, en effet, puisqu'elle a demandĂ© un rendez-vous au commissaire de police, et, Ă la vue de Charles HĂ©riot, elle Ă©prouve une sur- prise que nous partageons, puisque nous apprenons en mĂȘme temps qu'elle-mĂȘme que le commissaire est HĂ©riot et qu'HĂ©riot est le commissaire. Leur scĂšne est Ă peu prĂšs tout le troisiĂšme acte, qui nous pave avec usure de ces prĂ©parations un peu lentes. Ils se disent les plus jolies choses, et toujours aussi imprĂ©- vues que tendres. Paulette est sĂ©duite avec une rapi- ditĂ© incroyable, mais on sait que, selon Octave Feuil- let, les honnĂȘtes femmes sonf celles qui tombent le plus vite. D'ailleurs, elle ne tombe point. Il est dĂ©- LE THĂĂTRE 1912-1913 31 cidĂ© qu'elle divorcera, qu'elle Ă©pousera Hcriot, et que, s'ils n'attendent pas tout un an pour s'aimer, ils diffĂ©reront au moins jusqu'au 24 du mois courant l'almanach Ă effeuiller qui est pendu derriĂšre le bu- reau du commissaire nous apprend que c'est aujour- d'hui le 15. Ils choisissent le 24, parce que c'est, toujours d'aprĂšs le mĂȘme almanach, l'anniversaire de la prise de Berg-op-Zoom et voici enfin l'expli- cation du titre. Paulette ne peut s'empĂȘcher de trouver le dĂ©lai un peu long, et, tandis que sa tĂȘte repose sur l'Ă©paule du commissaire, elle arrache, une Ă une, furtivement, les feuilles de l'Ă©phĂ©mĂ©ride. Certaine grande dame du dix-huitiĂšme siĂšcle, et Jean-Jacques Rousseau, qui la cite, auraient beau- coup aimĂ© ce calendrier que l'on n'effeuille que d'une main. Bien que la date rĂ©elle soit le 15, ce sera donc de- main le 24, et Paulette promet de revenir pour signer la capitulation de Berg-op-Zoom. Elle est cependant trop honnĂȘte, ou trop bourgeoise, pour tenir sa pro- messe ; elle attendra le divorce et le mariage elle prie HĂ©riot, par tĂ©lĂ©phone, de venir lui rendre visite chez elle le mari l'entend tĂ©lĂ©phoner et mande lui- mĂȘme par tĂ©lĂ©phone le commissaire de police pour constater le flagrant dĂ©lit ; on devine la scĂšne, le commissaire allĂ©guant l'impossibilitĂ© oĂč il est de jouer a la fois le rĂŽle de commissaire et d'amant et de dresser procĂšs-verbal contre lui-mĂȘme ; finale- ment. cVsf le mari qui consent Ă se laisser prendre en conversation criminelle avec Lulu, qui se trouve 32 LE THEATRE 1912-1913 lĂ Ă point nommĂ© ; on le tient, d'autre part, grĂące Ă son aventure de la semaine derniĂšre avec la mineure. La Prise de Berg-op-Zoom est jouĂ©e Ă merveille. On dit souvent que les interprĂštes sont des collabo- rateurs. M. Sacha Guitry auteur serait bien injuste s'il faisait difficultĂ© de reconnaĂźtre tout ce qu'il doit Ă la collaboration de M. Sacha Guitry acteur. Il est impossible d'imaginer une plus parfaite intelligence de la piĂšce, du texte et du personnage. Mais le con- traire serait surprenant. Ajoutez que M. Guitry pos- sĂšde parfaitement le mĂ©tier, qu'il l'ait appris ou non, qu'il a tous les dons et que, parfois, il rappelle le grand Guitry de façon saisissante je sais que je ne pourrais lui faire de compliment plus sensible. Mâą Charlotte LysĂšs joue le rĂŽle de Paulette avec une justesse, une finesse et une distinction qui sont aussi peu que possible de thĂ©Atre. Elle est touchante par une sorte de froideur, par la rĂ©serve, par l'Ă©motion contenue. Elle a une physionomie nette et franche qui est prĂ©cisĂ©ment celle du personnage, elle a l'in- telligence et In crrfice. M. DieudonnĂ© et les excellents artistes du Vaude- ville. MM. Joffrr>. Baron fils. Georees Ela- teau, M mM Jane Sabrier, Ellen-AndrĂ©e, Marthe De- bienne, ont mĂ©ritĂ© des applaudissements trĂšs chaleu- reux. La Prise de Berrj-np-Zoom a Ă©tĂ© fort bien mise en scĂšne par M. Quinson. LE THĂĂTRE 1912-1913 33 10 Octobre COMĂDIE-ROYALE. â Le Mari honoraire, comĂ©die en un acte, de M. Pierre Montrel ; le Baiser dĂ©fendu, opĂ©- rette en un acte, de M. GĂ©o Sam, musique de M. Ed. MathĂ©; SĂ©ance de Nuit, comĂ©die en un acte, de M. Geor- ges Feydeau ; Tante AglaĂŻs, piĂšce en deux actes, de M. Louis BĂ©niĂšre. THĂĂTRE MICHEL. â Chonchette, opĂ©rette en un acte, de MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet, musique de Claude Terrasse ; la Bonne Maison, comĂ©die en trois actes, de MM. Gandrey et Henri Clerc ; Son Inno- cence, piĂšce en un acte, de MM. Paul François et G. GuillerĂ© ; la Cloison, comĂ©die en un acte, de M. Claude Gevel. La rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale de la ComĂ©die-Royale, qui a commencĂ© hier vers neuf heures, s'est terminĂ©e vers six heures et demie ce soir, aprĂšs un entr'acte, il est vrai, de dix-sept heures environ, dĂ» Ă une panne d'Ă©lectricitĂ©. Le lever de rideau, bien que le courant ne fut pas alorslnterrompu, n'a pas Ă©tĂ© vu de beau- coup plus de spectateurs que la piĂšce de M. BĂ©niĂšre, qu'on n'a pas jouĂ©e. Je n'oserais affirmer que Le Mari honoraire, de M. Pierre Montrel, soit un rĂ©gal de dĂ©licats il n'est du moins destinĂ©, comme tous les levers de rideau, qu'Ă ces happy few, Ă qui Stendhal rĂ©servait sa Chartreuse de Parme. AprĂšs le Mari ho- noraire, nous avons eu une opĂ©rette de M. GĂ©o Sam, musique de M. Ed. MathĂ©, le Baiser dĂ©fendu, et me voilĂ encore obligĂ© de parler de ce qui ne me regarde pas. La musique de M. MathĂ© m'a paru facile et 34 LE THĂĂTRE 1912-1913 agrĂ©able ; elle ne choque aucune de nos habitudes ; c'est mĂȘme au point qu'il semble parfois qu'on l'ait dĂ©jĂ entendue. Le livret de M. GĂ©o Sam est une fan- taisie. Nous voyons d'abord, dans un jardin, deux dames habillĂ©es en persanes, comme elles l'Ă©taient toutes cet Ă©tĂ© sur les plages, oĂč, par Ă©conomie, elles usaient leurs costumes des fĂȘtes orientales du prin- temps. Mais ces deux personnes tiennent des dis- cours tels qu'un instant nous nous sommes crus Ă Lesbos. L'arrivĂ©e d'un personnage en veston et d'un autre en redingote nous montre qu'il n'en est rien et que l'action est contemporaine. Ces deux person- nages viennent Ă la lettre de tomber du ciel, car ils Ă©taient en ballon. Celui qui porte une redingote, et qui a de plus un gong pendu Ă la ceinture, est un nommĂ© Morton, qui se vante de n'avoir connu l'a- mour qu'une seule fois, le jour qu'il a engendrĂ© son fils MikaĂ«l, lequel est justement le personnage en veston. Moins heureux que son pĂšre, MikaĂ«l ne con^ naĂźt pas l'amour du tout ; il est fiancĂ© Ă une demoi- selle Phulosas, riche de vingt millions, et M. Phu- losas pĂšre entend que son futur gendre demeure in- tact jusqu'au mariaere. MikaĂ«l voudrait bien se dĂ©- niaiser et. comme on dit vulgairement, il ne pense qu'Ă ch. ChĂ©rubin aussi ne pensait qu'à ça, mais au- trement, et il on parlait mieux, quoique sans musi- que, sauf une pauvre romance sur l'air de Rffal- brouck. Vous devine/ que les deux dames, malgrĂ© leurs propos inquiĂ©tants du dĂ©but, se prĂ©cipitant sur MikaĂ«l. qui fait moitiĂ© du chemin. M. Mor- LC THĂĂTRE 1812-1913 35 ton, qui craint ces sortes d'accidents, a pris la prĂ©- caution de mettre aux cĂŽtes de son fils un satyre. Ce satyre, ingĂ©nieusement nommĂ© Coquino, a pour fonction d'Ă©carter de MikaĂ©l le danger fĂ©minin, en satisfaisant lui-mĂȘme par avance, et avec la prodi- galitĂ© coutumiĂšre aux satyres, les dĂ©sirs que son jeune maĂźtre pourrait inspirer Ă des personnes entre- prenantes. Malheureusement, ce Coquino, un jour qu'il renouvelait dans un harem l'un des travaux d'Hercule, a Ă©tĂ© surpris par le pacha et a subi ce que j'appellerai par Ă peu prĂšs une diminutio capitis. "est un faux satyre, c'est moins encore. Bref le fils Morton couche, rĂ©vĂ©rence parler, avec Gilda ; le pĂšre Morton couche avec Philo, et le satyre Coquino ne couche avec personne. Tout s'arrange, car MikaĂ«l Ă©pousera Gilda, qui a cinq cent mille livres de rente, ce qui faisait Ă peine dix millions autrefois, mais en fait bien prĂšs de vingt aujourd'hui. M. Morton pĂšre Ă©pousera Philo, et Coquino, qui est incurable, conti- nuera de n'Ă©pouser personne. Cette opĂ©rette est bien gaie. Nous nous serions crus au collĂšge d'autant que c'est lĂ -dessus qu'on nous a renvoyĂ©s nous coucher, de bonne heure ; nous avons eu tout le loisir de rĂȘver Ă M lleB Lina Do- rey et Routchine. qui sont charmantes. Envions MM. FerrĂ©al MikaĂ«l et CornĂ©ly Morton ; plaignons de tout notre cĆur M. Rivera Coquino. Aujourd'hui, nous avons eu enfin la piĂšce de M. BĂ©niĂšre, Tante AglaĂŻs, et nous avons pu voir en pleine clartĂ© Mme RĂ©jane, de qui le fantĂŽme seul 36 LE THĂĂTRE 1912-1913 nous Ă©tait apparu hier Ă la pĂąle lueur des bougies. Les reines sont partout chez elles et il nous importe peu d'admirer M me RĂ©jane ici ou ailleurs, dans un grand cadre ou dans un petit, sur un théùtre d'ordre ou Ă cĂŽtĂ© elle n'est jamais moins admirable. Ce qu'elle peut ajouter Ă un rĂŽle est prodigieux, presque scandaleux, et devrait faire honte aux au- teurs. Ne jouerait-elle pas Ă merveille ces piĂšces d'avant Goldoni, dont les interprĂštes improvisaient le texte ? J'avoue cependant qu'elle m'intĂ©resse davan- tage quand l'auteur de la comĂ©die ne lui laisse pas toute la besogne et collabore un peu avec elle. Je crains que ce ne soit point cette fois et que M. BĂ©- niĂšre ne se soit trompĂ©. Il y avait peut-ĂȘtre un drame Ă tirer de l'affaire Humbert deux petits actes n'y suffisent point. Celle qu'on a appelĂ©e la Grande ThĂ©rĂšse n'Ă©tait pas si grande qu'on veut bien le dire, mais sa figure lĂ©gendaire est grandiose et sa valeur de symbole est considĂ©rable. Pour ne point rééditer l'histoire du testament, M. BĂ©niĂšre a imaginĂ© une trĂšs honnĂȘte fille qui se vante d'avoir fait fortune dans la galanterie. L'idĂ©e est plaisante, mais il en a tirĂ© un parti mĂ©diocre. Les premiĂšres dupes sont la sĆur et le beau-frĂšre d'AglaĂźs. chez qui elle est ve- nue prendre sa retraite et qui la croient bougre- ment riche ». On la dorlote, on la flatte, durant tout le premier acte, qui est assez bien venu et rappelle un peu Papillon c'est bien le droit de M. BĂ©niĂšre, un peu Tante LĂ©ontine cela regrettable. La vraie piĂšce commence au deuxiĂšme acte, quand AglaĂŻs est L1C THĂĂTRE 1912-1913 37 dupe des marchands et des prĂ©teurs, el ce pe sont plus alors que scĂšnes dĂ©cousues, de facture bien sage, mais dĂ©nuĂ©es d'intĂ©rĂȘt. Lorsqu'Ă la fin le beau- frĂšre et la sĆur ouvrent le coffre-fort, qui est vide, il y a bien un petit coup de théùtre, mais c'est seule- ment parce qu'ils y trouvent une botte de foin, au lieu d'un bouton de culotte qu'on attendait. MM. Chautard, Marcel Simon et Gaston Dubosc, M mcs Alex et Miller se sont fait applaudir aux cĂŽtĂ©s de M me RĂ©jane. Le spectacle se termine de la plus joyeuse façon par SĂ©ance de nuil, l'une de ces comĂ©dies en un acte qui sont peut-ĂȘtre les Ćuvres les plus originales, et je dirai mĂȘme les plus puissantes, de M. Georges Feydeau. Sa verve y devient d'autant plus intense qu'il lui donne moins d'espace et qu'il lui mesure le temps ; son invention est prĂ©cipitĂ©e et inĂ©puisable. Oui pourrait rĂ©sister Ă la cocasserie, Ă l'imprĂ©vu â ou tout, simplement Ă l'esprit d'un tel dialogue ? De mĂȘme que le lever de rideau de la ComĂ©die- Royale, celui du théùtre Michel a Ă©tĂ© rĂ©servĂ© Ă une Ă©lite trop restreinte. Mous avons eu la joie d'ap- plaudir ensuite Chonchelle, que l'on sait gĂ©nĂ©rale- ment par cĆur, paroles et musique, et qui a pris, en moins de dix ans, un petit air classique aussi flatteur pour M. Claude Terrasse que pour MM. Ro- bert de Fiers et Gaston de CaiĂŻlavet. M. Max Dearly 3 38 t& THĂĂTRE 1912-1913 est toujours incomparable eu Saint-Guillaume, son meilleur rĂŽle. M" e Alice Bonheur joue et chante fort joliment. La nouveautĂ© du programme est une comĂ©die en trois actes de MM. Gandrey et Henri Clerc, la Bonne maison. Elle rappelle un peu le Meilleur de nuit, avec moins de philosophie, ou avec une philosophie moins amĂšre tous Tes mĂ©nages Ă trois ne prĂȘtent pas nĂ©- cessairement Ă des rĂ©flexions profondes. Celui de LĂ©a, d'Emile Heurtemotte et de Victor est nĂ© d'un hasard. Emile Heurtemotte Ă©tait venu simplement passer la nuit chez LĂ©a, comme tout le monde, et sans aucune idĂ©e de s'y Ă©tablir, car sa devise est celle de Vivant Dcnon Point de lendemain ». Mais la goutte dispose. Un accĂšs soudain le retient au lit ; LĂ©a, qui est bonne fille, envoie chercher son propre mĂ©decin, administre les drogues Ă Emile et lui ex- plique, tout en le droguant, qu'elle a le goĂ»t de ce genre de rĂ©gularitĂ© qu'on nomme collage. Elle a aussi un amant de cĆur, Victor. Elle ne le dit pas Ă Emile, mais Victor, qui ne peut pas deviner la prĂ©- sence d'Emile, survient c'est son heure. Heurte- motte a des scrupules et veut partir. Victor n'en a point et le conjure de rester. Heurtemotte cĂšde et, comme l'accĂšs se prolonge, a tout le temps de s'at- tacher Ă Victor autant qu'Ă LĂ©a. Un de ses amis, RĂ©gnier, le vient voir, lui fait honte de sa complai- sance et veut, pour le tirer de lĂ , lui dĂ©montrer que LĂ©a est au premier venu. Il entreprend donc la jeune personne elle est avertie, elle le gifle. Heurtemotte LE THĂĂTRE 1912-1913 39 reste dans la Bonne maison. Il feint mĂȘme, une fois guĂ©ri, d'ĂȘtre encore malade pour y demeurer plus longtemps. Cette jolie piĂšce, finement Ă©crite, est finement jouĂ©e par M. Polin, qui a cependant un peu de lourdeur et qui fait un peu trop de grimaces mais il a la goutte. M. Decaye RĂ©gnier se fait trĂšs crĂą- nement gifler, et il faut admirer le naturel, la vĂ©ritĂ© parfaite de M. Lucien Rozenberg, dans le rĂŽle de Victor, qui n'Ă©tait point cependant, il me semble, tout Ă fait de son emploi. Une des originalitĂ©s du spectacle de M. Michel Mortier est qu'il se termine, comme il commence, par un lever de rideau Son innocence, de MM. Paul- François et G. GuillerĂ©. Ce petit acte, non sans mĂ©- rite et assez plaisant, a Ă©tĂ© trĂšs bien jouĂ© par M. De- caye et M lle Timmy. 12 Octobre THEATRE FEMINA. â L'EnjĂŽleuse, comĂ©die en trois actes de MM. Xavier Roux et Maurice Sergine. La piĂšce de MM. Xavier Roux et Sergine est une Ćuvre extrĂȘmement soignĂ©e, d'une distinction un peu laborieuse et trĂšs assaisonnĂ©e d'esprit. Que lui man- que-t-il pour passionner les foules ? Un rien de vul- garitĂ© peut-ĂȘtre, ou l'intĂ©rĂȘt dramatique. Il y a bien une situation, et, Ă la rigueur, cela peut suffire. Cer- taines piĂšces, notamment de M. Henry Rernstein, semblent faites pour un acte, et cet acte pour une 40 LE THĂĂTRE 1912-1913 scĂšne. Mais il faut que la situation unique soit bien forte, et bien particuliĂšrement de théùtre », pour fournir et suffire Ă toute une piĂšce. Entendons- nous je ne rĂ©pĂšte point ici, en d'autres termes, la distinction des piĂšces oĂč il y a une piĂšce et des piĂšces oĂč il n'y en a pas cette formule me paraĂźt l'une des plus vides de sens et de substance, et des plus nuisibles qu'ait inventĂ©es la critique du dernier siĂšcle ; d'autant que l'on omet de dĂ©finir cette piĂšce, qui, selon les grammairiens de l'art dramatique, doit se trouver dans toute piĂšce pour la rendre viable ; et quand son absence est trop Ă©vidente, dans un chef- d'Ćuvre, par exemple dans BĂ©rĂ©nice, on se tire d'af- faire en nous disant que le gĂ©nie crĂ©ateur consiste Ă tirer quelque chose de rien ». Cette billevesĂ©e est de M. Nisard. Mais je maintiens que certaines situa- tions sont de théùtre, et d'autres point. Je crois que ce qui distingue les unes des autres, c'est qu'on peut rendre le spectateur entiĂšrement tĂ©moin des pre- miĂšres, et qu'on ne peut mettre les autres sur scĂšne que partiellement ou point du tout. Il suit de lĂ que la situation de toutes la moins scĂ©nique est celle qui aboutit au geste qu'on ne peut dĂ©cidĂ©ment pas mon- trer. Et telle est justement la situation capitale de XEnjĂŽleuse. Quand, exaspĂ©rĂ© par les coquetteries de Lucienne Rouvray, le sanguin M. Caslellon l'empoi- gne et la veut tout bonnement prendre de force, la scĂšne a beau ĂȘtre bion menĂ©e, touchante, pathĂ©tique, il y manquera toujours un Ă©lĂ©ment essentiel d'intĂ©- rĂȘt, puisque nous ne pouvons pas douter du rĂ©sultat LE THEATRE 1912-1913 41 nĂ©gatif, ou du moins qu'on ne nous montrera rien que de nĂ©gatif, et cela seul compte, pour le specta- teur, qu'on lui met devant les yeux. N'allez pas croire, sur ce qui prĂ©cĂšde, que l'EnjĂŽ- leuse soit encore une piĂšce Ă satyres. C'est, au con- traire, une trĂšs honnĂȘte piĂšce. Lucienne Rouvray et Jacques Rouvray, architecte diplĂŽmĂ© par le gouver- nement, font le plus gentil mĂ©nage ; ils s'adorent. Si Lucienne enjĂŽle » tout le monde et n'importe qui, le commis de son mari, un homme de lettres amateur, et jusqu'Ă un gĂ©nĂ©ral persan, c'est bien machinalement, sans penser Ă mal, et peut-ĂȘtre parce que toutes les femmes sont ainsi. Mais elle ne veut pas mĂȘme croire qu'elle ne le fasse point ex- prĂšs elle prĂ©tend servir les intĂ©rĂȘts de son mari et allumer la clientĂšle. Le fort client, Castellon, prend un instant les choses au tragique, et dit Ă Jacques vertement ce qu'il pense des maris que leurs femmes aident Ă ce point-lĂ . Castellon est bien sĂ©vĂšre. Jac- ques ne l'est pas moins, au dĂ©nouement, car il in- vite sa femme Ă ne plus se mĂȘler de ses affaires. Mon Dieu, il n'y avait pas si grand mal. Les personnages de Balzac sont moins bĂ©gueules, et, chez lui, l'Ă©pouse de l'expĂ©ditionnaire ne se gĂȘne pas pour dire Ă son Ă©poux Je crois bien que j'ai fait ton chef de bu- reau. » Nous n'avons plus de ces franchises ce n'est pas qu'il nous soit venu des scrupules ; mais nous avons davantage de savoir-faire, et nous avons observĂ© que l'hypocrisie sert le vire plus encore qu'elle ne rend hommage Ă la vertu. 42 LE THEATRE 1912-1913 L'EnjĂŽleuse est jouĂ©e par M. ArquilliĂšre avec une parfaite justesse de ton, un naturel excellent, une Ă©motion mesurĂ©e, et une sĂ»retĂ© de mĂ©tier bien remar- quable. .M. Louis Gauthier interprĂšte aimablement le rĂŽle un peu terne du mari. M me Monna Delza est pleine de grĂące. M lle Jane Danjou est agaçante c'est un compliment, si l'on prend le mot dans son ancien sens ; mais la dĂ©viation qu'il a subie est significative, et doit avertir cette jeune artiste, et bien d'autres, qu'entre agaçante et insupportable il n'y a pas un abĂźme. M. Bertet joue le petit rĂŽle du gĂ©nĂ©ral per- san avec l'accent russe, pour indiquer sans doute qu'il ne reste presque plus rien de son malheureux pays, partagĂ© entre la Russie et l'Angleterre. Enfin, M. Henry-Roussell a cru devoir, pour paraĂźtre sur la scĂšne du théùtre Femina, emprunter sa tĂšte au directeur de Je Sais Tout. 14 Octobre THEATRE DES ARTS. â Marie d'AoĂ»t, piĂšce en 3 actes, de M. LĂ©on FrapiĂ© ; Une Loge pour Faust », comĂ©die en un acte de M. Pierre Veber. Marie d'AoĂ»t, de M. LĂ©on FrapiĂ©, nous rĂ©servait une bonne surprise. Nous savions officiellement, par les avant-premiĂšres, qu'il s'agissait d'une servante de cabaret, bousculĂ©e, violĂ©e et rendue mĂšre par un .Garçon livreur tout cela eu une fois, oh ! ces garçons livreurs Ăź ensuite consolĂ©e, rĂ©habilitĂ©e, Ă©pousĂ©e par THEATRE 1912-1913 43 un caissier idĂ©aliste et sensible ». Et nous pensions avoir lieu de craindre que la piĂšce ne fĂ»t Ă thĂšse et Ă couplets, morale, sociale, tranchons le mot, en- nuyeuse. Elle est bien un peu tout cela, mais elle est aussi amusante, gaie, solennelle sans prĂ©tention, si ces deux mots se peuvent accoupler ; c'est, en der- niĂšre analyse, un vaudeville, qui n'est pas fabriquĂ© par un ouvrier de théùtre fort expert, mais qui a, en revanche, des qualitĂ©s de comĂ©die, et oĂč certains caractĂšres sont crayonnĂ©s d'un trait un peu gros, mais ferme et juste. La touchante aventure de Marie d'AoĂ»t, qui est le sujet de la piĂšce, passe au second plan, et le dĂ©noue- ment est amenĂ© par la combinaison passablement ar- tificielle de l'intrigue principale avec une intrigue secondaire, qui vient au premier plan Ă tout propos. Ce n'est peut-ĂȘtre pas lĂ une composition fort bien Ă©quilibrĂ©e. Le caissier idĂ©aliste et sensible », Guidot, a un fils, Laurent, trĂšs mauvais sujet. Ce jeune homme, qui gagne cent cinquante francs par mois, est si bien habillĂ©, et surtout si bien chaussĂ©, qu'on soup- çonne Ă premiĂšre vue qu'il pourrait bien recevoir de l'argent des dames. Ce serait un jugement, tĂ©mĂ©raire, et, au contraire, il leur en donne ; Ă telles enseignes que, chargĂ© d'encaisser trois mille francs, il les a mis dans sa poche, Ă l'intention d'une petite amie. L'heure Ă©tant venue de les rendre, il court, affolĂ©, Ă la maison de commerce oĂč son pĂšre est caissier, et dĂ©termine cet homme scrupuleux, mais faible, Ăź\ 44 LE THĂĂTRE 1912-1913 prendre tout bonnement les trois mille francs dans la caisse du patron, qui est en voyage. Il faut dire, Ă la dĂ©charge de Guidot pĂšre premiĂšrement, qu'il ne fait Ă son fils aucun reproche et pas le moindre ser- mon ; deuxiĂšmement, qu'il est l'ami d'enfance de Taingras, son patron, que Taingras est le plus sale caractĂšre, mais le plus brave homme du monde, et eĂ»t donnĂ© les trois mille francs si Guidot n'avait pas Ă©tĂ© dans l'impossibilitĂ© de les lui demander. Lorsque, en effet, Taingras revient, et que Guidot lui avoue le dĂ©tournement, il ne fait pas plus de re- proches ni de sermon Ă Guidot pĂšre que Guidot pĂšre n'en fait Ă Laurent, mais il veut absolument savoir pourquoi son caissier a eu besoin de trois mille francs. Guidot a honte de rĂ©vĂ©ler l'indĂ©licatesse de son fils, et se tait obstinĂ©ment. Ce silence exaspĂšre le vieux garçon maniaque, qui veut percer le mys- tĂšre et fait suivre son employĂ© par la police. Mais la brouille du patron et de son caissier commence de faire jaser sur la place. Laurent, qui vient d'ob- tenir un avancement peu mĂ©ritĂ©, uniquement dĂ» Ă l'honorabilitĂ© notoire de son papa, craint que cette brouille ne lui fasse tort, et supplie lui-mĂȘme Gui- dot de tout dire Ă Taingras. Comme le vieux brave homme s'entĂȘte, la jeune fripouille prend le parti de suggĂ©rer Ă M. Taingras une explication fantaisiste de Femploi des trois mille francs. Il insinue que son vertueux pĂšre pourrait bien avoir une histoire de femme, et que la femme, pourrait bien ĂȘtre cette ser- vante de cabaret, cette Marie d' \Ăčl. qui lui apporte LE THĂĂTRE 1912-1913 45 son dĂ©jeuner au bureau tous les matins. â Je note en passant que j'ai pu, sans parler d'elle, raconter presque toute la piĂšce. Taingras est enchantĂ© d'avoir surpris enfin le se- cret qui l'empĂȘchait de dormir. Il s'en va chez Marie d'AoĂ»t, qui loge dans un misĂ©rable garni ; et comme Laurent, ce malin, a su persuader Ă son pĂšre qu'il devait honorer d'une visite la pauvre fille, patron et caissier se rencontre chez elle. Taingras fiance le caissier et la servante, et tout le monde est content, tout le monde est sauvĂ© ; mais je doute que Laurent frĂ©quente beaucoup chez sa belle-mĂšre. La piĂšce de M. LĂ©on FrapiĂ© est remarquablement jouĂ©e par M. Janvier, touchant et simple, mĂȘme quand son texte manque de simplicitĂ© ; par M. Lu- cien Dayle, plein de bonhomie et de drĂŽlerie dans le rĂŽle de Taingras ; par M. Dullin, fort pittoresque en policier amateur, ci-devant professeur de l'Univer- sitĂ©. M. RenĂ© Rocher Laurent a su comprendre la diffĂ©rence qu'il y a entre le dandysme de Brummel et le chic d'un petit employĂ©, qui s'habille mieux. M" e Marthe Barthe a interprĂ©tĂ©, avec une douceur Ă©mouvante, une rĂ©serve digne, une sorte de modestie sans humilitĂ©, le joli rĂŽle de Marie d'AoĂ»t. Le spectacle commençait par une amusante fantai- sie de Pierre Veber. Vue loge pour Faust. Cette loge, qui est celle du ministre des beaux-nrts, passe de main en main et finalement revient aux premiers porteurs. 46 LE THĂĂTRE 1912-1913 15 Octobre THĂĂTRE ANTOINE. â Une Affaire d'or, comĂ©die en trois actes de M. Marcel Gerbidon. Il y a bien du talent, de la nouveautĂ©, de l'intĂ©rĂȘt sĂ©rieux, de l'amusement dans la piĂšce de M. Marcel Gerbidon, une fable ingĂ©nieuse et significative, des caractĂšres bien dessinĂ©s. Je lui ferai un reproche elle manque un peu â comment dirais-je ? â de grandiose. L'un des maĂźtres de la critique drama- tique, un de ceux qui ne sont plus, se plaignait na- guĂšre Ă tout propos, que les auteurs contemporains n'eussent point l'envergure d'Eschyle ou de Shakes- peare. Je ne jurerais pas que Shakespeare ni Eschyle fussent Ă leur place et Ă leur aise dans le cadre des VariĂ©tĂ©s ou des Bouffes-Parisiens. Mais M. Gerbi- don n'a pas craint d'aborder un sujet qui oblige il traite la question d'argent ; le lieu de sa piĂšce est New- York, ville que la plupart de nos compatriotes ne connaissent que par ouĂŻ-dire, mais qu'ils se figu- rent colossale ; tous ses personnages sont milliar- daires et le disent, ou le deviennent, ou cessent de l'ĂȘtre entre neuf heures et minuit ; ils conçoivent des affaires qui passent notre imagination ; leurs divers types reprĂ©sentent plusieurs gĂ©nĂ©rations d'AmĂ©ri- cains du Nord, ou mĂȘme symbolisent des idĂ©es gĂ©- nĂ©rales ; bien plus, le vieux monde est confrontĂ© avec le nouveau, et le dĂ©saccord de leurs sensibilitĂ©s produit les Ă©vĂ©nements de la piĂšce. Tout cela est d'une observation appliquĂ©e, d'une psychologie fine LE THĂĂTRE 1912-1913 47 et parfois juste ; mais au point de l'histoire oĂč nous sommes, un conflit franco-amĂ©ricain n'est pas encore un sujet psychologique, c'est un sujet Ă©pique. Les dissentiments conjugaux de Monsieur et Madame Roumestan pouvaient suffire Ă illustrer les petites diffĂ©rences de tempĂ©rament qui se remarquent chez nous entre les familles du Nord et celles du Midi je ne trouve pas que John Gibbs et Mrs Gibbs, sa femme, nĂ©e Germaine Lesage, soient des hĂ©ros assez considĂ©rables pour personnifier le tempĂ©rament yan- kee et le tempĂ©rament français. FĂ©licitons cependant M. Gerbidon d'avoir crayonnĂ© cet AmĂ©ricain et cette Parisienne, qui ne sont pas plus grands que nature, ni mĂȘme peut-ĂȘtre aussi grands, mais qui vivent ; et fĂ©licitons-le surtout d'avoir inventĂ© un autre mariage mixte que celui de l'hĂ©ritiĂšre amĂ©ricaine et du noble EuropĂ©en dĂ©sargentĂ©. Le premier acte m'a paru le meilleur, sans doute parce que l'Ă©tude des mĆurs est la partie supĂ©rieure de la piĂšce. C'est une maniĂšre de prologue. Nous sommes donc Ă New-York, dans les bureaux de la banque Hutchinson, dans un cabinet rĂ©servĂ© aux doux premiers secrĂ©taires, John Gibbs et Sam Royce. Sam Royce est d'origine irlandaise et de sensibilitĂ© lui-ouropĂ©enne, au lieu que Gibbs est yankee pur- sang, ou selon la formule. L'Irlandais est fiancĂ© Ă la dactylographe Emma, John cherche une autre dac- tylographe qui dĂ©charge Emma d'une part de la besogne. Une Française, Germaine Lesage, se prĂ©- sente. Comme il est rude, il la reçoit peu courtoise- 48 LE THĂĂTRE 1912-1913 ment ; comme elle a de la dignitĂ©, elle le rembarre mais comme elle a surtout besoin de gagner son pain, elle pleure ; il s'attendrit et l'engage. John a prĂ©cĂ©demment reçu la visite de son pĂšre, Timothv. un gros fermier du XĂ©braska, paysan ma- drĂ©, entre nous, beaucoup plus normand qu'amĂ©ri- cain. Gibbs pĂšre a semĂ© des pĂ©pites d'or dans l'une de ses terres, et compte raisonnablement, par ce moyen, en centupler le prix. Le banquier Hutchin- son, qui ne soupçonne point la fraude, pense rouler le vieux fermier et acquĂ©rir le domaine Ă bon compte. Il ignore que son secrĂ©taire est le fils du fermier. Mais c'est. Timothv Gibbs qui roule Hutchinson, et le domaine qui vaut bien trois cents dollars, est payĂ© par le banquier quinze cent mille francs. L'entracte est de douze annĂ©es. Dans l'intervalle, John Gibbs a Ă©pousĂ© Germaine Lesage, et acquis une fabuleuse fortune. Les Gibbs ont un enfant, qui est Ă©levĂ©, comme tous les enfants de milliardaires, dans un luxe fou. et qui dĂ©pĂ©rit faute de privations. Gibbs est un vertueux mari, car il a des principes, mais Germaine trouve que ce n'est pas un mari, car il a des affaires et ne saurait penser Ă autre chose. L'oxtrĂȘme hardiesse de ses entreprises effarouche aussi la pauvre femme, et quand elle apprend que Gibbs combine un trust du charbon qui ruinera des milliers de gens, Ă commencer par Hutchinson et Sam Royce, elle proteste que par tous les moyens elle empĂȘchera un tel crime. Gibbs ne fait qu'en rire e\ l'engage Ă se mĂȘler de ce qui la regarde. LE THEATRE 1912-1913 49 Germaine, pour empĂȘcher ce qu'elle appelle un crime, a usĂ© du moyen le plus Ă©lĂ©mentaire elle a divulguĂ© les machinations de Gibbs. Le trust est constituĂ©, il fonctionne, causant grĂšves, ruines et suicides ; cependant les principales victimes gardent un front serein. C'est qu'elles ont pris leurs prĂ©cau- tions et font venir des charbons d'Europe, Gibbs, Ă son tour, va ĂȘtre ruinĂ© ; il s'affole, et quand il dĂ©- couvre enfin que sa femme l'a trahi, il la chasse. Le pĂšre Gibbs arrive Ă propos pour tout remettre en ordre et tirer la morale de la piĂšce. Il reconnaĂźt que Germaine n'a pas jouĂ© correctement son rĂŽle d'Ă©- pouse, mais il avoue que John est aussi allĂ© un peu trop loin. D'ailleurs. John entrevoit dĂ©jĂ une façon de retourner les choses Ă son profit et de rĂ©tablir sa fortune. Il se lancera donc plus que jamais dans les grandes affaires et ne se retirera point Ă la campa- gne comme Germaine souhaitait. Mais le vieux Thi- mothy y a, depuis l'autre acte, emmenĂ© son petit-fils, qui est dĂ©jĂ en voie de devenir un fort garçon. La comĂ©die de M. Marcel Gerbidon est richement montĂ©e. Le palais du milliardaire ne m'a point paru fort dĂ©sirable », comme ils disent mais si l'ar- gent ne fait point le bonheur, il ne fait pas non plus le goĂ»t. M. GĂ©mier a composĂ© avec soin, avec science et avec son intelligence coutumiĂšre, le personnage de Timothy Gibbs, M me AndrĂ©e MĂ©gard est sincĂšre, touchante et belle en Françoise transplantĂ©e sur l'au- tre rive. On a beaucoup et justement applaudi M me " Dermoz et Jane Fusier. M. Rscoffier John Gibbs. 50 THĂĂTRE 1912-1913 16 Octobre THĂĂTRE DU GYMNASE. â Reprise du DĂ©tour, piĂšce en trois actes, de M. Henry Bernstein. J'Ă©prouverais un Ă©tonnement bien vif s'il n'Ă©tait pas Ă©tabli d'ici Ă demain par le consentement uni- versel que le DĂ©tour est la meilleure piĂšce de M. Henry Bernstein. Lorsqu'un auteur a le talent et l'autoritĂ© de M. Bernstein, et qu'il est parvenu Ă un rang aussi Ă©minent, l'on ne porte plus guĂšre sur lui, Ă chacune de ses premiĂšres et de ses reprises, que des jugements, pour ainsi dire, de style. Donne-t-il une piĂšce nouvelle ? Si grand qu'en puisse ĂȘtre le succĂšs, on s'accorde, tout en la louant, Ă louer da- vantage, Ă prĂ©fĂ©rer et comme Ă regretter la prĂ©cĂ©- dente. Si c'est une de ses anciennes piĂšces que l'on reprend, la critique y aperçoit quelques rides, mais ne nie point qu'elle ne tienne le coup. Et si enfin on reprend sa premiĂšre piĂšce, alors, il n'y a qu'un cri C'Ă©tait la meilleure ! » Cette opinion est adoptĂ©e avec d'autant plus d'em- pressement qu'on en peut dĂ©duire que l'auteur arrivĂ© avait bien du talent avant d'avoir du succĂšs, qu'il n'a pas tenu tout ce qu'il semblait promettre, et qu'il a fait, depuis ses Ă©clatants dĂ©buts, des progrĂšs Ă re- bours. Je ne crois pns, toutefois, que notre prĂ©dilec- tion pour les premiers essais des grands auteurs soit dĂ©terminĂ©e seulement par la malveillance. Elle doit ĂȘtre, dans une certaine mesure, justifiĂ©e ; car LE THĂĂTRE 1912-1913 51 elle est quelquefois sincĂšre et naĂŻve. Du temps que j'Ă©tais au collĂšge, l'on n'avait pas encore supprimĂ© le concours gĂ©nĂ©ral, que l'on va prochainement rĂ©ta- blir. Tous les ans, depuis l'origine, les copies les plus remarquables avaient les honneurs de l'impres- sion. C'est ainsi que nous pouvions lire des devoirs de nos aĂźnĂ©s glorieux. Je me souviens, entre autres, d'un discours français de Sainte-Beuve et d'une am- plification de Michelet, que nous trouvions bien su- pĂ©rieurs, pour le fond et pour la forme, Ă tel cha- pitre de l'Histoire de France ou Ă telle Causerie du Lundi. Comme nous n'Ă©tions pas alors suspects de porter envie Ă Michelet ni Ă Sainte-Beuve, et que nous n'avions aucun profit Ă publier qu'ils n'ont fait que dĂ©choir depuis la rhĂ©torique, il faut donc croire que les Ćuvres de dĂ©but, et mĂȘme les devoirs d'Ă©coliers, ont un charme, ou une valeur, ou une signification, et que nous sentions tout cela confu- sĂ©ment. Du moins, pour la critique, une Ćuvre de dĂ©but est un document plus intĂ©ressant que les Ćuvres de l'Ăąge mĂ»r. L'originalitĂ© de l'auteur ne s'y aperçoit pas ordinairement Ă la premiĂšre audition ou Ă la premiĂšre lecture on s'Ă©tonne, Ă la reprise, de voir comme elle Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. On la reconnait Ă prĂ©- sent, parce que les Ćuvres venues depuis, et qui nous servent de termes de comparaison, nous ont familiarisĂ©s avec elle peu Ă peu mais il est fort na- turel qu'on ne l'ait pas aperçue du premier coup, parce qu'elle ne s'Ă©tait pas encore dĂ©pouillĂ©e de tous 52 LE THĂĂTRE 1912-1913 les Ă©lĂ©ments Ă©trangers qui enveloppent la person- nalitĂ©, mĂȘme la plus singuliĂšre et la plus jalouse, en ce temps de culture extrĂȘme et de trĂšs vieille ci- vilisation. Lorsque l'Ăąge et la maturitĂ© viennent, le crĂ©ateur original Ă©limine de lui, et parfois avec une sĂ©vĂ©ritĂ© excessive, tout ce qui n'est pas rigoureuse- ment de lui-mĂȘme. 11 se manifeste chez l'individu ce qu'on appellerait, pour un peuple, une crise de nationalisme et ce nationalisme est souvent un peu Ă©troit. C'est pourquoi l'Ćuvre de dĂ©but, qui n'est jamais, qui ne peut ĂȘtre supĂ©rieure Ă l'Ćuvre de ma- turitĂ©, est pourtant plus variĂ©e et plus nombreuse et surtout elle nous instruit mieux du talent de l'au- teur, pareeque nous l'y pouvons avec fruit Ă©tudier Ă l'Ă©tat naissant, aprĂšs l'avoir Ă©tudiĂ©, en d'autres Ćuvres, Ă l'Ă©tat d'achĂšvement. La diffĂ©rence de physionomie est si frappante, entre le DĂ©tour et. les autres piĂšces de M. Bernstein. qu'il semble Ă premiĂšre vue que l'auteur ait brusque- quement changĂ© de route, au lieu de poursuivre son Ă©volution. Mais je n'en crois rien, et je vois dĂ©jĂ dans le DĂ©tour, et mĂȘme dans le MarchĂ©, tout l'au- teur de Samson, d'IsraĂ«l, de l'AssĂ»ut je vois, Ă cha- que rĂ©plique, sa signature, sa marque, et. pour par- ler comme lui, sa griffe. Je rappelle la donnĂ©e du DĂ©tour. Jacqueline, fille d'une femme entretenue, Ă©levĂ©e parmi les camarades et les amants de sa mĂšre, sem- ble vouĂ©e, fatalement, Ă la galanterie. Elle n'v rĂ©- pugne pas. du moins thĂ©oriquement. Elle n'a ni LE THEATRE 1912-1913 53 principes ni prĂ©jugĂ©s, mais une certaine propretĂ©, si j'ose dire et un goĂ»t de l'ordre qui est peut-ĂȘtre le plus sĂ»r fondement d'une morale pratique. Un Parisien, brave garçon, qui l'aime et ne lui dĂ©plaĂźt pas, lui propose une liaison, qu'elle pourrait accep- ter sans honte, car il n'est pas assez riche pour qu'elle ait le sentiment de se vendre en lui cĂ©dant. Mais un provincial, et de surcroĂźt protestant, lui propose de l'Ă©pouser, et, avec une joie presque puĂ©- rile, elle accepte. Elle se trouve affreusement dĂ©- pnvsĂ©e et seule, dans le milieu bourgeois oĂč elle a cru naĂŻvement que ses instincts l'adapteraient. La vertu agressive de ses beaux-parents, l'hypocrisie d'une petite belle-sĆur la rĂ©voltent ; l'accueil indis- crĂštement empressĂ© que l'on affecte de lui faire par devoir et par charitĂ© l'humilie ; il lui paraĂźt inju- rieux que l'on se donne tant de mal pour la rĂ©habi- liter ; enfin, elle Ă©touffe, et quand le Parisien du premier acte, Cyril, revient Ă point nommĂ© pour la tirer de cet infernal paradis, elle le suit sans trop hĂ©siter, mais non pas de gaietĂ© de cĆur. J'ai du chagrin » est le dernier mot de la piĂšce. Jacqueline, par le dĂ©tour du mariage, revient, je ne veux pas dire Ă la cralanterie. mais Ă l'irrĂ©gularitĂ©, Ă quoi ses origines la condamnaient. Un tel sujet ne fournit pas. Ă proprement parler, do situations ni surtout la situation unique et qui prĂȘte A une seule grande scĂšne. â comme cette merveilleuse seĂšne du Voleur, si frĂ©quemment imitĂ©e depuis, et qui a toujours autant de 54 L E THEATRE 1912-1913 succĂšs, mĂȘme quand elle n'est pas de M. Bernstein. C'est une sorte de roman psychologique ; et, si M. Bernstein avait eu la maladresse de dĂ©buter dans la littĂ©rature par des rĂ©cits, l'on n'aurait pas manquĂ© de lui dire, lors de la premiĂšre du DĂ©tour, qu'ainsi que tous les romanciers il n'entendait rien au théù- tre. Ce reproche, qui semblerait aujourd'hui comi- que, eĂ»t Ă©tĂ© dĂšs lors injuste. Si je pouvais reprendre une Ă une les scĂšnes du DĂ©tour, je montrerais faci- lement que chacune expose un Ă©tat d'Ăąme ou des mouvements d'Ăąme, et que les moyens d'expression n'appartiennent qu'Ă l'art dramatique, dont M. Henry Bernstein n'Ă©tait pas maĂźtre en ce temps-lĂ moins qu'aujourd'hui, Ă©tant nĂ© homme de théùtre. Il est vrai que nulle piĂšce contemporaine n'est peut-ĂȘtre plus chargĂ©e de psychologie que le DĂ©tour, et nulle autre n'est moins encombrĂ©e d'analyse psychologi- que. Ce n'est mĂȘme pas la psychologie de Maupassant, qui esquive aussi l'analyse, et qui traduit le senti- ment par le geste, mais qui est, en consĂ©quence, des- criptive, exclusivement propre au roman, et qui s'Ă©- vanouit Ă la scĂšne. C'est la vraie psychologie de théùtre et justement pour ce motif je ne la puis dĂ©- finir, car elle n'a ni procĂ©dĂ©s, ni formules ; elle ne se discute point elle se manifeste, elle existe, et elle n'existe que sur le plateau. Mais je ne voudrais pas que l'on se mĂ©prit Ă ce mot h psychologie de théùtre ». Je n'insinue pas qu'elle est arbitraire ou de convention, ni qu'elle est LE THEATRE 1912-1913 55 sommaire. Tout au contraire, elle est, sans analyse, d'une vĂ©ritĂ© que les analystes les plus fins ont rare- ment Ă©galĂ©e ; elle est d'une vĂ©ritĂ© moyenne, d'une vĂ©ritĂ© complexe, elle n'escamote aucune des hĂ©sita- tions, des inconsĂ©quences, des contrariĂ©tĂ©s qui sont habituelles au pauvre coeur humain, et si gĂȘnantes pour la conduite d'une piĂšce que d'ordinaire l'auteur dramatique les supprime tout bonnement. Le mĂ©rite supĂ©rieur de M. Henry Bernstein est d'avoir su cons- truire une piĂšce dont l'architecture ne laisse rien Ă dĂ©sirer, sans rectifier ni sans ramener Ă une gĂ©omĂ©- trie hors nature les matĂ©riaux hasardeux que la rĂ©a- litĂ© lui fournissait. Les critiques dramatiques ont dĂ©cidĂ© une fois pour toutes que les piĂšces bien faites sont toujours bien jouĂ©es. Cela est possible, mais j'avoue que la preuve de cette nĂ©cessitĂ© ne m'apparaĂźt point. Je crois, en revanche, que les piĂšces, mĂȘme bien faites, mais trĂšs profondĂ©ment vraies comme le DĂ©tour, sont fort difficiles Ă jouer. M. Henry Bernstein a eu la rare bonne fortune de rencontrer deux inter- prĂ©tations presque parfaites. On ne saurait avoir oubliĂ© l'admirable dĂ©but de Mme Simone. Elle Ă©tait Jacqueline elle-mĂȘme. Mme Madeleine LĂ©ly est toute diffĂ©rente de Mme Simone et elle interprĂšte le rĂŽle avec une si belle sincĂ©ritĂ©, une sensibilitĂ© si exquise que l'on croit encore avoir devant les yeux la Jacqueline que M. Bernstein a rĂȘvĂ©e. Mme Ju- liette Darcourt Raymonde. la mĂšre de Jacqueline joue Ă miracle ces mĂšres si jeunes, qui n'auront ja- 56 LE THĂĂTRE 1912-1913 mais l'Ăąge de raison. Mme CĂ©cile Caron, dans le rĂŽle de la belle-mĂšre protestante ; Mme Louise Mai - quet, dans le rĂŽle scabreux de la princesse Uranu, et Mlle Suzanne Goldslein, dans celui de l'hypocrite belle-sĆur, sont remarquables. Le rĂŽle de Rousseau pĂšre est une des plus heureuses compositions de M. SigiidrĂ«t. J'ai admirĂ© le naturel, l'autoritĂ©, l'Ă©mo- tion discrĂšte de M. DumĂ©ny Cyril. Des artistes qui mĂ©riteraient la vedette, MM. Lefaur, Puylagarde, GandĂ©ra. tiennent des rĂŽles de trop peu d'importance. Enfin. M. Capellani a obtenu un grand et lĂ©gitime succĂšs et nous a, une fois de plus, charmĂ©s par l'in- telligence et la sĂ»retĂ© de son jeu, par sa simplicitĂ©, par sa mesure, par son goĂ»t. 22 Octobre THĂĂTRE IMPĂRIAL. â Le Voile d'amour, opĂ©rette en deux actes, de MM. NoziĂšre et GuĂ©rin. musique de M. Paul Marcelles Comme on fait son lit... comĂ©die en trois actes de M Frappa. Le Théùtre ImpĂ©rial , ouvert depuis trois semaines, donnait hier, 21 octobre, son deuxiĂšme spectacle do la saison. C'est beaucoup pour une bonbonniĂšre. Si M. Paul Franck a l'intention de recevoir aussi soin ont cet hiver, il devrait inviter par sĂ©ries, com- me aux chasses. Tl nous a offert, hier soir, un morceau de choix. Le Voile £» suivent. Elles sont effroyables. Ginette, alĂŻolĂ©e de jalousie, ne cesse pas de l'aire la navette entre Mar- seille et Pans, et ne peut se dĂ©cider Ă partir pour Mexico. Le cousin de Pont-l'EvĂȘque ne se rĂ©signe pas facilement a perdre sa part de trois millions, et ni l'achat d'un habit noir, ni une soirĂ©e passĂ©e au Rat-Mort ne suffisent Ă le consoler. Mais des galles assez rĂ©jouissantes ayant successivement appris Ă M. le prĂ©sident Montigny-Marlotte qu'il est cocu avec sa maĂźtresse et cocu avec sa femme, le ciel se rassĂ©rĂšne au moment que l'on pouvait prĂ©cisĂ©ment craindre que l'orage n'Ă©clatĂąt, et Ginette part pour le Mexique, non seulement avec le pharmacien, mais avec son mari, Ă qui elle a pardonnĂ©, et qui sera dĂ©- corĂ© tout de mĂȘme ; car j'avais oubliĂ© de vous dire qu'il y avait une croix en souffrance. La Part du Feu est jouĂ©e comme rarement vaude- ville le fut, par MM. Victor Boucher, AndrĂ© Lefaur et Hurteaux. Renan avait tort peut-ĂȘtre d'Ă©galer la beautĂ© Ă la vertu. Mais, au théùtre, il n'y a aucun inconvĂ©nient Ă dire que la beautĂ© vaut le talent Mmes Ariette DorgĂšre, Marcelle Praince, Templey, sont bien jolies. * * * Pour l'anniversaire de Racine, la ComĂ©die-Fran- çaise a jouĂ© samedi un Ă -propos, ou plutĂŽt une comĂ©die de qualitĂ©, le Sacrifice, dont l'auteur est M. ValĂšre Gille, poĂšte belge, c'est-Ă -dire français. J'ai lu avec grand plaisir le Sacrifice, mais ne l'ai 166 LE THĂĂTRE 1912-1913 pu voir la ComĂ©die, toujours discrĂšte, n'avait poinl convoquĂ© les critiques Ă la rĂ©pĂ©tition. Les directeurs de bonbonniĂšres sont moins discrets. Ils sonnent le tocsin chaque fois qu'ils changent de lever de ri- deau. Ils devraient mĂ©diter la fable de l'enfant qui crie au loup quand le loup n'y est pas, et qu'on ne croit plus quand il serait peut-ĂȘtre intĂ©ressant de voir le loup. Enfin, croyons encore M. Mortier pour cette fois, mais c'est bien parce qu'il s'agit d'une piĂšce de M. Pierre Veber. Celle-ci, comme les au- tres Ćuvres du mĂȘme auteur, est ingĂ©nieuse, bien faite, symĂ©trique et balancĂ©e Ă la façon des piĂšces de Marivaux, avec une causticitĂ© qui ne tient pas du marivaudage, et une psychologie fort pessimiste ou, du moins, dĂ©sabusĂ©e. M. Pierre Veber pense que les femmes ne distinguent pas volontiers les hommes qui n'ont pas Ă©tĂ© distinguĂ©s par d'autres femmes, et que le dĂ©sir est une forme de la jalou- sie. Mme Barbet-MaltournĂ© c'est le principal per- sonnage des Bonnes Relations partage cette opinion de son auteur, et la met en pratique. Mais elle veut, en outre, que le mari ou l'amant qu'elle chipe Ă une amie n'appartienne plus ensuite qu'Ă elle seule, car elle ne prĂȘte pas, dit-elle, sa brosse Ă dents. Comme je la comprends ! Elle se promet Ă M. Trigaud, qui vient de lui faire une dĂ©claration, si j'ose m'expri- mer ainsi, sur la bouche. Mais elle ne se rendra effectivement Ă lui qu'aprĂšs qu'il sera brouillĂ© avec Mme Trigaud. Trigaud entame, dans l'instant mĂȘme, une scĂšne de rupture avec sa femme, et de LE THĂĂTRE 1912-1913 167 la meilleure foi du monde. Mais la scĂšne tourne autrement et aboutit Ă une naissance neuf mois aprĂšs. Mme Barbet-MaltournĂ©, que l'amour aveugle, croit que l'enfant est de Melchior, ami intime des Trigaud, cesse d'aimer Trigaud, le croyant cocu, et se met Ă aimer Melchior, croyant qu'il est l'amant de Mme Trigaud. Elle finit par apprendre la vĂ©ritĂ©, et nous ne savons pas au juste si elle couronnera la flamme de Melchior, mais, en somme, peu nous importe l'essentiel est que les Trigaud soient rĂ©- conciliĂ©s et donnent, le plus tĂŽt possible, un petit frĂšre ou une petite sĆur Ă Jean-Pierre. C'est la grĂ»ce que nous leur souhaitons, en cette nuit de NoĂ«l. Souhaitons aussi aux excellents interprĂštes de MM. Pierre Veber et Claude Rolland d'assurer leur mĂ©moire d'ici Ă demain. Cette comĂ©die, qui est lĂ©gĂšre, gagnerait Ă ĂȘtre jouĂ©e sans hĂ©sitations. 10 Janvier ATHĂNĂE. â La Main mystĂ©rieuse, comĂ©die d'aventures en trois actes, de MM. Fread Amy et Jean MarsĂšle. Il me souvient qu'aux temps hĂ©roĂŻques de la psy- chologie, l'IrrĂ©parable de Bourget venait de paraĂź- tre dans la Nouvelle Revue, une dame, et cependant titrĂ©e, scandalisa Trouville en criant sur les plan- ches Moi, c'est Gaboriau qui me pince ! » Je n'ai pas tout Ă fait le mĂȘme goĂ»t, il n' y a pas que Gabo- Ifr* LE THĂAĂHE 19BM913J riau qui me pince, el je lui prĂ©fĂ©rerai toujours M. Paul Bourget, mais j'avoue que Gabonau ne laisse pas de me pincer quelquefois ; pour parler avec plus de gĂ©nĂ©ralitĂ©, j'adore les histoires de po- lice et de voleurs. Eiles sont le dernier refuge du merveilleux, et elles ont, sur les contes de fĂ©es, l'avantage d'ĂȘtre possibles. D'ailleurs, les rĂ©cits arabes du moins font au voleur, sinon au policier, la grande place qui lui est due ; mais c'est Ă la lit- tĂ©rature la plus moderne que revient l'honneur d'a- voir aperçu et proclame la gloire vĂ©ritable du dĂ©- tective, personnage en effet quasi fabuleux, thau- maturge, intelligence ou mĂȘme gĂ©nie au service de la vertu, de la justice et de l'innocence persĂ©cutĂ©e, enfin le plus poĂ©tique, le plus sympathique des hĂ©ros de roman ou de drame. Tel est l'avis de la comtesse Mirendol, et c'est ce qu'elle remontre Ă sa fille GeneviĂšve en bien meil- leurs termes que je ne fais ici, quand cette jeune personne, qui aime le timide ingĂ©nieur AndrĂ© Bur- tin, apprend que l'ingĂ©nieur n'est pas un ingĂ©nieur, mais fils de dĂ©tective, dĂ©tective lui-mĂȘme, et qu'elle semble d'abord, si j'ose dire, un peu dĂ©frisĂ©e par cette rĂ©vĂ©lation. Elle se remet bientĂŽt et tombe d'ac- cord avec sa mĂšre que rien n'est beau comme un dĂ©tective, surtout quand il a les charmes personnels de M. AndrĂ© Burtin, et aussi quand on a besoin de ses services. En effet, les vols se multiplient Ă Phi- ladelphie, oĂč s'est nouĂ©e l'intrigue oĂč la comtesse, Française, mais plus AmĂ©ricaine que nature, et sa LE THĂĂTRE 1912-1913 169 fille, se sont Ă©tablies depuis douze ans. Nous voyons AndrĂ© Burtin lui-mĂȘme chercher avec angoisse dans tous les coins un mĂ©daillon qui lui a Ă©tĂ© dĂ©robĂ©, et qui n'a pas de valeur intrinsĂšque, mais qui contient un document unique la signature du fameux ArsĂšne Lupin, sur un bout de papier. On ne dĂ©cou- vre pas le mĂ©daillon, mais, cinq minutes plus tard, une dĂ©tonation appelle tous les invitĂ©s de la com- tesse Ă la grille du parc, oĂč, par suite d'un Ă©clate- ment de pneu, l'automobile de la Bilonzoni, can- tatrice italienne, vient de faire panache. Tandis que les uns s'empressent autour de la voiture renversĂ©e, et que les autres cherchent partout la victime de l'accident, qui a disparu, nous voyons entrer en scĂšne une personne masquĂ©e et affublĂ©e de ce vĂȘte- ment Ă©lĂ©gant qu'on appelle, en style de catalogue, le parapluie du chauffeur. Cette personne, qui sem- ble nĂ©anmoins appartenir au sexe fĂ©minin, fait main basse sur tout ce qu'il y a d'argent dans les rĂ©ticules de ces dames abandonnĂ©s çà et lĂ sur les tables, et dĂ©molit, grĂące Ă un truc de jiu-jitsu, l'athlĂšte mon- dain GĂ©orgie Buckingham, qui passait mal Ă propos avec une boĂźte de pharmacie. Deux minutes plus tard, toute la compagnie revient avec la Bilonzoni, qu'on a enfin retrouvĂ©e, courant comme une folle Ă travers le parc, et nous commençons de nous deman- der si la main mystĂ©rieuse » qui opĂ©rait tout Ă l'heure devant nous n'est point celle de la Bilonzoni, La comtesse Mirendol, qui est du premier mouve- ment, n'hĂ©site pas une minute Ă en ĂȘtre persuadĂ©e, il 170 LE THĂĂTRE 1912-1913 ce qui ne l'empĂȘche point d'emmener le soir mĂȘme la Bilonzoni sur son yacht, vers Atlantic-City, oĂč elle doit donner, le lendemain, une grande fĂȘte mu- sicale et sportive, avec le concours de la cantatrice et de plusieurs boxeurs. Vous pensez bien qu'on vole sur ce yacht comme dans un bois, et que les charges s'accumulent contre la Bilonzoni. On retrouve une de ses Ă©pingles Ă cheveux dans le coffre-fort, qui a Ă©tĂ© forcĂ©. Le capi- taine du yacht a tirĂ© sur une femme qui s'Ă©chappait de la cabine de la comtesse, oĂč elle Ă©tait entrĂ©e par un hublot, et le manteau de cette femme a Ă©tĂ© trouĂ© par la balle. Percy Beitham, fiancĂ© de la Bilonzoni, lui ordonne de montrer son manteau, elle affecte une grande indignation, jette le manteau a la mer, GĂ©orgie Bukingham le repĂȘche le manteau est trouĂ© d'une balle. Ce dernier incident dĂ©termine la comtesse Mirendol a faire usage de la tĂ©lĂ©phonie sans fil et Ă requĂ©rir le chef de la police d'Atlantic- City, qui viendra cueillir la coupable au dĂ©barque- ment. Cependant la comtesse, qui ne manque pas de flair, a eu quelques instants de doute. Il lui semble que les charges s'accumulent d'une façon un peu artificielle et que les piĂšces Ă conviction sont dĂ©po- sĂ©es tout exprĂšs oĂč les gens qui font l'enquĂȘte les dĂ©couvriront du premier coup. Nous doutons bien plus encore que la comtesse ; car, si nous avons vu, au premier acte, une femme, dissimulĂ©e sous le t parapluie du chauffeur », chiper tout ce qui traĂź- LE THĂĂTRE 1912-1913 171 nait, nous avons vu, au deuxiĂšme acte, un des chauf- feurs du yacht sans jeu de mots se glisser dans la cabine de la comtesse et travailler le coffre-fort. Nous doutons, ou plutĂŽt nous ne savons pas du tout Ă quoi nous en tenir, et c'est dans cet Ă©tat d'es- prit si favorable Ă l'intĂ©rĂȘt que les auteurs de la Main MystĂ©rieuse ont su adroitement nous mettre quand le rideau tombe pour la seconde fois. DĂšs qu'il se relĂšve, nous apprenons cent choses, plus merveilleuses encore que tout ce qui prĂ©cĂšde, et vraiment inattendues. Nous voyons reparaĂźtre le chauffeur du yacht, vĂȘtu cette fois d'une magnifique redingote ; et cela ne suffirait pas Ă nous faire dou- ter qu'il soit voleur de profession ; mais AndrĂ© Bur- tin tombe dans ses bras, l'appelle mon pĂšre », et du coup nous devinons qu'il est prĂ©cisĂ©ment le con- traire d'un voleur et qu'il ne s'introduisait naguĂšre dans la cabine de la comtesse que pour des motifs de la plus honorable curiositĂ©. En voici bien d'une autre la comtesse elle-mĂȘme survient ; et, Ă la vue du faux chauffeur, transformĂ© en gentleman, elle se trouble et pour que Mme Augustine Leriche se trouble, il faut qu'il y ait quelque chose lĂ -dessous. C'est, en effet, qu'elle a reconnu Guerchard car, bien que le ci-devant chauffeur se fasse appeler maintenant sir Francis Jettorn, il est le fameux Guerchard en personne, l'adversaire d'ArsĂšne Lu- pin. Devinez-vous dĂšs lors qui est la comtesse ? Si vous ne le devinez pas. vous n'avez aucune ima- gination ou aucun sens de la logique de théùtre. 172 LE THĂĂTRE 1912-1913 La comtesse est Aime veuve ArsĂšne Lupin, d'oĂč il suit presque fatalement que c'est elle aussi la vo- leuse. Et voici le fils de Guerchard, amoureux de la fille d'ArsĂšne Lupin ! C'est Ă peu prĂšs la mĂȘme si- tuation que dans le Cid, mais les hĂ©ros ne sont pas rĂ©duits Ă laisser faire le temps ni leur vaillance. Un simple attendrissement de Guerchard pĂšre assurera le dĂ©nouement que nous souhaitons, et qui ne nous a jamais Ă vrai dire inspirĂ© la moindre in- quiĂ©tude. AndrĂ© Burtin-Guerchard Ă©pousera Gene- viĂšve Lupin-Mirendol, la comtesse ne fuit pas en aĂ©roplane, comme elle en avait l'intention ; elle finit mĂȘme pas confesser publiquement que la main mystĂ©rieuse est la sienne, et qu'elle a volĂ© tout en- semble par charitĂ© et par plaisanterie. Ses victimes ont la bonne grĂące d'en rire et nous trouvons nous- mĂȘmes la plaisanterie fort agrĂ©able. La Main mystĂ©rieuse a Ă©tĂ© mise en scĂšne par M. Deval avec autant d'habiletĂ© que de goĂ»t. Le salon de la comtesse Mirendol, au premier acte, est amusant, pas trop lourdement luxueux, et meublĂ© de jouets Ă©lectriques tout nouveaux qui ne diverti- ront pas moins les parents que les enfants. Le yacht fait honneur Ă l'industrie française ; car je ne doute point que la comtesse Mirendol, qui est patriote, ne l'ait fait construire en France. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e, par des artistes qui prennent autant de plai- sir Ă nous donner la comĂ©die que nous Ă l'entendre. Mme Augustine Leriche a une verve naturelle, dont l'Ă©galitĂ©, comme la mesure, me semble admirable ; LE THĂĂTRE 1912-1913 173 Mme Leone Devimeur est de la plus touchante sen- sibilitĂ©. Mme Jeanne Loury a fait de la Bilonzoni une figure Ă caractĂšre bien dessinĂ©. M. Garcin AndrĂ© Burtin a une certaine froideur mystĂ©rieuse, MM. Guyon fils et Harry Baur la plus intelligente fantaisie. MM. Gallet, Cueille, Lecocq, Randall, TĂ©- rof, Sauriac, MathĂ© et Dubourdieu, Mmes Yvonne AndrĂ©, Jeanne FrĂ©maux, Roseraie et Rose Grane ont composĂ© des rĂŽles moindres avec autant de soin que de grands rĂŽles, et ont ĂźmĂ©ritĂ© leur trĂšs vif succĂšs. 11 Janvier THEATRE REJANE. â Alsace, piĂšce en trois actes, de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille. Notre manie funeste de l'originalitĂ© nous fait mĂ©- connaĂźtre les vĂ©ritĂ©s les moins douteuses, dĂšs qu'elles sont admises ; et les principes mĂȘmes de conduite, de politesse ou de bon goĂ»t ne nous pa- raissent plus dignes que de figurer sur le carnet d'un Flaubert, parmi les maximes prud'hommesques et les bĂȘtises bourgeoises, quand il nous semble que trop de gens les ont rĂ©pĂ©tĂ©s. Cette façon de voir est bien peu philosophique. Les vĂ©ritĂ©s ne perdent, point ni ne gagnent Ă ĂȘtre vulgarisĂ©es. Il faudrait mĂȘme souhaiter que les utiles devinssent banales. Mais la vanitĂ© française ne s'en accommoderait point. 10. 174 LE THĂĂTRE 1912-1913 Qui oserait citer encore, sans s'excuser d'un sou- rire, le mot fameux de Gambetta Pensons-y tou- jours, n'en parlons jamais » ? Cette recommanda- tion n'est cependant pas moins sage aujourd'hui qu'hier ; nous venons d'en faire, au Théùtre RĂ©- jane, assez cruellement l'Ă©preuve. Puisque dĂ©cidĂ©ment je ne rougis pas de citer des mots qui ont traĂźnĂ© partout, les auteurs d'Alsace me permettront de leur en rappeler un de Corneille, aprĂšs celui de Gambetta c'est qu'Ă vaincre sans pĂ©ril on triomphe sans gloire ». Cet adage s'appli- que aussi bien au théùtre. Si l'on veut que je le tra- duise en un langage plus moderne, plus nietzschĂ©en, je dirai qu'il faut vaincre dangereusement. Si l'on prĂ©fĂšre la terminologie de M. de la Palice, je dirai qu'on ne risque rien quand c'est Ă coup sĂ»r, et que cela peut sembler parfois dĂ©sobligeant Ă ceux qui n'aiment pas d'avoir les mains forcĂ©es d'applaudir. Si, par exemple, comme au baisser de rideau du premier acte, vous nous montrez des Alsaciens chantant Ă demi-voix la Marseillaise, tandis que dehors peut-ĂȘtre la police allemande les Ă©coute, il est fatal qu'une partie des spectateurs Ă©clate en applaudissements, que quinze secondes plus tard ceux qui applaudissent regardent de travers ceux qui s'abstiennent, et que ceux qui s'abstiennent se laissent aller, pour confesser leurs sentiments civi- ques ou patriotiques, et que l'acte se termine par une ovation. Si, Ă la fin du deuxiĂšme acte, vous montrez un vieil Alsacien maltraitĂ© par deux offi- LE THĂĂTRE 1912-1913 175 ciers allemands, et que vous lui fassiez dire le mot de Cambronne, et que l'hĂ©roĂŻne de la piĂšce ajoute Eh bien quoi ! Vous n'allez pas le tuer parce qu'il a parlĂ© français ! » l'effet ne sera pas moins sĂ»r que celui de la Marseillaise. Je ne le dĂ©sapprouve pas j'ai pour le mot de Cambronne autant d'admiration que de sympathie, et j'avoue que, depuis bien des annĂ©es, je n'hĂ©site jamais Ă le profĂ©rer chaque fois qu'il m est commode ; mais si fiers que nous soyons d'ĂȘtre Français quand ce petit mot nous vient aux lĂšvres, il ne faudrait pas en oublier les origines. Ce n'est pas un mot de victoire, et je rappelle aux amateurs que sa cĂ©lĂ©britĂ© date de Waterloo. AprĂšs ces deux baissers de rideau, je me deman- dais ce que nous aurions pour le troisiĂšme et le der- nier acte. Nous avons un dĂ©nouement ingĂ©nieux, factice, de pur théùtre, mais enfin de bon théùtre si vous voulez. L'Alsacien qui a Ă©pousĂ© une Alle- mande, et qui, la guerre dĂ©clarĂ©e, n'a le courage de se rĂ©soudre ni pour son ancienne ni pour sa nou- velle patrie, a celui du moins de se faire Ă©charper dans la rue en criant Vive la France ! » et vient mourir entre les bras de sa mĂšre. Mme RĂ©janc a su tirer parti de cette fin aussi magnifiquement que du dernier geste et de la derniĂšre phrase de la Course du Flambeau â qu'il va de soi que je ne compare pas. L'effet a Ă©tĂ© si puissant qu'une spectatrice du balcon l'a accompagnĂ© d'une attaque de nerfs, et cet incident, qui n'est pas si ordinaire au théùtre 176 LE THĂĂTRE 1912-1913 RĂ©jan* que dans un autre théùtre du voisinage, n'a pas laissĂ© de contribuer Ă l'Ă©motion finale. Il n'est point aisĂ© de raconter, sauf peut-ĂȘtre en quatre mots, la piĂšce de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille. La donnĂ©e en est fort simple, peu neuve, et a dĂ» coĂ»ter davantage Ă leur mĂ©moire qu'Ă leur invention. La famille Orbay a Ă©migrĂ© par- tiellement. Par une assez bizarre et, je crois, assez rare anomalie, ce sont les parents qui sont allĂ©s s'Ă©tablir en France, et Jacques, le fils, qui est restĂ© au pays, n'Ă©tant point de nature Ă se dĂ©raciner. Il est tombĂ© amoureux d'une jeune fille allemande, Marguerite Schvvartz. Mme Orbay revient de Paris tout exprĂšs pour empĂȘcher le mariage et je pense qu'elle l'empĂȘche en effet cette fois ; mais, un peu plus tard, Ă©tant devenue veuve, elle n'a plus la force de rĂ©sister Ă son fils, qu'elle voit trop malheu- reux. Jacques Orbay Ă©pouse donc Marguerite, et c'est dĂšs le dĂ©but, malgrĂ© l'amour, la mĂ©sintelli- gence, l'antagonisme, le duel quotidien et sourd des deux races imprudemment rapprochĂ©es. Le conflit devient plus atroce quand la guerre menace, puis Ă©clate entre la France et l'Allemagne, et il aboutit enfin au tragique dĂ©nouement que j'ai dĂ©jĂ dit. Tous les sujets simples ne sont pas gĂ©nĂ©raux, et celui-ci prĂ©sente, plus que tout autre peut-ĂȘtre, l'agrĂ©ment comme le pĂ©ril de la particularitĂ©. Il est particulier de la pire façon, puisqu'il est actuel. D'illustres exemples montraient Ă M. Leroux et LE THĂĂTRE 1912-1913 177 Camille que l'on y peut trouver prĂ©texte Ă la plus curieuse comme Ă la plus douloureuse psychologie est-ce Ă cause de ces exemples mĂȘmes, et par une modestie outrĂ©e, qu'ils ont retranchĂ© dĂ©libĂ©rĂ©ment de leur piĂšce tout ce qui en pouvait faire l'intĂ©rĂȘt et la qualitĂ© ? Sans doute, ils ont, si je puis dire, crayonnĂ© le conflit de deux races ; ils ont mis en prĂ©sence quelques types joliment dessinĂ©s de Fran- çais et quelques caricatures d'Allemands, point trop chargĂ©es, point trop injustes, mais enfin des cari- catures ce qui me paraĂźt prodigieux, c'est qu'ils aient oubliĂ© de dessiner les deux figures centrales, et que ni Jacques Orbay ni Marguerite Schwartz, qui devraient s'opposer en pleine lumiĂšre et au pre- mier plan, n'aient point ni l'un ni l'autre la moindre apparence de caractĂšre. A dĂ©faut de cette psycholo- gie qui n'est peut-ĂȘtre possible que dans un livre, le sujet d'Alsace prĂȘtait Ă la description de mĆurs. Je me hĂąte de reconnaĂźtre que MM. Gaston Leroux et Lucien Camille ont ici fait preuve de talent, que tout le pittoresque de leur piĂšce est bien venu, que le premier acte notamment est touchant et amusant d'un bout Ă l'autre, et que si par la suite maints dĂ©- tails ont paru choquants ou pĂ©nibles, c'est qu'il n'Ă©tait point possible d'Ă©viter cet Ă©cueil. Et voilĂ prĂ©cisĂ©ment ce qu'il faut regretter. Enfin, le sujet d'Alsace pouvait prĂȘter aux dĂ©clamations, Ă l'exhi- bition du patriotisme, et ici encore je me plais a reconnaĂźtre que MM. Lucien Camille et Gaston Le- roux, visiblement soucieux d'Ă©viter le couplet et la 178 LE THĂĂTRE 1912-1913 tirade, ont fait un louable effort de sobriĂ©tĂ©. Je ne le crois pas suffisant. Comme tous les sentiments, le patriotisme a sa pudeur ; c'est peut-ĂȘtre mĂȘme, de tous les sentiments humains, le plus rĂ©servĂ© et le plus farouche. Il a des occasions si belles de s'attester en actes, qu'il rĂ©pugne, quand il est sin- cĂšre, Ă s'exprimer en paroles. Nous avons su tout rĂ©cemment montrer au monde, qui a compris, la soliditĂ© du nĂŽtre, son calme, sa froideur et sa vertu de silence. J'avoue que le chauvinisme français ne s'Ă©tait pas souvent manifestĂ© de la sorte dans les temps anciens. Cette allure plus virile et parfaite- ment exempte de forfanterie est peut-ĂȘtre une acqui- sition toute nouvelle et prĂ©cieuse qu'il vient de faire il ne doit plus la perdre, et c'est pourquoi je trouve regrettable un spectacle qui semble fait pour rame- ner les spectateurs Ă l'Ă©tat d'esprit oĂč Ă©taient nos pĂšres il y a quarante ans, quand ils criaient A Berlin ! » Je voudrais enfin signaler l'inconvĂ©nient qu'il y a et peut-ĂȘtre le ridicule, Ă dĂ©clarer la guerre et Ă mobiliser derriĂšre le manteau d'Arlequin, aujourd'hui sur le théùtre RĂ©jane, demain sur le théùtre Sarah-Bernhardt Ă dĂ©faut de la ComĂ©die- Française, dans le moment mĂȘme que l'Europe entiĂšre tĂ©moigne un amour si entĂȘtĂ© de la paix et une peur si raisonnable des coups qui font mal . Je ne puis qu'indiquer ici. oĂč la place m'est me- surĂ©e, ces diverses objections et comme je les ai faites sans aucune rĂ©ticence, je tiens Ă rĂ©pĂ©ter, en terminant, ce que j'ai dit au dĂ©but de cet article, LE THĂĂTRE 191^-1913 179 savoir que la piĂšce de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille a remportĂ© le plus brillant succĂšs. Je le constate et je m'en rĂ©jouis d'abord pour Mme RĂ©- jane directrice, qui a tant de fois mĂ©ritĂ© le succĂšs matĂ©riel sans l'obtenir, qu'il est trop juste qu'elle l'obtienne cette fois. Quant Ă Mme RĂ©jane crĂ©atrice du rĂŽle de Jeanne Orbay, je ne me souviens pas, aprĂšs l'avoir vue dans tous ses rĂŽles, de l'avoir jamais vue plus humaine, plus naturellement dra- matique, plus sĂ»re de son art et de son mĂ©tier, qui ne sont Ă vrai dire ni un art ni un mĂ©tier, plus maĂźtresse de nos nerfs et de nos cĆurs. Elle est admirablement secondĂ©e par Mme VĂ©ra Sergine, qui trouve moyen de communiquer une vie rĂ©elle au pauvre personnage de Marguerite. Mmes Rosine Maurel, Miller et Lemercier ont composĂ© avec le plus remarquable talent les trois bons rĂŽles de Mme Schwartz, de Mme Honneck et de la vieille servante KaterlĂ©. Mlle Isabelle Fusier jouera certainement quelque jour l'Ami Fritz. Une jeune artiste venue tout exprĂšs de Berlin, Mlle Kate-Marlit, a Ă©gayĂ© toute la salle par une charge un peu grosse, mais bien drĂŽle, de jeune fille allemande qui se croit dis- crĂšte et bien Ă©levĂ©e. M. Rollan a jouĂ© avec chaleur et sincĂ©ritĂ© Jacques Orbay. MM. Chautard, Gorby, Dalleu, Bosman, Raoul, Leroux, Laurent, Donnio, nous ont tour Ă tour Ă©mus, effrayĂ©s et divertis. M. Marcel Simon, excellent dans le rĂŽle du vieux domestique François, a mis en scĂšne la piĂšce de 180 LE THĂĂTRE 1912-1913 MM. Gaston Leroux et Lucien Camille avec un goĂ»t et une habiletĂ© dignes des plus grands Ă©loges. 15 Janvier RENAISSANCE. â La Folle EnchĂšre, comĂ©die en trois actes, de M. Lucien Besnard. Mlle GeneviĂšve de la Roche-TrĂ©mont est orphe- line et pauvre, mais fort bien apparentĂ©e. L'un de ses oncles, le marquis des Authieux, n'est qu'un assez mĂ©diocre hobereau ; mais elle a un autre oncle qui, si j'ose dire, en vaut plusieurs, car c'est Son Eminence Mgr l'archevĂȘque de Paris en per- sonne. Elle est de plus, Ă son insu, recherchĂ©e en mariage par le grand journaliste catholique Maxime Langeais. Ce Maxime Langeais, qui a cinquante ans, ne s'en fait pas accroire, et n'espĂšre point de plaire par son charme. Mais il sait que GeneviĂšve aime passionnĂ©ment le vieux chĂąteau, le vieux pi- geonnier de la Roche-TrĂ©mont, oĂč elle a Ă©tĂ© Ă©levĂ©e, et qu'elle va ĂȘtre rĂ©duite Ă s'en dĂ©faire. Il a formĂ© le dessein de l'acheter, de le rendre Ă GeneviĂšve moyennant mariage, enfin de se faire Ă©pouser, moi- tiĂ© par reconnaissance et moitiĂ© par force. Le jour qu'il vient dans le pays causer de cette affaire avec M e Bouvery, notaire, deux jeunes Pari- siens viennent aussi Ă l'Ă©tude, s'enquĂ©rir de propriĂ©- tĂ©s Ă louer dans les environs. C'est le fils et la fille LE THEATRE 1912-1913 181 de l'illustre chimiste Jean Marnier, ancien ministre, membre de toutes les acadĂ©mies, et dont les funĂ©- railles lurent nationales, niais civiles. François Mar- nier, retournant chez, le notaire aprĂšs avoir visitĂ© une des bicoques, qu'il louera tout Ă l'heure, voit GeneviĂšve Ă la fenĂȘtre ; il est si troublĂ© Ă elle vue qu'il oublie de serrer le frein de son automobile, dĂ©molit la charrette anglaise de Mlle de la Uoche- TrĂ©mont, qui est devant la porte, et endommage mĂȘme un peu le petit valet de pied ; mais comme François Marnier est interne des hĂŽpitaux, il rĂ©pare aussitĂŽt lui-mĂȘme le mal qu'il a causĂ© ; et cet acci- denl a pour unique elĂŻel de rompre la glace entre François, Mme Desclos sa sĆur, GeneviĂšve et le marquis des Authieux. La glacĂ© est mĂȘme si particuliĂšrement rompue entre François el GeneviĂšve que la chance du Maxime Langeais nous paraĂźt dĂšs lors fort, dimi- nuĂ©e. Langeais se mĂ©fie, mais n'est pas homme Ă renoncer. N'a-t-il point L'argent ? François, qui n'en a point ou guĂšre, apprend par hasard, cinq minutes avant l'adjudication, ce que le journaliste machine, et lui souffle le chĂąteau en mettant une folle enchĂšre de prĂšs de deux cent mille francs. Rien ne grise comme les chiffres, tant qu'il ne s'agit point de rĂ©aliser. Mais lorsqu'il faut rĂ©gler les comptes, c'est autre chose. François Marnier s'est mis dans un fort mauvais cas. Son. beau-frĂšre Desclos parle de conseil judiciaire. D'ailleurs, la Roche-TrĂ©mont n'est mĂȘme pas encore Ă François le premier venu 11 182 LE THEATRE 1912-1913 peut surenchĂ©rir dans les quarante jours ; et c'est bien ce que Langeais compte de faire. La situation serait inextricable, si l'amour, et aussi le clergĂ©, ne devaient avoir le dernier mot. Monseigneur a un faible pour sa niĂšce. Il a surtout horreur de Lan- geais, et il aime encore mieux marier GeneviĂšve au fils d'un athĂ©e que l'on a enterrĂ© civilement, que de s'allier au puissant journaliste catholique. Ceci est fort spirituel. Ajoutons, pour achever de justifier le prĂ©lat, que le puissant journaliste catholique est un vilain monsieur, qu'il est juif naturellement, qu'il s'appelle Colmar, et qu'il n'a changĂ© que de nom de ville mais le second Ă©tait mieux trouvĂ©. Je regrette un peu, je l'avoue, que M. Lucien Besnard, choisissant des personnages si importants et si reprĂ©sentatifs, ne les ait pas heurtĂ©s l'un contre l'autre plus rudement. Un grand pamphlĂ©taire, un prince de l'Eglise et l'hĂ©ritier d'un prince de l'intel- ligence mĂ©ritaient, de liver des batailles plus Ă pros et de n'ĂȘtre point vaincus ni vainqueurs si aisĂ©ment. M. Besnard ne les a voulu mĂȘler qu'Ă une fable ro- manesque, Ă laquelle eussent peut-ĂȘtre suffi des hĂ©ros de moindre envergure. Ne nous plaignons point cependant qu'il ait relevĂ© le genre de la comĂ©- die aimable et tendre, en distribuant les rĂŽles Ă des personnages moins convenus, moins fatiguĂ©s par l'usage, et qui ne figurent point sur les catalogues ordinaires des emplois de théùtre. Si peut-ĂȘtre il n'a pas exigĂ© d'eux tout, ce que nous aurions souhai- tĂ©, il a du moins l'honneur de les avoir inventĂ©s et LE THĂĂTRE 1912-1913 183 dessinĂ©s. D'une comĂ©die qui risquait de n'ĂȘtre qu'agrĂ©able, il a fait une curieuse galerie de carac- tĂšres il nous a, une fois de plus, tĂ©moignĂ© la rare qualitĂ© de son esprit, la dĂ©licatesse et la sĂ»retĂ© de son goĂ»t. Je ne fais point fi non plus de l'agrĂ©ment d'autant que celui de la Folle EnchĂšre est sans fa- deur ; il est mĂȘme parfois un peu rustique et un peu rude. C'est une Ćuvre de plein air ; elle est honnĂȘte et elle est saine ; et tous les personnages inspirent la sympathie, non point, comme au théùtre, parce qu'ils sont douĂ©s de toutes les vertus ou de toutes les hypocrisies, mais parce qu'ils sont vivants et vrais. C'est presque miracle que les nombreux direc- teurs, simultanĂ©s ou successifs, de la Renaissance, .-lient trouvĂ© une minute entre deux signatures de traitĂ©s pour s'occuper de la Folle EnchĂšre. Cette minute, Ă vrai dire, ils ne l'ont point trouvĂ©e, mais M. Lucien Besnard n'y a rien perdu. M. Calmettes a bien voulu assumer la besogne que M. Tarride se voyait, Ă son bien grand regret sans doute, contraint de nĂ©gliger. Il a mis en scĂšne avec amour la piĂšce de M. Lucien Besnard, et il l'a mise en scĂšne Ă la perfection les enfants adoptĂ©s ou recueillis se trou- vent parfois, en fin de compte, les mieux Ă©levĂ©s. M. Calmettes a remportĂ© un double succĂšs ; car il interprĂšte le rĂŽle du cardinal-archevĂȘque et il est magnifique sous la pourpre. M. Charles Dechomps est un excellent amoureux, naturel, comique et. sen- sible. M m * Catherine Fontenoy est simplr. frnnchc. 184 LE THĂĂTRE 1912-1913 nette ; Mme AndrĂ©e Pascal a cette grĂące qui est toujours la plus forte. M me Luce L'olas a composĂ© de façon plaisante un rĂŽle de vieille Anglaise. MM. Buliier, Mauloy, Cousin, Alerme sont des artistes intelligents et sĂ»rs. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e. 26 Janvier AU THĂĂTRE FĂMINA. â L'Epate, comĂ©die en trois actes de MM. Alfred Savoir et AndrĂ© Picard. A L'ODĂON. â Sylla, tragĂ©die en quatre actes, en vers, de M. Alfred Mortier. â Inauguration de la COMĂDIE- MARIGNY. Le titre que Al M. Alfred Savoir et AndrĂ© Picard ont donnĂ© Ă leur belle comĂ©die est presque français, puisque l'AcadĂ©mie a consacrĂ© au moins L'adjectif d'oĂč Ă©pate dĂ©rive. Mais si les auteurs ont eu vrai- ment souci de se conformer au dictionnaire officiel de L'usage, il faut regretter que les Quarante ne soient pas encore Ă la lettre S, et n'aient, pas natu- ralisĂ© les mots anglais snob, snobisme, qui ont bien autrement de caractĂšre et de gĂ©nĂ©ralitĂ©. La comĂ©die de MAL Picard et Savoir mĂ©ritait un titre plus consi- dĂ©rable, et qui sentit moins L'argot. Elle est vrai- ment, et dans toute son ampleur, la comĂ©die du snobisme, cpii est bien la plus significative qualitĂ© des sociĂ©tĂ©s bourgeoises je ne dis pas des pures dĂ©mocraties, mais de celles oĂč il subsiste une no- LE THĂĂTRE 1912-1913 185 blesse, hĂ©rĂ©ditaire ou factice, rĂ©elle ou apparente. Le snobisme est peut-ĂȘtre plus rĂ©pandu en Angle- terre, oĂč la littĂ©rature veut qu'il soit nĂ©. Mais je crois qu'il s'est dĂ©veloppĂ© en France plus magnifi- quement ; il est plus utile ; il y est devenu l'un des soutiens de la sociĂ©tĂ©, de mĂȘme que l'adultĂšre. Il a eu, dans l'ordre esthĂ©tique, la plus heureuse influence il nous a, par exemple, rendus musiciens. Les artistes lui doivent un public, sinon averti, du moins superstitieux. Dans l'ordre moral d'une RĂ©pu- blique, il joue Ă peu prĂšs le mĂȘme rĂŽle que Mon- tesquieu assignait Ă l'honneur dans les monarchies. Notre civilisation seiait bien menacĂ©e, si nous n'avions pas le snobisme ; nous n'en devons donc pas mĂ©dire, mais il ne faut pas oublier non plus que c'est Ă l'occasion une maladie, et en tout Ă©tat de cause une source inĂ©puisable de comique. Le grand mĂ©rite de MM. Savoir et Picard est d'avoir envisagĂ© le snobisme sous ces divers aspects ; d'en avoir tirĂ© tout ce qu'un tel sujet comportait de satire, de comĂ©die et de drame ; d'avoir dessinĂ© des sil- houettes, des figures et des caractĂšres d'avoir re- nouvelĂ© une fable en soi-mĂȘme banale ; d'avoir osĂ© tout montrer et tout dire, avec une sincĂ©ritĂ© entiĂšre, avec une ĂąpretĂ© presque naĂŻve, et cependant avec tant de goĂ»t et de tact que rien dans leur piĂšce, mĂȘme le scabreux, n'est ni choquant ni pĂ©nible, et que l'impression d'ensemble demeure agrĂ©able. Je ne doute point que l'Epate ne porte, comme on dit, sur le public, et je n'y trouve cependant aucune com- 186 LE THEATRE 1912-1913 plaisance ; mais la facture de la piĂšce dĂ©note chez les deux auteurs une sĂ»re pratique du mĂ©tier, une parfaite connaissance de la scĂšne ; ils ne sont dĂ©jĂ plus de ceux qui ont besoin de flatter le spectateur pour le prendre ils pourraient, s'ils voulaient, lui faire violence ; mais ils le prennent et le tiennent mieux sans rien tenter prĂ©cisĂ©ment pour cela, rien qu'en disant toute leur pensĂ©e en toute franchise, avec une hardiesse d'instinct, peut-ĂȘtre inconsciente. Plus encore que les dĂ©tails et le pittoresque de leur piĂšce, j'en ai admirĂ© l'armature solide. J'ai admirĂ© le progrĂšs de l'action, qui va de la petite comĂ©die de marionnettes parisiennes Ă la tragĂ©die bour- geoise, sans qu'un instant, au cours de ces trois actes, il y ait une disparate, et que les changements de ton soient seulement sensibles. J'ai admirĂ©, si je puis dire, la hiĂ©rarchie des caractĂšres, et comme chacun des personnages se trouve exactement Ă son plan. Il n'y en a, Ă proprement parler, que trois. Borel pĂšre, qui se fait appeler Borel-Borel, est un des meilleurs types de parvenus que nous ait encore prĂ©- sentĂ© le théùtre contemporain. Ancien gĂ©rant d'un petit cafĂ© Ă Marseille, enrichi par de hasardeux commerces, il est restĂ©, comme cela se voit trĂšs sou- vent chez nous, homme du peuple, d'une mĂ©diocritĂ© sympathique, sentimental comme dans les roman- ces, pĂšre tendre et faible, peut-ĂȘtre point trĂšs rigou- reusement honnĂȘte, mais brave homme. Ce n'est certes pas grĂące Ă son intelligence qu'il est parvenu. LE THĂĂTRE 1912-1913 187 et d'ailleurs on ne sait ni comment ni pourquoi il a fait fortune mais sait-on jamais comment et pour- quoi les gens font fortune ? Le succĂšs non seulement ne se justifie guĂšre, mais la plupart du temps il ne s'explique mĂȘme pas. Borel-Borel est devenu snob comme il est devenu riche, sans le savoir, sans le vouloir au surplus, dans le mĂ©nage, ce n'est pas le mari qui porte le snobisme. L'intrigante, c'est M me Borel-Borel, fille d'un peintre en bĂątiments, devenue peintre amateur, et qui pourrait aussi bien s'ĂȘtre mise femme de lettres. Je ne crois pas qu'elle soit non plus bien mĂ©chante, ni d'une vĂ©ritable im- moralitĂ©, quoiqu'elle ait pris jadis un amant pour faire comme tout le monde, que son fils AndrĂ© ne soit Borel-Borel que de nom, et qu'elle donne Ă sa fille des conseils que ne dĂ©savouerait pas la plus experte appareilleuse. Mais elle est ambitieuse jus- qu'Ă la manie, jusqu'Ă la bĂȘtise. Elle est ambitieuse de petites choses, enfin elle rĂ©pond parfaitement Ă la dĂ©finition de Thackeray elle est snob. La fille de Borel-Borel, Lucienne, est infiniment supĂ©rieure Ă ses parents. Elle semble nĂ©e ; et ceci encore est observĂ© fort judicieusement ; car, en dĂ©- pit des thĂ©ories traditionnalistes, Ă prĂ©sent, les Ă©ta- pes se brĂ»lent, et pour produire un gentleman ou une jeune fille de qualitĂ©, une gĂ©nĂ©ration suffit, oĂč jadis il en fallait trois. Lucienne, fort bien Ă©levĂ©e elle a dĂ» s'Ă©lever toute seule, n'est pas ce que l'on appelle la jeune fille moderne, mais elle est encore moins ce que l'on appelle la vraie jeune fille, type 188 LE THEATRE 1912-1913 qui n'a d'ailleurs jamais existĂ© qu'au théùtre. Ses parents la promĂšnent et l'exhibent depuis l'Ăąge le plus tendre Ă travers les casinos et les kursaals, en Ecosse, en NorvĂšge, en Egypte et en Italie. Elle leur sert d'amorce, elle leur sert, si j'ose m'exprimer ainsi, Ă raccrocher les Ă©trangers de distinction avec lesquels ils souhaitent faire connaissance. A huit ans, elle les a dĂ©jĂ aidĂ©s Ă engager la conservation, dans un salon d'hĂŽtel, avec le roi Milan. Puis sa mĂšre s'est mise Ă rechercher pour elle le mariage Ă©blouissant. Lucienne n'est point difficile Ă marier, puisqu'elle a une grosse dot ; mais, grĂące Ă l'ambi- tion capricieuse de M me Borel-Borel, qui ne veut plus entendre parler des prĂ©tendus les plus huppĂ©s, dĂšs qu'elle les a amenĂ©s par ses manĆuvres Ă se dĂ©- clarer et Ă faire leur demande, Lucienne a dĂ©jĂ ratĂ© plus de mariages qu'une fille pauvre. Elle n'a jamais aimĂ© personne, mais elle est trop vivante, trop saine et trop proche de la nature pour avoir pu ĂȘtre si souvent fiancĂ©e sans Ă©motion. Elle ne peut l'ĂȘtre une fois de plus sans dĂ©goĂ»t. L'Ă©pisode essen- tiel de l'Epate est justement la rĂ©volte attendue de Lucienne Ă la suite d'une nouvelle machination et rupture de mariage. Cette honnĂȘte fille, pour se dĂ©gager de la vilenie de ses entours. pour se rĂ©- vĂ©ler Ă ses propres yeux, par une sorte de besoin de propretĂ©, veut se donner quand on veut trafiquer d'elle et elle se donne en effet Ă un garçon humble et timide qui l'aime, qu'elle n'aime pas. qui n'a mĂȘme pas osĂ© lui avouer son amour, qui n'a pas LE THEATRE 1912-1913 189 de titre Ă vendre et qui ne peut pas ĂȘtre soupçonnĂ© de courir la dot. L'aventure se terminera fatalement j>;ir un mariage, mais ce dĂ©nouement, que la situa- lion sociale des personnages rend indispensable, n'esl banal qu'en apparence il est sauvĂ© par l'ex- ticiin' discrĂ©tion, par la sĂ©cheresse des scĂšnes Ă peine amoureuses, qui le prĂ©parent ; et il est prĂ©cĂ©dĂ© do la scĂšne la plus poignante, la plus touchante, la plus vraie, entre le pĂšre et la fille. L'interprĂ©tation de YEpate est fort remarquable, et manque cependant un peu d'harmonie. Le grand succĂšs a Ă©tĂ© pour M me Juliette D'arcourt M, me Borel- Borel, dont la vivacitĂ©, la frivolitĂ©, la jeunesse ne sauraient ĂȘtre bien qualifiĂ©es que par l'Ă©pithĂšte rĂ©- cemment admise aux honneurs du Dictionnaire. M me Darcourt joue les scĂšnes les plus dangereuses sans avoir l'air d'y toucher elle en ferait passer de bien plus dangereuses encore. M. Vilbert n'est pas su- pĂ©rieur dans le comique, ainsi qu'on l'aurait pu croire, mais sa bonhomie est charmante, il est vrai, il est sensible, et personne ne pleure mieux que lui. M me GĂ©niat a composĂ© avec beaucoup d'art et avec la plus louable simplicitĂ© son personnage de Lu- cienne. Elle a bien encore, par instant, le ton de l'antre maison, mais elle a aussi de beaux accents naturels et pathĂ©tiques elle connaĂźtra le succĂšs sur le boulevard ou aux Champs-ElysĂ©es. M me Margue- rite Deval est fort spirituelle et fort amusante ; M. Pierre Juvenet, en vieux beau fatiguĂ©, a fait beau- coup rire ; et un jeune dĂ©butant, M. Maurice Varny, 11. 190 LE THEATRE 1912-1913 a jouĂ© dans le sentiment le plus juste le rĂŽle du timide jeune homme, Ă qui Lucienne Borel-Borel se donne sans l'aimer encore, mais qu'elle aimera cer- tainement demain. * * * Pour la troisiĂšme matinĂ©e de ses reprĂ©sentations d'Ćuvres inĂ©dites, M. Antoine nous a donnĂ© la re- prise de Sylla, tragĂ©die en quatre actes, en vers, de M. Alfred Mortier, jouĂ©e TannĂ©e derniĂšre Ă Monte- Carlo. L'Ćuvre de M. Alfred Mortier n'est pas sans mĂ©rite. C'est une tragĂ©die. Il faut assurĂ©ment un certain courage pour Ă©crire aujourd'hui une tragĂ©- die Ă peu prĂšs classique, et la tentative de M. Mor- tier est hautement honorable. Il ne s'ensuit pas qu'elle soit trĂšs intĂ©ressante. Je n'ai ni le loisir ni la place de reprendre ici et de discuter la thĂ©orie de BrunetiĂšre sur l'Evolution des genres ; mais il est trop certain que les genres littĂ©raires meurent, et que ce n'est pas seulement la mode qui les tue. Il n'est pas moins certain qu'une fois morts ils ne ressuscitent pas, et qu'une tragĂ©die, comme une Ă©popĂ©e, n'est plus qu'un exercice d'Ă©cole ou de ca- binet. Le SnUa de M. Alfred Mortier ne pouvait ĂȘtre qu'un devoir ; mais il y a de bons et mĂȘme d'excel- lents devoirs, et nous ne pouvons nous dispenser de rendre hommage Ă la conscience de l'auteur, Ă son Ă©rudition et Ă son intelligence de l'histoire, Ă la nettetĂ© de son style, Ă la belle tenue de ses vers. M. Antoine a Ă©gayĂ© de quelques ornements cette LE THĂĂTRE 1912-1913 191 Ćuvre grave. 11 y a de beaux dĂ©cors, une musique de scĂšne de M. Louis Vuillemin, et mĂȘme un diver- tissement, dansĂ© par Mlle IrĂšne Markly. M. Des- jardins a dessinĂ© avec vigueur la figure de Sylla, M" e Gilda Darthy est belle et passionnĂ©e. MM. GrĂ©- tillat, Vargas, HervĂ©, ont mĂ©ritĂ© de chaleureux ap- plaudissements. * * Je sors de la ComĂ©die-Marigny Ă une heure trop tardive pour rendre compte des Eclaireuses mais je ne veux pas me refuser le plaisir d'annoncer dĂšs ce soir le grand succĂšs que vient d'obtenir la comĂ©- die de M. Maurice Donnay. VoilĂ une de ses plus fortes Ćuvres, des plus attachantes, des plus diver- tissantes elle est pleine de grĂące et pleine de pen- sĂ©e. VoilĂ aussi un nouveau théùtre, un vrai théùtre de comĂ©die et de drame ; c'est une joie et c'est une revanche cela nous console des boĂźtes ou bonbon- niĂšres superflues qui pullulent dans tous les quar- tiers. 28 Janvier COMĂDIE-MARIGNY. â Les Eclaireuses, piĂšce en quatre actes, de M. Maurice Donnay. J'ignore si M. Maurice Donnay, qui est un mathĂ©- maticien repenti, saurait encore Ă©tablir la formule de sa courbe, ou si mĂȘme elle peut ĂȘtre exprimĂ©e 192 LE THEATRE 1912-1913 par une formule calculable. Elle ne semble, Ă nos yeux du moins mais nous n'avons qu'un lointain souvenir de notre gĂ©omĂ©trie, elle ne semble obĂ©ir Ă aucune loi ; ainsi que la ligne de ses piĂšces, elle a des retours, dos sinuositĂ©s elle est la figure du caprice et du bon plaisir. Je pense bien que M. Don- nay sait oĂč il va, et conduit sa carriĂšre comme les fables qu'il imagine, avec la mĂȘme infaillible sĂ»- retĂ© que les gens tout d'une piĂšce, bien carrĂ©s et bien directs. Mais il ne vise pas comme un tireur les buts qu'il se propose, et rĂ©pugnerait Ă les attein- dre par la plus courte trajectoire. Il aime les che- mins dĂ©tournĂ©s, qui mĂšnent aussi bien Ă Rome ; il aime les dĂ©tours et les mĂ©andres comme Verlaine aimait les nombres impairs. Son Ćuvre n'est pas le royaume de la justice, mais celui de la grĂące. Il sait oĂč il mĂšne ses actions et ses personnages, et il sait quelle carriĂšre lui-mĂȘme il fournit, et, encore une fois, il ne juge pas toujours Ă propos de nous mettre dans la confidence ; il nous mĂ©nage ainsi bien des surprises. Celle d'hier soir nous a Ă©tĂ© sin- guliĂšrement agrĂ©able. Sans vouloir diminuer le mĂ©- rite des Ćuvres les plus rĂ©centes de M. Maurice Donnay, il est certain que, par exemple, dans La Patronne, ce bon plaisir dont je parlais tout Ă l'heure nuisait Ă la composition de la piĂšce, et y mettait, avec beaucoup de charme, un peu d'incerti- tude ; que, dans le MĂ©nage de MoliĂšre, nous n'a- vions pas retrouvĂ© toute l'aisance ordinaire de M. Maurice Donnay, et que son talent nous avait semblĂ© LE THEATRE 1912-1913 193 mĂ»ri peut-ĂȘtre, mais un peu assagi, un peu attristĂ© ; enfin, il nous avait paru que, clans ces derniers temps, ce talent inimitable ne perdait rien sans doute de sa valeur, mais perdait un peu de sa phy- sionomie. Et ce qui nous a Ă©tĂ©, hier soir, manifestĂ© soudain avec Ă©clat, c'est que, justement, l'originalitĂ© de Maurice Donnay, donl nous avions pu croire un instant que le progrĂšs Ă©tail ralenti, avait poursuivi, Ă notre insu et dans un malicieux secret, son accom- plissement, qu'elle venait seulement d'atteindre Ă son pĂ©riode. Le premier mĂ©rite qu'il convienne de reconnaĂźtre aux Eclaireuses est, celui de l'originalitĂ©, d'une originalitĂ© pour ainsi dire absolue ; nulle ceu vre de M. Donnay ne porte mieux sa marque et sa signature ; il l'a mise partout, et sous chaque mot je dĂ©fie les moins LettrĂ©s des spectateurs de ne pas reconnaĂźtre Ă chaque rĂ©plique son style, sa poĂ©sie, et d'y ĂȘtre insensibles, encore que les gens qui ne savent pas le français prĂ©tendent qu'au théùtre l'Ă©cri- ture importe peu. Jamais il n'a construit une piĂšce plus Ă son grĂ©, selon sa fantaisie, selon les seules rĂšgles de son esprit, et jamais il n'a mieux rĂ©ussi Ă construire. Cette fois. Ips dĂ©fauts ou les dangers do sa volontaire nonchalance se sont Ă©vanouis. Un bel ordre rĂšgne dans les Eclaireuses. un bel ordre qui n'est pas apparent. Il n'y a pas de rigueur. La pensĂ©e de M. Maurice Donnay se laisse aller par- fois, Ă la façon de celle de Montaigne et songez qu'au théùtre cela est unique. Mais M. Donnay est aussi un homme de théùtre si adroit qu'il peut ris- 194 LE THĂĂTRE 1912-1913 quer de tels tours de force. Et puis, il avait cette fois tant de choses Ă dire qu'il ne les pouvait pas ranger sĂ©vĂšrement par catĂ©gories, et il a tout dit ce qu'il devait dire. Il n'a rien omis ou redoutĂ© de son sujet. Quelle richesse ! Quelle substance ! Ce n'est point ici une Ćuvre dĂ©charnĂ©e par les prĂ©ten- dues nĂ©cessitĂ©s du théùtre, ni rĂ©duite au nĂ©cessaire scĂ©nique. Elle est abondante, elle est complexe, elle ne rĂ©pudie point les charmantes inutilitĂ©s. Elle est rĂ©elle elle est donc innombrable. Celle enfin de ses qualitĂ©s que je prise le plus, et qui une fois encore accuse la signature de Maurice Donnay, c'est qu'elle est exempte de tout pĂ©dantisme. Le sujet Ă©tait menaçant ; on savait que les Eclaireuses traitaient du fĂ©minisme, on pouvait craindre une piĂšce Ă thĂšse, ou une de ces piĂšces qui font penser. Mais non, ce n'est pas M. Maurice Donnay qui pouvait faire la piĂšce doctorale sur le fĂ©minisme, et il ne l'a point faite. Sa comĂ©die est une comĂ©die aussi lĂ©gĂšre que profonde ; c'est une comĂ©die d'amour, oĂč l'amour est modifiĂ© par une atmosphĂšre, par des caractĂšres, et, si je puis dire, par des circonstances fĂ©ministes, oĂč il y a de belles pa- roles d'amour, mais aucune confĂ©rence ni sur l'a- mour ni sur le fĂ©minisme. Les Eclaireuses sont par lĂ une Ćuvre toute française, et il n'en pouvait ĂȘtre diffĂ©remment ; car dans les crĂ©ations oĂč se marque l'originalitĂ© d'un artiste, doit Ă©galement se marquer l'originalitĂ© de son pays et de sa race. Je sais qu'en le disant, je ferai un sensible plaisir Ă M. Maurice LE THEATRE 1912-1913 195 Donnay, qui est patriote. Il l'est de la bonne ma- niĂšre. Il a, naguĂšre, Ă©crit un bien joli couplet sur la patrie, qu'il compare Ăč une assiette peinte. J'ad- mire beaucoup les assiettes que peint M. Maurice Donnay. Il tĂ©moigne ses sentiments de bon Fran- çais en illustrant notre littĂ©rature, et je lui assure qu'on est beaucoup plus fier d'ĂȘtre son concitoyen quand on Ă©coute les Eclaireuses que lorsque l'on est obligĂ©, par une sotte de lĂ cbe biensĂ©ance, de pren- dre part, dans un 3 salle de théùtit, Ă certaines ma- nifestations bruyantes et de mauvais goĂ»t, dont je me plaignais l'autre jour. Les fĂ©ministes, les eclaireuses » que nous prĂ©- sente Maurice Donnay, ne sont pas les grotesques ni les monstres que l'on pouvait craindre, bien qu'il se rencontre parmi elles jusqu'Ă une suffragette an- glaise. C'est la plus jolie, et elle a une si naĂŻve fa- çon de raconter comment elle casse les vitres. Si Donnay nous avait voulu infliger une piĂšce Ă thĂšse, nous devrions mĂȘme lui reprocher le choix trop par- ticulier et trop agrĂ©able de ses personnages ; mais je rĂ©pĂšte qu'il ne s'agit point de thĂšse, et Ă peine d'idĂ©es. Jeanne Dureille est une enthousiaste, ce n'est point une fanatique, et si elle professe, non si elle croit, ou mieux si elle sent que la femme est L'Ă©gale de l'homme, c'est qu'elle-mĂȘme est supĂ©- rieure au commun des femmes. Elle a reçu cette culture que l'on rĂ©servait jadis aux garçons, et dont ils pourraient se montrer moins fiers, car la plupart n'en profitent point et restent des sots. Elle a Ă©tĂ© 196 LE THĂĂTRE 1912-1913 au collĂšge. Elle a conservĂ© des relations avec cer- taines de ses anciennes camarades, qui, doctores- ses, avocates, gagnent leur vie. Elle n'a nul besoin de gagner la sienne elle est du monde sa mĂšre, M me Challerange, lui a donnĂ© trois cent mille francs de dot. et elle a Ă©pousĂ© un riche industriel. Le mĂ©- nage est mĂ©diocrement je veux dire moyennement heureux. On ne s'aime guĂšre, on ne se hait, point ; il o'y a point de griefs rĂ©ciproques, point d'infidĂ©- litĂ©s, et les Dureille ont deux enfants, qu'ils ckĂ©ris- senl comme il sied et qui devraient assurer du moins la paix du foyer. Et cependant ees Ă©poux, Ă certains Ă©gards modĂšles, ne peuvent plus vivre ensemble. pour des raisons purement morales. Jeanne, sans que son orgueil soit excessif, ne peut subir l'auto- ritĂ©, la suprĂ©matie nĂ©cessaire du chef de famille. Paul Dureille. avec les meilleures intentions du monde, tenterait, vainement d'abdiquer ses principe», ou. si l'on veut, ses prĂ©jugĂ©s de mĂąle, et de compo- ser avec une Ă©pouse qu'il honore, s'il ne l'aime plus d'amour, que, pour des motifs intĂ©ressĂ©^, mais res- pectables, il entend garder. A la suite d'une que- relle qui, Ă l'un comme Ă l'autre, semble d'abord futile, tous deux prennent conscience du dissenti- ment profond, irrĂ©mĂ©diable qui les sĂ©pare. Jeanne rĂ©clame le divorce. Paid Dureille finit par y con- sentir et je note ici aue leur scĂšne est grave el belle, comparable Ă celle du dernier acte de Maison de PoupĂ©e, avec une clartĂ© qui n'a rien de Scandi- nave, et avec l'accent français. LE THEATRE 1912-1913 197 C'est au second acte que nous voyons les adeptes du fĂ©minisme groupĂ©es autour de Jeanne affranchie. La galerie est curieuse, et l'on pense bien que M. Maurice Donnay a crayonnĂ© les divers types avec bienveillance, mais sans aveuglement. Ces dames, qui viennent de fonder un cercle d'Ă©tudes, une Ă©cole fĂ©ministe, sont, pour la plupart, des mondaines qui ne haĂŻssent pas de s'amuser. Elles rĂ©citent des vers, on sent le snobisme poindre et nous ne dĂ©sespĂ©rons pas de les voir un jour jouer au bridge. L'Anglaise toutefois, Edith Smith, sort de prison. Une certaine doctoresse Orpailleur est assez terrible Ă considĂ©- rer, mĂȘme de loin ; du reste, on ne l'avait pas invi- tĂ©e, et elle se plaint sans mĂ©nagement de cet oubli. La femme de lettres, Charlotte Alzet, est plutĂŽt de Montmartre que du faubourg Saint-Germain. L'Ă©tu- diante Germaine Luceau est une fĂ©ministe intĂ©grale, mĂȘme dans l'ordre du sentiment et je recommande, entre parenthĂšses, la scĂšne oĂč elle se trahit, Ă tous les Ă©crivains, ou soi-disant tels, qui prennent un peu trop souvent pour thĂšme de leurs drĂŽleries ce sujet scabreux et triste M. Maurice Donnay leur a mon- trĂ© comment l'honnĂȘte homme doit parler de ces choses-lĂ . Une autre doctoresse, Rose Bernard, que Jeanne consulte pour son fils, exprime des idĂ©es fort saines sur la nĂ©cessitĂ© d'aimer, mĂȘme lorsque l'on est fĂ©ministe ; et nous pressentons que l'amour ne va pas tarder de redevenir le srrand intĂ©rĂȘt de la piĂšce. Jeanne, au moment de divorcer, s'est enlacĂ©e Ă 198 LE THĂĂTRE 1912-1913 ne se remarier jamais ; elle a mĂȘme jurĂ©, bien lĂ©gĂš- rement, qu'elle n'aimerait plus. Mais ce qui doit arriver arrive Ă l'heure dite. Nous la voyons d'abord en butte aux sollicitations d'un banquier israĂ©lite, Steinbacher, bailleur de fonds de l'Ă©cole fĂ©ministe, fort aimable homme, spirituel, mais satyre par ac- cĂšs. Puis nous voyons reparaĂźtre un ancien ami du mari, Jacques Lehelloy, et nous n'apprendrons qu'Ă la fin, mais nous devinons dĂ©jĂ , que, bien avant le divorce, Jacques et Jeanne s'aimaient Ă leur insu. Leur duel est le dernier Ă©pisode de la comĂ©die. Il n'en occupe guĂšre plus de la moitiĂ©, mais il la sou- tient toute. Il y a trois reprises Ă la premiĂšre, Jac- ques a l'avantage, et Jeanne, en dĂ©pit du serment tĂ©mĂ©raire qu'elle a fait, consent Ă devenir la maĂź- tresse. Mais elle ne se donne point tout entiĂšre, elle demeure trop fidĂšle Ă la cause ; l'amant souffre de ce partage, comme autrefois le mari, et cette symĂ©- trie de situations est habilement prĂ©sentĂ©e. Jacques veut Ă©pouser Jeanne, elle refuse, mais elle l'aime et elle n'aimait pas Dureille elle cĂ©dera c'est la troi- siĂšme phase du combat. Elle vient, amoureuse et vaincue, se rendre Ă merci Ă l'homme qui n'est plus son ennemi, et qui serait, s'il voulait abuser de la victoire, son maĂźtre ; et le duo dĂ©licieux qui termine la piĂšce Ă©gale les plus belles scĂšnes d'Amants. Je rappelle ce que j'ai dit. en commençant, de cet art ondoyant et souple les piĂšces de M. Maurice Donnav ne se racontent point. Je ne me suis rĂ©signĂ© que par devoir Ă vous en donner cet aperçu, qui LE THĂĂTRE 1912-1913 199 n'est mĂȘme pas, qui ne pouvait pas ĂȘtre une analyse. Les piĂšces de M. Donnay ne se laissent pas saisir ; elles se dĂ©robent, elles Ă©chappent. J'envie les spec- tateurs qui verront les Eclaireuses pour leur diver- tissement et qui n'auront pas la charge d'en faire le compte-rendu j'envie probablement une multitude. M. Abel Deval, qu'il faut remercier encore de nous avoir donnĂ© un nouveau théùtre, vaste et ma- gnifique, a montĂ© les Eclaireuses avec luxe, avec goĂ»t, avec intelligence. Les dĂ©cors de MM. Ronsin, Marc Henri, Laverdet et Bertin sont des Ćuvres d'art et, en dĂ©pit de certaines Ă©trangetĂ©s nĂ©cessaires, des merveilles de bon goĂ»t. L'interprĂ©tation est d'un si bel ensemble que le directeur y doit bien ĂȘtre aussi pour quelque chose. Je veux citer tous les noms M" 9 Marcelle Lender, M, meg Blanche Toutain, Spi- nelly, Alice Nory, Marthe Barthe, Ellen AndrĂ©e, Marie-Laure, AndrĂ©e Barelly, A. de Pouzols, Ca- mille Preyle, Bl. Barat, Vareskaa, Francesca Flori, Claude, Marthe Maillet, Odette Carlia. M. Signoret a donnĂ© au banquier Steinbacher une plaisante, un peu effrayante et, en fin de compte, fort agrĂ©able physionomie. M. Jacquier joue bien un rĂŽle de vieux domestique. M. Henry-Roussell, le premier mari, est excellent, et le rĂŽle n'Ă©tait point fort avantageux. L'autoritĂ©, la maĂźtrise de M. Claude Garry sont au- dessus de l'Ă©loge. Enfin. M lle Gabrielle Dorziat, qui Ă©tait dĂ©jĂ une artiste de premier rang, est une grande artiste depuis hier soir. Elle a vĂ©ritablement créé, vĂ©cu le personnage difficile de Jeanne. Sa sen- 200 LE THĂĂTRE 1912-1913 sibilitĂ©, si je puis dire, secrĂšte, est admirable ; son mĂ©tier, son art atteignent Ă la perfection. Elle a la voix la plus touchante, une diction irrĂ©prochable parlerai-je de sa beautĂ©, dois-je louer son Ă©lĂ©gance, qui est si peu de théùtre, sa distinction, la simpli- citĂ©, la noblesse de ses attitudes, et, comme l'on di- sait autrefois au sens latin, cette incomparable dĂ©- cence ? 29 Janvier THĂĂTRE DES ARTS. â On ne peut jamais dire..., piĂšce en quatre actes, de M. Bernard Shaw, version française de M. et Mme Augustin Hamon. Je pense m'expliquer assez bien les succĂšs for- midables de M. Bernard Shaw en Angleterre. Il sem- ble Ă premiĂšre vue bizarre que, dans un pays oĂč le modeste adultĂšre n'est pas tolĂ©rĂ© sur la scĂšne, oĂč l'on rĂ©duit Ă un flirt celui de l'Enigme, et oĂč l'hĂ©- roĂŻne de Paul Hervieu devient la femme de CĂ©- sar » qui ne doit pas ĂȘtre soupçonnĂ©e. M. Bernard Shaw puisse impunĂ©ment exhiber des mĂšres appa- reilleuses, poursuivre de ses sarcasmes les prĂ©jugĂ©s les plus utiles, les sentiments que la convenance nous impose, ou que peut-ĂȘtre mĂȘme la Nature nous suggĂšre. Mais la pudeur anglaise, que l'on ap- prĂ©cie mal sur le continent, a des fantaisies, des inconsĂ©quences qui font ma joif. Toutes les person- nes qui ont seulement passĂ© deux jours sur le South- le théùtre 1912-1913 k JUl Goast, savent avec quelle facilitĂ©, avec quelle naĂŻ- vetĂ© les Anglais tirent leur chemise au pied mĂȘme des Ă©criteaux qui leur prescrivent la dĂ©cence, du inoins Ă partir de Ćuf heures du malin, et avec quelle naĂŻvetĂ© aussi les jeunes filles viennent con- sidĂ©rer les hommes qui sont beaux. Je ne rappel- lerai pas les commoditĂ©s singuliĂšres que donne Ă l'exercice de la prostitution L'ignorance oĂč Ton en- tend officiellement demeurer quant Ă celte l'orme de l'activitĂ© humaine ; mais il me souvient d'un spec- tacle oĂč j'assistai par hasard l'Ă©tĂ© dernier dans Hyde Park, et qui Ă©tait bien significatif, je dirai mĂȘme symbolique. Le roi, revenant d'Irlande avec la reine, passa, environ six heures, le long de la Serpen- tine, oĂč s'Ă©battaient selon l'usage quelques centaines de gamins. Quand ils virent le splendide cortĂšge, et surtout le cher roi George, la bien-aimĂ©e reine Mary, l'enthousiasme leur fit oublier qu'ils n'Ă©taient pas en costume de cour. Ils se mirent Ă galoper au bord de l'eau, en poussant de sauvages hourras. Quel- ques-uns avaient bien des serviettes-Ă©ponges, mais Ă la main, et c'est au-dessus de leurs tĂȘtes qu'ils les brandissaient, comme des drapeaux. Je le rĂ©pĂšte, ce spectacle un peu comique, mais bien touchant, me paraĂźt reprĂ©sentatif des incohĂ©rences de la pudeur anglaise. L'hypocrisie anglaise n'est pas, Ă l'occasion, inoins contradictoire. Quand on prend le pli de la mĂ©nager, elle est sur l'Ćil et se voile pour la moin- dre chose. Quand on la brutalise, elle se laisse faire. 202 LE THĂĂTRE 1912-1913 elle ne trouve pas cela si dĂ©sagrĂ©able, et ce n'est pas toujours par indignation qu'elle pousse de petits cris. Elle me rappelle la dame bien connue qui, dans le sac des villes, demande avec intĂ©rĂȘt OĂč viole-t-on ? » Xe vous y trompez pas, c'est justement parce que M. Bernard Shaw est shocking qu'il fait avaler tout ce qu'il veut Ă la pudeur et Ă la pruderie de ses compatriotes, et que l'on a pu crĂ©er en sa faveur ce mouvement de snobisme qui s'appelle au- trement succĂšs. Je doute que, malgrĂ© le zĂšle apostolique de M. et de M me Augustin Hamon, malgrĂ© l'aide que leur prĂȘte M. Jacques RouchĂ©, M. Bernard Shaw s'em- pare de l'opinion française aussi victorieusement. Ce n'est pas que notre snobisme ne soit aussi tou- jours prĂȘt Ă s'offrir ; ni que nous manquions d'hy- pocrisie mais la nĂŽtre a Ă©tĂ© violĂ©e si souvent, que cela ne lui fait plus aucun plaisir ; elle est blasĂ©e. Ce n'est pas davantage que nous soyons, pour des raisons ethniques, incapables de comprendre M. Ber- nard Shaw. Je ne dĂ©savouerai pas ici ce que j'ai pu Ă©crire ailleurs de l'Ăąme Ă©trangĂšre. Je crois que deux individus de races diverses ne peuvent point s'en- tendre absolument, et que leur intimitĂ© ne saurait ĂȘtre bien profonde. Il y a toujours des degrĂ©s. Les Anglais ont un caractĂšre si tranchĂ©, si personnel, qu'ils ne ressemblent point ni Ă nous-mĂȘmes, ni aux outres peuples ils ne sont pas cependant si diffĂ©- rents de nous que les Japonais. Nous avons des pa- rentĂ©s avec eux ; et l'une des plus certaines de quoi LE THĂĂTRE 1912-1913 203 on ne s'aviserait point d'abord est celle de l'esprit. Je ne dis pas l'intelligence, mais l'esprit. J'espĂšre que je ne froisserai pas nos amis, si j'ose dire que la plupart d'entre eux ne sont pas cultivĂ©s avec ex- cĂšs, ni spĂ©cialement intellectuels. Mais presque tous ont un certain esprit naturel, une ironie discrĂšte, qui ressemblent aux mĂȘmes qualitĂ©s françaises, comme le mot humour Ă humeur, qu'ils nous ont pris. M. Bernard Shaw, qui ne saurait avoir moins d'esprit que la majoritĂ© de ses compatriotes, et qui, en effet, a, si j'ose dire, Ă©normĂ©ment d'esprit, de- vrait nous ĂȘtre intelligible par lĂ . Si justement son esprit ne nous sĂ©duit guĂšre, et parfois nous Ă©chappe, c'est qu'il n'est pas français Ă coup sĂ»r, mais il n'est guĂšre davantage anglais. Il est immodĂ©rĂ©, il est Apre, il est sec. Il est d'une cruautĂ© presque sadique ; et certes je n'en ferais pas reproche Ă M. Bernard Shaw, s'il exerçait cette cruautĂ© quand cela en vaut la peine ; mais j'arrive ici au dĂ©faut capital de cet auteur, et qui rend ses mots, ses sarcasmes, irri- tants au suprĂȘme degrĂ© la cruautĂ© de M. Bernard Shaw n'a aucun sens des proportions. Il croit en- core que les piĂšces a thĂšse ont une influence et une portĂ©e vraiment cet anarchiste manque de tout scepticisme. Il croit, par une sorte de mĂ©galomanie que la dĂ©formation du théùtre excuse, il croit qu'il est un prophĂšte, un prĂ©curseur, et qu'il bouleverse la sociĂ©tĂ© parce qu'il bat en brĂšche quelques men- songes de l'ordre social. Quand on voit comme les rĂ©volutions mĂȘmes changent peu la face du monde, 2U4 LE THĂĂTRE 1912-1913 l'on ne peut se dĂ©fendre de sourire de cette pauvre perspective. C'est peu de chose en vĂ©ritĂ© que de renverser les valeurs sociales est-ce que cela comp- te ? Ah ! quand FrĂ©dĂ©ric Nietzsche se flattait d'avoir renversĂ© les valeurs morales, et d'ouvrir une Ăšre nouvelle Ă l'activitĂ© des hommes, du moins des maĂź- tres, il n'y avait point lĂ d'erreur d'optique ni aucun Ă©garement d'orgueil. D'ailleurs, il faisait gĂ©nĂ©rale- ment dire ces choses-lĂ par Zarathoustra, qui a plus de prestige que M me Crampton ou M, me \\ 'iirren. Et puis, quand il les disait en son propre nom, il ne disait somme toute qu'une vĂ©ritĂ© indis- cutable. Le monde aurait cette fois bien changĂ©, si Zarathoustra ou Par delĂ le bien et le mal en Ă©taient devenus les nouveaux Ă©vangiles, s'il avait pu vrai- ment dĂ©truire la vieille morale, â qui est proba- blement Ă©ternelle dans toutes les hypothĂšses, soil qu'un dieu l'ait Ă©dictĂ©e, ou pie notre raison prati- que nous l'impose, ou qu'elle rĂ©sulte nĂ©cessairement des conditions de la vie en commun. Lorsque FrĂ©- dĂ©ric Nietzsche s'intitulait l'AntĂ©christ, il avait rai- son, il Ă©tait vraiment l'AntĂ©christ. Mais lorsque l'on a dĂ©moli quelques idĂ©es reçues, tournĂ© en ridicule quelques erreurs de conduite ou mĂȘme de psycho- logie, quelques illusions, quelques prĂ©jugĂ©s, il ne faut pas s'en faire accroire on n'a fait que trĂšs peu de dĂ©gĂąt. Je ne voudrais pas chagriner M. Bernard Shaw en disant de lui la chose qui lui sera sĂ»rement la plus dĂ©sagrĂ©able, mais je suis bien obligĂ© de la dire M. Bernard Shaw est inoffensif. LE THĂĂTRE 1912-1913 2ĂS 11 ne me reste guĂšre de place, et je vais ĂȘtre rĂ©duil Ă vous conter la piĂšce d'hier en quelques lignes. Je serais bien empĂȘchĂ©, d'ailleurs, soit de la conter longuement et en dĂ©tail, soit mĂȘme de la rĂ©sumer. M. Shaw a l'habitude un peu puĂ©rile de se moquer continuellement et laborieusement du public. Son anarchie est si rigoureuse qu'il prend toujours exac- tement le contre-pied de la logique. Il est vrai que cela le fait retomber dans une autre espĂšce de logi- que, qui est comme l'envers de la raison. Il est vrai aussi que cette fois il a le droit et le devoir d'ĂȘtre absurde, puisque sa piĂšce veut dĂ©montrer que l'ab- surde seul arrive. You never can tell, que M. et M me Hamon traduisent assez vaguement par On ne peut jamais dire..., signifie que les personnages de M. Shaw vont faire de neuf heures Ă minuit prĂ©ci- sĂ©ment tout ce qu'ils se promettaient de ne point faire. Cela pourrait mieux s'intituler Il ne faut ja- mais dire Fontaine... » C'est un proverbe ; un pro- verbe Ă©pileptique, composĂ© Ă la façon des pantomi- mes anglaises. La donnĂ©e rappelle les Eclaireuses. M me Clandon et sa fille Gloria sont des indĂ©pendantes et des fĂ©ministes, et Gloria, qui dĂ©clare hautement que l'amour lui fait horreur, Ă©pousera au dĂ©nouement son dentiste Valentin, Ă qui, dĂšs le deuxiĂšme acte elle a donnĂ© ses lĂšvres, selon une coutume univer- selle, mais plus particuliĂšrement anglaise. M me Clandon vit depuis dix-huit ans sĂ©parĂ©e de son mari. Elle n'a mĂȘme pas voulu jusqu'Ă prĂ©sent rĂ©vĂ©ler le nom de cet homme, ni Ă Gloria, ni Ă ses deux autres 206 LE THĂĂTRE 1912-1913 enfants plus jeunes, Dolly et Philippe qui sont en- core plus mal Ă©levĂ©s que des petits AmĂ©ricains. Quand ils lui demandent Qui est papa ? » elle leur reproche d'ĂȘtre indiscrets. J'avais d'abord ima- ginĂ© que You never can tell signifiait Ă peu prĂšs Ce jue je ne puis dire â que M. Arthur Meyer me pardonne. La curiositĂ© de ces enfants, charmants mais insupportables, est bientĂŽt satisfaite par un moyen de théùtre, qui a au moins le mĂ©rite de l'in- vraisemblance, M. Crampton c'est le mari et le pĂšre est justement le propriĂ©taire du dentiste Valentin, et vient se faire arracher une dent aprĂšs Dolly, Ă qui il succĂšde dans le fauteuil de torture. Comme les Clandon ont invitĂ© Valentin Ă dĂ©jeuner, ils invitent Ă©galement Crampton. et par ce moyen toute la fa- mille se trouve rĂ©unie au deuxiĂšme acte, oĂč Dolly, Philippe, et mĂȘme Gloria, manifestent les senti- ments que des enfants doivent Ă©prouver Ă l'endroit de leur pĂšre, quand ils ne l'ont pas vu depuis dix- huit ans, et le connaissent depuis cinq minutes. Les choses se gĂąteraient sans le secours d'un maĂźtre d'hĂŽtel qui a infiniment de tact. Le fils de ce maĂźtre d'hĂŽtel est avocat, et arrange le diffĂ©rend des Ă©poux Crampton-Clandon ; il conclut aussi le mariage de Gloria et de Valentin, au cours d'un bal costumĂ©, oĂč l'on est un peu surpris de voir les personnages aller et venir par les portes, au lieu d'entrer par la cheminĂ©e et de sortir par le plafond aprĂšs avoir crevĂ© la caisse du piano, comme il serait si naturel et si plaisant. LE THEATRE 1912-1913 207 La piĂšce de M. Bernard Shaw n'a pas Ă©tĂ© trĂšs heureusement traduite par M. et M me Hamon. Lors- que l'on traduit en français, c'est, il me semble, en français que l'on doit traduire, et il y a des fautes comme je m'en rappelle », qu'il serait prĂ©fĂ©rable d'Ă©viter. J'attendais je vous cause », mais per- sonne n'a demandĂ© la communication. En revanche, la mise en scĂšne est amusante, les dĂ©cors sont du meilleur goĂ»t, et l'interprĂ©tation est fort remarqua ble. L'humeur morose de M. Janvier nous fait suffi- samment comprendre que son fils ni ses filles n'en- tendent pas la voix du sang. Les deux plus jeunes, Dolly et Philippe, M ,le Lucienne Roger et M. Joa- chim, sont fort gentils malgrĂ© leur dĂ©plorable Ă©du- cation. M. Dayle est du meilleur comique dans le rĂŽle du vieux maĂźtre d'hĂŽtel. M 11 ' Nelly Cormon semble pĂ©nĂ©trer toutes les intentions de l'auteur, et cela ne doit pas ĂȘtre toujours commode. Enfin M. Jacques de FĂ©raudy a fait preuve du talent le plus divers, le plus consommĂ©. Nul ne paraĂźt, Ă l'heure prĂ©sente, plus capable de tenir un rĂŽle de jeune pre- mier, d'amoureux, ou mĂȘme un grand premier rĂŽle. pr fĂ©vrier THĂĂTRE DE LA RENAISSANCE. â Reprise de l'En- chantement, piĂšce en quatre actes, de M. Henry Ra- Ăźaille. La critique manquerait de prudence pt de perfidie, si elle rĂ©servait Ă l'Enchantement ces grĂąces dont je 208 LE THĂĂTRE 1912-1913 disais l'autre jour qu'elle est prodigue envers les Ćuvres de dĂ©but. Je sais bien que V Enchantement est la premiĂšre comĂ©die moderne et rĂ©elle de M. Henry bataille. Mais l'Ăąge des piĂšces, de mĂȘme que celui des personnes, ne dĂ©pend point de la chro- nologie. Chez les personnes, il est plutĂŽt un trait du caractĂšre, et comme elles naissent d'ordinaire avec leur caractĂšre tout formĂ©, du moins virtuellement, l'on peut dire sans trop de paradoxe qu'un mĂȘme homme a toujours le mĂȘme Ăąge. Ce sont aussi des caractĂšres, et non une date, qui mĂ©ritent Ă une Ću- vre d'art la qualification d'oeuvre de dĂ©but. L'En- chantement ne prĂ©sente aucune de ces faiblesses par oĂč un auteur dĂ©butant se trahit. L'originalitĂ© de M. Henry Bataille apparaĂźt entiĂšrement dĂ©gagĂ©e de toute imitation, de toute assimilation, de toutes les influences, mĂȘme de ces influences plus intimes qu'il vaudrait mieux appeler des amitiĂ©s. Sa sensi- bilitĂ© se connaĂźt et n'hĂ©site point. Ses procĂ©dĂ©s de crĂ©ation sont prĂ©cisĂ©ment les mĂȘmes que dans la Femme nue ou Maman Colibri. Son mĂ©tier est pres- que aussi sĂ»r, et dĂ©jĂ il possĂšde ce pouvoir quasi miraculeux d'expression scĂ©nique par la vertu du- quel il a pu produire sur nos théùtres, depuis douze ans, tant de secrets et de mystĂšres d'Ăąme, sans ja- mais employer l'analyse, mĂȘme celle qui est tolĂ©- rable dans le roman et trop souvent tolĂ©rĂ©e sur les planches, ans jamais faire autre chose que du théùtre, du vrai théùtre, le plus clair, le plus net, le plus riche de pĂ©ripĂ©ties et d'action aussi bien LE THĂĂTRE 1912-1913 209 que de sentiments, le plus humain, â comme on dit, le plus public car il est aussi capable d'Ă©mouvoir les humbles que de faire sentir » les riches d'esprit. Tout cela, je le trouve dans l'Enchantement, au mĂȘme titre, au mĂȘme degrĂ© que dans les autres piĂšces de M. Bataille, qui sont nĂ©es plus tard dans l'ordre des temps ; et comme je disais tout Ă l'heure qu'un homme est toujours le mĂȘme homme Ă tous les Ăąges, je crois pouvoir dire que M. Henry Bataille a toujours Ă©tĂ© le mĂȘme poĂšte je n'entends pas seu- lement identique, mais formĂ© dĂšs l'origine, mĂ»r dĂšs sa saison printaniĂšre, et douĂ© du verbe souverain Ă l'Ăąge des balbutiements. J'ai revu hier soir V Enchantement, et je l'avais relu, pour obĂ©ir au conseil de Becque, qui disait que les piĂšces sont faites pour ĂȘtre lues, non pour ĂȘtre jouĂ©es. Ce mot, quand on y rĂ©flĂ©chit, est as- surĂ©ment le plus cruel qu'Henry Becque ait jamais dĂ©cochĂ© Ă ses confrĂšres. Il suffit, pour s'en persua- der, de lire des piĂšces. Celles de M. Henry Bataille supportent cette Ă©preuve. D'abord, elles valent la peine d'ĂȘtre lues, parce qu'il prend la peine de les Ă©crire ; mais cette lecture â chose peut-ĂȘtre assez inattendue â dĂ©montre surtout qu'elles sont des piĂšces de théùtre ; car il semble, quand on les lit. que les dessous qu'on y dĂ©couvre ne puissent pa- raĂźtre qu'Ă la lecture, et l'on est surpris et Ă©mer- veillĂ©, quand on les voit reprĂ©sentĂ©es ensuite, d'aper- cevoir que l'on y pĂ©nĂštre encore plus avant et sans effort, que l'art prĂ©tendu infĂ©rieur les grandit au 12. 210 LE THEATRE 1912-1913 lieu de les diminuer, et que cette fameuse perspec- tive du théùtre peut aussi s'ouvrir sur des profon- deurs. * * * DĂ©jĂ presque vieille fille, Isabelle vient d'Ă©pouser Georges Dessandes, l'un des nombreux amis qui de- puis la mort des siens l'entourent, sans l'avoir ja- mais sollicitĂ©e de rien que d'une honnĂȘte affection de camarades. Isabelle ignore l'amour, dĂ©libĂ©rĂ©- ment. Elle dĂ©clare Ă qui veut l'entendre, le soir mĂȘme du mariage, qu'elle se marie sans passion, et qu'elle a choisi Georges entre tous les autres parce qu'elle ne l'aime pas d'amour, parce qu'il lui parait incapable de ce qu'on appelle amour dans les ro- mans, armĂ© de bon sens et d'Ă©goĂŻsme, uniquement soucieux de la paix. Isabelle cependant n'est pas incapable elle-mĂȘme de passion. Elle chĂ©rit, d'une tendresse dĂ©sordonnĂ©e, sa petite sĆur Jeannine, Ă qui elle a servi de mĂšre. Or, ce mĂȘme soir du ma- riage, Ă l'heure oĂč les derniers invitĂ©s vont partir, Jeannine tente de s'empoisonner. Isabelle, en dĂ©gra- fant le corsage de sa sĆur, y trouve une lettre adres- sĂ©e Ă Georges, lettre d'adieu, aveu d'amour Ă©perdu. La tentative de suicide est sans gravitĂ© et n'aura point de consĂ©quences physiques. Ce qui est grave, et plus encore pour Isabelle ou mĂȘme pour Georges que pour Jeannine, c'est que maintenant l'amour est dans la maison ». Isabelle est dĂ©sormais obligĂ©e de soigner Ă toute heure le mal terrible qu'elle ne LE THĂĂTRE 1912-1913 211 connaissait point, qu'elle se flattait de ne jamais connaĂźtre, comme les religieuses dans les hĂŽpitaux, comme le prĂȘtre au confessionnal, pansent des plaies pour eux toujours mystĂ©rieuses, et dont les prĂ©ser- veront leurs vĆux. Mais la tĂ©mĂ©raire volontĂ© des hommes et des femmes n'a pas le mĂȘme pouvoir de propitiation qu'un serment fait Ă la divinitĂ©. En soi- gnant le mal, Isabelle apprendra d'abord Ă ne le plus mĂ©connaĂźtre, puis elle en subira la contagion ; elle sera sĂ©duite par l'enchantement qui a sĂ©duit la premiĂšre sa petite sĆur, et Ă son tour elle passera par toutes les phases de la passion, et par toutes les alternatives, jusqu'Ă dĂ©lester sa rivale si aimĂ©e, puis Ă vouloir se sacrifier pour elle, jusques enfin Ă rĂ©- pĂ©ter par une sorte d'imitation machinale, ou fatale, le geste de Jeannine, et comme elle Ă vouloir mourir. C'est ici que le bon sens de l'homme se manifeste. Georges, qui n'a pas laissĂ© de subir aussi par instants l'influence du divin mal, et qui a tĂ©moi- gnĂ© mĂȘme Ă Jeannine au moins des pitiĂ©s Ă©quivo- ques, mais qui en a par-dessus les yeux, Georges intervient assez brutalement, remet les choses au point, et chaque personne en sa place. On voit, je pense, comment un tel sujet, envisagĂ© et traitĂ© Ă la mode de M. Bataille, est beau et neuf. et comme, d'autre part, cette rivalitĂ© de deux sĆurs deviendrait aisĂ©ment banale, Ă peine relevĂ©e d'un assaisonnement de perversitĂ©, si M. Bataille ne nous montrait que les apparences de ses personnages et leurs actes. Mais il a l'intuition, je ne dirai pas de 212 LE THĂĂTRE 1912-1913 leurs replis de conscience, je dirai de leur incons- cient ; et comme il est aussi un enchanteur, il nous fait part de cette seconde vue. Nous passons les surfaces oĂč seulement la banalitĂ© rĂ©side, et nous atteignons des lointains oĂč elle n'a pas plus d'im- portance que les imperceptibles agitations du flot pour les habitants des abĂźmes. Comme toutes les piĂšces oĂč il y a une grande com- plication de sentiments. l'Enchantement pouvait presque aussi bien prĂȘter au vaudeville qu'Ă la tra- gĂ©die, et un homme de théùtre timide, ou respec- tueux des prĂ©jugĂ©s tels que la distinction des genres, n'eut pas manquĂ© de faire tout son possible pour n'Ă©gayer point les spectateurs, surtout Ă contre- temps. M. Henry Bataille, au contraire, n'a pas es- quivĂ© le comique, il n'a pas considĂ©rĂ© qu'il en eĂ»t le droit, il l'a mĂȘme parfois appuyĂ©. Le rĂŽle de Georges est presque entiĂšrement de comĂ©die. Peut- ĂȘtre aussi cela est-il accusĂ© par le jeu de M. Gaston Dubosc, qui l'interprĂšte en excellent comĂ©dien, â mais il faudrait un peu plus qu'un comĂ©dien. M me Berthe Bady, elle, est plus qu'une interprĂšte et Ă peine une interprĂšte Le rĂŽle a paru Ă©crit pour elle, et elle a vraiment paru le crĂ©er. Je ne le dis nulle- ment pour dĂ©sobliger M me Jane Hading, qui jouait Isabelle en 1900. et tout autrement, mais avec la plus remarquable intelligence. Je prĂ©fĂšre ne point parler de M lle Jane Renouardt Jeannine, car je ne saurais partager l'opinion favorable que l'on m'a semblĂ© avoir un peu partout de son interprĂ©tation. LE THĂĂTRE 1912-1913 213 M"" Catherine Laugier m'a surpris. A-t-elle voulu critiquer, par le moyen de la caricature, les mau- vaises maniĂšres des femmes du monde, nos contem- poraines ? En ce cas, elle a exagĂ©rĂ©. Je lui assure que le laisser-aller de la bonne compagnie est pure- ment moral dans les salons, on soigne encore le maintien, et si l'on a le grand tort d'emprunter par- fois aux populations des boulevards extĂ©rieurs leur argot, on ne leur emprunte jamais ni leurs intona- tions ni leurs inflexions de voix. 3 FĂ©vrier THĂĂTRE CLUNY. â La Cocotte Bleue, vaudeville en quatre actes de M. Emile Herbel. Ainsi que cette dame du meilleur monde, qui di- sait, mettant le nez Ă sa fenĂȘtre Tiens, il fait beau ce matin, je vais me f... en blanc », Cliquette aime Ă se f... en bleu. On l'appelle la Cocotte bleue », non qu'elle se livre Ă la prostitution, fi ! ce sont des malintentionnĂ©s qui disent cela. Mais comme elle a un fort joli corps, elle ne refuse pas d'en faire part, moyennant finance, Ă de nombreux amis, et mĂȘme Ă des amateurs inconnus. L'un de ces der- niers, vieux marcheur, et selon l'usage, Ă©tourdi comme un jeune homme, Ă©gare chez Cliquette un paquet de lettres, qui pourraient nuire Ă un mĂ©nage. 214 LE THEATRE 1912-1913 c'est-Ă -dire Ă trois personnes. Vous avez dĂ©jĂ devinĂ©, si vous ĂȘtes nĂ© vaudevilliste, le sujet de la Cocotte bleue il s'agit de remettre la main sur ces lettres, et dame ! si on les rattrapait avant minuit, le spec- tacle se terminerait trop tĂŽt. Je n'insinue pas qu'il se termine trop tard, et qu'il y a des longueurs. L'excellent public du théùtre Cluny m'a paru se divertir infiniment, et je crois que, durant plusieurs mois, on rira bien dans le quartier. La Cocotte bleue est jouĂ©e avec une gaietĂ© Ă©tour- dissante par M me Franck-Mel, M me Gabrielle Chalon, M Ile Jenny Lington, et par l'excellente troupe de Cluny, car il y a encore une troupe Ă Cluny. C'est peut-ĂȘtre le dernier théùtre qui en possĂšde une ; c'est dommage. 6 FĂ©vrier THĂĂTRE SARAH-BERNHARDT. â Servir, piĂšce en deux actes, de M. Henri Lavedan ; la Chienne du Roi, piĂšce en un acte, de M. Henri Lavedan. La trĂšs belle piĂšce de M. Lavedan, Ă©loquente, Ăąpre, fanatique, par endroits presque sauvage, a obtenu hier soir au théùtre Sarah-Bernhardt les honneurs du triomphe. Elle n'a donnĂ© lieu Ă aucune protestation. Il fallait s'y attendre les manifesta- tions au théùtre, comme les Ă©meutes dans la rue, nf* le théùtre 1912-1913 215 se produisent que si on a oubliĂ© de les prĂ©voir. Na- guĂšres dĂ©jĂ , le Prince TAurec, aprĂšs avoir, comme Servir, effrayĂ© la ComĂ©die-Française, eut au Vau- deville une premiĂšre sans incidents. M. Jules Cla- relie avait cependant prononcĂ© ce mot historique Le Prince clAuree ! ce serait la dynamite Ă la ComĂ©die ! » 11 exagĂ©rait. Le Prince cĂŻAurec, satire fort siprituelle et assez mordante, ne passait point le ton de la meilleure compagnie. Mais quand mĂȘme cette comĂ©die eĂ»t Ă©tĂ© de nature Ă dĂ©terminer des ex- plosions, il Ă©tait d'avance probable qu'elle ne ferait pas sauter le quartier de la ChaussĂ©e-d'Antin, sim- plement parce que cela Ă©tait attendu et avait Ă©tĂ© pronostiquĂ©. Servir Ă©tait presque assurĂ© de triom- pher sans contestation, pour la mĂȘme raison nĂ©ga- tive, â et aussi pour d'autres raisons ; dont la plus Ă©vidente est que toutes les idĂ©es Ă©mises par M. Henri Lavedan au cours de son drame ne sont guĂšre discutables et doivent emporter sans dĂ©bat le con- sentement universel. Je n'en excepterai pas cer- taines des thĂ©ories professĂ©es par le lieutenant Eu- lin, qui est dans la piĂšce, si l'on peut dire, l'avocat du diable, que le public, emportĂ© par son enthou- siasme, a un peu inconsidĂ©rĂ©ment applaudies, sans apercevoir qu'elles Ă©taient en contradiction avec les opinions personnelles de l'auteur de mĂȘme, l'on a acclamĂ© M me Gilda Darthy, quand elle a dĂ©clarĂ© qu'une mĂšre n'a pas d'autre patrie que ses enfants, et il est bien clair que M. Henri Lavedan ne l'ap- prouvait pas de penser momentanĂ©ment ainsi. MĂȘme 216 LE THĂĂTRE 1912-1913 les doctrines pacifistes du lieutenant Eulin, expri- mĂ©es avec discrĂ©tion, et qui ne peuvent ĂȘtre sus- pectĂ©es de lĂąchetĂ©, seraient Ă la rigueur acceptables, si elles n'Ă©taient point dĂ©veloppĂ©es par un officier en uniforme ; et ceci entre parenthĂšses est la grosse invraisemblance de la piĂšce, quoique M. Lavedan l'ait sauvĂ©e bien entendu avec toute l'adresse qu'on pouvait espĂ©rer de lui. Enfin, nous avons bien une petite rĂ©volte intĂ©rieure, lorsque nous entendons faire l'Ă©loge de l'espionnage ; le caractĂšre français y rĂ©pugne cela est absurde, mais honorable, et je ne souhaiterais pas pour ma part que nous fussions corrigĂ©s de cette absurditĂ©, ni de quelques autres du mĂȘme ordre 6 ; mais M. Henri Lavedan use d'ar- guments si justes, que l'on ne saurait manquer de s'y rendre 6 ; et puis on lui sait grĂ© d'aborder brave- ment une question scabreuse, de soutenir une vĂ©ritĂ© peu sympathique ; et comment aussi rĂ©sisterait-on Ă l'artiste admirable qui prĂȘte Ă l'Ă©loquence de M. La- vedan sa grande voix ? Le Colonel Eulin s'est fait espion, parce qu'il a atteint l'Ăąge de la retraite, et qu'il ne peut pas vivre sans servir. Jamais, depuis la Kundry de ParsifaL le mot servir n'avait Ă©tĂ© articulĂ© sur une scĂšne de théùtre avec un tel accent de ferveur mystique. Il ne s'agit point lĂ seulement de patriotisme. M. La- vedan, et mĂȘme, je crois, son colonel Eulin, recon- naissent fort bien que la patrie est chĂšre Ă tous les cĆurs bien nĂ©s, que le patriotisme n'est pas plus le privilĂšge d'une caste que d'un parti. Mais ils pen- LE THĂĂTRE 1912-1913 217 sent que l'Ă©tat militaire est un sacerdoce, et qu'il y a la mĂȘme diffĂ©rence entre le militaire et le civil au regard de la patrie qu'entre le prĂȘtre et le laĂŻque au regard de Dieu. Comme le caractĂšre du prĂȘtre, celui du soldat est indĂ©lĂ©bile. On est soldat comme on est prĂȘtre, in Ćlernum. Un prĂȘtre, mĂȘme dĂ©fro- quĂ©, mĂȘme interdit, reste prĂȘtre. Mais Eulin, Ă la retraite, n'est pas un soldat dĂ©froquĂ© et n'entend pas ĂȘtre interdit il veut servir, Ă n'importe quelles basses besognes ; il s'est fait espion. Cette fonction l'oblige Ă de frĂ©quents voyages, Ă de brusques Ă©clipses. Ses allures sont mystĂ©rieuses, Ă©quivoques ; si bien que Mme Eulin, son irrĂ©pro- chable compagne depuis trente annĂ©es, en vient Ă dou- ter de lui, et de la plus banale façon qu'une femme puisse douter de son mari. L'intĂ©rĂȘt de la piĂšce n'est point, heureusement, ce malentendu vulgaire. C'est le dissentiment du pĂšre et de son plus jeune fils qui a fourni Ă M. Lavedan une situation, un peu arbi- traire sans doute, mais poignante et cornĂ©lienne. Le colonel est devenu l'espion de son propre enfant, le lieutenant Eulin. Pierre, qui est artilleur, a dĂ©- couvert la formule d'une poudre verte, plus puis- sante que tous les explosifs connus, et qui assure- rait la maĂźtrise du monde au peuple possesseur d'une telle arme. Bien que pacifiste, il ne partage pas l'opinion de Nobel, qui fabriquait des engins de destruction pour rendre la guerre impossible. Il n'a fait qu'une seule fois, au pĂ©ril de sa vie, l'Ă©preu- ve de sa poudre verte. Il a depuis lors gardĂ© sous 13 218 LE THEATRE 1912-1913 clef ses documents et ses formules, dans une petite maison de Vincennes, oĂč il Ă©tait naguĂšre en garni- son il est prĂ©sentement Ă OrlĂ©ans. Mais il ne croit pas que ces papiers y soient encore suffisamment en sĂ»retĂ©, il va les confier Ă sa mĂšre, dont il est le fils prĂ©fĂ©rĂ© Mme Eulin, fille, femme et mĂšre de soldats, a souffert si cruellement de la guerre et de la servitude militaire qu'elle est presque con- quise aux idĂ©es de son dernier fils. Or, dĂšs l'origine, le colonel, qui Ă©pie le lieutenant, a surpris son secret. Il a suivi les progrĂšs de la formidable invention. Ce vieux pĂȘcheur, qui, seul dans une barque, s'approchait tĂ©mĂ©rairement de l'Ăźle que Pierre allait faire sauter, c'Ă©tait le colonel dĂ©guisĂ©. Il reste encore quelques notes Ă voler. Le ministre les rĂ©clame d'urgence Ă Eulin la guerre est sur le point d'Ă©clater, et par une coĂŻncidence un peu bizarre, mais tragique, la cause occasionnelle du conflit est l'assassinat du fils aĂźnĂ© d'Eulin, qui servait Ă la lĂ©gion. Pierre et sa mĂšre arrivent Ă Vin- cennes dans l'instant mĂȘme oĂč le colonel vient de prendre et de livrer les documents ; et la confronta- tion du pĂšre et du fils, sous les yeux de la mĂšre dou- loureuse, donne lieu Ă l'un des plus graves dĂ©bats, Ă l'une des scĂšnes les plus atroces que nous ayons eu sujet d'applaudir dans le théùtre contemporain. L'intĂ©rĂȘt n'en est pas affaibli par le pressentiment que nous pouvons avoir du dĂ©nouement. Nous som- mes avertis en effet qu'un coup de canon nous annoncera au moment voulu la dĂ©claration de la LE THĂĂTRE 1912-1913 219 guerre. Pierre s'est vante de ne marcher Ă l'ennemi que si sa conscience l'y autorisait, mais nous ne dou- tons guĂšre qu'elle ne lui ordonne de faire son devoir. Mme Eulin elle-mĂȘme, dans une minute d'exaltation, a dit qu'en cas de guerre elle voudrait se battre comme un homme. Et pourquoi non ? Platon, qui n'Ă©tait pas pacifiste, ne nous recommande-t-il pas d'associer nos femmes Ă tous nos travaux, et mĂȘme Ă nos travaux guerriers ? Quant au colonel Eulin, il est chargĂ© d'une mission qu'on ne nous explique pas, mais oĂč nous savons du moins qu'il pĂ©rira le premier. Je suis bien aise d'avoir eu, il y a quelques se- maines, l'occasion d'Ă©numĂ©rer, Ă propos d'Alsace, toutes les objections qu'il me semble que l'on peut faire Ă ce genre de piĂšces cela me dispense d'y revenir Ă propos de l'Ćuvre de M. Henri Lavedan. Je me hĂąte de dire que je ne fais naturellement aucune comparaison entre Servir et Alsace. La piĂšce de M. Lavedan n'est pas situĂ©e prĂ©cisĂ©ment, comme celle de M. Gaston Leroux. L'auteur n'est donc pas obligĂ© de nommer la puissance Ă qui nous sommes censĂ©s dĂ©clarer la guerre il l'appelle la puissance ennemie », et cela est aussi dĂ©cemment vague que cette autre expression l'ennemi hĂ©rĂ©- ditaire », dont les souverains ont accoutumĂ© d'user en leurs discours, mĂȘme quand ils entretiennent avec tous leurs voisins des relations cordiales ou correctes. Enfin, il n'y a dans Servir aucune de ces fautes de tact et de goĂ»t, qui sont peut-ĂȘtre, du 220 LE THĂĂTRE 1912-1013 moins pour des Français, les pires pĂ©chĂ©s contre le patriotisme. La piĂšce de II. Henri Lavedan, sĂ©vĂšre, concise, et d'une superbe tenue de style, est noblement jouĂ©e. J'ignore si l'auteur a rencontrĂ© chez ses interprĂštes cette foi qu'il se plaignait de n'avoir pas trouvĂ©e Ă la ComĂ©die-Française, et je ne veux pas dĂ©cider si elle est nĂ©cessaire, mĂȘme pour jouer Servir, ni rĂ©- pĂ©ter les arguments du Paradoxe sur le comĂ©dien. Mais, qu'il ait Ă©tĂ© ou non touchĂ© de la grĂące, M. Lucien Guitry nous a crayonnĂ© hier soir une figure de hĂ©ros militaire vraiment sublime. Ce qui me sĂ©duit le plus dans ce bel art, c'est la sĂ»retĂ© et le sommaire de l'indication. Tous les dĂ©tails sont Ă©liminĂ©s, il ne reste que l'essentiel, et l'effet est sai- sissant. Il me semble que Lucien Guitry a quelque chose du gĂ©nie de notre Forain, et que tous les deux ont une mĂȘme façon de dessiner. M. Paul Capellani a jouĂ© avec beaucoup de sincĂ©ritĂ©, d'intelligence, de force, le rĂŽle plutĂŽt ingrat de Pierre Eulin. MM. Mosnier et DecĆur ont Ă©tĂ© simples et tou- chants, M m * Gilda Darthy pathĂ©tique et trĂšs belle. La Chienne du Roi, qui prĂ©cĂšde sur l'affiche Servir, est une sorte de divertissement historique, oĂč M. Henri Lavedan a fait le plus agrĂ©able usage de son Ă©rudition. M 1 " Jane Hading a su donner Ă M"" du Barry une grande allure, un peu dĂ©hanchĂ©e M. A. Calmettes. dĂ©cidĂ©ment vouĂ© aux rĂŽles ecclĂ©- siastiques, a interprĂ©tĂ© celui de l'abbĂ© O'Gorman avec autant de talent que, le mois dernier, celui d l'archevĂȘque de Paris. LE THEATRE 1912-1918 221 10 FĂ©vrier COMĂDIE-FRANĂAISE. â L'Embuscade, piĂšce en quatre acte» de M. Henry Kistemaeckers. La ComĂ©die-Française n'est pas un théùtre de quartier, et je crois qu'elle mĂ©connaĂźtrait son intĂ©rĂȘt ainsi que sa tradition, si elle ne maintenait pas une diffĂ©rence essentielle entre son rĂ©pertoire et celui de Belleville ou de l'Ambigu. Je ne crois pas non plus qu'un auteur soit fort avisĂ©, de produire sa piĂšce dans ce beau cadre, et de la mener dans le inonde si elle n'est pas habillĂ©e pour cela. En re- cherchant le voisinage, du moins thĂ©orique, de Ra- cine, de Marivaux, de Beaumarchais, il nous oblige de prendre garde Ă la qualitĂ© de son Ćuvre, et, en l'espĂšce, de nous apercevoir qu'elle n'appartient Ă la littĂ©rature, comme ce personnage d'Emile Augier appartenait Ă la noblesse, que par ses prĂ©tentions. II m'est assurĂ©ment pĂ©nible de le constater ; mais je me demande Ă quoi pourrait servir la critique, si ce n'Ă©tait Ă tracer une ligne de dĂ©marcation bien nette entre ce qui est littĂ©rature et ce qui ne l'est point. Et puis, je n'aime pas les inĂ©galitĂ©s trop riantes. L'on a proprement assassinĂ©, il y a trente ans, pour quelques phrases malheureuses, M. Geor- ges Ohnet, qui savait bien autrement que M. Kiete- ruaeekers camper un personnage et ordonner une action. Il n'est pas question d'infliger Ă l'auteur de 1' Embuscade un traitement si cruel les mĆurs se 222 LE THĂĂTRE 1912-1913 sont adoucies. Nous le reconduirons seulement par la main jusques au delĂ des frontiĂšres de notre RĂ©- publique, avec tous les mĂ©nagements de la politesse â sans toutefois couronner son front de bandelettes, ni rĂ©pandre des parfums sur ses cheveux. Mais, me dira-t-on, Y Embuscade, si ce n'est point de la littĂ©rature, n'est-ce point du théùtre ? Certes oui puisqu'il paraĂźt qu'il y a divorce entre ces deux choses. J'avouerai mĂȘme que c'est du bon théùtre, et que du bon théùtre est bon, comme dirait MoliĂšre qui n'a jamais on amie. On sent que peu Ă peu il revient Ă la rĂšgle r[ h l'ordre ; il ne dĂ©tournera mĂȘme pas HĂ©lĂšne d'y revenir comme lui ; et cependant, pour elle, il s'agit de reprendre la chaĂźne conjugale, de se soumettre Ă un mari indigne, mĂ©diocre, qui l'a naguĂšre aban- donnĂ©e, qu'elle ne hait mĂȘme plus qu'elle a oubliĂ©. HĂ©lĂšne s'y rĂ©signera, avec dĂ©sespoir, mais avec rai- son Mon cĆur se rĂ©volte, dit-elle, mais mon esprit se soumet. » Mais le hasard est parfois pitoya- ble HĂ©lĂšne mourra. La mort n'est pas seulement, comme le disait Goncourt, le dĂ©nouement le plus distinguĂ©, c'est aussi celui qui arrange tout le mieux. Te dĂ©nouement, de M. Capus demeure donc opti- timiste, d'un optimisme mĂ©lancolique. A vrai dire. 238 LE THĂĂTRE 1912-1913 nous avions pressenti dĂšs le dĂ©but cette mort oppor- tune et facile, et quelques palpitations d'HĂ©lĂšne, au premier acte, nous avaient laissĂ© prĂ©voir qu'elle s'Ă©teindrait sous nos yeux, entre les bras de son ami, au cinquiĂšme acte. Car la piĂšce a cinq actes ! M. Capus n'a pas re- doutĂ© cette coupe aujourd'hui presque inusitĂ©e. 11 a osĂ© Ă©crire une grande comĂ©die, bien ordonnĂ©e, conduite sans hĂąte, sans non plus cette nonchalance qu'on lui a reprochĂ©e quelquefois. Il a fait de gran- des scĂšnes qui ne sont pas finies aussitĂŽt que com- mencĂ©es, et oĂč les personnages se disent tout ce qu'ils ont Ă se dire, sans avoir l'air d'ĂȘtre pressĂ©s par l'heure d'un train. Je le querellerai toutefois un peu sur son troisiĂšme acte il m'a paru donner une importance disproportionnĂ©e Ă l'un des Ă©pisodes, et ralentir fĂącheusement, au milieu juste du spectacle, la marche de la piĂšce, jusque-lĂ et ensuite bien sim- ple, nette et directe. C'est l'acte oĂč SĂ©bastien Real, qui a trouvĂ© chez l'imprĂ©sario CabaniĂšs une situa- tion bien rĂ©tribuĂ©e, s'aperçoit que son patron est une canaille, et lui jette sa dĂ©mission. C'est, comme bien vous pensez, le soir d'une reprĂ©sentation de gala oĂč se pĂąment tous les rastaquouĂšres et tous les snobs de Paris. M. Capus n'a pas su rĂ©sister au plai- sir d'en crayonner quelques types il joue Ă mer- veille de ces fantoches, mais cette fois nous avons peut-ĂȘtre moins goĂ»tĂ© un intermĂšde, cependant, des plus joyeux, qui nous divertissait un peu trop long- temps des deux personnages vraiment intĂ©ressants LE THĂĂTRE 1912-1913 239 de la piĂšce. L'intĂ©rĂȘt que ceux-ci nous inspirent, ils ne le mĂ©ritent du moins par aucun artifice, par aucun excĂšs de sentiment ni de langage, et voilĂ ce que j'estime, ce que je goĂ»te le plus dans cette agrĂ©able, touchante et sĂ©rieuse comĂ©die c'est la convenance, la justesse parfaite du ton, l'exacte modĂ©ration. Les deux amants sont passionnĂ©s, l'un des deux mourra tout Ă l'heure ; jamais ni l'un ni l'autre ne se mon- trent infĂ©rieurs au drame oĂč ils participent, Ă ce drame de l'amour et de la mort, qui est, dans un dĂ©cor moderne ainsi que dans un dĂ©cor ancien, avec des personnages rois ou anonymes, le plus gran- diose des drames humains, et jamais ni l'un ni l'au- tre ne paraĂźt sentir, ni ne s'exprime autrement que ne ferait Ă l'ocasion un des spectateurs qui l'Ă©cou- tent. Nous les sentons proches de nous, pareils Ă nous, et nous en concevons un peu d'orgueil, dont il faut remercier M. Alfred Capus en mĂȘme temps que nous l'applaudissons. Nous en devons remercier aussi les deux excel- lents interprĂštes, dont je veux louer plus encore la sincĂ©ritĂ© que le talent. M me Vera Sergine aime sans phrases, et elle Ă©meut profondement sans exhaler une plainte. Son Ă©nergie n'est pas moins admirable que son intelligence, et l'on oublierait presque de parler de sa beautĂ©. M. Rozenberg, passant avec aisance d'une petite scĂšne Ă la grande scĂšne du Vaudeville, a su rendre toutes les nuances du rĂŽle de SĂ©bastien Real. Son jeu a quelque chose de franc, de viril, de sain et de probe il convient tout Ă fait au person- 24J LE THEATRE 1912-1913 nage. M me Emilienne Dux a interprĂ©tĂ© avec le plus remarquable talent une belle-mĂšre trĂšs estimable, mais un peu sĂ©vĂšre. M. LĂ©rand, M. Joffre et M mt Ellen-AndrĂ©e, dont les rĂŽles sont peu de chose quant au texte, ont trouvĂ© moyen de crĂ©er des types que l'on n'oubliera pas, et je voudrais citer tous les autres, mais ils sont trop ; tous mĂ©riteraient une mention, car la piĂšce de M. Capus est trĂšs bien jouĂ©e d'ensemble ; elle a Ă©tĂ© aussi mise en scĂšne par M. Porel avec le goĂ»t le plus sĂ»r. 18 Mars PORTE-SAINT-MARTIN. â Cyrano de Bergerac, comĂ©- die hĂ©roĂŻque en cinq actes, en vers, de M. Edmond Rostand reprise. Nous avons Ă©tĂ©, hier soir, les tĂ©moins d'une sort* 1 de miracle, sans prĂ©cĂ©dent, je crois, au théùtre, oĂč il ne se produit guĂšre, cependant, que des Ă©vĂ©ne- ments merveilleux. Il n'est point rare qu'une piĂšce ĂągĂ©e de quelques annĂ©es plaise, Ă la reprise, par son mĂ©rite propre, par ses grĂąces ou par la mĂ©lan- colie des souvenirs qu'elle Ă©voque car l'attendrisse- ment au théùtre n'est pas moins de rĂšgle que le pro- dige. Mais qu'un chef-d'Ćuvre reconnu, qualifiĂ© chef-d'Ćuvre par le consentement universel, dont la premiĂšre reprĂ©sentation fut notĂ©e comme une vie- LE THĂĂTRE 1812-1913 241 toire du gĂ©nie français, qui depuis fut reprĂ©senta des milliers et des milliers de fois sur toutes les scĂšnes des deux mondes, que tous les spectateurs d'une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale ont eux-mĂȘmes vu, lu, relu et qu'ils savent Ă peu prĂšs par cĆur ; que ce chef-d'Ćuvre ressuscitĂ© les surprenne plus encore qu'il ne les sĂ©duit ; qu'avant de les transporter d'en- thousiasme il les frappe d'Ă©tonnement, qu'enfin ce soit comme une rĂ©vĂ©lation, voilĂ bien qui est conce- vable Ă peine et miraculeux ; et je prie mes lecteurs de croire que, selon ma coutume, je parle Ă la ri- gueur, je dis, sans excĂšs de langage, ce qui est. Si, contre ma coutume, je fais allusion au succĂšs effectif de l'Ćuvre, c'est qu'il a ici une signification particuliĂšre je ne connais pas de piĂšce de théùtre qui soit plus de théùtre que celle-ci, et l'accueil du public me le confirme ; je ne connais pas de sujet de piĂšce plus dangereusement subtil, plus rebelle Ă la rĂ©alisation scĂ©nique ; le tour de force admira- ble de M. Edmond Rostand, c'est d'avoir, du pre- mier au dernier mot de son drame, perpĂ©tuellement et facilement rĂ©solu cette antinomie. La premiĂšre de Cyrano fut saluĂ©e, il y a quinze ans, comme une renaissance du drame français en vers ce n'Ă©tait pas assez dire. Je ne veux diminuer aucune des Ćuvres illustres qui sont notre richesse et notre orgueil ; mais, quand je songe Ă quel point les dra- mes de Victor Hugo, pour n'en point citer d'autres, tout en provoquant notre admiration, la dĂ©solent, je ne puis m'empĂȘcher de reconnaĂźtre qu'avant u 242 LE THĂĂTRE 1912-1913 Cyrano nous possĂ©dions trĂšs peu de drames en vers, qui fussent tout ensemble des chefs-d'Ćuvre du théùtre et de la poĂ©sie. Je n'entends point par lĂ que Cyrano soit fabriquĂ© Ă la façon des drames de Du- mas pĂšre, auxquels on a osĂ© quelquefois le compa- rer, Ă cause, j'imagine, de l'acte du camp et de la scĂšne des victuailles. MĂȘme pour le mĂ©tier le plus matĂ©riel â je ne parle pas naturellement du reste â M. Edmond Rostand n'a pas la moindre parentĂ© avec Dumas pĂšre, dont les drames, ceux du moins qui sont tirĂ©s de romans, sont aussi mal bĂątis qu'on peut le souhaiter, ou plutĂŽt ne sont bĂątis d'aucune maniĂšre. Des reprises rĂ©centes nous ont permis, d'ailleurs, de reconnaĂźtre qu'ils n'ont plus aucune action sur le public, mĂȘme par ceux de leurs Ă©pi- sodes que l'on pourrait plus ou moins comparer a cette scĂšne du camp de CyraĂźin ; et la reprise d'hier nous a montrĂ©, au contraire, quelle action immĂ©- diate, directe, peut exercer sur ce mĂȘme public un poĂšte qui a le gĂ©nie du théùtre, par un Ă©pisode de la psychologie la plus prĂ©cieuse et du lyrisme, si je puis le dire, le plus transcendant, comme celui de Roxane au balcon. J'ai si fortement Ă©prouvĂ©, hier soir, le sentiment d'une rĂ©vĂ©lation et d'une nouveautĂ©, que je me lais- serais volontiers aller Ă vous raconter Cyrano j'ou- blie qu'il s'agit d'une reprise. Celle-ci prĂ©sentait un intĂ©rĂȘt singulier. Sans doute, Cyrano a dĂ©jĂ Ă©tĂ© re- pris plusieurs fois, et mĂȘme Ă Paris, quoiqu'il ne l'ait jamais Ă©tĂ© encore avec cette solennitĂ© ; et sans LE THĂĂTRE 1912-1913 243 doute il subira maintes et maintes fois pareille Ă©preu- ve. Mais la plus pĂ©rilleuse, la plus dĂ©cisive aussi Ă©tait celle d'hier soir, aprĂšs quinze annĂ©es rĂ©volues, si prĂšs et si loin d'un premier contact avec le public. Quinze ans, c'est l'Ăąge auquel les piĂšces de théùtre risquent le plus de paraĂźtre dĂ©modĂ©es et vieillies. Je ne dirai pas qu'hier soir Cyrano n'a semblĂ© avoir aucune ride, selon l'expression consacrĂ©e. Car, lors- que l'on dit que les piĂšces n'en ont point, c'est une façon polie et dĂ©tournĂ©e de faire entendre que, si on y avait regardĂ© de plus prĂšs, on aurait bien pu en apercevoir quelques-unes. La vĂ©ritĂ© est que per- sonne, hier, n'a songĂ© Ă l'Ăąge du drame de M. Ros- tand, ni mĂȘme qu'il eĂ»t un Ăąge. Je me souviens qu'il v a quinze ans on expliquait le succĂšs immense de cet autre Don Quichotte par un renouveau d'idĂ©al en France, par une crise de chevalerie, enfin par le pa- nache. Nous avons dĂ», depuis quinze ans. subir une quinzaine au moins de crises analogues et de rĂ©ac- tions, puisque tous les ans et tous les six mois on nous tĂąte le pouls, et l'on annonce tour Ă tour notre dĂ©cadence ou notre risorgimento. Les directeurs de la Porte-Saint-Martin sont bion habiles ; ils ont le flair de l'opportunitĂ© ; ils ont su reprendre Cyrano ;'i la minute prĂ©cise oĂč nous nous trouvions dans le mĂȘme Ă©tat d'Ăąme qu'il y a quinze ans, Ă la fin de dĂ©cembre ; Ă moins quo nous n'ayons pas changĂ© depuis lors autant ni aussi souvent que l'on veut bien nous le raconter. Il s'est trouvĂ©, hier comme en ce temps-lĂ , que le hĂ©ros de M. Rostand avait juste- 244 LE THĂĂTRE 1912-1913 ment la figure que nous souhaitions. Il est toujours, plus que jamais, notre hĂ©ros national, le mauvais garçon tout dĂ©bordant de bontĂ©, le bravache plein de bravoure vraie, le hĂąbleur qui a de l'esprit, le li- bertin qui est religieux au sens le plus Ă©levĂ© du mot, le Quasimodo en qui rayonne une Ăąme splendide, et dont mĂȘme la laideur physique est une laideur Ă ca- ractĂšre, une laideur pour les peintres. Il nous est revenu tout prĂȘt pour une nouvelle popularitĂ©, et cette popularitĂ©, qui souffle, comme l'esprit de Dieu, oĂč elle veut, a soufflĂ© autour de lui en tempĂȘte dĂšs sa premiĂšre apparition. Les soirs comme hier soir, l'emploi de la critique se borne Ă une acclamation unanime. Qui pourrait ĂȘtre tentĂ© de refuser sa voix Ă ce concert ? Il est si reposant, et si rare, et si bon de pouvoir admirer ! MM . Hertz et Coquelin ont montĂ© Cyrano de Ber- gerac avec plus de luxe encore que naguĂšre. Tous les dĂ©cors sont beaux, celui du camp et celui du jardin d'automne, au dernier acte, sont admirables. L'interprĂ©tation est digne de la gloire de l'Ćuvre. Co- quelin avait fait de Cyrano une figure que l'on ne saurait oublier. M. Le Bargy ne l'a point fait ou- blier il en a dessinĂ© une autre, toute diffĂ©rente, et c'est encore Cyrano. Comme il avait dĂ©jĂ jouĂ© le rĂŽle en tournĂ©e, nous avions eu quelques Ă©cho9 de ces reprĂ©sentations. On prĂ©tendait, entre autres cho- ses, que M. Le Bartry Ă©tait un Cyrano triste, et cela me portait Ă craindre qu'il ne fĂ»t trop gai. Il n'esl ni l'un ni l'autre il a composĂ© le rĂŽle avec la plu» LE THĂĂTRE 1912-1913 245 exacte intelligence du texte, et de ce qu'il y a sous le texte. Ses moyens d'expression sont vraiment extra- ordinaires, et je ne crois pas notamment que jamais un comĂ©dien ait disposĂ© d'une voix plus puissante et plus souple. La physionomie et l'allure du person- nage sont rendues avec un art pittoresque qui mĂ©rite les plus grands Ă©loges. C'est bien tour Ă tour le gueux, le soudard, le poĂšte rĂȘveur et philosophe. Au dernier acte, c'est un spectre effrayant ; il semble, quand il entre en scĂšne, venir d'outre-tombe. Dans ce dernier acte de Cyrano, M. Rostand a touchĂ© au sublime shakespearien l'interprĂšte aussi y a tou- chĂ©. M me AndrĂ©e MĂ©gard a jouĂ© Roxane avec infi- niment de grĂące et de tendresse, parfois avec un peu d'affĂ©terie, mais le rĂŽle l'exige ; elle a le talent, aujourd'hui si rare, de dire les vers. M. Jean Co- quelin est un excellent Ragueneau. M. Max Desjar- dins et M. Jean Kemm ont jouĂ© en artistes accomplis les rĂŽles de Guiches et de Carbon de Castel-Jaloux. 20 Mars RENAISSANCE. â Le Minaret, comĂ©die en trois actes, de M. Jacques Richepin. Ceci est un conte, que l'on aurait mĂȘme appelĂ© philosophique au dix-huitiĂšme siĂšcle, bien qu'il soit assez malaisĂ© d'y apercevoir aucune philosophie, M. 246 LE THĂĂTRE 1912-1913 sauf la plus pratique. Mais combien de contes, en ce siĂšcle-lĂ , n'eurent de philosophique que le nom ! C'est aussi un conte oriental Ă la maniĂšre du dix-hui- tiĂšme, oĂč l'on se souciait peu d'information prĂ©cise, de couleur locale, et oĂč l'Orient, pour les conteurs, Ă©tait un lieu de mystĂšre commode, asile de la chi- mĂšre et de l'utopie, Ă peu prĂšs comme cet Incon- naissable que les agnostiques veulent bien assigner Ă la religion pour son domaine propre et son dernier- refuge. M. Jacques Richepin a Ă©tĂ© fort avisĂ© de ne mettre Ă la scĂšne qu'une Perse de fantaisie. Sans doute il en sait beaucoup plus long sur l'Orient que Voltaire et que Montesquieu, et il n'aurait pas eu grand'peine Ă trouver des personnes compĂ©tentes qui lui en eussent appris encore davantage. Mais c'est une chose curieuse que j'observe, et je serais fort em- pĂȘchĂ© de l'expliquer, il ne semble point possible de donner, soit par la peinture, par la littĂ©rature ou par le théùtre, une reprĂ©sentation exacte et rĂ©aliste des races qui n'ont pas coutume de s'exprimer elles- mĂȘmes par ces moyens. Nos peintres orientalistes n'ont que trop souvent dĂ©montrĂ© cette bizarre im- puissance ; et je crois qu'on la vĂ©rifierait surtout au théùtre, et que cela vient de ce qu'il n'existe pour ainsi dire pas de théùtre dans les pays musulmans. Je pense que, si M. Jacques Richepin, aprĂšs s'ĂȘtre entourĂ© de documents, avait prĂ©tendu nous faire connaĂźtre, par les procĂ©dĂ©s ordinaires de la scĂšne, la psychologie des femmes de harem, ou mĂȘme sim- plement leurs gestes, et les façons amoureuses des LE THĂĂTRE 1912-1913 247 jeunes premiers de lĂ -bas, il aurait eu bien des chan- ces d'Ă©chouer. L'une des raisons de son succĂšs est qu'il n'a pas eu d'ambitions si hautes ni si vaines il s'est amusĂ© Ă nous raconter une histoire gauloise, Ă laquelle il a voulu ajouter une parure singuliĂšre- ment Ă la mode en ce moment-ci ; et comme il s'amu- sait de bonne loi en nous la racontant, cette joie n Ă©tĂ© communicative. Il nous a divertis, il nous a Ă©blouis, â il ne nous a pas choquĂ©s la piĂšce est trĂšs libre, mais saine, et si jeune ! Il est rĂ©confortant, par le temps qui court, de voir un jeune homme de l'Ăąge de M. Richepin qui ne rougit point, ni qui ne baisse point les yeux quand il parle de l'Ćuvre 'de chair, qui se dĂ©clare franchement ennemi de la chastetĂ©, et qui volontiers, comme Stendhal, qualifierait cette vertu de ridicule. L'idĂ©e du Minaret n'est pas sans quelque ressem- blance avec celle de la Veuve Joyeuse ; mais comme nous sommes en Orient, il y a plusieurs veuves c'est tout un harem qui est veuf, et joyeux. Les veuves musulmanes, dont la condition n'est guĂšre enviable, ont ordinairement peu de raisons de se rĂ©jouir ainsi, et n'en manquent point de regretter leur maĂźtre et leur Ă©poux sincĂšrement. Mais le cheik... hĂ©las ! je m'aperçois que j'ai oubliĂ© son nom j'aime mieux le taire que l'Ă©corcher. Le cheik, tout court, n'Ă©tait pas un Ă©poux Ă©goĂŻste, comme tant d'autres. Il ne s'est paĂ© dit AprĂšs moi la fin du monde, â ou de mon harem. » Au lieu d'en faire des cadeaux Ă diverses personnes, ou de le laisser vendre Ă l'encan, il a dĂ©- 248 LE THEATRE 1912-1913 cidĂ© que ses femmes choisiraient elles-mĂȘmes un nouveau maĂźtre, au suffrage universel, Ă la majoritĂ© absolue des voix, et sans reprĂ©sentation des mino- ritĂ©s car il ne les laisse point libres d'en nommer plusieurs, mais un seul, aprĂšs toutefois avoir Ă©tabli une liste de trois admissibles. L'Ă©lection dĂ©finitive doit avoir lieu Ă la suite d'un concours ; et je dois avouer qu'au premier mot de ce concours j'ai trem- blĂ© que l'auteur ne fĂ»t allĂ© un peu loin ; mais, au contraire, la principale Ă©preuve consiste, pour les concurrents, Ă respecter ces dames toute la nuit. Vous devinez bien que l'un au moins des candidats est aimĂ© secrĂštement d'une des veuves ci-devant favo- rites du dĂ©funt, et que cette tendresse secrĂšte a Ă©tĂ© cause de son succĂšs au premier tour. Mais il s'agit de gagner au second tour plusieurs voix, et notam- ment celle de l'autre veuve cf-devant favorite. La premiĂšre, Myriem, qui est la plus maligne, persuade Ă Noureddine, son amoureux, de faire la cour Ă l'au- tre, Zouz-ZuvabĂ©. Noureddine obĂ©it sans enthou- siasme et obtient un rendez-vous pour ce soir, sur la terrasse, au pied du minaret. La nuit est merveil- leuse et le dĂ©cor est de M. Ronsin. Noureddine est Ă deux doigts de tromper Myriem avec Zouz-ZuvabĂ© ; et le pire, c'est que Myriem n'est pas beaucoup plus loin de tromper Noureddine avec un autre prĂ©ten- dant, Mustapha. Dans une tragĂ©die symbolique, qui fut jouĂ©e jadis au Vaudeville, une bergĂšre, aprĂšs une longue conversation avec un berger, et finale- ment un baiser significatif, s'Ă©criait tout d'un coup LE THĂĂTRE 1912-1913 249 Il m'a eue ! Il m'a eue ! » Ni Zoux-ZuvabĂ© ni My- riem n'ont lieu de pousser cette exclamation, et elles se bornent Ă dire, l'une Ă Noureddine, l'autre Ă Mus- tapha, qu'elles ne les ont pas trompĂ©s tout Ă fait. Noureddine proteste d'autre part Ă Myriem qu'il a jouĂ© une comĂ©die et que Zouz-ZuvabĂ© ne lui chante guĂšre. Naturellement, Zouz-ZuvabĂ© entend cette im- pertinence, et le rĂ©sultat de l'imbroglio est que ni Noureddine ni Mustapha n'obtiennent une seule voix, mais que le troisiĂšme concurrent est Ă©lu Ă l'unani- mitĂ©. C'est un riche et joyeux bossu. Comme My- ryem n'en aime pas moins Noureddine, elle le lui dĂ©clare, et le lui prouverait, si le bossu ne surve- nait Ă temps pour constater qu'il n'est pas encore cocu, mais que l'on peut l'ĂȘtre en Orient comme ailleurs. Sur ce, le cadi, Ă point nommĂ©, produit un autre testament du feu cheik, qui annule les prĂ©cĂ©- dentes dispositions le harem suivra la destinĂ©e ordinaire, selon la loi de Mahomet, et le bossu Fel- Fel, aprĂšs avoir failli ĂȘtre cocu d'avance, ne sera mĂȘme pas mari. M m * Cora Laparcerie nous a donnĂ©, du joli conte de M. Jacques Richepin, une de ces Ă©ditions de luxe oĂč chaque page est encadrĂ©e de dessins et de minia- tures, qui parfois mĂȘme empiĂštent sur le texte. Les dĂ©cors et les costumes ne laissent pas d'ĂȘtre Ă l'oc- casion un peu audacieux, et je ne crois pas cepen- dant qu'on y puisse relever une seule faute de goĂ»t. Il faut louer MM. Ronsin et Poiret d'avoir su donner Ă leur imagination tant de libertĂ© sans lui permettre 250 LE THĂĂTRE 1912-1913 aucune fĂącheuse incartade, et de nous avoir Ă©tonnĂ©s quelquefois, mais toujours charmĂ©s. L'interprĂ©tation du Minaret est excellente et tout Ă fait de mĂȘme ordre que la piĂšce elle est jeune, elle est aimable, elle mĂ©rite presque toujours d'ĂȘtre applaudie, et lĂ oĂč elle le mĂ©riterait moins, elle a trop de grĂące pour ne pas dĂ©sarmer. M me Cora Laparcerie dit avec naturel des vers Ă©crits avec facilitĂ© ; elle est voluptueuse, elle est passionnĂ©e, et elle sait avoir quand il le faut au- tant de belle humeur que de passion. M me Marcelle Yrven accorde Ă nos regards les mĂȘmes faveurs que naguĂšres Ă ceux du cheik dĂ©funt ; j'aime beaucoup la franchise et la simplicitĂ© de son jeu. M Ue Mireille CorbĂ© sait se plaindre avec autant d'ingĂ©nuitĂ© qu'IphigĂ©nie de n'avoir point connu les douceurs de l'amour. M. Jean Worms est un sĂ©duisant \oured- dine, et vraiment maĂźtre maintenant de son beau ta- lent. M. Claudius est un peu triste, mais le rĂŽle du Grand-Eunuque est-il bien avantageux ? N'est-ce pas ce que l'on appelle, en argot de théùtre, un faux bon rĂŽle » ? M. FĂ©lix Galipaux. en revanche, semble un bossu pleinement satisfait. Il a raison de l'ĂȘtre, cor il a trouvĂ© cette fois un de ces rĂŽl^s. aujourd'hui trop rares, oĂč il peut tout ensemble dĂ©brider et mo- dĂ©rer son incomparable verve. M. Harry Baur a une magnifique prestance, une excellente voix et une diction que la vile prose ne lui avait pas encore per- mis de nous faire si bien apprĂ©cier. La musique de M. Tiarko Rirhepin est. comme la poĂ©sie de M. Jac- ques Richepin, savante, facile et colorĂ©e. LE THĂĂTRE 1912-1913 251 21 Mars BOUFFES-PARISIENS. â Le Secret, piĂšce eu trois actes, de M. Henry Bernstein. Le Secret n'est pas seulement une piĂšce profondĂ©- ment touchante, intĂ©ressante, pathĂ©tique, sans doute la plus originale et la plus belle de AI. Henry Bern- stein c'est le premier exemple, et du mĂȘme coup le modĂšle achevĂ©, d'une sorte de piĂšce entiĂšrement nouvelle. Peut-ĂȘtre que ces Ă©pithĂštes vont sembler bien emphatiques et bien excessives quand j'aurai dit a I M'es cela que tout l'intĂ©rĂȘt du Secret est psycholo- gique, et que c'est une piĂšce Ă caractĂšres il est vrai que les auteurs dramatiques n'ont pas attendu le commencement du vingtiĂšme siĂšcle pour en Ă©crire, que c'est mĂȘme une assez vieille mode, et qui sem- blait depuis longtemps ĂȘtre tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude. Mais, outre qu'un homme d'aujourd'hui ne se conten- terait plus de la psychologie sommaire et naĂŻve des peintres de caractĂšres d'autrefois, et que la mise en Ćuvre d'une science plus complexe, plus subtile, plus adĂ©quate Ă l'innombrable rĂ©alitĂ©, lui rend donc la tAche plus difficile, il est empĂȘchĂ© encore par toutes les rĂšgles arbitraires et par toutes les entraves que, depuis cent ans, la prĂ©tendue grammaire de l'art théùtral a multipliĂ©es. J'Ă©crivais derniĂšrement, que pas une piĂšce de MoliĂšre n'est bien faite, et l'on a compris, j'imagine, que je l'Ă©crivais avec approba- tion. Longtemps encore aprĂšs MoliĂšre, la comĂ©die 252 LE THĂĂTRE 1912-1913 est demeurĂ©e plastique et souple, et ce n'est qu'au dĂ©but du siĂšcle dernier qu'elle s'est raidie dans des formules qui ne lui permettent plus que les petits sujets, les imbroglios et les historiettes. Je sais bien que l'on peut faire bon marchĂ© de cette grammaire de Scribe, quoique cent ans d'usage et de succĂšs lui aient donnĂ© l'autoritĂ© et le prestige, qu'une critique pĂ©dante l'ait promulguĂ©e, et que des hommes de la taille de Dumas fils, mĂȘme en protestant ou Ă leur insu, s'y soient asservis. Les lois, ni dans l'ordre lit- tĂ©raire, ni dans l'ordre politique, ne durent pas quand elles n'ont pas de raison d'ĂȘtre ; il n'y a de lois du théùtre que celles que les conditions mĂȘmes du théù- tre imposent ; et nous avons vu, en effet, la comĂ©die, tout rĂ©cemment, s'affranchir de toutes celles-ci. Mais il est d'autres gĂȘnes, et mĂȘme de nouvelles, dont elle ne saurait s'affranchir, parce que ce sont vraiment les conditions du théùtre qui les nĂ©cessitent, celles du moins du théùtre d'aujourd'hui cette briĂšvetĂ©, ce mouvement, cette hĂąte que le public contemporain exige, et faute de quoi on ne le prendrait pas, qui li- mitent le champ de l'auteur dramatique, et lui ren- dent notamment impraticable l'Ă©tude approndie des Ăąmes. Il est Ă remarquer qu'on n'a jamais vu moins de caractĂšres au théùtre que depuis que nous avons la prĂ©tention de les connaĂźtre mieux, je veux dire plus scientifiquement. Les efforts de l'Ă©cole natura- liste dans cette voie, efforts aussi maladroits que vains, sont instructifs. M. Henry Bernstein est, le premier, venu Ă bout Je ce qui me paraissait, hier LE THĂATftK 1912-1913 encore, une impossibilitĂ©. Il a Ă©crit un drame Ă ca- ractĂšres, et ce drame, Ă premiĂšre vue, par son as- pect, par sa construction, par ses façons de saisir, de secouer, de dominer le public, par tous ses pro- cĂ©dĂ©s enfin et par tous ses moyens, ne semble nulle- ment diffĂ©rer des drames prĂ©cĂ©dents de M. Henry Bernstein ; et il n'est pourtant, du premier au dernier mot, que l'Ă©tude d'une femme ; Ă©tude complĂšte, pres- que mĂ©dicale, clinique ; sans une seule complaisance aux faussetĂ©s du théùtre, sans mise au point, sans souci de cette fameuse optique théùtrale ; et c'est, je le rĂ©pĂšte, la piĂšce la plus scĂ©nique, la plus drama- tique, la mieux conçue, la plus poignante que M. Bernstein ait jamais Ă©crite. Ce n'est pas lĂ un tour de force, mais le bel et heureux effort d'un art parfai- tement conscient, mĂ»ri, auquel je ne veux pas don- ner le nom de mĂ©tier. M. Bernstein analyse aussi curieusement, aussi exactement que ferait un psy- chologue de profession, et avec autant de mĂ©thode. Seulement il ne nous expose pas les rĂ©sultats de sa recherche il nous fait assister Ă son expĂ©rience et nous avons le sentiment de la poursuivre en mĂȘme temps que lui. Il fait vivre son personnage devant nous, et il en rĂšgle toutes les actions, tous les gestes, de telle sorte que chacun nous trahisse un peu de ce mystĂ©rieux caractĂšre, que nous ne cesserons pas de connaĂźtre Ă chaque minute un peu plus, et que nous ne connaĂźtrons tout entier qu'au dernier baisser de rideau. La gradation est merveilleuse au dĂ©but, Gabrielle 15 254 LE THĂĂTRE 1912-1913 Jeannelot nous paraĂźt tout ordinaire, une femme comme tant d'autres, Ă peine Ă©nigmatique. Belle, ri- che, heureuse, amoureuse, aimĂ©e de son mari, qui fut son compagnon d'enfance, elle est l'honnĂȘte fem- me qui n'a guĂšre de mĂ©rite Ă l'ĂȘtre, mais Ă qui l'on ne saurait raisonnablement reprocher les commodi- tĂ©s de sa vertu. Son mari, Constant, est peintre Ă ses moments perdus, et prĂ©fĂšre le golf. Ils sont dans leur salon, aprĂšs dĂ©jeuner, ils disent des choses de peu d'importance, et leur bonheur serait complet si la locataire de l'Ă©tage supĂ©rieur ne les assommait de ses gammes. HĂ©las ! nos contemporains n'ont au- cune vertu sociale, ni aucun respect du repos et de la libertĂ© d'autrui. Constant Jeannelot fait allusion Ă certaines difficultĂ©s d'intĂ©rĂȘt qu'il a prĂ©sentement avec sa sĆur, Gabrielle lui donne des conseils de modĂ©ration, de la voix la plus nette, et apparemment avec une entiĂšre franchise. Rien d'ailleurs n'attire notre attention sur ces rĂ©pliques, et ne les marque d'un accent particulier. Puis, Gabrielle parle de son amie Henriette Hozeleur, de qui elle a reçu un mot, qui va venir ; Gabrielle et Constant sont comme la sĆur et le frĂšre d'Henriette, restĂ©e veuve d'un mari indigne, aprĂšs deux ou trois ans de martyre. Un jeune secrĂ©taire d'ambassade, Denis Le Guenn, re- cherche depuis assez longtemps Henriette, et n'en finit pas cependant de demander sa main, ni mĂȘme de se dĂ©clarer. Constant Ă©l Gabrielle s'entretiennent de ce mariage probable, que Constant souhaite de tout son cĆur ; Gabrielle manifeste quelques inquiĂ©- LE THĂĂTRE 1912-1913 255 tudes, mais que l'on ne saurait attribuer qu'Ă une tendresse ombrageuse, ou Ă sa prĂ©voyance de grande amie raisonnable. Denis Le Guenn est un brave gar- çon, mais qui ne paie pas de mine. Il est peu bril- lant, Henriette l'Ă©clipsera, Henriette est orgueilleuse ne se sentira-t-elle pas humiliĂ©e de sa propre supĂ©- rioritĂ© sur son mari ? Henriette est fiĂšre elle est pauvre et Denis Le Guenn est riche, elle ne peut pas avoir l'air de courir aprĂšs lui. Denis Le Guenn est un peu ridicule, il n'est pas grand ; Henriette est grande et Ă©lĂ©gante... Gabrielle Jeannelot est per- suadĂ©e que son amie et Denis s'aiment, elle craint qu'ils ne s'aiment pour leur malheur, et qu'ils ne se mĂ©nagent des dĂ©sillusions, peut-ĂȘtre des catastro- phes. Henriette survient, on renvoie Constant, et elle montre Ă Gabrielle une lettre qu'elle a reçue de Denis le matin. La lettre ne peut guĂšre laisser de doutes sur les intentions du jeune diplomate ; ce n'est pas toutefois une demande positive, Denis sol- licite d'abord quelques instants d'entretien avec M*' Jeannelot. Henriette a pris sur elle de rĂ©pondre que son amie la recevrait cet aprĂšs-midi. On l'annonce. Gabrielle fait passer Henriette dans la piĂšce voisine, elle le reçoit. L'entretien est extrĂȘmement embarrassĂ©, malgrĂ© les efforts de Gabrielle pour mettre Ă l'aise le pauvre jeune homme, timide jusqu'au comique. Il finit ce- pendant par faire entendre qu'un scrupule l'a jusqu'ici empĂȘchĂ©, l'empĂȘche encore de demander la main d'Henriette. Il est trĂšs tendre, il est jaloux, 256 LE THĂĂTRE 1912-1913 d'une jalousie raffinĂ©e. Il veut possĂ©der toute, la femme qu'il aimera, qu'il Ă©pousera. Jamais, dans ses rĂȘves les plus lointains, il n'a conçu que cette jalou- sie presque maladive lui permit d'Ă©pouser une femme qui ne fĂ»t pas vierge et neuve. Certes, il ne prend nul ombrage de l'abominable mari qui a fait tant de mal Ă Henriette. Mais elle est jeune, belle ; elle avait toutes les excuses, elle Ă©tait libre. Comment croire que, jusqu'Ă ce jour, elle n'ait pas Ă©tĂ© aimĂ©e, qu'elle n'ait pas aimĂ©, qu'elle n'ait pas vĂ©cu ? Cette pensĂ©e seule rend Denis presque fou. Il sait qu'il n'aurait aucun droit d'en vouloir Ă Henriette, mais il sait aussi qu'il ne pourrait pas se dĂ©fendre de la torturer, et qu'il serait lui-mĂȘme horriblement mal- heureux. Il ne pose pas Ă Gabrielle de question prĂ©- cise, et il avoue son angoisse avec tant de dĂ©licatesse, avec de telles rĂ©ticences, qu'elle n'est point choquĂ©e. Elle lui affirme, elle lui jure, en le regardant bien dans les yeux, qu'Henriette est sans reproche. Et, dĂšs qu'il est sorti riant et pleurant de joie, elle rap- pelle M me Hozeleur ; et son premier mot est pour lui conseiller, toujours avec la mĂȘme franchise, mais avec une Ă©trange insistance, de tout avouer Ă Denis Henriette a un secret, Henriette a eu un amant. Elle a Ă©tĂ© pendant un an la maĂźtresse d'un certain Charlip Ponta-Tulli. qu'elle a mĂȘme dĂ» Ă©pouser. Gabrielle lui persuade qu'elle se prĂ©pare de terribles lende- mains si elle n'avoue pas cette liaison Ă Denis, qui soupçonne, qui sait peut-ĂȘtre ce qui en est. A la vĂ©ritĂ©, aucune des paroles de Denis ne nous avait LE THĂĂTRE 1912-1913 257 donnĂ© ce sentiment, et le conseil de Gabrielle nous Ă©tonne. Il n'Ă©tonne pas, mais il rĂ©volte M me Hoze- leur elle n'aura jamais le courage de risquer son bonheur et de faire cet aveu, peut-ĂȘtre inutile. Com- ment Denis saurait-il, soupçonnerait-il une liaison qui n'est connue que des deux intĂ©ressĂ©s et de Ga- brielle, car Constant lui-mĂȘme l'ignore ? Mais M m ' Jeannelot est si affirmative, si alarmante, qu'Hen- riette se laisse enfin convaincre elle va tout dire Ă Denis ; et quand il reparaĂźt, naturellement elle ne lui dit rien. Les fiançailles sont conclues, les deux fiancĂ©s partent ensemble. M. et M me Jeannelot res- tent seuls ; et, Ă brĂ»le-pourpoint, Ă propos de rien, Gabrielle se met Ă raconter Ă son mari, qui n'en a jamais rien su, l'aventure d'Henriette. On sent, lors- que Ă temps le rideau baisse, qu'elle va lui donner sans malveillance, rien que pour s'amuser un peu, les dĂ©tails les plus circonstanciĂ©s. II nous a paru que de scĂšne en scĂšne, de rĂ©plique en rĂ©plique, et continuellement, nous pĂ©nĂ©trions plus avant dans la familiaritĂ© de Gabrielle, et que nous n'Ă©tions pas loin de surprendre le secret de son caractĂšre qui, bien plus que la liaison ancienne de M mo Hozeleur, est le secret » de la piĂšce, mais nous ne saurions le dĂ©finir, prĂ©ciser une accusation nous ne sentons encore, Ă la fin du premier acte, qu'un malaise, une mĂ©fiance, des soupçons vagues. Ils s'aggravent, sans trop se prĂ©ciser, dĂšs le dĂ©but du deuxiĂšme acte. Nous sommes Ă Deauville, chez une vieille tante des Jeannelot, qui reçoit Ă©galement 258 LE THĂĂTRE 1912-1913 les Denis Le Guenn, et Charlie Ponta-Tulli est in- vitĂ©. Est-ce par hasard, ou bien qui aurait suggĂ©rĂ© Ă la bonne dame, qui ne savait rien de cette histoire, l'idĂ©e de rĂ©unir Henriette et Ponta-Tulli ? Selon l'usage, Denis se prend d'amitiĂ© pour l'ancien amant de sa femme, et ce ridicule exaspĂšre Henriette. Elle est au supplice. La prĂ©sence seule de Ponta l'indi- gne, et ses galanteries insolentes l'effraient. Elle aime son mari, elle est heureuse, elle veut dĂ©fendre son bonheur. Elle le dĂ©fend gauchement ; elle a des allures bizarres ; elle parle rudement Ă Denis. Elle supplie Gabrielle de chasser Ponta-Tulli ; et, de nouveau, la mauvaise grĂące de M m6 Jeannelot nous surprend, nous inquiĂšte. Cette femme si Ă©videmment intelligente a les mots les plus malheureux, elle raille mal Ă propos le mari devant la femme, elle calme Henriette de telle façon qu'elle l'excite ; elle congĂ©- die Ponta-Tulli de telle façon qu'elle le retient. Elle finit par lui mĂ©nager un entretien avec Henriette, malgrĂ© la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e d'Henriette, et nous dĂ©couvrons, au cours de cette conversation, en mĂȘme temps qu'ils le dĂ©couvrent eux-mĂȘmes, que c'est elle naguĂšre qui a brouillĂ© Henriette et Ponta- Tulli. Denis revient au plus fort du dĂ©bat, demande Ă sa femme des explications qu'elle ne peut impro- viser, et tout se termine par des cris, par des injures, par une bataille entre les deux hommes. Henriette a enfin vu clair, et nous aussi, dans l'Ăąme de Gabrielle. qui nous est rĂ©vĂ©lĂ©e par cette sĂ©rie de coups de théùtre aussi sĂ»rement, aussi prĂ©cisĂ©ment LE THĂĂTRE 1912-1913 259 que par une analyse Ă la façon des romanciers. Nous ne la connaĂźtrons cependant toute qu'Ă la fin, lorsque dans l'ardeur du remords, elle fera sa confession gĂ©nĂ©rale Ă son mari, au moment mĂȘme qu'elle vient de dire que s'il soupçonnait son infamie et ses cri- mes, elle en mourrait et cette contradiction est d'une vĂ©ritĂ© admirable. Gabrielle est un monstre, qui, non par envie, non par jalousie vulgaire et humaine, mais par une effroyable malice innĂ©e, par sadisme, dĂ©truit autour d'elle le bonheur, dont la seule vue l'offense. Elle est la mĂ©chante », elle n'est pas vile, parce qu'elle n'est pas mesquine, et elle atteint Ă une sorte de grandeur par la monstruositĂ©. Et ce qui lui vaut peut-ĂȘtre la misĂ©ricorde divine, ce qui lui vaut, Ă la fin, aprĂšs le dĂ©goĂ»t, la pitiĂ© de son mari, c'est qu'elle est, cette infĂąme crĂ©ature, une crĂ©ature capable d'aimer. Non seulement elle adore son mari, le seul Ă qui jamais elle n'ait fait aucun mal, mais elle aime ses victimes. Elle a vraiment aimĂ© Henriette comme une sĆur, et quand elle le lui dit, humblement, en se traĂźnant Ă ses genoux, pour une fois la menteuse ne ment pas. Aussi, Henriette ne sera pas plus inflexible que Constant. Denis non plus ne sera pas inexorable pour Henriette, si peu coupable, et la tragĂ©die s'achĂšvera dans la sĂ©rĂ©nitĂ© du pardon, sans que rien, vous pouvez le croire, n'en attĂ©nue jusqu'Ă la suprĂȘme minute et n'en gĂąte la magnifique ĂąpretĂ©. Je ne crois pas avoir vu depuis de longues annĂ©es piĂšce mieux'jouĂ©e que le Secret. M me Simone est re- 260 LE THEATRE 1912-1913 venue d'AmĂ©rique plus maĂźtresse qu'elle ne le fut jamais de toutes les ressources de son art. Chose curieuse, aprĂšs avoir, pendant plus de quatorze mois, jouĂ© uniquement en anglais, elle n'a plus au- cune de ces petites imperfections d'articulation et de dĂ©bit que l'on pouvait auparavant lui reprocher. Sa voix est admirablement posĂ©e et nuancĂ©e, son jeu est prĂ©cis, ses gestes sont nets et rares. Ce serait lui faire injure que de parler d'une intelligence qui est pres- que passĂ©e en proverbe. Quant Ă sa sensibilitĂ©, ce n'est pas au critique qu'il appartient de la contester ou de la dĂ©fendre le public en a dĂ©cidĂ© ce soir, et son jugement ne sera pas rĂ©formĂ© les jours suivants. Je doute qu'un seul des spectateurs du Secret puisse entendre ses cris de dĂ©tresse sans ĂȘtre bouleversĂ©. On ne saurait moins ressembler Ă M m ' Simone que M me Madeleine LĂ©ly, et elles sont Ă©gales. Depuis com- bien d'annĂ©es n'avions-nous pas vu deux grandes artistes jouer ensemble ? Au lieu de se nuire, elles se font rĂ©ciproquement valoir, et elles donnent une belle leçon aux autres Ă©toiles, qui ne se soucient pas ordinairement de briller de compagnie. J'avoue que je me trouve Ă court d'Ă©pithĂštes pour louer MM. Claude Garry et Victor Boucher, dont la maĂźtrise a Ă©tĂ© bien proche de la perfection. M. Henry-Rous- sell a jouĂ© avec chaleur le rĂŽle assez peu avantageux de Charlie Ponta, et M m ' Marcelle Josset fort bien aussi celui de la tante ĂągĂ©e, complaisante Ă son insu, chez qui se dĂ©roulent les terribles scĂšnes du deu- xiĂšme et du troisiĂšme acte. LE THĂĂTRE 1912-1913 261 5 Avril COMĂDIE DES CHAMPS-ELYSĂES. â L'ExilĂ©e, piĂšce en quatre actes, de M. Henry Kistemaeckers. La nouvelle ComĂ©die des Champs-ElysĂ©es est agrĂ©able et commode. Elle se trouve Ă plusieurs Ă©ta- ges au-dessus du sol ; mais en AmĂ©rique les salles de spectacles sont placĂ©es encore beaucoup plus haut. ; ce n'est une nouveautĂ© que pour Paris. Des personnes bien informĂ©es m'expliquent le motif de cette Ă©lĂ©vation. Il y a, paraĂźt-il, un autre théùtre dans le mĂȘme immeuble je l'ignorais. A l'Ă©tage de M. LĂ©on Poirier, le public est d'abord mis de belle humeur par l'excellent accueil qu'il re- çoit. Point d'ouvreuses, la mendicitĂ© est interdite, le service du vestiaire est fait par des domestiques cos- tumĂ©s. Le foyer est de petites dimensions, mais dĂ©- corĂ© de panneaux de M. Vuillard, fort beaux. Le ri- deau, de M. Roussel, est admirable, d'une composition classique, d'une vigueur de tons qui irrite et d'une harmonie qui enchante. Ce rideau est, Ă vrai dire, le seul ornement de la salle, et voilĂ qui est fort bien conçu. Lorsqu'on se tourne vers le fond, on est si rebutĂ© par la nuditĂ© des balcons, si attristĂ© par leur gris morne, et offensĂ© par le rouge des lo- ges, qu'on n'a qu'une idĂ©e, c'est de se retourner au plus vite vers la scĂšne si c'est pendant la reprĂ©sen- tation, et vers l'admirable rideau de M. Roussel si c'est pendant l'entr'acte. L'acoustique enfin de la 15. 262 LE THĂĂTRE 1912-1913 salle est d'une Ă©galitĂ© parfaite ; il m'a paru qu'on entendait bien de partout, quand on entendait, et que, dans les moments oĂč l'on entendait moins, les meil- leures places n'Ă©taient pas privilĂ©giĂ©es. Je pense que les interprĂštes de l'ExilĂ©e n'Ă©taient pas encore accoutumĂ©s Ă la salle dont ils faisaient, hier soir, la premiĂšre Ă©preuve. Ils se sont mis peu Ă peu au diapason convenable, mais nous avons pres- que entiĂšrement perdu une bonne moitiĂ© du premier acte. Cela n'a pas laissĂ© de jeter quelque obscuritĂ© sur l'exposition, qui est faite, j'en suis persuadĂ©, avec adresse, et qui n'a point paru l'ĂȘtre. La piĂšce a pu sembler aussi un peu compliquĂ©e elle est, au contraire, d'une simplicitĂ© extrĂȘme. Elle illustre cette thĂšse de psychologie, que les gens d'un mĂȘme pays se doivent aimer entre soi, et qu'un jeune Français, par exemple, n'hĂ©sitera jamais Ă trahir une maĂźtresse Ă©trangĂšre, fĂ»t-elle princesse, quand le hasard met une Française sur son chemin. Henri Virey a mĂȘme si peu d'hĂ©sitation Ă tromper la princesse Gina que nous en sommes un peu surpris, un peu choquĂ©s, et que nous aimerions bien voir plus avant dans son cĆur. Mais nous sommes au théùtre, il ne s'agit pas d'analyse. Si vous me demandez comment cet Henri Virey se trouve Ă la cour de Goldavie », comment la com- tesse de Granviers-Charlieu et sa niĂšce, M lle Jacque- line de TĂ©roines, s'y trouvent Ă©galement, je crains de commettre quelque erreur, car c'est cela prĂ©cisĂ©ment que je n'ai pas bien entendu. Je crois que la com- LE THĂĂTRE 1912-1913 263 tesse de Granviers-Charlieu n'a pas de titre officiel, et qu'elle est surtout retenue dans une petite cour for- maliste et assommante par l'amitiĂ© qu'elle porte Ă la princesse Gina. Celle-ci est la femme de l'hĂ©ritier, simple brute, Ă qui l'on ne saurait d'ailleurs repro- cher sa volontĂ© bien rĂ©solue de sauver la couronne et la dynastie. Le frĂšre cadet de l'hĂ©ritier a des idĂ©es plus larges il est libĂ©ral, morphinomane, il a fait ses Ă©tudes de mĂ©decine Ă Paris. Henri Virey est un de ses camarades du Quartier, qu'il a fait venir pour instruire ou pour amuser les petits princes. Le jeune prĂ©cepteur leur enseigne l'histoire de la RĂ©volution. L'hĂ©ritier le trouve mauvais et n'a peut-ĂȘtre pas tort. Virey, ce qui est plus grave, a nouĂ© des relations avec les chefs d'une Ă©meute qui se prĂ©pare, et sert d'intermĂ©diaire entre eux et le prince libĂ©ral, LĂ©o- pold. Au moment oĂč la piĂšce commence, Virey s'en est allĂ© causer avec les rĂ©voltĂ©s, il ne rentre pas, et l'on s'inquiĂšte. La superstitieuse Gina a cependant bon espoir, parce qu'elle voit comme un arc-en-ciel autour de la cigarette allumĂ©e de son beau-frĂšre, et autour des bougies. Ce phĂ©nomĂšne ne rassure point, mais trouble au contraire LĂ©opold qui est mĂ©decin, et sur certaines questions qu'il pose Ă Gina, nous pressentons qu'il n'est pas impossible qu'elle de- vienne aveugle avant la fin de la piĂšce. Virey repa- raĂźt enfin. Il a une scĂšne d'amour avec Gina, Ă dis- tance, chacun de part et d'autre d'une porte grande ouverte. On peut les voir du salon de rĂ©ception sans rien soupçonner de ce qu'ils disent, mais on n'a qu'Ă 264 LE THĂĂTRE 1912-1913 entrer au second plan pour Tes entendre. C'est ce qui arrive Ă M 11 * de TĂ©roines, et nous devinons bien Ă son air qu'elle aime Virey, et qu'elle est dĂ©sespĂ©rĂ©e d'ap- prendre qu'il est l'amant de la princesse ; mais ni Virey ni la princesse ne s'aperçoivent de rien. La TiĂšre jeune fille garderait son secret si elle n'entendait, quelques minutes plus tard, l'Ăąme dam- nĂ©e de l'hĂ©ritier, le policier Streck, ordonner Ă un garde de tuer Virey par accident, le lendemain, Ă la chasse. Elle jette sur ses Ă©paules le premier manteau qu'elle trouve, et qui est justement un renard bleu appartenant Ă la princesse, et elle court avertir Vi- rey au milieu de la nuit. Virey comprend enfin que Jacqueline l'aime, puisqu'elle veut lui sauver la vie. Cette scĂšne unique occupe tout le deuxiĂšme acte. Au troisiĂšme se produisent les divers coups de théùtre que ces prĂ©parations nous donnaient lieu d'espĂ©rer. Ce n'est pas pour rien que Jacqueline est allĂ©e chez Virey enveloppĂ©e d'un manteau de la princesse Gina Streck, toujours aux aguets, l'a vue sortir et l'a prise pour la princesse. Quand celle-ci veut sau- ver Virey qui vient d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©, Streck la dĂ©nonce Ă l'hĂ©ritier, l'accuse d'avoir Ă©tĂ© la nuit chez le prĂ©- cepteur. Elle dĂ©couvre qu'une femme, en effet, y est allĂ©e, et que c'est Jacqueline. La rĂ©volution a Ă©clatĂ© dans le mĂȘme temps. Toutes ces secousses hĂątent le progrĂšs du mal qui menaçait Gina, et elle est pres- que subitement frappĂ©e de cĂ©citĂ©. Cette pĂ©ripĂ©tie a pour objet de mĂ©nager, au der- nier acte, une scĂšne un peu trop arbitraire peut-ĂȘtre LE THĂĂTRE 19121913 265 pour ĂȘtre vraiment touchante, mais enfin dramati- que. Gina a recouvrĂ© la vue Ă la suite d'une opĂ©ra- tion ; Virey et Jacqueline la croient toujours aveu- gle ; elle les torture en rappelant l'amour du passĂ© a Virey, devant la jeune fille dont elle feint d'ignorer la prĂ©sence, et elle ne se dĂ©ment qu'Ă la minute oĂč Jacqueline tombe Ă©vanouie dans les bras de Virey. Gina se souvient qu'elle est princesse et pardonne ; son mari le prince hĂ©ritier ayant Ă©tĂ© fort Ă propos tuĂ© par les rebelles, et son beau-frĂšre ayant abdiquĂ©, elle deviendra officieusement la bienfaitrice et la pro- tectrice du royaume de Goldavie, dont LĂ©opold sera le roi constitutionnel. La piĂšce de M. Henry Kistemaeckers a Ă©tĂ© remar- quablement jouĂ©e par M me " Marthe BrandĂšs, Juliette Darcourt et Monna Delza, par MM. Gauthier, Ar- quilliĂšre, Maury, Henry Beaulieu, Arvel et DumĂ©ny. 7 Avril THEATRE FEMINA. â Eh !... Eh ... revue en deux actes, de MM. Rip et Bousquet. THĂĂTRE MICHEL. â Blanche CĂąline, comĂ©die eu trois actes de M. Pierre Frondaie. Eh!... Eh!... la nouvelle revue de MM. Rip et Bousquet, est bien la plus amusante des piĂšces qui tiennent prĂ©sentement l'affiche. Je suis fĂąchĂ© de l'avouer, car j'ai par principe horreur des revues 266 LE THĂĂTRE 1912-1913 mais la mauvaise foi a des limites et je ne peux pas m'empĂȘcher de dire la vĂ©ritĂ©, quand on m'a fait rire sans dĂ©semparer pendant trois heures d'horloge. La revue de MM. Rip et Bousquet n'est pas seulement trĂšs amusante, elle est de la plus jolie qualitĂ© d'es- prit. Enfin, c'est une espĂšce de chef-d'Ćuvre. Je trouve immoral qu'un genre de théùtre aussi peu relevĂ© prĂȘte au chef-d'Ćuvre, mais on n'y peut rien. Les auteurs de ce scandale ne se contentent pas, comme certains fabricants, de mettre leurs scĂšnes bout Ă bout, de les assaisonner d'ordures, et d'inju- rier leurs plus notables contemporains. Ils ont souci de la composition, de l'art. Ils ont de la probitĂ©, et le respect de leur travail. Ils sont ingĂ©nieux ; leur esprit s'accommode exactement Ă la besogne théù- trale qu'ils ont entre toutes prĂ©fĂ©rĂ©e et choisie. Tout ce qu'ils voient, ce qu'ils observent, semble prendre de soi-mĂȘme chez eux figure de scĂšne de revue de mĂȘme tout ce qu'Ovide, poĂšte trop facile, tentait d'Ă©crire, prenait forme de vers. Je ne veux point dire que MM. Rip et Bousquet ont trop de facilitĂ© ; je ne sais mĂȘme pas s'ils ont de la facilitĂ©, c'est leur secret. Ce qui paraĂźt, c'est qu'ils ont reçu du ciel un don singulier ils sont nĂ©s crĂ©ateurs de revues ; et cela n'est peut-ĂȘtre point un magnifique privilĂšge, ni mĂȘme trĂšs enviable ; c'est du moins une originalitĂ©, il n'en faut dĂ©daigner aucune, et il ne faut jamais omettre de louer trĂšs haut celui qui est passĂ© maĂźtre en son mĂ©tier. Un des mĂ©rites de MM. Rip et Bousquet, et, je LE THĂĂTRE 1912-1913 267 crois, une des raisons de leur succĂšs, est qu'ils ne sont pas trĂšs mĂ©chants ni trĂšs cruels, ou qu'ils ont l'intelligence de l'ĂȘtre de moins en moins. Ils ne sont mĂȘme pas trĂšs insolents, mais ils en ont l'air c'est l'essentiel. Ils sont plutĂŽt effrontĂ©s ; et comme c'est une Ă©pithĂšte qu'on n'attribue d'ordinaire qu'aux pa- ges, on est tentĂ© de trouver leur verve trĂšs jeune par association d'idĂ©es. Elle est surtout trĂšs franche ; ils sont gais, c'est un cas presque unique les auteurs comiques ne sont presque jamais gais ; parmi ceux du rĂ©pertoire, en citerez-vous un autre que Beaumar- chais qui ait jamais ri de bon cĆur ? Enfin, MM. Rip et Bousquet ont osĂ©, je crois, les premiers, faire de grandes scĂšnes amplement dĂ©veloppĂ©es, au lieu de ces bouts de scĂšne de rien du tout que les autres nous servent. Ces grandes scĂšnes nous font juger que les ressources de leur invention sur un seul sujet sont vraiment inĂ©puisables, et elles mettent aussi bien mieux en valeur le talent des interprĂštes. Il faut, par exemple, que ces interprĂštes soient de premier ordre pour tenir le coup ; mais MM. Rip et Bous- quet, qui avaient hier soir toutes les chances, n'ont rencontrĂ© en effet que des interprĂštes de premier ordre. M. Signoret, qui jouait naguĂšre, avec un ta- lent si mesurĂ©, si juste, si fin, Y Assaut d'Henry Bern- stein et les Eclaireuses de Maurice Donnay, a jouĂ© trois des grandes scĂšnes dont je parlais tout Ă l'heure avec une puissance extraordinaire de comique et mĂȘme de burlesque, avec la plus brillante et la plus libre fantaisie. VoilĂ un enseignement pour tous les 268 LE THĂĂTRE 1912-1913 comĂ©diens. Qu'ils soient bien certains que l'on n'a droit Ă la fantaisie qu'aprĂšs avoir passĂ© Ă l'Ă©cole de la vĂ©ritĂ©, et que les talents les plus affranchis sont aussi toujours les plus disciplinĂ©s. M lle EdmĂ©e Fa- vart a chantĂ© avec l'art le plus fin, le goĂ»t le plus sĂ»r et une voix dĂ©licieuse, des refrains dĂ©jĂ un peu anciens, que l'on ne nous avait pas chantĂ© si bien depuis Judic et Granier. L'on a souvent parlĂ©, en ces derniers temps, de la rĂ©surrection de l'opĂ©rette française il est impossible qu'elle ne ressuscite point, quand nous avons une chanteuse d'opĂ©rette comme M lle EdmĂ©e Favart. M" e RĂ©gine Flory a dansĂ©, et elle a plu. Sa danse de ClĂ©opĂ tre, si dĂ©shabillĂ©e qu'elle soit, est beaucoup plus dĂ©cente que ce qu'on danse dans les salons de la meilleure sociĂ©tĂ©. J'ai Ă peine besoin d'ajouter qu'elle a un caractĂšre d'art qui manque tout Ă fait au pas de l'ours. Je crains que Blanche CĂąline ne soit pas la meilleure piĂšce de M. Pierre Frondaie. Mais l'auteur, qui est doublement homme d'esprit, avait pris d'avance sa revanche avec l'Homme qui assassina, et cela ne l'empĂȘchera point sans doute de prendre une revan- che de plus un jour prochain. Blanche CĂąline c'est un surnom, Blanche CĂąline est une petite fille du peuple, modeste et tendre. Elle a pour amant un tout jeune peintre, dĂ©pourvu de talent, trĂšs joli garçon, point mĂ©chant, mais faible, capable de toutes les fai- blesses. Un homme fort la rencontre par hasard, LE THĂĂTRE 1912-1913 269 tombe amoureux d'elle et devient son protecteur, sans plus. Les deux amants, Blanche et AndrĂ©, s'aiment sous son nez avec une naĂŻvetĂ© entiĂšre, et il les laisse faire, ne voulant causer aucune peine, mĂȘme lĂ©gĂšre, ni Ă l'un ni Ă l'autre. Mais AndrĂ© se conduit fort mal. Dans un instant de dĂ©tresse, au lieu de travailler, il emprunte vingt-cinq louis Ă une actrice qui le trouve bien physiquement et ne le lui a pas envoyĂ© dire. Blanche CĂąline est indignĂ©e de ce procĂ©dĂ©. LaforĂȘt le protecteur jusque-lĂ dĂ©sintĂ©ressĂ© veut dĂ©livrer Blanche de ce petit... comment dire? Il l'enlĂšve, et cette fois la revendique pour lui, du droit qu'ont les hommes forts de prendre tout, mĂȘme leurs femmes, aux hommes faibles. C'est ce qu'il explique avec un peu de solennitĂ© Ă AndrĂ©, qui vient rĂ©clamer Blan- che. Si vous ne me la rendez pas, je me tuerai ! » dit AndrĂ©. Voici un revolver », dit LaforĂȘt. AndrĂ© est un peu gĂȘnĂ© sur le moment, cela se conçoit, mais enfin il ne peut dĂ©cemment pas se dispenser de pren- dre le revolver qu'on lui tend, et comme il n'est pas seulement faible, mais maladroit, il fait partir le coup sans le vouloir. Le plafond seul est atteint. La piĂšce de M. Pierre Frondaie est bien jouĂ©e par MM. Gaston Dubosc et AndrĂ© Lefaur. M. BenĂ© Mau- prĂ© ne manque ni de sincĂ©ritĂ© ni d'inconscience. M m * Michelle a beaucoup de charme, de naĂŻvetĂ©, d'Ă©mo- tion, et une physionomie fort, intĂ©ressante de comĂ©- dienne dramatique. M me Lucienne Guett a donnĂ© une belle allure a la maĂźtresse brillante que LaforĂȘt 270 ix THĂĂTRE 1912-1913 quitte un peu brusquement pour la douce et humble CĂąline. 10 Avril THEATRE ANTOINE. â Le Chevalier au Masque, piĂšce en cinq actes et six tableaux, de MM. Paul Armont et Jean Manoussi. On a fait Ă la nouvelle piĂšce du théùtre Antoine une sorte de publicitĂ© assez Ă©trange on nous a prĂ©- venus que c'est une piĂšce d'Ă©tĂ©. Comme ni le calen- drier ni le thermomĂštre ne nous permettent point de croire que la belle saison soit venue, j'imagine que ces mots piĂšce d'Ă©tĂ© », ont un sens mystĂ©rieux, ou- tre leur signification usuelle, et je redoute mĂȘme que ce sens mystĂ©rieux ne soit pĂ©joratif. On entend peut- ĂȘtre par piĂšce d'Ă©tĂ© une piĂšce dĂ©pourvue de grandes ambitions, qui ne vise qu'Ă divertir un public com- mode et bon enfant ? Ce ne sont pas toujours celles- lĂ qui rĂ©ussissent le moins, et le Chevalier au Masque en serait donc le modĂšle, car il est fort divertissant, il a parfaitement rĂ©ussi, et il pourrait bien se laisser jouer jusqu'au retour de la vilaine saison. Les au- teurs n'ont affichĂ© qu'une prĂ©tention, qui est de faire quelque chose de neuf dans le genre historique, de n'emprunter Ă l'histoire que le cadre et les dĂ©cors, et d'inventer entiĂšrement les personnages et l'action. Je ne leur cacherai pas que cela ne me paraĂźt point si neuf. C'est un procĂ©dĂ© familier Ă la plupart des ro- LE THĂĂTRE 1912-1913 271 manciers et dramaturges historiques. Ils Ă©vitent au- tant que possible d'employer les Ă©vĂ©nements connus, qui ne peuvent procurer aucune surprise Ă des lec- teurs ou Ă des spectateurs instruits â et qui n'est instruit par le temps qui court? MM. Paul Armont et Jean Manoussi n'ont pas d'ailleurs appliquĂ© Ă la rigueur leur principe, puisqu'ils mettent en scĂšne Bonaparte et FouchĂ©, que le sujet de leur drame est une tentative d'enlĂšvement du Premier Consul en 1802 et que nous savons tous qu'on ne s'est dĂ©barrassĂ© dĂ©finitivement de lui qu'en 1821. Mais cela ne nous empĂȘche pas du tout de nous intĂ©resser au complot, de nous demander avec anxiĂ©tĂ© et mĂȘme avec an- goisse s'il aboutira. Nous croyons que c'est arrivĂ©, voilĂ le miracle du théùtre. MM. Paul Armont et Jean Manoussi sont des hommes de théùtre. Leur piĂšce est une excellente piĂšce de théùtre. Je n'en veux qu'une preuve elle est effroyablement compliquĂ©e, et cependant elle semble claire Ă la scĂšne ; je parie que, si je vous la raconte, vous n'y comprendrez plus rien. Je vais cependant essayer. Voici Le chevalier de Saint-Genest, de son mĂ©tier cons- pirateur royaliste, s'occupe particuliĂšrement de sĂ©- questrations et suppressions de personnes. Il excelle Ă enlever un haut fonctionnaire, mĂȘme environnĂ© de ses satellites. Il rĂȘve de s'en prendre Ă Bonaparte lui-mĂȘme, et pour dĂ©tourner les souçons sur une autre personne c'est l'enfance de l'art, il suppose, il suscite un faux Saint-Genest que l'on arrĂȘtera a sa place. Il pousse mĂȘme la perversitĂ© jusqu'Ă instruire 272 LE THĂĂTRE 1912-1913 la police de l'existence de ce faux Saint-Genest, qui aurait formĂ© le dessein d'enlever le prĂ©fet d'Evreux. Une police bien avertie en vaut plusieurs. Celle de FouchĂ© fait tout ce qu'une police peut faire, du moins au théùtre, pour empĂȘcher un coup de théùtre amu- sant. Elle n'arrive qu'Ă faire coup de théùtre double. Le faux Saint-Genest qui est beau, jeune, brave s'introduit dans la prĂ©fecture, et enlĂšve le prĂ©fet. Mais le prĂ©fet n'Ă©tait pas le prĂ©fet. C'Ă©tait un agent de Fou- chĂ©, Brisquet. Le faux Saint-Genest, au lieu de servir les projets du vrai Saint-Genest, les a dĂ©jouĂ©s ; le vrai Saint-Genest veut se dĂ©barrasser de lui par le mĂȘme moyen que prĂ©cĂ©demment, et va lui confier une mission non moins pĂ©rilleuse que l'enlĂšvement du prĂ©fet, aprĂšs avoir dĂ»ment averti la police, de sorte que cette fois-ci il soit bien pris, jugĂ© sommai- rement et exĂ©cutĂ©. Mais j'ai dit que le faux Saint- Genest â je ne sais pas en vĂ©ritĂ© pourquoi je ne l'appellerais pas par son nom Hubert de TrĂ©viĂšres â j'ai dit que TrĂ©viĂšres Ă©tait beau, qu'il Ă©tait jeune, qu'il Ă©tait brave. Il est donc aimĂ©. Mlle Laurette de Clamorgan, fille de l'un des principaux complices de Saint-Genest, aime TrĂ©viĂšres elle lui rĂ©vĂšle la machination dont on veut le rendre victime. Hubert s'indigne, puis fait bien mieux que s'indigner il veut damer le pion Ă son sosie, et pratiquer lui- mĂȘme l'enlĂšvement du Premier Consul. Il se dĂ©- guise en hussard, se trouve seul dans la rue avec Bonaparte, et au moment juste que l'autre Saint-Ge- nest, le vrai, tente son coup. Ici, par un revirement LE THĂĂTRE 1912-1913 273 soudain, le chevaleresque TrĂ©viĂšres se fait le dĂ©fen- seur du Premier Consul menacĂ© ; il est touchĂ© de la grĂące bonapartiste ; il sauve l'homme providen- tiel. Bonaparte est reconnaissant il promet les plus hautes destinĂ©es Ă TrĂ©viĂšres, et Ă Mlle Laurette de Clamorgan, que le conspirateur repenti ne va point manquer d'Ă©pouser. Le vrai Saint-Genest est moins excusable mais l'on s'aperçoit Ă propos que c'est une femme travestie, et l'on s'empresse de lui ren- dre la libertĂ©. J'allais oublier de dire que FouchĂ©, aprĂšs de longues hĂ©sitations, accepte le ministĂšre de la police ; mais il fallait s'y attendre. J'ai dĂ» omet- Ire aussi dans ce compte rendu sommaire cent dĂ©- tails amusants, et notamment une foule d'Ă©vasions. On ne cesse point de s'Ă©vader dans cette piĂšce. On s'y Ă©vade comme Ă la SantĂ©. M. GĂ©mier ne paraĂźt qu'au dernier acte ; il ne s'en est pas moins donnĂ© la peine de composer, de la façon la plus curieuse et la plus authentique, la figure de FouchĂ©. M. Saillard ne ressemble pas phy- siquement Ă Bonaparte ; mais il en joue le rĂŽle avec tant de conviction, qu'on ne peut s'empĂȘcher de croire qu'on voit le Premier Consul en personne. On sent Ă©galement que M. CandĂ© ferait n'importe quoi pour son roi et pour son Dieu. M. Escoffier Hubert de TrĂ©viĂšres, est un aventurier sĂ©duisant. M me Germaine Dermoz a de la beautĂ©, de la gran- deur d'Ăąme et une bien belle voix. M lle Jeanne Fusier est intrĂ©pide et charmante, et M m * Alice AĂ«l a beau- coup d'esprit. 274 LE THĂĂTRE 1912-1913 12 Avril THĂĂTRE DE L'ĆUVRE. â La Brebis Ă©garĂ©e, piĂšce en trois actes et un prologue de M. Francis Jammes. THEATRE DES ARTS. â Les Deux Versants, piĂšce en trois actes de William Vaughan Loody, traduction de Mme Madeleine et de M. Louis Cazamian. Mis en goĂ»t par le grand et lĂ©gitime succĂšs de V Annonce faite Ă Marie, M. LugnĂ©-PoĂ« nous a don- nĂ© hier soir un nouveau spectacle de caractĂšre chrĂ©tien, la Brebis Ă©garĂ©e, de M. Francis Jammes. M*. LugnĂ©-PoĂ« est un directeur avisĂ©, bien qu'il ne dirige qu'un théùtre intermittent. Il sait d'oĂč le vent souffle. Je crois pourtant que cette fois il s'est trom- pĂ©. J'aperçois une petite diffĂ©rence entre M. Paul Claudel et M. Francis Jammes, c'est que M. Paul Claudel a peut-ĂȘtre du gĂ©nie. Il a sĂ»rement de la littĂ©rature, du style, un tempĂ©rament puissant et riche. M. Francis Jammes n'a que la foi elle ne dĂ©- place pas toujours les montagnes. M. Francis Jammes a dit de son propre style qu'il balbutie. Je le trouve indulgent. Il a l'habitude fĂą- cheuse de parler Ă ses lecteurs, ou aux spectateurs, le langage dont usent les nourrices quand elles veulent agacer leurs poupons. Lorsqu'il Ă©lĂšve le ton, M. Francis Jammes atteint assez ordinairement Ă l'Ă©loquence d'un prĂ©dicateur de catĂ©chisme ; mais nous avons passĂ© l'Ăąge de la premiĂšre communion. Nous savons aussi faire la distinction de la naĂŻvetĂ© LE THĂĂTRE 1912-1913 275 et de la niaiserie. Nous concevons que les amis et les admirateurs de M. Francis Jammes comparent ses petits vers Ă ceux des vieux noĂ«ls de France, mais nous ne saurions nous empĂȘcher, n'Ă©tant point aveuglĂ©s par une admiration amicale, de leur trouver infiniment plus de ressemblance avec ces autres petits vers qui courent Ă l'entour des mirlitons. AprĂšs un interminable prologue de cette poĂ©sie, oĂč la Brebis Ă©garĂ©e s'entretient avec la Femme adul- tĂšre, bien que cette femme et cette brebis ne soient qu'une mĂȘme personne, M. Francis Jammes nous conte, en une sĂ©rie de petits actes Ă©triquĂ©s, l'aven- ture Ă©difiante d'une jeune femme qui abandonne son pieux mari pour faire un petit tour en Espagne, avec un amant non moins pieux. Cette communautĂ© de foi arrange tout au dĂ©nouement il suffit de l'inter- vention d'un capucin. Le rĂŽle de ce religieux a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© avec beaucoup de vĂ©ritĂ© par M. LugnĂ©- PoĂ«, qui n'a pas Ă©tĂ© moins remarquable dans un rĂŽle de brocanteur. L'heureux Ă©vĂ©nement de la soi- rĂ©e a Ă©tĂ© la rĂ©vĂ©lation de M me Gladis Maxhance. Quant Ă M. Francis Jammes, la reprĂ©sentation de la Brebis Ă©garĂ©e n'ajoutera rien Ă sa gloire, qui est universelle comme la plupart des gloires mĂ©con- nues, mais elle lui fera certainement la meilleure publicitĂ©. La piĂšce du théùtre des Arts, jouĂ©e te mĂȘme soir, nous offre un choix de personnages plus sanguine 27b' LE THĂĂTRE 1912-1913 et moins falots que ceux de M. F" rancis Jammes. Malheureusement, ils ont aussi des Ăąmes, et comme ces Ăąmes sont primitives, elles manquent parfois de simplicitĂ©. Ruth Ghent a beau vivre au dĂ©sert, ses sentiments nous paraissent aussi peu explica- bles que ceux de maintes hĂ©roĂŻnes d'Ibsen. \ous avions Ă©tĂ© charmĂ©s au premier acte de l'adresse et de l'Ă©nergie dont elle use pour n'ĂȘtre pas violĂ©e par trois sauvages, mais seulement enlevĂ©e et, s'il vous plaĂźt, Ă©pousĂ©e par le mieux dĂ©grossi des trois. Il nous a paru qu'ensuite elle mettait un peu trop de temps Ă pardonner ce rapt, lĂ©gitimĂ© par le mariage, et qu'elle discourait un peu trop. Heureusement la venue d'un enfant, d'un bĂ©bĂ©, comme dirait M. Jam- mes, arrange tout au troisiĂšme acte, et le dĂ©noue- ment de cette piĂšce frĂ©nĂ©tique est presque aussi attendrissant que celui de la Brebis Ă©garĂ©e. Les dĂ©cors des Deux Versants sont de M. Maxime Dethomas. Ils sont fort curieux et fort beaux. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e d'ensemble, et surtout par M. Janvier. 17 Avril THĂĂTRE NATIONAL DE L'ODĂON. â La Rue du Sen- tier, comĂ©die en quatre actes de MM. Pierre Decour- celle et AndrĂ© Maurel. Comme il y a plus de choses au ciel et sur la terre que les philosophes n'ont coutume d'en aper- LE THĂĂTRE 1912-1913 277 cevoir, il y a aussi dans La sociĂ©tĂ© maintes espĂšces qui Ă©chappent ordinairement aux naturalistes, aux observateurs qualifiĂ©s des mĆurs, je veux dire aux romanciers et gens de théùtre, â ou qui ne les intĂ©- ressent que de loin en loin. Certes, un Balzac, un Zola s'avisent qu'il est des hommes douĂ©s d'une sen- sibilitĂ© humaine parmi ceux qui exercent les profes- sions libĂ©rales, ou mĂȘme qui pratiquent les mĂ©tiers serviles. Mais la littĂ©rature, aprĂšs des incursions en fin de compte assez rares dans le domaine de cette humanitĂ©-lĂ , se hĂąte toujours de revenir Ă l'Ă©- tude de l'homme et de la femme du monde, que Paul Hervieu a si ingĂ©nieusement comparĂ©s aux rois et aux reines de tragĂ©die, et qui ont en effet remplacĂ©, pour la commoditĂ© de nos psychologues, les person- nages dĂ©matĂ©rialisĂ©s, les types abstraits de notre lit- tĂ©rateure classique. Le haut commerce est, je crois, celle des classes de la sociĂ©tĂ© prĂ©sente que nos ro- manciers et nos dramaturges ont le plus rĂ©solument et le plus iniquement nĂ©gligĂ©e. On nous a montrĂ© quelquefois les grands industriels et leurs Ă©pouses dĂ©traquĂ©s par l'excĂšs de richesse et de luxe, et qui font la fĂȘte on n'a guĂšre pris la peine de nous les faire voir Ă l'Ă©tat normal. Les Ćuvres que la Rue du Sentier a pu nous rappeler, hier, par instants, sont dĂ©jĂ anciennes. C'est Fromont ieune et Rister aĂźnĂ©, ce livre charmant, oĂč l'on trouve, avec tout le savoir- faire de Daudet, toute la sensibilitĂ© de Dickens ; c'est Serge Panine je cite le livre et la piĂšce de M. Georges Ohnet qui appartiennent plutĂŽt Ă la 16 278 LE THĂĂTRE 1912-1913 littĂ©rature d'Ă©tudes mondaines, pour le beau carac- tĂšre de femme de tĂȘte, de commerçante retirĂ©e et enrichie, si net, si parisien, si français, et rendu par M. Georges Ohnet avec un art peut-ĂȘtre un peu rude, mais puissant. La plus belle parure de la Rue du Sentier est un caractĂšre de femme justement de mĂȘme naturel et de mĂȘme valeur. Ce qui peutrĂȘtre aussi m'a suggĂ©rĂ© le souvenir de Serge Panine, c'est que Mme Grumbach, qui interprĂšte le rĂŽle de Mme Morisset, rapelle Mme Pasca, et non pas seu- lement par la beautĂ© farouche du masque. Le drame naĂźt de l'antipathie de Mme Morisset et de sa bru. Mme Morisset, veuve, a deux fils ; l'un, le cadet, ThĂ©odule, fait des bĂȘtises ; l'autre, l'aĂźnĂ©. Julien, est le modĂšle des fils et des commerçants. Il est l'associĂ© de sa mĂšre, mais elle reste la vraie, la seule patronne du MĂ»rier d'Argent, et, comme on l'appelle, la grande patronne. Julien est peu sĂ©dui- sant, timide, il passe pour faible. Il tĂ©moigne cepen- dant en maintes occasions, une vĂ©ritable force de vo- lontĂ©; il prouvera, au moins Ă deux reprises, qu'il est bien le fils de cette mĂšre. M me Morisset veut, pour un anniversaire, offrir une fĂȘte Ă ses employĂ©s ; elle s'adresse Ă un vieux cabot, Labourdette qui se nommerait aussi bien Delobelle, et qui dirige un conservatoire d'amateurs. Elle retrouve lĂ une amie d'enfance. Mâą Herbelin, qui a vĂ©cu en cigale, tandis qu'elle-mĂȘme suivait l'exemple de la fourmi. M"* Herbelin a une fille, Catherine, qui se destine au théùtre, et qui fut naguĂšre l'amie d'enfance de Ju- LE THĂĂTRE 1912-1913 279 lien Morisset, sa compagne de jeux, son premier rĂȘve. Les jeunes gens se retrouvent, comme tout Ă l'heure les deux mĂšres ; mais, dans l'intervalle, plu- sieurs messieurs, qui reprĂ©sentent la peinture, la puissance de l'argent, celle du journalisme et celle de la publicitĂ©, ont fait entendre assez brutalement Ă Catherine qu'elle n'a aucune chance de parvenir si elle leur rĂ©siste. La pauvre fille, qui est naĂŻvement honnĂȘte, se trouve toute dĂ©semparĂ©e ; son ancien petit amoureux survient Ă propos ; et quand il lui offre de la sauver par le mariage, elle est Ă©perdue de joie, de reconnaissance, mais aussi de peur la terrible M me Morisset consentira-t-elle jamais Ă ma- rier son fils, l'hĂ©ritier du nom, avec une comĂ©dienne, mĂȘme repentie ? La grande patronne, en effet, ne consent point, et c'est ici que le faible Julien montre qu'il n'est pas si faible. Il menace sa mĂšre des actes respectueux et d'une liquidation. M m * Morisset, ulcĂ©- rĂ©e, cĂšde, d'assez mauvaise grĂące, et non point ce- pendant sans bontĂ©. Elle est impĂ©rieuse et dure, elle n'est point sĂšche. Elle fait son possible, du moins pendant l'entr'acte, pour s'entendre avec sa bru leurs natures sont trop diverses. Catherine a un peu d'esprit, un peu de culture, une Ă©lĂ©gance bien innocente, mais effrayante. Catherine lit des romans elle les choisit bien, elle aime Madame Bovary la grande patronne ignore Madame Bo- vary, mais devine que c'est une lecture dangereuse pour une femme indĂ©pendante, dĂ©placĂ©e dans le milieu bourgeois, et qui s'ennuie. Mme Moris^l. 280 LE THĂĂTRE 1912-1913 qui n'a jamais eu le temps mĂȘme de s'amuser, croit que l'ennui est un pĂ©chĂ© elle n'a pas tort ; cette grande patronne m'inspire beaucoup de sympathie. Elle n'a pas raison de monter Julien contre Cathe- rine, mais elle a peut-ĂȘtre des raisons. Catherine, Ă force de s'ennuyer, cherche des divertissements, qui ne sont pas encore coupables, qui sont dĂ©jĂ inquiĂ©- tants. Elle n'aime d'amour que son mari, mais elle a trop d'amitiĂ© pour le peintre du premier acte, Vilfroy. Julien se dĂ©fend mal, il est tiraillĂ© entre sa mĂšre et sa femme. Il fait une scĂšne mal justifiĂ©e, et Catherine commet une inconsĂ©quence elle vient Ă cinq heures, seule, chez Vilfroy, qui peint des choses mĂ©diocres dans un magnifique atelier aux environs du parc Monceau. Toutes ces pĂ©ripĂ©ties, bien mĂ©nagĂ©es, manquent peut-ĂȘtre d'imprĂ©vu, mais voici une situation neuve, et qui assurera, je pense, le succĂšs de la Bue du Sentier. Catherine est Ă peine arrivĂ©e chez Vil- froy, que l'on apporte au peintre une lettre un ano- nyme lui donne avis que M me Morisset et Julien viennent surprendre Catherine chez lui. Us attri- buent cette lettre au cadet, ThĂ©odule c'est le mari lui-mĂȘme qui l'a Ă©crite. Il croit que sa femme le trompe, mais il a voulu lui Ă©pargner l'humiliation d'ĂȘtre prise sur le fait par la belle-mĂšre. Catherine s'envole. Mme Morisset reconnaĂźt son erreur et est obligĂ©e de s'excuser. Julien revient sans elle deux minutes plus tard, avoue son subterfuge et demande raison Ă Vilfroy. Ce Vilfroy n'est pas un mĂ©chant LE THĂĂTRE 1912-1913 281 homme. Il sent bien que Julien et Catherine s'aiment toujours. La grandeur d'Ăąme du mari le touche. Il jure que Catherine n'a jamais Ă©tĂ© sa maĂźtresse, et engage lui-mĂȘme Julien Ă une rĂ©conciliation que le beau trait de la lettre rendra facile. Elle n'est point si facile, et le dernier acte commence par des mena- ces de divorce ; mais il s'achĂšve, comme nous n'avions jamais cessĂ© de l'espĂ©rer, par un dĂ©noue- ment heureux, honnĂȘte, et de plus parfaitement vrai- semblable. La mise en scĂšne est juste, souvant amusante. J'ai dĂ©jĂ dit qu'il faut admirer M me Grumbach. M ,Ie N'ory, qui a tant de grĂące, a aussi beaucoup de force. M. Vargas est vraiment un comĂ©dien du premier rang, plein de goĂ»t et de mesure, d'une sensibilitĂ© pour ainsi dire secrĂšte. M. GrĂ©tillat a bien jouĂ© le rĂŽle de Vilfroy mais il semble que le costume moderne l'Ă©tonnĂ© un peu. C'est un membre de Y Epa- tant qui ressemble au bouillant Achille ou Ă T'Atrid^ Agamemnon, roi des rois. 24 Avril COMEDIE-FRANĂAISE. â Riquet Ă la Houppe, comĂ©die fĂ©erique en quatre actes, en vers, de ThĂ©odore de Ban- ville. â Venise, comĂ©die en un acte, en prose, de MM. Robert de Fiers et G. -A. de Caillavet. Je ne serais pas Ă©tonnĂ© d'apprendre que les jeunes poĂštes d'aujourd'hui mĂ©connaissant ThĂ©odore de dfi. 282 LE THĂĂTRE 1912-1913 Banville. Je n'en serais pas bien attristĂ© non plus. On lui rendra justice un jour ou l'autre, bientĂŽt. On le relira, quand on aura tout doucement perdu l'habitude de croire que ThĂ©ophile Gautier est im- peccable et que Leconte de Lisle est intĂ©ressant. On s'apercevra qu'il est l'un des deux grands poĂštes de sa gĂ©nĂ©ration, et que l'autre est Baudelaire. On s'a- percevra aussi qu'il ne faut point le flĂ©trir des Ă©pi- thĂštes de parnassien et de virtuose. Sans doute, il a rimĂ© ; il a tranchĂ© d'un mot la question des licences poĂ©tiques en disant qu'il n'y en a point ; il a Ă©crit Le plus simple est d'avoir du gĂ©nie », et je ne ju- rerais pas qu'il eĂ»t du gĂ©nie ; mais il eut infiniment de poĂ©sie et d'esprit ; et ce fut un virtuose d'un genre singulier le virtuose sceptique. Il sourit et il joue de sa perfection, mais il est parfait. Il est virtuose comme Renan est religieux. Sa poĂ©sie res- semble Ă celle des anciens, parce qu'elle est d'une beautĂ© merveilleuse et Ă la fois d'une charmante familiaritĂ©. Elle est divine Ă portĂ©e de la main. Elle est divinement puĂ©rile ; et je ne crois pas qu'aucun de nos contemporains soit jamais arrivĂ©, en s'y efforçant, Ă ĂȘtre aussi enfant que cet AnacrĂ©on parisien ; mais la puĂ©rilitĂ© de Banville n'est pas aux dĂ©pens de son intelligence ni de sa malice ; elle n'est pas sotte, ni niaise ; elle n'est pas une de ces maladies qu'on ferait bien d'aller soigner dans un sanatorium. On dĂ©couvrira ausi, un jour, que ce poĂšte est un excellent homme de théùtre, comme Musset, comme LE THEATRE 1912-1913 283 tous les vrais poĂštes. Je viens d'en faire l'Ă©preuve. J'ai voulu lire son Riquel Ă la Houpe avant de le voir jouer. L'avouerai-je ? J'ai Ă©tĂ© d'abord dĂ©sen- chantĂ©. Je suis arrivĂ© Ă la ComĂ©die-Française prĂ©- venu ; et dĂšs les premiers vers, j'ai Ă©tĂ© saisi de voir comme cette fantaisie, comme cette poĂ©sie se rĂ©ali- sait sur les planches pour quoi elle semble si peu faite, comme ces personnages de rĂȘve prenaient de la substance et de la vie, comme tout passait la rampe. J'avais craint d'entendre rĂ©citer, en guise d'hommage Ă un vieux poĂšte glorieux, un poĂšme un peu morne, un peu traĂźnant, un peu ennuyeux ; et j'assistais Ă une vĂ©ritable piĂšce, pleine d'action et de mouvement, amusante ! Je ne saurais guĂšre, cependant, la raconter. Vous connaissez, d'ailleurs, le conte d'oĂč elle est UrĂ©e. 11 est vrai qu'elle ne lui ressemble guĂšre. Elle est plus significative et plus profonde, et avec cela, chose curieuse, d'une naĂŻvetĂ© certainement plus naturelle et plus sincĂšre. Le roi Myrtil, dont le trĂ©sor est Ă sec, vit parmi les dĂ©- combres de son chĂąteau. Son fou Clair de Lune, son page Zinzolin, lui-mĂȘme, sont vĂȘtus de haillons ; les fleurs libres ont envahi ses parterres et transformĂ© ses jardins Ă la française en un parc anglais. Sa fille Rose est plus belle que les roses ; mais hĂ©las, elle est bĂȘte comme une oie. Le prince Riquet Ă la Houppe la vient demander en mariage il est affreux, il est borgne, il est bossu ; elle pousse des cris d'ef- froi ; elle aimerait mieux, Ă la rigueur, le joli Ă©cuyer Luciole. Riquet Ă la Houppe tombe amoureux de 284 LE THĂĂTRE 1912-1913 Rose et se dĂ©sespĂšre. La fĂ©e sa marraine lui ensei- gne qu'il ne faut jamais dĂ©sespĂ©rer quand on a de l'esprit. Il lui suffit de dĂ©biter Ă la princesse quel- ques vers dĂ©licieux pour Ă©veiller cette intelligence qui sommeillait ; et soudain, comme par miracle, voilĂ que Rose sait tout. Elle lit, elle chante, elle raisonne. Les prĂ©tendants accourent. Elle les dĂ©dai- gne, et par pitiĂ© d'abord, puis par reconnaissance, puis par amour, c'est le hideux Riquet Ă la Houppe qu'elle choisit. Mais comme l'amour de Riquet a donnĂ© l'esprit Ă Rose, l'amour de Rose donne Ă Ri- quet la beautĂ© â du moins dans une certaine me- sure, ajoute le poĂšte, qui tient Ă sauver la vraisem- blance. La piĂšce est montĂ©e avec un peu trop de luxe, et peut-ĂȘtre un peu trop bien jouĂ©e. L'excĂšs en tout est un dĂ©faut. M. Georges Berr est un trĂšs admira- ble Riquet, mais je crains qu'il n'ait vu le rĂŽle trop grand. Du moins dit-il les vers Ă la perfection je ne ferai pas le mĂȘme compliment Ă tous les inter- prĂštes. M. AndrĂ© Brunot est un Clair de Lune aima- ble et rĂ©joui ; M. CrouĂ© est du meilleur comique en roi Myrtil ; M. GuilhĂšne est tout Ă fait agrĂ©able en Ă©cuyer Luciole et M me Berthe Bovy, en page Zin- zolin, a Ă©gayĂ© Ă plusieurs reprises toute la salle par ses mimes, par sa drĂŽlerie, par son intelligence futĂ©e. AprĂšs Riquet Ă la Houppe, la ComĂ©die-Française nous offrait une piĂšce en un acte. Venise, de MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet. J'Ă©crivais LE THEATRE 1912-1913 285 derniĂšrement, Ă propos de la reprise du DĂ©tour, que les critiques aiment bien de prĂ©fĂ©rence les piĂšces de dĂ©but d'un auteur ultĂ©rieurement arrivĂ©. Il y a une autre petite perfidie du mĂȘme genre qui consiste Ă prĂ©fĂ©rer leurs saynĂštes, au dĂ©triment de leurs piĂšces en trois, quatre ou cinq actes. Je n'userai pas de ce procĂ©dĂ© envers MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet, et je n'irai pas crier par-dessus les toits que Venise vaut mieux que V Habit vert ou Primerose ; mais aucune considĂ©ration ne m'empĂȘ- chera de dire que c'est une petite Ćuvre exquise, et qu'aprĂšs celle de Banville, qui nous prĂ©parait Ă la sĂ©vĂ©ritĂ©, elle nous a procurĂ© le plaisir le plus dĂ©li- cat. Venise ne se passe point Ă Venise, comme la Semaine folle que donne prĂ©sentement l'AthĂ©nĂ©e, et dont je ne saurais, pour des raisons de modestie, dire moi-mĂȘme tout le bien que j'en pense. Mais, comme dans la Semaine folle, il est fort question de l'atmosphĂšre de Venise. Henriette n'a jamais trompĂ© Georges, son mari, non par excĂšs de moralitĂ©, mais parce que ses flirts ne lui ont jamais parlĂ© d'amour dans un dĂ©cor appropriĂ©. Et voici qu'Ă l'instant mĂȘme oĂč un nouveau candidat, Max, se dĂ©clare, on apporte un tableau que Georges qui est amateur vient d'acheter. Ils ne savent pas d'abord trop bien ce que cela peut reprĂ©senter. Puis ils voient Ă peu prĂšs que c'est Venise, ils croient y ĂȘtre, et naturelle- ment tout ce qui s'ensuit. Georges revient juste Ă temps pour les calmer et leur apprendre que le tableau est une Ă©tude de Billancourt pendant les 286 LE THĂĂTRE 1912-1913 inondations. Max est expĂ©diĂ© aussitĂŽt. Henriette reste seule avec son mari et le fait parler de Venise. Il n'en parle pas plus mal que Max, les deux Ă©poux fredonnent ensemble sole mio, et le rideau tombe assez prĂ©cipitamment. Cette trĂšs jolie piĂšce est jouĂ© Ă ravir par M.âą Ma- rie Leconte, M. Georges Le Roy et M. Numa. 29 Avril VAUDEVILLE. â Les Honneurs de la Guerre, comĂ©die en trois actes, de M. Maurice Hennequin. On ne se marie pas pour s'amuser, du moins les hommes. Le comte FrĂ©dĂ©ric de Cermoise, qui aspire au repos, a voulu Ă©pouser une vraie jeune fille, et comme elles deviennent rares Ă Paris, il l'est allĂ© chercher au fin fond de la Bretagne, Ă Quimper. Yvonne de Kersalec ne sait rien de la vie ; mais c'est justement pourquoi elle ne demande qu'Ă s'instruire. Rien ne lui paraĂźt si neuf ni si enivrant que de se coucher Ă trois heures du matin. Elle prend goĂ»t aux restaurants de nuit, et quand elle a fini de souper Ă l'aube, elle veut encore aller faire un petit tour au Bois. Nul ne lui paraĂźt plus beau, plus Ă©lĂ©gant, plus spirituel, et homme du monde plus accompli, que Stanislas de Pressigny, surnommĂ© Cotillon Premier ce surnom seul me dispense d'en dire plus long. LE THEATRE 1912-1913 287 Cotillon Premier lui enseigne la valse chaloupĂ©e, elle se pĂąme entre ses bras ce n'est qu'une figure de chorĂ©graphie, mais indicative d'un danger pro- chain, et FrĂ©dĂ©ric de Cermoise, outre l'ennui de ne se jamais coucher Ă dix heures, a une crainte affreuse d'ĂȘtre cocu. Il ne veut point l'ĂȘtre, il prĂ©fĂ©rerait de divorcer Ă temps. Vous avez bien devinĂ© qu'il aime Yvonne et qu'elle l'aime. Mais il n'en sait rien, ni elle. Il croit qu'il perdrait sa femme sans douleur, il apprĂ©hende seulement d'ĂȘtre ridicule. Or, ce n'est pas tout de divorcer, encore faut-il se tirer de cette Ă©preuve avec les honneurs de la guerre ; et c'est comme Ă qui perd gagne quand on est condamnĂ© pour avoir trompĂ© sa femme, cela est honorable ; lorsque l'on fait pour ainsi dire authentiquer par les tribunaux son propre cocuage, c'est le dĂ©sastre. Aussi, FrĂ©dĂ©ric de Cer- moise a beau surprendre chez Cotillon Premier Yvonne, qui n'y faisait d'ailleurs point de mal, il refuse de porter plainte, et veut se faire Ă son tour surprendre par elle. La naĂŻve jeune femme est tou- chĂ©e de cette gĂ©nĂ©rositĂ©, qui nous paraĂźt suspecte, d'autant que nous savons Ă quoi nous en tenir, Cer- moise ayant pariĂ© devant nous vingt-cinq louis avec un sien ami qu'il obtiendrait les honneurs de la guerre. M ma de Cermoise va donc chercher le com- missaire n'oublions pas que nous sommes chez Cotillon, mais on lui a dit simplement de passer dans la piĂšce voisine on le fait tourner comme un toton. 288 LE THEATRE 1912-1913 M. de Cermoise s'est muni d'une comparse pour le flagrant dĂ©lit. C'est une aimable petite modiste, Francine Leroy, qui fait de trĂšs jolis chapeaux ; mais, comme elle les aime trop, et qu'au lieu de les livrer Ă ses clients elle les porte, son commerce languit. Au cours de l'entretien, elle avoue Ă Cer- moise qu'elle n'est pas noctambule et qu'elle se couche volontiers Ă dix heures ; il commence de concevoir pour elle un sentiment sĂ©rieux. Puis, il est pincĂ©, successivement, par son beau-pĂšre, le marquis de Kersalec, et par sa belle-mĂšre, la mar- quise, lesquels arrivĂ©s de la veille Ă Paris, croient naturellement que c'est leur gendre qui fait la fĂȘte et ne soupçonnent point que c'est leur fille. Le com- missaire survient c'est un ancien croupier de l'Epa- tant, qui connaĂźt Cermoise. Il n'en rĂ©dige pas moins son procĂšs-verbal, et les Kersalec, bons chrĂ©tiens, sont suffoquĂ©s d'apprendre que leur fille veut di- vorcer. Ils la maudissent. Ils lui rouvrent leurs bras, au dĂ©but du troisiĂšme acte, quand elle leur annonce qu'elle a dĂ©chirĂ© le procĂšs-verbal et qu'elle ne divorcera point. Les Ker- salec imaginent qu'elle s'est rendue Ă leurs bonnes raisons. Ce n'est point tout Ă fait cela. Dans l'inter- valle, elle a rencontrĂ© l'ami qui venait payer Ă FrĂ©- dĂ©ric les cinq cents francs du pari. Cotillon Premier lui a, de plus, expliquĂ© l'Ă©tat d'Ăąme de son mari et le titre de la piĂšce. C'est elle qui veut avoir les hon- neurs de la guerre. Elle pardonne Ă l'Ă©poux censĂ© infidĂšle, et elle installe Cotillon-Stanislas de PrĂšs- LE THĂĂTRE 1912-1913 signy dans sa chambre et dans son lit. M. de Cer- moise s'empresse d'installer dans son lit et dans sa chambre la jolie Franchie Leroy. M. et \l me de Ker- salec, qui n'ont jamais rien vu de pareil en Breta- gne, sont atterrĂ©s. La situation est, comme on dit, trop tendue pour durer plus longtemps ; et, en effet, elle ne dure point. Mme de Cermoise, quand elle voit son mari embrasser la modiste du cĂŽtĂ© cour, ne peut plus maĂźtriser sa jalousie ; M. de Cermoise ne peut da- vantage maĂźtriser la sienne quand il voit sa femme embrasser M. de Pressigny du cĂŽtĂ© jardin, et dĂšs lors le dĂ©nouement est acquis. C'est un vaudeville bien construit, un peu trop bien, et trop symĂ©trique mais c'est un vaudeville Ă©lĂ©gant, d'une qualitĂ© supĂ©rieure, et qui justifie son adresse rue de la ChaussĂ©e-d'Antin. Ces sortes de piĂšces ont fait naguĂšres la fortune du théùtre qui porte aussi le nom de Vaudeville. Je ne vois pas pourquoi le genre n'y rĂ©ussirait point une fois en- core. Il est un peu surannĂ©, qu'importe ? Les genres ne sont pas si nombreux, ils passent le temps Ă mou- rir et Ă ressusciter. L'essentiel est de plaire la piĂšce de M. Maurice Hennequin a beaucoup plu. Elle est fort spirituelle et de trĂšs bonne compagnie. Le plus gros mot qu'on y relĂšve est celui de MoliĂšre, avec quelques jurons vĂ©niels. J'ajoute que M. Maurice Hennequin Ă©crit avec soin et en français. Mais je m'arrĂȘte j'ai peur de lui faire le plus grand tort. La piĂšce est bien montĂ©e et bien jouĂ©e. M. Rozen- 17 290 LE THĂĂTRE 1912-1913 berg joue avec aisance et naturel le mari. M. Flateau a donnĂ© une physionomie plaisante au rĂŽle de Sta- nilas de Pressigny, qui aurait pu aussi ĂȘtre distri- buĂ© Ă M. Rosenberg. M. LĂ©rand est amusant dans un rĂŽle Ă transformations. M" 6 FrĂ©valles a un peu plus de mĂ©lancolie que d'entrain. M lle Ariette Dor- gĂšre est aimable et mĂȘme touchants. M. Joffre est un vieux chouan, si j'ose dire, tout crachĂ©. La beau- tĂ© et la gaietĂ© de M me Marie Magnier sont Ă©galement Ă©clatantes. 30 Avril LES ESCHOLIERS. â Ainsi soit-il, comĂ©die en un acte, de MM. Charles Gallo et Martin Valdour ; la Bonne Ecole, comĂ©die en un acte, de M. Jean Herwel ; l'Etat second, piĂšce en trois actes de M. François de Nion. THĂĂTRE SARAH-BERNHARDT. â Le Bossu, drame en cinq actes et dix tableaux d'Anicet Bourgeois et Paul FĂ©val. Le cercle des Escholiers, qui aura sa petite page dans l'histoire du théùtre contemporain, est certai- nement le plus discret des cercles dramatiques ses spectacles sont rares, mais toujours choisis et bien montĂ©s. Celui d'hier m'a semblĂ© particuliĂšrement heureux. La premiĂšre piĂšce, en un acte, de MM. Charles Gallo et Martin Valdour, n'est pas un lever de rideau, puisqu'elle ne se joue pas devant les LE THĂĂTRE 1912-1913 291 banquettes, et qu'elle se laisse Ă©couter avec intĂ©rĂȘt. C'est le dialogue, finement, et parfois mĂȘme un peu prĂ©cieusement Ă©crit, d'un bon curĂ© de campagne et d'une fameuse comĂ©dienne, devenue chĂątelaine sur le tard, demeurĂ©e philanthrope, mais qui a changĂ© le genre de sa philanthropie. Elle donne au curĂ© des leçons de diction, et mĂȘme d'Ă©loquence sacrĂ©e. Sur l'entrefaite, il apprend d'un sĂ©nateur rĂ©action- naire que sa bienfaisante paroissienne est une pĂ©- cheresse repentie. Il a d'abord quelques scrupules et veut suspendre les leçons. Mais il s'avise Ă temps que le pasteur chrĂ©tien doit prĂ©fĂ©rer les brebis qui se sont Ă©garĂ©es momentanĂ©ment Ă celles qui n'ont aucune fantaisie. Et tout finit le mieux du monde ainsi soit-il ! c'est le titre. M. BĂ©nĂ©dict, en vieux curĂ©, est d'une onction, d'une naĂŻvetĂ© et d'une ma- lice charmantes. La piĂšce de M. François de Nion est l'adaptation Ă la scĂšne d'un cas de pathologie nerveuse, rare, mais fort connu le dĂ©doublement de la personna- litĂ©, accompagnĂ© de la manie ambulatoire. Ces bi- zarreries de notre pauvre humanitĂ© .ne sont pas si malaisĂ©es que l'on pense Ă mettre sous forme de roman ou de piĂšce. Je croirais mĂȘme plutĂŽt qu'elles fournissent Ă l'homme de lettres ou de théùtre des pĂ©ripĂ©ties et des dĂ©nouements trop faciles. J'ignore d'ailleurs si M. de Nion a fait sa piĂšce avec facilitĂ©, mais je sais qu'elle est fort habilement conduite. Lucienne Dalbet est la fille d'un Ă©mule de Charcot, le professeur Josnard, qui ae trouve ainsi Ă portĂ©e 292 LE THĂĂTRE 1912-1913 de nous expliquer le cas des dĂ©doublĂ©s et des am- bulants, sans avoir trop l'air de le 'aire exprĂšs. Nous sommes avertis, au dĂ©but, que Lucienne est un sujet », et que l'an dernier, en Bretagne, elle a eu, Ă la suite d'une mauvaise nouvelle, une crise de catalepsie. Nous sommes Ă©galement avertis que son mari, Gaston Dalbet, qu'elle adore, ne tardera pas Ă la tromper avec sa cousine Madeleine. A la fin de l'acte, nous avons tout lieu de croire que Lu- cienne trouve la mort dans une catastrophe analo- gue Ă celle du Bazar de la CharitĂ©. Mais nous ne sommes pas trĂšs Ă©tonnĂ©s d'apprendre, au deuxiĂšme acte, qu'elle a Ă©tĂ© sauvĂ©e par miracle, qu'elle est tombĂ©e dans le sommeil cataleptique, et qu'Ă son rĂ©veil elle s'en est allĂ©e tout droit devant elle, sans rien se rappeler de son existence antĂ©rieure, et affu- blĂ©e d'un nouveau moi. Une vague influence du passĂ© l'a cependant ramenĂ©e en Bretagne, et c'est lĂ que ses parents la retrouvent, dans une boutique de mercerie. Son pĂšre la rĂ©veille, ou la ressuscite par des procĂ©dĂ©s qui m'ont paru un peu sommaires. En outre, il n'a pas songĂ©, avant de pratiquer cette rĂ©surrection, que Gaston, dans l'intervalle, avait Ă©pousĂ© Madeleine, et qu'il en allait falloir informer la ressuscitĂ©e. C'est la situation du colonel Chabert, avec quelques changements. Lucienne, qui est une femme Ă©nergique, veut d'abord dĂ©fendre ses droits et revendiquer son mari. Mais elle apprend que Madeleine est enceinte. Alors elle veut cĂ©der la place, disparaĂźtre ; elle ne eonnaĂźt qu'un moyen de LE THEATRE 1012-1913 293 disparaĂźtre c'est de mourir. Mais son pĂšre en con- naĂźt un autre, et pour lui sauver du moins la vie, il la remet, encore par le moyen de quelques passes trĂšs simples, dans son Ă©tat second. La curieuse piĂšce de M. François de ion est fort bien interprĂ©tĂ©e. M 1,e AndrĂ©e MĂ©ry nous a ravis par la nettetĂ©, par la justesse, la mesure de son jeu, et par une certaine grĂące brusque. La reprĂ©sentation s'achevait par une saynĂšte intutulĂ©e la Bonne Ecole, qui n'est guĂšre que la reproduction phonographique d'une scĂšne de mĂ©nage, mais assez plaisante. M. Georges Baillet a interprĂ©tĂ© avec talent le rĂŽle d'un mari pacifique, et M me AmĂ©lie DiĂ©terle a Ă©tĂ©, de toutes les femmes insupportables, la plus agrĂ©able Ă entendre et Ă regarder. 9 Mai THEATRE ANTOINE. â L'EntraĂźneuse, piĂšce en quatre actes, de M. Charles Esquier. Poursuivant sa saison d'Ă©tĂ© avec une persĂ©vĂ©rance digne d'un meilleur printemps, M. GĂ©mier nous a donnĂ© hier une piĂšce assez intĂ©ressante, l'Entrat- neuse, dĂ©jĂ reprĂ©sentĂ©e avec succĂšs le mois dernier Ă Bruxelles. L'auteur, M. Charles Esquier, fut na- guĂšres pensionnaire de la ComĂ©die-Française il y paraĂźt. C'est peut-ĂȘtre parce qu'on le sait, maĂ9 je crois bien qu'on s'en apercevrait si par hasard on 294 LE THĂĂTRE 1912-1913 ne le savait point. Nous nous demandons quelquefois ce que l'on apprend au Conservatoire ce n'est certes pas Ă jouer la comĂ©die, c'est peut-ĂȘtre Ă en Ă©crire. Seulement les Ćuvres d'acteurs se recon- naissent Ă des rĂ©miniscences, Ă un emploi immodĂ©rĂ© de ce qu'on appelle les effets ». Chose curieuse, ces mĂȘmes effets, qui rĂ©ussissent de temps en temps, ou du moins qui ont rĂ©ussi, dans les comĂ©dies des auteurs qui r \ sont pas comĂ©diens, ne portent pres- que jamais ins les comĂ©dies des auteurs-acteurs. Cela s'explique par l'habitude qu'ils ont de toujours voir les piĂšces Ă l'envers, comme les ouvriers des Gobelins voient les tapisseries. C'est un phĂ©nomĂšne de cette fameuse optique théùtrale, que nos aĂźnĂ©s de la critique ont inventĂ©e, en nĂ©gligeant de la dĂ©- finir. Les piĂšces des auteurs-acteurs sont aussi trĂšs bien faites. On dĂ©sespĂšre d'y rencontrer une mala- dresse. Aucun assaisonnement n'y manque, mĂȘme celui de l'imprĂ©vu. Mais, par une malchance, cet imprĂ©vu-lĂ est toujours celui oĂč l'on s'attendait, et bien que nos aĂźnĂ©s de la critique nous aient serinĂ© qu'il faut toujours rĂ©aliser les vĆux secrets du spectateur, j'estime pour ma part qu'il vaut encore mieux prĂ©venir se9 dĂ©sirs, Ă©tonner son imagination, et qu'il nous sait grĂ© d'une surprise, au lieu qu'il ne sait grĂ© qu'Ă lui-mĂȘme d'un pressentiment vĂ©rifiĂ©. Le compositeur Jean CĂ©saire demeure encore Ă Montmartre. C'est dire qu'il est jeune, qu'il a du gĂ©nie, de l'enthousiasme, une femme amoureuse et pauvre, et que les directeurs de théùtre ne lui re- LE THĂĂTRE 1912-1913 295 connaissent aucun talent. Il n'arrive pas Ă faire jouer son opĂ©ra, l'Ile FantĂŽme, qui est un chef-d'Ćuvre naturellement. Il est aigri, il est nerveux, il fait des scĂšnes Ă sa femme Françoise, qu'il rend responsable de ses dĂ©ceptions. C'est dans l'ordre. Elle se jure de le faire parvenir, fĂ»t-ce au prix que l'on devine elle n'est pas la premiĂšre amoureuse qui se dĂ©voue de cette façon-lĂ , et ne sera pas la derniĂšre, espĂ©- rons-le. Justement, elle est aimĂ©e d'un dĂ©putĂ© so- cialiste, Le Goulet, qui est millionnaire, comme tous les dĂ©putĂ©s socialistes. Le Goulet invite Françoise Ă devenir sa maĂźtresse, moyennant quoi il comman- ditera un théùtre, et sur ce théùtre l'Ile FantĂŽme sera jouĂ©e. Françoise devient la maĂźtresse de Le Goulet, l'Ile FantĂŽme est jouĂ©e, triomphe, et Jean CĂ©saire devient l'amant de sa principale interprĂšte, bien entendu. Françoise apprend l'infidĂ©litĂ© de son mari et le supplie de rompre avec la cantatrice. Elle est peut-ĂȘtre la premiĂšre femme de qui une priĂšre si maladroite soit exaucĂ©e. Jean rompt. Ger- maine la cantatrice, pour se venger, lui rĂ©vĂšle que Françoise le trompe avec I Ăź Goulet. Françoise vient prĂ©cisĂ©ment de signifier Ă Le Goulet qu'elle prĂ©fĂšre dĂ©sormais s'en tenir lĂ . Le Goulet crie, et se juge volĂ© il n'a pas ton. CĂ©saire se juge Ă©galement volĂ© ; j'ose dire qu'il a du toupet. Il demande avec arrogance Ă Françoise pourquoi elle le trompe. Ce n'est pas bien malin Ă deviner, mais c'est le sujet de la grande scĂšne du trois. Elle est bien traitĂ©e et ne laisse pas d'ĂȘtre pathĂ©tique. Elle est fatale Ă la 296 LE THĂĂTRE 1912-1913 pauvre Françoise, dont le cĆur nous a inquiĂ©tĂ© dĂšs le dĂ©but, et qui meurt brusquement au quatriĂšme acte, par une fatalitĂ© dĂ©plorable, au moment oĂč les amis de CĂ©saire se prĂ©cipitent sur la scĂšne pour lui apprendre qu'il est dĂ©corĂ©. Le rĂŽle de Françoise s'ajuste Ă merveille au talent et au physique de M lle Juliette Margel. Elle n'est point la femme que l'on sacrifie, mais celle qui se sacrifie elle-mĂȘme avec une sombre rĂ©solution. Elle a de l'Ă©nergie, une sensibilitĂ© profonde c'est une belle artiste. M. Francen donnait, m'a-t-on dit, de trĂšs grandes espĂ©rances. Il en donne encore beau- coup, il en a dĂ©jĂ rĂ©alisĂ© quelques-unes. M. CandĂ© a bien jouĂ© le dĂ©putĂ© socialiste. Nous avons vive- ment applaudi M me Dermoz et M. Saillard. Ăźi Mai COMĂDIE DES CHAMPS-ELYSĂES. â Le Trouble-FĂȘte, comĂ©die en trois actes et un Ă©pilogue, de M. Emond Fieg ; la Gloire ambulanciĂšre, comĂ©die en un acte, de M. Tristan Bernard. FĂ©licitons d'abord II. LĂ©on Poirier de nous avoir offert un spectacle de la plus rare distinction et d'une qualitĂ© littĂ©raire. Il est honorable pour lui d'avoir montĂ© le Trouble-FĂȘte, de M. Edmond Fleg, la Gloire ambulanciĂšre, de M. Tristan Bernard ; et. si ces deux piĂšces obtiennent de surcroĂźt le succĂšs ma- LE THĂĂTRE 1912-1913 297 tĂ©riel qu'elles mĂ©ritent, que je prĂ©vois, que je sou- haite, cela sera honorable pour le publie. La eomĂ©- die de M. Edmond Fleg manque peut-ĂȘtre d'un gros intĂ©rĂȘt, sans ĂȘtre pour cela moins intĂ©ressante. Elle est aimable, elle est plaisante, elle est pathĂ©tique, elle est dramatique, avec un sujet qui ne semblait point, Ă premiĂšre vue, fort théùtral ; je lui reproche- rais mĂȘme d'ĂȘtre un peu artificiellement composĂ©e et de ne pas assez surprendre ou dĂ©cevoir nos prĂ©- visions. Mais il n'importe, car si la composition en est arbitraire, les sentiments et les mĆurs y sont ob- servĂ©s et rendus avec une entiĂšre naĂŻvetĂ©. Le cadre est rigide et gĂ©omĂ©trique, le tableau est une Ă©tude d'aprĂšs nature, oĂč la nature n'est point dĂ©formĂ©e. Le trouble-fĂȘte, c'est l'enfant, que des parents trop jeunes, trop amoureux ou trop Ă©goĂŻstes ne dĂ©- siraient point mais M. et M me Florent n'ont pas Ă©tĂ© malins », comme le dit ingĂ©nument M m * Florent elle-mĂȘme. Elle s'aperçoit, au premier acte, qu'elle a de ces craintes qu'on appelait autrefois des es- pĂ©rances. Elle n'ose les avouer Ă son mari. Un petit accident banal de grossesse l'oblige a rĂ©vĂ©ler ce fatal secret, et Julien Florent, cinq minutes aprĂšs avoir pestĂ© contre une paternitĂ© Ă©ventuelle, pleure de joie dans les bras de sa femme telles sont les charman- tes inconsĂ©quences des gens qui ont le cĆur lĂ©ger, mais bien placĂ©. VoilĂ tout le premier acte vous sentez que ces sortes de piĂšces sont Ă peu prĂšs im- possibles Ă raconter. Au deuxiĂšme acte, l'instinct de Ăźn maternitĂ© s'est Ă©veillĂ© chez la femme, et celui de 17. 298 LE THĂĂTRE 1912-1913 la paternitĂ© s'est rendormi pour un temps, selon la rĂšgle, chez le mari. Lise Florent est mĂšre avec excĂšs, si le mot excĂšs n'est point sacrilĂšge. Elle a voulu nourrir elle-mĂȘme son enfant, elle refuse de le se- vrer c'est le mari qui est sevrĂ© â je ne sais pas je me fais bien comprendre. HĂ©las ! la nature a de_ exigences, et il n'est que trop vrai que les droits les plus lĂ©gitimes de l'amour ne s'accordent pas tou- jours avec les devoirs de la maternitĂ©. Julien Florent, qui aime Lise de tout son cĆur, est cependant sur le point de la tromper avec une dĂ©testable femme de lettres, dont il plaide le divorce. Lise veut retenir son mari, elle ne veut pas sacrifier son fils c'est un conflit qui en vaut bien d'autres. Julien quitte le domicile conjugal, et va mĂȘme jusqu'au bas de l'es- calier, mais il remonte par l'ascenseur il a, comme dit joliment M. Fleg, l'esprit de l'ascenseur ». A l'Ă©pilogue, nous retrouvons les deux Ă©poux rĂ©con- ciliĂ©s, Lise assagie, c'est la paternitĂ© de Julien qui passe maintenant toute mesure pendant l'entr'acte, l'enfant a veilli de deux ans, et est devenu un petit homme. La comĂ©die de M. Edmond Fleg est fort bien jouĂ©e. M. Louis Gauthier sait toujours exprimer de la façon la plus touchante les sentiments honnĂȘtes et sains. Il n'est pas seulement l'un de nos meilleurs comĂ©diens, mais l'un des plus humains et des plus sympathiques. M. Mauloy, dnns un rĂŽle difficile et peu dĂ©veloppĂ©, a de la correction, de l'Ă©motion, une justesse d^ fon parfaite. La grĂące de M Ć " Gladvs LE THĂĂTRE 1912-1913 -99 Maxhence est peut-ĂȘtre un peu apprĂȘtĂ©e, mais cons- tamment agrĂ©able. Elle ne manque ni de sensibilitĂ© ni de force. Je n'ose dire que M me de Pouzols soit la simplicitĂ© mĂȘme. Je veux chercher une petite querelle Ă Tristan Bernard ; il a imaginĂ© naguĂšre les plus jolis titres du monde le Fardeau de la LibertĂ©, le Petit CafĂ©, le Danseur inconnu. Pourquoi semble-t-il, Ă prĂ©sent, avoir une prĂ©dilection pour les titres, tranchons le mot, hom, les, comme les Phares Soubigou et, cette fois, la Gloire ambulanciĂšre ? Cette rĂ©serve est d'ail- leurs la seule que je puisse faire, et c'est bien pour- quoi je la fais, car il faut rompre la monotonie des Ă©loges. Cette Gloire ambulanciĂšre, qui a un si vilain titre, est une des farces les plus amusantes que nous devions Ă Tristan Bernard, et l'on sait qu'il y a l'em- barras du choix. Il s'agit d'une dame affligĂ©e d'une certaine infirmitĂ©, beaucoup moins rare chez les femmes que l'infirmitĂ© passagĂšre dont il est question au premier acte de M. Fleg. Cette infirmitĂ© a pris, au cours de la nuit derniĂšre, un caractĂšre soudain de gravitĂ©. Je ne sais pas trop comment dire. Bref, la dame a le ventre ballonnĂ©, au point que le mĂ©de- cin illustre qu'on a appelĂ© en consultation n'arrive pas Ă le palper commodĂ©ment ni Ă voir de quoi il retourne. Dans le doute, il prescrit une opĂ©ration chirurgicale. Brusquement, la nature agit d'elle- mĂȘme, et vous devinez, je l'espĂšre, sans qu'il soit besoin que j'y insiste davantage, quel est ce dĂ©noue- ment, vĂ©ritablement heureux. La piĂšce est jouĂ©e 300 LE THEATRE 1912-1913 avec l'entrain le plus louable et une impayable drĂŽ- lerie par MM. DumĂ©ny, Beaulieu, Arvel, Gorieux, Herrmann, FugĂšre, par M mes Juliette Darcourt, Mil- ler, Madeleine Lyrisse et Fonteney. 15 Mai AMBIGU. â Mon ami l'assassin, piĂšce en cinq actes et six tableaux de MM. Serge Basset et A. Yvan. On a remarquĂ© souvent que les grands observa- teurs n'observent pas ils inventent, ils anticipent, et c'est la rĂ©alitĂ© qui a la complaisance d'imiter aprĂšs coup leurs descriptions. Il paraĂźt que les ro- manciers et les auteurs de drames ou mĂ©lodrames, qui combinent des Ă©vĂ©nements et n'imaginent que de l'action, peuvent anticiper tout comme les peintres de mĆurs. Cette heureuse aventure est arrivĂ©e Ă MM. Serge Basset et Antoine Yvan, et leur vaudra sans doute un grand succĂšs, quoique, dans Mon ami l'assassin, personne ne chante la Marseillaise. Ils ont prĂ©vu les bandits en automobile ! Ils ont prĂ©vu l'attaque Ă main armĂ©e d'une banque ! Je dis bien qu'ils l'ont prĂ©vue, puisque leur drame est Ă©crit, dit-on, depuis cinq ans. Il se trouve aujourd'hui ac- tuel, grĂące au retard coutumier du rĂ©el sur l'ima- ginaire ; et, d'autre part, MM. Serge Basset et An- toine Yvan, qui ont cette chance, n'ont aucune res- ponsabilitĂ© car il est peu probable que les Bonnot, LE THĂĂTRE 1912-1013 301 les Garnier et les Callemin, si infectĂ©s qu'ils fussent de littĂ©rature, aient forcĂ© les coffres-forts de l'Am- bigu pour prendre des leçons de crime dans le ma- nuscrit de Mon ami l'assassin. D'ailleurs, on le sau- rait. Le drame de MM. Yvan et Basset ne vaut pas seu- lement par l'intĂ©rĂȘt historique ; il pose un cas de conscience, qui n'est pas trĂšs ordinaire, mais qui n'est pas non plus invraisemblable. Nous comptons tous parmi nos relations les meilleures des gens qui ont fait un peu de prison â pour des motifs unique- ment correctionnels, ou, s'il s'agit de cour d'assises, pour des erreurs de simple moralitĂ© il est plus rare, quand on appartient Ă la bonne compagnie, que l'on ait l'occasion de serrer une main sanglante ; mais enfin cela peut se prĂ©senter. Un mĂ©decin me contait naguĂšre qu'un apache, Ă qui il venait de sauver la vie, lui avait proposĂ©, en guise de paie- ment, de le dĂ©barrasser d'un ennemi ou de plusieurs, s'il en avait. Supposez qu'un gredin de cette espĂšce vous ait rendu ce service-lĂ ou un autre, et que, par la suite, il soit sur le point d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©, jugĂ© et guillotinĂ©. Le sauverez-vous ? Le livrerez-vous ? Moi, je n'hĂ©siterais pas. et je crois que tout Fran- çais, pris individuellement, serait pour le bandit contre la police et la sociĂ©tĂ©. Mais les spectateurs, mĂȘme Français, dĂšs qu'ils sont rĂ©unis, Ă©prouvent des sentiments collectifs, qui ne s'accordent pas tou- jours Ă leurs sentiments individuels. Ils n'aimeraient pas que l'obligĂ© faillĂźt Ă ses devoirs de reconnais- 302 LE THĂĂTRE 1912-1913 sance, et livrĂąt son ami l'assassin ils n'admettraient pas davantage qu'il faillit Ă son devoir social, et ne le livrĂąt point. MM. Serge Basset et Antoine Yvan se sont tirĂ©s de ce dilemme d'une façon bien ingĂ©- nieuse ; car c'est la police qui dĂ©couvre elle-mĂȘme la retraite de Cravero, et Armand Gilette, enfermĂ© dans une chambre blindĂ©e, asphyxiĂ© dĂ©jĂ plus qu'Ă demi par l'acide de carbone, se trouve dans l'im- possibilitĂ© d'intervenir quand mĂȘme il le voudrait. â Je m'aperçois que je commence par le dĂ©noue- ment, et que vous ne connaissez ni Armand Gilette ni Cravero. Armand Gilette est un fils de famille. Il est fianc 1 Ă M" e Huguette de Valleray, et veut en consĂ©quence rompre avec sa maĂźtresse, Emma Pantzer. Emma est une fille de la derniĂšre catĂ©gorie, mais elle a les mĂȘmes prĂ©tentions que si elle appartenait Ă la ga- lanterie la plus huppĂ©e. Elle rĂ©clame un cadeau de rupture de cent mille francs. Armand Gilette refuse. Cravero est le frĂšre d'Emma ; c'est un coquin, mais il a fait ses Ă©tudes Ă Louis-le-Grand. C'est aussi un bon frĂšre, point trop scrupuleux. Il ne rĂ©pugne pas au chantage, il vient menacer Armand Ă domicile, et reconnaĂźt en lui un labadens. Il lui prĂȘte aussitĂŽt trente mille francs, au lieu de lui en extorquer cent mille. La marraine d'Huguette de Valleray, M me Josion. s'occupe d'oeuvres de charitĂ©. Elle a maintes fois prĂȘtĂ© de grosses sommes au frĂšre d'Huguette, Paul de Valleray, brave garçon, mais dont la conduite LE THĂĂTRE 1912-1913 303 laisse beaucoup Ă dĂ©sirer. Elle refuse aujourd'hui de le recevoir ; il s'en va en profĂ©rant des menaces il est pris de vin. Un personnage Ă©quivoque, nommĂ© Cocuelle, vient justement de dĂ©terminer M m8 Josion Ă retirer de chez son notaire, M e Robichon, une somme de cent mille francs. La nuit tombe. M me Jo- sion est seule. Cocuelle reparaĂźt, suivi d'un compa- gnon mystĂ©rieux qui pĂ©nĂštre dans le boudoir de M me Josion, la tue et s'empare des cent mille francs. Armand Gilette arrive Ă cet instant mĂȘme, se prĂ©- cipite sur l'assassin, qui lui Ă©chappe, mais qu'il re- connaĂźt c'est Cravero, c'est son bienfaiteur, c'est son ami ! Naturellement, les soupçons planent sur Paul de Valleray qui tout Ă l'heure a profĂ©rĂ© des menaces. Armand seul sait la vĂ©ritĂ©. Il ne veut pas dĂ©noncer Cravero, mais sa conscience est le théùtre de ce que Spinosa appelait un combat intĂ©rieur. Je n'ai pas trĂšs bien saisi pourquoi il prenait pour confidents de ses angoisses les employĂ©s de la banque Roberty, Ă Choisy-le-Roi ; mais cette indiscrĂ©tion n'a aucune consĂ©quence ; car, cinq minutes plus tard, les ban- dits arrivent dans leur automobile, et fusillent les employĂ©s de la banque Roberty, qui ne raconteront plus jamais rien Ă personne. Armand Gilette, qui est sorti de scĂšne un instant avec Paul de Valleray toujours soupçonnĂ© du premier crime, revient Ă point pour assister au dĂ©part des bandits. Une fois onrore il reconnaĂźt Cravero, et il ne balance plus Ă le dĂ©noncer. 304 LE THĂĂTRE 1912-1913 Mais il prĂ©fĂ©rerait que Cravero se dĂ©nonçùt lui- mĂȘme. Pour l'y rĂ©soudre, il se risque dans le re- paire des bandits. Ce repaire est un magnifique hĂŽ- tel de l'avenue du Bois de Boulogne. Cravero y a installĂ© les bureaux d'une agence, dont l'objet n'est pas fort bien dĂ©fini, mais dont le titre est rassurant Conscience et VĂ©ritĂ©. Armand Gilette invite donc Cravero Ă se dĂ©noncer, et comme il manque d'en- thousiasme, le menace d'un revolver. Les amis de Cravero, qui sont cachĂ©s dans les armoires, en sor- tent brusquement, coiffent Armand d'une cagoule, le ligotent et lui annoncent qu'il va mourir asphy- xiĂ©. Nous assistons Ă la premiĂšre partie de cette opĂ©ration, et le dĂ©cor, comme je le disais plus haut, est une cellule blindĂ©e. Armand Gilette est dĂ©jĂ en proie aux hallucinations, il croit revoir Huguette, sa chĂšre fiancĂ©e, quand la police survient, avertie par Huguette elle-mĂȘme, qu'Emma Pantzer a mise assez maladroitement sur la piste de Cravero, en essayant une fois encore de la faire chanter. Cravero est enfin pris, la justice des hommes sera satisfaite espĂ©rons qu'Armand Gilette n'aura aucun remords. et surtout qu'il ne rendra jamais les trente mille francs. Mon ami V assassin est mis en scĂšne de la plus amusante façon. Le tableau des bandits en automo- bile est trĂšs bien rĂ©glĂ©, et je dirais que voilĂ un clou. si je ne eraisnais de discrĂ©diter, par ce jeu de mots, la marque Panhard-Levnssor si avantageusement eonnue. L'interprĂ©tation est fort bonne. M. Armand LE THEATRE 1912-1913 305 Bour a composĂ© le rĂŽle de Cravero avec autant de soin, d'intelligence et d'art qu'il eĂ»t fait un rĂŽle de grande comĂ©die. M me Carmen de Raisy est belle et fatale, M 1Ie Guyta-RĂ©al naĂŻve et tendre, M. DamorĂšs inquiet et passionnĂ©. 19 Mai COMEDIE-FRANĂAISE. â Vouloir, piĂšce en quatre actes, de M. Gustave Guiches. Bien que l'homme moral ait Ă©tĂ© probablement in- divisible et complet Ă toutes les Ă©poques de l'histoire, les psychologues, du moins littĂ©rateurs, en tiennent pour la vieille distinction des trois facultĂ©s de l'Sme et attribuent une prĂ©dominance tantĂŽt Ă l'une, tantĂŽt Ă une autre, tantĂŽt Ă la troisiĂšme, selon la mode, qui varie assez rĂ©guliĂšrement. Il y a une trentaine d'annĂ©es, c'est l'intelligence qui avait le pas ; comme elle n'est point la plus banale de nos trois facultĂ©s, cette prĂ©sĂ©ance avait quelque raison d'ĂȘtre on pour- rait encore la revendiquer aujourd'hui. Le tour de la sensibilitĂ© est venu, Ă la gĂ©nĂ©ration suivante. Main- tenant, la volontĂ© est Ă l'ordre du jour, comme au temps de la Terreur, la vertu. La volontĂ© paraĂźt si belle que nous l'admirons sous foutes ses formes j'en compte jusqu'Ă trois, que je dĂ©signerai par les mĂȘmes Ă©pithĂštes que les thĂ©ologiens font les Eglises. Nous avons la volontĂ© souffrante, la volontĂ© mili- 306 tE THĂĂTRE 1912-1913 tante et la volontĂ© triomphante. La premiĂšre est celle des neurasthĂ©niques et des malades imaginaires ; elle n'est pas sans agrĂ©ment, c'est au moins une dĂ©- lectation morose. La seconde est celle qui s'Ă©vertue Ă se ressusciter soi-mĂȘme dans les maisons de santĂ©, ou qui, dĂ©jĂ , se mĂȘle aux luttes de la vie. La troi- siĂšme est celle qui, dans la vie ou au théùtre, assure les dĂ©nouements. M. Gustave Guiches, rien qu'en in- titulant sa piĂšce Vouloir a dĂ©jĂ su toucher le public au bon endroit. J'ajoute qu'il ne nous a pas, Dieu merci ! donnĂ© une piĂšce Ă thĂšse sur la volontĂ©, ni une piĂšce d'observation, si je puis dire, clinique, mais bel et bien une comĂ©die dramatique et roma- nesque cela ne doit pas nous surprendre. N'est-ce pas le conflit des volontĂ©s particuliĂšres et de la fata- litĂ© qui crĂ©e dans le rĂ©el des incidents de drame et des pĂ©ripĂ©ties de romans ? Philippe d'Estal a perdu, voilĂ deux ans, sa fem- me qu'il adorait. Ce coup l'a jetĂ© bas. DĂ©putĂ©, grand orateur, Philippe avait dĂ©jĂ renoncĂ©, du vivant de Mâą d'Estal, Ă sa carriĂšie et Ă sa gloire, dont elle Ă©tait fiĂšre, mais jalouse, et s'Ă©tait confinĂ© avec elle dans un vieux chĂąteau dont l'aspect seul engendre la mĂ©lancolie. Il n'est cependant devenu tout de bon mĂ©lancolique et hypocondriaque qu'aprĂšs le veuvage. Il n'admet auprĂšs Ăče lui qu'une petite cou- sine, qui le veille, et le vieux mĂ©decin du pays. Il fuit dĂšs que les malades d'un sanatorium voisin font invasion chez lui par la grille entr'ouverte du parc. Ce sont pourtant de bien joyeux malades, el LE THĂĂTRE 1912-1913 307 terriblement bien portants. Le mĂ©decin mondain qui les soigne, le docteur Didiaix, est d'une gaietĂ© fĂ©- roce ; et c'est la premiĂšre fois, entre parenthĂšses, que nous avons vu M. Henry Mayer jouer, sur la scĂšne de la ComĂ©die-Française, un rĂŽle un peu rĂ©- veillĂ©. Ce docteur Didiaix est aussi un vilain homme, qui a des embarras d'argent, et mettrait sans scru- pule l'embargo sur une jeune et riche veuve, soit pour le mariage ou pour la commandite. Il en a jus- tement une sous la main, qui passe deux ou trois jours au sanatorium, mais Ă titre d'invitĂ©e. Or, cette veuve fut neurasthĂ©nique, elle aussi, prĂ©cĂ©demment, et fut guĂ©rie par un grand mĂ©decin des nerfs, le doc- teur Richard Lemas. Richard Lemas est le beau- frĂšre de Philippe d'Estal. Il vient au chĂąteau, Ă la fois comme beau-frĂšre et comme mĂ©decin. Bien qu'il garde pieusement le souvenir de sa sĆur dĂ©funte, Richard Lemas pense qu'une autre femme pourrait seule opĂ©rer la cure de Philippe ; il songe Ă Lau- rence la riche veuve, dĂšs qu'il apprend qu'elle se trouve dans le voisinage ; et il a d'autant plus de mĂ©rite Ă la rĂ©server pour son beau-frĂšre qu'il fut jadis passionnĂ©ment amoureux d'elle. Il y a un peu de complaisance dans toutes ces rela- tions, ces alliances et ces rencontres, mais qu'im- porte, s'il en rĂ©sulte une belle situation de théùtre ? Le sacrifice de Richard Lemas est hĂ©roĂŻque ; mais qui est illustre mĂ©decin est un professionnel de l'hĂ©- roĂŻsme, ou de la volontĂ© c'est la mĂȘme chose. Il dira tout Ă l'Heure, avec une magnifique et doulou- 308 LE THĂĂTRE 1912-1913 reuse Ă©loquence Ah ! maintenant, je sais ce que c'est que vouloir. C'est vouloir ce qu'on ne veut pas. » Il fait cependant de bon coeur et sans trop se forcer le premier sacrifice, qu'il croit utile. Il en est bien payĂ©, il a le bonheur de voir Laurence heu- reuse et Philippe ressuscitĂ©. Mais la guĂ©rison de Philippe est encore prĂ©caire ; il est irritable, jaloux. Un imbĂ©cile, qui Ă©crit des revues pour les salons, chante devant lui un couplet sottement perfide Ă l'adresse de M me d'Estal il la soupçonne d'avoir un passĂ©. Deux minutes plus tard, Lemas donne une verte leçon au docteur Didiaix. encore Ă propos de M ms d'Estal. Il y a envoi de tĂ©moins, duel. Les soup- çons de Philippe se prĂ©cisent. Il accuse sa femme d'avoir Ă©tĂ© la maĂźtresse de Lemas. il la malmĂšne, il l'insulte, et voilĂ le fruit du sacrifice ! Lemas ne peut se dĂ©fendre d'avouer Ă Laurence qu'il l'a jadis aimĂ©e elle lui reproche de n'avoir pas parlĂ© plus tĂŽt elle lui dĂ©clare qu'elle aurait Ă©tĂ© fiĂšre de de- venir sa femme. Mais est-elle encore la femme de Philippe ? Il l'a chassĂ©e, elle est libre ! Elle prĂ©tend quitter cette maison, et la quitter au bras de Richard Lemas. Lemas hĂ©site, il est dĂ©chirĂ© a-t-il le droit de profiter de cette brouille, de cette rupture ? Lau- rence paraĂźt si dĂ©terminĂ©e au divorce qu'il est prĂšs de cĂ©der. Mais le dĂ©sespoir de Philippe, une me- nace HĂ© suicide l'effraient. Il n'est pas de ceux qui vivent leur vie et. qui vont leur chemin en passant sur les tombes il achĂšve le cruel sacrifice, il rĂ©con- cilie Philippe et Laurence. LE THĂĂTRE 191^-1913 309 La belle piĂšce de Al. Gustave Guiches, intĂ©res- sante, touchante, parfois profonde, a Ă©tĂ© dignement mise en scĂšne et interprĂ©tĂ©e de la plus remarquable façon. M. Maurice de FĂ©raudy a jouĂ© le rĂŽle du doc- teur Lemas avec une Ă©nergie, une sensibilitĂ© virile et une simplicitĂ© vraiment admirables. M me CĂ©cile Sorel a donnĂ© Ă Laurence une belle figure au dĂ©- but, peut-ĂȘtre un peu trop grande dame pour ce mi- lieu bourgeois, elle n'est plus, au moment de la crise, qu'une vraie femme qui aime et qui souffre. M. Georges Grand m'a rarement paru plus Ă©mou- vant M lle Maille a su faire d'un rĂŽle de rien la plus spirituelle composition. MM. Siblot, Falconnier, Granval, Nurr a, Lafon, Jacques GuilhĂšne, Gerbault et Raynal, M mes Suzanne Devoyod, AndrĂ©e de Chau- veron, Jeanne RĂ©my, Laurence D'uluc, LĂ©o Malrai- son, ont su donner d'amusantes physionomies Ă des personnages de second plan que l'auteur a trĂšs lĂ©gĂšrement mais trĂšs joliment crayonnĂ©s. 21 Mai ODĂON. â Dannemorah, comĂ©die en deux actes, en vers, de M. P. de Puyfontaine. â RĂ©ussir, piĂšce en trois actes, de M. Paul Zahori. Les efforts que fait M. Antoine pour dĂ©couvrir le uĂ©nie deux fois environ par mois, mĂ©ritent notre admiration. On ne peut espĂ©rer qu'ils soient ton- 310 LE THĂĂTRE 1912-1913 jours couronnĂ©s de succĂšs ; mais le spectacle que nous a offert l'OdĂ©on hier soir est d'une inutilitĂ© qui passe vraiment la permission. Il se compose de deux piĂšces. La premiĂšre, Dannemorah, de M. Philibert de Puyfontaine, est une lĂ©gende Scandinave. Elle manque de clartĂ©, comme il fallait s'y attendre. C'est proprement la nuit polaire, oĂč brille une seule Ă©toile, celle de M Ue Guintini. Il s'agit d'un roi, fou comme le roi Lear ; mais le roi Lear Ă©tait en mau- vais termes avec ses filles ; celui-ci aime trop la sienne. Son excuse est qu'elle ressemble Ă sa mĂšre, qui est morte. Il y a aussi une marĂątre, qui veut sup- primer la jeune princesse, de qui elle est jalouse, comme toutes les marĂątres. Mais la jeune princesse est sauvĂ©e par l'intervention d'un jeune prince, qui l'aime, et qui m'a paru avoir avec elle des liens de parentĂ© encore assez Ă©troits. L'autre piĂšce, de M. Zahori, est intitulĂ©e RĂ©ussir. Le principal personnage est un dĂ©putĂ© sur le point de devenir ministre. Pour dĂ©crocher cette timbale, il se croit obligĂ© de sacrifier sa vertueuse Ă©pouse, et j'imagine qu'il s'y rĂ©sout sans trop de peine, car elle est raisonneuse et assommante. Mais il se croit Ă©galement obligĂ© de faire la cour Ă une intrigante, dont l'oncle, sĂ©nateur, doit former le nouveau cabi- net, et il n'a vraiment pas de chance, car cette intri- gante est prĂ©tentieuse et aussi ennuyeuse que sa femme lĂ©gitime. Cette derniĂšre finit par se retirer aux champs, en compagnie d'un cousin apiculteur, Ă qui M. GrĂ©tillat a su donner une physionomie sym- LE THĂĂTRE 1912-1913 311 pathique. M. Vargas est toujours un des deux ou trois meilleurs comĂ©diens de Paris, mais il a rare- ment jouĂ© un rĂŽle plus dĂ©nuĂ© d'intĂ©rĂȘt que celui du dĂ©putĂ© Vives. M me MĂ©tivier, MM. Coste et Bonvallet ont composĂ© avec le plus grand soin des person- nages d'ailleurs insignifiants. M 1168 de France et Mi- chel sont assez plaisantes en petites ouvriĂšres, cou- sines de ministre. Heureusement, M. Antoine, prenant d'avance et deux fois sa revanche, nous avait rendu l'avant-veille le touchant David Copperfield de M. Max Maurey, et nous avait conviĂ©s, il y a quelques jours, Ă une merveilleuse reprĂ©sentation d'Esther, d'aprĂšs les ta- pisseries de de Troy. Je veux, Ă propos de reprises, signaler celle des Berceuses, de MM. Pierre Veber et Michel Provins, au théùtre Michel. Je crois me souvenir que je fus, l'an dernier, trĂšs sĂ©vĂšre pour cette piĂšce. J'ai Ă peine besoin de dire que je n'aurais aucun scrupule Ă changer d'opinion, si mon article acerbe avait nui naguĂšre aux Berceuses de façon Ă me donner des remords. Mais on les a jouĂ©es indĂ©finiment, et on recommence. Je suis heureux de constater, une fois de plus, l'impuissance de la critique nous pouvons juger en toute sĂ©curitĂ© selon notre conscience, puis- que nous ne faisons de mal Ă personne. 312 LE THĂĂTRE 1912-1913 30 Mai ODĂON. â MoĂŻse, tragĂ©die en cinq actes, en vers, de Chateaubriand. CHATELET. â Marie-Magdeleine, drame en trois actes, de M. Maurice Maeterlinck. Si l'on n'avait un sentiment vif du devoir, ce n'est assurĂ©ment pas pour le plaisir qu'on irait, par trente degrĂ©s de chaleur, entendre MoĂŻse l'aprĂšs- midi et Marie-Magdeleine aprĂšs dĂźner. Il est vrai que la premiĂšre de ces deux cĂ©rĂ©monies sacrĂ©es avait lieu Ă l'OdĂ©on, oĂč nous allons si souvent que nous finirons par y aller sans nous en apercevoir. M. An- toine a eu d'ailleurs bien raison d'offrir Ă notre curiositĂ© un peu molle la tragĂ©die de Chateaubriand, prĂ©cisĂ©ment le mĂȘme jour que le ChĂątelet nous a offert le drame de Maeterlinck. Cette coĂŻncidence nous a permis de faire entre les deux un parallĂšle, Ă quoi autrement nous n'aurions pas songĂ©. Nous avons ainsi remarquĂ©, entre autres, qu'il y a beau- coup plus de vers dans le drame de Maeterlinck, qui est en prose, que dans la tragĂ©die de M. de Chateau- briand, qui est hĂ©las ! en vers. On sait que M. Mae- terlinck a un faible pour les vers blancs. Des scĂšnes entiĂšres de Marie-Magdeleine sont Ă©crites comme le prologue du Sicilien. J'avoue que je ne puis com- prendre ce systĂšme. Rien n'est si dĂ©plaisant Ă l'oreille qu'une prose entremĂȘlĂ©e de vers au petit bonheur, et sans que rien justifie le mĂ©lange ni le LU THEATRE 19i2-1913 313 dosage. 11 me paraĂźt, de surcroĂźt, extraordinaire qu'un bel Ă©crivain cĂ©rame M. Maurice Maeterlinck substitue, quand il a la sagesse d'Ă©crire en prose, le rythme pauvre et monotone du vers français au ry- thme innombrable de la prose française. La comparaison de MoĂŻse et de Marie-Magdeleinc nous a obligĂ©s, en outre, de prendre garde Ă une chose que le respect dĂ» Ă l'auteur de PellĂ©as et de VOiseau Bleu nous aurait empĂȘchĂ©s probablement de voir ou de signaler c'est que son drame est une amplification de rhĂ©torique, du mĂȘme ordre que la tragĂ©die de M. de Chateaubriand ; qu'elle n'en dif- fĂšre pas sensiblement, ni de cent tragĂ©dies de cette Ă©poque oĂč le classicisme agonisait ; et que notam- ment, cĂ©dant Ă la mode de ce temps-lĂ , M. Maeter- linck a cru devoir Ă©gayer d'une petite histoire d'a- mour celle de la passion de Xotre-Seigneur JĂ©sus- Christ, de mĂȘme que M. de Chateaubriand a cru de- voir dĂ©ranger MoĂŻse qui causait avec l'Eternel, pour lui faire rompre, si j'ose m'exprimer aussi vulgai- rement, le collage d'un IsraĂ©lite et d'une jeune Ama- lĂ©cite. Si grave que soit la figure de MoĂŻse, cela ne me choque pas outre mesure je suis plus Ă©tonnĂ© d'apprendre que Marie-Magdeleine, si elle avait voulu couronner la flamme de Lucius Verus, JĂ©sus n'aurait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© mis en croix. Evidemment toute l'histoire du monde en aurait Ă©tĂ© changĂ©e. On assure que cette idĂ©e n'est pas de M. Maeterlinck et qu'il Ta empruntĂ©e d'un auteur allemand, M. Paul HĂ©ryse. Il eĂ»t mieux fait de laisser Ă M. Paul HĂ©ryse it SU LE THĂĂTRE 1912-1913 une si Ă©trange invention. On ne prĂȘte, dit-on, qu'aux riches, mais les riches n'ont pas besoin d'emprun- ter. Je goĂ»te davantage les idĂ©es personnelles de M. Maeterlinck. J'ai admirĂ© la scĂšne oĂč Lazare, Ă peine sorti du tombeau, vient chercher la MagdalĂ©enne pour la conduire au Christ. 11 y a lĂ un magnifique symbole. Je suis moins sensible Ă la philosophie mĂȘme de l'Ćuvre, et les combats, encore symboli- ques, d'instincts ou de doctrines morales, qui se li- vrent dans l'Ăąme obscure de la pauvre petite cour- tisane, m'Ă©tonnent, mais ne m'intĂ©ressent guĂšre. Je ne crois pas devoir m'Ă©merveiller non plus du pro- cĂ©dĂ© de théùtre grĂące auquel JĂ©sus, personnage principal de l'Ćuvre, nous est dĂ©robĂ©. Ce procĂ©dĂ© n'est pas neuf il est renouvelĂ© de YArlĂ©sienne. Au surplus, le Christ ne paraĂźt pas sur la scĂšne du ChĂą- telet, mais on l'entend dans la coulisse ; on est mĂȘme surpris de l'entendre dire Ă la foule qui veut lapider Madeleine Que celui qui est sans pĂ©chĂ© lui jette la premiĂšre pierre ». Il l'avait dĂ©jĂ dĂźt Ă propos de la Femme adultĂšre il est inconcevable que la parole divine se rĂ©pĂšte. Marie-Magdeleine est jouĂ©e fort convenablement. La critique me paraĂźt bien sĂ©vĂšre, bien injuste pour M me Georgette Leblanc. Elle a, du moins Ă premiĂšre vue, toutes les apparences d'une grande artiste. Je conviens qu'il lui manque quelque chose ; mais je n'ai pu dĂ©mĂȘler si c'est le mĂ©tier ou le don. M. Ro- ger Karl, en Lucius Verus, est beau et brutal. M. LE THĂĂTRE 1912-1913 315 Roger Monteaux a dit avec beaucoup d'habiletĂ© et d'enthousiasme le rĂ©cit de la rĂ©surrection de Lazare. Ce n'est pas sa faute si ce rĂ©cit est un peu long. Enfin M. Denis d'InĂšs, de l'OdĂ©on, a Ă©tĂ© fort re- marquable dans le rĂŽle du philosophe Silanus. Cette transition, que je ne cherchais pas, me ra- mĂšne Ă MoĂŻse. La tragĂ©die de Chateaubriand est aussi convenablement jouĂ©e, et M. JoubĂ© nous a of- fert une belle rĂ©plique vivante de la statue de Michel- Ange â qu'on revoit toujours avec plaisir. Mais je ne veux point m'extasier, comme c'est l'usage, sur les tours de force hebdomadaires qu'accomplit la troupe de l'OdĂ©on. Je les trouve mĂ©ritoires, mais re- grettables. Les jeunes comĂ©diens ou tragĂ©diens ne sont pas Ă l'OdĂ©on pour faire des tours de force, mais pour appliquer l'enseignement du Conserva- toire, ou pour apprendre leur mĂ©tier, s'il ne l'ont pas appris rue de Madrid. Ce n'est pas les exercer, c'est les gĂąter, et peut-ĂȘtre Ă jamais, que de rĂ©cla- mer d'eux une besogne fastidieuse, excessive, hĂą- tive et improvisĂ©e. Ăź" Juin ATHĂNĂE. â Reprise du Bourgeon, comĂ©die en trois actes, de M. Georges Feydeau. Le Bourgeon, de M. Georges Feydeau, mĂ©ritait d'ĂȘtre repris. Ce n'est pas seulement une jolie et 316 LE THĂ\TRE 1912-1913 amusante piĂšce, Ă qui son titre dĂ©fend de jamais vieillir, â bien vivace, puisque entre les mains de M. Porel, naguĂšre, elle n'a pu mourir provisoire- ment qu'aprĂšs la centiĂšme, â c'est aussi une piĂšce exemplaire qui prouve que rien n'est impossible Ă un auteur dramatique sĂ»r de son mĂ©tier, et surtout Ă M. Georges Feydeau. Je ne connais pas de sujet plus scabreux. M. Feydeau n'est pas assurĂ©ment le premier qui ait osĂ© prendre la pubertĂ© pour thĂšme. D'autres, plus ingĂ©nus, avaient eu cette audace avant lui, et il me suffira de citer Paul et Virginie, qui peut ĂȘtre mis entre toutes les mains. Mais si nous sourions Ă peine quand un XĂ©ron nous proteste que son innocence commence Ă lui peser, nous ris- quons d'ĂȘtre scandalisĂ©s lorsque c'est un jeune sĂ©- minariste qui fait un aveu du mĂȘme genre Ă un brave curĂ© de campagne, et lorsque, de plus, il s'accuse d'avoir pressenti dans un rĂȘve poĂ©tique, mais toute- fois prĂ©cis, la dĂ©lectation morose du pĂ©chĂ©. Nous risquons nous sommes devenus si bĂ©gueules !, nous risquons d'ĂȘtre scandalisĂ©s bien davantage, et peut- ĂȘtre de nous rĂ©volter, quand la nature reprend dĂ©ci- dĂ©ment ses droits, quand notre sĂ©minariste, Mau- rice de Plounidec, aprĂšs avoir Ă©treint d'un bras puissant, pour la sauver des eaux. M 1Ie Etiennette de Marigny, qui se noyait, l'Ă©treint encore, cette fois pour se perdre soi-mĂȘme. Mais ces diverses pĂ©ripĂ©ties sont prĂ©sentĂ©es avec tant d'art qu'elles ne nous inquiĂštent pas un instant. Elles n'inquiĂštent mĂȘme pas le bon curĂ©. Tout passe, grĂące Ă des chan- LE THEATRE 1912-1913 317 gements de costumes. Vous devinez dans quelle tenue Maurice, qui prenait un bain, a opĂ©rĂ© le sau- vetage d'Etiennette ; lorsque, tout Ă©mue de recon- naissance, et dĂ©jĂ d'amour, elle veut, cinq minutes plus tard, le remercier, il reparaĂźt en soutane Ah ! dit-elle, c'est dommage ! » Lorsqu'il est sur le point d'oublier des vĆux que, d'ailleurs, il n'a pas en- core prononcĂ©s, il est militaire qui oserait lui re- procher de se comporter avec les belles en vĂ©ritable soldat français ? VoilĂ un des bienfaits de la loi qui a mis, selon l'expression vulgaire, le sac au dos des curĂ©s. Ces divers changements de costumes sont si naturels qu'Ă peine s'avise-t-on Ă quel point ils sont ingĂ©nieux mais il fallait y penser. La piĂšce abonde en trouvailles de cet ordre. C'est une idĂ©e charmante d'avoir purifiĂ©, du moins momentanĂ©- ment, l'amour d'Etiennette, et d'avoir montrĂ© de quelles touchantes et de quelles comiques abomina- tions est capable la maman la plus austĂšre, quand elle croit que la santĂ© de son fils est en jeu. La mar- quise de Plounidec ne craint pas de venir solliciter elle-mĂȘme Etiennette d'un service que je ne saurais dĂ©finir, et qu'elle est encore beaucoup plus empĂȘ- chĂ©e que moi de prĂ©ciser. C'est Etiennette nui re- fuse. La scĂšne pouvait ĂȘtre pĂ©nible, M. Georges Fevdeau en a fait un vrai petit cb>f-HV**nvtfe ; Ge qui me plaĂźt, c'est que toutes ces h^biMĂ©s ont un air facile et bon enfant. Il v faut re^ard^r rlf» trĂšs prĂšs pour apercevoir qu'elles sont de l'art le nl'is raffinĂ©. Le ton mĂȘme de la piĂšce ne la rend pas, Ă 18. 318 LE THEATRE 1912-1913 premiĂšre vue, fort diffĂ©rente des autres Ćuvres du mĂȘme auteur. M. Feydeau n'a nullement cru devoir rĂ©primer sa verve, parfois un peu grosse, mais tou- jours si abondante, si franche, â si française et si classique. Si jamais piĂšce a mĂ©ritĂ© le nom de comĂ©- die, c'est bien le Bourgeon ; si parfois cette comĂ©die se dĂ©guise en vaudeville, croyez que c'est par pure coquetterie. Le Bourgeon, qui avait obtenu au Vaudeville une interprĂ©tation fort brillante, n'a guĂšre Ă©tĂ© moins heu- reux Ă l'AthĂ©nĂ©e. M. AndrĂ© BrĂ»lĂ© a repris le rĂŽle de Maurice de Plounidec ; il semble, comme le rĂŽle et la piĂšce, n'avoir pas vieilli d'un jour. Ce comĂ©dien excellent jouit du privilĂšge fort rare, Ă peine conce- vable, de pouvoir interprĂ©ter avec la mĂȘme vrai- semblance les rĂŽles d'amoureux, les premiers rĂŽles et Les rĂŽles d'adolescents. Il n'a jamais rencontrĂ© de personnage plus avantageux que celui de Maurice de Ploudinec, ni qui pĂ»t mettre mieux en valeur la souplesse et la variĂ©tĂ© de son talent. M Ue Madeleine Carlier, qui a la rĂ©putation dangereuse et mĂ©ritĂ©e d'ĂȘtre jolie femme, aura bientĂŽt, si elle continue, la rĂ©putation d'ĂȘtre une de nos meilleures comĂ©dien- nes. M Ue Jeanne Rolly, qui a créé le rĂŽle d'Etien- nette, l'accusait, le chargeait un peu, et je crois qu'elle n'avait pas tort ; en le jouant avec un peu plus de mollesse, M lle Carlier l'a jouĂ© peut-ĂȘtre avec plus de vĂ©ritĂ©, et nous a montrĂ© qu'elle est capable de simplicitĂ© et de naturel. M me Marie-Laure la marquise ne nous a pas fait oublier Anna Judic, et LE THEATRE 1912-1913 319 au surplus ce serait un crime que nous ne lui par- donnerions pas, mais elle nous a charmĂ©s par sa tendresse, par sa bontĂ©, par sa naĂŻvetĂ©, par son au- toritĂ©. M. Guyon fils, qui a autant de conscience que de talent, et qui compose toujours ses rĂŽles avec le plus grand soin, touche, dans celui du curĂ© Bour- set, Ă la perfection. M. Jules Berry est un de nos rares jeunes premiers. M. AndrĂ© Dubosc, libĂ©ral Ă©garĂ© dans un milieu dĂ©vot, a autant de distinction que de bon sens. M. Gallet et M me CĂ©cile Caron for- ment un couple impayable de tartufes, le mĂąle et la femelle. Et je ne veux pas oublier M ,le Harnold, ni M. StĂ©phen, ni MM. Cueille, LagrenĂ©e, TĂ©rof, M me " Loury, Grane, Darlet et Norma. 3 Juin A L'ĆUVRE. â Marthe et Marie, lĂ©gende dramatique en cinq actes de M. Edouard Dujardin. Le titre de M. Edouard Dujardin est symbolique. Il fallait s'y attendre, mais je n'osais pas l'espĂ©rer. Je redoutais encore une piĂšce Ă©vangĂ©lique, et je m'apprĂȘtais Ă dire, mutatis mutandis Oui nous dĂ©livrera des Grecs et des Romains ? » Enfin, nous avons Ă©tĂ© quitte pour In peur. La scĂšne du drame n'est pas en JudĂ©e, mais Ă Florence, Marthe et Marie sont bien nommĂ©es ainsi par allusion aux deux sĆurs de Lazare, mais voilĂ tout ; et M. Edouard 320 LE THĂĂTRE 1912-1913 Dujardin a mĂȘme poussĂ© la discrĂ©tion jusqu'Ă donner le nom de Marthe Ă celle qui, selon l'Ă©vangile, devrait s'appeler Marie, et le nom de Marie Ă celle qui devrait s'appeler Marthe. Ces deux jeunes personnes sont les filles d'un aventurier, qui est mort elles sont donc orphe- lines, et une riche, une bienfaisante fermiĂšre les a recueillies. Elle est Ă©galement morte, en destinant Marthe Ă son fils FĂ©licien, et elle a chargĂ© un vieil intendant, BĂ©nĂ©dict, son exĂ©cuteur testamentaire, de surveiller Ă ce mariage. Le jeune FĂ©licien revient de l'universitĂ© pour ĂȘtre mĂ©decin de village. Mais il a secrĂštement d'autres ambitions. Il a vu de prĂšs les grands banquiers de Florence. Il ne distingue » pas Marthe si M. Edouard Dujardin veut bien me permettre d'emprunter cette expression au théùtre de Meilhac et d'HalĂ©vy. Marie, qui est ambitieuse, lui plaĂźt davantage, et il file avec elle sur une ga- liote. FĂ©licien n'est pas encore assez riche pour se faire banquier alors il se fait commis de banque ; d'ail- leurs il devient trĂšs vite patron, grĂące Ă une suite d'heureux hasards. Il achĂšte Ă un vieux seigneur ruinĂ© son palais, moyennant une rente viagĂšre, et le vieux seigneur n'a pas plus tĂŽt signĂ© le marchĂ©, d'une main tremblante, que la rente s'Ă©teint avec lui. FĂ©licien achĂšte une cargaison de blĂ© un incen- die au mĂȘme instant dĂ©vore les greniers de la ville, mais Ă©pargne la fin!!*» de FĂ©licien il peut affamer Florence, il est maĂźtre de la citĂ© du lys rouge. Ce- LE THĂĂTRE 1912-1913 321 pendant, il vit entoure de parasites. Ai-je besoin de vous dire qu'il n'est pas heureux ? Vous savez aussi bien que moi que l'argent ne fait pas le bonheur. FĂ©licien essaie de tromper Marie pour se distraire, mais elle a le mauvais goĂ»t de lui rendre la pareille. Ils se brouillent, ils se raccommodent. Comme on chantait naguĂšre dans je ne sais plus quelle revue On se colle, on se dĂ©colle, c'est la vie ! » L'amant de Marie, un vilain homme, Patenta, tente d'assas- siner FĂ©licien. Marie se jette au-devant du coup, elle est blessĂ©e dangereusement. C'est une bonne leçon pour tous les deux, ils reviennent Ă la vie cham- pĂȘtre. Mais quand ils arrivent au villaere. ils y re- trouvent naturellement Marthe, Ă laquelle ils ne pen- saient plus. Marie comprend que Marthe est la vĂ©ri- table Ă©pouse de FĂ©licien elle se sacrifie, elle arra- che d'une main hĂ©roĂŻque l'appareil posĂ© sur sa bles- sure, qui se rouvre, et elle meurt en donnant Ă FĂ©- licien d'excellents conseils. La piĂšce de M. Edouard Dujardin a beaucoup de mouvement et d'intĂ©rĂȘt ; elle est ensemble un peu primitive et un peu compliquĂ©e, elle est d'une naĂŻve- tĂ© charmante. Elle est Ă©crite sans obscuritĂ©. M. Edouard Dujardin, autrefois si srrave, a aujourd'hui le sourire, et c'est lui-mĂȘme qui nous le dit en pro- pres termes, sans que cette expression d'origine rĂ©cente jure avec les costumes de la Renaissance ni avec le dĂ©cor florentin. M llB Blanche DufrĂšne a une voix dĂ©licieuse, de belles attitudes, de beaux gestes, et une grande vĂ©hĂ©mence dans l'apostrophe. M lte 322 LE THĂĂTRE 1912-1913 Blanche Jackson a composĂ© avec talent le rĂŽle de Marthe, qui n'est pas bien avantageux. M. Fon- taine FĂ©licien a pris devant les spectateurs de l'Ćuvre l'engagement d'obtenir son premier prix au Conservatoire le mois prochain. M. Bourny l'intendant a le sĂ©rieux et la politesse d'un vieux serviteur, M. LugnĂ©-PoĂ« la majestĂ© et le style d'un vieux seigneur ruinĂ©. 5 Juin AU GYMNASE. â ReprĂ©sentation du Théùtre national .polonais de LĂ©opol. AU THEATRE CLUNY. â Les Loups noirs, piĂšce en cinq actes et huit tableaux de MM. Le Paslier et Pont. A LA COMEDIE DES CHAMPS-ELYSEES. â Reprise du Poulailler, comĂ©die en trois actes de M. Tristan Bernard. AUX ESCHOLIERS. â Coup double, un acte, en vers, de MM. Jean Renouard et LĂ©on Le Clerc ; Le Tournant, comĂ©die en un acte de M. Lionel Nastorg ; l'Epreuve d'amour, un acte, en vers, de M. Henry Grawitz ; la Vraie Loi, piĂšce en deux actes, de M. RenĂ© Carraire. A L'AMBIGU. â Reprise des OberlĂ©, piĂšce en cinq actes, d'Edmond Haraucourt, d'aprĂšs le roman de M. RenĂ© Bazin. Les directeurs sont en proie, depuis huit jours, Ă une sorte de frĂ©nĂ©sie maligne, que guĂ©rira prochai- nement, contre toutes les rĂšgles, non pas le premier froid, mais la premiĂšre bonne chaleur. Quand cha- le 1 J 12-1913 323 cun crie On part, on ferme ! » ils rouvrent. Point de soirĂ©e sans trois gĂ©nĂ©rales ou premiĂšres ; c'est trop de deux, et encore je dis deux par excĂšs de politesse. Je sens bien que les Polonais en gĂ©nĂ©ral sont sympathiques, et en particulier les comĂ©diens polo- nais du théùtre de LĂ©opol, qui donnent en ce mo- ment des reprĂ©sentations au Gymnase. Ils sont dis- crets, ils ne font pas d'esbroufe, peu de rĂ©clame ils finiront par se faire remarquer, comme les gens qui ne portent pas de dĂ©corations. Mais j'avoue que je n'entends pas le polonais. Je ne suis pas le seul, et je crains que cette ignorance ne leur fasse tort. On n'a pas besoin de savoir le russe pour suivre un ballet russe. Cela est si Ă©vident que je ne crois pas devoir y insister davantage. On peut suivre un opĂ©ra dont le texte est Ă©tranger, la musique Ă©tant un langage universel. On n'y perd pas grand'chose, souvent mĂȘme l'on y gagne, ou l'on y gagnerait, et si, par exemple, le livret de Julien Ă©tait Ă©crit en tamoul... Mais je ne veux pas empiĂ©ter sur mon Ă©minent collaborateur et ami Reynaldo Hahn. Il est clair que, pour suivre une comĂ©die, mieux vaudrait la comprendre ; faute de quoi elle se rĂ©duit Ă une pantomime. Je m'empresse toutefois de publier que la pantomime des artistes de LĂ©opol est majes- tueuse, noble, d'expression vive, et qu'en s'aidant un peu du programme, on peut encore s'intĂ©resser aux pĂ©ripĂ©ties de leur jeu. Le théùtre Cluny nous a offert une piĂšce Ă grand 324 LE THĂĂTRE 1912-1913 spectacle, simplement. Les Loups noirs sont des apa- ches masquĂ©s qui se livrent Ă la traite des blanches . Je demande grĂące pour cette plaisanterie mĂ©diocre; je ne serai pas seul, d'ailleurs, Ă la risquer elle s'impose ; et puis, en fin de saison, il ne faut pas ĂȘtre difficile. Les loups noirs enlĂšvent trois blan- chisseuses je ne le fais pas exprĂšs. Les fiancĂ©s de ces blanchisseuses poursuivent les loups, qui sont dĂ©vorĂ©s par des requins, car l'action se continue pendant une traversĂ©e. L'un des bandits Ă©tait un fils de famille Ă©garĂ©, l'un des fiancĂ©s Ă©tait un mauvais sujet repenti. Il y a aussi une erreur judiciaire, et un innocent que je plains car, s'il est regrettable en tout Ă©tat de cause d'ĂȘtre accusĂ© d'un crime que l'on n'a pas commis, il est singuliĂšrement dĂ©sobli- geant d'ĂȘtre soupçonnĂ© de vagabondage spĂ©cial. Fi- nalement, l'innocence est reconnue, la vertu rĂ©com- pensĂ©e, le vice puni. Ce drame est un peu lent, mais l'excellente troupe de Cluny le joue le plus vite possible. La ComĂ©die des Champs-ElysĂ©es a repris l'amu- sant Poulailler de M. Tristan Bernard, qui triompha naguĂšre au théùtre Michel, et qui n'a aucune raison sĂ©rieuse de ne pas triompher chez M. Poirier. Le second spectacle des Escholiers n'est pas tout Ă fait aussi intĂ©ressant que le premier. Il se compose de trois petits actes et d'une piĂšce en deux actes. Le premier petit acte est en vers, c'est Coup double, de MM. Jean Renouard et LĂ©on Le Clerc. Egalement malheureux en amour, un berger, Lucas, une ber- LE THĂĂTRE 1912-1913 325 gĂšre, Muguette, pensaient se tuer. Ils se recontrent, ils s'arrangent ensemble, et ils ne sont plus malheu- reux. M. Got est le berger Lucas, M"° Ducos est la bergĂšre Muguette. Jugeant que sa maĂźtresse, M me de Savigny, devient froide, Georges Maupreux lui signiiie qu'il vaut mieux rompre Ă temps et de bonne grĂące, et l'exĂ©- cute poliment. C'est le Tournant, de M. Lionel Nas* torg, oĂč M lle LĂ©onie Yahne et M. Henry Burguet ont tĂ©moignĂ© la sensibilitĂ© la plus aimable. L'Epreuve d'amour est un acte en vers de M. Henry Grawitz. Le dĂ©cor est antique. Une lune errante Ă©claire la scĂšne, oĂč \l lle Yvonne Garrick semble charmante sous le costume grec, Ă peine dĂ©colletĂ©e, mais M. RenĂ© Rocher l'est davantage. Il joue le personnage d'un inconstant, Lucius, et M Ue Yvonne Garrick est Lydie, sa maĂźtresse. Une bonne amie conseille Ă Lydie de se faire passer, la nuit et la lune aidant, pour la courtisane GlycĂšre, et d'Ă©prouver ainsi l'amour de Lucius. Mais ce petit capricieux de Lucius devient tout d'un coup la fidĂ©- litĂ© mĂȘme, et jure Ă Lydie de l'aimer Ă©ternellement. La Vraie Loi, de M. RenĂ© Carraire, est une piĂšce en deux actes. Alfred Darbant, fils d'un banquier qui a mis fin Ă ses jours, vit dans l'indigence avec sa sĆur Odile et sa mĂšre. Un vieil ami, MercĆur, aide ces dames selon sa propre expression Ă join- dre les deux bouts. Alfred, employĂ© de banque, prend de l'argent dans la caisse pour l'offrir Ă une chanteuse il joue aux courses, il perd, il veut se 19 320 LE THĂĂTRE 1912-1913 tuer. Odile et M me Darbant lui rĂ©vĂšlent alors que M. Darbant pĂšre ne s'est tuĂ©, jadis, que sur l'injonc- tion de M me Darbant elle-mĂȘme, qui a voulu ainsi sauver l'honneur de la famille. Cette rĂ©vĂ©lation rend au jeune Alfred le goĂ»t de la vie, et j'avoue que je ne comprends guĂšre pourquoi. Il n'importe. Mer- cĆur Ă©pouse Odile et sauve une fois de plus l'hon- neur de la famille, mais sans drame, en rembour- sant tout bonnement la somme que son futur beau- frĂšre a volĂ©e. M me ThĂ©rĂšse Kolb a Ă©mu tous les spec- tateurs quand elle a racontĂ© la mort de son mari. M me Lara a de beaux mouvements. M. MauprĂ© est un peu mou, mais c'est le rĂŽle qui veut cela. M. Mar- quet est plein de dignitĂ©, de bontĂ©, de tendresse. Enfin, l'Ambigu a fait une excellente reprise du beau drame que M. Edmond Haraucourt a tirĂ© du beau roman de M. RenĂ© Bazin, les OberlĂ©. EspĂ©rons que cette fois encore, le patriotisme rĂ©ussira au théùre de l'Ambigu, et que la littĂ©rature qui s'y ajoute ne diminuera pas le succĂšs. 10 Juin THĂĂTRE ANTOINE. â Reprise du BaptĂȘme, comĂ©die en trois actes, de MM. Alfred Savoir et NoziĂšre. Le BaptĂȘme, de MM. Alfred Savoir et NoziĂšre, que M. LugnĂ©-Poe vient de reprendre au thĂ©Atre Antoine pour la saison d'Ă©tĂ©, est une des rares piĂš- LE THĂĂTRE 1912-1913 327 ces neuves, fortes, hardies sans esbroufe, qui aient Ă©tĂ© jouĂ©es depuis dix ans. Elle obtint naguĂšres, Ă l'Ćuvre, un succĂšs sans exemple, puisque les piĂš- ces y doivent ĂȘtre jouĂ©es rĂ©guliĂšrement deux ou trois fois, et qu'elle eut dix-sept reprĂ©sentations. Elle a pourtant tout ce qu'il faut pour ne plaire Ă per- sonne. Les auteurs ont osĂ© toucher la question juive; et comme ils n'insultent pas les juifs, ils ne se mĂ©- nagent aucune sympathie dans le camp antisĂ©mite ; mais comme d'autre part ils leur disent certaines vĂ©ritĂ©s, attristantes plutĂŽt que dĂ©sobligeantes, ils ne donnent pas moins d'ombrage aux juifs. Il n'y a point, dans ces trois actes, trace d'habile malveil- lance ni pour un parti ni pour l'autre ; il n'y a point de caricature ni, Ă proprement parler, de satire ; MM. Savoir et NoziĂšre ont mĂȘme rĂ©sistĂ© Ă la tenta- tion de crayonner avec trop d'ironie le jeune noble coureur de dots, ou le prĂ©lat mondain. Ils ont fait de Mgr Lecourtois un homme d'Ă©glise politique, d'infiniment de tact et d'esprit, qui veut bien ramener les Ăąmes Ă Dieu, mais qui ne veut pas les rafler. Ils n'ont pas refusĂ© le comique, qui Ă mainte reprise jaillissait de leur sujet mĂȘme. Leur comĂ©die cepen- dant est sĂ©rieuse, parce que nulle part elle ne s'amuse aux surfaces elle pĂ©nĂštre jusqu'Ă l'intime des sen- timents, elle cherche, elle trouve et elle illustre la cause secrĂšte des gestes. La psychologie des per- sonnages est juste, complexe et inconsĂ©quente, parce qu'elle est profonde. Jamais MM. Savoir et IVoziĂšre ne prĂȘtent Ă leurs 328 LE THĂĂTRE 1912-1913 crĂ©atures un mobile unique, Ă©lĂ©mentaire, exclusive- ment mesquin et vil, ou noble. L'essentiel de leur piĂšce est l'attrait qu'exerce la religion chrĂ©tienne sur tous les membres d'une famille, d'une tribu juive dĂ©racinĂ©e, transportĂ©e de Francfort Ă Paris ; et certes tous obĂ©issent plus ou moins Ă l'intĂ©rĂȘt, intĂ©rĂȘt d'affaires, snobisme ; mais ils obĂ©issent en mĂȘme temps Ă des influences plus mystĂ©rieuses, Ă l'inquiĂ©tude hĂ©rĂ©ditaire du juif nomade qui. aprĂšs tant de siĂšcles, voudrait enfin se fixer, qui souhaite une patrie, et qui sent qu'on pourrait donner de la patrie Ă peu prĂšs la mĂȘme dĂ©finition que Salluste donne de l'amitiĂ© Vouloir et ne pas vouloir les mĂȘmes choses ». Ils sentent que la religion est ce qui lie entre eux les hommes le plus fortement, et que leur religion est ce qui les sĂ©pare. M me Bloch veut conquĂ©rir les salons en se conver- tissant avec fracas, mais peut-on suspecter la sin- cĂ©ritĂ© de cette nĂ©ophyte, si, contrairement Ă ce que NapolĂ©on disait de la France, elle a en elle assez de religion pour hĂ©siter entre deux religions, la catho- lique ou la protestante, et si elle apporte de sur- croĂźt dans cette controverse tout l'esprit de subtilitĂ© d'une talmudiste ? HĂ©lĂšne Blbch n'aurait peut-ĂȘtre pas songĂ© au baptĂȘme, si elle ne songeait aussi au mariage ; mais, dĂšs qu'elle a ouvert le catĂ©chis- me, c'est le baptĂȘme qui est la grande affaire. Elle souffrait obscurĂ©ment d'appartenir Ă une race oĂč les femmes sont Ă peu prĂšs exclues du temple ce qui la sĂ©duit dans le christianisme, c'est que JĂ©sus est LE THĂĂTRE 1912-1913 329 le dieu des femmes. Elle l'attendait, et elle s'Ă©lance Ă lui d'une telle ardeur, qu'aprĂšs s'ĂȘtre convertie pour se marier, elle ne se marie point, et entre su couvent. Le pĂšre lui-mĂȘme, si prĂ©occupĂ© qu'il soit des rĂ©sultats matĂ©riels d'une conversion, a encore des arriĂšres-pensĂ©es mĂ©lancoliques, des hĂ©sitations et des scrupules. Seul, le fds aĂźnĂ©, AndrĂ© Bloch, ne paraĂźt guĂšre se soucier que d'ĂȘtre reçu, et n'a hĂąte de devenir chrĂ©tien qu'afin de pouvoir sans inconvĂ©- nient Ă©pouser une juive riche ; mais, en revanche, le fds cadet, qui a, lui, toutes les tares physiques de la race, qui est laid, crĂ©pu, malingre, tend les bras Ă JĂ©sus, dieu des humbles, et consolateur des disgraciĂ©s. Cette figure de Lucien Bloch est une des plus curieuses de la piĂšce, ensemble, par un assez bizarre mĂ©lange, touchante et peu sympathique. Elle fait opposition Ă la superbe figure de l'aĂŻeule, qui survit presque centenaire, fiĂšre de la fortune et de la situa- tion acquise, encore ambitieuse, capable de com- prendre tous les calculs, tous les sacrifices, mĂȘme de conscience, et cependant qui dĂ©sapprouve, juive immuable, cet abandon de la tradition et de la foi des ancĂȘtres. Ăa, dit-elle en son jargon de Franc- fort, ça je n'aurais pas fait. » Et quand, restĂ©e seule avec son pauvre petit-fils Lucien, elle l'entend qui lit une priĂšre Adorable JĂ©sus, divin modĂšle de la perfection Ă laquelle nous devons aspirer, je vais m'appliquer... », elle lui retire le livre des mains et prononce avec solennitĂ© le grand acte de foi de sa 330 LE THĂĂTRE 1912-1913 race Ecoute, IsraĂ«l, l'Eternel est notre dieu, l'Eternel est un. » Le succĂšs du BaptĂȘme Ă la reprĂ©sentation d'hier a Ă©tĂ© Ă©clatant. Il rĂ©jouira tous ceux qui aiment Ă voir, de temps Ă autre, une belle chose rĂ©ussir. Les personnages de cette piĂšce forment une vĂ©ritable galerie de types ; aussi n'est-elle pas fort aisĂ©e Ă dis- tribuer et Ă interprĂ©ter. Elle a Ă©tĂ© cependant fort honnĂȘtement jouĂ©e, â trĂšs remarquablement par M. LugnĂ©-PoĂ©, ainsi que par M me Jeanne Cheirel. 13 Juin CHATELET. â La Plsanelle ou la Mort parfumĂ©e, comĂ©- die en un prologue et trois actes de M. Gabriele d'Annun- zio, musique de scĂšne, prĂ©lude et danses de M. Ilde- brando da Parma. Lorsque par hasard le public ne s'est pas trĂšs bien tenu Ă une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale, l'auteur et le direc- teur mĂ©contents ne manquent point de dire que ces gens-lĂ n'ont aucune notion de la civilitĂ© puĂ©rile et honnĂȘte ; car ils Ă©taient des invitĂ©s, obligĂ©s comme tels Ă une perpĂ©tuelle et courtoise approbation. Je n'ai jamais souscrit, pour ma part, Ă cette doctrine. J'estime que, les soirs de gĂ©nĂ©rale, nous sommes de service, et non point toujours volontaire, et que, si nous n'achetons pas Ă la porte en entrant le droit de siffler, nous ne laissons pas cependant de la payer LE THEATRE 1912-1913 331 assez cher quelquefois. Mais hier, par exception, nous Minus bien des imitĂ©s. i\os coupons, qui por- taient les noms de M me Ida Rubinstein et de M. Ga- briele d'Annunzio, en taisaient foi. La critique est donc dĂ©sarmĂ©e, elle doit se rĂ©duire Ă une manifes- tation de politesse, Ă laquelle je m'associe bien vo- lontiers, â en priant seulement que l'on m'excuse, si mon tempĂ©rament plus calme ne me permet pas de pousser la dĂ©fĂ©rence jusqu'Ă l'enthousiasme et jusqu'au cri, comme faisaient hier soir, dĂšs la chute du rideau, aprĂšs le silence morne des actes, cer- tains des admirateurs probablement plus intimes du poĂšte et de sa belle interprĂšte. Je suis bien aise d'avoir cet excellent prĂ©texte pour vous parler peu ou ne vous parler point de la Pisanella elle-mĂȘme. Je serais, Ă la vĂ©ritĂ©, bien em- pĂȘchĂ© de le faire. J'ai la plus grande admiration pour M. Gabriele d'Annunzio, et mĂȘme une admi- ration, dans une certaine mesure, effrĂ©nĂ©e ; car les sentiments qu'il inspire doivent ĂȘtre, ce me semble, au mĂȘme diapason que ceux de ses personnages passionnĂ©s. Il est, en italien, un poĂšte merveilleux, et miraculeux en français. Il sait notre langue com- me je souhaiterais Ă la plupart de nos compatriotes et confrĂšres de la savoir. Il est aussi un grand hom- me de théùtre, et la Crinrnnda est vraiment une chose de beautĂ© ». Je ne peux pas douter que la Pisanelle ne soit aussi une belle dĂ©livrĂ©, et que nous ne devions Ă la lecture y apercevoir des grĂąces, des tĂ©mĂ©ritĂ©s, des splendeurs d'images, qui seront ton- 332 LE THĂĂTRE 1912-1913 jours assez latines pour ne nous paraĂźtre pas Ă©tran- gĂšres. Je me persuade aussi que nous y retrouverons la logique et la clartĂ© mĂ©diterranĂ©enne ; oui, nous serons Ă©tonnĂ©s que l'on ait pu nous la dĂ©figurer hier soir au point de nous la faire paraĂźtre incohĂ©rente. Mais un systĂšme Ă©trange de dĂ©clamation, oĂč alter- naient le hurlement et le murmure, tous deux Ă©ga- lement inarticulĂ©s, nous a empĂȘchĂ©s de saisir un seul vers blanc, un mot, une syllabe ; et nous se- rions rĂ©duits Ă des hypothĂšses sur le sujet mĂȘme de la piĂšce, si une rĂ©clame abondante qui passe un peu la permission ne nous avait d'avance infor- mĂ©s de tout ce que nous devions Ă la rigueur savoir, pour ne pas nous croire durant la reprĂ©sentation dĂ©chus de notre intelligence, mais frappĂ©s seule- ment de surditĂ©. Nous savons donc que la Pisanelle est une femme de Pise, amenĂ©e par des corsaires Ă Famagouste, dans l'Ăźle de Chypre. Ce n'est qu'une pauvre petite courtisane, mais sa venue monte les imaginations, dĂ©jĂ passablement Ă©chauffĂ©es et brouillĂ©es. Cer- tains des personnages, notamment l'oncle du roi, sont hantĂ©s par les souvenirs du paganisme et de VĂ©nus, souveraine de l'Ăźle. D'autres, et le roi lui- mĂȘme, sont des chrĂ©tiens mystiques, des disciples fervents et humbles de François d'Assise. La Pisa- nelle arrive au moment que l'oncle du roi vient de raconter une histoire de statue Ă©pousĂ©e par un mau- vais plaisant, qui rappelle une nouvelle cĂ©lĂšbre de MĂ©rimĂ©e ou le livret de Zampa, et au moment que le LE THEATRE 1912-1913 333 jeune roi, Ă qui l'on propose en mariage toutes les jeunes reines ou princesses d'Europe actuellement disponibles, dĂ©clare qu'il n'Ă©pousera aucune d'elles, mais de prĂ©fĂ©rence dame PauvretĂ©. Je n'ai pas bien dĂ©mĂȘlĂ© si la Pisanelle semble Ă ce petit roi dame PauvretĂ© en personne, et si elle apparaĂźt Ă son oncle comme une incarnation de Cvpris, une femme de pierre analogue Ă celle dont l'histoire a Ă©tĂ© racontĂ©e tout Ă l'heure, ou simplement comme une courti- sĂątes fort dĂ©sirable. Toujours est-il que le roi met la Pisanelle dans un couvent oĂč elle a, avec les nonnes, une conversation interminable Ă propos de figues, que l'oncle du roi vi^nt l'enlever, et que le roi tue son oncle. C'en est trop la reine mĂšre, aprĂšs avoir feint de flatter la Pinasellej la grise, ce qui l'excite Ă danser, puis, faisant tenir deux tigres tout prĂȘts en cas qu'il soit utile, appelle une douzaine de haladins armĂ©s de bouquets de roses et ces ba- ladins, aprĂšs avoir, si j'ose dire, srigotĂ© d'une façon assez ridicule autour de la Pinaselle qui danse tou- jours. Y Ă©touffent sous les fleurs c'est la mort par- fumĂ©e. J'ai goĂ»tĂ© la musique de scĂšne de M. Ildebrando da Parma. Quel beau nom. quoi qu'en dise Boileau ! Je ne puis croire que ce soit un pseudonyme, comme on me l'a prĂ©tendu. Cette musique est inspirĂ©e du plus oricinal de nos compositeurs français elle n'est donc originale qu'au second degrĂ©, mais elle est toujours en situation. Les dĂ©cors de M. Bakst sont d'une beautĂ© barbare ; ils manquent parfois 334 LE THEATRE 1912-1913 d'harmonie, mais il n'offensent ni le bon sens ni mĂȘme le goĂ»t, et eette fois du moins on peut presque toujours assigner un nom aux divers objets qu'ils reprĂ©sentent. Les costumes sont proprement admi- rables. Nous avons eu peut-ĂȘtre de la peine Ă rete- nir le nom de M. Wsewolode Meyerhold, mais on nous l'a rĂ©pĂ©tĂ© si souvent depuis un mois que nous ne l'oublierons plus. C'est lui qui a rĂ©glĂ© la mise en scĂšne. Il fait jouer toute la piĂšce au dernier plan de cet Ă©norme théùtre, ce qui ne rend pas l'acousti- que meilleure ; mais les groupements de foule, les mouvements d'ensemble ou individuels, et les moin- dres attitudes sont des inventions du plus beau style, et sur ce point l'effet n'a pas dĂ©menti la pu- blicitĂ© prĂ©liminaire. Plusieurs des interprĂštes sont fort intĂ©ressants. M. de Max, dans le rĂŽle de l'oncle du roi, a une fois de plus tĂ©moignĂ© qu'il n'est pas un improvisateur, et qui s'abandonne Ă son seul gĂ©nie, mais au con- traire le plus savant et le plus disciplinĂ© des tragĂ©- diens. M. HervĂ©, qui nous avait accoutumĂ©s Ă un jeu plus mesurĂ©, nous a Ă©tourdis par la violence de ses cris et de ses gestes. M. JoubĂ© n'a pas criĂ© moins fort, ni ne s'est pas tordu moins. M. Puyla- garde a eu le grand mĂ©rite de jouer avec force, intelligence et sincĂ©ritĂ©, un personnage dont il m'est impossible de comprendre la fonction dans la piĂšce. M me EugĂ©nie Nau a bien composĂ© le rĂŽle de la devine. M me Suzanne Munte est bien la reine, poli- tique, ambitieuse, et au besoin meurtriĂšre. Je ne sau- LE THĂĂTRE 1912-1913 335 rais, pour les motifs que j'ai allĂ©guĂ©s au dĂ©but de cet article, louer Mme Ida Rubinstein qu'avec une extrĂȘme rĂ©serve. Mais nous devons la remercier une fois de plus du spectacle dont elle nous a rĂ©ga- lĂ©s. Ce fut, comme on disait dans le français du temps de Corneille, un cadeau » magnifique. Ce fut aussi, malheureusement, une de ces Ă©preuves oĂč se soumettent de leur plein grĂ© certains philosophes qui rĂ©pudient les principes de la morale tradition- nelle, mais qui veulent ĂȘtre, de temps en temps, ascĂštes en amateurs, par orgueil ou par curiositĂ©. Cette Ă©preuve-ci nous a permis de mesurer, et non sans une fiertĂ© lĂ©gitime, quelle prodigieuse force de rĂ©sistance le savoir-vivre nous donne contre l'ennui. 15 Juin GRAND-GUIGNOL. â L'Affaire ZĂ©zette, piĂšce en un acte, de MM. A. VĂ©ly et L. Mirai ; la Buvette, piĂšce en un acte, de M. Pierre Montrel ; Terres chaudes, piĂšce en deux tableaux, de M. Lenormand ; la Petite Dame en blanc, comĂ©die en un acte, de M. Paul Giafferi ; Dans la PouchkinskaĂŻa, drame en deux actes, de M. Gaston- Charles Richard ; la RĂ©ussite, de M. Max Maurey reprise. Le nouveau spectacle du Grand-Guignol est variĂ©, intĂ©ressant. Je le recommande volontiers Ă toutes les personnes qui n'aimeraient pas mieux aller pren- dre le frais au Bois, ou simplement, comme Sarcey, Ă la ComĂ©die-Française. Il se compose d'un drame 336 LE THĂĂTRE 1912-1913 nĂšgre, d'un drame russe, et de quatre petites comĂ©- dies, dont l'une, la RĂ©ussite, de M. Max Maurey, dĂ©jĂ reprĂ©sentĂ©e naguĂšre, mĂ©rite sa rĂ©putation. L'une des trois autres, intitulĂ©e la Buvette, est un tableau de mĆurs parlementaires et a naturellement pour auteur un dĂ©putĂ©. La satire est gaie, juste, et il y a mĂȘme, Dieu me pardonne, des clefs Ă cette buvette. Des deux comĂ©dies qui restent, l'une est une histoire de diamant, l'autre une histoire de col- lier de perles. Quelle fortune, mon empereur ! Le diamant est saisi, rendu, repris et donnĂ©. Le collier est perdu, trouvĂ©, volĂ©, restituĂ©, et tout finit, pour lui comme pour le diamant, Ă la satisfaction des spectateurs. Des deux drames, le nĂšgre et le russe, c'est le russe qui est le plus noir, si j'ose me permettre cette plaisanterie d'Ă©tĂ© car il se termine par une fusil- lade gĂ©nĂ©rale. L'autre, qui aurait pu ĂȘtre intitulĂ© familiĂšrement le Cafard, est une Ă©tude de mĆurs coloniales. Elles ne sont pas belles. Il semblerait, d'aprĂšs M. Lenormand. que les blancs, sous prĂ©- texte de civilisation, n'ont importĂ© chez les nĂšgres que la mĂ©chancetĂ© gratuite, le sadisme. Cette plante funeste a prospĂ©rĂ© merveilleusement sous les tropi- ques, et les personnages nĂšgres de la piĂšce sont encore pires que les personnages blancs. M. Lenor- mand a curieusement modifiĂ©, pour l'adapter Ă un tel sujet, l'esthĂ©tique ordinaire du mĂ©lodrame, et nu dĂ©nouement les mĂ©chants sont rĂ©compensĂ©e, tan- dis que les bons sont impitoyablement punis. Cette LE THĂĂTRE 1912-1913 337 conclusion, qui ferait scandale Ă l'Ambigu, ravira les clients ordinaires du Grand-Guignol. Les six piĂšces que nous a donnĂ©es M. Max Mau- rey sont, comme d'habitude, fort bien jouĂ©es, avec un grand esprit de solidaritĂ© les artistes du Grand- Guignol ne se soucient pas de briller individuelle- ment, et chacun se sacrifie Ă l'effet d'ensemble. 20 Juin THEATRE MICHEL. â Les Sauveteurs, un acte, de M. Claude GĂ©vel ; l'Amour Ă quinze ans, fantaisie en un acte, de M. Chappe ; le DĂ©mon, esquisse de M. Edmond Fleg ; la Lettre du soir, jeu d'acteurs, de M. SĂ©verin-Mars. La vie, dit-on, serait supportable sans les plaisirs. MM. les directeurs de théùtre estiment que nous n'en avons pas encore notre content, et ils ont in- ventĂ© les saisons d'Ă©tĂ©. Il paraĂźt que la clĂŽture du théùtre Michel Ă©tait un deuil public, au moins pari- sien le théùtre Michel vient de rouvrir, rĂ©jouis- sons-nous. Pour ne point nous charger l'estomac, M. Mortier nous a offert un spectacle coupĂ©. D'abord, M Ue Mona GondrĂ© nous a chantĂ© de petites chansons anciennes. Cela n'est pas de ma compĂ©tence. Toutefois, puisque M" 9 Mona GondrĂ© joue aussi la comĂ©die, elle me permettra bien de lui donner un conseil qu'elle 338 LE THĂĂTRE 1912-1913 songe Ă l'enfance. Cette heure bĂ©nie va sonner. Vous avez quatorze ans, mademoiselle, vous n'en aurez bientĂŽt plus trente. M. StĂ©phen, en revanche, a prodigieusement quinze ans, dans la fantaisie de M. Chappe. M me Annie Warley marque un peu plus, et c'est tant mieux, car la loi autorise la pratique de l'amour Ă cet Ăąge, mais je ne sais pas si elle en autorise le spectacle. La Lettre du soir, de M. SĂ©veriiĂź Mars, est un jeu d'acteurs ». Je me demande, sans trop d'an- goisse, si cela me concerne. Je me pose la mĂȘme question Ă propos du DĂ©mon, de M. Edmond Fleg, qui est une esquisse ». Je suis bien sĂ»r, en effet, que ce n'est pas une piĂšce. Les personnages, deux amants, qu'une haine rĂ©ciproque rive l'un Ă l'autre, commencent Ă se disputer dĂšs le lever du rideau, sans avoir pris soin de se faire prĂ©senter Ă nous. Mais la scĂšne est Ăąpre et belle, et elle a Ă©tĂ© jouĂ©e remar- quablement par M me Jeanne Iribe, qui fait d'Ă©ton- nants progrĂšs. M. Burguet a de la sincĂ©ritĂ©, mais de la mauvaise humeur. Et pourquoi semble-t-il tou- jours prĂšs de pleurer, quand il se met en colĂšre ? J'allais oublier les danses puĂ©riles et gracieuses de M me Karina-Karinowa. La reine douairiĂšre de Gran- de-Bretagne ne me l'aurait pas pardonnĂ©, car elle honore cette charmante ballerine de sa protection âą elle est si bonne ! LE THEATRE 1912-1913 339 22 Juin COMĂDIE FRANĂAISE. â Les Ombres, comĂ©die en un acte, en vers, de M. Maurice Allou. L'aimable comĂ©die de M. Maurice Allou rĂ©pond Ă un desideratum qu'on a exprimĂ© bien souvent. Les piĂšces de théùtre ne sont pas toujours intĂ©ressantes ; mais il serait neuf fois sur dix passionnĂ©ment intĂ©- ressant de savoir ce qui va se passer entre les per- sonnages aprĂšs le dĂ©nouement, ce dĂ©nouement fĂ»t-il la mort. M. Allou ose le premier nous donner un de ces Ă©pilogues, que notre curiositĂ© rĂ©clamait. Les Ombres sont l'acte supplĂ©mentaire de toutes les piĂšces qui ont pour sujet le collage â dirais-je. si nous n'Ă©tions rue de Richelieu. Lycoris et EuryclĂ©e, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ensemble » sur la terre, sont encore ensemble aux enfers, depuis dix ans, et naturellement cela menace de durer l'Ă©ternitĂ©. Ils en ont assez tous les deux. A ce moment, le mari d'EuryclĂ©e, Nisias, meurt ; et comme d'ĂȘtre mari, cocu et veuf, cela n'empĂȘche pas de faire des farces, il imagine de conter Ă son ancienne femm^ qu'il n'est pas mort, mais aussi vivant qu'OrphĂ©e, et qu'il va la ramener Ă l'Ă©tage supĂ©rieur, de mĂȘme qu'Eurydice. Eurv- clĂ©e est folle de joie, pour trois raisons premiĂšre- ment, il lui plaĂźt de revivre, deuxiĂšmement de quit- ter son amant, et troisiĂšmement de reprendre son mari. Quand elle apprend que ce dernier lui a montĂ© ce qu'on appelle, mĂȘme sur les bords du Styx, un 340 Ltt THĂĂTRE 1912-1913 bateau, elle est bien fĂąchĂ©e ; mais elle se console en prĂ©sentant l'un Ă l'autre le mari et l'amant, et en constituant pour jamais un de ces mĂ©nages Ă trois, oĂč rĂ©side seulement, ci-dessous comme ici-bas, le bonheur et l'accord parfait. M lle Marie Leconte a jouĂ© le joli rĂŽle d'EuryclĂ©e avec une grĂące, une coquetterie et, si j'ose dire, une canaillerie vraiment infernales. M. Dehelly reste jeune, lĂ©ger, vif, jusque dans le tĂ©nĂ©breux sĂ©jour. M. CrouĂ© est un mari retors, mais en fin de compte bon enfant, et le Minos que nous prĂ©sente M. Reynal n'est pas non plus bien effrayant. Je crois mĂŽme que c'est le bon juge. 28 Juin PORTE-SAINT-MARTIN. â Tartarln sur les Alpes, comĂ©- die pittoresque en cinq actes et sept tableaux, de M. LĂ©o MarchĂ©s, d'aprĂšs le roman d'Alphonse Daudet. Je crois que MM. Hertz et Coquelin ont mis la main sur la vĂ©ritable piĂšce d'Ă©tĂ© Tartarin sur les Alpes ! Nous y voudrions ĂȘtre nous-mĂȘmes. La co- mĂ©die que M. LĂ©o MarchĂ©s a tirĂ©e du roman cĂ©lĂšbre d'Alphonse Daudet n'est pas seulement pittoresque elle est fidĂšle, elle est ingĂ©nieuse, enfin elle est amu- sante. Elle est amusante comme toutes les piĂšces Ă LE THĂĂTRE 1912-1913 *il accent. L'accent suffit Ă provoquer notre hilaritĂ©, par l'effet d'un mĂ©canisme que les philosophes du rire devraient Ă©tudier. Les auteurs de piĂšces Ă accent n'ont pas besoin de se mettre en frais leurs per- sonnages pourraient Ă la rigueur dire n'importe quoi ; cela du moins permet d'aborder les sujets simples et de faire de l'esprit avec bonhomie, sans chercher midi Ă quatorze heures. Seulement, c'est tantĂŽt un accent qui nous Ă©gaie, tantĂŽt un autre, il m'est impossible de dĂ©mĂȘler pourquoi. Affaire de mode sans doute. Aujourd'hui, nous sommes tout Ă la Belgique. Pourtant, boufre vaut god ferdam, et si nous nous pĂ»mons de rire Ă Sais-tu, monsieur?...» nous n'avons aucune excuse de bĂąiller Ă Vous me connaissez, Gonzague... » Ne craignons rien, nous n'en avons pas fini avec ceux de la Provence le Midi remontera. Si les hommes de quarante Ă cinquante ans m'ont paru, hier soir, en Ă©coutant l'aimable comĂ©die de M. MarchĂ©s, rire avec un peu de nonchalance et du bout des lĂšvres, c'est qu'il est bien mĂ©lancolique d'entendre, aprĂšs un quart de siĂšcle, des plaisante- ries que l'on a trouvĂ©es trĂšs drĂŽle autrefois. Chose curieuse, cela est presque aussi mĂ©lancolique si on les trouve moins drĂŽles, ou s'il paraĂźt qu'elles n'ont rien perdu. Mais les tout jeunes gens et les enfants, qui Ă©taient nombreux hier Ă Ta Porte-Saint-Martin, riaient Ă gorge dĂ©ployĂ©e. C'est d'un bon augure pour la carriĂšre de la piĂšce. Souhaitons que Tarta- rin prolonge, comme on dit dans le dialecte parti- 342 LE THEATRE 1912-1913 culier des chemins de fer, la validitĂ© de son billet de retour ; souhaitons mĂȘme qu'il le perde. Son voyage est bien agrĂ©able, puisqu'il lui arrive encore des aventures ; et l'on prĂ©tendait qu'il n'en arrive plus ! Il est vrai que ces aventures ne paraissent pas dater tout Ă fait d'aujourd'hui, ni mĂȘme d'hier, et M. MarchĂ©s n'a peut-ĂȘtre pas raison de faire plu- sieurs fois rĂ©pĂ©ter au hĂ©ros d'Alphonse Daudet que nous sommes en 1913. S'il avait gardĂ© les chiffres de l'autre siĂšcle, la peinture de l'hĂŽtel du Righi-Kulm nous eĂ»t fait peut-ĂȘtre l'effet d'une peinture exacte, et non d'une caricature, d'ailleurs bien plaisante. Et, qui sait ? Les nihilistes russes auraient pris un petit air historique, sans rien attĂ©nuer de leur fan- taisie. Mais qu'importe ? On s'intĂ©ressera sans y croire â et n'est-ce pas justement ce qu'il fallait ? â aux amours de Tartarin et de Sonia; on ne prendra pas trop au sĂ©rieux, ni les dangers que court notre alliĂ© le tsar que Tartarin appelle familiĂšrement Nicolas, ni ceux que Tartarin court lui-mĂȘme en escaladant le mont Blanc ; on ne tremblera pas plus qu'il ne sied quand la corde rompt et qu'il glisse on ne s'Ă©tonnera pas, ne l'ayant qu'Ă demi cru mort. de le voir soudain reparaĂźtre Ă la sĂ©ance du Club alpin, oĂč la fanfare joue une marche funĂšbre ; et lorsque la marche funĂšbre se change brusquement en Marseillaise, on s'associera volontiers Ă la joie des Tarasconnais, en rĂ©pĂ©tant avec eux le refrain de l'hymne national ; on s'y associera d'autant plus LE THEATRE 1912-1913 343 volontiers qu'il est un peu tard lorsqu'enfin cette Marseillaise Ă©clate. Tartarin sur les Alpes est magnifiquement mis en scĂšne. La monotonie Ă©tait Ă craindre rien ne ressemble Ă un glacier comme un autre glacier ; mais rien ne ressemble moins Ă un dĂ©cor de M. Jus- seaume qu'un autre dĂ©cor de M. Jusseaume. Il Ă©tait aussi bien difficile de donner, sur un plateau de théùtre, l'illusion d'une marche ascensionnelle. Je ne dirai pas que l'on ait rĂ©ussi tout Ă fait Ă en donner l'illusion on a du moins donnĂ© la charge, et elle est fort amusante, je se saurais trop souvent rĂ©pĂ©ter cette Ă©pithĂšte. M. Vilbert, dans le rĂŽle de Tartarin, est simplement admirable, d'intelligence, de naturel, d'autoritĂ©. M me Leone Devimeur est au^si Russe et aussi nihiliste que le texte de son rĂŽle l'au- torise Ă l'ĂȘtre ce n'est pas beaucoup mais elle est charmante, et les femmes n'ont pas trente-six fa- çons de charmer selon les latitudes. MM. Lorrain, Chabert, Rasseuil. bien d'autres encore, M mes Dorsy, Gravil, Dancour, ont fort adroitement composĂ© et. dessinĂ© les physionomies de leurs rĂŽles, petits ou grands. Imp. L. Caillot et Fils, Rennes. BIBUOtHCCA 1 g s n t 9 La BibliothĂšque UniversitĂ© d'Ottawa ĂchĂ©ance JAN 2 6 \27\ The Library University of Otta< Date due a39003 00239136^b CE PN 1655 .H4 1914 COO HERHANT, ACC 1208954 A8E LE THEATRE {
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LORILLEIIX ET C ,e . l'O* MARQUE PAPETERIES DU M , A R A I S âą H &Uar G fJ 7 \jai i'yLUUtlilL JL1J11LL. 7 ? DeuxiĂšme sĂ©rie. â N° 14. FIGARO ILLUSTRE Mai 1891 J. MACHARD. â le loup. t Exposition des Pastellistes y. » A i i w SOZMIIMI^IIRE! FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE La LĂ©gende de J Il an Garin , par Albert Lynch. Le Matin aprĂšs le Bal , par A. -A. Anderson. Le Loup , par Jules Machard. Exposition des Pastellistes;. Le Mois parisien , par La Grandâville. Le Prince Louis-NapolĂ©on photographie directe. La derniĂšre RĂ©sidence du Prince NapolĂ©on Ă P r ail gins photographie directe,. Les Livres, par R. M. Couverture Les Lilas, La LĂ©gende de Juan Garin, par Maurice Spronck. Illustrations en couleurs de Albert Lynch. AcquittĂ©e ! roman par FortunĂ© du Boisgobey troisiĂšme partie. Illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Aline de Kerla%, par le Comte E. de KĂ©ratry. Illustra- tions de Jules Girardet. ZĂ©phyr me, monologue par Paul Poirson. Illustrations de F. de Myrbach. par Madame Madeleine Lemaire. Le Mois Parisien Abondance de Salons. â Martiaux et Industriels. â Le Salon des littĂ©rateurs. â Aquarellistes et Pastellistes. â Une tempĂȘte sous un crĂąne. â be mouvement mondain. â La direction de l'OpĂ©ra. â RĂ©- formes urgentes. â JosĂ©phin Soulary. â Le Prince Louis-NapolĂ©on. Nous voici dans le mois du blaireau, de lâhuile de lin et de la tĂ©rĂ©- benthine. Tout pour les peintres, tout par les peintres ! Abondance de Salons. Les kilomĂštres de peinture, dâaquarelle, de dessin, dâeaux- fortes, se sont partagĂ©s une fois encore entre le Palais de lâIndustrie et le Champ de Mars. Et pourtant, malgrĂ© lâimmensitĂ© des empla- cements, on nâest pas arrivĂ© Ă rĂ©aliser ce rĂȘve la cimaise pour tous. Il y a toujours, parmi nos sympathiques huileux, des cris, des grince- ments de dents et des rĂ©criminations. Lâhom- me, a dit Lamartine, est infini dans ses vĆux. Cette annĂ©e, au Champ de Mars, les sculpteurs ne peuvent pas se plaindre â mais ils se plaindront tout de mĂȘme. On leur a livrĂ©, dans le Palais des Beaux-Arts, une nef immense dĂ©corĂ©e avec goĂ»t par Jambon et oĂč les ouvrages de sculp- ture se trouvent isolĂ©s, dispersĂ©s dans un jar- din fĂ©erique ornĂ© de deux fontaines monu- mentales, lâune de Da- lou, lâautre dâInjalbert. Dâautres amĂ©liora- tions ont Ă©tĂ© faites. Les aquarelles, les pastels, les gravures sont Ă lâaise dans les deux pavillons dâangle. On a pratiquĂ© une large baie dans le salon rouge oĂč Ă©taient exposĂ©es, lâan dernier, les toiles de Meissonier et de Ribot, et lâon a remplacĂ© le vĂ©lum par un plafond de Dubufe. Gervex expose, dans le salon bleu, le plafond quâil peint pour lâHĂŽtel de Ville. Bref, les Mar- tiaux vont ĂȘtre installĂ©s avec autant de coquet- terie que les Industriels et leur exposition ne se ressentira plus du voisi- nage des matĂ©riaux de dĂ©molitions. Le provisoire semble faire place au dĂ©finitif. Le Salon des littĂ©rateurs est en voyage. Il est parti pour Londres. Souhaitons que certaines toiles, dĂ©jĂ maladives, ne soient pas achevĂ©es par le mal de mer. Toutefois, il serait injuste de trop mĂ©dire de cette petite exposition oĂč se trouvent des Ćuvres curieuses. On y a revu quelques beaux dessins de Victor Hugo et une intĂ©- ressante âą sĂ©rie de tableaux de ThĂ©ophile Gautier dont quelques-uns sont dâun dessin remarquable et dâune couleur charmante. Le goĂ»t de Gautier le portait vers la peinture. Tout jeune homme, il Ă©tait entrĂ© chez Rioult. Le premier modĂšle de femme, dit-il, ne me parut pas beau et me dĂ©sappointa singuliĂšrement, tant lâart ajoute Ă la nature la plus parfaite. CâĂ©tait ce- pendant une trĂšs jolie fille dont jâapprĂ©ciai plus tard, par compa- raison, les lignes Ă©lĂ©- gantes et pures. Mais dâaprĂšs cette impres- sion, jâai toujours prĂ©- fĂ©rĂ© la statue Ă la femme et le marbre Ă la chair. » La plupart des vi- vants, de ceux que la fantaisie de Bergerat a classĂ©s dans un Luxembourg » idĂ©al, par opposition aux morts, classĂ©s dans un Louvre » hypothĂ©- tique, appartiennent Ă lâĂ©cole impressionniste. Beaucoup ont la verve et la couleur, mais peu savent dessiner con- grĂ»ment. Bouguereau nâa pas dâĂ©lĂšves parmi les littĂ©rateurs peintres, dont la plupart se bor- nent Ă pointiller ou Ă laver des paysages sans oser aborder la figure. Quant au nu, absence complĂšte. Il faut croire que câest trop difficile. Il restera de cette exposition un catalo- gue fort amusant qui contient quelques mots spirituels et de jolis vers. Citons encore lâEx- position des Aquarel- listes, prĂ©cieuse sĂ©lec- tion dâĆuvres des maĂź- tres du genre, et celle des Pastellistes , oĂč figure le Loup de J. Ma- chard, que nous repro- duisons Ă notre pre- miĂšre page. ak> Tandis que les ta- bleaux » des littĂ©rateurs traversent la Manche Ă©tonnĂ©e, les logistes de lâĂcole des Beaux-Arts pĂąlissent pour soixante- douze jours, dans leurs ateliers cellulaires, devant une toile sur laquelle ils doivent reprĂ©senter JĂ©sus apaisant la tempĂȘte. Le sujet est beau, mais ceux des logistes qui nâont jamais vu la mer doivent avoir quelque peine Ă se la figurer entre les murs blancs dâune chambrette de deux mĂštres de large sur trois de long. S. A. I. Mgr LE PRINCE LOUIS-NAPOLEON srigham young university PROVO, UTAH FIGARO ILLUSTRĂ XIX Leur effort imaginatif pourrait vraiment ĂȘtre intitulĂ© Une tempĂȘte sous un crĂąne. Le second Ă©tage de lâĂcole manque de vagues, et celles que les logistes pourraient crĂ©er, en renversant leur seau de toilette, ne leur donneraient quâune idĂ©e insuffisante des grands spectacles de la nature. Dâautre part, le sujet mĂȘme est assez embarrassant. Si lâon peint la mer en fureur, Ă quoi voit-on que JĂ©sus lâapaise? Et si on la dĂ©peint trĂšs calme, comment peut-on savoir quâelle a Ă©tĂ© tempĂ©tueuse ? Les logistes nâont quâun moyen de sâen tirer câest dâescamoter la mer, qui sera cachĂ©e par le rebord de la barque ; mais, alors, le tableau pourrait ĂȘtre indiffĂ©remment appelĂ© JĂ©sus apaisant la tempĂȘte » ou Une partie de pĂȘche Ă Bougival ». Attendons-nous, lâannĂ©e prochaine, Ă entendre ce dialogue entre le jury des logistes et ceux-ci Avez-vous vu le pic du Midi dans la matinĂ©e du treize dĂ©cembre mil huit cent vingt-sept? Jamais, pas mĂȘme en rĂȘve ; car nous nâĂ©tions pas nĂ©s. â Câest parfait... Vous avez trente-six heures pour Ă©baucher ce sujet et soixante-douze jours pour le peindre. Et maintenant, faites un chef-dâĆuvre. » Ă»fe» Les femmes sont gĂ©nĂ©ralement affolĂ©es, en ce moment, par les prĂ©paratifs de leur toilette de Vernissage. NĂ©anmoins, le mouvement mondain ne sâarrĂȘte pas. La PotiniĂšre du Bois de Boulogne jabote avec entrain, et nos amazones, infiniment plus agrĂ©ables Ă regarder que celles du Daho- mey, luttent de grĂące et de hardiesse dans les allĂ©es rajeunies. On se montre la baronne Adolphe de Rothschild, la comtesse dâAraman, la duchesse dâAlbufera, mademoiselle Le Gonidec, la com- tesse Louis de Montesquieu, la baronne de Rothviller. Le concours hippique a donnĂ© un fort coup de fouet aux promenades Ă©questres. Dâautre part, dans les salons, on a fort cotillonnĂ©. Les rĂ©ceptions de la princesse Gortchacow ont Ă©bloui et charmĂ© le tout Paris Ă©lĂ©gant et diplomatique. De grands mariages, comme celui de la troisiĂšme fille du marquis de Clermont-Tonnerre avec le vicomte de Pommereu, hĂ©ritier du marquis dâAligre, ont Ă©talĂ© les merveilles de leurs corbeilles Ă©blouis- santes. Bijoutiers et orfĂšvres nâont pas chĂŽmĂ©. Nos mondains nâoublient dâailleurs pas les pauvres, et il suffit, pour le prouver, de rappeler la vente si fructueuse organisĂ©e par la com- tesse, .Ferdinand de la Ferronnays, au bĂ©nĂ©fice de ses chers orphelins. ah La question de la direction de lâOpĂ©ra est enfin rĂ©solue. Il faut avouer que les politiciens sont cruels. Depuis trois mois, il Ă©tait abso- lument dĂ©cidĂ© que M. Bertrand remplacerait MM. Ritt et Gailhard. NĂ©anmoins, le ministre a laissĂ© tranquillement les candidatures se produire et les candidats se tourmenter au point dâen ĂȘtre malades Ah ! la place Ă©tait convoitĂ©e ! Elle en vaut la peine ; mais que de tracas el e va donner a lâheureux vainqueur ». Il faut, pour assumer de telles responsabilitĂ©s, avoir le goĂ»t de lâapostolat. M. Bertrand a des idĂ©es intĂ©ressantes. Il se propose de monter de vastes Ćuvres comme la Prise de Troie, de Berlioz, He'ro- diade, de Massenet, Samson et Dalila, de Saint-SaĂ«ns, SalammbĂŽ, de Reyer, Otello de Verdi, la Vie pour le T?ar, de Glinka, les MaĂźtres chanteurs et Lohengnn, de Wagner, OrphĂ©e et Armide, de GlĂŒck, etc. 11 organisera des reprĂ©sentations Ă prix rĂ©duit et des reprĂ©sentations de gala auxquelles prendront part les artistes de la ComĂ©die-Française. I crĂ©era pour ses abonnĂ©s des jive o'cloks qui auront peut-ĂȘtre le succĂšs de ceux du Figaro. Puissent son zĂšle et son activitĂ© galvaniser lâorchestre de lâOpĂ©ra, qui trop souvent sommeille, comme parfois le bon HomĂšre, et qui joue autant de la lorgnette que des instruments de musique. Puisse aussi le nouveau directeur mettre Ă la retraite les choristes des deux sexes qui ont depuis longtemps atteint la limite dâĂąge et qui ne donnent plus au public, selon lâexpression de Bossuet, que les restes d une voix qui tombe. a £» Le mois a vu disparaĂźtre JosĂ©phin Soulary, le poĂšte lyonnais auquel on doit le vers si original Tout bonheur que la main nâatteint pas nâest quâun rĂȘve. La foule ne connaĂźt guĂšre de JosĂ©phin Soulary que son sonnet inti- tule Les deux CortĂšges. Deux cortĂšges se sont rencontrĂ©s Ă lâĂglise 1 un pour le baptĂȘme, lâautre pour lâenterrement dâun enfant, Et, merveilleux retour quâinspire la priĂšre, La jeune mĂšre pleure en regardant la biĂšre, La femme qui pleurait sourit au nouveau-nĂ©. Câest gracieux ; mais le qualificatif auteur des Deux CortĂšges, Ă©tait devenu un cauchemar pour Soulary, comme celui dâauteur du Vase brisĂ© pour CoppĂ©e. La popularitĂ© est une paresseuse qui acclame volontiers quatorze vers pour se dispenser de lire le reste. Les gĂ©ants seuls, comme Hugo, Gautier, Musset ou Baudelaire, arrivent Ă secouer lâapathie de la masse lettrĂ©e, Ă sâimposer aux mĂ©moires indolentes. Et encore !... Nous ayons donnĂ©, dans notre prĂ©cĂ©dent numĂ©ro, le dernier por- trait du prince NapolĂ©on â une vraie mĂ©daille antique, â dâaprĂšs une photographie du comte L. Primoli. La physionomie du prince Victor est assez connue pour que nous nâayons pas Ă la reproduire ici, mais nos lecteurs noussaurontgrĂ© de pu- blier aujourdâhui le portrait du prince Louis, dans son uniforme simple et coquet Ă la fois de lieutenant-colonel des dragons de Nijni-Novgorod. Le prince Louis NapolĂ©on est nĂ© en 1864. Il est grand, mince, Ă©lancĂ©; quand il cause, il a une façon toute particuliĂšre de regarder son interlocuteur dans le blanc des yeux, et qui intimiderait si la pĂ©nĂ©tration de ce regard nâĂ©tait tempĂ©rĂ©e par lâamĂ©nitĂ© de la parole. Le prince Louis sâest vouĂ© tout entier Ă lâĂ©tat militaire. AprĂšs avoir accompli en France son annĂ©e de volontariat dans un rĂ©giment de ligne Ă Blois â dâoĂč il est sorti avec le grade de caporal â il est entrĂ© au service de lâItalie comme officier de dragons. LâadhĂ©sion de lâItalie Ă la triple alliance-exposant les troupes italiennes Ă combattre un jour la France, câest au Tzar que le prince a demandĂ© Ă servir dans une armĂ©e amie. Le prince Louis sâest toujours tenu Ă lâĂ©cart de la politique, et il est bien dĂ©cidĂ© Ă dĂ©cliner la charge que lui impose le testament paternel, en le transformant en chef de parti. la grandâville. La derniĂšre rĂ©sidence du prince NapolĂ©on, la villa de Prangins, est une construction vaste et confortable bĂątie sur une partie des terrains dĂ©pendant du domaine de Prangins. Ce domaine, ainsi que le chĂą- teau de Prangins, aprĂšs avoir appartenu au prince NapolĂ©on sous lâEmpire, a Ă©tĂ© vendu par lui en 1874. Une portion en a Ă©tĂ© distraite et a constituĂ© le parc de la villa dont nous donnons ici lâaspect. La façade que reprĂ©- sente notre dessin re- garde le lac de GenĂšve, dont elle nâest sĂ©parĂ©e que par une immense pe- louse bordĂ©e dâune allĂ©e qui longe les eaux bleues du LĂ©man. Les grandes baies vitrĂ©es qui occu- pent le milieu du bĂąti- ment Ă©clairent une vaste galerie sur laquelle ouvre le grand salon oĂč se trou- vent rangĂ©s, dans de hau- tes vitrines, tous les prĂ©- cieux et nombreux sou- venirs de lâĂ©poque impĂ©- riale, cataloguĂ©s et Ă©ti- quetĂ©s par les soins du prince dĂ©funt. La façade opposĂ©e, oĂč se trouve lâentrĂ©e, reproduit la mĂȘme dispo- sition architecturale que celle du lac mais les baies centrales sont remplacĂ©es par trois fenĂȘtres au premier Ă©tage, sans compter une fenetre pour chaque avant-corps. La porte dâentrĂ©e sâouvre, non pas au milieu, mais sur le cĂŽtĂ© droit de la façade; elle est protĂ©gĂ©e par un toit que supportent des piliers de briques et de pierre blanche. AprĂšs avoir traversĂ© un vestibule, on pĂ©nĂštre dans un hall de vaste di- mension, aux murailles garnies de tableaux, puis on passe dans le salon dont nous avons parlĂ© plus haut. A droite, dans le pa- villon de droite, au rez- de-chaussĂ©e, se trouvent lâoffice, la salle Ă manger et une grande salle de billard, donnant sur la façade du lac ; Ă gauche la chambre Ă coucher du prince, un petit cabinet de travail et un grand cabinet qui fait pendant Ă la salle de billard. Un parc, relativement considĂ©rable, enveloppe la propriĂ©tĂ©. Il est percĂ© de larges allĂ©es, ornĂ© de statues, de colonnes, etc., rafraĂźchi par de petits lacs intĂ©rieurs ; on y trouve une ferme, une scierie, un port pour les yachts, et diverses autres dĂ©pendances ; sur le point le plus Ă©levĂ© se dresse une statue de bronze de NapolĂ©on I er , mĂ©diateur de la ConfĂ©dĂ©ration suisse. Le prince sâoccupait beaucoup de Prangins ; tous les dĂ©tails dâamĂ©- XX FIGARO ILLUSTRĂ nagement, dâexploitation et dâentretien Ă©taient rĂ©glĂ©s par lui avec cette prĂ©cision qui est dans le caractĂšre de sa race. Et quand on le voyait donner ses ordres Ă son modeste'personnel, on ne pouvait sâempĂȘcher Ă penser au grand exilĂ©, Ă NapolĂ©on administrant son royaume de lâile dâElbe, comme il avait gouvernĂ© lâEurope. T. G. PRIME AUX ABONNĂS Figaro IllustrĂ© mensuel, premiĂšre annĂ©e avril Ă dĂ©cembre iSgoj. Un magnifique volume richement reliĂ© avec fers spĂ©ciaux , 24 francs port en sus au lieu de 32 francs. Figaro-Exposition. Recueil sur lâExposition de 188g, mĂȘme format que le Figaro IllustrĂ©, nombreuses illustrations en noir et couleurs, Ă©dition Boussod, Valadon et C ie . â Prix 20 francs port en sus au lieu de 3o francs. Adresser les demandes Ă M. G. Hazard, 8, rue de Provence. Les Livres Ce qui rend parfois trĂšs facile, trop facile mĂȘme, Ă notre grĂ©, les fonctions de bibliographe, câest la disette frĂ©quente de bons livres. Des mĂ©diocres, il y en a toujours en abondance, â hĂ©las ! car nous sommes obligĂ©s de les lire â et je ne crois pas que la satisfaction que lâon peut Ă©prouver Ă dĂ©guster les ouvrages de mĂ©rite, parvienne Ă compenser la souffrance que lâon ressent Ă ingurgiter les productions sans valeur. Mais le public, que nous avons mission dâamuser et de distraire, nâa que faire de nos plaintes. Il peut assurĂ©ment les apprĂ©cier, Ă©tant lui-mĂȘme quelquefois trompĂ©, mais il demande Ă sây soustraire et dĂ©sire que nous lâaidions Ă Ă©viter les lectures ennuyeuses ou mal- saines. Câest Ă quoi nous nous efforçons. Pour ceux que charme une Ă©rudition aimable, voici sans con- teste le livre de la saison câest le Rabelais dâArthur Heulhard. En racontant avec sa science de bĂ©nĂ©dictin, mais aussi avec son brillant talent de journaliste, les voyages Ă Rome, lâexil Ă Metz, les dĂ©mĂȘlĂ©s avec la Sorbonne du premier romancier français, notre collaborateur a Ă©difiĂ© une vĂ©ritable restitution du xvie siĂšcle. TraitĂ© par tout autre, le sujet nâeĂ»t pas manquĂ© dâĂȘtre indigeste et seuls les Ă©rudits y eussent trouvĂ© plaisir. Mais tel nâest pas le cas. A lâaide de recherches patientes et sĂ»res, Heulhard a ressuscitĂ© une des plus charmantes Ă©poques de lâhistoire de la sociĂ©tĂ© française ; et lâĂ©vocation, sous sa plume, sâest trouvĂ©e attrayante comme un roman. A la suite du grand Rabelais, en le suivant Ă travers ses pĂ©rĂ©grinations en Italie ou en Lorraine, il y a â vous pouvez mâen croire, â quelques bonnes journĂ©es Ă passer sous le rĂšgne de François I er . Ă . Venons maintenant aux romans. Ce dernier mois en est fĂ©cond. Lâ Institutrice, de M. Adrien Chabot, qui' a Ă©tĂ© trĂšs remarquĂ© dans la Revue des Deux-Mondes. Câest une Ă©tude psychologique fort Ă©mou- vante et dâune observation trĂšs serrĂ©e. Le style Ă©lĂ©gant nâest pas le moindre mĂ©rite de ce livre. Je me garderai de recommander aux lecteurs du Figaro IllustrĂ© LĂ -bas , le livre Ă sensation, dans lequel M. Huysmans a rassemblĂ© tous les documents connus et inconnus sur la sorcellerie diabolique. Je me sers Ă dessein du mot document », parce que tout en Ă©tant une Ćuvre de pure imagination dans la forme, dans le fond, La-bas est remarquable par la connaissance approfondie des pratiques Ă©tranges du moyen Ăąge. Ce livre, encore une fois, mĂ©rite dâĂȘtre signalĂ© aux curieux, parce quâil a une valeur dâĂ©tude ; mais la lecture nâen doit ĂȘtre abordĂ©e quâavec une extrĂȘme prudence. Parmi les volumes parus tout rĂ©cemment se trouve le dernier livre de ThĂ©odore de Banville ; il a pour titre Marcelle Rabbe. Câest le rĂ©cit dâune aventure trĂšs parisienne, trop parisienne mĂȘme parce quâelle est un peu alambiquĂ©e et manque passablement de vraisem- blance. Mais, Ă part cela â et faut-il demander au roman et au roman de poĂšte surtout dâĂȘtre vraisemblable â le charme est touchant et dâun sentiment Ă©levĂ©. Il est de plus Ă©crit dans cette langue Ă©tincelante et harmonieuse qui appartenait Ă Banville. Autre livre posthune le livre des Derniers Samedis de A. de Pont- martin, pour les amateurs de documents historiques, contient de trĂšs intĂ©ressants souvenirs, oĂč figurent successivement le duc dâAumale, Blaze de Bury, le comte de Paris, M. de Falloux, Nisard, la duchesse de Berry, Monseigneur Darboy, la marquise de la Rochejacquelein, etc. Ă . En quittant la France, oĂč il laissait les plus vives sympathies, le gĂ©nĂ©ral Tcheng-Ki-Tong, a laissĂ© aussi en guise de P. P. C. un livre dâobservation des plus amusants, qui vient de paraĂźtre Ă la Librairie Charpentier, sous ce titre Les Parisiens peints par un Chinois. Mais il a laissĂ© une autre Ćuvre littĂ©raire encore, dont la lecture sera un rĂ©gal de raffinĂ©. Câest un vaudeville chinois des plus curieux, qui paraĂźtra prochainement dans le Figaro IllustrĂ© , accompagnĂ© de charmantes illustrations de FĂ©lix RĂ©gamey. de Kock resserrĂ©, avec une note particuliĂšre dâironie macabre et concise. Et comme on ne lit plus de Paul de Kock, il faut lire Xanrof si lâon veut rire un peu. R. M. Chemin de Fer dâOrlĂ©ans EXCURSION de PARIS aux CHATEAUX de la LOIRE par trains rapides et Ă prix rĂ©duits. FĂTES DE LA PENTECOTE EN TOURAINE ET VISITE DE BLOIS ET DE CHAMBORD DĂ©part de Paris le Dimanche matin II Mai. â Retour Ă Pans le mĂȘme jour. D'accord avec la SociĂ©tĂ© des Voyages Ă©conomiques, la Compagnie fera Ă©mettre, du 1 er au 15 mai inclus, des billets dâexcursion comprenant 1° Le transport en chemin de fer. â 2° Les repas vin compris. â 3° Le transport en omnibus et en voitures. â 4° Les entrĂ©es dans les monuments. â 5° Les soins des Guides-Conducteurs. Par les soins et sous la responsabilitĂ© de la SociĂ©tĂ© des Voyages Ă©conomiques. Prix de l'Excursion complĂšte l ro classe, 29 fr. 50 2° classe, 25 fr. 25. LE NOMBRE DES PLACES EST LIMITĂ Les Billets sont dĂ©livrĂ©s 1° A la gare de Paris-Austerlitz ; 8, rue de Londres ; 7, rue Paul-Lelong; 5, rue Gaillon ;. 30, rue Notre- Dame-de-Xazareth ; 0, place Saint-Sulpice ; G, rue Française; 7, place de la Madeleine; 21 bis, rue de Paradis; 34, boulevard de SĂ©bastopol; G3, rue des Archives; 18, rue Jean-Jacqucs-llousseau. 2° Aux Bureaux de vente de la SociĂ©tĂ© les Voyages Ă©conomiques, 10, rue Auber et 161, rue Montmartre, Ă Paris. A VIS. â Les Voyageurs nâauront pas droit Ă la franchise des bagages. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e Billets dâAller et Retour de PARIS Ă BERNE et Ă INTERLAKEN via Dijon-Pontarlier-NcuchĂąlel. Valables pendant G0 jours. Trajet direct et rapide de Paris Ă Berne [lâ° et 2° classe sans changement de voiture. De Paris Ă Berne T° classe, 110 fr. 30; 2 ° classe. 82 fr. 30; 3° classe, 60 fr. 45. De Paris Ă Interlaken 1âą classe, 121 fr. 95; 2° classe, 91 fr. 85; 3 e classe, GG fr. 30. Billets dĂ©livrĂ©s du 15 avril au 15 octobre 1891 et donnant le droit dâarrĂȘt dans toutes les gares du parcours. Ils sont valables pour tous les trains com- portant des voitures de la classe du billet, Ă la condition, toutefois, que pour le parcours Ă effectuer lâaffiche de la marche des trains dispose que les voyageurs de mĂȘme classe Ă plein tarif, ont accĂšs dans le train. Franchise de bagages de 30 kilogs sur le parcours â Aucune fran- chise sur le parcours suisse. Aller Paris, l ro et 2° classe, 7 h. 50 soir; 3â classe, 10 heures soir. â Berne, l ro et 2° classe, 9 h. 15 matin; 3° classe, 5 h. 38 soir. â Interlaken, T° et 2° classe, 1 h. 55 soir. Retour Interlaken, T" et 2° classe, 9 h. 40 matin, 1 h. 17 soir; 3° classe, 1 h. 17 soir. â Berne, T" et 2 e classe, 4 h. 50 matin, 3 h. 25 soir, G heures soir ; 3 e classe, G heures soir. â Paris, T° et 2° classe, 11 h. 13 soir, 5 h. 35 matin, 7 h. 5 matin ; 3° classe, 11 h. 10 matin. Voitures directes l r ° classe, coupĂ©-lit. De Paris Ă Berne, dans le train partant de Paris Ă 7 h. 50 du soir ; De Berne Ă Paris, dans le train arrivant Ă Paris Ă 7 h. 5 du matin. On peut so procurer des billets Ă la gare de Paris et dans les bureaux-succursales rue Saint-Lazare, 88 ; rue des Petites-Ecuries, 11; rue de Rambuteau, 6 ; rue du Louvre, 44; rue de Rennes, 45; rue Saint-Martin, 252; place de la RĂ©publique, 8; rue Sainte-Anne, G, et rue MoliĂšre, 7 ; rue Etienne-Marcel, 18 ; au bureau gĂ©nĂ©ral des billets de chemins de 1er de lâHĂŽtel Terminus de la gare de Paris-Saint-Lazare GĂ©nĂ©ral-Tickot- Office; Ă l'agence Lubin, boulevard Haussmann, 36; Ă lâagence Cook et fils, .place de lâOpĂ©ra, 1, et Grand-HĂŽtel, boulevard des Capucines; Ă lâagence des Vagons-Lits, place de lâOpĂ©ra, 3; Ă lâagence H. Gaze et fils, rue Scribe, T; Ă lâagence des Voyages Ă©cono- miques, rue Auber, 10; et Ă lâagence des Indicateurs Duchcmin, rue de Grammont, 20. Chemin de Fer du Nord PARIS â LONDRES Cinq services rapides dans chaque sens.. â Trajet en 7 h. 1/2. â TraversĂ©e en 1 h. 1/4. Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2° classes. DĂ©parts de Pans Via Calais-Douvres 8 h. 22, 11 h. 3o du matin, 3 h. 30 Club-Train nâa pas lieu le samedi et 8 h. 25 du soir. â Via Boulogne-Folkes- toiie 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Via Douvres-Calais . 8 h. 20, 11 h. du matin, 3 h. In Club-Train nâa pas lieu le dimanche et 8 h. 15 du soir. â Via Folkestone- Boulogne 10 h. du matin. . Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă prix trĂšs rĂ©duits et Ă heures fixes via Calais, en 10 heures. DĂ©part, de Paris Ă 6 h. 10 du soir. â DĂ©part de Londres Ă 7 h. du soir. Un service de nuit Ă prix trĂšs rĂ©duits et Ă heures variables, via Boulogne- Folkcstone. Ă ,Ă ,Ă ,ÂŁ&Ă ,Ăą.±à ñà ,&,Ăą,Ă ,Ă ,Ă ,Ă ,Ă ,*.Ă ,±à ,Ă ,Ă ,ĂšJiĂ , Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRĂ cfe» Le Journal du Canonnier Bricard 1 jg2- 1 8ojJ est un digne pen- dant des fameux Cahiers du Capitaine Coi'gnet. Coignet nous a dĂ©peint avec son inimitable sincĂ©ritĂ© la pĂ©riode glorieuse de lâĂ©popĂ©e impĂ©- riale. Bricard, lui, nâa pas Ă©tĂ© Ă la mĂȘme fĂȘte rien de lamentable comme ces campagnes de Flandres et de Hollande, sous une pluie continuelle, avec des bivouacs dans la boue et dans lâeau; en route nuit et jour, sans pain et sans souliers. Bricard est un enfant de Paris, mais de la race des bons Parisiens de ce temps-lĂ . Son style est net, prĂ©cis et, de sa simplicitĂ©, jaillissent Ă chaque instant des effets littĂ©- raires que ne prĂ©mĂ©ditait certes pas le brave canonnier, quand il traçait son journal au jour le jour. "Nous pouvons, sans scrupule, parler ici de Xanrof, puisqu'il a maintenant entrĂ©e dans les salons officiels. Son recueil, intitulĂ© Pochards et Pochades , est tout simplement dĂ©sopilant. Câest du Paul PARIS ET DĂPARTEMENTS Un an, 36 fr. â Six mois, 18 fr. 5 o. ĂTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. â Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes dâabonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă lâAdministrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă M. G. Hazard, 8, rue de Provence. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C le , AsniĂšres. §§11 PAR mkvrice spronck quarante kilomĂštres environ de Barcelone, vers lâouest, dans la direction de Saragosse, le Montserrat se dresse, dominant de son ampleur Ă©norme les derniers contreforts des PyrĂ©nĂ©es. Câest lĂ que les saintes lĂ©gendes ont placĂ© lâermite Juan Garin . Depuis des temps trĂšs anciens, chaque annĂ©e, Ă date fixe, des thĂ©ories de fidĂšles continuent dây affluer, et lâimage miraculeuse de la Vierge noire elle-mĂȘme, ses trĂ©sors et son Ă©glise, ne sont pas lâobjet dâune vĂ©nĂ©ration plus populaire que la farouche retraite qui abrite lâhomme de Dieu, ses pĂ©chĂ©s et son expiation. La grotte est creusĂ©e dans la paroi abrupte de la profonde fissure qui fendit la montagne en deux jusquâau tiers de sa hau- teur, il y a bientĂŽt dix-neuf cents ans, Ă lâheure et Ă la minute prĂ©cises oĂč, dans JĂ©rusalem, le voile du temple se dĂ©chira par le milieu, tandis que le Sauveur expirait sur la croix. On arrive Ă ce repaire Ăąpre, Ă©troit et bas, par un dangereux sentier qui sâĂ©lĂšve en lacets au-dessus des vieux bĂątiments monastiques. Maintenant il est fermĂ© par une grille scellĂ©e; au fond, dans la pĂ©nombre, la statue de lâanachorĂšte, assise sur la terre, frĂŽlĂ©e par les lianes, tachĂ©e par des plaques de moisissure, prend, avec sa pĂąleur, un aspect Ă moitiĂ© fantastique; le sol est couvert dâune couche Ă©paisse de cartes de visite cornĂ©es, bizarre hommage des Ăąmes pieuses Ă celui qui vĂ©cut lĂ sa vie Ă la fois mystique et romanesque. Celte vie, il nâest pas trĂšs malaisĂ© dâen connaĂźtre lâhistoire. Le fraile qui vend des mĂ©dailles, des cierges et des chapelets bĂ©nis, ne refuse jamais de la conter pendant ses loisirs Ă ceux qui lui en font la demande, et dont la requĂȘte ne semble pas dictĂ©e trop ostensiblement par un futile appĂ©tit de curiositĂ© mondaine. La vocation de Juan Garin ne le poussait pas dâabord vers le renoncement Ă©rĂ©mitique. Il avait Ă©tĂ© soldat avant dâĂȘtre ascĂšte; et, Ă vingt ans, il avait dĂ©jĂ guerroyĂ© un peu partout contre les Sarrasins, envahisseurs des pays dâEspagne, ennemis de Dieu et adorateurs de trois idoles qui ont nom Mahomet, Apollon et Ter- vagant. Bien des fois, il avait assistĂ© Ă des assauts et pillages de villes; et son cĆur se dilatait dans les cris et les mĂȘlĂ©es des com- bats, aux escalades des murailles croulantes ou bien dans les plaines labourĂ©es par les sabots des chevaux et le piĂ©tinement des hommes dâarmes, alors que, de sa large Ă©pĂ©e Ă deux mains, il sâouvrait IĂŻ. 21 J. FIGARO ILLUSTRĂ un chemin sanglant au milieu des lignes paĂŻennes. CâĂ©taient lĂ ses vraies joies; car il Ă©tait brave et robuste, et rien ne lâenivrait plus que les pe'rils et les prouesses des batailles, pas mĂȘme la douceur dâentendre les filles chuchoter dâadmiration Ă son passage, quand il promenait sa belle prestance Ă travers lĂšs rues. Un jour pourtant, ayant Ă©tĂ©' Ă©tourdi dâun coup de masse Ă lâat- taque du castel de Val-Fonde, il tomba prisonnier des infidĂšles, et ceux-ci lâemmenĂšrent en leurs cite's maudites, Ă pied, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, et ils le soumirent, ainsi quâun esclave, Ă des ouvrages durs et vils, parce quâil refusait de renier la foi du Christ pour sacrifier Ă dâimpures images. Il lui fallut vivre ainsi dans lâhumiliation et la misĂšre, et son dĂ©sespoir en devint si grand quâil manqua de mourir, loin de ses compagnons, sans secours, sans confession, peut-ĂȘtre en Ă©tat de pĂ©chĂ©, traĂźnant comme un chien, le long dâun mur, sa douloureuse agonie. Cette Ă©preuve lui fit faire rĂ©flexion ; dans une priĂšre ardente, il promit au Seigneur, sâil le guĂ©rissait et sâil le dĂ©livrait de sa servitude, de renoncer Ă jamais aux plaisirs et Ă la sociĂ©tĂ© du monde, et de se consacrer aux devoirs du solitaire, dans les montagnes de sa province, en un lieu si escarpĂ©, si Ăąpre, que les chevriers eux-mĂȘmes ne conduisent pas jusque-lĂ leurs troupeaux, et que, Ă certaines heures seulement oĂč la brise monte des vallĂ©es, on entend quelques notes grĂȘles de la chanson des pĂątres et le tintement cristallin des clochettes pendues au cou des chĂšvres. Son vĆu fut Ă©coutĂ©; dans la nuit suivante, il sentit sâapaiser la fiĂšvre qui consumait ses membres, et, peu aprĂšs, les princes de lâAragon ayant taillĂ© en piĂšces les troupes des rois maures et con- quis de nombreux captifs, ils proposĂšrent des Ă©changes; Juan Garin se trouva parmi ceux que lâĂ©myr renvoya en libertĂ© vers les rĂ©gions du Nord, et il pleura de bonheur quand, Ă la place des minarets blancs dâou le moueddin gĂ©mit ses appels, il revit les clochers dâĂ©glises pointant au-dessus des villages. Il ne prit que le temps de courir Ă Barcelone embrasser son pĂšre et sa mĂšre ; il leur fit part de son serment et de sa rĂ©solution, puis, vĂȘtu dâune robe de grosse laine brune,- les reins serrĂ©s par une corde, un bĂąton Ă la main, il partit pour le Montserrat avec lâintention de nâen plus revenir. La pratique de la vie religieuse commença aussitĂŽt pour lui, et il sây adonna avec lâardeur quâil portait dans le sang et quâil dĂ©pensait jadis en son mĂ©tier de soldat. Les longues oraisons, les veillĂ©es mĂ©ditatives, les mortifications, les jeĂ»nes Ă©maciĂšrent son corps et firent briller ses yeux ; mais son Ăąme sâemplit dâune bĂ©a- titude qui lui semblait un avant-goĂ»t des allĂ©gresses Ă©ternelles que Dieu rĂ©serve Ă ses Ă©lus aux sĂ©jours paradisiaques. En ses extases, il nâĂ©tait pas rare quâil entendĂźt au-dessus de sa tĂȘte le frĂ©missement du vol des anges, ou bien de suaves harmo- nies qui glissaient Ă travers les branches des arbres, sans quâil fĂ»t possible de savoir dâoĂč elles Ă©manaient. Des visions de formes blanches et sveltes sâĂ©bauchaient aussi parfois Ă ses regards ; et elles nâĂ©taient sĂ»rement pas des fantasmagories du diable, car jamais Garin nâĂ©prouvait un bien-ĂȘtre plus parfait quâaprĂšs ces apparitions fugitives, et il savait par expĂ©rience quel accablement douloureux laisse en nos cĆurs la prĂ©sence des dĂ©mons. ' Tous les monstres de lâenfer lâavaient hantĂ© en effet au dĂ©but de sa solitude, et il avait eu Ă lutter contre les malices insidieuses par oĂč ils cherchaient Ă irriter ses sens. Mais, peu Ă peu, lassĂ©s et vaincus, ils sâĂ©taient retirĂ©s au loin, et pas un nâosĂ it affronter lâhomme que protĂ©geait Dieu. Les nuits de Sabbat, quand la che- vauchĂ©e des boucs et des sorciĂšres passait au galop prĂšs des cimes du Montserrat, les bĂȘtes se cabraient dans "les nuages, comme prises dâeffroi, et faisaient un dĂ©tour pour Ă©viter lâasile de lâermite. On le savait dans les villages de la plaine, et la rĂ©putation de Juan Garin Ă©tait grande parmi les personnes avisĂ©es. C est pourquoi, dĂšs quâune femme ou un enfant paraissaient en proie Ă quelque possession, on les lui amenait et il les guĂ©rissait. Souvent mĂȘme il nâĂ©tait pas besoin de paroles consacrĂ©es ni de lâim- position des mains aussitĂŽt quâon entrait dans les sentiers sauvages qui conduisaient Ă la grotte de lâascĂšte, les esprits du mal, saisis de crainte, abandonnaient le corps de leurs victimes, et on les voyait distinctement sâenfuir Ă travers les herbes, sous la forme de renards, de rats, de serpents, de lĂ©zards ou dâautres animaux ignobles. Il avait trente-deux ans, et depuis sept annĂ©es il ignorait le monde, quand arriva lâaventure qui faillit perdre son Ăąme et qui modifia si profondĂ©ment le cours de son existence. La ville et la province de Barcelone Ă©taient gouvernĂ©es alors par le comte VilfrĂ©do. Ce seigneur, assurĂ© contre les incursions sarrasines par la force de ses armes, intelligemment servi par ses ministres et aimĂ© de ses sujets, aurait Ă©tĂ© le plus heureux des souverains absolus, si sa fille unique Riquilda nâeĂ»t souffert dâun mal Ă©trange qui la prenait Ă des intervalles variables et qui agitait son corps de tressauts involontaires. Non seulement les remĂšdes terrestres de la mĂ©decine, mais aussi les remĂšdes cĂ©lestes, les exorcismes, avaient Ă©tĂ© employĂ©s en vain; aussi, bien quâelle fĂ»t merveilleusement belle, nul gentilhomme ne la demandait en mariage. Son pĂšre se rĂ©pandait en lamentations; malgrĂ© son peu de succĂšs, il continuait ses tentatives thĂ©rapeutiques avec lâespoir tenace et de plus en plus improbable dâun rĂ©sultat final. Mais les semaines sâajoutaient aux semaines, et les mois aux mois; et les moindres chances de guĂ©rison avaient Ă©tĂ© Ă©puisĂ©es, quand le ALBERT LYNCH ... Comme elle s'Ă©tait mise les pieds nus, pour aller cueillir une touffe d'iris... LA LĂGENDE DE JUAN GARIN. Chromotypographie BOUSSOD, VALADON & âŹ'âą FIGARO ILLUSTRĂ, 1891 FIGARO ILLUSTRĂ 83 comte entendit parler des incroyables miracles quâopĂ©rait lâermite du Montserrat. Il vit lĂ une Ă©preuve suprĂȘme quâil ne convenait pas de nĂ©gli- ger, et, rĂ©unissant une nombreuse escorte de cavaliers et de dames, il se dirigea vers la rĂ©sidence de lâascĂšte, afin de lui conduire sa fille et de la laisser entre ses mains jusquâĂ lâheure oĂč il aurait acquis la certitude quâelle Ă©tait dĂ©livrĂ©e de toute espĂšce de malĂ©fices. CâĂ©tait une grave imprudence, et que le fait dâavoir vĂ©cu au moyen Ăąge ne suffit pas Ă excuser. Elle fut cause dâincalculables malheurs et de crimes qui auraient certainement rebutĂ© la misĂ©- ricorde de Dieu, si cette misĂ©ricorde nâĂ©tait pas infinie. Quand, en effet, les dĂ©mons abandonnĂšrent Riquilda, ce fut pour se rabattre impitoyablement sur Juan Garin. Jamais lâinfor- tunĂ© nâavait Ă©tĂ© plus assailli de leurs embĂ»ches. Il eut beau se mortifier avec persistance et sâagenouiller sur la terre en serrant entre ses bras lâhumble croix de bois oĂč il avait jadis puisĂ© tant de paix et de foi, maintenant son Ăąme volait vers dâautres objets, et des images profanes hantaient sa pensĂ©e. Il nâentendait plus lâĂ©cho des cantiques que chantent les bien- heureux; il ne sentait plus, dans son sommeil, passer sur son front le souffle des anges; et il se surprit Ă regretter les vĆux Ă©ternels qui liaient sa jeunesse et sa force en ce sombre dĂ©sert. Que nâĂ©tait-il soldat encore, Ă courir les routes et Ă chercher for- tune! Pourquoi avait-il changĂ© sa cotte de mailles contre un froc de bure, plus lourd Ă ses Ă©paules que son ancien Ă©quipement dâacier? Tristesse et misĂšre! Il Ă©tait moins libre et moins riche Ă prĂ©sent quâau temps oĂč il subissait lâesclavage dans les villes des rois maures. Il soupçonna bien un moment que la vue de sa compagne pouvait nâĂȘtre pas Ă©trangĂšre Ă ses mauvaises rĂȘveries. Descendant alors au fond de son cĆur, il sâĂ©tait interrogĂ© avec la minutie dâun directeur attentif rien de suspect ne lui Ă©tait apparu. Et pourtant, Ă mainte reprise, pour plus de certitude, il Ă©tait revenu sur ce sujet, sâĂ©numĂ©rant en dĂ©tail les perfections de Riquilda, Ă©vocantavec une complaisance inconsciente son fin profil de vierge, un peu dĂ©licat et pĂąle, sa dĂ©marche, le son de sa voix, la clartĂ© de ses yeux, la grĂące de ses gestes, tout ce qui en elle eĂ»t pu susciter une cause de sĂ©duction dangereuse. Ces examens intimes, frĂ©- quemment renouvelĂ©s, avaient dissipĂ© ses doutes; il Ă©tait sĂ»r de lui, maĂźtre de ses sens et inaccessible au pĂ©chĂ©. Dâailleurs, quand il parlait Ă la jeune fille, il le faisait toujours sur un ton de brusquerie hautaine afin de mieux Ă©carter la moindre tentation de familiaritĂ© ami- cale. Il commandait, et elle obĂ©issait, craintive et muette dâadmiration devant cet homme qui domptait les puissances des tĂ©nĂšbres. Un soir cependant, au milieu du calme crĂ©pusculaire, comme elle sâĂ©tait mise les pieds nus pour aller cueillir une touffe dâiris en fleurs, Ă lâautre bord du torrent, prĂšs dâune sorte de bassin sablonneux plein dâeau transparente, Garin la vit sans quâelle le soupçonnĂąt, et il ressentit une subite commotion. Il Ă©tait Ă lâune de ces pĂ©riodes de trouble oĂč les idĂ©es les plus contradictoi- res se heurtaient en dĂ©sordre dans le chaosde son esprit. Ilaurait voulu Ă©prou- ver quelque atroce souffrance physique, les dislocations du chevalet, ou lâhorrible agonie du feu, ou pis encore, non pas pour mortifier la chair infĂąme, non pas pour gagner la gloire du martyr, mais pour la voluptĂ© seule de la torture. Des Ă©nergies incoercibles sâamoncelaient dans son sein; et quand Riquilda lâaperçut et sâapprocha, une flamme emporta sa rai- son, et il commença Ă lui parler dâamour, comme un fou, sans comprendre ses propres paroles. Mais elle les comprenait, bien quâelle nâen eĂ»t jamais entendu de semblables, et elle les Ă©coutait avec dĂ©lices ; et ils restĂ©-, rentlâunĂ cĂŽtĂ© de lâautre tandisque lanuit montait vers eux du fond des plai nĂ©s, silen- cieuse et lente. A lâaube seulement , la jeune femme sâendormit dans un sourire, Ă lâheure indĂ©cise oĂč lâhorizon se teignait de blancheurs et oĂč les Ă©toiles mourantes sâeffaraient Ă travers les cieux. Et aussitĂŽt, dĂšs que la lumiĂšre du soleil eut envahi lâespace, elle dissipa brusquement, comme une brume matinale, le dĂ©lire de passion qui avait hallucinĂ© Juan Garin. Il se redressa avec un frisson; il aperçut son crime; il en jugea en une seconde lâinfamie ineffaçable, et lui qui nâavait tremblĂ© devant aucun pĂ©ril, il frĂ©mit dâune peur lĂąche en pensant au comte VilfrĂ©do. La colĂšre divine lâeffrayait moins en ce moment que la honte publique de la justice humaine; et câest Ă elle surtout quâil voulait Ă©chapper. Supplier Riquilda de se taire? Implorer sa pitiĂ© et son pardon? Quel affront! Quelle impossibilitĂ©! En admettant quâelle fĂ»t assez habile pour dissimuler dâabord leur faute commune, ne se trahi- rait-elle pas bien vite dĂšs quâelle serait rentrĂ©e au palais paternel? Il la contemplait endormie et sereine; il rĂ©flĂ©chissait au temps oĂč elle nâĂ©tait pas venue le troubler dans sa solitude, Ă ce temps oĂč il vivait heureux et qui ne se retrouverait plus, et qui lui semblait passĂ© depuis des siĂšcles. Peu Ă peu, en songeant quâelle avait Ă©tĂ© lâorigine premiĂšre de sa perte, il sentait une rage sourde, puis une haine furieuse Tâenvahir contre elle; des mots dâinjures brutales lui sifflaient entre les lĂšvres ; un besoin de la frapper, de la meurtrir de coups injectait ses yeux de sang. A la fin, avec un cri rauque, il saisit un couteau, et subitement ivre de fiĂšvre, de colĂšre et dâangoisse, il. lui coupa la gorge. Alors, sans mĂȘme attendre que le cadavre fĂ»t refroidi, il creusa un trou dans la terre, y dĂ©posa sa victime, et sâenfuit parla campagne, au hasard, droit devant lui, interpellant de phrases incohĂ©rentes les paysans quâil croisait sur sa route. Vingt-sept annĂ©es se passĂšrent. On avait oubliĂ© Juan Garin, quoiquâil habitĂąt toujours la grotte tĂ©moin de sa saintetĂ© et de ses Ă©garements; mais maintenant Il erra longtemps ainsi, mendiant son pain, couchant la nuit sur les revers des fossĂ©s, pleurant sa dĂ©chĂ©ance, plus misĂ©rable que les plus pauvres dâici-bas qui possĂšdent la suprĂȘme richesse du sommeil. En vain il tendait vers le ciel ses mains dĂ©charnĂ©es pour en implorer le repos de sa conscience; nulle parole dâen haut ne consolait son repentir. Plusieurs fois, il crut que la mort Ă©tait proche, et il en conçut encore plus dâĂ©pouvante; car la mort, câĂ©tait la damnation sans espoir en son Ă©ternitĂ©. Las de traĂźner partout son fardeau dĂ© crimes, il aurait voulu au moins en allĂ©ger le poids, et trouver une autre Ăąme oĂč il pĂ»t dĂ©poser lâabomi- nable secret de la sienne. Un seul hom- me, le vicaire de JĂ©sus-Christ, le reprĂ©- sentant du maĂźtre crucifiĂ© qui nâavait pas maudit ses bourreaux, lui paraissait assez puissant pour le relever par son absolu- tion, et il rĂ©solut dâaller lâimplorer Ă Rome mĂȘme. Il partit donc comme un pĂšlerin, parcourant des contrĂ©es inconnues oĂč des brigands manquĂšrent de le tuer, et oĂč la soif, la faim et la froidure achevĂš- rent de briser son corps et de blanchir ses cheveux. Il Ă©tait presque comme un vieillard quand il arriva dans la citĂ© sainte, et quâil fut entendu en confession par le successeur de lâapĂŽtre Pierre'. Le souverain pontife lâĂ©couta avec mansuĂ©tude et essuya ses larmes ; il ne voulut nĂ©anmoins pas lâabsoudre immĂ©- diatement de ses forfaits, avant quâil eĂ»t mĂ©ritĂ© sa grĂące par une nouvelle et longue pĂ©riode de remords et de vertus. Mais il lâassura que cette expiation ne demeure- rait pas inutile ; un jour viendrait oĂč Dieu mĂȘme lui indiquerait, par des mar- ques manifestes, que ses pĂ©chĂ©s Ă©taient remis. Seulement, il avait failli par orgueil, par confiance prĂ©somptueuse en sa sagesse et en sa force ; câĂ©tait par lâhumilitĂ© quâil devait racheter son salut, une humilitĂ© telle que le monde nâen aurait point vu dâexemples semblables. Il retournerait au Montserrat, en mar- chant sur les genoux et sur les mains, en ne prononçant jamais aucune parole, en ne levant jamais les yeux vers le ciel, en ne se nourrissant que dâherbes et de racines, comme font les bĂȘtes dans les bois; et il continuerait Ă vivre ainsi jus- quâĂ lâheure oĂč il recevrait le signe de son pardon. Alors toute souillure serait lavĂ©e en son Ăąme, et le bonheur perdu refleurirait en lui. 8 4 FIGARO ILLUSTRĂ il nây entrait que la nuit, comme un fauve, et, le reste du temps, il rampait Ă travers les halliers, cherchant pĂąture, Ă©vitant les hommes et attendant lâindulgence divine. Peu Ă peu ses vĂȘtements, pourris par lâeau et arrachĂ©s par les ronces, Ă©taient tombĂ©s en lambeaux, et sa nuditĂ© nâĂ©tait couverte que de longs poils Ă©pais, pareils Ă la fourrure des loups et des ours. Les pĂątres qui, par hasard, avaient pu lâapercevoir, ne le reconnaissaient pas, et ils le fuyaient. Or, un jour que VilfrĂ©do chassait dans la montagne, ses piqueurs sâemparĂšrent de lâermite, et le comte, croyant tenir un animal dâune espĂšce Ă©trange, le ramena Ă Barcelone pour le mon- trer Ă ses amis et le faire servir Ă lâamusement des fĂȘtes. On lâexhibait aprĂšs les festins dont on lui jetait les miettes, et les femmes et les enfants le regardaient avec terreur, quoiquâil portĂąt au cou une lourde chaĂźne de fer. Souvent aussi le peuple Ă©tait admis Ă le contempler Ă travers les barreaux dâune grande cage, et il fallait empĂȘcher quâon lâassommĂąt Ă coups de pierres, tant les spectateurs Ă©taient unanimes Ă le trouver hideux. Il supportait pourtant sans plaintes sĂ©s souffrances et ses humiliations; leur duretĂ© lui Ă©tait mĂȘme une douceur, et il pensait quâelles avançaient lâapproche du moment oĂč lâoffrande de sa pĂ©nitence serait acceptĂ©e en paiement de ses crimes. Cette heure arriva enfin, et dans des circonstances telles quâil nâĂ©tait pas permis de mettre en doute leur caractĂšre miraculeux. Une fois quâon avait, comme de coutume, conduit lâermite devant la cour de Barcelone, on entendit un enfant quâallaitait sa nourrice crier au captif dâune voix forte LĂšve-toi, Juan Garin, et bĂ©nis le Seigneur, car il tâannonce par ma bouche que tu es pardonnĂ©. » Ce fut un singulier Ă©moi dans la salle, surtout quand on vit lâĂȘtre monstrueux et velu, que les gardes surveillaient avec dĂ©fiance, se redresser, puis sâagenouiller en face de VilfrĂ©do et raconter, les mains jointes, les abominables tentations auxquelles il avait cĂ©dĂ©. Dieu ayant usĂ© de misĂ©ricorde, il eut Ă©tĂ© dĂ©licat pour le comte de se montrer moins accommodant. Il consentit donc Ă oublier, et ne demanda quâa connaĂźtre la place oĂč reposait sa fille, afin de la faire ensevelir avec les honneurs conformes Ă son rang. Par un dernier prodige, quand on eut creusĂ© le sol et dĂ©couvert le corps de Riquilda, on la trouva, au bout de trente annĂ©es, telle quâelle Ă©tait, vivante; et dĂšs que la lumiĂšre eut frappĂ© son visage, ses yeux sâouvrirent, la couleur revint Ă ses joues, et elle sâĂ©veilla de son sommeil. Une fine ligne rouge marquait seulement sur la blancheur de son cou la trace du poignard, et elle affirma ne plus avoir aucune souvenance des accidents passĂ©s. Cette considĂ©ration ne fut sans doute pas Ă©trangĂšre Ă lâamour que lui voua un gentilhomme de haut lignage qui, peu aprĂšs, demanda sa main; elle lâĂ©pousa, et ils furent heureux. Quant Ă Juan Garin, il se retira dĂ©finitivement au Montserrat et y vĂ©cut jusquâĂ la plus extrĂȘme vieillesse dans une piĂ©tĂ© Ă©di- fiante. Câest Ă elle seule quâil doit la vĂ©nĂ©ration des pĂšlerins; mais ce fut son existence tout entiĂšre qui lui valut dâĂȘtre chantĂ© au xvi e siĂšcle par don Cristoval de ViruĂšs, capitaine des armĂ©es du roi Philippe II, en un poĂšme de trente mille vers, quâon ne lit plus parce quâil est bien long, mais qui contient dâadmirables beautĂ©s, si lâon en croit lâauteur de Don-Quichotte. MAURICE SPRONCK. Illustrations de Albert Lynch. AcquittĂ©e ROMAN PA R FORTUNĂ DU BOISGOBEY â Suite â ! ni erait-ce une mauvaise nouvelle ? demanda madame deNoyal Ă Robert en voyant quâil fronçait le sourcil. â Je n'en sais rien, car ce nâest pas clair du tout, rĂ©pondit Robert avec humeur. Ecoutez et dites-moi si vous comprenez ce langage des nĂšgres Accours dare-dare. Tâattends gare , cinq heures. Surtout, manque pas train. Si manquais, sauterions. » Câest parfaitement adressĂ© Ă M. Robert du Plessis, chez madame la baronne de Noyai, villa des Roses, Chatenay. » Dans ce galimatias Ă©lectrique il nây a d'intelligible que cette indication."., et la signature Raoul Vignemale. » â Un de vos amis, je crois ? demanda la baronne. â Oui... vous ne le connaissez pas, mais je vous ai parlĂ© de lui. - - Vous lui avez dit que vous passeriez la journĂ©e chez moi ? â Non... et je ne mâexplique pas comment il a pu le savoir. ' â Câest Ă©trange, en effet... mais pourquoi vous rappelle-t-il Ă Paris, en toute hĂąte ? â Du diable si je le devine ! â Il affirme que si vous manquiez le train, vous sauterie \... quâentend-il par ces paroles? â Câest de lâhĂ©breu pour moi. â Ne mâavez-vous pas dit que ce monsieur fait des affaires ? â Parfaitement et celles que jâai faites avec lui ne mâont pas rĂ©ussi. â Il me semble que dans lâargot quâon parle Ă la Bourse, sauter... signifie perdre tout son argent. â - Parfaitement!... mais, pour le moment, je nâai rien de pareil Ă craindre, car je me suis liquidĂ© avant-hier et Ă moins que Vignemale ne se soit permis de mâengager dans une nouvelle opĂ©- ration sans me prĂ©venir... â Quoi quâil en soit, vous ne pouvez pas rester dans lâincerti- tude. Partez, mon ami !... partez vite ! le train quâil vous recom- mande de ne pas manquer, quitte la gare de Sceaux Ă quatre heures trente-quatre... vous nâavez pas de temps Ă perdre. â Au diable Vignemale et les affaires !... Je suis venu Ă Cha- tenay pour vous voir... Jây suis ; jây reste. â Et moi, je vous supplie de partir. Je me reprocherais toute ma vie dâavoir Ă©tĂ©, en vous retenant ici, la cause dâun dĂ©sastre financier qui pourrait compromettre votre fortune... et si vous restiez malgrĂ© ma priĂšre, je serais si tourmentĂ©e que je ne vous parlerais pas dâautre chose... nous passerions une triste journĂ©e... mieux vaut cent fois que vous reveniez demain me rassurer, quand vous aurez vu votre ami et prĂ©venu la catastrophe qui vous menace. » Robert commençait Ă se dire que ce serait plus sage. Il ne doutait pas de lâhonnĂȘtetĂ© de Vignemale; il le croyait incapable de sâĂȘtre servi fie son nom pour tenter un coup de Bourse insensĂ©, mais il se dĂ©fiait des entraĂźnements de ce brave garçon qui ne rĂȘvait que spĂ©culations colossales et qui voyait toujours la hausse quand mĂȘme. Avec un associĂ© de cette trempe, une mauvaise nouvelle tom- bant subitement sur le marchĂ© pouvait ruiner lâassociation en vingt-quatre heures. * Voir le Figaro illustrĂ© , fascicules de Mars et dâ Avril 1891. Il y avait donc urgence et çâeĂ»t Ă©tĂ© une folie de rhanquer la chance qui lui restait de se tirer de ce mauvais pas. La veille encore, aprĂšs avoir lu ce tĂ©lĂ©gramme alarmant, Robert nâaurait pas hĂ©sitĂ© une minute et maintenant il lui en coĂ»tait de quitter brusquement cette veuve charmante Ă laquelle il venait de se fiancer, au pied levĂ©, tout prĂšs dâun nid de merles. Vous le voulez ? demanda-t-il. â Je lâexige. â Vous en avez le droit, puisque je vous appartiens. Promet- tez-moi seulement que vous me recevrez demain matin. â Aussi matin quâil vous plaira. â Alors, je pars et je reviendrai demain, par le premier train. Vous nâaurez pas peur de rester seule, cette nuit, dans votre villa, Ă lâentrĂ©e du parc oĂč on entend marcher derriĂšre les charmilles ? » demanda Robert du Plessis. Il souriait en Ă©voquant ce souvenir; mais madame de Noyai pĂąlit. Et Robert qui lui avait pris la main, sentit cette main trem- bler dans les siennes. Je ne mây promĂšnerai plus quâavec vous, dans ce parc maudit, murmura la baronne en se serrant contre lui. â Je lâespĂšre bien! sâĂ©cria-t-il gaiement. Je crois que vous nây courriez aucun danger ; mais il y a trop de petites portes et la grandâroute passe trop prĂšs du mur. Câest trĂšs gai les environs de Paris, mais ils sont trop mal frĂ©quentĂ©s, surtout le dimanche, et vous ferez bien de ne plus vous asseoir sur ce banc, lĂ -bas, devant la grille. . . â Je mâen garderai bien... Jâai eu trop peur de cette vilaine bande... Je vais de ce pas voir mes pauvres rosiers que lâhiver a gelĂ©s... Mais ne vous attardez pas, je vous en prie... Je serais au dĂ©sespoir si vous manquiez votre ami, et je ne serai rassurĂ©e quâaprĂšs vous avoir revu. A demain, donc!... Pensez Ă moi et promettez-moi de ne plus jouer. II. 22 86 FIGARO ILLUSTRĂ â Je pourrais vous rĂ©pondre Je le jure !... Mais je ne veux pas abuser des serments. Je tiendrai celui que nous venions dâĂ©changer quand ce malencontreux petit-bleu nous a dĂ©rangĂ©s. â J ai le pressentiment quâil va vous sauver dâun dĂ©sastre, car vous arriverez Ă temps, dit la baronne aprĂšs avoir regardĂ© a. sa montre. Voulez-vous, avant de traverser la cour, prier SĂ©ve- rine de venir me rejoindre au champ des roses... Vous croyez donc que je vais la rencontrer ? demanda Robert un peu surpris de la commission. , ~ E . lle est certainement dans le petit salon du rez-de-chaus- see, assise prĂšs de la fenĂȘtre ouverte... Elle y passe toutes ses journĂ©es Ă Ă©crire... â A Ă©crire quoi ?... Ses mĂ©moires ? â Peut-ĂȘtre bien, rĂ©pondit gaiement madame de Noyai. Ne prenez pas la peine de monter le perron... La fenĂȘtre du salon oĂč elle se tient est de plain-pied avec lâallĂ©e oĂč vous devez pas- ser.. En vous approchant, vous verrez mademoiselle Dahun courbĂ©e sur son pupitre ; vous lui direz que je la demande et elle voudra bien, jâespĂšre, interrompre ses Ă©critures. â Compris !... Je vais vous lâenvoyer. Si, par hasard, elle Ă©tait sortie, ne vous attardez pas Ă la chercher. . . ce serait pour se promener dans le jardin et je saurais bien 1 y trouver. Allez, mon ami!... Le temps sâĂ©coule et les trains n attendent pas. f sauve, » dit Robert en prenant sa course vers la villa, pendant que madame de Noyai sâacheminait Ă pas lents yeis le champ des roses qui sâĂ©tendait de lâautre cĂŽtĂ© de la piĂšce d eau. r Robert, avec cette mobilitĂ© dâesprit qui Ă©tait le moindre de ses defauts, n aspirait plus quâĂ rejoindre Vignemale le plus tĂŽt pos- sible,. et il se serait volontiers dispensĂ© de faire un crochet pour avertir la demoiselle de compagnie que la baronne lâattendait. 11 le ht pourtant et il trouva la fenĂȘtre ouverte. Mais il eut beau s en approcher, jusquâĂ sây accouder, il ne vit quâun fau- teuil vide, devant un vaste bureau chargĂ© de registres et de pa- pieis. FatiguĂ©e sans doute de rĂ©diger des lettres ou de rĂ©gler des comptes, mademoiselle SĂ©verine avait quittĂ© la place, et" Robert allait passer son chemin, lorsquâil avisa, accrochĂ© au mur, en face de la fenĂȘtre, un portrait en pied que le soleil de mai Ă©clairait en plein. Il lâĂ©clairait mĂȘme trop, car en tombant dâaplomb sur le personnage reprĂ©sente, la lumiĂšre crue de midi lui faisait comme une aureole qui gĂȘnait la vue de Robert placĂ© Ă contre-jour. Tout ce qu il put distinguer dâabord, ce fut un nom gravĂ© en lettres noires, sur une moulure, au bas du cadre dorĂ©, et ce nom lui sauta aux yeux un nom et une date P. Cadornac â 1880 Le nom du peintre, Ă©videmment, et la date de lâExposition ou le tableau avait figurĂ©. Il nâen fallait pas tant pour piquer la curiositĂ© de Robert du 1 lessis qui ne s attendait guĂšre Ă trouver lĂ une Ćuvre de son ami, 1 artiste montmartrois. Le poi trait Ă©tait un portrait dâhomme. Robert en changeant de place et en se faisant un abat-jour avec sa main, finit par trou- ver le point de vue pour examiner la figure sans ĂȘtre Ă©bloui par des reflets aveuglants. F Et il Ăźeconnut tout de suite le monsieur qui avait posĂ©. Ce monsieur, câĂ©tait le marquis de ChĂ©nerailles. . , R .? be ,U n â en pouvait croire ses yeux. Cadornac, en entrant au Moulin-Rouge, un soir de novembre, lui avait parlĂ© du portrait a lui commande et royalement payĂ© par le marquis. Mais comment cette Ćuvre dâart ornait-elle le petit salon ou pour mieux dire le cabinet de travail de SĂ©verine Dahun. Lâancienne institutrice de Jeanne Caristie Ă©tait-elle donc la parente ou la maitiesse de ce seigneur plus ou moins authentique ? 1 endant que Robert se posait cette question, difficile Ă rĂ©sou- dre instantanĂ©ment, sa mĂ©moire se rĂ©veilla tout Ă fait. La voilĂ , parbleu!, la ressemblance que je cherchais! dit-il entre ses dents. Les traits ne sont pas les mĂȘmes; mais lâair du visage et 1 expression du regard... Câest frappant et je ne sais comment 1 idee de comparer ces deux tĂȘtes ne mâest pas venue plus tĂŽt. Il est vra .1 que je nâen avtfis pas encore eu lâoccasion. Maintenant. que j ai revu ChĂ©nerailles en peinture, aprĂšs avoir cause de prĂšs avec la SĂ©verine, je suis sĂ»t quâils sont du mĂȘme sang... il parait qu ils ne sâen cachent pas, puisque cette espĂšce de gouvernante expose dans ses petits appartements le portrait du marquis. A quel degrĂ© sont-ils parents?... Sâils Ă©taient frĂšre et sĆur, la Dahun qui est... ou se dit... demoiselle, sâappellerait Chenerailles comme ce marquis... Ă moins que celui-ci ne se donne un nom qui nâest pas le sien... et je nâen serais pas trĂšs surpris... Madame de Noyai doit savoir Ă quoi sâen tenir sur la famille et sur les relations de sa gouvernante. Demain elle me renseignera. Maintenant, conclut Robert en pirouettant sur ses talons avec la belle insouciance qui formait le fond de son caractĂšre il s agit de ne pas manquer le train. » Il ne le manqua pas. Sceaux n'est pas loin de Chatenay et il avait de bonnes jambes. Il arriva cinq minutes avant lâheure du dĂ©part et il sauta dans un compartiment vide, en maugrĂ©ant tout haut contre le petit-bleu qui le rappelait Ă Paris. Au fond, il Ă©tait trĂšs inquiet. II redoutait un dĂ©sastre financier qui 1 aurait ruinĂ© et il savait grĂ© Ă Vignemale de lâavoir averti quoiqu il ne comprĂźt rien Ă sa dĂ©pĂȘche. PassagĂšrement Ă©clairĂ© par une lueur de sagesse, Robert se disait que cette alerte lui servirait de leçon et se promettait de renoncer dĂ©finitivement Ă cet infernal jeu de Bourse qui ne lui avait, jamais procurĂ© que des Ă©motions dĂ©sagrĂ©ables. , CâĂ©tait d ailleurs le seul parti quâil eĂ»t Ă prendre, puisquâil Ă©tait dĂ©cide Ă quitter Paris et Ă nây revenir que mariĂ©. Il lâavait jurĂ© et il comptait tenir sa parole; mais il savait bien â et madame de Noyai savait aussi â quâon ne se marie pas du jour au lendemain, pas plus Ă lâĂ©tranger quâen France. Il y a de longues formalitĂ©s Ă remplir, et les fiancĂ©s de la villa des'Roses auraient forcĂ©ment le temps de rĂ©flĂ©chir avant de sâunir par un lien irrevocable. Aussi, pendant le court voyage de Sceaux Ă Paris, en chemin de fer Robert pensa-t-il beaucoup moins Ă lâavenir conjugal qui 1 attendait en Italie quâaux menaçantes nouvelles quâil allait apprendre en descendant du train. Il ramenait peu de voyageurs, ce train de cinq heures. Les excursionnistes du dimanche dĂźnent volontiers Ă la campagne et les premiĂšres classes Ă©taient presque vides. En descendant, Ă lâarrivĂ©e, Robert chercha des yeux Vigne- male. Il nây avait pas dix personnes dans la salle dâattente et Vignemale nây Ă©tait pas. Le train Ă©tait entrĂ© en gare quelques minutes aprĂšs lâheure rĂ©glementaire. Vignemale, arrivĂ© trop tĂŽt, avait-il dĂ©jĂ quittĂ© la place? Evidemment non; mais il pouvait ĂȘtre en retard. Lâem- barcadĂšre de Sceaux est trĂšs loin des grands boulevards, et les nacres, Ă Pans, ne vont pas vite. Robert attendit. Il se planta sur la plus haute marche de lâescalier et il y resta en observation espĂ©rant voir poindre Ă lâentrĂ©e de la cour, Vignemale assis dans quelque Victoria attelĂ©e dâun cheval poussif. Il nâaperçut que des cochers en maraude qui circulaient au pas, cherchant Dratique Pas le moindre Vignemale Ă lâhorizon. Dix minutes se passĂšrent. Robert trĂ©pignait dâimpatience et les suppositions les plus incohĂ©rentes lui venaient Ă lâesprit. Pour quelle cause Vignemale manquait-il au rendez-vous donnĂ© par le tĂ©lĂ©graphe ?... Fallait-il croire que le dĂ©sastre quâil voulait prĂ©venir Ă©tait consommĂ© et que le pauvre garçon nâavait pas osĂ© venir apporter Ă son ami la nouvelle de ce malheur ? Je le connais, lâanimal, gromelait du Plessis; il est fou en affaires; mais il nâest pas malhonnĂȘte. Sâil mâa jouĂ© le tour de me ruiner, il est trĂšs capable de se faire sauter la cervelle... Je serais dans une jolie situation !... Mais dans quelle mauvaise opĂ©ration a-t-il bien pu me fourrer, depuis que je lâai quittĂ©, hier, Ă trois heures ?... Ce serait donc, hier soir, Ă la petite Bourse... Quâest-il arrivĂ© depuis?... Ce matin, il nây avait aucune apparence de crise ministĂ©rielle, et il nâĂ©tait question dâaucun incident avec lâAlle- magne. Câest impossible ! Un homme arriva, criant les journaux du soir. Robert les acheta et y chercha vainement lâannonce dâun Ă©vĂ©nement poli- tique ou financier. Vignemale nâarrivait toujours pas. Robert, outrĂ©, _ eut une vellĂ©itĂ© de retourner Ă Sceaux par le piemiei train qui allait partir, et il nâaurait peut-ĂȘtre pas mal fait ; mais la colĂšre lâemporta. FIGARO ILLUSTRĂ 87 Je le trouverai, dit-il entre ses dents; il faut que je le trouve et quâil mâexplique sa conduite... LâamitiĂ© a des bornes... Sâil sâest moquĂ© de moi, il me le paiera cher. » Sans plus dĂ©libĂ©rer, Robert hĂ©la un cocher qui passait et sauta dans la voiture en disant Rue de Provence, 36 » â lâadresse de Raoul Vignemale. Il nâespĂ©rait pas lây rencontrer, mais il espĂ©rait quâon lây renseignerait. Par extraordinaire, le fiacre marchait bien et vingt minutes aprĂšs, il entra dans la rue Drouot. CâĂ©tait lĂ que se trouvaient les bureaux de lâagent de change qui comptait Vignemale parmi ses associĂ©s â associĂ© pour un huitiĂšme. LâidĂ©e vint Ă Robert de demander en passant si on ne lây avait pas vu. CâĂ©tait dimanche ; mais la veille dâune liquidation les em- ployĂ©s ont de la besogne, et justement Robert aperçut, sous la porte cochĂšre, .le vieux caissier des titres quâil connaissait et quâil appela. Ce brave homme sourit quand du Plessis sâinforma si Vignemale Ă©tait venu, en ayant soin dâajouter Oh ! je sais bien quâil ne travaille pas les jours fĂ©riĂ©s... mais le bruit court quâil est arrivĂ© de grosses nouvelles... dâEgypte...» Il disait dâĂgypte », comme il aurait dit des Iles BalĂ©ares », au hasard. Pas que je sache, rĂ©pondit le caissier. Je viens de voir le patron... il mâen aurait parlĂ©. Calme plĂ ĂŻ partout, cher monsieur. On est Ă la hausse en plein... et demain, en Bourse, la rente montera comme une soupe au lait. » DĂ©cidĂ©ment, lâaventure tournait Ă la mystification. DĂ©livrĂ© dâune grosse inquiĂ©tude, Robert respira; mais il ne se tint pas pour satisfait, et il se fit conduire rue de Provence. Il se demandait maintenant sâil avait bien interprĂ©tĂ© les termes du tĂ©lĂ©gramme de Raoul. Le mot sauterions » pouvait sâen- tendre de plus dâune façon. Il sâagissait peut-ĂȘtre dâune affaire qui nâavait rien de commun avec la situation de la place et par suite de laquelle Vignemale avait absolument besoin de lâassis- tance. immĂ©diate de son ami. Ils Ă©taient assez- liĂ©s pour que du Plessis lui pardonnĂąt de lâavoir dĂ©rangĂ© dans un cas pareil. Restait Ă expliquer pourquoi Vignemale nâĂ©tait pas venu Ă la gare. Rue de Provence, Robert apprit que Vignemale venait de sortir en disant Ă son concierge quâil allait au cercle. Sur quoi, Robert, Ă bout de conjectures, pensa que son cama- rade avait ramassĂ© une querelle et cherchait des tĂ©moins. Il le savait mauvais coucheur. La supposition nâavait donc rien dâinvraisemblable. Le cercle dont ils faisaient partie tous les deux Ă©tait Ă deux pas, boulevard des Capucines. Robert y courut, toujours en fiacre, et quand il y arriva, la premiĂšre figure quâil aperçut en levant les yeux vers le premier Ă©tage, ce fut celle de Robert Vignemale, appuyĂ© sur la rampe du balcon et fumant tranquillement un Ă©norme cigare. Câest trop fort ! grommelait Robert en sautant sur le trottoir, aprĂšs avoir payĂ© son cocher. Monsieur flĂąne ici, pendant que je cours aprĂšs lui ! Je ne sais pas sâil a un duel, mais câest Ă moi dâabord quâil va avoir affaire. » Vignemale, du haut de son observatoire, lâavait aperçu et il exĂ©cutait une joyeuse pantomime, levant les bras au ciel pour saluer lâapparition dâun ami quâil nâattendait pas, et, Ă grand ren- fort de gestes, lâinvitant Ă monter. Robert ne se fit pas prier. Il enjamba quatre Ă quatre les marches du large escalier, et il entra comme un obus dans les salons du cercle, Ă peu prĂšs dĂ©serts par ce dimanche printanier quatre joueurs de whist attablĂ©s dans un coin et deux ou trois vieillards sommeillant, allongĂ©s sur des fauteuils Ă bascule. Per- sonne au balcon oĂč Vignemale prenait le frais. Te voilĂ ! sâĂ©cria-t-il en se reculant pour faire une place Ă du Plessis. Parbleu ! tu tombes bien !... JâĂ©tais en train dâavaler ma langue et jâaurais dĂźnĂ© ici avec des birbes qui mâassomment. Nous allons frĂ©ter un cab qui nous mĂšnera faire un tour au Bois, et nous finirons notre soirĂ©e aux Ambassadeurs ou au cirque. Ăa te va-t-il ? â Je te rĂ©pondrai quand tu mâauras dit pourquoi tu mâas rappelĂ© Ă Paris. â Moi!... Ah! elle est raide, celle-lĂ ! Jâaurais Ă©tĂ© fort empĂȘ- chĂ© de tâĂ©crire... je ne savais pas oĂč tu Ă©tais. â Tu le savais si bien, que tu as parfaitement mis lâadresse. â Villa des Roses, hein ? demanda Vignemale en clignant de lâĆil dâun air moqueur. â Oui... villa des Roses... et â Bon ! tu entres dans la voie des aveux. Tu es si cachottier que tu ne mâas jamais dit oĂč tu passes tous tes dimanches depuis six semaines, et tu me rendras cette justice que je ne te lâai jamais demandĂ©... Mais je lâai devinĂ©... et si tu te figures que je suis le seul!... Tes voyages Ă Chatenay, câest le secret de Polichinelle, dans notre monde de la Bourse... â Il ne sâagit pas de cela, interrompit sĂšchement Robert. Tu mâas tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu mâattendrais Ă cinq heures, Ă lâarrivĂ©e du train de Sceaux. Je veux savoir pourquoi tu ne tây es pas trouvĂ©. â - Par la raison bien simple que je ne tây avais pas donnĂ© rendez-vous. â Tu oses le nier? â - Absolument. » Robert tira de sa poche le tĂ©lĂ©gramme et le mit sous le nez de Vignemale qui demanda, sans sâĂ©mouvoir â - Quâest-ce que câest que ce petit-bleu ? â Câest toi qui me lâas expĂ©diĂ©. Nieras-tu ta signature ? â Je ne la nierais pas si je la voyais sur lâoriginal de la dĂ©- pĂȘche; mais une signature tĂ©lĂ©graphiĂ©e ne signifie rien... Quel- quâun sâest servi de mon nom et je serais curieux de savoir qui... Laisse-moi un peu examiner ce papier suspect. » Et aprĂšs y avoir jetĂ© les yeux, Vignemale sâĂ©cria Tu as cru quâil venait du bureau de Sceaux ? â Naturellement. â As-tu vu le petit tĂ©lĂ©graphiste qui lâa apportĂ© ? â Non, il mâa Ă©tĂ© remis par un valet de pied qui lâa reçu. â Alors, je suis fixĂ©. Mon cher, ceci est un faux tĂ©lĂ©gramme, et je mâĂ©tonne que tu tây sois trompĂ©. Si tu lâavais regardĂ© avec FIGARO ILLUSTRE un peu dâattention, tu aurais remarquĂ© que lâenveloppe ne porte pas de timbre dâarrivĂ©e et que le corps de la dĂ©pĂȘche a Ă©tĂ© Ă©crit Ă la main, au lieu dâĂȘtre imprimĂ© par lâappareil. â Câest vrai, murmura du Plessis aprĂšs avoir vĂ©rifiĂ©. On aurait donc volĂ© ce papier bleu dans un bureau de tĂ©lĂ©graphe?... â Probablement... Et ce nâest pas difficile. Il y a toujours des formules qui traĂźnent sur les tables oĂč le public Ă©crit les tĂ©lĂ©grammes. â - Mais pourquoi mâa-t-on envoyĂ© cette fausse dĂ©pĂȘche ? Pour te faire une farce, parbleu ! Mais, qui ? Tout ce que je sais, c'est que je nây suis pour rien. Quant Ă lâauteur de cette fumisterie, tu finiras certainement par le dĂ©- couvrir. â Je ne vois pas comment je pourrais... â - Si jâĂ©tais Ă ta place, je me dirais Nous sommes en mai... donc ceci nâest pas un poisson dâavril. Un simple farceur nâau- rait pas pris tant de peine pour lâunique plaisir de me faire faire un voyage inutile. Il avait un but. Je commence Ă le croire ; mais quel but?... - Si tu Ă©tais mariĂ©, on pour- rait supposer quâun joli Monsieur a inventĂ© ce truc pour te dĂ©cider Ă lui laisser le champ libre auprĂšs de ta femme... Mais comme tu nâas pas encore fait la sottise de te conjoindre, tu nâes pas dans ce cas-lĂ ... A moins que... â - AchĂšve ! â Non... non... je ne me mĂȘle jamais des affaires de cĆur de mes amis, quand mes amis ne mâen parlent pas, et comme tu ne mâas jamais dit un mot des tiennes, tu trouveras bon que je garde mes hypothĂšses pour moi. » Robert commençait Ă com- prendre et comme il nâavait plus de motifs pour cacher ses visites Ă la baronne, puisque Vignemale et dâautres les connaissaient Eh bien ! oui, dit-il brus- quement, jâĂ©tais chez madame de Noyai, quand on mâa remis cette fausse dĂ©pĂȘche. Es-tu tou- jours dâavis quâon me lâa expĂ©diĂ©e pour mâĂ©loigner ? â Ăa mâen a tout lâair. Je ne sais pas oĂč tu en es avec elle; mais assurĂ©ment, ce nâest pas pour voir si les feuilles poussent aux arbres que tu vas tous les jours Ă Chatenay . . . tu y vas pour flirter... Tu nâes peut-ĂȘtre pas le seul et un rival que ta prĂ©- sence gĂȘnait Ă bien pu te jouer ce tour. Dâaccord avec la baronne ? Tout au moins avec le larbin qui tâa apportĂ© ce petit-bleu , comme sâil lâavait reçu des mains dâun employĂ© du tĂ©lĂ©graphe... Maisâdis-moi donc un peu ce que tu tâes imaginĂ© en lisant ce logogriphe... â Jâai cru que tu mâavais engagĂ© sans ma permission dans une mauvaise affaire et que je risquais de perdre beaucoup dâargent. â Tu as une jolie opinion de moi ! â Je nâai pas pris le temps de rĂ©flĂ©chir. â Bon ! mais moi qui rĂ©flĂ©chis, je constate que le faussaire me connaĂźt et sait que nous opĂ©rons Ă la Bourse de compte Ă demi... La preuve câest quâil sâest servi de mon nom... Jela trouve mauvaise!... et je voudrais mettre la main sur ce polisson pour lui tirer les oreilles... et mĂȘme pour les lui couper, sâil en vaut la peine. Veux-tu mâaider Ă le chercher ? â Je ne demande pas mieux. â Alors, il faut me dire toute la vĂ©ritĂ© sur les relations que tu as renouĂ©es avec la baronne de Noyai. Il me semble que tu as un peu changĂ© dâopinion depuis le jour oĂč elle a Ă©tĂ© acquittĂ©e... Tu la croyais coupable... â Jâai acquis la certitude quâelle Ă©tait innocente, dit vivement Robert. â Et moi qui la dĂ©fendais, jâen doute maintenant. â Parce que tu ne la connais pas. Si tu la voyais, si tu lâen- tendais, tu serais convaincu, comme je le suis, quâelle a Ă©tĂ© accusĂ©e Ă tort. â Ainsi soit-il ! Ce quâil y a de certain, c'est que sa cousine a Ă©tĂ© bel et bien assassinĂ©e... â Par un inconnu qui rĂŽdait autour de la villa des Roses et qui poursuivait la pauvre enfant de ses dĂ©clarations. â Quâen sais-tu?... Si câest madame de Noyai qui te lâa dit, le tĂ©moignage est sujet Ă cau- âą tion... Mais je n'ai pas la moin- dre envie dâinstruire Ă nouveau le procĂšs de la baronne... Je nâai quâune question Ă te poser et je te prie dây rĂ©pondre nette- ment. Es-tu son amant ? â Non, et je ne le serai ja- mais. â VoilĂ qui est catĂ©gorique... et incomprĂ©hensible. Est -ce quâelle ne te plaĂźt pas?... Ou bien quâelle ne veut pas de toi? â Je ne serai pas son amant, parce que je veux lâĂ©pouser. â Te moques-tu de moi ?... Ou parles-tu sĂ©rieusement ? â TrĂšs sĂ©rieusement. Je lâai- me, je suis sĂ»r dâĂȘtre aimĂ©, et je suis las de vivre comme je vis. â A quand la noce ? de- manda Vignemale avec un sang- froid imperturbable. â Madame de Noyai va re- tourner en Italie; je partirai avec elle ou jâirai lây rejoindre, et nous nous marierons lĂ -bas. â Câest dommage... Si tu te mariais Ă Paris, on refuserait du monde Ă la porte de lâĂ©glise. â Fais-moi grĂące de tes apprĂ©ciations, rĂ©pliqua sĂšche- ment Robert du Plessis. Tu mâas demandĂ© oĂč jâen Ă©tais avec ma- dame de Noyai; je viens de te le dire, et je ne tâai pas demandĂ© ton avis. Je ne te demande mĂȘme pas de me garder le se- cret . Peu mâimporte que le monde mâapprouve ou me blĂą- me. Jâai le courage de mon opi- nion. Maintenant, rest,ons-en lĂ , \ je te prie. Toutes les objections que tu pourrais me faire ne chan- geraient rien Ă ma rĂ©solution. â Moi, te prĂȘcher!... Pour qui me prends-tu, mon cher ? Tu es bien libre de te marier Ă ta fantaisie. Tous les goĂ»ts sont dans la nature ; le meilleur est celui quâon a... VoilĂ ma devise.... Et sâil ne fallait pas passer les Alpes pour ĂȘtre un de tes tĂ©moins, je tâen servirais trĂšs volontiers... Je ne te reproche quâune chose, câest de ne pas mâavoir averti plus tĂŽt. â Je viens de mâengager aujour- dâhui seulement. â LĂ -bas?... A la Villa des Ro- ses ?. . . Alors 1 epetit-bleu qui tâa rappelĂ© Ă Paris est bien mal tombĂ©, et puisque tu as cru qu'il Ă©tait de moi, tu as dĂ» mâenvoyer Ă tous les diables. â Jâen conviens. Câest en nous promenant dans le parc que nous avons - Ă©changĂ© notre parole, madame de Noyai et moi. On mâa remis le tĂ©lĂ©- gramme un quart d'heure aprĂšs. â Lâas-tu montrĂ© Ă la baronne ? â Naturellement... et câest elle qui mâa conseillĂ© de partir. Je la reverrai demain matin. â -OĂč cela ? â A Chatenay... Et je ferais peut-ĂȘtre bien dây retourner dĂšs ce soir pour la rassurer. » Vignemale hocha la tĂȘte comme un chirurgien qui se trouve en prĂ©sence dâun beau cas pathologique. Et il se disait Toi, mon bonhomme, tu es pincĂ© dans les grands prix ; mais je te sauverai malgrĂ© toi. Et il dit gaiement Tu aurais tort. Elle sâimaginerait que tu es jaloux et dâailleurs il ne faut jamais surprendre les femmes. Mainte- nant, jâespĂšre que tu ne te dĂ©fies plus de moi et que tu vas me permettre de chercher Ă Ă©claircir avec toi le mystĂšre de la fausse dĂ©pĂȘche. â TrĂšs volontiers ; je te lâai dĂ©jĂ dit. â Alors, tu ne te fĂącheras pas si je te demande comment vit madame de Noyai, Ă la campagne. â Elle y vit trĂšs retirĂ©e... elle nây reçoit que moi. â Mais elle a un Ă©tat de maison ? â TrĂšs restreint. Une femme de chambre, un valet de pied et une gouvernante. â Que diable peut-elle faire dâune gouvernante ? â Câest lâancienne institutrice de sa cousine... elle lâa gardĂ©e FIGARO ILLUSTRĂ 89 comme demoiselle de compagnie... une demoiselle de trente-cinq ans qui rĂ©pond au joli petit nom de SĂ©verine. â Elle en a un autre, je suppose? â Son nom de famille est Dahun. â Dahun ?... câest drĂŽle... la charge oĂč je suis intĂ©ressĂ© compte parmi ses clientes une dame Dahun qui fait de grosses opĂ©ra- tions... elle a achetĂ© lâautre jour pour huit cent mille francs de Suez... Ă terme... et elle est venue hier lever les titres. â AssurĂ©ment, ce nâest pas celle-lĂ que jâai vue Ă la villa des Roses. â La capitaliste dont je te parle habite Paris... dans le quar- tier des Champs-ElysĂ©es... je ne l'ai jamais vue, mais je ne sais qui mâa racontĂ© quâelle sâĂ©tait enrichie en gĂ©rant la fortune dâun mĂ©nage de millionnaires. Elle aurait commencĂ© par ĂȘtre la maĂź- tresse du mari et elle serait restĂ©e lâamie de la femme. Je me ren- seignerai plus exactement. Comment est la demoiselle de compa- gnie de la baronne ? Pas mal du tout, en dĂ©pit de son Ăąge... une rousse avec des yeux superbes... des yeux de feu et une physionomie Ă©tonnam- ment intelligente. Sur quel pied est-elle avec madame de Noyai? Sur un pied dâintimitĂ© et. presque dâĂ©galitĂ©, autant que jâai pu en juger... je ne la connaissais guĂšre que de vue quand aujour- dâhui, pour la premiĂšre fois, elle mâa parlĂ©. â Assistait-elle au coup de la dĂ©pĂȘche? â Non. Pourquoi cette question? Pourquoi r... voyons!... tu sais bien quâun chien dâarrĂȘt avant de se^ mettre Ă quĂȘter, commence par prendre le vent de tous les cĂŽtĂ©s... tu es le chasseur, et je suis le chien puisque je vais tâaider Ă chercher le drĂŽle qui tâa mystifiĂ©. Bon ! mais cette SĂ©verine nây est pour rien. Qui sait ?... suppose que tes. frĂ©quentes visites Ă la baronne lui dĂ©plaisent... Elle aurait pris un bon moyen pour tâen dĂ©goĂ»ter. â Et pourquoi mes visites Ă madame de Noyai lui dĂ©plai- raient-elles? ' , Elle a peut-ĂȘtre une toquade pour toi. Ăa arrive aux vieilles filles, ces choses-lĂ . Jâen ai connu une qui Ă©tait folle dâun jeune homme. Il ne voulait pas dâelle et elle ne pouvait pas le forcer Ă lâĂ©pouser, mais elle lâa empĂȘchĂ© de se marier. DĂšs quâil faisait la cour Ă une femme, elle tendait des piĂšges Ă sa rivale et elle rĂ©us- sissait toujours Ă la perdre de rĂ©putation. Elle lâaurait tuĂ©e, je crois, plutĂŽt que de souffrir que le monsieur lâĂ©pousĂąt... et elle en est venue Ă ses fins... il est restĂ© garçon. -7 Ta su PP os ition nâa pas le sens commun. Cette SĂ©verine se soucie fort, peu de moi... mais je sais que madame de Noyai a des ennemis qui voudraient la contraindre Ă sâĂ©loigner de Cha- tenay. â Vraiment ? -7 Je ne voulais pas le croire, mais jâen ai eu la preuve aujour- d'hui. Une troupe de polissons est venue chanter devant une des grilles de son parc des chansons injurieuses et jâai reconnu le chef de la bande... Tu lâaurais reconnu aussi, car tu le rencontres tous les jours... câest un ancien danseur des bals publics qui sâest fait remisier... â Colimard !... Jules Colimard ! â Au Moulin-Rouge, on lâappelait Fil-de-Soie. â Parfaitement. Et maintenant, il travaille pour un coulis- sier. Câest Ă dĂ©goĂ»ter de la Bourse. â Et il a des clients? â Des clients trĂšs calĂ©s. Jâen connais un qui lui fait gagner de trĂšs beaux courtages... le marquis de ChĂ©nerailles... tu le connais aussi, car tu mâas racontĂ© jadis quâun soir, il tâa tirĂ© des mains de trois chenapans qui tâavaient assailli dans la rue. Est-ce que tu lâas revu depuis quâil tâa secouru si Ă propos? â Je lâai rencontrĂ©, voilĂ tout. â Tu auras maintenant lâoccasion de le voir de prĂšs et assez souvent. Il sâest fait prĂ©senter au Cercle. 11 y a dĂźnĂ© hier et aprĂšs le dĂźner il mâa gagnĂ© vingt-cinq louis Ă lâĂ©cartĂ©... juste la moitiĂ© des cinquante que tâa fait perdre jadis contre moi lâacquittement de la baronne. » Ces souvenirs, Ă©voquĂ©s coup sur coup, mirent Robert du Plessis dans un Ă©tat dâagitation quâil cherchait inutilement Ă dis- simuler. Vignemale. semblait prendre Ă tĂąche de le surexciter, en remet- tant sur le tapis de vieilles histoires qui nâavaient, en apparence, aucun rapport avec ce quâil appelait le coup du petit-bleu. Et Robert commençait Ă se demander si Vignemale nâavait pas touchĂ© juste en insinuant quâil y avait au fond de tout cela une rivalitĂ© de femmes. SĂ©verine nâavait-elle pas dit que si la baronne se remariait, elle quitterait la maison? M. de ChĂ©ne- railles. nâavait-il pas offert son portrait Ă lâancienne institutrice qui lui ressemblait tant? Et ce gentilhomme employait comme intermĂ©diaire Ă la Bourse, Colimard, dit Fil-de-Sole, qui sâen allait le dimanche, Ă Chatenay, narguer madame de Noyai. Tous ces gens-lĂ sâentendaient-ils contre la baronne? Si M. de ChĂ©nerailles eĂ»t Ă©tĂ© son ennemi, il nâaurait pas pris sa dĂ©fense dans la chambre des dĂ©libĂ©rations du Jury. LâĂ©tait-il devenu depuis lâacquittement quâil avait enlevĂ© si brillamment ? Autant de problĂšmes que Robert nâĂ©tait pas en Ă©tat de rĂ©soudre. Vignemale, qui lâobservait du coin de lâĆil, ne cherchait point Ă le tirer dâembarras. On eĂ»t dit quâil prenait plaisir Ă lây voir et il coupa court Ă la situation, en disant dâun air dĂ©gagĂ© Mon cher, tu as bien de la bontĂ© de te mettre martel en tĂȘte pour si peu de chose. Tout sâĂ©claircira, un jour ou lâautre. Dâail- leurs, puisque tu es dĂ©cidĂ© Ă Ă©pouser, lâhistoire du faux tĂ©lĂ©- gramme ne signifie rien et je ne comprends pas que tu tâen prĂ©oc- II. 23 FIGARO ILLUSTRE go cupes si fort. Il sera temps demain dây penser. La nuit porte conseil, allons dĂźner aux Champs-ElysĂ©es. â Allons ! » dit Robert plus rĂ©signĂ© que rassurĂ©. Ils avaient quittĂ© le balcon et ils traversaient le grand salon pour descendre sur le boulevard, quand' un valet de chambre du Cercle prĂ©senta sur un plateau une lettre Ă Robert du Plessis, en disant Elle est arrivĂ©e hier... Mais monsieur nâest pas venu le soir. » Robert la prit avec un geste dâimpatience. Les messages le poursuivaient. Jâai comme une idĂ©e que câest dâune femme, » dit Vigne- male. Le pli large et carrĂ© nâavait pourtant pas lâair dâun billet doux. Robert fit sauter le cachet et chercha inutilement la signature. Serait-ce encore une fumisterie?» demanda gaiement Vigne- male. La lettre avait quatre pages dâune grosse Ă©criture rĂ©guliĂšre, une Ă©criture de teneur de livres, et Robert y lut ceci Un ami que vous ne connaissez pas tient Ă vous empĂȘcher de faire une sottise dont vous vous repentiriez toute votre vie. Vous vous ĂȘtes laissĂ© enguirlander par la plus fausse et la plus perverse des baronnes. Elle a des vues sur vous et depuis quâelle vous a attirĂ© Ă Chatenay, elle a dĂ©jĂ rĂ©ussi Ă vous per- ce suader quâelle nâa pas tuĂ© sa cousine. La vĂ©ritĂ© est. quâelle ne lâa pas tuĂ©e de sa main ; elle est bien trop lĂąche. Mais câest elle qui lâa condamnĂ©e Ă mort et le meurtrier nâa fait quâexĂ©cuter la sentence. Jâai des preuves et quoique lâineptie, du jury qui lâa acquittĂ©e lui ait assurĂ© lâimpunitĂ©, il ne tiendrait quâĂ moi de la livrer au mĂ©pris et Ă lâexĂ©cration des honnĂȘtes gens. Mais son complice qui, lui, nâa pas Ă©tĂ© jugĂ©, paierait pour elle, si je le -dĂ©nonçais et ce serait injuste, car il nâa Ă©tĂ© quâun instrument. Je ne le dĂ©noncerai pas, mais il faut que vous sachiez ce que vaut cette femme et ce quâelle veut. Il y a cinq ans quâelle sâest jurĂ© de vous Ă©pouser. Le jour oĂč Jeanne lui a avouĂ© quâelle vous aimait, le crime a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© et, le lendemain, la malheu- reuse enfant tombait frappĂ©e Ă mort dans une allĂ©e du parc oĂč la guettait le meurtrier que la baronne y avait amenĂ©. Cette femme est un monstre. Elle ferait sauter une ville pour satis- faire un de ses caprices et elle compte sur vous pour lui rou- vrir les portes du monde qui lâa chassĂ©e. Elle nâa pas encore osĂ© dĂ©masquer ses projets, mais elle ne tardera guĂšre, car sa situation Ă Chatenay nâest plus tenable.. Elle. va ĂȘtre forcĂ©e de partir et elle vous proposera de la suivre. Si vous aviez la fai- te blesse dây consentir, vous seriez un homme Ă la mer. Il est encore temps de rompre. Vous voilĂ averti. Si vous ne suivez pas lâavis dĂ©sintĂ©ressĂ© que je vous donne, ne vous en prenez quâĂ vous-mĂȘme de tous les malheurs qui rĂ©sulteront de votre folie ! » Eh bien? » interrogea Vignemale. Robert lui passa la lettre, en disant Lis. Elle est anonyme. Quâen penses-tu ? â Quâelle a Ă©tĂ© Ă©crite par une femme, dit Vignemale, aprĂšs avoir lu. â Je nâen crois rien. Câest une Ă©criture dâhomme. â Les idĂ©es sont certainement dâune femme... quant Ă lâĂ©cri- ture, câest la mĂȘme que celle du tĂ©lĂ©gramme; vois plutĂŽt, reprit Vignemale, en mettant sous les yeux de son ami la piĂšce de com- paraison. â - Il y a de lâanalogie, mais... â Câest la mĂȘme, te dis-je, et voilĂ une dĂ©couverte qui pourra nous mettre sur la bonne voie. On tâa Ă©crit hier pour te dĂ©tour- ner dâaller Ă Chatenay. On tâa tĂ©lĂ©graphiĂ© aujourdâhui pour tâen faire dĂ©guerpir. Et les deux messages sont de la mĂȘme main... â Et tu en conclus?... â Que la baronne a une ennemie dans son entourage... â Une ennemie qui la calomnie indignement. â - Je ne sais pas si elle la calomnie. Câest trĂšs canaille les lettres anonymes, mais on nâa pas toujours tort de faire son profit des indications quâon y trouve. â Alors, tu crois que madame de Noyai a payĂ© un scĂ©lĂ©rat pour assassiner sa cousine, Ă seule fin dâempĂȘcher sa cousine de mâĂ©pouser ? â Je nâaffirme rien, mais il y a longtemps que cette idĂ©e-lĂ mâest venue. Te rappelles-tu notre conversation Ă la cour dâas- sises?... Je tâai demandĂ© si la baronne nâaVait pas eu un sentiment pour toi. Tu tâes fĂąchĂ© tout rouge. Je plaisantais alors, mais il me parait maintenant que jâavais devinĂ©... et tu peux tâattendre Ă de nouvelles dĂ©nonciations, quand madame de Noyai sera ta femme. Mais je nâai pas de conseils Ă te donner, car je suis pour la libertĂ© individuelle... je tâai dĂ©jĂ fait Ă ce sujet ma profession de foi. Epouse ou nâĂ©pouse pas, mon cher!... nous resterons toujours bons amis. Et si je pince lâaimable farceuse qui sâest servi de mon nom, jâaurai avec elle une petite explication qui lui ĂŽtera lâenvie de recommencer. Pour le moment, nous nâavons rien de mieux Ă faire que de dĂźner en plein air, pour nous rafraĂźchir les idĂ©es. Je propose la terrasse du cafĂ© des Ambassadeurs. Nous y trouverons peut-ĂȘtre des gens de connaissance et nous terminerons cette petite fĂȘte au concert. Tu as renoncĂ©, je suppose, Ă lâidĂ©e saugrenue de retourner, ce soir, Ă Chatenay? â ComplĂštement. â Alors, en route pour les Champs-ElysĂ©es et Ă demain les affaires sĂ©rieuses. » Robert suivit son ami sans se faire prier. La lettre anonyme et les commentaires de Vignemale avaient jetĂ© une douche dâeau froide sur lâenthousiasme de lâamoureux de la baronne et il sâaper- cevait un peu tard quâil sâĂ©tait trop pressĂ© de sâengager. Il nâĂ©tait certes pas convaincu que madame de Noyai fĂ»t coupable, mais il commençait Ă douter qu'elle fĂ»t innocente et il Ă©tait disposĂ© Ă prendre le temps dâĂ©claircir ses doutes, avant de se lier pour la vie. Il ne craignait pas dâĂȘtre ruinĂ©, puisque lâavis quâil avait reçu nâĂ©tait quâune mystification et tout en se promettant de renoncer aux spĂ©culations hasardeuses, il se prĂ©occupait surtout de sa nouvelle situation vis-Ă -vis de la dame de la villa des Roses. Mais il ne lui dĂ©plaisait pas dâoublier jusquâau lendemain les soucis qui le tourmentaient et il agrĂ©a trĂšs volontiers la proposition de passer la soirĂ©e en joyeuse â ou tout au moins en nombreuse compagnie. Les deux amis avaient causĂ© longuement avant de quitter le Cercle et quand ils arrivĂšrent au restaurant des Ambassadeurs, ils le trouvĂšrent encombrĂ©. La tempĂ©rature de ce dimanche printa- nier avait attirĂ© lĂ le ban et lâarriĂšre-ban des amateurs de dĂźners en plein air. Il y en avait partout et, sur la terrasse qui domine le concert, toutes les tables Ă©taient occupĂ©es. Des Ă©trangers apparte- nant au genre rastacouĂšre lâavaient envahie ; des gommeux de troisiĂšme catĂ©gorie y faisaient la fĂȘte avec des demoiselles sans importance, et des couples bourgeois sây Ă©taient installĂ©s pour se rĂ©galer de bonne cuisine et de musique gratuite. Diable! grogna Vignemale, nous sommes volĂ©s... pas une tĂȘte de notre monde!... pas une horizontale un peu cotĂ©e... et qui pis est, pas une place !... Nous allons ĂȘtre obligĂ©s dâaller chercher fortune ailleurs. » Robert, mieux avisĂ© que son camarade, venait dâapercevoir, tout prĂšs dâeux, assis tout seul Ă une table oĂč quatre convives auraient pu dĂźner Ă lâaise, un monsieur quâil ne sâattendait guĂšre Ă rencontrer lĂ et qui sâĂ©tait empressĂ© de le saluer. Tiens! dit Ă demi-voix Vignemale, le gros client de Coli- mard!... sâil Ă©tait gentil, ce capitaliste, il nous offrirait de faire mettre, en face de lui, deux couverts pour nous. Tu le connais FIGARO ILLUSTRĂ 9i de longue date et depuis quâil est de notre Cercle, il mâa dĂ©jĂ gagnĂ© vingt-cinq louis. Il ne lui en coĂ»terait rien de nous faire une politesse et nous ne serions pas obligĂ©s de dĂ©camper faute de chaises pour nous asseoir ». Le gros client de Colimard, câĂ©tait le marquis de ChĂ©nerailles, et il devina sans doute ce que Vignemale disait Ă son ami, car il se leva et vint, de la meilleure grĂące du monde, les inviter Ă prendre place Ă la table oĂč il dĂźnait solitairement. Jâattendais, leur dit-il, deux amis qui m'ont fait faux bond ; je ne les attends plus et jâai deux places Ă vous offrir. » Vignemale ne fit pas de façons pour accepter et Robert nâen lit que pour la forme. En d'autres circonstances, il aurait peut-ĂȘtre hĂ©sitĂ©, mais il lui sembla quâil fallait profiter de cette rencontre imprĂ©vue pour Ă©lucider certains cĂŽtĂ©s obscurs de sa situation prĂ©sente lâhistoire du portrait, par exemple ce portrait quâil avait vu chez la demoi- selle de compagnie. Il y avait aussi les rapports entre le marquis et Colimard, dit Fil-de-Soie, qu'il aurait voulu tirer au clair. Deux sujets difficiles Ă aborder; mais, entre hommes, dans un dĂźner improvisĂ©, la causerie va par ricochets. Il ne sâagissait que de trouver un joint, et ce joint Vignemale pourrait le fournir, Vigne- male qui parlait Ă tort et Ă travers de tout, mĂȘme de ce quâil ne savait pas. M. de ChĂ©nerailles, que Robert du Plessis avait peu pratiquĂ©, Ă©tait dâun naturel beaucoup moins exubĂ©rant et les rares relations quâils avaient eues ensemble Ă©taient toujours restĂ©es cĂ©rĂ©mo- nieuses ; mais, ce soir-lĂ , il semblait disposĂ© Ă se livrer davantage et il se montra si aimable et si simple que toute gĂȘne disparut dĂšs le dĂ©but du pique-nique. On dĂźna au champagne, chacun pour son Ă©cot, et le RĆderer, carte noire, dĂ©lia les langues des convives. Le marquis avait beaucoup voyagĂ©, beaucoup vu, beaucoup retenu; il avait dĂ» vivre dans le meilleur monde et il tint, comme on disait autrefois, le dĂ© de la conversation, racontant avec esprit dâamusantes anecdotes, sans trop se mettre en scĂšne personnelle- ment, ce qui est le comble de lâart de la causerie. Robert crut mĂȘme sâapercevoir quâil Ă©vitait de parler de sa famille, de son passĂ© et de son pays dâorigine; mais les vrais nobles ne parlent jamais noblesse. Si celle de M. de ChĂ©nerailles ne datait pas des croisades, M. de ChĂ©nerailles Ă©tait incontesta- blement un gentleman accompli, et si ses antĂ©cĂ©dents eussent Ă©tĂ© douteux, il nâaurait pas Ă©tĂ© portĂ©, Ă Paris, sur la liste du jury, oĂč sont inscrits beaucoup plus de bourgeois patentĂ©s que de grands seigneurs et oĂč son nom avait figurĂ© Ă cĂŽtĂ© de celui de M. Dau- phin, tapissier. Vignemale lui donnait la rĂ©plique et la conversation ne lan- guissait pas ; mais Robert nâavait pas encore rĂ©ussi Ă lâamener sur les sujets qui le prĂ©occupaient, quand, Ă propos dâune mon- daine dĂ©classĂ©e qui venait de sâenrĂ©gimenter dans la grande armĂ©e des horizontales, M. de ChĂ©nerailles se mit Ă dire Savez-vous, messieurs, ce qu'est devenue, depuis ses aven- tures judiciaires, la petite baronne de Noyai ? » Robert sâattendait si peu Ă cette question quâil resta coi. Vous croyez peut-ĂȘtre, reprit le marquis, quâelle a disparu pour toujours comme une Ă©toile filante ?... Eh bien ! pas du tout!... AprĂšs une Ă©clipse de quelques mois, elle sâest rĂ©installĂ©e tout prĂšs de Paris, dans la villa oĂč elle fut arrĂȘtĂ©e lâan dernier. Je le tiens de bonne source. â Câest trĂšs crĂąne de sa part, dit Vignemale. JâĂ©tais Ă la Cour dâassises quand elle y a passĂ© et jâavais devinĂ© que cette blonde suave Ă©tait une maĂźtresse femme. Vous verrez quâelle finira par reprendre sa place dans le monde oĂč elle a brillĂ©. â Pourquoi pas? demanda timidement Robert. Elle a Ă©tĂ© acquittĂ©e. â JâĂ©tais du jury, dit M. de ChĂ©nerailles, et jâai beaucoup contribuĂ© Ă la faire acquitter. JâĂ©tais convaincu de son inno- cence. » Dans les quelques visites quâil avait Ă©changĂ©es autrefois avec le marquis, Robert avait toujours hĂ©sitĂ© de lui parler de ce qui sâĂ©tait passĂ© dans la salle des dĂ©libĂ©rations. M. de ChĂ©nerailles, qui ne lui en avait pas dit un mot, lui faisait maintenant la partie belle, puisquâil y venait de lui -mĂȘme. Et il conti- nua Je nâavais jamais Ă©tĂ© reçu chez madame de Noyai quand jâai Ă©tĂ© appelĂ© Ă la juger et je ne connaissais que les faits du procĂšs. Maintenant que je suis mieux informĂ©, si câĂ©tait Ă refaire... A 92 FI G A RO I LL US TR Ă â Vous le referiez, chantonna Vignemale sur lâair 'des Bri- gan ds d â O ffe n b ac h . â Je ne crois pas, dit gravement M. de ChĂ©nerailles. La baronne sâen est tirĂ©e ; mais elle lâa Ă©chappĂ© belle. â Auriez-vous donc acquis plus tard la preuve quâelle Ă©tait coupable ? â La preuve matĂ©rielle, non ; mais la conviction absolue. Et cette conviction, je lâai puisĂ©e dans les renseignements que mâa donnĂ©s une personne que je. connais depuis de longues annĂ©es et qui a Ă©tĂ© beaucoup mĂȘlĂ©e Ă la vie de madame de Noyai. Elle nâa pas vu commettre le crime, mais elle sait pourquoi il a Ă©tĂ© com- mis, et cette personne, câest lâancienne institutrice de la jeune tille assassinĂ©e. â La SĂ©verine ! sâĂ©cria Robert du Plessis. â Mademoiselle SĂ©vĂšre Dahun... Vous lâavez vue souvent chez la baronne. â Qui lâa comblĂ©e de bienfaits et quâelle rĂ©compense en lâac- cusant dâun crime odieux ! â Elle aurait pu la perdre et elle nâa rien dit au juge qui a instruit le procĂšs. Câest beaucoup plus tard... tout rĂ©cemment, quâelle est venue me consulter, comme elle aurait consultĂ© son confesseur sur un cas de conscience... Vous pourriez vous Ă©ton- ner quâelle mâait choisi pour me confier un secret qui lui pesait, si je ne vous disais que sa famille a Ă©tĂ© alliĂ©e Ă la mienne et quâelle est un peu ma parente. » Peu sâen fallut que Robert n'interrompit M. de ChĂ©nerailles pour lui dire Elle vous ressemble comme si elle Ă©tait votre sĆur ». Il se tut, de peur dâarrĂȘter le marquis dans la voie des confidences oĂč il sâĂ©tait engagĂ© sans quâon lâen priĂąt. Vignemale, moins rĂ©servĂ©, sâempressa dâajouter Elle doit ĂȘtre parente aussi dâune de nos clientes qui porte le mĂȘme nom et qui vient de retirer huit cent mille francs de valeurs quâelle avait chez mon patron. â Cette cliente, câest elle, rĂ©pondit tranquillement M. de ChĂ©nerailles. Ma vieille amie a su, Ă force dâintelligence et dâĂ©conomie, se constituer un trĂšs joli capital... et câest moi qui lui ai conseillĂ© de rĂ©aliser. Elle va se retirer en province, et jâes- pĂšre quâelle sây mariera, quoiquâelle ait un peu trop attendu. Jâai eu de la peine Ă obtenir quâelle se sĂ©parĂąt dĂ©finitivement de la baronne; mais je suis parvenu Ă lui faire comprendre que sa place nâĂ©tait plus Ă la villa des Roses. â Madame de Noyai nâa pas, je crois, lâintention dây rester, murmura du Plessis. â Elle fera bien de partir, et le plus tĂŽt sera le mieux, si elle veut Ă©viter des avanies. â Elle en a dĂ©jĂ subi. â Oui, dit Vignemale, mon ami du Plessis mâa racontĂ© que le petit Colimard, aidĂ© par dâautres polissons, sâest permis de lui donner un charivari devant la grille de son parc... Vous le con- naissez bien Colimard, hein ? monsieur le marquis ? â Celui quâon appelait Fil-de-Soie au Moulin-Rouge? - Justement. - Câest lĂ que jâai fait sa connaissance, dit en riant M. de ChĂ©nerailles. Il Ă©tait au mieux avec toutes ces dames; il m'a Ă©tĂ© fort utile, et quand je l'ai retrouvĂ© Ă la Bourse oĂč il sâest faufilĂ©,. je lui ai fait gagner des courtages... Mais je vous prie de croire que ce nâest pas moi qui lâai envoyĂ© Ă Chatenay. » Depuis que Robert avait quittĂ© la villa des Roses, tout con- courait Ă lui prouver que la baronne avait abusĂ© de sa crĂ©dulitĂ© et de sa faiblesse pour lui arracher une promesse. Le langage clair et franc de M. de ChĂ©nerailles venait de dissiper les vagues soupçons que lui avait inspirĂ©s la dĂ©couverte du portrait chez SĂ©verine. Ce loyal et correct gentilhomme avait Ă©tĂ© le premier Ă parler de ses relations de famille avec lâancienne institutrice, et mĂȘme de la protection quâil accordait Ă lâĂ©quivoque Fil-de-Soie. Et il Ă©tait impossible de supposer que ces Ă©clair- cissements avaient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s, car le marquis nâavait pas pu deviner que Robert du Plessis et Vignemale viendraient, ce soir- lĂ , aux Ambassadeurs. Vignemale proposa dâaller finir la soirĂ©e au Cirque, et le mar- quis accepta tout de suite. Robert nâĂ©tait pas dâhumeur a les y accompagner. Il sâexcusa en disant que son excursion Ă la campagne lâavait fatiguĂ© et que le soleil de mai lui avait donnĂ© une migraine que "le vin de Champagne nâavait pas guĂ©rie. Finalement il dĂ©clara quâil prĂ©- fĂ©rait aller se coucher. Tu feras bien, dit Vignemale en lui glissant dans la main la lettre anonyme et le petit-bleu quâil nâavait pas encore songĂ© Ă lui rendre. Dors comme un juste et ne fais pas de mauvais rĂȘves. Jâirai te rĂ©veiller demain matin et nous dĂ©jeunerons Ă Tortoni. » Robert ne dit pas non, quoiquâil eĂ»t promis Ă la baronne de revenir Ă Chatenay par le premier train, et, Ă la sortie du restau- rant, les trois dĂźneurs bifurquĂšrent aprĂšs avoir Ă©changĂ© force poignĂ©es de mains. Le marquis et Vignemale. qui Ă©taient maintenant une paire dâamis, remontĂšrent vers le Cirque, et lâamoureux dĂ©sabusĂ© de madame de Noyai prit le chemin de son domicile. La maison quâil habitait faisait le coin de lâavenue Percier, et il nâĂ©tait plus quâĂ deux pas de la porte cochĂšre, quand il aperçut, adossĂ©e Ă cette porte, une femme qui avait lâair dây monter la garde. Il nây avait pas de quoi l'arrĂȘter, et sans regarder cette belle de nuit il mit la main sur le bouton de la sonnette. Mais la femme lui dit, en lui barrant le passage Bonsoir, monsieur. Vous ne me reconnaissez pas ? â Pas du tout, rĂ©pondit Robert qui crut avoir affaire Ă une chercheuse dâaventures. » Si çâen Ă©tait une, elle prenait mal son temps, et il allait la rudoyer ; mais elle reprit Vous mâavez pourtant vue souvent Ă la villa des Roses. Je suis la femme de chambre de madame la baronne. Si vous ne vous rappelez pas ma figure, vous vous rappellerez peut-ĂȘtre mon nom... Sylvie? â Câest vous que madame de Noyai a ramenĂ©e dâItalie ? â Oui, monsieur, de Pise, oĂč ma derniĂšre maĂźtresse mâavait laissĂ©e en gage Ă lâauberge... un fier service que madame la baronne mâa rendu. Je me jetterais au feu pour elle. â TrĂšs bien; mais je ne comprends pas pourquoi je vous trouve ici. - Il y a vingt minutes que jây suis. Votre concierge mâa dit que vous nâĂ©tiez pas rentrĂ©. Je vous ai attendue dans la rue et jâai bien fait, puisque vous voilĂ . â Enfin, que me voulez-vous? demanda Robert. â Jâai dâabord Ă vous remettre ceci de la part de madame la baronne. » Robert, stupĂ©fait, prit des mains de la soubrette un feuillet de papier qui avait tout lâair dâavoir Ă©tĂ© arrachĂ© dâun carnet de poche, et, Ă la clartĂ© dâun bec de gaz plantĂ© sur le trottoir, il dĂ©chiffra sans trop de peine deux lignes hĂątivement crayonnĂ©es. Un danger me menace. Un danger terrible. Je nâespĂšre quâen vous. Venez. Vous pouvez vous fier Ă Sylvie. Dieu veuille quâelle vous trouve et quâelle vous ramĂšne!... Si je ne dois pas vous revoir, souvenez-vous de moi. » CâĂ©tait bien lâĂ©criture de la baronne. Robert, qui la connais- sait, ne pouvait pas sâv tromper, mais la premiĂšre idĂ©e qui lui vint fut que ce singulier appel nâĂ©tait quâune nouvelle mystifi- cation, Ă moins quâil ne cachĂąt un piĂšge. Madame de Noyai, demanda-t-il. ne vous a-t-elle pas fait quelque recommandation particuliĂšre, Ă mon Ă©gard ? â Oh si ! monsieur je dois vous ramener avec moi, coĂ»te que coĂ»te. â Ah ! Savez-vous ce que mâĂ©crit votre maĂźtresse ? â Non, monsieur; mais je mâen doute. â Alors, vous allez mâexpliquer... â Oui, monsieur. Vous connaissez la SĂ©verine ? â Lâancienne gouvernante de mademoiselle JeanneCaristie?... â Vous y ĂȘtes ! En voilĂ une que James et moi nous dĂ©tes- tons cordialement. â Qui est-ce, James? â Le valet de pied que madame a ramenĂ© dâItalie, avec moi. Un Anglais superbe! vous ne lâavez pas remarquĂ©? âą â Ma foi, non, Sylvie. Mais continuez. Vous me parliez de la SĂ©verine... » FORTUNĂ DU BOISGOBEY. Illustrations de F. de Myrbach. A continuer. ANDERSON NoavivA uossnua m^jSodfin ANNE DE KERLAZ PAR E. DE KĂRATRY L e vent d'ouest souffle en tempĂȘte. Pas une Ă©toile au ciel. La lumiĂšre verdĂątre du phare qui se dresse au haut du roc, face Ă lâĂźle dâOuessant. parvient seule Ă percer de temps Ă autre le brouillard que lâouragan rejette sur la cĂŽte. Les grandes lames de lâOcĂ©an accourent sans trĂȘve du large, blanches dâĂ©cume, et se brisent dans un fracas infernal, au fur et Ă mesure quâelles montent Ă lâassaut de la falaise granitique que couronne la vieille et gothique abbaye de Saint-Mathieu, sen- tinelle avancĂ©e du continent sur la Manche et sur lâOcĂ©an. Dans lâombre, muets et immobiles, fouettĂ©s par le grain, tran- sis sous les embruns des vagues rebondissantes, veillent deux guetteurs. Soudain, un large Ă©clair, trouant la nuĂ©e, illumine leurs rudes visages et laisse entrevoir, Ă lâentrĂ©e de la passe du Conquet, un brick Ă demi dĂ©mĂątĂ©, pavillon tricolore Ă la corne, fuyant devant la tourmente. Câest un transport de Bleus qui, sortis du goulet, essaient de dĂ©barquer sur la plage plus abritĂ©e des Blancs-Sablons ». Ce sont les Bleus expĂ©diĂ©s de Brest pour prendre Ă revers les rassemblements de Bretons restĂ©s fidĂšles au roi et dĂ©jĂ cernĂ©s sur terre par les milices nationales du district, que dirige Jean Bon -Saint -AndrĂ©, le commissaire du Salut public, rĂ©cemment dĂ©lĂ©guĂ© de Paris. Les deux guetteurs se sont levĂ©s du mĂȘme coup. Ils se sont saisis de deux fanaux dâordonnance tout allumĂ©s et dissimulĂ©s sous les ajoncs, lâun rouge et lâautre vert, de ceux qui servent Ă marquer la position des navires Ă lâancre. Puis ils les fixent aux deux bouts dâune longue perche qu'ils Ă©lĂšvent et balancent mĂ©tho- diquement, en imitant le mouvement du tangage. TrompĂ© par le stratagĂšme, le brick laisse arriver sur les feux quâil croit ceux dâun bĂątiment au mouillage il approche ; on distingue dĂ©jĂ partie de lâĂ©quipage grimpant dans les haubans pour serrer la toile. Tout Ă coup, un sourd craquement sur les rĂ©cifs; un long cri de dĂ©sespoir, puis plus rien ! La mer avait accompli son Ćuvre. Un cri de mouette monta dans les airs ; un cri de hibou lui rĂ©pondit du haut du clocher. AussitĂŽt, les guetteurs dispa- rurent sous les obscurs arceaux de l'antique Ă©glise, et tout rentra dans le silence rythmĂ© de la rafale. Un peu avant lâaube, les airs et le flot s'Ă©taient assoupis. La lune, nacrant dâargent les flaques d'eau laissĂ©es derriĂšre elle par la marĂ©e descendante, sâĂ©teignait Ă lâhorizon. Du pied de la falaise, sâĂ©leva une voix chaude et sonore entonnant, dans le dia- lecte de Cornouaille, par strophes coupĂ©es, la chanson des Bleus Ar re câhlay , le cri de guerre de lâĂ©poque i Jâentends les chiens qui hurlent! VoilĂ les Bleus ! Fuyons vers les bois; chassons devant nous ce que nous aimons. Ils ont ravagĂ© les belles vallĂ©es de la Basse-Bretagne, jadis si vertes, oĂč lâon nâentend plus la voix de lâhomme et des troupeaux. Ils ont volĂ© les vases sacrĂ©s, dĂ©truit nos ossuaires et dispersĂ© les reliques ! Notre croix sainte, ĂŽ mon Dieu, a Ă©tĂ© abattue partout, et la croix de la bascule guillotine dressĂ©e Ă sa place. Nos prĂȘtres, qui ont pu sâenfuir, se cachent dans les forĂȘts oĂč ils disent la messe, la nuit, parmi les rochers, le jour, sur mer, en bateau. Nobles et hommes dâĂglise, hommes des champs, au front haut, tous les Bretons sont persĂ©cutĂ©s parce quâils sont chrĂ©tiens. Frappe fort ! Frappe Ă la tĂȘte ! Frappe plus fort encore ! Tu te repo- seras demain. » A peine le barde improvisĂ© se fut-il tĂ», que les vitraux de lâabbaye sâilluminĂšrent comme par enchantement. Le son des cloches monta dans lâespace embrumĂ©, mariant sa voix grave aux chants funĂšbres qui pleuraient sous les voĂ»tes du temple. A travers son portail qui sâĂ©tait ouvert Ă deux battants pour laisser passage aux fidĂšles dont le nombre allait grossissant, le spectacle, que prĂ©sentaient la nef et le cloĂźtre qui la prĂ©cĂ©dait, Ă©tait aussi imprĂ©vu que touchant. Les murailles Ă©taient nues comme lâautel dĂ©pouillĂ© de tous ses ornements. Sur les flancs dâun cer- cueil, recouvert dâun large voilĂ© noir, sans autre insigne quâun bouquet de bruyĂšres sauvages, se tenaient droits six paysans, aux cheveux longs, vestes et culottes courtes, porteurs de torches de rĂ©sine dont la flamme grĂ©sillante vacillait au grĂ© du vent qui s'en- gouffrait dans lâenceinte. Au pied de lâautel, le recteur de la paroisse, tĂȘte blanchie par les annĂ©es, psalmodiait lâoffice des morts. Lâassistance rĂ©pĂ©tait sourdement les versets dans un recueillement profond. Nobles et vilains Ă©taient confondus sans distinction de rang, hommes dâun cĂŽtĂ©, femmes de lâautre. On rĂ©citait les derniĂšres priĂšres sur les restes dâun jeune enseigne de vaisseau, le > chevalier de Kerorven, de la corvette le Ballon, accusĂ© dâavoir arborĂ© Ă son bord la cocarde blanche, durant sa derniĂšre croisiĂšre, et guillotinĂ©, lâavant-veille, Ă Brest. 20 pluviĂŽse 1793, sur la place du Champ -de-Bataille. Des amis 1 Extrait de Bar^a^ Breij de M. de VillemarquĂ©. II. 2Ăź 94 FIGARO ILLUSTRĂ dĂ©vouĂ©s avaient pu rapporter nuitamment, au Conquet, le corps mutilĂ© de lâenfant du pays, tombĂ©, le second dans le FinistĂšre, victime du massacre rĂ©volutionnaire. Tous priaient agenouillĂ©s. Seule, une jeune fille de noble sta- ture, placĂ©e au premier rang, Ă©tait restĂ©e debout, le regard obsti- nĂ©ment attachĂ© sur la modeste biĂšre. Le visage pĂąli, les narines contractĂ©es, les yeux secs, lâallure fiĂšre, elle apparaissait de corps figĂ©e dans la douleur, dâesprit transportĂ©e dans la contemplation de lâau delĂ . CâĂ©tait mademoiselle Anne de Kerlaz, la plus riche orpheline du Treshir, naguĂšre fiancĂ©e au malheureux suppliciĂ©. Aux accents plaintifs du Miserere, les six porteurs de torches firent demi-tour, soulevĂšrent le cercueil dâun commun effort, et, sur les pas tremblants du vieux prĂȘtre, se dirigĂšrent au fond du cloĂźtre, vers une fosse bĂ©ante oĂč lâon descendit la biĂšre. AprĂšs le tassement de la derniĂšre pelletĂ©e de terre, chacun dĂ©fila silen- cieux, secouant sur la dĂ©pouille ensevelie un rameau de buis bĂ©ni ; puis le recteur, dâune voix entrecoupĂ©e, annonça que la triste cĂ©rĂ©monie Ă©tait terminĂ©e. Alors Anne, Ă©clatant en un dĂ©chi- rant sanglot, se laissa tomber Ă genoux et sâĂ©cria douloureuse- ment Personne pour le venger ! » AussitĂŽt, de la foule frĂ©missante sortit un homme aux Ă©paules athlĂ©tiques, vĂȘtu du costume des Ă©quipages de la flotte, qui. brandissant au-dessus de sa tĂȘte un long poignard ayant forme de crucifix, sâarrĂȘta aux pieds de la fosse Moi, HervĂ© Legludic, sâĂ©cria-t-il, enrĂŽlĂ© au service du roi, fils des vieux serviteurs delĂ famille Kerorven, je jure sur cette croix que leur fils sera vengĂ© ». Du mĂȘme coup il planta brusquement le poignard dans la terre humide de la- sĂ©pulture et lây laissa. Les cris de Vive Legludic ! Vive le Roi ! » Ă©clatĂšrent de toutes parts. Le jour Ă©tait venu. Chapeaux ronds et capelines noires disparurent peu Ă peu dans la buĂ©e, Ă travers les chemins creux, et le cloĂźtre redevint dĂ©sert. Anne de Kerlaz, suivie de ses femmes, avait repris la route de son manoir. Par besoin de solitude elle Ă©tait descendue par la grĂšve, pour regagner la cĂŽte du Treshir dont le clocher Ă jour se profilait Ă lâhorizon du goulet. Brune, Ă©lancĂ©e, au nez aquilin, teint halĂ© par le vent de mer, mais dâune beautĂ© tendre et Ă©nergi- que Ă la fois, on voyait en elle une fille de race qui avait grandi chastement, en pleine nature, au fond dâun vieux chĂąteau, sous lâĆil maternel dâune tante abbesse qui lui_ avait tenu lieu de famille. Elle sâen allait fiĂšrement, dâun pas dĂ©cidĂ©, pleine de poignants ressouvenirs. Elle revoyait ses douces annĂ©es dâenfance Ă©coulĂ©es dans le voisinage des Kerorven, disparus tour Ă tour. Elle son- geait Ă la veillĂ©e oĂč elle sâĂ©tait promise au chevalier, puis Ă lâheure cruelle de la sĂ©paration oĂč le jeune enseigne, montĂ© sur les vaisseaux de Sa MajestĂ©, lui avait envoyĂ©, du haut de sa cor- vette, le dernier adieu. Par moments, elle se sentait presque dĂ©faillir Ă lâhorrible nouvelle, entrĂ©e brutalement au manoir, que son fiancĂ©, de retour Ă Brest, Ă peine dĂ©barquĂ©, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et jetĂ© Ă lâĂ©chafaud sans quâelle eĂ»t mĂȘme le temps. de courir Ă lui pour essayer de le dĂ©fendre et recevoir son suprĂȘme regard. DĂ©sormais en proie Ă dâinvincibles colĂšres contre les meur- triers, elle se dĂ©robait Ă grands pas, lâoreille pleine du brisement de la lame et du cri de guerre de Legludic; rĂ©solue Ă se joindre aux bandes des blancs qui allaient tenir la campagne, la jeune fille Ă©tait devenue subitement femme elle ne pensait plus quâĂ venger son amour martyr. Au brusque dĂ©tour dâune roche, elle sâarrĂȘta soudain les yeux fixĂ©s devant elle. Au fond dâune anfractuositĂ© de la grĂšve, un corps Ă©tait Ă©tendu sur le sable, enlacĂ© de varech, encore Ă moitiĂ© baignĂ© par le reflux. Elle sâen approcha aprĂšs avoir appelĂ© ses compagnes. Alors lui apparut, la tĂȘte ensanglantĂ©e, respirant Ă peine, un jeune officier des Bleus. Le visage dâAnne demeura impassible. Les femmes effrayĂ©es, restĂ©es Ă distance, se dĂ©tour- nĂšrent du chemin, et la fiancĂ©e du chevalier reprit froidement sa marche en avant vers le manoir dont la vieille tourelle recouverte dâun lierre sĂ©culaire dominait la falaise. La chambre de la tourelle est haute et boisĂ©e. Des poutres de chĂȘne grossiĂšrement Ă©quarries forment la voĂ»te du plafond. Une vaste et unique fenĂȘtre Ă petits vitraux, par oĂč lâon dĂ©couvre le large jusque vers la pointe du Raz, laisse entrer les premiĂšres lueurs du jour. Sous un Ă©norme manteau de cheminĂ©e de granit, la flamme flambe Ă petit feu et Ă©claire le visage dâune religieuse aux traits ascĂ©tiques, assoupie, assise sur un escabeau. Sur un lit Ă baldaquin, protĂ©gĂ© par de vieilles tapisseries du souffle du vent qui, montant par lâescalier de pierre, se lamente Ă travers les corridors, est Ă©tendu un blessĂ©, la tĂȘte entourĂ©e dâun bandeau. Câest lâofficier des Bleus, rapportĂ© par le flot, que mademoiselle de Kerlaz a fait recueillir aprĂšs sa rentrĂ©e au logis. Cinq jours durant, le naufragĂ© sâest dĂ©battu entre vie et mort. GrĂące aux soins de lâabbesse qui veille encore Ă son chevet, il est presque rĂ©tabli. A cette heure, il repose encore le calme rĂ©parateur a succĂ©dĂ© aux visions troublantes oĂč se confondaient les bruits de la tempĂȘte, lâeffondrement du navire Ă la pointe Saint-Mathieu, la lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e contre la lame en fureur, enfin la courte appa- rition dâune femme jeune Ă©tanchant le sang qui lâaveuglait. Lâaube sâest levĂ©e. La religieuse, rĂ©veillĂ©e par le frisson du matin, prĂ©sente une potion au convalescent qui a ouvert les yeux. Merci, ma sĆur, je vais bien et me sens fort maintenant. Vous mâavez comblĂ© de vos bontĂ©s, et je vous en remercie, comme un soldat, du fond du cĆur. Je nâai plus quâune grĂące Ă rĂ©clamer de vos bons offices, avant de partir oĂč le devoir mâap- pelle. Veuillez demander aux maĂźtres de cette maison hospitaliĂšre Ă quelle heure je pourrai leur tĂ©moigner toute ma gratitude. » Lâabbesse sâinclina et sortit. Lorsque lâofficier fut sur pied, elle rentra. Monsieur le capitaine, dit-elle dâun air grave, tout en e'grĂ©nant son rosaire, mademoiselle Anne de Kerlaz, ma niĂšce et la maĂźtresse de cĂ©ans, me charge de vous dire quâelle accepte vos remerciements et que tout est disposĂ© pour vous conduire lĂ oĂč vous ordonnerez. » LâĂ©tranger avait compris; il salua avec une certaine fiertĂ© la religieuse raidie sous sa robe de bure. Peu dâinstants aprĂšs, on entendit les chiens aboyer au bruit de la cloche suspendue Ă lâun des angles du portail Ă©cussonnĂ© dont les battants se refermaient. La ferraille dâune carriole, roulant sec sur le roc, rĂ©sonna en sâaffaiblissant dans le lointain ; puis tout redevint muet dans la campagne, aux alentours du manoir. CâĂ©tait en vendĂ©miaire de la mĂȘme annĂ©e. Le ciel Ă©tait pur. La lande aux genĂȘts et aux ajoncs fleuris dâor, sâĂ©tendait solitaire et morne, bornĂ©e Ă lâouest par les dunes de Lampaul, dominĂ©e au nord par la flĂšche irradiĂ©e de lumiĂšre de lâĂ©glise de Ploudal- mezeau. Au nord-ouest, Ă lâentrĂ©e de lâanse de Porsal, se dresse vaporeusement le haut donjon carrĂ© de Tremazan, au-dessus duquel tournoient les vols de goĂ©lands. Les menhirs », espacĂ©s et muets comme des sentinelles dans le dĂ©sert, coupent lâhorizon de leurs arĂȘtes granitiques. Nul autre bruit ne sâĂ©lĂšve des profon- deurs de la plaine, que les hennissements des chevaux sauvages au pacage, mis en Ă©veil par les senteurs nocturnes des loups enchĂąsse. Rien en vue, exceptĂ©, vers Ploudalmezeau, quelques fumĂ©es bleuĂą- tres montant lentement dans les airs. CâĂ©tait lĂ le bivouac des Bleus qui venaient de reprendre les opĂ©rations contre les roya- listes et les curĂ©s rĂ©fractaires. Au haut du clocher de la paroisse flottait le drapeau tricolore, signe de leur quartier gĂ©nĂ©ral. La lande, jusquâalors assoupie sous les ardeurs dâun dernier soleil dâautomne, sâemplit peu Ă peu de bruissements dâabord confus. Les cimes des genĂȘts commencĂšrent Ă trembloter, comme si la brise de mer se fĂ»t Ă©levĂ©e subitement. BientĂŽt, Ă chaque FIGARO ILLUSTRĂ g5 coin de carrefour, derriĂšre les calvaires dĂ©couronnĂ©s de leurs Christs de pierre primitifs, on vit apparaĂźtre, Ă la dĂ©robĂ©e, des tĂȘtes chevelues de gars se glissant dans la broussaille. CâĂ©taient les blancs en marche. Sortis mystĂ©rieusement des souterrains du chĂąteau-fort deTremazan, rendez-vous gĂ©nĂ©ral de lâinsurrection, ils allaient essayer de surprendre et dâenvelopper les troupes conventionnelles expĂ©diĂ©es de Brest au proche district de Lesneven. La tĂąche, dâailleurs, sâannonçait rude. On savait lâennemi en forces. Les espions, dĂ©guisĂ©s en racoleurs de volon- taires pour lâarmĂ©e rĂ©publicaine, les avaient bien comptĂ©es. Un dĂ©tachement de canonniers matelots, deux cents hommes de la garnison de Brest, et pareil nombre de miliciens nationaux, munis de quatre mille cartouches Ă balles dĂ©livrĂ©es'par les maga- sins de la marine, le tout renforcĂ© par une compagnie de dragons de la garde nationale, avaient reçu lâordre dâen finir avec les rebelles du vieux LĂ©on », et de ne plus faire aucun quartier. Les dragons entre autres nâavaient pas perdu leur temps au bourg de Ploudalmezeau. La veille mĂȘme, pendant que lâon chantait vĂȘpres, ils avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusquâau pied de lâautel; ils en avaient arrachĂ© les deux prĂȘtres non assermentĂ©s, Gourmelon et Causeur, qui officiaient, et, sous une grĂȘle de pierres, avaient dĂ©gainĂ© et sabrĂ© lâassistance affolĂ©e. La fermentation Ă©tait Ă son comble chez la population. De leur cĂŽtĂ©, les Bleus se gardaient bien des paysans aux longues braies qui se promenaient en 96 FIGARO ILLUSTRĂ jouant du bigniou » ou porteurs de pen-bas » gros gourdins', sâen allaient dĂ©bitant sur le pouce des galettes de sarazin. Le jour tombait. LâAngĂ©lus tintait mĂ©lancoliquement Ă tra- vers lâespace. Aux derniers sons, lâĂ©clatement dâune fusillade nourrie dĂ©chira lâair de ses crĂ©pitements rĂ©pĂ©tĂ©s. Faible au dĂ©but, la riposte ne tarda pas Ă sâaccĂ©lĂ©rer. A entendre les cris de dĂ©- tresse et les rumeurs triomphantes qui emplissaient la lande, il Ă©tait certain que les deux partis se heurtaient corps Ă corps. A une certaine heure, Ă suivre de lâĆil le nuage dâĂ©paisse fumĂ©e qui gagnait du terrain vers le bourg oĂč lâincendie venait dâapparaitre fulgurant, on devinait que les Blancs prenaient avantage sur les Bleus surpris. La nuit sombre avait tout enveloppĂ©. LâAngĂ©lus changĂ© en tocsin frappait furieusement Ă tous les Ă©chos. La lutte acharnĂ©e battait son plein ; mais, dâaucun cĂŽtĂ©, pas un fuyard. Chacun sentait quâil fallait vaincre ou pĂ©rir. Les rues de Plou- dalmezeau Ă©taient en feu. A la tĂȘte des gars, on apercevait Ă che- val, impassible, le pistolet au poing, le chapeau noir marquĂ© dâune croix blanche, un garde-chasse Ă sa gauche, un prĂȘtre Ă sa droite, crucifix en mains, on apercevait une femme donnant ses ordres Ă un groupe serrĂ© dâassaillants qui lâentouraient comme des gardes du corps. Et, chemin faisant, les gars frappaient fort, frappaient toujours, comme dans la ballade de Cornouaille. Mais au son du tocsin qui nâa cessĂ© de gronder, voici des ren- forts de garde nationale qui accourent de Lannilis au secours des troupes de la nation. La lutte recommence plus violente; alors, la face du combat ne tarde pas Ă changer. Les Blancs, dâabord rĂ©duits Ă la dĂ©fensive, se sentent bientĂŽt pris Ă revers et d'Ă©charpe par deux piĂšces de campagne. La dĂ©route commence. Le bruit se propage que les munitions font disette et que les faux sont fati- guĂ©es de faucher. Les vainqueurs de la premiĂšre heure se voient forcĂ©s Ă la retraite. Les Bleus, qui ont repris une vigoureuse offensive, les poussent, sabres dans les reins, les dĂ©logent des mille replis de la lande et les acculent, Ă©puisĂ©s en force comme en nombre, au chĂąteau de Tremazan, leur dernier refuge. Les quatre Ă©tages du donjon carrĂ© sâilluminent de poudre, et les quatre couleuvrines dont il est armĂ© vomissent une grĂȘle de mitraille. Mais la nuit est devenue si obscure que lâennemi reste dĂ©sormais invisible, dĂ©fiant, dans un silence de mauvais augure, les coups mal ajustĂ©s. Peu Ă peu, le calme revient sur la lande, et les dĂ©fenseurs du donjon nâentendent plus que le bruit des vagues dĂ©ferlant sur les hautes assises du chĂąteau-fort, bĂąti Ă pic du cĂŽtĂ© de la mer. Lâagonie de la dĂ©fense commençait. Depuis trois longs jours les blancs sont bloquĂ©s par la famine. Toutes leurs sorties ont Ă©tĂ© repoussĂ©es par les Bleus solidement abritĂ©s derriĂšre des monceaux de fascines, et par les salves des flĂ»tes embossĂ©es hors la rade de Porsal. Le commissaire du dis- trict, prĂ©posĂ© aux armĂ©es, a fait savoir depuis la veille aux rebelles que sâils veulent se soumettre et dĂ©poser leurs armes, vie sauve leur sera octroyĂ©e, Ă condition que trois personnes, choisies volontairement parmi les chefs de lâinsurrection, seront envoyĂ©es au tribunal rĂ©volutionnaire de Brest, câest-Ă -dire Ă lâĂ©chafaud. La rĂ©sistance a succombĂ©, le drapeau parlementaire vient dâĂȘtre hissĂ© au sommet du donjon dont les portes se sont ouvertes. Les conventionnels prennent position autour du . chĂąteau et for- ment la haie, Ă travers laquelle dĂ©filent les vaincus, hĂąves, mornes et dĂ©sarmĂ©s. Trois de leurs chefs, qui se sont dĂ©signĂ©s sponta- nĂ©ment Ă la vindicte du vainqueur, attendent dans la salle basse du donjon la venue du commissaire national. Les tambours battent aux champs. Le procureur- syndic, revĂȘtu de lâĂ©charpe aux trois couleurs, suivi de son greffier et dâun piquet de canonniers, accompagnĂ© du commissaire du dis- trict et du commandant des troupes, sâavance sur le pont-levis. Le cortĂšge pĂ©nĂštre dans la grande salle oĂč les trois prisonniers sont gardĂ©s Ă vue. Le public fait irruption sur les bas cĂŽtĂ©s. Lâinterrogatoire sommaire commence. Le premier interrogĂ© porte un costume de garde-chasse. Citoyen, vos noms, prĂ©noms et profession ? â HervĂ© Legludic, gabier Ă bord de la Galatee, au service seul du Roi, dĂ©serteur de la flotte rĂ©publicaine, qui nâa quâun regret, celui de ne pas vous avoir vu tous rĂŽtir dans le dernier coup de chien ! » Legludic est garrottĂ© sur place. Le second prĂ©venu est un vĂ©nĂ©rable prĂȘtre Ă cheveux blancs il se nomme Jean Jezequel, natif et recteur non assermentĂ© de la pa- roisse du Treshir. Le commandant, pris de compassion pour lâin- fortunĂ© vieillard, rappelle au procureur-syndic, Ă haute voix, que la Convention accorde un pardon gĂ©nĂ©reux Ă tout prĂȘtre ĂągĂ© de soixante-dix ans rĂ©volus. Le recteur se porte en avant et dĂ©clare, avec une fermetĂ© dĂ©daigneuse, quâil nâa que soixante-neuf ans et onze mois, quâil fera son devoir jusquâau bout, et ne sâabaissera pas Ă un mensonge pour cĂ©der Ă un autre sa place de martyr pour la foi. LâĂ©motion du public redouble quand survient le tour dâinter- rogatoire du dernier chef des rebelles. Câest lâamazone au chapeau noir marquĂ© dâune croix blanche, quâelle porte aussi fiĂšrement devant son juge que sous le feu de lâennemi. Citoyenne, vos noms et prĂ©noms? FIGARO ILLUSTRĂ 97 â Anne de Kerlaz, derniĂšre du nom, de famille noble par tous ses aĂŻeux, chĂątelaine du manoir de Treshir, lâunique et vĂ©ritable chef de lâinsurrection contre les plus odieux des bourreaux ! » AprĂšs cette dĂ©claration, dite dâun air glacial, lâintrĂ©pide jeune fille fixa hardiment son regard sur le commandant, qui avait failli tomber Ă la renverse en lâĂ©coutant parler. Le mĂȘme soir, le donjon de Tremazan, bourrĂ© de fascines, Ă©tait livrĂ© aux flammes, en chĂątiment de lâhospitalitĂ© accordĂ©e aux insurgĂ©s. A la lueur de son incendie, on embarquait les vaincus Ă bord des flĂ»tes destinĂ©es Ă faire croisiĂšre en Manche contre les vaisseaux anglais, et les trois prisonniers, Ă©troitement surveillĂ©s, prenaient la mer, Ă destination de Brest, sur une barque pontĂ©e, de rĂ©quisition, la Diligente, la mĂȘme qui, six semaines auparavant, cruelle ironie du sort, emportait Ă la libertĂ© les neuf dĂ©putĂ©s girondins, traquĂ©s et fugitifs dans le FinistĂšre, depuis Quimper jusquâau bec dâAmbĂšs. La ville de Brest est en pleine terreur. LâĂ©glise Saint-Louis est transformĂ©e en temple de la Raison. Les fĂ©dĂ©rĂ©s logent dans la chapelle des Carmes. La chapelle de la marine est consacrĂ©e aux sĂ©ances du tribunal rĂ©volutionnaire. Les Ă©quipages des vais- seaux sur rade et les ouvriers de lâarsenal sont les maĂźtres du port. Un canot dâhonneur attend, au bord de la Penfeld, lâarrivĂ©e du bourreau, invitĂ© Ă dĂźner Ă bord du vaisseau-amiral. La sainte guillotine », suivant le rapport lu Ă la Convention, est en perma- nence sur la place de la LibertĂ© » champ de bataille. Câest jour de grande fĂȘte, 3 o vendĂ©miaire 21 octobre 1793. La nouvelle est arrivĂ©e, disent les affiches apposĂ©es rue de Siam, Ă la porte de la SociĂ©tĂ© populaire, que Marie-Antoinette a subi une justice trop tardive. » Les spectateurs sont partis en file de la ComĂ©die, et rĂ©unis au pied de lâarbre de la LibertĂ©, chantent la Carmagnole, lâhymne chĂ©ri des vrais patriotes ». Salve de vingt-trois coups de canon et illuminations, sont suivies dâun grand bal public oĂč les tricoteuses et les matelots font florĂšs ». A lâautre extrĂ©mitĂ© de la ville, au bout du cours dâAjot, dâoĂč se dĂ©couvre la plus belle rade du monde, sâĂ©lĂšve le chĂąteau. Ses hautes tours crĂ©nelĂ©es se dĂ©coupent sur le noir horizon lâaspect en est lugubre. Les passez au large » des sentinelles, qui mena- cent de faire feu sur le passant inoffensif, indiquent suffisamment que câest lĂ la prison. Elle est en effet encombrĂ©e de parents dâĂ©migrĂ©s, de nobles et de paysans dĂ©clarĂ©s suspects, de prĂȘtres rĂ©fractaires et de prisonniers anglais. La grande chambre qui donne sur la rade, longue de vingt-deux mĂštres sur onze de lar- geur, contient Ă elle seule cinquante-quatre dĂ©tenus que lâaccusa- teur public a dĂ©jĂ marquĂ©s au front. A droite du porche, dĂ©fendu par une lourde grille de fer quadrillĂ©, on entrevoit, Ă travers le premier vestibule, cĂŽtĂ© cour, un corps de garde câest la seule piĂšce encore Ă©clairĂ©e. Sur une table bancale et huileuse, encom- brĂ©e de verres pleins dâeau-de-vie, au milieu dâune buĂ©e Ă©paisse, des gardes nationaux jouent aux cartes. Ils paraissent tous aussi gris que le guichetier, sauf un milicien Ă longue barbe, qui, tout en allumant sa pipe sur le seuil de la porte, semble observer et Ă©couter tout ce qui se passe au dehors du poste. La ronde de nuit vient de rentrer avec ses falots. Profitant du brouhaha causĂ© par les nouveaux venus, lâhomme barbu a disparu, non sans avoir cachĂ© sous son vĂȘtement une lanterne sourde. Juste au-dessus du corps de garde oĂč le tumulte a grandi, se trouve la cellule n° q 5 , dont la lucarne, grillĂ©e prend jour sur la cour intĂ©rieure du chĂąteau. Une jeune femme y est en priĂšres, agenouillĂ©e dans lâobscuritĂ© sur la paille qui lui sert de lit. On a frappĂ© un coup discret Ă sa porte. Elle se relĂšve en sursaut, pendant que la porte sâouvre et se referme sur un inconnu. Anne de Kerlaz et lâofficier Bleu sont en prĂ©sence et se sont vite reconnus. Que me voulez-vous, Monsieur, sâĂ©cria la jeune fille avec indignation. â Vous sauver, Mademoiselle, dâune mort horrible. Il nây a pas une minute Ă perdre. Tout est prĂ©parĂ© pour votre fuite en lieu sĂ»r. Je vous ai dĂ» la vie ; je viens mâacquitter de ma dette. » AprĂšs une seconde dâhĂ©sitation, la prisonniĂšre rĂ©pondit avec une certaine Ă©motion Ce que vous faites lĂ , mĂȘme au pĂ©ril de votre honneur, est brave. Monsieur, et Dieu vous en tiendra compte. Mais je ne saurais rien accepter dâun ennemi jurĂ© de tout ce que jâaime et je vĂ©nĂšre. Rien de commun nâest possible entre nous. Dâailleurs, je veux mourir! â Mademoiselle, ne dĂ©sespĂ©rez pas un honnĂȘte homme qui est bien rĂ©solu Ă vous faire le sacrifice de son existence. Ce serait vous blesser que de parler Ă pareille heure du sentiment profond que jâai gardĂ© Ă la chĂątelaine du Treshir. â Nâallez pas plus loin, sâĂ©cria Anne, lâinterrompant. Je suis la fiancĂ©e et la veuve du chevalier de Kerorven, dont vous et les vĂŽtres avez jetĂ© la tĂȘte au bourreau ! Un fleuve de sang nous sĂ©pare Ă jamais ! » Lâofficier Bleu se jeta aux genoux de mademoiselle de Kerlaz, faisant appel Ă tous les sentiments qui devaient la rattacher Ă la vie; il lui apprit que le fidĂšle Legludic, audacieusement Ă©vadĂ©, lâattendait sur le glacis. PriĂšres, supplications, rien nây fit. Au moment de se sĂ©parer, Anne laissa tomber ces mots A vous seul je pardonnerai, Ă une condition, la promesse que vous arracherez mon voisin de captivitĂ©, le malheureux recteur du Treshir, Ă lâabominable supplice. Vous lui porterez mon dernier vĆu, celui dâĂȘtre ensevelie par ses mains Ă lâabbaye de Saint- Mathieu, et de recevoir de ses lĂšvres la derniĂšre priĂšre. â Je vous le jure, rĂ©pliqua lâofficier, les yeux mouillĂ©s de larmes. » Au moment oĂč il allait franchir la porte, Anne lui tendit la main sur laquelle il sâinclina avec un long respect, empreint de dĂ©sespoir ; puis ĂȘlle lui jeta dâune voix presque dĂ©faillante cette derniĂšre parole Je compte sur votre parole de soldat. » Le lendemain, dĂšs le point du jour, la place du Champ-de- Bataille Ă©tait envahie par la populace. LĂ oĂč sâĂ©lĂšve aujourdâhui un gracieux kiosque musical, se dressait lâĂ©chafaud dont les bois rouges se dissimulaient mal sous le brouillard. On avait annoncĂ©, dĂšs la veille, une belle fournĂ©e. DonzĂ© Verteuil, le pourvoyeur de gibet, avait, en effet, bien fait les choses. La charrette qui gravis- sait pĂ©niblement la montĂ©e de la rue de la Rampe Ă©tait comble. Prignot, ancien notaire, de Kerjean pĂšre et -fils,' le canonnier Hippolyte et la citoyenne Galabert, le charpentier LevĂ©e et le tailleur Roussel ouvrirent la marche funĂšbre, sans lasser les appĂ©tits sanguinaires et les lazzis de lâignoble foule. AprĂšs les trois abbĂ©s Habasque, Peton et Brannelec, apparut Anne de Kerlaz, accompagnĂ©e de Bulot, prĂȘtre assermentĂ© dont elle repoussait dĂ©daigneusement les exhortations.. Les cris Ă mort » redoublĂšrent au sein de la populace dĂ©jĂ ivre de sang. ArrivĂ©e sur la plate-forme, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, la noble fille sâagenouilla et pria. Au moment oĂč elle se relevait insensible aux clameurs, pour se tourner vers la bascule, elle entendit une voix mĂąle, partie du fond de la foule, quâelle eut vite reconnue et qui lui criait Lâami est sauvĂ©. » Anne remer- cia lâofficier Bleu dâune lente inclinaison de tĂȘte, en fermant les yeux avec un sourire ineffable puis, le front haut, elle se livra Ă lâexĂ©cuteur. AussitĂŽt le couteau tombĂ©, le corps dâAnne, quâon ne laissa pas refroidir, » fut portĂ© Ă lâamphithéùtre de dissection de lâhĂŽ- pital de la marine. Les dĂ©pouilles des deux fiancĂ©s, suppliciĂ©s sur la mĂȘme place, restĂšrent ainsi sĂ©parĂ©es jusque dans la mort. Aussi, lorsque le vent vient Ă gĂ©mir, la nuit, sur la grĂšve de Saint-Mathieu, la lĂ©gende du pays prĂ©tend que câest lâĂąme plaintive dâAnne de Kerlaz qui plane sur le cloĂźtre de lâabbaye, aujourdâhui en ruines, oĂč repose solitairement le corps du chevalier de Kerorven. E. DE KĂRATRY. Illustrations de J. Girardet. II. 25 MONOLOGUE Par PAUL Une chambre Ă coucher Ă©lĂ©gante Ă la campagne, grand lit avec rideaux. Sur la table, verre dâeau et fleur dâoranger. CheminĂ©e, toilette avec glace, miroir Ă main et vaporisateur, lampe allumĂ©e avec abat- jour. Portes Ă droite, Ă gauche et au fond; fenĂȘtre praticable; au lever du rideau, la scĂšne est vide. Musique en sourdine pendant tout le temps de la scĂšne premiĂšre. SCĂNE I On entend frapper Ă la porte de droite, doucement dâabord, puis plus fort... puis une troisiĂšme fois et la porte sâouvre. Raoul. Il est en tenue de chambre fort Ă©lĂ©gante, chemise de soie. Il entre, un bougeoir Ă la main , inspecte la chambre dâun coup dâĆil, nây voit personne ; son regard sâarrĂȘte sur le lit dont les rideaux sont Ă peu prĂšs fermĂ©s. Il sâen approche doucement, comme sâil avait peur de rĂ©veiller la personne quâil croit y trouver. Il en Ă©carte les rideaux avec prĂ©caution et marque son dĂ©sappointement de trouver le lit vide. Il va Ă©couter Ă la porte de gauche et parait rassurĂ©. Il dĂ©pose son bougeoir et tire de sa poche un portefeuille et des clĂ©s qu'il pose Ă cĂŽtĂ© du bougeoir, sur la toilette; il se regarde dans la glace, caresse et frise sa moustache quâil doit avoir trĂšs longue. Il se parfume avec le vaporisateur. Il retourne au lit quâil contemple dâun air vainqueur ; l'arrange lĂ©gĂšrement ; il verse un verre dâeau sucrĂ©e avec beaucoup de fleur dâoranger ; il va Ă la lampe, la baisse un peu, et la place de façon quâelle laisse le lit dans la pĂ©nombre, en faisant tomber lâabat-jour de quelques centimĂštres, puis il va fermer hermĂ©tiquement les rideaux du lit ; tout cela se fait de lâair satisfait et un peu fĂ©brile dâun nouveau mariĂ© impa- tient qui attend sa femme. On frappe Ă la porte du fond. Raoul y va. Voix au dehors, accent anglais. â Câest moi, Bobv, le groom, monsieur le comte; je demande pardon Ă monsieur le comte de le dĂ©ranger, mais ZĂ©phyrine est trĂšs malade; elle a une attaque. Mouvement de Raoul. Une colique de tous les diables, et nous avons absolument besoin de monsieur le comte... Mouvement de Raoul indiquant quâil ne peut pas se dĂ©ranger . Si monsieur le comte pouvait venir... rien quâun instant... rien quâun instant!... Raoul va Ă©couter Ă la porte de gauche, puis il indique, par un mouve- ment, quâil va revenir, et 'il sort vite par la porte du fond. SCĂNE II La scĂšne reste vide un instant ; on entend frapper doucement Ă la porte de gauche ; silence; on frappe un peu plus fort ; silence. On frappe POIRSON de nouveau et la porte sâouvre doucement donnant passage Ă Flo- rentine. Elle est en toilette de nuit trĂšs Ă©lĂ©gante ; peignoir brodĂ©, petit bonnet , etc.... elle a un bougeoir Ă la main et elle entre avec une extrĂȘme timiditĂ©, les yeux baissĂ©s et lâair embarrassĂ© dâune jeune fille qui pĂ©nĂštre pour la premiĂšre fois dans la chambre nuptiale qu'elle croit dĂ©jĂ occupĂ©e par son mari. Elle sâavance doucement, son bougeoir Ă la main, leve les yeux et regarde de tous les cĂŽtĂ©s ; la musique de scĂšne, qui a Ă©tĂ© decrescendo depuis la sortie de Raoul , cesse complĂštement. Florentine. â Personne!... Câest bizarre!... Il mâavait semblĂ© entendre du bruit. Elle dĂ©pose son bougeoir sur la cheminĂ©e, aprĂšs avoir soufflĂ© la bougie. Jâaurais jurĂ© que Raoul... que mon mari Ă©tait ici. Elle va Ă©couter Ă la porte de droite. Je nâentends rien, f Elle se retourne. Personne ! Eh bien ! jâaime mieux cela ! Câest drĂŽle! mais jâai une peur!... Dame!... se trouver toute seule... pour la premiĂšre ibis... la nuit... avec un jeune homme!... Câest mon mari, je le sais bien... mais depuis ce matin seulement... Et maman qui nâest pas lĂ !... Quâest-ce qui va mâar- river?... Maman mâa parlĂ© dâabnĂ©gation, de sacrifice, de mystĂšre, dâobĂ©issance... elle avait lâair bien embarrassĂ© maman!... Je nâai rien compris!... sinon que ce devait ĂȘtre... terrible. Oh! maman! maman! jâai peur! i Se roidissant. Allons! Madame! quâest-ce que cela veut dire? Est-ce que nous ne som- mes pas une femme mariĂ©e! Du courage ! [Au public. Il nây a pas de danger, nâest-ce pas? Dâabord moi, je ne voulais pas quitter Paris ; câest lui qui a voulu venir passer sa lune de miel dans son chĂąteau... dans notre chĂąteau. Enfin il est trop tard pour rĂ©criminer ! Je suis mariĂ©e et bien mariĂ©e. Aujourdâhui Ă midi prĂ©cis Ă Saint-Thomas-dâ Aquin, monseigneur lâĂ©vĂȘque in partibus de Tombouctou nous a bĂ©nis; il paraĂźt quâil a Ă©tĂ© fort onctueux dans son petit discours, mais je nâai rien entendu, jâĂ©tais si Ă©mue ! Pas tant que maintenant, pour- tant... Par exemple, ce que je me rappelle bien, câest la sacristie! Non, je nâai jamais Ă©tĂ© embrassĂ©e comme cela! Incalculable le nombre de lĂšvres, les unes sĂšches, les autres humides, chaudes, froides, rouges, blanches, bleues, souriantes, pleurantes, minces, FIGARO ILLUSTRĂ 99 Ă©paisses, pincĂ©es, qui se sont collĂ©es sur nies pauvres joues, . et Raoul, qui me regardait dâun, dĂ©tresse et qui avait lâair de se dire Mais vous allez me. les user, mes pauvres petites joues, et il nâen restera plus pour moi. Eh bien ! il en est restĂ© tout de mĂȘme. {Confuse. En chemin de ter! Au public. Oui, il mâa embrassĂ©e. Oh ! mais embrassĂ©e! plus Ă lui tout seul que tous ceux de la sacristie. AprĂšs tout, câest mon mari ! et il me semble quâil a bien le droit... Du reste, il a tous les droits, ii parait!... mĂȘme celui de se faire attendre... Elle regarde partout. car il ne vient pas vite! Elle va Ă la porte de droite Ă©couter, i Je nâentends rien, est-ce qu'il ne serait plus dans son cabinet de toilette r Elle regarde sur la che- minĂ©e. Son portefeuille, ses clefs... il est venu ici {elle voit le bougeoir Ă©teint, son bougeoir... Ă©teint... ce verre dâeau sucrĂ©e prĂ©parĂ©... Un regard sur le lit dont les rideaux ont ete hermĂ©tiquement fermes par Raoul. Elle fait un geste indiquant qu elle croit son mari couchĂ© dans le lit. lĂ©ger chatouillement... CâĂ©tait lĂ ... lĂ dans le petit coin de lĂ bouche... Elle indique la place avec son doigt. Alfons bon! me dis-je, me voila dĂ©coiffĂ©e! Câest une mĂšche de mes blonds cheveux qui vagabonde; ça me chatouil- lait ! EnervĂ©e. ça me chatouil- lait. Et la polka qui continuait. Elle fredonne. Ta la la la ! Ta la la la ! Pas moyen de sâarrĂȘter. Alors, jâai une idĂ©e, une' brillante idĂ©e Je fais un mouvement... comme cela... Elle indique le mou- vement. Et je saisis Ă belles dents ce qui me chatouillait, sans inter- rompre la danse. Elle fredonne, les dents serrĂ©es. Ta la la la ! Ta la la la ! Tout Ă coup lâorchestre sâarrĂȘte, mon danseur, se sĂ©parant brus- quement de moi, pousse un cri de douleur, et je sens lĂ [elle indique sa bouche une secousse terrible... Ce que jâavais pris pour une mĂšche folle, dĂ©rangĂ©e de ma coiffure, câĂ©- tait le bout de la trĂšs longue mous- tache de Raoul ! Jâavais mordu Ă belles dents la moustache dâun jeune homme que je connaissais Ă peine! Que voulez-vous, jâĂ©tais compromise ! Gaiement. Et il nây a pas eu Ă dire, il a fallu Ă©pouser le propriĂ©taire de ces moustaches. Ah ! ! ! lĂ ! Elle met un doigt sur ses lĂšvres et sâavance sur la pointe des pieds. \ Il est lĂ ! chut! Elle tousse lĂ©gĂšrement et avec affectation. . H uni ' hum ! f Appelant Ă voix basse. Raoul ! Raoul ! Mon cher mari, câest moi ! moi! votre petite femme! Raoul! Avec un sentiment de dĂ©sappointe- ment.. Mais il dort! EtonnĂ©e . Ah! LĂ©gĂšre nuance de colĂšre.. Il dort! Maternellement, voyant le verre d'eau sucrĂ©e prĂ©parĂ©. Voyez donc ! Ce pauvre ami, il avait prĂ©parĂ© son verre dâeau sucrĂ©e, il nâa pas eu seu- lement le temps de le prendre!... Il nâa peut-ĂȘtre pas mis de fleur dâoranger. Elle verse beaucoup de fleur dâoran- ger. Redescendant la scĂšne. Se tournant vers le lit. Mais je me vengerai ! Oh ! chĂš- res petites moustaches, vous en verrez de cruelles elle fait le geste de mordre , maintenant que cela mâest permis, AprĂšs un temps. Cela ne fait rien ! Ce nâest pas ainsi que je me figurais mon premier tĂȘte- Ă -tĂȘte avec mon mari! Des idĂ©es de petites filles probablement. Elle va a la glace et se fait de petites mi- nes. Vous ĂȘtes pourtant bien gen- tille, petite, dans votre jolie toilette blanche. Et cette coiffure elle prend la glace Ă main et se regarde de pro- fil et par derriĂšre , est-ce assez rĂ©us- si ?... TrĂšs bien! mignonne! Et ce Monsieur qui dort au lieu de re- garder tout cela. Eh bien ! et moi !... quâest-ce que je vais devenir ? Remontant vers le lit et avec une certaine Ă©motion. Ma foi! je mâen vais le rĂ©veiller! .HĂ©- sitant.. Oh! non, je nâoserai ja- mais!... Et puis, il est peut-ĂȘtre bien fatiguĂ©, ce pauvre petit mari ! La journĂ©e a Ă©tĂ© dure, une jour- nĂ©e de noce. Un soupir. Ah! Et puis le voyage ! Trois grandes heu- res en chemin de fer! Je sais bien quâil ne sây est pas ennuyĂ© en che- min de ter! [Se tournant vers le lit. Non, Monsieur, on ne vous rĂ©veil- lera pas... Chut! chut! Ah! si jâosais... Elle fait le geste dâouvrir les rideaux. Sans le rĂ©veiller, je voudrais tant le voir ' est si beau mon petit mari !... Oui, il est beau ! trĂšs beau i.!! Il doit ĂȘtre si beau en dormant! TrĂšs prĂšs du lit, hĂ©sitant. Non, dĂ©cidĂ©ment ]e n ose pas... Il nâaurait quâĂ se rĂ©veiller!... Câest dommage. .1 aurais tant voulu le voir. Seulement... le bout de sa moustache... Virement et redescendant. Oh! sa moustache!... [hile sourit. Avec enthousiasme. Elle est longue comme cela, sa moustache... Au public. Câest que vous ne savez pas; câest elle qui a tout lait. C est cette bienheureuse moustache qui est cause SaiI,^Lmas n dSiS U1 S â eSt aCC ° mpli aU â 0Urd â hm â PĂ© g lise Saint- rhomas-dâAquin... Comment cela ?... Oh câest toute une histoire !... i ie iu.\ H dort si bien, que jâai le temps de la dire. C Ă©tait, il y a trois mois environ, au bal chez les Fontbri ce fameux bal des habits de toutes les couleurs ! Jâavais une ai rable toilette rose, avec une masse de petits ruchĂ©s, et puis c petits plisses, et puis des petits bouillonnĂ©s... Mon oncle general trouvait mu* iânvm'ç IâqĂź,- m,,,-, i .. r . . , i .1 ouumuiiucs... raui. general trouvait que ] avais lâair dâun bonbon. Le fait est quer... Avec admiration. JâĂ©tais coiffĂ©e... Ă j Ă©tais a croquer... [Avec admiration. J'Ă©tais coiffĂ©e... Ă ravir., peu ebourifiee... mais câĂ©tait dâun lĂ©ger et dâun... flou, com j 110 ÂŁ c , 0Llsm le peintre ; Raoul, qui nâĂ©tait alors pour moi c M. de b recourt, vient mâinviter Ă danser. On jouait une pol [Elle fredonne un air de polka Câest le printemps. Ta la la la ' Tt la la.... Je me la rappellerai toujours. Reprenant. Nous ne mimes a bostoner. Tout Ă coup, je sens lĂ , sur la joue Elle va Ă la fenĂȘtre. Il est trĂšs beau le chĂąteau de mon Raoul; un peu dĂ©labrĂ©, et puis il y a des bĂȘtes,^ jâai vu dans mon cabinet de toilette une grosse... grosse araignĂ©e... qui mâa fait une peur... et puis jâai entendu un petit erri erri... pourvu que ce ne soit pas une souris, les souris... [Avec un geste dâeffroi. Ce st mortel!... Il me semble que je lâentends encore... lĂ ... non! non!... Oh ! ces vieux chĂą- teaux !... Mais celui-ci, nous allons le rĂ©parer. Se tournant vers le lit. Oui, Monsieur! nous ferons des rĂ©parations !... Dâabord, vous me lâavez dit, vous ferez tout ce que je voudrai ; et jâai tant de choses Ă lui demander ! Maman prĂ©tend que dans les premiers moments on obtient tout ce quâon veut de son mari... Dâabord, Monsieur, plus de club! Vous donnerez votre dĂ©mission de tous vos cercles... exceptĂ© du Mirliton... Dans celui-lĂ ils sont gentils... on y reçoit les dames!... Pourtant quand jâĂ©tais demoiselle, mon frĂšre Georges nâa jamais voulu mây conduire ; il paraĂźt que quel- quefois on y joue... des choses!!.. Maintenant jâirai... Au lit. Nâest-ce pas, Monsieur? Et puis jâirai aussi au Palais-Royal!... Au lit. Nâest-ce pas, Monsieur?... Et puis au bal de lâOpĂ©ra... et puis, au cafĂ©-concert! Au lit. Vous dites?... Non... Oh! mais si!... Ma cousine Berthe, qui sâest mariĂ©e lâan passĂ©, y a Ă©tĂ©... Vous voyez bien ! Et puis vous savez, petit mari, deux cigares seulement... [Elle fait le geste avec ses deux doigts. Deux cigares par jour... Tout cela est dâaccord le Mirliton, le' Palais-Royal, le bal de 1 OpĂ©ra, le cafĂ©-concert ! et les deux cigares, nâest-ce pas? Et ne venez pas aprĂšs me dire que cela- nâa pas Ă©tĂ© con- venu... II y a des tĂ©moins... Elle dĂ©signe le public. SĂ©rieuse. Mais Elle pousse un cri en se retournant du cĂŽtĂ© du lit quâelle a cru voir remuer dans la glace. Elle a immĂ©diate- ment reposĂ© le miroir Ă main. Ah! les rideaux ont remuĂ©... Non! Câest une fausse peur... Monsieur dort... et quel sommeil calme et tranquille. Un enfant... ce nâest pas comme petit pĂšre... Elle ronfle lĂ©gĂšrement. Cela doit ĂȘtre bien gĂȘnant quelquefois... Quel calme! Quelle tranquillitĂ©! Tout repose dans le chĂąteau ! FIGARO ILLUSTRĂ Des nouvelles de ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie... » Ah ! la feuille est retournĂ©e... lâĆil des plus vifs, la bouche fine... Quant Ă ses jambes... » La feuille est retournĂ©e! Comment 1 Quant. Ă ses jambes... » â Ah! mais il est trĂšs inconvenant... Quant Ă ses jambes... » Quâest-ce qui peut parler comme cela de mademoiselle ZĂ©phyrine !... Au fait, cela ne me regarde pas... je ris lĂ ! et ma position commence Ă devenir embarrassante... Mais non, cela ne se passera pas ainsi... RĂ©solument . Je vais le rĂ©veiller. Elle marche bravement vers le lit. Non, je nâose pas... pas encore!... et puis, il va peut-ĂȘtre se rĂ©veiller tout seul dans un instant... Attendons un peu, cinq minutes... Tiens, je vais compter jusquâĂ cent, et sâil nâest pas rĂ©veillĂ©... ma foi!... Elle sâassied. Commençons. Vite dâabord. i, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9. 10, 11 f Ralentissant ., 12, i 3 , 14, i 5 , 16. Cela ne fait rien ! Je nâaurais jamais pensĂ© quâune premiĂšre nuit de noces... Vite. 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23 Ralentissant ., 24, 25 . 26, 27, 28, 29... Monsieur dormant bien chaudement et conforta- blement, et moi lĂ , dans ce fauteuil, au froid... ImpatientĂ©e . car il fait froid, et je suis bien lĂ©gĂšrement vĂȘtue. Reprenant . Voyons, oĂč en Ă©tais-je... 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... Jâai trĂšs froid... 11, 12, i 3 ; 14, i 5 , 16, et le feu qui sâĂ©teint, 17, 18, 19, 20... Je peux au moins le rallumer. Elle va Ă la cheminĂ©e. 21, 22, 23 . Elle prend les pincettes et fait un grand bruit en les laissant tomber sur la pelle , elle pousse un petit cri et regarde le lit. Il nâest pas rĂ©veillĂ©... Ner- veuse. Ah! il a le sommeil dur! Elle fait encore un peu de bruit avec les pincettes en les faisant rĂ©sonner Ă chaque chiffre quelle compte .1 Quâest-ce que je fais! Ah ! voilĂ ! 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9,10... Elle regarde sur la cheminĂ©e. Ah! tiens!... son portefeuille... Elle le regarde saris y toucher . Quâest-ce qui passe lĂ ? un papier... Elle lit. Des nouvelles de ZĂ©phyrine ». Un nom de femme! Oh ! non!,., câest indiscret ce ,que je fais lĂ ... Elle regarde le lit- Et puis il pourrait me voir!... 11, 12, 1 3 , 14, 1 5 , 16, 17, 18. Elle regarde encore la lettre. Je nây touche pas du reste... je regarde seulement... et sâil lâa laissĂ©e ouverte, c'est quâil nây a rien de cachĂ©!... Oh! non! non!... 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... Quâest-ce que ça peut bien ĂȘtre que mademoiselle ZĂ©phyrine?... 11, 12, 1 3 , 14... Elle regarde. Du reste, on ne peut rien lire ; la lettre est pliĂ©e, il faudrait y toucher... et jamais! jamais!... On ne voit que des mots sans suite... Lisant. OĂč en Ă©tais-je?... Avec les pincettes et en accentuant comme plus haut. 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... Tout Ă coup elle pousse un grand cri, en dĂ©signant un coin de la chambre oĂč elle voit une souris qui passe; elle a les pincettes Ă la main. LĂ !... lĂ !... une souris... Maman! maman!... Elle monte sur une chaise. Oh! la vilaine bĂȘte... Raoul! Raoul! Mon ami!... Au secours!... La souris!... Ah! ma foi tant pis! Elle avance le bras et, avec les pincettes, elle ouvre les rideaux du lit qui, natu- rellement, est vide. Personne! Raoul! Raoul!... Il nâest pas lĂ ... [Dans la plus grande agitation. Et pas de sonnette... Oh ! ces vieux chĂąteaux... Quâest-ce que je vais devenir?... OĂč est mon mari Je ne peux par rester comme cela... Et ma femme de cham- bre... Julie!... Julie!... Et la souris!... Elle regarde. Elle nây est plus... Je nâose pas descendre... et pourtant! mon mari, il me le faut!... Elle descend avec des petits gestes peureux, traverse la chambre en courant , va Ă la porte de droite. Raoul ! Raoul ! Elle ouvre la porte. Personne! OĂč est-il? Je meurs dâinquiĂ©tude. Elle retraverse la chambre et va Ă la porte de gauche quâelle ouvre. Julie ! Julie ! Personne ! Elle va Ă la fenĂȘtre quelle ouvre. Ah ! quelquâun ! Elle appelle. Eh ! eh ! mon ami ! La voix du groom au dehors, par la fenĂȘtre. â Madame la comtesse mâappelle? Florentine. â Savez-vous oĂč est Monsieur le comte? La voix. â Oui, Madame la comtesse, il est en train de soi- gner ZĂ©phyrine qui est bien malade. Florentine. â ZĂ©phyrine ! ZĂ©phyrine ! cette si jolie personne dont il est question dans cette lettre... Elle va Ă la cheminĂ©e . Ah ! mais non! cela nâest pas possible! Cependant jâai bien lu... Des nouvelles de ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie... » Câest Ă©crit... et câest pour cette ZĂ©phyrine que M. de FrĂ©court me dĂ©laisse! DĂ©jĂ !... Ah! Raoul!... [Fermement. Ah! mais je veux voir ! Elle prend la lettre. De ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie bĂȘte que lâon puisse voir. » La plus jolie bĂȘte... Cette jument a lâĆil des plus vifs... » Riant. Ah! quelle peur jâai eue! Et moi qui ne savais pas si jâĂ©tais jalouse ! Je suis fixĂ©e maintenant! Mais au fait... câest une jument, je le veux bien, mais câest pour cette bĂȘte quâil me laisse lĂ toute seule depuis une heure... Oh ! cela ne se passera pas ainsi, je veux me venger... Elle va aux portes pousser les verroux. Maintenant, Monsieur mon mari, Ă votre tour dâavoir froid, Ă votre tour dâattendre... Puisque vous prĂ©fĂ©rez votre jument Ă votre femme, votre Ă©curie Ă sa chambre, grand bien vous fasse, mon cher mari. Elle ouvre le rideau et fait mine de se coucher ; elle boit le verre dâeau sucrĂ©e avec une petite grimace. Ah ! il y a trop de fleur dâoranger... Gracieusement et ironiquement Ă son mari. Bon- soir, petit mari... On entend frapper Ă la porte de droite . Le voilĂ ... Elle va Ă la porte. Ne prenez pas la peine... mon ami, jâai mis le verrou... La porte sâĂ©branle. Non, câest inutile avec dĂ©pit, ZĂ©phyrine a besoin de vous, allez prodiguer vos soins Ă votre jument... Ecoutant. Vous dites Ce nâest pas votre jument... ZĂ©phyrine nâest pas Ă vous, mais Ă moi... Elle mâĂ©tait destinĂ©e, et câest pour cela que vous la soigniez si bien... Au public. Ma foi cela me dĂ©sarme! A la porte. Eh bien, voyons, jâai pitiĂ© de vous, je vais vous ouvrir. La porte remue. Attendez un instant! Une seconde et je suis Ă vous, mon cher mari. [Au public, en regardant la porte. Ce soir, en voyant mon Ă©moi, Mesdames, ayez souvenance. Quâen pareil soir, pas plus que moi Vous nâaviez beaucoup de vaillance ! Prenez pitiĂ© de ma frayeur. Accordez-moi votre suffrage ! Et des bravos le bruit flatteur Saura me donner du courage ! I Illustrations de F. de Myrbach. PAUL poirson. HYDROTHĂRAPIE CHEZ SOI* RĂ©compenses aux Expositions 1839, 42, 54, 55, 62, 72, 78, 79, 81, 84, 85, 86, 87, 1888 MĂDAILLE DâOR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 DUPONT, fournisseur des hĂŽpitaux 10, rue Hautefeuille. Femmes F. PINET Les personnes qui ne trouvent pas les chaussures F. PINET dans la ville quelles habitent peuvent s'adresser directement Ă la maison de Paris. 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NOTA. â Tous les cheveux doivent alors ĂȘtre rĂ©unis et rejetĂ©s en arriĂšre avec un peigne Ă lar- ges dents. Former le chignon grec et le surmonter d'une Ă©pingle haute dans le genre de celle qui figure dans le dessin ci-dessus. 2. Pose des wavers et mouillage des cheveux Ă lâeau du waver. SĂ©parer les cheveux en mĂšche de 10 centimĂštres Ă la base et les tour- ner autour de l'Ă©pingle waver aprĂšs les avoir mouillĂ©s de l'eau du wa- ver. 4. Vue des ondulations terminĂ©es. Aspect de la tĂšte une fois la pose des wavers terminĂ©e. La merveilleuse invention due Ă LenthĂ©ric coĂ»te I Le flacon dâeau du waver servant Ă faire onduler La boĂźte de 5 wavers 12 fr. 50 les cheveux 6 fr. AprĂšs la complĂšte sĂ©cheresse des cheveux, les enlever soigneusement des wavers. La â Pliospltatine FaliĂšresâ est lâaiment le plus agrĂ©able et le plus recommandĂ© pour les enfants dĂšs lâĂąge de 6 Ă 7 mois, surtout au moment du sevrage et pendant la pĂ©riode de croissance. FACILITE LA DENTITION. 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KUlHlUmU A1111UU. uĂ«imwiiĂ« yĂ«i'iĂ«. - m lo. FIGARO ILLUSTRĂ Juin r 8 g i LE THEATRE DE MARIE-ANTOINETTE AU PETIT TRIANON M. Delaunay rĂ©citant A Trianon », poĂ©sie de M. Jules Claretie. Dessin de F. de Myrbach. FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE Polichinelle et lâ Aubergiste, par J. -G. Vibert. La FĂȘte du Patron, par Victor Gilbert. Le Théùtre de Marie- Antoinette au Petit- Trianon, par T. G. Dessin de F. de Myrbach. Le Mois parisien, par La Grandâville. La Vache noire dans la prairie, La Mode, par Claire de Chancenay. Les Livres, par R. M. Couverture Edward Spell , par Lydie Paschkoff. Illustrations en cou- leurs de Albert Lynch. AcquittĂ©e ! roman par FortunĂ© du Boisgobey quatriĂšme et derniĂšre partie. Illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Urbain l Invincible , par Paul Foucher. Reproduction de clichĂ©s de Paul Nadar. Le Crack, par Paul Devaux. Illustrations de Courboin. de la Peche, par G. Clairin. par Van Marcke. L Ouverture *=*>*>^*>ÂŁ2 Le Mois Parisien Les Salons de peinture. â Conseils aux gens Ă©puisĂ©s. â Les profes- sions libĂ©rales. â Tout le monde peintre ! â Figaro-Salon. â Tout- Paris Ă lâhuile. â Le marĂ©chal de Moltke. â Weiss. â Les chefs-dâĆuvre de Van Marcke. Câest une grosse affaire que les Salons de peinture. Que de mou- vement ils crĂ©ent dans une ville comme Paris ! Ils remuent tout un monde dâidĂ©es, dĂ©placent et passionnent les foules, activent le com- merce, agissent sur le goĂ»t et sur la mode. Aussi ne faut-il pas se montrer pessimiste et se plaindre de la place que prennent les peintres dans les prĂ©occupations publiques. Comme la musique, la peinture est un art qui adoucit gĂ©nĂ©rale- ment les mĆurs. Les jolies personnes, sans voile et sans dĂ©tours, qui nous font admirer dans nos toiles de maitres leurs convexitĂ©s et leurs conca- vitĂ©s, donnent rarement lieu Ă des Ă©meutes et leur agrĂ©able aspect nâest pas sans exercer quelque influence sur la repopulation de notre beau pays. Les gens Ă©puisĂ©s ont le choix entre deux mĂ©dications contempler le sĂ©rail de Balthazar dans le tableau de Rochegrosse ou se faire inoculer avec de lâextrait de cochon dâInde. Il est rare que la premiĂšre de ces deux mĂ©dications ne leur semble pas plus suave. NĂ©anmoins, on peut trouver que le nombre des peintres devient alarmant. Il nâest personne aujourdâhui qui ne veuille avoir une pro- fession dite libĂ©rale. Des concierges se disent sportsmen, musiciens ou journalistes. Ils sont sportsmen dĂšs quâils ont pariĂ© trois francs sur un cheval quelconque, musiciens dĂšs quâils accompagnent leur fille jusqu'au Conservatoire, journalistes dĂšs quâils ont envoyĂ© Ă un canard quel- conque le compte rendu dâun feu de cheminĂ©e ou une annonce pour demander une place de valet de chambre. S'il leur arrive de marquer dâun doigt poussiĂ©reux le coin dâune lettre destinĂ©e Ă un locataire, ils sâĂ©crient immĂ©diatement Et moi aussi, je suis peintre ! » TrĂšs fier, lâartiste improvisĂ© couvre de taches, avec son balai trempĂ© dans la boite aux ordures, des draps de lit quâil tend ensuite sur chĂąssis et quâil envoie au Salon sous divers titres Une TempĂȘte aux Ăźles BalĂ©ares, Portrait de mon Petit dernier, Un dessert sous Louis XIII, etc. Bien entendu, ces toiles sont refusĂ©es. Alors le concierge, furieux, passe Ă lâĂ©tat d'incompris et se suicide en maudissant la sociĂ©tĂ© et en se gorgeant du vin fin des locataires. La voilĂ bien, lâinjustice sociale ! Tout le monde est peintre, câest certain; mais, afin que nul nâen ignore, il conviendrait de rendre un dĂ©cret ainsi conçu Article premier. â DĂšs le jour qui lâaura vu naĂźtre, tout Français est promu Ă la dignitĂ© de peintre. Article 2. â Les peintres au-dessous de deux ans seront classĂ©s par Ă©coles, par un jury de nourrices, dâaprĂšs lâexamen de leurs langes, examen qui permettra dâapprĂ©cier leurs plus ou moins de dispositions Ă marcher sur les traces de Rembrandt. Article 3. â Pour stimuler ces dispositions, tous les biberons seront dĂ©sormais baptisĂ©s Biberon Paul Robert, et auront la forme dâun tube dans lequel le lait figurera sous lâĂ©tiquette Blanc dâargent. Article 4. â Dans les Ă©coles et autres Ă©tablissements dâenseigne- ment, les Ă©coliers renverseront leurs encriers sur leurs cahiers au dĂ©but de chaque classe. Ils chercheront Ă tirer parti de ces taches et Ă les transformer en eaux-fortes quâils intituleront Le Soleil de minuit au pĂŽle arctique ou La Traite des NĂšgres sur la cĂŽte de Zanzibar. Article^ 5. â Seront condamnĂ©s Ă mort et passĂ©s par les armes i° Les hrançais qui hĂ©siteraient Ă dĂ©clarer que leurs peintures sont supĂ©rieures Ă la Joconde ; 2 0 Ceux qui ne croiraient pas fermement mĂ©riter la mĂ©daille dâhon- neur au futur Salon. Ce dĂ©cret nâest quâun projet. Nous le soumettrons modestement au ministre des Beaux-Arts, qui ne peut manquer de le complĂ©ter et de lâamĂ©liorer. LâarmĂ©e, par exemple, serait munie de pinceaux imbibĂ©s des couleurs les plus vĂ©nĂ©neuses et barbouillerait quiconque tenterait de violer le territoire national, qui serait dĂ©limitĂ© par des poteaux sur lesquels on lirait Prenez garde Ă la peinture. cfc» Ces grandes rĂ©formes ne sont pas, je le reconnais, sur le point dâĂȘtre accomplies. En attendant, nos groupes picturaux ont dĂ©pensĂ© des sommes folles pour embellir le Palais de lâIndustrie et le Champs de Mars. , Cinquante mille francs au moins ont Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©s aux Champs- ElysĂ©es, cent vingt mille au Palais des Beaux-Arts, soit prĂšs de deux cent mille francs. Câest un joli denier. M. Pretet, lâinspecteur des Beaux-Arts, chargĂ© du placement des tableaux acceptĂ©s par le jury dâexamen, a pu opĂ©rer dans des milieux favorables aux arrangements les plus flatteurs pour lâĆil. Aussi, les journĂ©es de vernissage ont-elles arrachĂ© aux multitudes, dâailleurs Ă©crasĂ©es et foulĂ©es aux pieds, des cris dâadmiration. Mon rĂŽle nâest pas de parler ici des Ćuvres exposĂ©es. Câest lâaffaire du Figaro-Salon, oĂč Albert Wolff sâacquitte de cette tĂąche avec la maestria dont il est coutumier. Le Figaro-Salon en est dĂ©jĂ Ă sa septiĂšme annĂ©e dâexistence et il a vu croĂźtre sans cesse son succĂšs auprĂšs des artistes et du public. On a dit avec raison que MM. Boussod et Valadon apportaient Ă cette publication â comme Ă celle du Figaro IllustrĂ© â une sĂ»retĂ© de goĂ»t qui excite lâadmiration des plus difficiles. Les procĂ©dĂ©s de gravure de la maison Goupil ont dâailleurs acquis, sous la direction de M. Manzi, une incomparable perfection. Le Figaro-Salon a six fascicules, dont trois consacrĂ©s au Salon des Champs-ElysĂ©es et trois au Champs de Mars. Ces six fascicules forment un album charmant, dâune haute valeur artistique et digne dâĂȘtre feuilletĂ© par des doigts de duchesse. Les deux Salons de cette annĂ©e abondent en portraits des noto- riĂ©tĂ©s de la politique, de la diplomatie, de la littĂ©rature ou du théùtre. Aux Champs-ElysĂ©es, on a admirĂ© le mignon portrait de made- moiselle BrandĂšs, par Chartran. Voici Marais dans son rĂŽle de Ther- midor, voici Paul Mounet, Jean Coquelin, Got, Delaunay, Dupont- Vernon, FugĂšre, mademoiselle Deschamps, mademoiselle Eames, mademoiselle Invernizzi, Sarah-Bernhardt, peinte par elle-mĂȘme, et le buste .dâYvette Guilbert. Voici le portrait de madame Carnot, celui de M. Constans, celui de M. Corbon, qui vient de mourir il nâest pas mort de ça ; ceux de MM. Jules Simon, Le Royer, Magen, sĂ©nateurs, Peytral, DĂ©roulĂšde, Windhorst, PatenĂŽtre, du premier prĂ©sident LarombiĂšre, du baron de Morenheim, etc. Au Champ de Mars, portraits de Coquelin pĂšre et fils, par Friant; de Gounod et de RenĂ© Billote, par Carolus Duran ; dâAlphonse Daudet et de sa fille, de Paul Verlaine et de Berton, par CarriĂšre; de Coque- lin cadet, par Muenier ; deux portraits de Maurice BarrĂ©s, lâun par Blanche, lâautre par Rondel; JosĂ©phin Peladan, le fameux Sar, par Desmoulins; PrĂ©vost, par Gervex ; Henry Maret, par Lebayle; Tirard et lâamiral Krantz, par Roll ; Spuller, par Zorn ; Paul Ollendorf, par Weertz; le baron Franchetti, par Courtois; Ernest Renan, par Ary Renan, son fils; Arthur Meyer, par Rondel; monseigneur Foulon, archevĂȘque de Lyon, par Duez, etc... Et que de beaux ou curieux portraits de femmes madame Gauthe- reau, par Courtois ; madame Abel Hermant, madame Blanche, ma- dame Reichemberg, par Blanche ; madame Guillaume Dubufe, par Boldini; madame de Loqueyssie, par Paul Robert; mademoiselle Sanderson, par mademoiselle Lee Robbins ; mademoiselle Yvette Guilbert, par M. Dinaumare, etc. Dans la section de sculpture, le buste dâAlbert Wolff, par Dalou ; celui de Puvis de Chavannes, par Rodin ; celui de M. Alphand, par madame CoĂ»tant ; Coquelin cadet, par Bourdelle, et un groupe de mĂ©daillons de ThĂ©odore de Banville, Catulle MendĂšs, Rodolphe Dar- zens, Henri Ceard, Lucien Descaves, Paul Alexis, Jules Ancey, par Charpentier. Ce nâest pas tout ; mais on me pardonnera plus facilement dâen passer beaucoup que quelques-uns. Dâailleurs, il faut savoir se borner et ne pas confondre le Bottin avec la littĂ©rature. Le marĂ©chal de Moltke vient de mourir Ă quatre-vingt-onze ans, au sortir dâune partie de whist. En apprenant sa mort, lâempereur Guillaume, qui se trouvait au chĂąteau de la Wartburg, a tĂ©lĂ©graphiĂ© Je viens de perdre une armĂ©e ! » Le vieux marĂ©chal, stratĂšge admi- rable, semblait en effet synthĂ©tiser lâarmĂ©e allemande. Il avait dĂ©butĂ© dans la vie militaire au service du Danemarck. En 1822, il passa au service de la Prusse comme sous-lieutenant. CâĂ©tait un bureaucrate de gĂ©nie, prĂ©parant les guerres futures du fond de son cabinet, ayant dans ses cartons les plans de campagne de lâavenir, ceux qui ont amenĂ© Sadowa, puis Sedan, et avec lesquels nous aurons peut-ĂȘtre Ă compter un jour. Pendant des annĂ©es on le crut poitrinaire, et cet aspect souffreteux de long dadais montĂ© en graine lui fit manquer un mariage avec la fille du gĂ©nĂ©ral de Bulow. Il Ă©pousa plus tard mademoiselle de Burt. Ce grand massacreur dâarmĂ©es avait les goĂ»ts les plus simples. Dans sa propriĂ©tĂ© de Kreisau, vĂȘtu comme un vieux jardinier, il jouait parfois au crocket et aux quilles avec ses petits-neveux. Câest dans le FIGARO ILLUSTRĂ XXIII parc de cette propriĂ©tĂ© quâon lâa enterrĂ© auprĂšs de sa femme, quâil avait aimĂ©e autant quâil Ă©tait capable dâaimer. On pourrait en effet appli- quer Ă de Moltke ces vers que le poĂšte appliquait Ă NapolĂ©on Rien d'humain ne battait sous ton Ă©paisse armure ; Sans haine et sans amour tu vĂ©cus pour penser ; Comme lâaigle, planant dans un ciel solitaire, Tu nâavais quâun regard pour dominer la terre, Et des serres pour lâembrasser. Autre disparu Jean-Jacques Weiss, qui signait J. -J. Weiss. Il est mort au palais de Fontainebleau , dont il Ă©tait bibliothĂ©caire depuis le mois dâaoĂ»t i885, câest-Ă -dire depuis lâĂ©poque oĂč, se sentant fatiguĂ© et souffrant, il avait cĂ©dĂ© son feuilleton des DĂ©bats Ă Jules Le- maĂźtre. Ancien normalien de la bonne Ă©poque des Taine, des About et des Sarcey , J . - J . Weiss commença par vĂ©gĂ©ter comme professeur en province . FatiguĂ© de cette vie dâobscuritĂ©, il brisa ce cadre trop Ă©troit pour sa haute intelligence, dĂ©buta au Journal des DĂ©bats, passa au Courrier Français oĂč il fit cam- pagne avec PrĂ©vost-Pa- radol, puis au Journal de Paris avec Ădouard HervĂ©. LibĂ©ral, il fut un de ceux qui donnĂšrent Ă NapolĂ©on III lâidĂ©e tar- dive de fonder lâEm- pire libĂ©ral ». Dâabord trĂšs ardent monarchiste au dĂ©but du rĂ©gime rĂ©publicain, il se rallia peu Ă peu au gouvernement lĂ©gal, fit la guerre au rĂ©gime du 16 mai, dĂ©fendit Gambetta et accepta de lui un siĂšge au conseil dâEtat. RĂ©voquĂ© en 1879, il rentra dans le journalisme, y retrouva ses suc- cĂšs passĂ©s, mais le quitta, comme je lâai dit, pour cause de santĂ©. Il est mort tranquillement dans sa sinĂ©cure de Fontainebleau oĂč, de temps en temps, un reporter lui rappelait sa notoriĂ©tĂ© dâautrefois en allant lui extirper une interview. reprĂ©sentation et le nombre si restreint des Ă©lus qui y ont assistĂ©, laisse Ă notre reproduction toute la saveur de lâinĂ©dit. La salle est restĂ©e, Ă bien peu de chose prĂšs, telle quâelle Ă©tait en 1785, Ă©poque oĂč eut lieu la derniĂšre reprĂ©sentation sur le Théùtre de la Reine. Les dĂ©cors dans lesquels a jouĂ© Marie-Antoinette se trouvent encore plantĂ©s sur la scĂšne, portant, inscrite au dos, de la main des machinistes de lâĂ©poque, lâindication des piĂšces auxquelles ils sont destinĂ©s, indications Ă©maillĂ©es de fautes dâorthographe tout Ă fait documentaires. La dĂ©coration de la salle nâest point cependant, aujourdâhui, ce quâelle Ă©tait il y a cent ans, ainsi quâen tĂ©moigne la description suivante que jâemprunte au livre de M. P. de Nolhac Marie- Antoinette Quelle jolie salle que celle de Marie-An- toinette, en son Ă©clat neuf et pimpant comme une toilette de bal du xvm° siĂšcle ! Elle est bleu et or. Les fonds sont tendus de moire bleue et un velours de mĂȘme couleur revĂȘt les siĂšges, les appuis des loges et des galeries. Les balustres du grand balcon et les boiseries de lâorchestre sont peints en brĂšche vio- lette, et lâĂ©brasement de la scĂšne en marbre blanc veinĂ©. Tout le reste, moulures, figures et ornements en saillie, apporte les tons joyeux de lâor jaune ou de lâor vert. On a multipliĂ© les sculptures ; elles ne sont quâen pĂąte de carton, mais la vulgaritĂ© de la matiĂšre nâenlĂšve rien Ă lâĂ©lĂ©gance de lâexĂ©cu- tion. » Gomme on le voit, des tentures rouges ont remplacĂ© le bleu câest sous le rĂšgne de Louis- Philippe quâa Ă©tĂ© opĂ©rĂ©e cette substitution. Mais il eĂ»t Ă©tĂ© trop coĂ»teux de rendre Ă la salle sa gracieuse toilette dâautrefois. Telle quâelle est cependant, aujourdâhui, et avec le mouvement, la lumiĂšre, les toilettes, la salle donne trĂšs suffi- samment lâillusion de lâĂ©poque disparue, et, en fermant Ă demi les yeux, on peut y voir revivre toutes les grĂąces du xvm° siĂšcle. t. g. du Une vente intĂ©ressante a eu lieu ce mois-ci Ă lâHĂŽtel Drouot celle du peintre Ămile Van Marche, un des meilleurs Ă©lĂšves de Troyon, et dont les toiles ne sont pas loin dâacquĂ©rir des prix fabuleux. Il dĂ©buta au Salon de 1857 par un tableau Ă propos duquel on ne pourrait pas lâaccuser dâidĂ©alisme Lâarrosage au purin, prairies nor- mandes. Il avait alors trente ans et il Ă©tait dĂ©jĂ en pleine possession de son talent. Son envoi ne fut pas rĂ©compensĂ©, mais il fut trĂšs remarquĂ©. Depuis., Ămile Van Marche a exposĂ© Ă peu prĂšs tous les ans. Il excellait Ă peindre les animaux de ferme dans le milieu oĂč ils vivent. On croit respirer, devant ses Ćuvres, la fraĂźche senteur de la terre et de lâherbe Ă©paisse. Quâil peigne les Ă©tangs des Landes ou les abreuvoirs bretons, les pĂąturages au bord de la mer ou les pĂąturages sous bois, les herbages oĂč les vaches luisantes semblent rĂȘver ou les troupeaux de moutons dispersĂ©s dans les vastes prĂ©s, il fait preuve dâun sentiment profond de la vie. Rien de plus sĂ©duisant que les magnifiques esquisses expo- sĂ©es en ce moment, dans leur succursale du boulevard Montmartre, chez les Ă©diteurs du Figaro illustrĂ©, qui sâen sont rendus acquĂ©reurs. Il y a lĂ des chefs-dâĆuvre que les musĂ©es de lâEurope se disputeront. Nous donnons, plus haut, le fac-similĂ© dâune de ces toiles, qui valent celles de Troyon. LâĂ©lĂšve a Ă©galĂ© le MaĂźtre sans le copier ; car son vrai MaĂźtre fut la nature, et il a mis dans ses peintures des quali- tĂ©s trĂšs personnelles. une originalitĂ© des plus rares. LA GRANDâVILLE. LE Théùtre de Marie-Antoinette AU PETIT TRIANON Notre collaborateur et ami Philippe Gille donnait, il y a quinze jours, dans le Figaro, le programme des Ă©lĂ©gances et des curiositĂ©s de la fĂȘte de Trianon; il racontait comment, pour assurer le succĂšs de la souscription au monument du sculpteur Houdon, le ComitĂ© diecteur avait imaginĂ© dâexhumer pour quelques heures, de sa poussiĂšre et de son obscuritĂ©, la charmante salle que Marie-Antoinette sâĂ©tait fait construire au Petit-Trianon, pour satisfaire Ă son goĂ»t du théùtre. Les chroniques de ces jours derniers ont dĂ©crit par le menu cette reprĂ©sentation unique, si suggestive par tous les souvenirs et tous les attendrissements quâelle Ă©voque. Nous nâavons pas Ă y revenir. Mais nos lecteurs nous sauront grĂ© de complĂ©ter ces rĂ©cits, par une repro- duction due au crayon dâun artiste aimĂ©, de cette dĂ©licate et ravissante bonbonniĂšre personne, pour ainsi dire, ne la connaissait avant cette La Mode Si lâon considĂšre la date du calendrier, il est peut-ĂȘtre un peu tard pour parler des toilettes de printemps. Mais, comme jusquâĂ prĂ©sent, le printemps ne sâest que fort peu manifestĂ©, et quâil a Ă©tĂ© Ă peu prĂšs impossible de quitter les costumes de demi-saison, sinon dâhiver, nous pouvons encore donner Ă celles qui ont attendu le retour du soleil des indications utiles. Dâabord, quelques mots sur les tissus. Ils sont de deux sortes la laine et la soie. Comme laine, nous avons les crĂ©pons qui se font cĂŽtelĂ©s, plissĂ©s ou gaufrĂ©s. Les nuances en sont toujours douces maĂŻs, liĂšge, sauge, lavande, houblon, mauve, beige et gris. Ces nuances se font tantĂŽt unies, tantĂŽt rayĂ©es ou cĂŽtelĂ©es sur fond blanc. Comme soie, nous avons le foulard. La nuance qui domine est le bleu avec des fleurettes de diverses couleurs, mais surtout bleu plus clair ou blanc. Une grande nouveautĂ©, câest le satin foulard, plus brillant que le foulard ordinaire. Inutile de dire que, pour la grande toilette, la faille et la peau de soie gardent toujours leur supĂ©rioritĂ©. Comme forme, les robes se font plus plates que jamais. On a mĂȘme renoncĂ© aux gros plis qui Ă©taient en usage lâhiver dernier. La jupe se fait maintenant de biais, toute plate autour des hanches, avec la queue formĂ©e de petits plis peu profonds mis les uns dans les autres. Comme corsage, le corsage jaquette Ă revers de soie. Manches trĂšs Ă©paulĂ©es, bouffant du haut et retombant sur un haut poignet mitaine. Enfin la jaquette reste, malgrĂ© toutes les innova- tions, le vĂȘtement de dessus prĂ©fĂ©rĂ©. On porte bien encore le manteau Ă col MĂ©dicis, mais lâabus quâen a fait la confection lui a beaucoup nui. Il faut quâil soit tout Ă fait distinguĂ© et dâune coupe savante pour ĂȘtre vĂ©ritablement habillĂ©. Par les quelques toilettes que je vais vous dĂ©crire, vous pourrez du reste juger et faire votre choix. Voici dâabord une robe en crĂ©pon cĂŽte de cheval, couleur tabac jupe longue Ă petite traĂźne, taillĂ©e en biais; corsage-veste sâarrĂȘtant sur un gilet de soie havane dĂ©colletĂ© en rond; le haut du gilet garni dâune guipure de Venise dĂ©coupĂ©e en dents, les revers bardĂ©s de guipure bise. Costume de drap ivoire jupe piquĂ©e, jaquette croisĂ©e avec grands revers faille. Gros boutons de nacre gris. XXIV FIGARO ILLUSTRĂ Costume homespan, en laine dâEcosse beige jupe en biais Ă traĂźne ,âą corsage croisĂ©, basque rapportĂ©e dentelĂ©e Ă lâĂ©cossaise, ornĂ©e de ganse loutre et or. Robe en vigognĂš rosĂ©e marbrĂ©e de noir, corsage rentrant sous la jupe, bordĂ© autour de la taille dâun petit cache-point de jais avec rosaces de jais. Lâouverture du corsage est encadrĂ©e par deux revers de faille rose sous lesquels est un plastron de guipure disposĂ© Ă plat et formant guimpe. Robe de satin Nil, avec bordure de plumes Nil au bas de la jupe. Casaque en brochĂ© Louis XIV. Basque de dentelle vrai Alençon. Bord de plumes Nil au col. Pour les jaquettes, nous reproduisons tout dâabord ici, deux ravissants modĂšles,, dus Ă lâobligeance de MontaillĂ©. En voici dâautres Une trĂšs simple; elle est en drap couleur ivoire avec grands revers double piqĂ»re et gros boutons de nacre ; Une autre, en drap bleu marine, doublĂ©e de chamois et or pouvant se fermer et sâouvrir Ă volontĂ© ; Une troisiĂšme, croisĂ©e, ajustĂ©e, en drap gris fer. Grands revers paille Ă lâincroyable. Ganse argent et gris tout autour ; TrĂšs riche jaquette en bengaline ornce dâapplication de jais, grand volant de dentelle formant basque ; manches en guipure perlĂ©e. Une trĂšs jolie originalitĂ©. La casaque Louis XIV en Ottoman blanc brodĂ© or et soie. Je nâai point de conseil Ă vous donner sur les chapeaux, Je me contenterai, comme pour les robes et les jaquettes, de vous exposer quelques modĂšles. Voici les plus jolis que jâai vu ces jours-ci Une ravissante petite capote dentelĂ©e en paille .âą j' SuĂšde, rehaussĂ©e de velours avec pouf de plumes noires; Un tout petit chapeau Ă bords plats avec deux ailes diaprĂ©es Ă©mergeant des roses; Une mignonne petite capote en paille fine, dâun vert tendre, le fond recouvert de perles noires enfilĂ©es formant rĂ©sille. Deux petites ailes mercure vert tendre sont posĂ©es sur le devant. On dirait un petit oiseau prĂȘt Ă sâenvoler; Un grand chapeau rond en paille mordorĂ©e, avec bord en paille dâItalie, passe se repliant sous un cache-peigne de plumes noires formant pana- che sur le fond. NĆud de ruban maĂŻs attachant la brisure des bords. Echarpe de dentelle noire drapĂ©e sur la passe, resserrĂ©e au milieu du devant par un nĆud de rubans ; Enfin, grand chapeau de paille dâItalie avec grande plume soufre rejetĂ©e en arriĂšre et retenue sur le devant par un simple nĆud de ruban maĂŻs dans lequel sont piquĂ©es deux petites aigrettes soufre. Il me resterait encore beaucoup Ă dire ; mais câest assez pour un premier courrier. Dans le prochain, je pourrai vous fixer tout Ă fait sur la mode adoptĂ©e. Je ne puis, en terminant, que vous recommander une. nouveautĂ© dĂ©licieuse lâĂ©ventail fleurs, le dernier cri de cette saison printaniĂšre. CLAIRE DE CHANCENAY. Les Livres Les livres continuent Ă paraĂźtre ! Les uns ont des couvertures jaunes, les autres les ont bleues, ou rouges, ou blanches. Il y en a de bons; mais il y en a de mĂ©diocres aussi. Il y en a de vertueux, mais il y en a Ă©galement de risquĂ©s, câest mĂȘme la majoritĂ©. Au hasard, je cite ceux qui mĂ©ritent une citation, en prenant soin â bien entendu â de crier Gare », Ă lâoccasion. Passionnette est un dĂ©licieux roman de Gyp, qui, dĂ©cidĂ©ment, se lance avec succĂšs dâailleurs, dans les compositions de longue haleine. Je ne vous analyserai point Passionnette , dont le titre rĂ©vĂšle suffisam- ment le fonds et lâesprit. Ce livre, dâune Ă©motion douce et dâune gaietĂ© charmante, sera savourĂ© par les jeunes femmes. Pierre Decourcelle, qui a entrepris de peindre les TempĂȘtes du cĆur », continue la sĂ©rie par un nouvel ouvrage intitulĂ© le Crime dâune Sainte. Câest un roman trĂšs dramatique, dâune allure vive et dâun intĂ©rĂȘt admirablement soutenu. Lâintrigue, dâailleurs, est des plus ingĂ©nieuses et je prĂ©dis deux cents reprĂ©sentations Ă la piĂšce que Pierre Decourcelle ne manquera pas de tirer de son livre, pour lâAm- bigu ou la Porte-Saint-Martin. Une Ă©tude trĂšs fouilléÚ du monde forain, qui paraĂźt dans la biblio- thĂšque Charpentier, sous la signature dâOscar MĂ©tĂ©nier, a pour titre ZĂ©s;ette. Câest une histoire de dompteurs, horriblement Ă©mouvante, puisque quatre personnes, ni plus ni moins, sont successivement mangĂ©es par les lions. La vie curieuse des forains est prise sur le vif et dĂ©crite avec autant de talent que dâintĂ©rĂȘt. Le personnage de ZĂ©zette, la petite dompteuse, est dĂ©licieusement tracĂ© et le roman, bien que se passant dans un monde baroque, est moral, puisque la vertu en sort triomphante. , Nul lettrĂ© nâignore quâEmile Bergerat fait du théùtre et que ce théùtre est en vers. Personne, en consĂ©quence, ne sera Ă©tonnĂ© dâap- prendre que notre collaborateur vient dĂ©faire paraĂźtre un volume inti- tulĂ© Théùtre en vers. Ce volume contient trois piĂšces Enguerrande, un poĂšme drama- tique dâune troublante Ă©trangetĂ© ; La Nuit Bergamasque, charmante recherche du vers comique aux rythmes Ă©blouissants et le Capitaine Fracasse, une comĂ©die du cĂ©lĂšbre roman de ThĂ©ophile Gautier et encadrĂ©e, dans des rimes exquises. Deux livres me parviennent trop tard, pour que je puisse les lire et en dire beaucoup de bien. Ce sont PĂ©ril, dâHenry GrĂ©ville et Plus fort que la Haine , par LĂ©on de Tinseau. Chacun de ces deux Ă©crivains mĂ©rite Ă©galement quâon sâarrĂȘte Ă leur nom. Jây reviendrai, mais dâa- vance, je suis convaincu quâon prendra le plus vif plaisir Ă les lire. Un livre fort curieux encore, mais dont je ne puis vĂ©ritablement recommander la lecture Ă nos lecteurs, est un roman de M. Henri Nizet, publiĂ© par la librairie Tresse et Stock. Suggestion... avec trois points est une Ă©tude dâhypnotisme passionnel. Lâauteur, sâappuyant sur des observations mĂ©dicales, indique la part de la suggestion et de lâanti- suggestion dans lâamour et la psychose criminelle. Câest somme toute une excursion dans le domaine du merveilleux qui confine Ă la science. Le roman est tout ce quâil y a de plus original, mais malheu- reusement le nombre des personnes qui peuvent le lire est restreint. Puisque nous sommes dans la littĂ©rature mĂ©dicale, citons encore, malgrĂ© son titre quelque peu rĂ©barbatif, le livre intitulĂ© Du palu- disme et de son hemoto^aĂŻre , par le docteur Laveran; Masson, Ă©diteur. Les travaux du docteur Laveran lui ont valu dâĂȘtre couronnĂ© par lâAcadĂ©mie des Sciences ils ont dĂ©fini, avec la plus rigoureuse exactitude, les causes de la fiĂšvre intermittente et de lâaffection palu- dĂ©enne, la plus ancienne, la plus Ă©tendue, la plus grave de toutes celles qui ont effrayĂ© lâhumanitĂ©. A cĂŽtĂ© de lâexamen scientifique de la question, lâauteur a consacrĂ© un chapitre entier au traitement de cette redoutable maladie. Et enfin, un volume de biographies, Ă©ditĂ© avec un grand luxe typo- graphique, Nos grands MĂ©decins dâaujourdâhui, par Horace Bianchon, avec prĂ©face du docteur Maurice de Fleury. Les soixante-huit biogra- phies figurant dans cet in-octavo, accompagnĂ©es de portraits par F. Desmoulin et Profit, ont paru dans le SupplĂ©ment littĂ©raire du Figaro. r. m. ->444 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 Chemin de Fer dâOrlĂ©ans Billets et IReto-ULX* de Baxxxille POUR LES STATIONS THERMALES DE Chamblet-NĂ©ris NĂRIS, ĂVAUX, Moulins BOURBON-LâARCHAMBAULT, Laqueuille la BOURBOULE et le MONT-DORE, ROYAT RĂ©duction de 50 0/0 pour chaque membre de la famille en plus du troisiĂšme Il est dĂ©livrĂ©, du 15 Mai au 15 Septembre , dans toutes les gares du rĂ©seau dâOrlĂ©ans, sous condition dâeffectuer un parcours minimum de 300 kilomĂštres aller et retour compris, aux familles dâau moins quatre personnes payant place entiĂšre et voyageant ensemble, des Billets d' Aller et Retour collectifs de l r °, 2° et 3° classe pour les stations ci-dessus indiquĂ©es. Les Billets sont Ă©tablis par lâitinĂ©raire Ă la convenance du Public ; lâitinĂ©raire peut nâĂȘtre pas le mĂȘme Ă lâAller et au Retour. Le prix sâobtient en ajoutant au prix de six billets simples ordinaires le prix dâun de ces Billets pour chaque membre de la famille en plus de trois. La durĂ©e de validitĂ© des Billets, Ă compter du jour du dĂ©part, ce jour non compris, est de 30 jours. Cette durĂ©e peut ĂȘtre prorogĂ©e une ou plusieurs fois dâune pĂ©riode de quinze jours. Chaque pĂ©riode de prolongation part de lâexpiration de la pĂ©riode prĂ©cĂ©- dente et donne lieu Ă la perception dâun supplĂ©ment de 10 0/0 du prix total du Billet. La prolongation ne peut ĂȘtre demandĂ©e que pour les Billets non pĂ©rimĂ©s. A VIS. â Les voyageurs obtiennent, sur leur demande, soit Ă la gare de dĂ©part, soit au Bureau du Correspondant de la Compagnie, Ă Laqueuille, des Billets dâAller et Retour rĂ©duits de 25 0/0 pour Le Mont-Dore et La Bourboule. Les demandes de Billets doivent ĂȘtre faites, quatre jours au moins avant celui de dĂ©port, Ă la gare oĂč le voyage doit ĂȘtre commencĂ©. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e Nouveaux services rapides entre PARIS et LYON En l ro et 2° classe. Trajet rapide en 8 heures 3/4 Ă l'aller et 8 heures 1/2 au retour. Le l 01- juin 1891, la Compagnie inaugurera un nouveau service quo- tidien supplĂ©mentaire de deux trains express, le premier de Paris Ă Lyon des- servant Laroche, Dijon, MĂącon; le second, celui du retour, en provenance de Cette, desservira Tarascon, Avignon, Valence, Lyon, MĂącon, Dijon et Laroche. Le train partant de Paris aura des correspondances directes, savoir Ă Dijon pour Besançon et Ă MĂącon pour Modane et lâItalie. Le train de retour, en provenance de Cette, recevra Ă Cette les , correspon- dances du rĂ©seau du Midi et dâEspagne, et Ă Dijon les correspondances de Belfort et de Besançon. DĂ©part de. Paris 1 h. 45 soir; arrivĂ©e Ă Lyon 10 h. 29 soir. DĂ©parts de Cette 3 h. 15 matin ; de Lyon 9 h. 30 matin ; arrivĂ©e Ă Pans 5 h. 55 soir. Ces trains prendront des voyageurs de l re et 2° classe ; toutefois ils ne pren- dront en 2° classe que les voyageurs ayant Ă effectuer un parcours minimum de 300 kilomĂštres. Il est prĂ©vu un arrĂȘt de 25 minutes Ă Dijon, Ă lâaller et au retour, pour le repas des voyageurs. La couverture en couleurs du Figaro IllustrĂ© est projetĂ©e Ă la lumiĂšre oxhydrique tous les soirs, i 5 , boulevard des Italiens, Ă lâOffice des Théùtres. 44 -$4 -K- ->4 44 44 44 -54 44 44 -54 -54 $4 -54 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRĂ PARIS ET DĂPARTEMENTS Un an, 36 fr. â Six mois, i8 fr. 5o. ĂTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. â Six mois, 21 fr. 5o. 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VIBERT Il esl interdit de vendre sĂ©parĂ©ment celte reproduction POLICHINELLE ET L'AUBERGISTE Chromotypographie BOUSSOl, VALADON & C' FIGARO ILLUSTRA, 1891 EDWARD SPELL PAR LYDIE PAS CH KO F F DĂšs le jour de son arrivĂ©e, ce grand jeune homme au regard fier dâacier bleu, au geste Ă©nergique, au front grave et rĂȘveur, a fait sensation parmi les habituĂ©s de lâhĂŽtel KhĂ©divial, Ă Alexan- drie, rendez-vous des touristes et des voyageurs qui viennent poser un instant dans la citĂ© dâAlexandre-le-Grand, avant de reprendre le vol vers les plus lointaines contrĂ©es. Bien qu'il ne paraisse pas possĂ©der ce quâon appelle une grande fortune, câest avec aisance quâEdward Spell Ă©volue parmi les Pachas, les Beys, les banquiers Ă©gyptiens, les financiers grecs, les avocats italiens, les touristes de tous pays qui, de sept heures Ă minuit, affluent dâordinaire au restaurant trĂšs Ă la mode de cet hĂŽtel cosmopolite. Les femmes surtout ont pour Edward un Ćil tout 'bienveillant. ElĂ©gantes amies des banquiers, couvertes de diamants et de dentelles, femmes coquettes des fonctionnaires -europĂ©ens, raides anglaises, toutes, et mĂȘipe les hanums circassiennes des harems, ont un regard et un sourire pour ce jeune homme attirant et mys- tĂ©rieusement sympathique, qui passe tantĂŽt en calĂšche, tantĂŽt Ă cheval par la rue Mehemet-Aali pour se promener sur les bords du canal Mahmoudieh. Lui, aucunement grisĂ© par un succĂšs quâil ne cherche point, se contente de saluer ou de rĂ©pondre Ă chacun un mot juste, sans dĂ©couvrir jamais un coin de vie intime, planant de haut, comme dâun nuage, sur cette sociĂ©tĂ© bigarrĂ©e. La volontĂ© immense reflĂ©tĂ©e sur son visage, lâĂ©clair qui passe un instant dans ses yeux, peuvent dĂ©celer en lui tantĂŽt lâofficier qui commande, tantĂŽt lâartiste Ă©pris qui rĂȘve, mais quelque chose encore est enfermĂ© en son Ăąme, que le jeune homme ne dit pas. Si Edward Spell, par cet abord froid et ce masque impassible, pense dĂ©sarmer la curiositĂ© de ses voisines de lâhĂŽtel khĂ©divial, il se trompe de beaucoup. Chaque jour devient plus vif le dĂ©sir de percer ce quâon croit ĂȘtre un incognito. Cependant la femme dâun fonctionnaire europĂ©en, habitant le mĂȘme Ă©tage, a poussĂ© lâindiscrĂ©tion jusquâĂ profiter de ce que le barbarin domestique arabe a laissĂ© entrâouverte la porte dâEd- ward Spell pour jeter un coup dâĆil dans son intĂ©rieur. Elle a vu une grande malle aux plaques mĂ©talliques ciselĂ©es, des sacs- nĂ©cessaires confortables, un trĂšs riche appareil photographique instantanĂ©, des boites Ă couleurs, un chevalet, et dans un grand cadre-placard de velours, rangĂ©es par lignĂ©es et de grandeurs diffĂ©rentes, une trentaine de portraits photographiĂ©s, peints Ă lâhuile ou Ă lâaquarelle. Chose Ă©trange, ces portraits reprĂ©sentent tous la mĂȘme femme, en diffĂ©rentes poses gracieuses, mais toujours vĂȘtue de la longue robe Ă larges manches des orientales ou enveloppĂ©e dâun grand manteau fĂ©rĂ©djeh , la tĂȘte voilĂ©e, avec de grands yeux de gazelle, charmants, doux et fiers. Câest elle qui apparaĂźt Ă la fenĂȘtre dâun coupĂ© arrĂȘtĂ© prĂšs dâune mosquĂ©e, Ă Constantinople ; câest elle qui se promĂšne en caĂŻck sous un parasol rose, puis dans un jardin de la cĂŽte dâAsie, mar- chant accompagnĂ©e de deux suivantes ; câest elle encore, cette jeune femme contemplant dâun Ćil mouillĂ© un turbĂ© tombeau Ă Scutari, ou suivant dâun regard mĂ©lancolique les rives des Dar- danelles, appuyĂ©e au bastingage dâun bateau Ă vapeur. Elle, toujours et partout sur une dahabieh Ă voile haute triangulaire, ou montant un superbe Ăąne arabe fringant et tout blanc, ou encore assise Ă lâombre bleue des palmiers du dĂ©sert avec, au loin, les Pyramides. Câest toujours la mĂȘme orientale gracieuse et imposante, dont on remarque sur les chevalets des profils pris Ă la hĂąte et quelques Ă©bauches imparfaites. LâindiscrĂšte voisine a Ă©tĂ© stupĂ©fiĂ©e et le lendemain tout lâhĂŽtel connaĂźt le rĂ©sultat de son Ă©trange Ă©quipĂ©e. Câest Ă qui corrom- pra le barbarin Aali qui sert Edward' Spell pour contempler un instant les portraits de la mystĂ©rieuse inconnue. II. 2G 102 FIGARO ILLUSTRĂ Alors que tout homme eĂ»t dĂ©sespĂ©rĂ© de dĂ©couvrir le nom de la femme si secrĂštement aimĂ©e par Edward, une dame a lâidĂ©e de mettre en prĂ©sence des portraits une arabe du nom de Essaed- Om la mĂšre dâEssaed, qui a lâentrĂ©e des harems oĂč elle vend des Ă©toffes et des bijoux. Cette dame est Emyneh Hanum, fille dâOsman SaĂŻd Pacha, veuve de ChĂ©ri f Aali Bey, sâest Ă©criĂ©e aussitĂŽt la marchande, ajoutant quâelle Ă©tait depuis peu revenue de Constantinople, oĂč elle avait passĂ© lâĂ©tĂ© au palais de sa tante, la princesse FitnĂ© Hanum. â Je me souviens, fait une des curieuses, avoir lu cela dans le Phare d' Alexandrie. Elle est arrivĂ©e par le bateau russe. â Le bateau dâoĂč dĂ©barqua Edward Spell, fait une autre. â Mesdames, nous y som- mes, il est amoureux de la prin- cesse Emyneh ! â Il serait curieux dâen por- ter la nouvelle Ă la princesse. â Câest cela, allons-y ven- dredi, dimanche des musulmans, le rendez-vous sera Ă son palais du Moharembey. » Et lĂ -dessus, les jeunes Ă©toui - dies sâenvolent, lais- sant seuls dans la chambre dâEdward Spell les portraits de la princesse qui semblent avoir pris un air indignĂ© de lâaudace grande. Edward Spell re- marque bien autour de lui une recrudes- cence de curiositĂ©, mais il en ignore la cause. Rentrant au soir dans sa chambre, il a humĂ© dans lâair un parfum de Chy- pre qui lâa intriguĂ© un mo- ment. Mais plus que jamais il est prĂ©occupĂ©. DĂšs le matin, il va sâenfermer dans une sorte de grange Ă©loi- gnĂ©e de la ville, ou bien il rend visite aux autoritĂ©s; le soir venu, il sort rĂ©guliĂšrement, montĂ© $ur un bel arabe que lui a vendu un Syrien de Beyrouth, et, passant la porte Rossetti, suit le canal en longeant les palais jusquâau quartier de Moharembey oĂč se trouve un grand palais, belle construction dâarchitecture ancienne arabe, entourĂ©e dâimmenses jardins. En ce moment stationne sur le canal une jolie dahabieh , et sur le quai, sur une espĂšce de place encadrĂ©e de petits murs trĂšs bas, sont gravement assis de gros eunuques noirs. Lâun surtout, leur chef, a la figure large, lippue et la peau brillante comme lâĂ©bĂšne bien poli. Les eunuques saluent le cavalier et regardent son cheval avec des airs de connaisseurs. Al hossan gamil Le cheval est joli , dit le chef. ' â Arid abiou laken moch b Ă©l fĂ©lons s Je le vends, mais pas pour de lâargent, rĂ©pond Edward Spell en sâarrĂȘtant. â - Tayb. Khalina nat Kallem Bien, causons ! », rient les eunuques. » Edward Spell descend de cheval. Les eunuques lâinvitent Ă prendre le cafĂ©. Quelques-uns essaient son coursier et lui trouvent dâexcellentes allures. Les noirs fils de Nubie sont gais et quittent leur air grave de sphinx rĂȘveurs. On commence Ă parler des conditions du marchĂ©. Edward Spell dĂ©clare incidemment quâil est fort curieux de voir les jardins intĂ©rieurs dâun palais Ă©gyptien une envie de touriste. Cela est dĂ©fendu, sâexclame lâeunuque effarouchĂ©. â Si ce ne lâĂ©tait point je ne te le demanderais pas. » Le gros eunuque exprime quâil condescend Ă satisfaire le dĂ©sir de lâami Ă©tranger en montrant, dans un large rire, ses dents Ă©blouissantes. Tayeb-Tayeb Bien, bien, reviens aprĂšs-demain, quand les sittis maĂźtresses seront Ă la promenade. Jâenfermerai les esclaves et te montrerai le jardin. â Mon cheval sera Ă toi quand jâen sortirai », rĂ©pond Edward Spell en frappant dans les mains du chef des eunuques. Tous deux, le surlendemain, sont exacts au rendez-vous. Le gros noir attend Edward toujours assis au bord du canal. Allons vite, dit-il, la princesse Emineh est avec ses sui- vantes chez la femme du ministre de lâintĂ©rieur SchĂ©rif Pacha. » Ils franchissent un petit pont de pierre jetĂ© sur le fossĂ©, tra- versent deux cours intĂ©rieures puis une galerie, et se trouvent dans un de ces heureux jardins orientaux privilĂšge des pays oĂč lâhomme nâa pas Ă lutter contre les intempĂ©ries du climat. Les figuiers multipliants font lâeffet de colonnades de cathĂ©- drale. A travers les larges feuilles donnant sur le sable une ombre indigo, filtrent les rayons du soleil africain, et çà et lĂ un coin de ce ciel bleu intense et rĂ©jouissant lâĂąnie, le cĆur et les yeux, inconnu Ă notre grise et brumeuse Europe. Les eaux glacĂ©es dâun ruisseau coulent, dans une rigole de marbre blanc, jusquâĂ une piscine limpide oĂč se tiennent immo- biles des petites barques en forme de coquilles et de cygnes. Quand les femmes se baignent, dit lâeunuque, elles sâamu- sent Ă naviguer dans ces barques. Veux-tu voir?... Elles font comme cela... » Et lâeunuque monte dans un esquif et navigue en faisant des grĂąces au milieu de lâeau. Tu peux essayer, invite-t-il. Ne crains rien, la piscine est pavĂ©e de marbre. Lâeau ne vient que jusquâau cou... â Non, merci », fait Edward Spell qui, sans Ă©couter lâexpli- cation, marche de long en large, le front dans la main, calculant, en proie Ă une idĂ©e fixe, et pousse une reconnaissance vers le rond- point formĂ© par la terrasse en faĂŻence dâun kiosque dont les marches de marbre des- cendent jusque dans lâeau. Câest de lĂ , fait lâeunuque en lĂ© rejoi- gnant, que viennent les femmes pour se bai- gner. » Edward Spell sem- ble ne pas entendre ; toujours ses yeux vont de la terre Ă lâespace Jâai trouvĂ© !... jâai trouvĂ©!... » rĂ©pĂšte-t-il Ă voix basse. Les cris de lâeunuque le tirent de sa rĂȘverie. Roch! Roch Yella! Allez! allez vite ! clame le Nubien Ă des esclaves qui viennent dâappa- raĂźtre au dĂ©tour dâune allĂ©e, et qui sâenfuient Ă sa voix. Que vont-elles croire en me voyant, dit Edward Spell. ~ Oh âą rien. Que tu es un menuisier ou un maçon. Je crie âątoujours comme cela quand jâamĂšne des ouvriers. Mais il est grand temps de partir ; les sittis vont revenir. » Edward Spell contemple une derniĂšre fois le jardin et lâĂ©tang, remet son cheval Ă lâeunuque, retrouve sur le quai son coureur, son sais , qui lâattend avec une autre monture, et prend la route dâAlexandrie au galop. Depuis prĂšs dâune semaine tous les journaux dâAlexandrie ont annoncĂ© Ă lâEgypte, et en particulier aux habituĂ©s de lâhĂŽtel KhĂ©divial, que lâaĂ©ronaute Edward Spell doit accomplir dans son ballon lâEblis le DĂ©mon une ascension Ă Ramleh, village au bord de la mer, Ă six ou sept kilomĂštres dâAlexandrie, et doit atterrir Ă Port-SaĂŻd, en passant au-dessus dâAboukir et du lac Menzaleh. Les feuilles du Caire et dâAlexandrie sont remplies de dĂ©tails au sujet de cette tentative pĂ©rilleuse ; on y rappelle entre autres faits, la mort Ă©pouvantable, en 1839, de Charles Leroux, prĂ©- cipitĂ© de son, ballon dans la baie de Reval, en Livonie. Mais ce qui rend surtout cette entreprise intĂ©ressante, câest que lâaĂ©ronaute doit expĂ©rimenter une machine de son invention destinĂ©e Ă rĂ©volutionner le monde, dĂ©clarent les reporters assiĂ©- geant, du matin au soir, lâhĂŽtel KhĂ©divial. Des affiches Ă©normes annoncent lâascension prochaine aux habitants dâAlexandrie. Edward Spell semble entourĂ© dâune nouvelle aurĂ©ole dâintrĂ©- piditĂ©. Il paraĂźt assurĂ© du succĂšs de son invention. Il a obtenu des autoritĂ©s anglaises les soldats nĂ©cessaires aux manĆuvres de son aĂ©rostat. Demain consacrera son triomphe. Ce mĂȘme jour, les dames de lâhĂŽtel KhĂ©divial font Ă la prin- cesse Emineh la visite projetĂ©e, satisfaites dâavoir Ă lui parler de lâaĂ©ronaute au moment oĂč il est lâobjet de lâattention gĂ©nĂ©rale. La princesse Emineh les reçoit dans une salle toute blanche dĂ©corĂ©e de sculptures, Ă©clairĂ©e par une coupole percĂ©e de fenĂȘtres en forme dâĂ©toiles, garnies de vitraux aux dessins arabes. Des canapĂ©s de velours bleu brodĂ©s dâor font le tour de la salle dont le pavĂ© en mosaĂŻque est couvert de riches tapis persans. La princesse est assise sur un divan de soie rose brochĂ©e dâor auquel on accĂšde par des marches. Elle roule entre ses doigts un chapelet dâambre gris des Indes garni de rubis. Sur un meuble de nacre, est placĂ©e prĂšs dâelle une cassette en or surmontĂ©e dâune FIGARO ILLUSTRE C'est Ă Ramleh, Ă lâextrĂ©mitĂ© dâun cap qui sâavance dans la mer houleuse, que doit se faire lâascension de VEblis. Une foule immense venue du Caire et de toute la cĂŽte dâEgypte se presse autour de lâenceinte oĂč le ballon se gonfle et se balance sous un soleil tropical, comme impatient de prendre son vol. Les costumes Ă©tranges de la population musulmane font contraste avec les toilettes Ă©lĂ©gantes des dames europĂ©ennes, miroitant dans un fouillis de couleurs vives sur lâazur impec- cable du ciel, et le bleu de la mer tranchant sur les sables jaunes. Edward Spell, dans son costume dâaĂ©ronaute, trĂšs dĂ©gagĂ© et trĂšs correct, sâoccupe des prĂ©paratifs avec son sang-froid et son calme habituels. Seuls ses yeux mĂ©talliques, brillant plus quâĂ lâordinaire, trahissent sa prĂ©occupation. En ce moment on voit sortir dâune tente, gardĂ©e par la police, une machine Ă©trange en forme de bateau long, terminĂ© par des proues Ă palettes mobiles. Cet engin merveilleux, de lâinvention dâEdward Spell, est bientĂŽt amarrĂ© au-dessous de la nacelle. Le ballon se soulĂšve. LĂąchez tout! » crie lâaĂ©ronaute. Il enjambe la nacelle, et VEblis file verticalement, suivi dans le ciel parles cris de la foule. DĂ©jĂ il est au-dessus des abĂźmes bleus de la mer, et se perd bientĂŽt dans lâempyrĂ©e. RestĂ© seul, devant Dieu, entre le ciel et lâeau, Edward Spell se recueille un instant, puis se place dans lâappareil quâil a inventĂ©, ne laissant entre lui et VEblis quâun cĂąble. Longtemps il monte et descend dans lâespace, cherchant le courant qui le portera vers la terre et le Moharembey. Enfin il le dĂ©couvre, et, sĂ»r de lui, le cĆur dĂ©bordant de joie, il plane bientĂŽt sur les jardins du palais de la princesse Emineh. Le jour baisse. Câest lâheure oĂč les femmes du harem se prĂ©- parent pour le bain. Telle une reine entourĂ©e de ses esclaves, la princesse Emineh, dans son esquif en forme de valve marine, se laisse pousser par la brise sur sa piscine pavĂ©e de marbre. Ses femmes nagent autour dâelle, pareilles Ă des nĂ©rĂ©ides. Elle se laisse aller Ă cette rĂȘverie, Ă ce kief inconnu Ă lâEurope, sentiment de bien-ĂȘtre que ni le chaud ni le froid nâaltĂšrent, oĂč lâĂąme est pleine de quiĂ©tude et lâair rempli de senteurs douces. Soudain les esclaves poussent des cris de terreur. Un objet noir, Ă©pouvantable, descend du ciel comme un oiseau immense, se dirigeant vers Le lac. Les femmes fuient, pleines dâĂ©pouvante. Les unes gagnent le rivage, dâautres plongent, Ă©perdues, sous les eaux; dâautres, mĂ©dusĂ©es, montrent seulement de leurs bras le monstre qui sâavance. Eblis! eblis!... sâĂ©crient-elles ; le DĂ©mon ! » Et ce nom, Ă©crit en lettres arabes Ă©normes sur lâenveloppe du ballon les paralyse, glacĂ©es de terreur. Emineh reste seule un instant. La machine a touchĂ© lâeau. Un homme se penche, lâenlĂšve dâun bras vigoureux, la porte dans la nacelle, tandis que VEblis, remontant dâun bond Ă©norme, dis- paraĂźt dĂ©jĂ dans le ciel. Grelottante, dĂ©voilĂ©e, Ă peine enveloppĂ©e de son Ă©charpe de bain, la princesse Emineh revient Ă elle. O honte ! ĂŽ sacrilĂšge !... grappe de raisins dâĂ©meraudes, et renfermant encore des chapelets de corail, de perles et de musc ornĂ© de pierreries. La princesse Ă©coute impassible. Ses yeux immenses ont le regard calme et tranquille des reines dâEgypte de lâantiquitĂ©. Les racontars des petits ne la touchent point. Existent-ils seulement pour elle qui vit dans le rĂȘve du passĂ© ? Son pĂšre Ă©tait un prince arabe et sa mĂšre descend de la plus vieille race Egyptienne, celle de Phara, dont parlent des livres arabes-cophtes. Sa famille a rĂ©gnĂ© et ses tombeaux sont dans la vallĂ©e de ThĂšbes. Pourquoi lui parler des merveilles de la civilisation euro- pĂ©enne? Cette civilisation elle la hait; elle lui attribue la ruine de lâEgypte qui a entraĂźnĂ© la sienne. Elle qui voyageait sur ses propres yachts, nâest-elle pas rĂ©duite Ă prendre quelques cabines de premiĂšres lorsquâelle va Ă Constantinople? Aussi, elle passe sur cette terre comme une reine outra- gĂ©e ; elle sâenveloppe dans ses voiles sacrĂ©s et ne veut rien voir. Quand on lui parle de lâaĂ©ronaute et des portraits, elle rĂ©pond aux visiteuses que ce giaoitr est bien audacieux et aurait payĂ© son forfait de sa vie si son pĂšre Ă elle existait encore. Puis la princesse fume, dans le nar- guileh que lui prĂ©sente une esclave, un tabac dont la fumĂ©e sâembaume en tra- versant une eau de jasmin dâAfrique, tandis que des danseuses miment devant elle une danse charmante en des poses imitĂ©es des peintures des hypogĂ©es. Des musiciennes et des chanteuses cadencent les pas des danseuses en jouant dâinstruments bizarres et en chantant dâune voix gutturale. BientĂŽt, sur des plateaux dâargent, les esclaves prĂ©sentent aux visiteuses cette liqueur blanche faite dâorge, de dattes et dâĂ©pices, que lâon sert dans les harems quand le moment est venu de reconduire les invitĂ©es. Les dames europĂ©ennes boivent, sa- luent Ă lâorientale, en posant la main sur le cĆur et ensuite sur le front, et sĂ© reti- rent, accompagnĂ©es chacune de deux esclaves, jusquâĂ la porte oĂč les eunu- ques ont fait avancer les voitures. La princesse est restĂ©e accroupie, im- mobile sur son divan, jusquâau dĂ©part de la derniĂšre dame, elle se lĂšve alors dans sa magnifique robe de velours rose traĂź- nant en longs plis sur les tapis; ses escla- ves la soutenant sous les bras, la con- duisent respectueusement dans une autre salle ; elles Ă©tendent un carrĂ© de velours brodĂ© dâor, couvrent leur maĂźtresse dâun long voile de gaze, et, tournĂ©e du cĂŽtĂ© de La Mecque, la princesse Emineh, des- cendante des Phara, prie pour lâIslam et son triomphe contre les infidĂšles. Elle invoque son Dieu contre ce giaour qui a osĂ© prendre son image et la contempler audacieusement chez lui, dans sa cham- bre dâinfidĂšle ; elle lui demande son chĂą- timent, car son Ăąme altiĂšre souffre de ce sacrilĂšge attentatoire Ă sa dignitĂ© de princesse, de femme et de MahomĂ©tane voilĂ©e contre les regards impurs. 104 FIGARO ILLUSTRĂ Elle est seule, dans le vide, sans secours, et devant elle ce giaour , cet homme infernal qui lâa prise. Edward Spell, dâune^vok suppliante, et tombant Ă ses genoux, lui dit Pardonne ! je Mais elle ArriĂšre! giaour !. . . .A ^Ăšx'Ă©X .!. â Pardonne! rĂ©pĂšte PĂ Ă©i^maute, tu ne pouvais ĂȘtre enfermĂ©e dans les tĂ©nĂšbres dâun haq ^gL^V reqs . avec moi dans ce monde dont tu ne connais point la splendeur. Emineh pleure dans ses mains. Le ballon passe sur Alexandrie bruyante et Ă©clairĂ©e ; bientĂŽt il flotte au-dessus du lac MarĂ©otis ; on aperçoit la ligne, cfu che- min de fer passant sur la digue Ă©troite, puis Datj^mhour et Tantah, la ville sainte de lâIzlam fanatique, dont mosquĂ©es'* blanchissent dans le bleu de la splendide nuit Ă©gyvranne. Vainement Edward Spell la supplie ; en vain jf iui promet les bonheurs de la vie brĂ»lante et raffinĂ©e, et lâor que donnera la dĂ©couverte quâil a faite uniquement pour la possĂ©der, la dĂ©cou- verte qui doit rĂ©volutionner le monde en donnant aux hommes un nouvel empire celui de lâair. Avec ferveur Emineh a implorĂ© le secours dâAl'-â voyant que tout lâabandonne, elle fixe sur lâaĂ©ronaute grands yeux chargĂ©s dâĂ©clairs Tu tâes trompĂ©, giaour ! Je ne suis suis le passĂ© quâon respecte et que tu as nir, et je te hais !... Et avant que lâaĂ©ronaute ait pu la retenir, bord de la nacelle et disparaĂźt dans la nuit. Un instant, Edward Spell veut se prĂ©cipiter aprĂšs elfĂ©' ;.Uhe larme brĂ»lante mouille sa paupiĂšre, puis il regai^d^le ciel Ă©toilĂ©, pense Ă la seconde de vie Ă lui accordĂ©e par le crĂ©ateur Ă l'homme et au devoir dâĂȘtre utile Ă lâhumanitĂ© par son invention. La mort nâest-elle pas lĂ qui le guette Ă tous les instants/dans sa profession hasardeuse. Sâil sacrifie son ĂȘtre, ce sera pour la science, non pour un amour, pour un regret. meub pour atterrir miraculeusement dans nie de Chypre, Edward Spell est obligĂ© de couper le cĂąble du bateau aĂ©rien, 1 invention qui lui a coĂ»tĂ© tant de peine. Il le voit tomber dans la mer avec un amer regret. A Edward Spell continue sa cajnĂšre avec un succĂšs ascendant, on peut le dire ; il reconstruit^? bateau et il trouvera la solu- tion dĂ©finitive Un cercueil est sorti du palais .dj* Moharembey, couvert de cachemyrs valideh blancs. Sur la. fĂȘte de la biĂšre, suivant lâusage musulman, un diadĂšme de dijainants scintillant de mille feux, dit au profanĂ© quâune princĂš^ĂŻe y repose. On vajĂȘop^fi^e la vallĂ©e de ThĂšbes, Ă la tombe de ses aĂŻeux, la dĂ©pĂŽ^ille'Wrtelle dâEmineh Hanum, fille dâOsman N SaĂŻd P a c h a^Jiquy Ă«erbjl sĂ© e un jour sur les dalles de la cour de la cfĂ«^Ă htah. laves qui suivent le cercueil en pleurant, on remarque un^^^d nĂšgre, soutenu par deux eunuques, et dont la douleur est iWr^te câest Ambar Agah. Le vieux serviteur ne peut se consol^TVoir voulu le cheval dâEdward Spell, et il sâaccuse de la mort SS^gJ^Ăźtresse adorĂ©e. Ambar Agah a tort; ce qui a tuĂ© la princesse Emineh, câest la civilisation. Comme le char du dieu Hindou, elle sâavance en Ă©crasant des victimes, tuant ceux qui sâattardent dans le rĂȘve, et supprimant les vieilles races. ^ĂrtĂŽi, fille de lâancienne Egypte, dors dans la terre des Pha raons, faite des poussiĂšres de momies. Les murs solides de toi palais, tes eunuques et tes esclaves nâont pu te dĂ©fendre des entre prises dâun giaour maudit. Repose dans ce passĂ© que tu aimais, prĂšs de ce Nil mystĂ©rieux Sommeille dans ta tombe isolĂ©e et bientĂŽt oubliĂ©e, car le dĂ©sert 1. couvre de sables, envahissant la vieille Egypte gĂ©missante dan sa tragique agonie. LYDIE PASCHKOFF. Illustrations de Albert Lynch. AcquittĂ©e ROMAN PAR FORTUNĂ DU BOISGOBEY â Suite â ! Robert allait-il avoir la de' du mystĂšre que son entrevue du soir avec le marquis de ChĂ©nerailles avait encore obscurci ? En attendant, il se tenait sur ses gardes, de'cidĂ© Ă ne rien prendre au se'rieux, sans preuves, et surtout Ă ne pas retourner de nuit Ă ChĂ tenay, sans nĂ©cessitĂ©. Depuis prĂšs dâun mois, reprit Sylvie, je surveillais constam- ment la SĂ©verine. Les voisins mâavaient contĂ© lâhistoire de madame et, comme jâadore madame, je mâentendis avec James pour observer de prĂšs cette grande rousse aux yeux perçants, qui ne mâa pas lâair catholique du tout. Je la voyais Ă©crire continuel- lement, faire des comptes Ă -nâen plus finir. Oh ! elle ne laisse pas traĂźner ses papiers, et câest toujours elle qui porte ses lettres Ă la poste, de crainte, sans doute, quâon ne voie le nom de sa con- naissance ; c&v, pour moi, elle a une connaissance. â âą AbrĂ©gez, Sylvie, le temps presse et si nous voulons prendre le train... â - Oui, monsieur, Ă dix heures quarante. Partons tout de suite, je vous expliquerai la chose en route. » Elle se permit de lui prendre le bras et de le tirer lĂ©gĂšrement en avant. Non, Sylvie, fit-il en se dĂ©gageant, je veux savoir dâabord... â Savoir quoi ?. que madame court un grand danger lĂ -bas ? Elle a dĂ» vous lâĂ©crire, et câest la vĂ©ritĂ© du bon Dieu. " â Quel danger ? dit-il en souriant, la SĂ©verine serait tout simplement un chef de bande, une maniĂšre de Cartouche en jupon... â Pis que cela, peut-ĂȘtre ! Ecoutez-moi bien, monsieur, et vous jugerez ce matin, quand vous ĂȘtes venu, je me suis parfai- tement aperçue que la grande rousse, qui a, jâen suis sĂ»re, un fort bĂ©guin pour vous â ma foi, elle nâest pas dĂ©goĂ»tĂ©e â vous avait cramponnĂ© Ă lâarrivĂ©e. JâĂ©tais Ă la fenĂȘtre du premier, quand vous avez franchi la grille. Il nây avait personne pour vous rece- voir. Vous comprenez, câest dimanche, James Ă©tait allĂ© faire sa partie de boules et il nâest rentrĂ© que deux heures aprĂšs. Quand elle disait James », elle en avait plein la bouche. Jâai prĂȘtĂ© lâoreille, continua Sylvie, et je vous ai entendu entrer dans le petit salon prĂ©fĂ©rĂ© par madame. Jâai entendu aussi que la SĂ©verine vous y avait rejoint et le son de vos deux voix me parvint comme un bourdonnement Ă travers le plancher. Ma foi, je nây tins plus, et pardonnez-moi, monsieur, mais câest Ă cause de Madame... vous comprenez... â Pas du tout ! â Eh bien, je mâallongeai sur le plancher et jây collai mon oreille. â Je comprends. â Et jâai retenu ce quâelle vous a dit pour finir AngĂ©lique est libre de sâenchaĂźner encore une fois, comme je suis libre, moi, de me sĂ©parer dâelle, si elle fait cette folie ». On a de la mĂ©- moire !... Et de bonnes oreilles. â - Oui, monsieur, Ă votre service et au service de madame. Oh ! jâen sais long, allez! Dâabord, mes maĂźtres nâont jamais rien pu me cacher. Enfin, bref, je me dis Toi, la SĂ©verine, tu ne veux pas que madame se remarie, surtout avec celui pour qui tu as un bĂ©guin! » Quand vous vous ĂȘtes perdu dans le parc, oĂč madame vous attendait â vous voyez si je suis renseignĂ©e ! â jâai voulu voir de prĂšs le nez de la SĂ©verine, et tout en allant et venant, sans avoir lâair de rien, je lâai guettĂ©e. Elle faisait une tĂȘte ! je ne vous dis que ça. Elle enrageait, quoi ! Elle pensait bien que, ma- dame et vous, vous et madame, vous ne perdriez pas votre temps Ă parler politique. Quand la bande des voyous est partie en chan- tant Dans la rue Tique-Tiquetonne », une drĂŽle de balançoire fabriquĂ©e pour la circonstance, je regardai par le trou de la ser- rure, la SĂ©verine dans sa taniĂšre. Elle riait, la drogue! elle se faisait un bon sang !... â - Vraiment ! â Je nâai pas mes yeux dans ma poche. â Ni vos oreilles non plus. â - Pour sĂ»r, alors! Pas longtemps aprĂšs, je lâentends qui sort dans le parc. Je monte tout en haut et je me poste Ă une fenĂȘtre La SĂ©verine, et les coquins avec qui elle sâentend . Jâen ai vu rĂŽder deux, ce soir ; un que je connais bien, un assez joli gar- çon, mais qui vous a un air canaille... Tenez! câest ce propre Ă rien qui est venu, pas plus tard que ce matin, faire un charivari Ă madame, avec de la clique de son es- - pĂšce. » Robert recom- mençait Ă sâintĂ©res- ser aux malheurs de la baronne. Partons, monsieur, rĂ©pĂ©ta Sylvie. Si nous perdons encore une minute, nous risquons de manquer le train de dix heures quarante... ây Nous prendrons lâautre train, voilĂ tout. 11 y a des dĂ©parts jusquâĂ minuit. â Lâautre train ! Et si nous arrivions trop tard ! - â Mais enfin, demanda Robert, pourquoi madame de Noyai nâest-elle pas venue elle-mĂȘme, au lieu de vous envoyer ?... â A cause des rĂŽdeurs ; madame est si craintive ! Moi, je nâĂ©tais pas trop rassurĂ©e. Jâavais un trac, je ne vous dis que ça. Jâai filĂ© par la petite porte du parc, et jâai gagnĂ© le chemin des Ă©coliers, mais pas pour mon plaisir. » Une Victoria vint Ă passer. Sylvie hĂ©la le cocher, ouvrit la portiĂšre et dit Ă lâamoureux de madame » Allons ! monsieur, montez ! » Il monta. A la gare de Sceaux! commanda au cocher lâĂ©tonnante sou- brette. Arrangez-vous pour arriver Ă dix heures trente-cinq et vous aurez un bon pourboire. » Elle sâĂ©lança dans la voiture, sâassit sans façon auprĂšs de Robert, qui la trouvait amusante au possible. Je vous Ă©coute, Sylvie. A votre avis, et Ă celui de James. * Voir le Figaro IllustrĂ© fascicules de Mars, Avril et Mai 1891. io6 FIGARO ILLUSTRĂ de lâescalier par oĂč on domine toute la propriĂ©tĂ©. Quâest-ce que j'aperçois ? la SĂ©verine, qui filait en se glissant sous les arbres comme un serpent, et je la vois, comme je vous vois, monsieur, se cacher sous la charmille oĂč elle disparaĂźt, toujours comme un serpent. » Mais la Victoria venait de sâarrĂȘter brusquement devant la gare de Sceaux. Robert tira sa montre il Ă©tait dix heures trente-cinq. Il donna un bon pourboire au cocher et prit le train sans aucune hĂ©sitation. Ils Ă©taient montĂ©s, en premiĂšre classe, dans un compartiment non occupĂ©, mais au moment oĂč le train allait se mettre en route, deux autres voyageurs arrivĂ©s en retard, prirent place en face dâeux et force fut Ă Sylvie dâarrĂȘter son rĂ©cit. Robert pestait contre la sage lenteur avec laquelle le chemin de fer de Sceaux suit son interminable courbe. Ils descendirent enfin, et comme ils avaient deux kilomĂštres Ă faire Ă pied, par le clair de lune, Sylvie en profita pour terminer ses aveux et confi- dences. De mon observatoire, je guettais la SĂ©verine, et je vous avoue que mon petit cĆur battait bien fort. Câest de cette char- mille, vous le savez mieux que moi, quâest parti lâannĂ©e derniĂšre, le coup de feu qui tua net la cousine de madame. Et je me faisais de drĂŽles de rĂ©flexions. Encore si James avait Ă©tĂ© lĂ ; mais le gail- lard sâattardait Ă son jeu de boules, oĂč il est de premiĂšre force, et dâautre part, je me disais que votre prĂ©sence garantissait, au moins pour le moment, cette pauvre madame, contre ses ennemis. â Bien raisonnĂ©, Sylvie. Achevez ; mais pressons le pas. » Il faisait de grandes enjambĂ©es et elle le suivait en trottinant. Quand je vous vis vous arrĂȘter, tous les deux, devant cette charmille oĂč le serpent faisait faction, mon cĆur se mit Ă battre de plus belle. Tout Ă coup, voilĂ madame qui chancelle en vous montrant dâun air effrayĂ© la cachette de SĂ©verine. Oh ! je crus bien que cette coquine avait Ă©tĂ© prise sur le fait; mais pas du tout, vous soutenez madame, et votre conversation reprend de plus belle. Bon ! que je me dis, elle ne doit pas en perdre une bou- chĂ©e ! elle est aux premiĂšres loges pour entendre, et je voyais bien de lĂ -haut que madame et vous, vous ne vous disiez pas des choses dĂ©sagrĂ©ables. â AbrĂ©gez, Sylvie, je vous en supplie. » Elle lut obligĂ©e de sâarrĂȘter une demi-minute pour reprendre haleine. Ils apercevaient les arbres du parc de la villa des Fleurs ; ils nâen avaient plus que pour dix minutes de marche forcĂ©e ; mĂ is combien elles semblĂšrent longues, ces minutes ! Et alors, Sylvie, dit-il, en invitant la soubrette Ă sâappuyer sur son bras de gentilhomme, ce quâelle fit avec un petit air fort satisfait de cet honneur. â Nâavez-vous pas, monsieur, tentĂ© une reconnaissance dans la charmille ? â Oui, Sylvie. â Un merle ne sâen est-il pas Ă©chappĂ© de la haie, et ne vous ĂȘtes-vous pas mis Ă rire ? - - Mais oui. AprĂšs ? â Ce merle se faisait le complice de la SĂ©verine. Mais voici bien une autre affaire James vous apporte une dĂ©pĂȘche et vous partez, aprĂšs avoir fait une petite station dans le salon du rez-de- chaussĂ©e oĂč le serpent confectionne ses grimoires. » Robert lâinterrompit pour lui demander qui avait apportĂ© la dĂ©pĂȘche. Un des chanteurs de la rue Tique-Tiquetonne , le petit brun Ă lâair dĂ©lurĂ©. Je lâai reconnu au signalement que James mâadonnĂ© du personnage. » Encore Fil-de-Soie! Ah ! le gredin ! fit Robert. Mais continuez Sylvie, ou plutĂŽt achevez; car nous arrivons. » Elle le força de sâarrĂȘter deux minutes et termina ainsi sa nar- ration Avant le dĂźner, jâai pu saisir madame dans un coin et lui parler seule Ă seule. Je lui ai tout racontĂ© et elle est devenue blanche comme de la cire. Soudain, jâentends fermer la grille dâentrĂ©e, je cours Ă la fenĂȘtre et je vois la SĂ©verine qui filait au galop, sans doute pour aller Ă la gare porter les lettres quâelle Ă©crit chaque jour. Madame la regarde et descend prĂ©cipitamment au petit salon du rez-de-chaussĂ©e. Je la suis, et comme elle ne me dit pas de mâen aller, je reste. Madame essaie toutes les clĂ©s de son trousseau aux tiroirs du secrĂ©taire. Pas une nâallait. Attendez, madame »,que je mâĂ©crie. Je monte dans ma chambre et je reviens avec un tas de petites clĂ©s qui me viennent de lâhĂ©ri- tage dâun vieux monsieur italien chez qui jâai servi Ă Pise. Ma- dame les essaie les unes aprĂšs les autres. Le croiriez-vous ! câest la derniĂšre seulement qui a ouvert le pot aux roses. Madame sâest mise Ă fureter dans les papiers de la SĂ©verine. Elle tremblait comme la feuille, mais elle ne perdait pas la carte et avait soin de remettre tout en ordre. Enfin, elle tombe sur une lettre dont la lecture lui fait pousser un grand cri. Jâai bien cru quâelle allait sâĂ©vanouir. Mais elle tient bon, replie la lettre, la remçt sous le tas, referme le tiroir et monte dans sa chambre Ă coucher, oĂč je la suis, comme vous pensez. â AprĂšs ! aprĂšs ! â Madame Ă©crit le petit mot que je vous ai remis, le met sous enveloppe et me dit de vous le porter et de vous ramener immĂ©diatement.^ Elle vous attend dans le parc, Ă cĂŽtĂ© de la petite porte par oĂč je suis sortie. Câest pourquoi je vous ai retenu ici, afin que nous tournions la propriĂ©tĂ©. Mon Dieu ! pourvu quâau- cun des gens de la bande ne nous ait aperçus ! » Robert examina le terrain tout autour de lui. On y voyait comme en plein jour il nây avait personne. Ils longĂšrent le mur du parc jusquâĂ la grille fixe Ă demi cachĂ©e par les rameaux du lierre retombant de lâintĂ©rieur en guir- landes naturelles. Ils marchaient Ă pas de loup, comme des amoureux... ou des voleurs. A la grille, ils firent un arrĂȘt. De lĂ , ils pouvaient distinguer le banc placĂ© sur un tertre de gazon. 11 nây avait personne sur ce banc. Robert se risqua Ă annoncer sa prĂ©sence AngĂ©lique », fit-il dâune voix douce et mystĂ©rieuse. Point de rĂ©ponse. Sylvie lui saisit la main. Jâai peur, dit-elle tout bas. Si nous allions tomber dans un guet-apens. Avez-vous une arme au moins ? â Chut ! » Il avait cru entendre marcher derriĂšre le mur. Ils prĂȘtĂšrent lâoreille. Mais non ! ce nâĂ©tait que le bruit du vent dans les arbustes. FIGARO ILLUSTRĂ o 7 Sylvie, toute frĂ©missante, lui donna la clĂ© de ia porte bĂątarde. Elle se plaça derriĂšre lui, sâeffaçant le plus possible. Il ouvrit. La porte grinça lĂ©gĂšrement sur ses gonds. Avant de la refermer, Robert fit une lĂ©gĂšre pause. Si madame de Noyai avait Ă©tĂ© aux environs, elle nâeĂ»t pas manquĂ© dâaccourir Ă la rencontre de son fidĂšle serviteur. Personne ! Robert examina la soubrette avec mĂ©fiance. Etait-ce une mystification ? Mais le minois chiffonnĂ© de Sylvie exprimait une Ă©pouvante si rĂ©elle que lâamoureux dâAn- gĂ©lique prit peur Ă son tour, non pour lui, mais pour la baronne, livrĂ©e, dans sa solitude, aux fureurs de la SĂ©verine. Il fouilla le parc et quand un rayon de lune jetait sa traĂźnĂ©e blanche, entre deux troncs dâar- bres, dans lâombre dâun bouquet de bois, il croyait apercevoir, de loin, une femme Ă©tendue sur le sol, tellement son imagination Ă©tait surexcitĂ©e par lâinquiĂ©tude. Il sâavança vers la villa. Avez- vous la clĂ© ? deman- da-t-il Ă Sylvie. â Oui, monsieur; mais si nous entrons par la porte, le serpent nous entendra et qui sait ce qui nous attend. â Le serpent ne nous avalera pas tous les deux. â Oh ! monsieur, nâentrez pas par la porte. â Mais par oĂč voulez-vous que jâentre, donc ! â - Par la fenĂȘtre ». Cela tournait Ă la comĂ©die italienne, mise en tragĂ©die par Shakespeare. Robert du Plessis ne se souciait nullement de re- nouveler, Ă ChĂ tenay, la scĂšne du balcon des Amoureux de VĂ©rone. Il trouvait la baronne un peu mĂ»re pour le rĂŽle de Juliette, et tout en ayant fort bonne opinion de lui-mĂȘme, il ne prĂ©tendait plus Ă jouer les RomĂ©o. Si Vignemale me voyait grimper lĂ -haut, dit-il, il mâen- verrait un joueur de mandoline pour pincer une sĂ©rĂ©nade sous les murs de ma belle. » Maison a vu Sylvie Ă lâĆuvre. Quand cette parisienne, qui a dĂ©jĂ beaucoup vu et pas mal retenu, a un projet en tĂȘte, il faut quâon en passe par ses volontĂ©s. Monsieur, dit-elle, trouvera une Ă©chelle dans la remise oĂč James mâattend. Ah ! James vous attend ? Parfait ! Eh bien, ma belle, vous n avez rien a craindre, puisque lâAngleterre nous protĂšge. Vous allez me faire le plaisir de monter chez madame et de lut deman- der si elle a encore besoin de ma protection. Vous me rappor- terez la rĂ©ponse dans cinq minutes au plus tard. PassĂ© ce dĂ©lai, je mâen retourne Ă Paris par le chemin que nous avons suivi. Jâai la clĂ© de la petite porte, câest tout ce quâil me faut. â Mais, monsieur, si la SĂ©verine ?... â Ăa mâest Ă©gal ! » Sylvie comprit quâil nâen dĂ©mordrait pas et se rĂ©signa Ă obĂ©ir. Câest bon, monsieur, on y va. Je vais tĂącher de faire le moins de bruit possible. La SĂ©verine a sa chambre de lâautre cĂŽtĂ©, sur la rue. Peut-ĂȘtre bien quâelle ne mâentendra pas ! Donnez-moi deux minutes de plus pour prĂ©venir James. â Allez!... » Il lui tourna le dos, mais il la regardait de cĂŽtĂ© filer comme une sylphide, sur le sable qui craquait Ă peine sous ses pas. Il se prit dâun remords tardif si cette fille courait un danger reel ? Vraiment, ce nâĂ©tait ni galant, ni chevaleresque, de lâavoir laissĂ© partir toute seule en Ă©claireur. Bah ! le valet de pied nâĂ©tait-il pas lĂ pour veiller au grain. Robert se contenta de se rapprocher tout doucement de lâha- bitation. En passant devant la charmille, oĂč sâĂ©tait embusquĂ©, jadis, 1 assassin inconnu de Jeanne Caristie et oĂč mademoiselle SĂ©ve- rine Dahun sâe'tait cachĂ©e, lâaprĂšs-midi, il Ă©prouva une certaine apprĂ©hension. Ce fut plus fort que lui, il pressa le pas. BientĂŽt il aperçut lâimpassible James qui dĂ©veloppait sa haute taille devant la porte entrâouverte. Il le rejoignit et, lui frappant sur l'Ă©paule Quâen pensez-vous? lui demanda-t-il Ă voix basse. â Rien », fit James. Robert tira sa montre. Les sept minutes de dĂ©lai accordĂ©es Ă Sylvie allaient expirer. Soudain, des pas lĂ©gers se font entendre. Quelquâun descend lâescalier prĂ©cipitamment. Câest une femme. Non, ce nâest pas AngĂ©lique ; Robert aurait parfaitement distinguĂ© le frou- frou de sa robeâ Câest Sylvie . Elle apparaĂźt trĂšs pĂąle et les yeux Ă©garĂ©s ! Oh! monsieur! oh! Ja- mes !... » Elle veut parler, mais elle est si oppressĂ©e que les mots ne peuvent lui sortir de la bouche. Enfin, elle surmonte son Ă©motion. Jâai frappĂ© Ă la porte de madame, dit-elle, et madame ne mâa pas rĂ©pondu. â Câest que vous nâaurez pas frappĂ© assez fort, fit observer Robert, qui supposait la baronne endormie et Ă©tait vexĂ© dâĂȘtre ac- couru Ă son appel. â Si, monsieur. Dâabord, madame a le sommeil lĂ©ger. Et puis, madame sâest enfermĂ©e Ă clĂ©, ce qui prouve quâelle est chez elle. Et puis, il mâa semblĂ© sentir une odeur de charbon qui passait sous la porte. Jâai voulu regarder par le trou de la serrure et je me sujs aperçue quâil Ă©tait bouchĂ© avec un tampon de lin- ge. Alors, je me suis sauvĂ©e et me voilĂ . » Un suicide! Et câĂ©tait pour lui faire constater sa mortquâAn- gĂ©lique avait appelĂ© lâami, lâa- mant, qui venait de lui offrir, pour la protĂ©ger contre la mal- veillance, lâĂ©gide de son nom. Pauvre et vaillante femme ! Oh ! il la sauverait sâil en Ă©tait temps encore. Vite, James, apportez-moi lâĂ©chelle qui est dans la remise. Saurez-vous ouvrir les persien- nes ? â Yes, monsieur. » LâAnglais revint quelques se- condes aprĂšs, tenant lâĂ©chelle Ă deux mains et une pince dans les dents, un monseigneur com- me en emploient les dĂ©valiseurs de villas. J Ăąmes posa lâĂ©chelle contre la façade, monta lestement jusquâĂ la fenĂȘtre, crocheta les persien- nes et dit Câest fait. â Que voyez-vous ? demanda Robert. â Rien. â Descendez. » LâAnglais obĂ©it, Robert prit sa place, et sans plus de prĂ©cau- tions, cassa un carreau dont les dĂ©bris retombĂšrent Ă lâintĂ©rieur sans trop de fracas. Une bouffĂ©e dâacide carbonique sâĂ©chappa par lâouverture. Robert fut obligĂ© de se pencher de cĂŽtĂ© pour reprendre lâair; mais du mĂȘme mouvement il tourna lâespagnolette. Une seconde aprĂšs, il Ă©tait dans la place. 1 1 I Les confidences de Sylvie Ă©taient dâune exactitude scrupuleuse. Oui, elle avait filĂ© la SĂ©verine avec la finesse et la vigilance dâun limier de police; oui, elle la vit se cacher dans la char- mille ; oui, elle prĂ©vint sa maĂźtresse qui opĂ©ra une perquisition immĂ©diate dans le secrĂ©taire de la gouvernante. Quây avait-il donc de si effrayant dans la lettre que madame de Noyai dĂ©couvrit parmi les papiers secrets de la grande rousse aux yeux perçants ? Pour bien comprendre ce document, il faut savoir que la riche veuve avait commis lâimprudence de confier Ă cette fille la gestion de sa fortune. TrĂšs ignorante en matiĂšre de chiffres, un peu paresseuse dâes- prit, et sachant que feu ce grand dadais de Noyai avait eu souvent recours, pour des affaires dâintĂ©rĂȘt, aux lumiĂšres de la gouver- nante, elle la conserva auprĂšs dâelle et en fit son intendante. Quand une veuve, habituĂ©e Ă se laisser vivre sans autres fatigues que celles des plaisirs, est Ă la tĂȘte de deux millions, elle ne suppose pas quâelle en verra jamais la fin. Dâailleurs, AngĂ©- lique dĂ©pensait trĂšs peu en proportion de ses revenus, et chaque fois que mademoiselle Dahun lui rendait ses comptes de fin de mois, elle se contentait de lui dire Câest trĂšs bien ! Mais je vous en prie, SĂ©vĂšre, pas de dĂ©tail. Epargnez-moi ce casse-tĂȘte. Il me suffit de savoir que je suis encore Ă mon aise. » io8 FIGARO ILLUSTRĂ Elle la payait largement et lui faisait de riches cadeaux. Elle nâaurait pas souffert quâelle achetĂąt, de ses deniers, la moindre fanfreluche. Elle lui avait donnĂ© licence de se vĂȘtir chez sa couturiĂšre. MĂȘme elle admirait la rĂ©serve avec laquelle SĂ©vĂšre usait de cette libĂ©ralitĂ©. Aussi faillit-elle tomber de son haut en dĂ©couvrant que cette crĂ©ature se jouait dâelle depuis prĂšs de huit ans, quâelle avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de son mari dont elle exploitait la faiblesse dâesprit et la prodigalitĂ©, quâelle lâavait volĂ©e sur toute la ligne et quâelle la volait encore; quâenfin elle ne devait pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au crime de la villa des Roses. Cela rĂ©sultait de la lettre suivante signĂ©e M. de C. », et datĂ©e de la veille ChĂšre sĆur, Tu nâes vraiment pas raisonnable de tâentĂȘter dans un pro- jet qui ne saurait rĂ©ussir et qui tâa dĂ©jĂ coĂ»tĂ© tant de larmes et de remords. En admettant mĂȘme que le petit monsieur en question qui, Ă mon avis, nâa rien de si sĂ©duisant, veuille bien te donner son nom, il ne tardera pas Ă savoir ce que tout le monde sait, exceptĂ© cud cfoiicker E trange ! Urbain est invincible et il nâest pas du Midi. Je le blague dĂ©jĂ ; donc, il est mon ami. Excusez-moi de vous le prĂ©senter vĂȘtu dâun simple caleçon de lutteur. Urbain a lâĆil vif, le nez aquilin, des dents de loup, les che- veux en brosse et des biceps, et des pectoraux! Un mĂštre trente dĂ©tour de poitrine, chĂšre Madame... Je nâinsiste pas. Jâajoute cependant quâUrbain est un grand cĆur, mais sans pouvoir dire combien il a de tour de cĆur. Vous faut -il un dĂ©fen- seur vaillant? Fai- tes un geste dâappel suprĂȘme... Urbain accourra, prĂȘt Ă la lutte... Tout poul- ies dames ! Je lâai connu dans un bureau de journal boulevar- dier. Ilcausaitavec quelques gens de lettres ; et , sans cesser de deviser des faits du jour, il sortait machi- nalement de son gousset des piĂšces de dix centimes quâil coupait, dâun coup sec de ses canines, comme de simples pastilles de chocolat. Parfois, un secret instinct lâavertissant sans doute quâil faut Ă©viter de tomber dans la banalitĂ©, il prenait un dĂ©cime entre ses deux pouces et ses deux index et, distraite- ment, il en faisait un petit cornet. Ses interlocuteurs ne sâen Ă©tonnaient pas. Souriant et courtois, distinguĂ© mĂȘme, il cracho- tait du cuivre. Un jeune roman- cier entra. Bonjour, Urbain... â Bonjour, Oscar. Ăa va toujours ?... â Pas mal... Mais je suis un peu engourdi... Jâaurais besoin dâexercice... » Urbain se leva, prit le jeune rĂ©dacteur et se mit Ă jongler avec, dĂ©licatement, Ă©vitant de le chif- fonner. En lâair, Oscar souriait, plein de confiance, se sachant en bonnes mains. Voltige excel- lente, hygiĂ©nique ; rien de meil- leur pour faire circuler le sang. Oscar revivifiĂ© , Urbain le remit sur ses pieds Merci, dit Oscar. â A ton service », dit .Ur- bain. On causait dâattaques nocturnes. Urbain, tranquillement, plaça son mot Mon Dieu, murmurd-t-il dâun ton doux, je ne sais pas pourquoi 1 on s en Ă©meut tant quand il est si simple de sâen prĂ©- seiver. Un rĂŽdeur vous attaque vous lui donnez, sous le nez, un coup de poing qui lui broie la mĂąchoire supĂ©rieure. Vous le chargez alors sur votre Ă©paule et vous lâemportez chez un phar- macien. S il est mort, le pharmacien le constate, vous prĂ©venez le poste et tout est dit ; mais, sâil respire encore, on le soigne. En ce bas monde, il faut ĂȘtre humain, et lâarnica nâest pas fait exclusi- vement pour les caniches. » Urbain a de lâinstruction. Il est presque riche et sera proba- blement million- naire un jour. â ..... v ... .. â ^ Câest un lutteur amateur. Il a pour principe que le coup de poing est lâami de lâhom- me . Si vous lui inspirez de la sym- pathie, il vous dira dâun ton courtois Flanquez - moi donc quelques bons renfonce- ments, en pleins pectoraux, detoute votre force!... Allez-y carrĂ©ment, comme un tigre ! Tapez sur la poi- trine. sur lâĂ©paule, sur le bras ! Mes muscles aiment ça... » Puis il ajoute, gracieux Plus vous ta- perez fort , plus vous aurez de chances de vous dĂ©crocher les phalanges et de vous fouler le poignet droit... » On tape, on se fait mal, il sourit Enfant, dit-il, vous ne savez pas lancer un coup de poing. Je vous demande du poivre rouge et vous me donnez du jujube. VoilĂ comment cela sâapplique. » Alors, tranquille et discret, il dĂ©fonce une porte ou fend une ta- ble de chĂȘne. Puis, dĂ©daigneux Ăa, du chĂȘne? Câest du pa- pier mĂąchĂ©... Le poing y entre comme dans du beurre... Parlez- moi dâun bon bloc de marbre massif ! Câest lĂ -dessus quâon a du plaisir Ă taper, Ă faire rebon- dir ses os. Mais cette porte, cette table ! Ăa fait pitiĂ© ! Les ouvriers ne fabriquent plus aujourdâhui que de la menuiserie de myrmi- don. Camelotte! Camelotte ! » Comment Urbain est-il de-' venu invincible? Demandez -le lui et il vous rĂ©pondra Rien nâest plus simple CâĂ©- tait en 1870, par une belle soirĂ©e dâĂ©tĂ©... JâĂ©tais jeune, â 16 ans, ĂŽ RomĂ©o ! â jâĂ©tais mince, jâĂ©tais Ă©lĂ©gant et je regardais, sous les Ă©toiles, la sortie de la Reine Blanche. Un rĂŽdeur de barriĂšre voulant humilier mes souliers vernis, vient me marcher sur le pied. Je lâappelle poliment voyou. Il hĂšle des camarades qui se ruent sur moi, le couteau Ă la main. En quelques secondes, je reçois quatorze coups de surin. On me ramĂšne chez ma mĂšre. JâĂ©tais comme mort et, pendant six mois, je dus garder le lit. Je suis bon garçon, mais vindicatif. Les II. 29 1 14 FIGARO ILLUSTRĂ voyous avaient fait de la peine Ă maman et je nâaime pas ça. Alors, jâai eu lâidĂ©e de prendre ma revanche. Lâestomac Ă©tait bon, la poi- trine solide. DĂšs que jâai Ă©tĂ© sur pied, je me suis mis Ă manger du bifteck cru et Ă faire des poids. Jâai appris la boxe, la lutte, la savate. Je puis maintenant, de temps Ă autre, me payer un petit tour de boulevards extĂ©rieurs ou de bois de Boulogne vers les deux heures du matin. Je laisse passer ma chaĂźne de montre. Il y a des gens que ça tente, les mĂ©taux prĂ©cieux. Je les vois venir et je pense Ă part moi VoilĂ des gour- mands qui vont goĂ»ter de mes croquignolles » .' Je mâarrĂȘte. Ils croient que jâai peur. Ils tombent sur moi. Alors, câest une marme- lade. Jâai un coup simple dessous au creux de lâestomac qui vous Ă©tend son homme sans quâil ait le temps de faire couic!... Jâai Ă©galement un coup de poing de cĂŽtĂ© sur la mĂąchoire infĂ©rieure qui la sĂ©pare radicalement de sa compagne. Jâai de jolis coups de pieds bas, sur le tibia, qui le cassent comme du verre. La boxe est une trĂšs belle science, trĂšs intĂ©ressante, trĂšs morale. On ne la cultive pas assez. Quoi de plus agrĂ©able, pour- tant, que de se dire En voilĂ un qui voulait me trouer la peau par amour du lucre. Il a maintenant deux cĂŽtes enfoncĂ©es. Ca lui servira de leçon. Quand il sera rĂ©tabli, il renoncera Ă attaquer les passants, il se mettra Ă exercer un mĂ©tier honnĂȘte, ouvreur de portiĂšres ou ramasseur de bouts de cigares et il sera considĂ©rĂ© dans son quartier. » RĂ©gĂ©nĂ©rons! Moralisons! Un Ćil au beurre noir est quelque- fois le commence- ment de la sages- se... » Parfois, Ur- bain va faire un tour dans les bals de barriĂšre. Les municipaux le connaissent SubsĂ©quem- ment, se disent-ils entre eux, que voilĂ monsieur Urbain qui entre... quâil va en dĂ©molir une demi -douzaine . . . que ce sera tou- jours ça de moins et que câest le mo- ment de fermer la paupiĂšre et dâaller, dehors, fumer une cigarette. » Il y a quelques annĂ©es, ça ne ratait pas. EntrĂ©e dâUrbain, valse , quadrille ; puis, tout Ă coup, grand brouhaha, et la vraie danse commençait. Jambes brisĂ©es, bras cassĂ©s, Ă©paules luxĂ©es, nez Ă©crasĂ©s, mĂąchoires fracassĂ©es. Les municipaux rentraient et menaient les blessĂ©s au poste, oĂč on les passait Ă tabac pour les remettre. Aujourd'hui, câest fini de rire. Urbain est connu dans les bals. Quand il y pĂ©nĂštre, les escarpes, impressionnĂ©s, lui font le salut militaire. Quelques-uns de ceux quâil a endommagĂ©s' sont devenus ses amis respectueux et dĂ©vouĂ©s. Il y en a qui sâĂ©crient Il est susceptible, mais câest un rupin. Dâun seul coup de poing, il mâa fait cracher le sang pendant trois mois... On dira de lui ce quâon voudra, mais nâempĂȘche que câest un frĂšreâ!... » quâil dĂ©crira un jour oĂč lâautre, dans sa MĂ©thode de pavĂ© â un livre des plus curieux que Paul Nadar illustrera de photographies instantanĂ©es. En voici deux, le coup de la blouse et le coup du veston Coup de la blouse Un individu en blouse, que lâon croise en chemin, devient tout Ă coup familier et se sent attirĂ© irrĂ©sistible- ment par votre porte-monnaie ou par votre Ă©pingle de cravate. Vous lâattendez de pied ferme â le pied ferme est indis- pensable. Dâun mouvement rapi- de, vous saisissez sa blouse par le bas, vous la lui rame- nez par-dessus la tĂȘte, vous lâen coif- fez comme un fau- con et vous nouez sous le menton les deux bouts de ce vĂȘtement dĂ©mo- cratique. Lâhom- me est dans le sac, domptĂ©. Alors, de la main droite, vous le maintenez coiffĂ©, tandis que, du poing gauche, vous lui caressez vigoureusement le bec. Inutile de vous presser; vous pouvez prendre votre temps, taper Ă votre aise et mĂȘme accompagner cette correction de quelques rĂ©flexions morales empruntĂ©es aux meilleurs auteurs. La leçon, trĂšs frap- pante, ne peut manquer de causer Ă votre agresseur une vive et salutaire impression. Coup du veston Vous ĂȘtes attaquĂ© par quelquâun de chic, par un rĂŽdeur en veston, par un de ces dandys qui sâhabillent chez les grands tailleurs de la Villette et de la plaine Saint-Denis. Prompt comme lâĂ©clair, vous saisissez les parements de son veston et vous lui rabat- tez, en deux temps, le vĂȘtement dans le dos, Ă la hauteur des coudes, ce qui lui emprisonne so- lidement le haut des bras. Le veston joue admirable- ment le rĂŽle de camisole de force. Alors, si vous avez une canne solide, vous pouvez vous exercer, lancer vos coups en donnant toute votre allon- ge, selon le sys- tĂšme de Larribeau, de Chanderlot et de Ch a rie mont. Lâadversaire fera de vaips efforts pour se dĂ©gager. Peut-ĂȘtre vous ap- pellera-t-il lĂąche, car les coups de canne sur la mĂą- choire sont durs Ă avaler quand on est mis dans lâimpossibilitĂ© de se dĂ©fendre. Vous vous laisserez insulter, mais sans cesser de taper en choisissant lâendroit. Il est rare que lâagresseur persiste Ă crĂąner dans ces conditions Ă©minemment dĂ©savantageuses. Si votre canne se casse, car il y a des rĂŽdeurs qui ont la tĂȘte dure, un joli coup de pied tournant, le coup de pied du chausson marseillais, Ă©tendra fort Ă©lĂ©gamment le souteneur sur le sol. La boxe française, combinaison intelligente de lâancienne savate et de la boxe anglaise, vous offre toute une sĂ©rie de coups que vous pouvez fignoler Ă loisir contre un adversaire rĂ©duit au rĂŽle passif de mannequin. Ail right ! Urbain est gai. Il a des coups joyeux tout Ă fait inattendus et Shakespeare nous montre Richard I er se faisant aimer dâune jeune princesse pour avoir fait vaillamment le coup de poing FIGARO ILLUSTRĂ devant elle. Urbain est subjuguant, mais chaste. Il nâabuse pas de son prestige. Câest un mari modĂšle; et, sâil passe parfois la nuit dehors, câest pour contusionner le crime, pour protĂ©ger lâinnocence, pour dĂ©fendre la vertu que le vice se plaĂźt Ă oppri- m'er. Le cĆur dâAmadis dans le thorax de Milon de Crotone ! Ses aventures sont innombrables. Le soldat marche au canon. Urbain marche au cri du faible. Passants dĂ©fendus contre les rĂŽdeurs, femmes protĂ©gĂ©es et ramenĂ©es chez elles avec une cour- toisie dix-huitiĂšme siĂšcle, enfants soustraits aux violences des mauvais garnements, câest toute une Ă©po- pĂ©e. Quand une charrette est embourbĂ©e, il ne manque jamais, mĂȘme sâil vient de revĂȘtir un costume neuf, de la sortir de lâorniĂšre en lui donnant le coup dâĂ©paule de Jean Val-jean. Il tire dâaffaire le char- retier; mais, si celui-ci a Ă©tĂ© brutal avec son cheval, Urbain lui administre gĂ©nĂ©- ralement une raclĂ©e au cours de laquelle il lui rappelle les termes de la loi Gramont. Urbain, en effet, adore les animaux. Il a rapportĂ© sur ses Ă©paules, en plein jour, Ă travers Paris Ă©baubi, une chĂšvre qui avait eu le pied Ă©crasĂ© par une voiture. Il lâavait achetĂ©e Ă lâun de ces chevriers, en bĂ©ret pyrĂ©nĂ©en , qui promĂšnent par les rues, au son de la flĂ»te de Pan, leur petit troupeau qui dĂ©ambule en mĂąchonnant de vieux dĂ©bris de journaux ramassĂ©s sur les trottoirs. Ce pĂątre se lamentait devant sa bĂȘte tombĂ©e boiteuse. Vends-la moi, dit Urbain... Je la panserai, je lui mettrai une jambe de bois et, dans un mois dâici, elle courra sur les gouttiĂšres. » La chĂšvre fut baptisĂ©e Banban. Elle est depuis longtemps rĂ©tablie, elle donne dâexcellent lait, et elle est nourrie de cĆurs de laitues et de bottes de carottes ; ce qui ne lâempĂȘche pas de brouter la garde-robe dâUrbain, ses pantalons dâĂ©tĂ© et ses cha- peaux de paille. Banban est dâailleurs savante. Quand Urbain sâennuie, il dit Ă sa chĂšvre Allons, Banban, une petite partie?... » Et tous deux font un domino. Dans la rue, Ă toute heure, Urbain est gĂ©nĂ©ralement accom- pagnĂ© dâun dĂ©fenseur vaillant et charmant. Câest un minuscule griffon Ă©cossais, haut de vingt centimĂštres, long de trente centi- mĂštres, queue comprise, couvert dâune Ă©paisse toison de poils cafĂ© au lait qui balaient les trottoirs et lui couvrent les yeux, quâil a magnifiques. On a vu des toutous faire du trapĂšze, tirer des coups de fusil ou jouer du bĂąton. Le griffon dâUrbain boxe et lance des coups de patte. Si vous faites mine dâattaquer son maĂźtre, il sâassied, se dresse sur son sĂ©ant, vous regarde avec des yeux de flamme, tombe en garde et simule, avec ses pattes de devant, les principaux coups de la boxe française. Sâil voit que vous ne prĂȘtez aucune attention Ă son terrible dĂ©fi, il reprend la position normale, se dirige gravement vers vous et vous dĂ©coche un coup de patte de derriĂšre." Tout, dans son attitude, vous crie, ou plutĂŽt vous aboie Viens-y donc, grand lĂąche ! » Le griffon dâUrbain ne craint rien. Il dĂ©fierait les champions du monde entier. Il regarde dâun Ćil tranquille les plus robustes lutteurs de profession. Quoique bien Ă©levĂ©, il lui arrive de flairer le bas de leur pantalon ; et, superbe, de lever la patte, faisant pleuvoir sur leurs bottines quelques gouttes de son dĂ©dain. Urbain cherche partout, depuis longtemps, jusque chez les marchands de vins, jusque dans les baraques de lutteurs, quel- quâun de plus fort que lui. 11 ne le rencontre pas, et ça le rend mĂ©lancolique; car Urbain est un modeste et sa gloire lui pĂšse. Il est las de sâentendre appeler l'invincible. Il crut un jour avoir trouvĂ© son maĂźtre dans un garçon boucher qui promenait, Ă bras tendu, au-dessus des verres dâun comp- toir, un poids de quarante. Urbain prit le mĂȘme poids de quarante par le rebord, entre le pouce et lâindex, posa sur le dessus du poids, comme sur une lĂ©gĂšre soucoupe, un verre plein de petit bleu, porta la santĂ© des assistants Ă bras tendu et vida son verre dâun trait en continuant de se servir du poids comme de soucoupe. Le garçon boucher Ă©tait Ă©merveillĂ©. Il sâĂ©cria Nom dâun nom ! Boulanger nâen fe- rait pas autant. » ' Puis, avec la conviction dâun athlĂšte an- tique acclamant DioclĂ©tien ou Maximien Câest empereur que vous devriez ĂȘtre ! Si vous vouliez faire un coup dâĂtat, les garçons bouchers sont vos hommes... » Urbain aime les calembours Merci, mon garçon, dit-il... Je ne fais pas de Coup dâĂ©tal. » Il arrive toujours Ă Urbain des aven- tures extraordinaires. Certain soir, trĂšs tard, il se promenait au bois de Boulogne. Un coup de feu part dâun taillis, sur sa droite. Urbain bondit et lance, au hasard, un formidable coup de poing qui fracasse quelque chose dans lâombre, puis il allume une allumette. Un homme du monde gisait, Ă©tendu. CâĂ©tait un financier qui, nâayant pu payer ses diffĂ©rences Ă la Bourse, venait de se loger une balle dans la tĂȘte. Il avait attendu que quelquâun passĂąt, afin que son corps ne sĂ©journĂąt pas dans le taillis. Urbain eut un moment de crainte. Il se demanda si le financier ne sâĂ©tait pas ratĂ© et si ce nâĂ©tait pas son coup de poing qui lui avait fait sauter la cervelle. Heureusement, ce coup de poing nâavait fracassĂ© quâun jeune bouleau. La conscience dâUrbain resta donc blanche et sereine. Il y a quelques mois quâUrbain nâest plus attaquĂ© quand il rentre chez lui le soir. Câest une vĂ©ritable dĂ©veine, mais ça ne peut pas durer. En attendant, il continue de sâexercer. Il se durcit les poings en les cognant sur un bloc de marbre, jongle avec des poids de quarante, avale des gigots entiers Ă son dĂ©jeuner et simule, sur ses amis, au dessert, un coup droit simple trĂšs Ă©lĂ©- gant qui fait jaillir les deux yeux ». Il pourra dire au premier qui lâattaquera Mauvaise idĂ©e que tu as lĂ , mon vieux... .» Il y a tant de gens. quâon peut dĂ©valiser sans danger... Mais sâen prendre Ă Urbain, câest nâavoir pas de chance... La derniĂšre fois quâ.Urbain a Ă©tĂ© attaquĂ©, câest Ă Marseille, par une bande dâItaliens. Il en a fait une bouillabaisse. A Paris, Urbain est dĂ©jĂ dâune force incomparable ; zuze un peu, mon bon, de ce que doit ĂȘtre la force dâUrbain... Ă Marseille ! [ClichĂ©s de Paul Nadar. PAUL FOUCHER. A prĂšs le souper, la nuit qui prĂ©cĂ©da le grand jour du Prix du Gouvernement, Thos Saddler, le grand entraĂźneur, dit au head-lad Cutling Je veillerai dans la buanderie. » Cutling Ă©tait le bras droit de lâentraĂźneur, son factotum. Saddler ne pouvait ĂȘtre avec les soixante chevaux quâil entraĂźnait de cinq heures du matin Ă huit heures du soir. Tandis quâil fai- sait sa correspondance avec les sociĂ©tĂ©s de sport pour les engage- ments et les forfaits, tandis quâil Ă©tudiait le Bulletin des Courses , quâil assistait aux rĂ©unions, Cutling le remplaçait pour les distri- butions de nourriture, la surveillance du travail et lâordonnance gĂ©nĂ©rale de lâĂ©curie. Un cerveau puissamment organisĂ© que celui de ce head-lad; aucun dĂ©tail dâadministration ne lui Ă©chappait câĂ©tait sous ses yeux que se rĂ©digeait le livre dâinscription des suĂ©es, des galops, des sorties dâĂ©curie, des doses de mĂ©decines prises par chaque cheval. Au moyen de cette comptabilitĂ© hippique, chaque bĂȘte avait son compte, et le cheval ne parlant pas pour rĂ©clamer, le livre faisait foi de lâĂ©gale rĂ©partition des soins donnĂ©s. , Lorsquâil recevait de son patron lâordre de prĂ©parer la buan- derie, Cutling savait ce que cela signifiait. Saddler parlait peu, et il aimait Ă ĂȘtre compris sans explications. La nuit qui prĂ©cĂ©dait les Ă©preuves importantes, la buanderie, une petite annexe des bĂątiments de la cour centrale, changeait de destination. Le head-lad allumait un feu de rĂŽtisseur sous le haut manteau de la cheminĂ©e, une flambĂ©e de bĂ»ches Ă©normes qui devait durer jusquâau matin. La porte et les fenĂȘtres de lâannexe Ă©taient maintenues ouvertes, afin que lâĆil et lâoreille du maĂźtre .fussent avertis de ce qui se passait Ă lâextĂ©rieur, et Saddler sây installait pour y bivouaquer. Ces nuits-lĂ . personne ne dormait dans lâĂ©curie, le dernier des grooms devait suivre lâexemple du training. Cutling divisait le personnel en patrouilles, le rĂ©fectoire Ă©tait transformĂ© en poste- vigie la garde descendante y attendait le retour de la garde mon- tante en dĂ©gustant les grogs et les dumplings livrĂ©s aux amateurs jusquâĂ lâindiscrĂ©tion. La consigne Ă©tait de veiller autour des bĂątiments et dâĂ©carter tout individu' suspect ; car, Ă la veille dâun prix important, lorsque les paris faits sur un cheval engagĂ© sont trop forts, les bookmakers forment une coalition contre lui. Des spĂ©cialistes sont soudoyĂ©s pour se faufiler dans lâĂ©curie, pour acheter la complaisance dâun palefrenier qui fera avaler au cheval une pilule fortement opiacĂ©e, ou qui mettra dans son eau de lâar- senic, du sublimĂ© corrosif, ou un bon kilogramme de nitre dans la ration. En astreignant son personnel Ă rester une nuit sur pied. Saddler nâĂ©cartait pas les touts , mais il empĂȘchait les tentatives criminelles de la derniĂšre heure; les rondes Ă©tant contrĂŽlĂ©es, ses gens se surveillaient mutuellement. Il raisonnait dâaprĂšs cet axiome que les fraudes aiment le mystĂšre, et il pensait juste. Vers onze heures, aprĂšs une derniĂšre promenade aux lanternes dans les boxes, aprĂšs avoir constatĂ© que son crack, Clieltenham, reposait avec son mouton favori, aprĂšs avoir fait coucher un lad en travers de la porte dâentrĂ©e, comme un nouveau Roustan, Saddler alla sâembusquer dans la buanderie en compagnie de sa pipe et dâune bouteille de Scotch wisky. Cutling le suivit. Sans quâune parole eĂ»t Ă©tĂ© Ă©changĂ©e entre eux, ils retournĂšrent grave- ment les baquets Ă lessive ; aux courses du printemps, ils y avaient dĂ©couvert un espion payĂ© par un syndicat de parieurs, pour sur- prendre le secret de lâĂ©curie dans un handicap. Saddler avait si rudement chĂątiĂ© le tout, quâil avait Ă©tĂ© attaquĂ© par ce dernier en police correctionnelle pour coups et blessures. Cette correction avait refroidi les zĂ©lĂ©s, car, cette fois, les baquets Ă©taient inhabitĂ©s. Saddler ouvrit aussi la porte dâune horloge monumentale, et vĂ©rifia minutieusement les profondeurs de la gaĂźne. A la derniĂšre veillĂ©e de la saison dâĂ©tĂ©, il en avait tirĂ© un maigre gavroche pari- sien expĂ©diĂ© par une agence de renseignements pour assister Ă une confĂ©rence de propriĂ©taires. InterrogĂ© sur ce quâil attendait au fond de la gaĂźne, le gavroche osa rĂ©pondre quâil attendait le tramway ! » Cette saillie fit tellement rire le vindicatif entraĂźneur, quâil oublia de gratifier le voyou de la taloche quâil mĂ©ritait. Cette visite domiciliaire terminĂ©e, Thos sâassit le dos au feu. les yeux fixĂ©s sur la porte du box de Clieltenham ; il remplit son FIGARO ILLUSTRĂ 1 1 7 vene d eau pure, la coupa de wisky et bourra sĂ©vĂšrement une pipe d ecume enrichie de rubis et de brillants, un souvenir du duc d Hanulton a propos de la victoire d'Innisfail , un poulain mal bĂąti, une tĂȘte de brochet, un dos court, une cĂŽte plate, une enco- luie tiop droite, le rein mal attachĂ©, les genoux creux, enfin cor- nard et panard ! Un vrai biquot, et le biquot les avait battus tous' Cette pipe quâil appelait la Duchesse, » il ne sâen servait que dans les nuits fameuses. CâĂ©tait un fĂ©tiche, une idole A tra- vers les nuages qui sâĂ©levaient de son fourneau, il entrevoyait le gagnant du lendemain. Tour Ă tour il y avait vu Velleda, Boston, Antinoiis, Gaspardo, Richemond et cent autres; cette nuit il voyait distinctement Cheltenham. Cheltenham , un fils de Hux- table le huitiĂšme des fils de Huxtable qui faisait briller sur le turf la casaque tricolore le vieux cheval », comme il disait, et les larmes lui venaient aux yeux lorsquâil parlait du vieux cheval ». Câest que son existence Ă©tait intimement liĂ©e Ă celle de Huxtable. Huxtable, câĂ©tait son dĂ©but dans la vie sportive le commencement de sa fortune ; sans Huxtable , il ne fĂ»t pas devenu Thos Saddler, le grand entraĂźneur. Il Ă©tait fils de John Saddler, le jockey cĂ©lĂšbre mort si tragique- ment dans le grand steeple de Liverpool ; aussi, sa mĂšre, fille d un entiaĂźneur tuĂ© dans un galop, avait-elle songĂ© Ă retirer son unique enfant dâune carriĂšre aussi dĂ©sastreuse pour les siens, en le plaçant chez un pĂątissier de Londres, afin quâil y apprĂźt la cui- sine. Mais le jeune marmiton tĂ©moignait peu de sympathie aux fricots, il mettait du poivre dans le plum-cake , du sucre dans I oxtail, et ce vrai gĂąte-sauce lĂąchait lâoffice les jours de races aux enviions de Londres, pour suivre les chevaux sur la piste. DĂ©ses- pĂ©rĂ©e, la mĂšre le fit entrer comme groom dans lâĂ©curie de lord Gooseberry. De simple groom, Thos passa bientĂŽt lad, de lad il devint petit jockey. Lord Gooseberry Ă©tait un grand seigneur qui nâentendait rien aux courses, mais qui ne sâen rapportait quâĂ lui-mĂȘme. Tous les propriĂ©taires guignards sont ainsi faits. Aussi engageait-il ses chevaux Ă lâaveuglette, sans aucun profit, de sorte que des vain- queurs possibles devenaient entre ses mains des chevaux morts. II avait achetĂ© fort cher une des gloires du turf de son Ă©poque, Huxtable, une bĂȘte de quatre ans remarquable, une puissance dâarriĂšre-main prodigieuse, un cheval qui, en plein galop, mesu- Ăźait des foulĂ©es de sept mĂštres. Lâanimal pouvait poursuivre encore trois ans sa carriĂšre en plat, il avait cent mille guinĂ©es dans les pattes Gooseberry le fit dresser sur lâobstacle pour en faire un huntei ! Huxtable fit un pauvre sauteur; il ne broussait pas 1 obstacle, il le surmontait en cheval de cirque, et mettait quinze secondes de plus que les autres Ă franchir une haie. TrĂšs brillant pour un cross-country mondain, il ne valait rien en Ă©preuve publique. Bref, tombĂ© en de mauvaises mains, le cheval ne gagna plus un prix et devint vieux prĂ©maturĂ©ment. Lord Gooseberry, qui avait la guigne Ă lâĂ©tat aigu, lâenvoya au chenil pour ĂȘtre abattu et donnĂ© en pĂąture Ă ses chiens fox hounds. Huxtable avait pour compagnons dâĂ©curie un chat et un agneau ; le chat et lâagneau suivirent le vieux crack dans la cour du chenil, lieu dâexĂ©cution de leur ami, et pendant que le piqueur chargeait son fusil pour tuer le pauvre animal, le matou et lâagnelet" rĂŽdaient autour de leur ami comme pour le dĂ©fendre contre ses bourreaux. Tout ce que lâon tenta pour les Ă©carter fut inutile, le fĂ©lin et 1 ovin continuĂšrent Ă se frotter aux jambes du vieux cheval, lâun bĂȘlant 1 autre miaulant. Ils semblaient lui dire, dans leur langage de bonnes bĂȘtes Tant que nous serons avec toi, il ne tâarrivera rien de dĂ©sagrĂ©able. » Sui ces entrefaites, le jeune Saddler vint Ă passer par le chenil, il vit ce spectacle navrant du condamnĂ© attachĂ© au piquet fatal, il s informa. Quand il apprit que Gooseberry avait ordonnĂ© de 1 abattre, il se demanda si le noble lord nâĂ©tait pas fou. On nâabat pas un cheval qui a coĂ»tĂ© quarante mille francs et qui nâa pas une tare! Il se rappelait les arrivĂ©es foudroyantes de Huxtable , Ă San- down Park, Ă Kempton, Ă Doncaster, Ă Epsom, Ă Newmarket, il devait au vaillant racer une cinquantaine de guinĂ©es; un parieur satisfait nâoublie jamais ces choses-lĂ ! Pai Ăźeconnaissance et par pitiĂ©, Saddler prit sur lui de faire surseoir Ă lâexĂ©cution et fut solliciter lord Gooseberry. Milord, lui dit-il, jâachĂšte Huxtable . Tu nâas rien, rĂ©pliqua le lord. ^ a * mes S a 8 es Ăź riposta lâenfant, et jâabandonne une annĂ©e de salaire pour avoir Huxtable. Piends-le, rĂ©pondit le lord, mais que je ne voie plus cette bĂȘte Ă chagrins. » Le soir mĂȘme, le petit jockey, tout joyeux, emmenait dans une terme voisine Huxtable , son chat et son agneau. Plus tard, lorsque Gooseberry commença la vente de son stud, Thos fut chargĂ© dâamener Ă Boulogne-sur-Mer un Ă©talon anglais acquis par un propriĂ©taire français et engagĂ© spĂ©cialement dans une journĂ©e de courses de la sai- son balnĂ©aire. Il faut croire que cet Ă©talon avait la nostalgie du pays, car au tournant de la piste, en apercevant les du- nes du Dcvonshi- re, au delĂ de la mer, il se dĂ©bar- rasse de son ca- valier, quitte lâhippodrome , approche des fa- laises , en suit lâourlet, cherche une pente prati- cable, sây lance, gagne le rivage, prend le large et met le cap sur lâAngleterre! Sad- dler, qui Ă©tait libre ce jour-lĂ , se promenait sur la plage. Il voit lâaccident, saute dans une barque, vogue dans la direction du fuyard, 1 atteint, saute en selle, saisit les rĂȘnes, le fait virer de bord et le ramĂšne en France aux applaudissements des baigneurs que ce sport nautique Ă©bahissait. Cette aventure attira sur Saddler lâattention du propriĂ©taire de 1 Ă©talon nageur, il lui demanda ce quâil voulait en rĂ©compense. Rester en France, » rĂ©pondit Saddler. Il pressentait quâil ne ferait rien en Angleterre avec un maĂźtre aussi stupide que Gooseberry, et que la France Ă©tait une terre vierge qui sâouvrait au sport hippique. Je te prends chez moi, repartit le propriĂ©taire. â Oh ! dit Saddler, je ne suis pas seul il y a Huxtable. â Qui ça, Huxtable ? â Mon vieux cheval. â AmĂšne Huxtable. â Ce nâest pas tout, il y a Boletus. â Un autre cheval? â Non, le chat de Huxtable. â Soit, je recevrai Boletus. â Bien ; mais il y a Pretty-Lamb. â Un second chat ? â Non, lâagneau favori de Huxtable. â Câest tout une mĂ©nagerie, mon garçon. â Je ne me sĂ©parerai jamais de Huxtable , affirma Saddler, et Huxtable ne viendrait pas sur le continent sans sa suite. â Câest donc un prince du sang que ton Huxtable ? ~ Câest un grand cheval, » rĂ©pliqua le petit Saddler en se redressant orgueilleusement. Les conditions du jockey furent acceptĂ©es; câest ainsi que Huxtable , Boletus et Pretty-Lamb furent admis Ă sâĂ©tablir et Ă se reproduire sur la terre de France. Depuis vingt ans que Saddler rĂ©sidait Ă Chantilly. Huxtable sâetait distinguĂ© comme reproducteur en donnant' Ă lâhippo- phile qui lui avait sauvĂ© la vie huit grands vainqueurs et un II. 30 FIGARO ILLUSTRĂ nombre assez considĂ©rable dâhonnĂȘtes pouliches. Pretty-Lamb avait Ă©tĂ© rejoindre ses ancĂȘtres au Walhalla des bĂȘtes Ă laine, lais- sant une postĂ©ritĂ© moutonniĂšre qui broutait maintenant lâherbe de la prairie et qui causait lâĂ©tonnement des visiteurs surpris de rencontrer ce -troupeau dans une Ă©curie de courses. Boletus, Ă lâexemple de son ami, Ă©tait devenu pĂšre dâune race innombrable de chatons, lesquels devenus grands se partageaient fraternelle- ment la police intĂ©rieure et ratiĂšre des bĂątiments. Saddler prĂ©- tendait que le nombre des victoires dâune Ă©curie est en raison directe du nombre de ses chats. Cette opinion nâa rien de para- doxal. Les rats connaissent lâheure des repas, ils guettent le dĂ©part du palefrenier et sâintroduisent par familles dans la mangeoire. Ils dĂ©vorent la ration des poulains, qui ne paraissent pas se sou- cier de cette invasion, mais qui ne touchent plus une nourriture sur laquelle un animal a soufflĂ©. Le secret de lâentraĂźnement est dans le sac dâavoine ; si le cheval ne mange pas, il ne travaillera plus. Pas dâavoine, pas de prix, le propriĂ©taire peut en faire son deuil. Le chat, ennemi naturel du rat, est un auxiliaire dâentraĂź- nement indispensable, de mĂȘme que le mouton, nourri de la pro- vende que le cheval dĂ©laisse, en assure lâĂ©conomie. Ces grands principes, mis en pratique par Saddler, avaient assurĂ© sa fortune. Et cela, malgrĂ© les revers de lâentraĂźnement. Il avait Ă subir les mĂȘmes pertes que les industriels dâun autre ordre. Des propriĂ©taires lui confiaient des chevaux sans le payer jamais ; ils changeaient dâentraĂźneur, laissant des comptes de deux ans pour aller chercher crĂ©dit ailleurs. Tout Ă coup, Ă lâextĂ©rieur, une fusĂ©e de rire troubla le silence de la nuit les lads en faction avaient vu surgir sur lâarĂȘte des toits la tĂȘte dâun personnage effrontĂ©. Saddler sauta sur une lanterne et sortit. Un tout! » sâĂ©tait Ă©criĂ© le lad qui lâavait signalĂ© le premier. Et tous ramassĂšrent des pierres sur le chemin pour lapider lâespion, mais lorsquâils se redressĂšrent pour lancer leurs projec- tiles, ils aperçurent un chat qui se profilait sur la lune, portant superbement sa queue comme voile en poupe. Le fils de Boletus veillait. La nuit se passa sans autre incident, lâentraĂźneur put rebour- rer sa pipe et poursuivre sa rĂȘverie. Son Ă©curie nâĂ©tait pas surveillĂ©e comme de coutume; il attri- buait ce manque dâintrigues Ă la prĂ©caution quâil avait prise le jour de lâessai. Huit jours auparavant, il prĂ©venait le gardien du terrain de faire baisser les chaĂźnes de la piste du Jockey-Club pour essayer Cheltenham contre Stockvell , un autre crack dâune Ă©curie rivale qui sâannonçait bien. Pour cet essai, Saddler, afin de tromper le jockey et les tĂ©moins sur le rĂ©sultat de lâĂ©preuve, avait fixĂ© six kilos de sur- charge dans le tapis de la selle. Il prenait cette prĂ©caution parce quâil savait par un espion que Glaston, lâentraĂźneur de Stockmell, un vieux rouleur, surchargerait Ă©galement son cheval dans la mĂȘme intention. Dans cette Ă©preuve secrĂšte, Cheltenham avait nettement battu Stockwell de deux longueurs, et le jockey du premier avouait avoir dix livres en mains Ă lâarrivĂ©e. Les deux entraĂźneurs sâĂ©taient sĂ©parĂ©s satisfaits. Glaston surtout, qui se figurait que son poulain portait seul un excĂ©dent de poids, se disait Si Stockmell , avec douze livres de surcharge, suit Chel- tenham Ă deux longueurs, il le battra quand il courra de nouveau contre lui avec la mĂȘme dĂ©charge. » Raisonnement faux, puisque les deux bĂȘtes avaient couru Ă poids Ă©gal. Les partisans des Ă©cu- ries rivales, informĂ©s du rĂ©sultat de lâessai, nageaient dans la joie; ils escomptaient la victoire du lendemain, ils contractaient des dettes, ils empruntaient sur leurs propriĂ©tĂ©s pour grossir leurs enjeux. Les bookmakers ayant deux favoris dans lâĂ©preuve Ă©quili- braient leurs paris les malins donnaient tous les chevaux sauf ceux-lĂ ; les mieux renseignĂ©s donnaient du Stockwell Ă robinet ouvert. Les rouĂ©s du betting ne mettaient pas en comparaison un cygne prĂ©parĂ© chez Saddler avec un canard dĂ©graissĂ© par Glaston. Tous les sportsmen qui tenaient un livre au Salon des courses marchaient pour Cheltenham, la race de Huxtahle Ă©tait indiscu- table. Cheltenham avait pour mĂšre Miranda , une jument fameuse; fille de Dollar, elle Ă©tait de la descendance de The Flying Dutch- man, lâun des premiers Ă©talons anglais importĂ©s sur le continent, et portait sur le front, entre les oreilles et les yeux, les deux rudi- ments de cornes parfaitement indiquĂ©s, qui distinguent les pro- duits de cette provenance. Thos Saddler avait rusĂ© pour obtenir ce croisement. Hux- table avait pour favorite une jument nommĂ©e La LouviĂšre, aussi refusait-il toutes les pouliniĂšres quâon lui prĂ©sentait. Pour le rendre infidĂšle et obtenir le croisement quâil souhaitait, Thos eut lâidĂ©e de se servir de sa passion. Il lui prĂ©senta La LouviĂšre , et pendant que le cheval la regardait avec plaisir, il lui banda les yeux FIGARO ILLUSTRĂ 119 et substitua vivement, Ă la favorite, Miranda, qui produisit Chel- tenham. Ainsi le sang de Dollar et celui de Huxtable se trouvĂš- rent alliĂ©s. Cheltenham , produit combinĂ© par lâinspiration de Saddler, devait la vie Ă ses parents et la naissance Ă son entraĂźneur. Hux- table Ă©tait son pĂšre, mais Saddler Ă©tait son crĂ©ateur, et le trainjng voyait dans lâavenir les descendants de Cheltenham remporter des victoires sur tous les hippodromes du continent et perpĂ©tuer la race quâil aurait inventĂ©e. Ce poulain prĂ©destinĂ© sâannonçait comme une des terreurs du du turf. Durant la campagne de Normandie, il avait triomphĂ© de tous ses concurrents, sur toutes les distances. Il tenait de son pĂšre ce galop calme et majestueux que les autres chevaux sâĂ©puisaient Ă suivre vainement. Saddler Ă©tait fier de son poulain, il ne doutait pas de la haute cĂ©lĂ©britĂ© qui lâattendait. Jamais il nâavait voulu laisser Ă un autre la gloire de le dresser. Il lâavait exercĂ© au piquet, il avait placĂ© sur son dos le premier surfaix, la premiĂšre selle avec des torchons pendus de chaque cĂŽtĂ© pour lâhabituer Ă lâattouche- ment des jambes du cavalier ; il lâavait assoupli lentement aux exigences du mĂ©tier de coureur avec des dĂ©licatesses dâamante ; aussi, Ă deux ans, le poulain le rĂ©compensait de ses soins en lui rapportant quatre-vingt mille francs dâargent public. Et il ne sâar- rĂȘterait pas lĂ . LâentraĂźneur sentait ce que valait son produit, dâautant mieux que la possession de ce crack lui suscitait des menaces de mort, des offres perfides, de faux tĂ©lĂ©grammes, enfin des lettres ano- nymes, cette plaie des Ă©curies dâentraĂźnement. Cela lâobligeait Ă une vigilance de tous les instants, Ă un assujettissement dâesprit assez semblable Ă celui dâun mari jaloux, avec plus dâacharnement, plus dâĂąpretĂ© encore. Cheltenham ne reprĂ©sentait-il pas une partie des cent mille guinĂ©es restĂ©es dans les pattes de son pĂšre? A cinq heures, au petit jour, Saddler Ă©teignit sa pipe et quitta la buanderie pour assister au branle-bas du matin. Les patrouilles cessĂšrent, les chevaux sortirent de lâĂ©curie sur deux files pour la promenade, les boxes furent nettoyĂ©es et lâen- traĂźneur montĂ© sur un hack suivit au pas ses pensionnaires et ses garçons. Il surveillait de prĂšs Cheltenham, descendant de quart dâheure en quart dâheure visiter les pieds du poulain, voir si quelque caillou ne sâĂ©tait pas logĂ© dans le sabot. A la rentrĂ©e, pendant que les grooms sâoccupaient du pansage, Thos fit remplir les seaux dâeau de pluie. Les seaux pleins, il y fit jeter des poissons vivants pour Ă©prouver la puretĂ© de leur con- tenu la malveillance aurait pu tenter dâempoisonner le rĂ©servoir. Vers dix heures, tandis que lâeau chauffait lentement au soleil et que les poissons se dĂ©gourdissaient dans les seaux, un gentle- man trĂšs correct vint dĂ©tourner Saddler de ses travaux. Ce dernier, voyant que lâinconnu sâavançait dans la direction des seaux rangĂ©s en ligne, sans y ĂȘtre priĂ©, se lança au-devant de lâĂ©tranger pour en dĂ©fendre lâapproche. Lâautre ne sâoffusqua pas de cette prĂ©cipitation bourrue. Il prit son temps pour informer lâentraĂźneur du but de sa visite. Saddler lui indiqua brusquement la buanderie et, pressĂ© de retourner auprĂšs de Cheltenham , le mit en demeure de sâexpli- quer rapidement. Le gentleman venait savoir si Cheltenham courait sa chance, ou si son propriĂ©taire le rĂ©servait pour une Ă©preuve plus impor- tante. LâentraĂźneur Ă©tait dans son droit sâil rĂ©pondait Ă lâindiscret qui osait, avec cet aplomb, lui poser une pareille interrogation De quoi vous mĂȘlez-vous, et que vous importe ? » Mais Saddler, habituĂ© aux dĂ©marches les plus extraordinaires, aux combinaisons extravagantes, ne sâĂ©mut pas; par dâhabiles questions il força lâinconnu Ă dĂ©couvrir le mobile de sa dĂ©marche. Lâautre venait lui offrir cent mille francs, argent sur table, sâil donnait ordre au jockey de ne pas persĂ©vĂ©rer Ă lâarrivĂ©e. Lâoffre Ă©tait tentante le prix ne rapporterait que quarante mille francs, les entrĂ©es comprises ; une diffĂ©rence de trois mille louis nâĂ©tait pas Ă dĂ©daigner, mais Saddler nâĂ©tait pas lâhomme des tripotages, son parti fut bientĂŽt pris. NĂ©anmoins, il ne voulut pas laisser partir lâinconnu sans lui faire payer lâaudace de son insolente proposition. Le croire capable dâune tricherie, câĂ©tait lâinsulter il se vengea. Si jâacceptais, dit-il Ă son tentateur, je serais un malhonnĂȘte homme, car Cheltenham ne peut rien faire pour vous dans la course, il boĂźte bas depuis hier. » Un Ă©clair de satisfaction jaillit des yeux du gentleman ; il remercia Saddler et le quitta en le fĂ©licitant de son intĂ©gritĂ©. A midi, lâentraĂźneur se fit servir Ă dĂ©- jeuner au milieu de sa cour ; Ă mesure que lâheure dĂ©cisive approchait, il deve- nait de plus en plus nerveux, il refusait de sâasseoir Ă table avec sa famille, fuyait sa femme qui avait la fĂącheuse habitude de lui souhaiter a good luck » avant le dĂ©part pour la course. Le good luck » de madame Saddler Ă©tait fatal. Les jours de courses, Thos avait sa femme en haine. La premiĂšre annĂ©e de son mariage, elle sâĂ©tait avisĂ©e dâembrasser sur les na- seaux un grand favori qui marchait au triomphe, et le grand favori avait ramassĂ© les casquettes Ă la queue du peloton ! Thos, vexĂ© de sa dĂ©convenue, certifia que le bai- ser de sa femme avait ensorcelĂ© le cheval. Tandis quâil donnait les ordres aux jockeys qui devaient monter pour lui dans les diffĂ©rentes Ă©preuves de la journĂ©e, Cut- ling vint lui annoncer quâun roulier lâat- tendait dans son bureau. Que le diable soit du roulier ! sâĂ©- cria Saddler qui sâobstinait Ă demeurer dans la cour, en face du box de Cheltenham , quâil vienne ici ! » Cutling alla pour engager le roulier Ă venir trouver lâentraĂź- neur, et revint dire que le roulier refusait de sortir du bureau. Saddler entra en rage ; dâun coup de pied il fit sauter sa table et son couvert au nez des jockeys interdits. Il ne voulait pas laisser Cheltenham un moment seul. Il alla le prendre dans son box, lui passa un bridon, lâemmena avec lui vers la maison et lâattacha Ă la balustrade dâune croisĂ©e. Alors, il regarda si per- sonne ne lâavait suivi jusque-lĂ , et, rassurĂ©, pĂ©nĂ©tra dans son cottage. Quelques secondes aprĂšs, la fenĂȘtre Ă laquelle le cheval Ă©tait attachĂ© sâouvrait, et Cheltenham avança curieusement la tĂȘte Ă lâintĂ©rieur du cabinet de son maĂźtre. I 20 FIGARO ILLUSTRĂ Le roulier qui dĂ©rangeait Saddler Ă©tait un gros homme trapu, couvert dâune blouse bleue Ă Ă©paulettes brodĂ©es de fil blanc. DâĂ©pais favoris encadraient un visage joufflu ; une casquette de toile cirĂ©e Ă galons, avec une visiĂšre rabattue sur les yeux lui donnait un faux air de poussait. Thos dĂ©visagea avec un sourire ce singulier bonhomme. Ce dernier, sâapercevant quâil Ă©tait devinĂ©, leva sa casquette, et Saddler reconnut son collĂšgue et son voisin, le gros entraĂźneur Pickles. Que veut dire cette farce, demanda Saddler ? â Cette farce veut dire que je suis ruinĂ©, rĂ©pondit Pickles, qui sâĂ©croula sur une chaise en sâĂ©pongeant le front. â RuinĂ© ? â HĂ© oui! ruinĂ©, ruinĂ©! puisque Cheltenham ne court pas sa chance et que jâai hypothĂ©quĂ© ma maison pour mettre dessus. â Cheltenham ne court pas sa chan- ce ! hurla Saddler en sursautant. â Fais donc lâĂ©tonnĂ©, poursuivit Pickles, tu as traitĂ© ce matin avec une agence de paris pour laisser la course Ă Stockwell. â Jâai traitĂ© avec une agence, moi ! master Pickles, vous ĂȘtes un menteur ! Cheltenham nâest pas un cheval de bookmaker ! â Oui, des grandes phrases, et lâon sable le champagne Ă lâhĂŽtel dâAngle- terre, on fĂȘte Stockwell , la bique Ă Glaston, et demain mes enfants nâauront plus dâabri. â Tu mâembĂȘtes avec ton Glaston, ton champagne et tes his- toires de tipsters ! â Parbleu ! tu palpes cent mille francs pour perdre la course; ma ruine ne te touche pas ! » Un soufflet formidable retentit sur la joue de Pickles. Saddler, blĂȘme de fureur, Ă©cumait devant lui. Oh ! fit Pickles en se caressant la joue, une canaille nâaurait pas frappĂ© si fort. Et regardant Ă la fenĂȘtre le cheval qui tendait lâencolure dans le bureau Câest Cheltenham ? â Oui, câest un vrai fils de Huxtable , il le prouvera tantĂŽt, imbĂ©cile ! » Cette gracieusetĂ© sâadressait Ă Pickles, qui ramassa sa cas- quette tombĂ©e au contre-coup du soufflet. Sans rancune, dit-il en tendant la main Ă Saddler. â Au revoir, monsieur le dĂ©guisĂ©. .» Cette visite et la nouvelle quâil venait dâapprendre rendit Saddler quinteux. Il retourna dans la cour en passant par la fenĂȘtre, par crainte de rencontrer sa femme; il rudoya son per- sonnel et oublia de rentrer Cheltenham Ă lâĂ©curie ; il le promena Ă sa suite, la bride passĂ©e au bras. Lâheure du pesage approchait, lâentraĂźneur se fit apporter une bouteille de vin blanc et des Ćufs frais. La bouteille quâon lui apporta nâayant pas son cachet de cire intact, il en fit prendre une autre. Il dĂ©boucha sa bouteille devant Cheltenham qui ne le quit- tait plus, il brisa ses Ćufs, sâassura de leur fraĂźcheur, sĂ©para les blancs des jaunes, dĂ©laya les blancs et les battit dans un demi- litre de vin blanc. Ce breuvage prĂ©parĂ©, toujours en prĂ©sence du cheval qui suivait ce manĂšge avec intĂ©rĂȘt , Saddler tira de sa poche une feuille de papier spĂ©cial, la tourna en entonnoir, remit son mĂ©lange en bouteille et boucha soigneusement. CâĂ©tait la gourmandise rĂ©servĂ©e Ă Cheltenham un quart dâheure avant la lutte, pour lâencourager. Cutling, dit-il Ă son head-lad aprĂšs ce travail de bar, faites sortir le vieux cheval et conduisez-le sur la pelouse, quâil soit tĂ©moin de la victoire de son fils. » Alors, on vit une chose curieuse, Huxtable quitta son box, suivi Ă distance de son insĂ©parable Boletus, lent, caduc et vĂ©nĂ©- rable ; le vieux chat accompagnait son camarade. A la porte de sortie, il avan- ça prudemment le nez, mais nâalla pas plus loin, il sâassit sur son derriĂšre, le suivit de lâĆil et se pelotonna pour attendre son retour. Trois quarts dâheure avant la course importante, Saddler fourra la bouteille du poulain dans une poche de son par- dessus et se dirigea vers lâhippodrome, prĂ©cĂ©dant son crack et repoussant du pied les pierres et les cailloux qui se prĂ©sentaient sous les pas du cheval. Le jockey qui devait monter lâaccompa- gnait dans le trajet, tout bottĂ©, la toque en tĂȘte, la casaque dissimulĂ©e sous un pardessus court. Ne vous promenez pas devant les tribunes, lui recommandait -il, restez au vestiaire des jockeys jusquâau mo- ment du dĂ©part. » Ce jockey Ă©tait un lad qui lui devait sa licence de monter, et dont la rĂ©- putation commençait avec celle du cheval ; il Ă©tait sĂ»r de son honnĂȘtetĂ©. Il ne le fatigua pas dâobservations. Saddler ne lĂącha le bridon de son poulain quâĂ la sortie du pesage, puis il vint sâappuyer Ă la balustrade dâenceinte, prĂšs la tribune du juge. Sur la pelouse, Huxtable, montĂ© par Cutling, galopait au milieu de la foule, chassant devant lui les cuisiniĂšres poltronnes venues dans lâespoir dâaugmenter leurs Ă©conomies avec les bĂ©nĂ©- fices du pari mutuel. Le dĂ©part donnĂ©, Cheltenham rĂ©gla lâallure Ă sa guise, son compas sâouvrait et se fermait mĂ©caniquement avec lâaisance dâune charniĂšre bien graissĂ©e. Stockwell sâacharnait Ă sa pour- suite pendant que le fils de Huxtable sâĂ©tendait dĂ©daigneusement en grand cheval, sans accĂ©lĂ©rer son train. Ah ! sâĂ©criaient les petits jeunes gens qui ne se gĂȘnent pas pour manifester ouvertement leurs impressions, regardez donc Cheltenham , il gagne en se promenant ! » Sur la pelouse, Huxtable prenait part Ă la course malgrĂ© les efforts de son cavalier qui tentait en vain de le retenir, le vieux cheval se rappelait les beaux jours de Doncaster, au temps de ses i triomphes; il suivait les racers en se maintenant Ă hauteur des premiers. Cette chasse en dedans nâĂ©tait pas du goĂ»t des paisibles bourgeois empilĂ©s -sur cinq rangs le long des barriĂšres. Devant le galop du vieux cheval, tous sâenfuyaient et sâĂ©parpillaient Ă©peurĂ©s. Quand Cheltenham eut dĂ©passĂ© le disque, aux acclamations de la foule, Huxtable , emportĂ© par lâĂ©lan des derniĂšres foulĂ©es, franchit dâun bond prodigieux la barriĂšre de la piste, renversa quelques chapeaux et vint se mĂȘler aux cracks du peloton; puis, portant haut la tĂȘte, le jarret nerveux, il rentra derriĂšre son fils par la porte des vainqueurs. PAUL DEVAUX. Illustrations de EugĂšne Courboin. 'V'Ă©ri't etlole Eau de NINON EmpĂȘche et fait disparaĂźtre rides boutons, hĂąle, taches de rousseur 3D UVET JD E NINON Poudre de riz spĂ©ciale, la seule employĂ©e par Ninon de Lenclos. 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Edmond Blanc. â Les pirouettes du high-life. â Molier for ever. â Les Roista- quouĂšres. â Le roi Milan et le prince de Galles. â Les dangers du tapis vert. â Dieu et le SacrĂ©-CĆur. â La vente RĆderer. Avant de se disperser gaiement pour aller chercher lâOcĂ©an, la montagne ou les champs paisibles, nos mondains ont prodiguĂ© les fĂȘtes et ça Ă©tĂ© un feu dâartihces de folies charmantes. On se souviendra longtemps du bal costumĂ© de la princesse de LĂ©on, une fĂ©erie, un rĂȘve oĂč des dĂ©guisements, empruntĂ©s Ă tous les temps, Ă tous les pays et Ă toutes les fantaisies, ont accumulĂ© ce que le grand luxe a de plus exquis et ce que lâesprit parisien a de plus dĂ©licieusement original. Les invitĂ©s reverront longtemps la princesse de LĂ©on en merveilleuse Louis XVI, la marquise de Lasteyrie en anglaise Georges II, la com- tesse de Puiseux en robe Ă paniers, corsage brodĂ© de perles et dâĂ©me- raudes, et mademoiselle de Rohan-Chabot, en Colombine Watteau, satin blanc, criblĂ© de perles, velours rose et toque pourpre, et la duchesse de Luynes en jupe de gaze pailletĂ©e dâor, et toutes les char- mantes femmes de la noce Directoire, oĂč le rĂŽle de la mariĂ©e Ă©tait tenu par la comtesse de Pracomtal, ravissante dans sa robe de moire blanche semĂ©e de roses et de jasmins. Quel mouvement ! Quel entrain ! Que dâingĂ©nieuses surprises ! Câest un cirque forain qui fait son entrĂ©e, bientĂŽt suivi dâune troupe de mimes de la comĂ©die italienne. Et, aprĂšs tout cela, pour clore la fĂȘte, un cotillon Ă©blouissant oĂč tour- billonnent les danseuses et les joyaux inestimables. Et que dâautres superbes fĂȘtes les soirĂ©es de madame de JanzĂ© et de la comtesse de Chevriers, les matinĂ©es de la princesse Gortchacow, les garden party de lady Lytton, les rĂ©ceptions exquises de madame J. Ricard, oĂč se rencontre le Tout-Paris de lâĂ©lĂ©gance, de la littĂ©ra- ture et des arts. Signalons aussi les rĂ©ceptions de madame Madeleine Lemaire et lâinauguration du ravissant hĂŽtel de notre aimable et spi- rituel confrĂšre Gaston Berardi. _ , /TrĂšs jolies aussi, malgrĂ© leur caractĂšre officiel, les rĂ©ceptions de lâĂlysĂ©e, oĂč M. Carnot dĂ©pense trente ou quarante mille francs par bal et oĂč lâon sert Ă ses invitĂ©s du vin de champagne Ă dix francs la bouteille, du vin de Bordeaux Ă six francs et des chaufroids truffĂ©s Ă 5 o francs le kilogramme. Nous voilĂ loin du petit bleu et de lâhumble veau des banquets dĂ©mocratiques dâautrefois. Spartacus revĂȘt lâhabit noir et soupe chez Lucullus. Câest moins hĂ©roĂŻque, mais câest plus gai. ah A part la princesse de Sagan et quelques Ă©lĂ©gantes qui avaient fait avec elle le serment de-dĂ©fier le ciel brumeux, on a vu peu de jolies toilettes au Grand-Prix. Disons cependant que madame Carnot avait risquĂ© une ravissante toilette mauve. M. Edmond Blanc nâa pas Ă©tĂ© trop surpris du succĂšs de Clamart, qui lui a valu un gain de 161,600 francs, sans compter les paris. Le jeune sportsman a dĂ©cidĂ©ment recueilli la succession du comte de Lagrange. Son Ă©curie de courses a passĂ© tout Ă fait au premier rang. Quant Ă T. Lane, le jockey qui montait Clamart, câest un abonnĂ© du Grand-Prix. Il montait Stuart, il y a trois ans et, lâan dernier, Fitç-Roya. Le Cirque Molier continue de passionner nos mondains. Bien des gens donneraient des sommes folles pour sâasseoir ^sur les dures ban- quettes de ce hangar dâamateurs ; mais on refuse lâargent et les rĂ©u- nions conservent leur caractĂšre sĂ©lect. Il nâest pas donnĂ© Ă tout le monde dâaller rue Benouville. _ ... Câest Molier, le centaure moderne, qui ouvre toujours la reprĂ©sen- tation. Cette fois, il prĂ©sentait un pur sang de trois ans dressĂ© en libertĂ©. Nous avons eu ensuite le jeune Paillard, un Ă©cuyer de huit ans, dâune hardiesse de chulo, sur son cheval sauteur ; puis un briseur de chaĂźnes, M. San Marin, qui eĂ»t dĂ©livrĂ© PromĂ©thĂ©e. La jeune Blanche Allarty â seize ans, ĂŽ RomĂ©o ! â a fait du trapĂšze Ă cheval, M. Vavasseur passe par-dessus la tĂȘte des dames avec un joli^ saut pĂ©rilleux. Tous les numĂ©ros sont inĂ©dits luttes athlĂ©tiques, mĂąts de cocagne pour dames, danses espagnoles par la ravissante Julia RĂ©cio, etc. Et tout cela dure jusquâau matin. Il est vrai que le cirque ne donne que deux reprĂ©sentations par an, dont une pour les garçon- niĂšres et une autre pour les familles. Câest la version officielle ; mais, officieusement, lâon fusionne et les curiositĂ©s sont innocemment satis- faites. Câest dâailleurs ce qui se passe un peu partout, et lâon aurait Tcheng - Ki - Tong ; illustrations en couleurs de FĂ©lix RĂ©gamey. Alegria, duetto en un acte, par Quatrelle ; illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Les Drapeaux de la F rance, par le commandant D. ; illustrations en couleurs de Paul Jazet. Les Rois chez Eux. â Le T%ar et la Tsarine, par Lydie Paschkokf; photographies directes. Un Duel che% le Coiffeur , par Maurice Vaucaire ; illustrations de Guillaume. ing , par Albert Lynch. Parisien tort dâĂȘtre si rigoriste au Cirque Molier quand on lâest si peu chez Franconi ou aux grandes premiĂšres. Le roi Milan continue de tailler des banques sous le nom de comte de Takovo, ce qui lui vaut d'ĂȘtre qualifiĂ© de RoistaquouĂšre par les dĂ©veinards Ă qui il enlĂšve de temps Ă autre quelques centaines de mille francs. Câest un joueur intrĂ©pide, qui voit presque chaque jour lever lâaurore devant le tapis vert de la rue Royale. On dit que la rente que lui font ses sujets passe tout entiĂšre au baccara ou au pocker. Quâil prenne garde, car il pourrait avoir encore plus de dĂ©sa- grĂ©ments avec la cagnotte quâavec la reine Nathalie. Lâexemple du prince de Galles suffit Ă prouver que les peuples, qui pardonnent si facilement aux souverains de sâadonner Ă ce terrible jeu de hasard quâon appelle la guerre, voient dâun mauvais Ćil les rois se mettre Ă cheval sur les deux tableaux. Ils sont alors tentĂ©s de sâĂ©crier avec le croupier Rien ne va plus. » Il arrive dâailleurs au prince de Galles cette chose bizarre quâon le traite absolument, dans les feuilles anglaises et dans les prĂȘches de pasteurs, comme si câĂ©tait lui qui sâĂ©tait adonnĂ© aux Ă©motions de la poussette. Encore un peu de temps, et il ne pourra plus jouer quâen wagon, avec les bonneteurs. Sir Gordon Cumming, au contraire, voit sa mĂ©saventure se terminer par un riche mariage. Nâest-ce pas un profond sujet de mĂ©ditations pour les philosophes ? Victor Hugo a publiĂ© Dieu et lâon a inaugurĂ© la basilique de Mont- martre. Je dis que Victor Hugo a publiĂ© Dieu, parce que ses exĂ©cu- teurs testamentaires, en nous donnant ses Ćuvres Ă un certain moment et dans un certain ordre, nâont fait quâobĂ©ir aux instructions du grand Ă©crivain. Dieu est une Ćuvre escarpĂ©e et dâune lecture redoutable pour les cerveaux habituĂ©s Ă la littĂ©rature facile. Toutefois, câest une joie pour les poĂštes que de lire ces vers si robustes, si solides et dâune si belle coulĂ©e. Câest de la grande langue française et cela repose de la poĂ©sie menue et plus obscure encore de certains symbolistes qui font des vers dĂ©nuĂ©s de rime, de cĂ©sure et de sens. Hugo croyait en Dieu, mais il croyait aussi que lâimprimerie tuerait la basilique. Ceci tuera cela », a-t-il Ă©crit dans Notre-Dame de Paris. Quoi quâil en soit, Dieu a surgi au moment oĂč lâon bĂ©nissait solennellement lâĂ©glise du SacrĂ©-CĆur. Je me borne Ă noter la coĂŻn- cidence. Cette Ă©glise est une grande Ćuvre architecturale rĂ©alisĂ©e par de petits moyens. Le ComitĂ© du monument, pour exciter le zĂšle des souscripteurs, leur a concĂ©dĂ© les pierres de lâĂ©difice. Pour cent vingt francs, on avait une pierre sans inscription ; pour trois cents francs, une pierre avec initiale peinte ou gravĂ©e; pour cinq cents francs, une pierre avec Ă©cusson. Les colonnes Ă©taient chĂšres de mille Ă cinq mille francs, et les piliers hors de prix. On en a vendu un cent mille francs. Il est vrai quâune grande dame avait, dit-on, proposĂ© Ă lâarchevĂȘque de Paris de construire lâĂ©glise Ă ses frais et de verser, dans ce but, la modique somme de trente millions. Le cardinal Guibert aurait refusĂ©, voulant que le monument fĂ»t lâĆuvre dâun groupe important de fidĂšles. Refuser trente millions, câest un beau mouve- ment ; mais la grande dame les eĂ»t-elle donnĂ©s? Jâaime Ă le croire; toutefois, il se trouvera peut-ĂȘtre des mĂ©crĂ©ants qui nâauraient pas Ă©tĂ© fĂąchĂ©s dâassister au versement de la somme, ne fĂ»t-ce que par curiositĂ©. cfe> Une grande vente, ce mois-ci la vente RĆderer. Quarante toiles, un million vingt et un mille francs dâenchĂšres. Trois Corot ont Ă©tĂ© adjugĂ©s le Cavalier, 32 , 000 francs ; le Passeur, 46,000 francs ; le Souvenir dâItalie, 29,200 francs. Les Daubigny ont Ă©tĂ© trĂšs disputĂ©s. Portijoie, payĂ© 2,5oo francs par M. RĆderer, a atteint 54,000 francs et a Ă©tĂ© acquis par M. Boussod. La Saulaie a Ă©tĂ© vendu 44,000 francs et la Mare au clair, 4,000 francs. Voici quelques autres prix le Denier de Saint-Pierre, de Delacroix, 21,100 francs ; Sous bois, par Diaz, 24,500 francs ; la Mare au Chene, de ThĂ©odore Rousseau, 90,000 francs ; la Passerelle, du mĂȘme, francs ; le PĂąturage en Normandie, de Troyon, 67,000 francs; Y Abreuvoir , du mĂȘme, 45,000 francs ; le Retour Ă la ferme, du mĂȘme, 55 .000 francs; et, du mĂȘme encore, la Mare aux canards, 81,000 francs. Deux pastels de Millet se sont vendus V Enfant malade, 2 5 , 000 francs; la Balayeuse, 27,000 francs ; V AngĂ©lus, un petit pastel de cinquante FIGARO ILLUSTRĂ iii centimĂštres sur trente-cinq de large, 100,000 francs cent mille francs. Ce pastel avait Ă©tĂ© payĂ© vingt-cinq louis par M. RĆderer. _ , Les quarante toiles vendues plus dâun million nâavaient pas coĂ»te ensemble cinquante mille francs Ă lâhomme de goĂ»t qui avait devinĂ© le gĂ©nie des peintres auxquels il les avait achetĂ©es. LA GRANd'vILLE. Les Livres que farouche dĂ©putĂ©, en a mis partout dans son roman villageois Monsieur le Gendarme , qui vient de paraĂźtre dans la Nouvelle Col- lection » des Ă©diteurs Charpentier et Fasquelle. Ce joli livre dâun rare mĂ©rite littĂ©raire, a lâavantage de pouvoir ĂȘtre, comme dâailleurs les autres volumes de cette collection, placĂ© entre toutes les mains, mĂȘme entre celles des jeunes filles. Câest une qualitĂ© peu commune par le temps qui court. Les volumes de luxe sont rares en cette saison. Il vient dâen paraĂźtre un qui est digne dâoccuper une place dâhonneur dans les grandes bibliothĂšques ; je veux parler de la Bretagne , texte, dessins et lithographies de A. Robida. Sous ce titre gĂ©nĂ©ral la Vieille France , Robida a entrepris une sĂ©rie dâĂ©tudes artistiques sur notre pays. Le volume la Bretagne dĂ©crit lâantique et lĂ©gendaire Armorique en une tournĂ©e complĂšte dans ses cinq dĂ©partements si pittoresques. Tout ce pays original est Ă©voquĂ© sous le crayon habile de lâartiste dĂ©licat et consciencieux, amoureux des belles choses. Je termine en recom- mandant deux ouvra- ges dâun genre diffĂ©rent mais qui mĂ©ritent dâat- tirer Ă©galement lâatten- tion des gens de goĂ»t. Chez Plon, pour con- tinuer la sĂ©rie des al- bums humoristiques, un charmant album de Crafty, qui a pour titre les Chevaux. Puis, chez Hachette, un ouvrage illustrĂ© du plus haut intĂ©rĂȘt descriptif et do- cumentaire, lâEscrime et le Duel, par C. PrĂ©- vost et G. Jollivet. Mais jâallaisoublier, et je ne me le serais pas pardonnĂ©, le Sca- ramouche, de Maurice LefĂšvre, pantomime dĂ©licieuse, illustrĂ© dâune façon ravissante par Job et prĂ©sentĂ© sous une Ă©tincelante couverture, signĂ©e Ju- les ChĂ©ret. Autre men- tion Ă ne pas omettre pour la GrisĂ©lidis, dâAr- mand Silvestre etdâEu- gĂšne Morand, qui vient de paraĂźtre Ă la librairie Kolb. La critique théùtrale a fait un si grand et si lĂ©gitime Ă©loge de la piĂšce du Théùtre-Français, oĂč le diable est si spirituellement reprĂ©sentĂ© par notre ami Coquelin Cadet, que je puis me borner Ă constater quâon Ă©prouve autant de plaisir Ă la lire quâĂ la voir jouer. . . Et cela nâest pas fini, comme on dit Ă la foire de Neuilly! car voici encore un bouquin dâAlphonse Allais, intitulĂ© A se tordre , et qui contient toutes les gaietĂ©s, toutes les fantaisies les plus extravagantes. Et dans la Collection des guides illustrĂ©s de la vie pratique », un nouveau volume auquel je demande la permission de m intĂ©resser un peu plus quâaux autres et qui a pour titre La Maison de campagne. Il a au moins le mĂ©rite dâĂȘtre dâactualitĂ©. R. M. La DerniĂšre Cartouche DâALPHONSE DE NEUVILLE La DerniĂšre cartouche fut lâĂ©vĂ©nement du Salon de 1873. De Neu- ville avait peint son tableau sous l'impression de nos malheurs rĂ©cents, il lâavait exĂ©cutĂ© sur place, au milieu des ruines de Bazeilles, rensei- gnĂ© par les spectateurs survivants de ce drame sanglant. Le succĂšs de cette toile fut immense et, aujourdâhui, elle est de- venue un symbole pa- triotique, en mĂȘme temps quâun hommage Ă lâhĂ©roĂŻsme obscur ue nos soldats. AchetĂ©e par la mai- son Goupil, la DerniĂšre cartouche devint en- suite la propriĂ©tĂ© de M. LefĂšvre, de Cha- mand, qui lâa gardĂ©e jusqu'Ă ces derniers temps. Elle vient dâĂȘtre acquise par le com- mandant HĂ©riot, lâun des fondateurs des Ma- gasins du Louvre. Cette toile si Ă©minemment française ne pouvait venir en de meilleures mains. Les grandes conceptions indus- trielles dont M. HĂ©riot a Ă©tĂ© lâinitiateur ont laissĂ© intact chez lui son cĆur de soldat il lâa prouvĂ© par les libĂ©ralitĂ©s nombreuses dont il fait profiter lâarmĂ©e. La DerniĂšre cartouche nâa, jusquâĂ prĂ©sent, Ă©tĂ© traduite quâen gra- vure par AmĂ©dĂ©e et EugĂšne Varin, et Ă©ditĂ©e par la maison Boussod, Valadon et C> e , Ă un prix relativement Ă©levĂ©. Nous avons pensĂ© ĂȘtre agrĂ©ables aux lecteurs du Figaro IllustrĂ© en mettant sous leurs yeux une rĂ©duction en typogravure qui constitue une intĂ©ressante rĂ©minis- cence de cette Ćuvre nationale. Sâil me fallait rendre compte de tous les livres qui ont paru depuis un mois, le prĂ©sent fascicule nây suffirait pas. Non seulement le tas est Ă©norme, mais les genres sont les plus variĂ©s. Comme il est de toute impossibilitĂ© dâĂ©tablir des classifications, plus ou moins raisonnĂ©es, et que mon seul but est de fixer le choix, de nos lecteurs, je demande la permission de ne me conformer Ă aucun ordre logique, et je prends au hasard sur la pile. Voici, chez Charpentier et, Ă cette occasion, je constaterai en pas- sant que la BibliothĂšque Charpentier produit dans des profusions vraiment extraordinaires; on pourrait sâen plaindre si la qualitĂ© ne valait la quantitĂ©, donc, chez Charpentier, voici Outamaro , le peintre des maisons vertes, câest le titre du premier volume dâune sĂ©rie que prĂ©pare Edmond de Goncourt et qui embrassera les diffĂ©rentes mani- festations de lâart japonais au xvm e siĂšcle. Le livre est plein de des- criptions, de lĂ©gendes et dâanecdotes fort curieuses. MĂȘme maison, Fils dâ Etoile, le nouveau roman de Jacques Made- leine, ingĂ©nieuse Ă©tude oĂč se trouve analysĂ©e la vie du fils dâune actrice cĂ©lĂšbre, mĂȘlĂ© trop jeune au monde des coulisses et aux aven- tures de sa mĂšre. ... Les Ogresses, de Paul ArĂšne, sont encore de la bibliothĂšque Char- pentier, ainsi que Prison F in-de- SiĂšcle, de GĂ©gout et Malato, et le Choix de PoĂ©sies, de Paul Verlaine. Le premier de ces trois ouvrages promĂšne le lecteur, Ă la suite dâun poĂšte charmant, dans le monde oĂč lâon ne sâennuie pas un seul instant ; le second volume conduit les amateurs de fantaisies paradoxales Ă travers les prisons oĂč on se la coule douce, et comme le livre est illustrĂ© dĂ©licieusement par Steinlen, la promenade nâa rien de dĂ©sagrĂ©able; enfin, le troisiĂšme in- 18, Ćuvre dâun poĂšte de mĂ©rite , bien que peut-ĂȘtre un peu surfait, invite Ă une aimable excursion dans un Parnasse Nouveau-SiĂšcle. _ Dans un tout autre ordre dâidĂ©es, signalons, Ă la librairie Savine, deux trĂšs intĂ©ressants ouvrages de notre collaborateur Jean Rameau. Simple, un roman ; câest un livre Ă©trange dont on peut dire beaucoup de bien et presque autant de mal. On ne peut pas dire, en tout cas, que ce soit banal. Il y a des scĂšnes ravissantes et des situations horribles. Telles pages caressent le cĆur, mais telles autres donnent la chair de poule. En somme un roman qui peut provoquer des fris- sons dâenthousiasme et des crises de nerfs. . Lâautre livre de Rameau est un volume de vers intitule Fature. 11 est de grande allure et de solide poĂ©sie, dâun charme exquis, et point du tout fin-de-siĂšcle. Nos lectrices se souviendront que ce poĂšte a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© par le Figaro IllustrĂ©, lors de son concours de 1887, dans lequel Jean Rameau a remportĂ© le premier prix de poĂ©sie avec son admirable LĂ©gende de la Terre. Aimez-vous le Midi ? Clovis Hugues, doux poĂšte en meme temps 44 44 44 44 44 44 44 44 4 444444444444444444 Figaro-Revue Le Figaro a clos par une revue la sĂ©rie de ses five oâclock ». La salle avait Ă©tĂ© dĂ©corĂ©e avec un art exquis ; elle Ă©tait bondĂ©e de tout ce que Paris compte dâillustrations ou de notoriĂ©tĂ©s, et les comĂ©diens les plus en vogue sâĂ©taient disputĂ©s Ă qui jouerait un rĂŽle dans la piĂšce. . , , . Les organisateurs, nâont eu vraiment que 1 embarras au cnoix. Le compĂšre Ă©tait jouĂ© par mademoiselle FĂ©licia Mallet, et la com- mĂšre par M. Dailly. . . ,, ,, Câest une grande artiste que mademoiselle Felicia Mallet. On pourrait dire dâelle quâelle montre du gĂ©nie dans des genres considĂ©rĂ©s jusquâici comme secondaires. Son masque de mime, dâune^ mobilitĂ© merveilleuse, refiete avec intensitĂ© toutes les passions de lâĂąme. . Il semble quâelle nâaurait pas besoin de parler pour se faire com- prendre â et câest une diseuse incomparable ! Il nây a pas de cĂŽte par oĂč son talent soit mĂ©diocre, et câest peut-ĂȘtre ce qui m rend presque inquiĂ©tante pour les dispensateurs de renommĂ©e. Ils n aiment pas les tempĂ©raments qui ne donnent pas prise Ă la fĂ©rule. Mademoiselle FĂ©licia Mallet a obtenu, dans Figaro-Revue, un immense succĂšs. Gaston Serpette et AndrĂ© Messager ont conduit lâorchestre de Figaro-Revue ...composĂ© dâun piano. La musique Ă©tait exquise, et le bruit des applaudissements a retenti dâun bout Ă lâautre de la piece, soulignant chaque mot dâesprit et chaque couplet. $44 -54 $4 -$4 -$4 -54 44 La Mode Avec le mois de juillet commence la vĂ©ritable saison de villĂ©gia- ture. La chaleur tardive sâest enfin dĂ©cidĂ©e Ă arriver, et malgrĂ© les orages dont nous menacent ceux qui sâoccupent de prĂ©dire la tempe- rature, on peut, sans trop de crainte, porter enfin les robes d ete. On continue Ă employer presque exclusivement la laine, qui a le double avantage dâĂȘtre souple et lĂ©gĂšre, et de nâoccasionner, pour les promenades Ă la campagne, aucune inquiĂ©tude; car, en cas IV FIGARO ILLUSTRĂ dâaverse subite, la robe de laine ne sâabĂźme pas comme certaines autres Ă©toffes, le foulard, par exemple. Le seul dommage qui puisse lui arriver, câest dâĂȘtre un peu fripĂ©e, et un coup de fer rĂ©pare ce dommage en une heure. Voici quelques-unes des jolies toilettes de ce genre que je puis recommander Ă mes lectrices Toilette de ville en lainage beige. Jupe ondulĂ©e devant et rejetĂ©'e en plis derriĂšre, avec le bas ornĂ© dâune broderie. Corsage-jaquette Ă longues bas- ques, Ă crĂ©neaux derriĂšre, ouverte devant sur un gilet de piquĂ© anglais fantaisie. Les revers du gilet, les poches et les parements de la jaquette sont ornĂ©s dâune broderie assortie Ă celle de la robe. Une toilette de casino, style Louis XVI, des- sinĂ©e par Vallet. Chemisette en mousseline de soie prise dans le Cabinet des Modes de 1787 , formant pointe trĂšs bas devant, et serrĂ©e par un large ruban aubergine. Jupe en Ă©toffe Louis XVI , fond vert-dâeau, trĂšs pĂąle, raies aubergine et petits bouquets. Bas de la jupe garni de dents en mousseline de soie aubergine. Chou Ă chaque pointe. Costume de campagne. Jupe en mous- seline de laine vieux bleu, impression fantaisie, vaguĂ©e devant et plissĂ©e der- riĂšre, avec dos forme princesse. Corsage- jaquette en drap gris, Ă longues basques ouvrant sur une chemisette drapĂ©e, sem- blable Ă la jupe et retenue Ă la taille par une ceinture de soie brodĂ©e Ă cabochons. Gants de soie bleue. Autre costume de campagne en lainage beige, Ă fleurettes bleues. Corsage-blouse retenu Ă la taille sous une ceinture coulissĂ©e en surah bleu, avec nĆud flot sur le devant ; manches courtes en forme de jockey bouf- fant, terminĂ©es par un petit volant. Jupe plate devant, plissĂ©e derriĂšre, garnie dans le bas par un volant semblable, relevĂ© en bal- daquin par des coques de ruban bleu. Enfin, costume pour diner au Royal Yacht squadron club ». Smoking-jacket en cors- crew, revers de soie. Gilet de piquĂ© anglaisblanc Ă chĂąle et Ă transparent de moire noire. Jupe de flanelle blanche avec un galon dâor. Chemise dâhomme Ă jabot, cravate de satin noir. Comme coiffure, la casquette blanche. Avec les robes collantes que nous portons maintenant, câest toute une histoire quand on a besoin de se retrousser un peu. On a, du reste, les mains embarrassĂ©es par lâĂ©ventail, lâombrelle, etc... Aussi pour les relever on place au-dessus de lâourlet, un peu Ă gauche, derriĂšre, un petit anneau dans lequel on passe un cordon qui vient se boutonner par une bou- cle Ă un bouton sous la ceinture. Câest une modification de ce quâon appelait autrefois les tirettes ». Naturellement le cordonnet doit ĂȘtre assez long pour quâon puisse le lĂącher lorsquâon veut laisser la jupe reprendre toute sa longueur. Il ne faut pas songer seulement aux gran- des personnes. Les enfants eux aussi ont une grande part dans les plaisirs de la plage et de la villĂ©giature, et la maman doit sâenor- gueillir autant des compliments qui lui sont faits sur son bĂ©bĂ© que de ceux que mĂ©rite sa toilette Ă elle. Voici donc une sĂ©rie de cos- tumes graduĂ©s dâaprĂšs les Ăąges Robe de petit enfant. En voile rose ou blanc, corsage froncĂ© Ă piĂšcement coulissĂ© garni par un volant brodĂ©. Manches courtes et bouffantes garnies dâun volant, jupe froncĂ©e tout autour et bro- dĂ©e dans le bas, sĂ©parĂ©e du corsage par une Ă©charpe plissĂ©e formant ceinture. nouĂ©e derriĂšre. Toilette de fillette en lainage blanc, corsage froncĂ©, dĂ©colletĂ© en cĆur, manches courtes et bouf- fantes, jupe froncĂ©e tout autour, retenue par une ceinture de ruban nouĂ©e en flots sur le cĂŽtĂ©. On peut assortir la couleur de ce ruban Ă celle de la toilette que porte la mĂšre. Gela forme en quelque sorte un ensemble, mais le costume se modifie Ă volontĂ©. Toilette de fillette de dix Ă qua- torze ans. Corsage-blouse en lai- nage bleu uni, manches bouffantes Ă carreaux blancs et bleus taillĂ©s en biais, avec poignets bleus unis. Jupe plissĂ©e Ă carreaux avec bor- dure bleue unie dans le bas. Le mĂȘme costume peut se faire en bleu et beige, rose et blanc, rose et beige, etc.'. Je tiens Ă faire remarquer que les robes longues, dont, Ă lâimita- tion des Anglais, on avait affublĂ©, lâhiver dernier, les fillettes mĂȘme toutes petites, font place aux jupes courtes, beaucoup plus gracieuses et surtout bien plus commodes pour courir et jouer sur la pelouse et sur la plage. De mĂȘme pour les petits garçons, on revient aux pantalons courts qui permettent dâavoir la jambe nue et de lâexposer Ă la salutaire brise de la Manche . ou de lâOcĂ©an. Je reviens aux grandes personnes pour dire un mot des chapeaux. On continue Ă en porter de toutes formes. Les petits chapeaux ronds Ă bords droits en paille marron avec garniture dâailes Ă©mer- geant de flots de rubans jaunes, roses ou bleus, ou bien encore de mousseline ou de passementerie de soie conviennent trĂšs bien pour le voyage, la mer et les villes dâeaux. La petite capote formĂ©e dâune cou- ronne de dentelles perlĂ©es, surmontĂ©e dâune guirlande de fleurs est Ă©galement trĂšs commode et trĂšs seyante. MalgrĂ© cela, le grand chapeau a toujours sa vogue ; la paille dâItalie est ce quâil y a de plus beau et de plus riche pour lâĂ©tĂ©, et les imita- tions Ă bas prix dont sont remplis les magasins ne peuvent lui enlever ni son cachet ni sa richesse. On fait aussi de trĂšs beaux chapeaux en crin ajourĂ© sur le bord formant dentelle, avec garniture de dentelles et plumes noires. Je ne donnerai, du reste, que fort peu de conseils pour les chapeaux, car il faut absolument, avant dâadopter telle ou telle ^forme, consulter sa modiste et aussi son miroir. Câest ce que je vous conseille de faire, et je suis certaine que vous vous en trouverez bien. CLAIRE DE CHANCENAY. Chemin de Fer dâOrlĂ©ans SAISON THERMALE Le Mont-Dore, La Bourboule, Royat, NĂ©ris-les-Bains, Ăvaux-les-Bains A lâoccasion de la saison thermale de 1891, la Compagnie du Chemin de fer dâOrlĂ©ans a organisĂ© un double service direct de jour et de nuit, fonctionnant du 8 juin au 21 septembre, entre Paris et la gare de Laqueuille, par Vierzon, Montluçon et Eygurande, pour desservir par la voie la plus directe et le trajet le plus rapide les stations thermales du Mont-Dore et de La Bourboule. Ces trains comprennent des voitures de toutes classes et, habituellement, des wagons Ă lits-toilette, au dĂ©part de Paris et de Laqueuille. La durĂ©e totale du trajet, y compris le parcours de terre entre la gare de Laqueuille et les stations thermales du Mont-Dore et de La Bourboule est de onze heures Ă lâaller et au retour. Prix des places, y compris le service de correspondance de Laqueuille au Mont-Dore et Ă La Bourboule, et vice versa 1" classe, 58 fr. 15. â 2 e classe, 43 fr. 75. â 3° classe, 31 fr 60. Aux trains express partant de Paris le matin, et de Chamblet-NĂ©ris dans 1 aprĂšs-midi, il est affectĂ© une voiture de l c0 classe pour les voyageurs de ou pour NĂ©ris-les-Bains, qui effectuent ainsi le trajet entre Paris et la gare de Chamblet-NĂ©ris sans transbordement, en six heures environ. On trouve des omnibus de correspondance Ă tous les trains, Ă la gare de Chamblet-NĂ©ris pour NĂ©ris, et vice versa. Chemins de Fer de lâOdest Nouvelles Cartes dâ Abonnement, avec Parcours circulaires sur la Banlieue de Paris. La Compagnie des Chemins de fer de lâOuest dĂ©livre des cartes dâabonnement T° et 2° classe, de 3 mois, de 6 mois ou dâune annĂ©e, pour les quatre itinĂ©raires suivants 1° de Paris Saint-Lazare, Montparnasse ou Champ de Mars Ă Saint-Cloud, Pont-de-Saint-Cloud, Garches, SĂšvres Ville-dâAvray et rive gauche et vice versa ; 2° de Paris Saint-Lazare ou Montparnasse Ă Versailles rive droite et rive gauche et vice versa-, 3â de Paris Saint-Lazare Ă Saint-Germain via Le Pecq et via Marly-le-Roi et vice versa ; 4° de Paris Saint-Lazare, Montparnasse ou Champ de Mars Ă Versailles rive droite et rive gauche et Ă Saint-Germain via le Pecq et Marly-le-Roi et vice versa. ArrĂȘts facultatifs Ă toutes les gares intermĂ©diaires. FacultĂ© de rĂ©gler le prix de lâabonnement de six mois ou dâun an, soit immĂ©- diatement, soit par paiements Ă©chelonnĂ©s. Les cartes des T r , 2â et 4° itinĂ©raires sont, moyennant un supplĂ©ment de prix, rendues valables sur la Ceinture, de Paris SainhLazare Ă Ouest-Ceinture. Chemin de Fer du Nord Services directs entre PARIS et BRUXELLES Trajet en 5 heures. DĂ©parts de Paris Ă 8 h. 15 du matin, midi 40, 3 h. 50, 6 h. 20 et 11 h. du soir. DĂ©parts de Bruxelles Ă 7 h 30 du matin, 1 h. 15, 6 h. 20 du soir et minuit. Wagon-salon et wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă 6 h. 20 du soir et de Bruxelles Ă 7 h. 30 du matin. Wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă 8 h. 15 du matin et de Bruxelles Ă 6 h. 20 du soir. Services directs entre PARIS et la HOLLANDE Trajet en 10 h. 1/2. DĂ©parts de Paris Ă 8 h. 15 du matin, midi 40 et 11 h. du soir. DĂ©parts dâAmsterdam Ă 7 h. 30 du matin, midi 55 et 5 h. 55 du soir. DĂ©parts dâUtreclit Ă 8 h. 16 du matin, 1 h. 37 et 6 h. 37 du soir. La couverture en couleurs du Figaro IllustrĂ© est projetĂ©e Ă la lumiĂšre oxhydrique tous les soirs, i5, boulevard des Italiens, Ă lâOffice des Théùtres. >r-»4-*4-*4»4-S4'$4$4 Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment . âą>4 ->4 -54 -5*4 $4 »4 $4 -K- $4 ->4 ->4 ->4 $4 -54 -54 -K- $4 -*4 -54 $4 34 ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRĂ PARIS ET DĂPARTEMENTS Un an, 36 fr. â Six mois, 18 fr. 5o. ĂTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. â Six mois, 21 fr. 5o. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8 , rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C io , AsniĂšres. VAUDEVILLE CHINOIS par LE GĂNĂRAL TC H E NG- KI-TONG person IN-TAO, fiancĂ©e de Ling-Chang-Keng ; LIEN-HOA, servante de In-Tao; LI-TCHE, femme de Ling-Lang ; La scĂšne reprĂ©sente un petit salon chinois. Les murs sont garnis de draperies et de banniĂšres. Deux portes de chaque cĂŽtĂ© du salon. Au milieu, et un peu Ă gauche, une table entourĂ©e de chaises ; Ă droite, un guĂ©ridon garni de vases de fleurs ; au fond, une Ă©tagĂšre chargĂ©e de bibelots et de livres. SCĂNE I IN-TAO et LIEN-HOA. In-Tao en habit de deuil, assise sur une chaise et accoudĂ©e Ă la table , la tĂȘte appuyĂ©e sur la main, tandis que Lien-Hoa range sur lâĂ©tagĂšre. â Me voici donc dans la maison de Ling-Chang-Keng, dans la demeure du fiancĂ© que je nâai pas connu, du mari que je ne verrai jamais. Quelle triste destinĂ©e que la mienne ! Il y a quelques mois Ă peine, chacun me prĂ©disait la vie la plus heureuse. Mes parents, selon lâusage de notre pays, mâavaient fiancĂ©e Ă Chang-Keng. Je ne devais le voir quâau moment de notre mariage, mais, au dire de mon pĂšre, mon futur Ă©tait grand, beau, de caractĂšre trĂšs doux, dâexcellente Ă©ducation, enfin trĂšs instruit et plein dâavenir. Nos deux familles avaient une fortune largement suffisante. Tout sem- blait donc se rĂ©unir pour me promettre de longues annĂ©es de bonheur. Et maintenant, vouĂ©e au veuvage Ă©ternel, je vais passer ma vie dans le deuil et les larmes. Elle pleure. Lien-Hoa. â Allons ! VoilĂ que vous pleurez encore, Made- moiselle, je veux dire Madame ! A part. Câest que je ne peux mây faire, Ă lâappeler Madame. Il y a une heure, elle Ă©tait encore demoiselle et la voilĂ madame. Oui, mariĂ©e ! et comment et Ă qui ? Demoiselle Ă perpĂ©tuitĂ© ; ni femme, ni fille ; mariĂ©e avec un mort. Haut. Je vous demande un peu si ça devrait ĂȘtre permis. On vous prend une belle fille fraĂźche comme une fleur de thĂ©, on la fait agenouiller devant un autel et la voilĂ , du coup, mariĂ©e et veuve. Est-ce que ce nâest pas rĂ©voltant ! Je partage votre cha- grin, mais vraiment, il y a bien de votre faute. Personne ne vous forçait Ă vous engager ainsi, et je ne comprends pas que vous ayez agi de la sorte. In-Tao. â Et pourtant, Lien-Hoa, je ne pouvais faire que ce que jâai fait. Toute jeune, je mâĂ©tais dĂ©jĂ habituĂ©e Ă me regarder comme la femme de Chang-Keng. Nos parents nous avaient fian- cĂ©s, alors que nous Ă©tions encore des enfants. Depuis, je ne pen- sais quâĂ lui, je ne vivais que pour ce futur dont je nâavais pas mĂȘme entrevu le visage, mais en qui se rĂ©sumaient tous mes rĂȘves de bonheur. Lorsquâil partit, pour passer son dernier examen, Ăąges LING-LANG, beau-pĂšre de In-Tao; TCHANG-TIEN-I, pĂšre de In-Tao; TAI-HO, cousin de In-Tao ; CHANG-KENG, fiancĂ© de In-Tao. celui qui devait lui ouvrir toutes les carriĂšres de lâEtat, lâon nous dit que nous serions bientĂŽt unis. Je lus, tu sais avec quelle Ă©mo- tion, la lettre qui nous annonçait, avec ses succĂšs, son prochain retour. Elle se lĂšve. Tout Ă©tait prĂȘt pour la cĂ©rĂ©monie. On nâattendait plus que lâarrivĂ©e de Chang-Keng. Tout Ă coup, un messager entre, lâair effarĂ©, et nous annonce que le navire qui ramenait mon fiancĂ© a fait naufrage dans une horrible tempĂȘte sur la cĂŽte de Formose; que pas un passager nâa Ă©chappĂ© Ă la plus affreuse des morts! Tu as vu notre dĂ©sespoir tu sais Ă quel affreux chagrin je mâabandonnai dâabord. Puis, quand je rĂ©flĂ©chis Ă la douleur des pauvres vieux parents de mon fiancĂ©, je trouvai une promesse Ă tenir, un devoir Ă remplir. Je songeai que leur arbre gĂ©nĂ©alo- gique allait mourir avec leur fils unique, si personne ne le rem- plaçait pour cĂ©lĂ©brer le culte de ses ancĂȘtres. Je mâimaginai lâiso- lement dans lequel ils passeraient leurs derniers jours, si je ne devenais leur fille pour les soigner, comme câeĂ»t Ă©tĂ© mon devoir dans le cas oĂč Chang-Keng aurait vĂ©cu. Alors je rĂ©solus de me sacrifier pour que, du moins, il nâv eĂ»t quâun seul ĂȘtre malheu- reux. Lien-Hoa pleurant Ă son tour. â Ăh ! je sais combien vous ĂȘtes bonne et dĂ©vouĂ©e, mais je ne me console pas de voir Made- moiselle, je veux dire Madame, qui pouvait ĂȘtre si heureuse Elle ne peut continuer. In-Tao. â Je ne regrette pas ce que jâai fait. Je savais quâil Ă©tait permis de changer les fiançailles en mariage valable et que je pouvais ainsi devenir la fille des parents de Chang-Keng, et vivre auprĂšs dâeux comme si jâavais Ă©tĂ© vĂ©ritablement la femme de leur fils. De plus, je pourrai bientĂŽt adopter un jeune garçon, qui deviendra le chef de la famille, continuera le nom qui allait sâĂ©teindre et rendra aux ancĂȘtres le culte qui ne doit jamais ĂȘtre interrompu. Lien-Hoa. â Et, cependant, vous avez quittĂ© votre propre pĂšre pour des Ă©trangers. In-Tao. â Ne tâimagines pas que jâen aime moins mon pĂšre ; mais il a dâautres enfants pour soutenir sa vieillesse ; tandis que les parents de mon pauvre Chang-Keng nâavaient que lui seul. Tu nâignores pas, dâailleurs, que câest avec lâapprobation de tous les miens que jâai acceptĂ©. Si je pleure, parfois, ne crois pas que je regrette la dĂ©cision irrĂ©vocable. Mais la tristesse de mon entrĂ©e dans cette maison oĂč le deuil remplace la fĂȘte joyeuse des Ă©pousailles, a renouvelĂ© toutes mes douleurs ! in. 1 FIGARO ILLUSTRĂ Maintenant, câest fini. Tu ne verras plus couler mes larmes. Je ferai mon devoir jusquâau bout et nul Ă©tranger ne pourra devi- ner que la pauvre In-Tao a Ă©pousĂ© un mort. Lien-Hoa. â Du reste, si la situation vous paraĂźt intolĂ©rable, vous ĂȘtes toujours libre dâagrĂ©er les hommages dâun autre mari... In-Tao. â Jamais, non jamais! Je ne voudrais pour rien au monde faire ce chagrin Ă ceux dont je suis devenue la fille. Je resterai fidĂšle Ă celui que je considĂ©rerai toujours comme mon mari. Je souffrirai peut-ĂȘtre, mais je serai consolĂ©e par cette pensĂ©e que jâaurai rempli mon devoir et que personne nâaura rien Ă me reprocher. Veuve je vivrai, et veuve je mourrai. Mon cĆur est comme notre vieux puits, dâou aucune vague ne sâĂ©lĂšvera ! Elle chante. Parfois, au doux printemps, quand sur sa tige frĂȘle, Le lotus veut sâouvrir, par le soleil mĂ»ri ; Lâorage Ă©clate et, sous les assauts de la grĂȘle, Le lotus, dĂ©chirĂ©, meurt sans avoir fleuri. Câest ainsi que je meurs, hĂ©las, avant de vivre, Que mon astre sâĂ©teint avant dâavoir paru ! Car de mes propres mains, jâai dĂ» fermer le livre De lâamour, oĂč mon cĆur nâaura jamais rien lu ! Ah ! câest toi, Lien-Hoa ! Comment va ma pauvre fille ? Lien-Hoa. â Aussi bien que possible, Monsieur. Elle vient de prendre la direction de la maison des mains de sa belle-mĂšre et prĂ©pare le repas de noces. Tchang-Tien-I . â Câest navrant ! Câest navrant ! Et dire que tous mes raisonnements nâont pu la dĂ©tourner de sa rĂ©solution. Se prĂ©cipiter soi-mĂȘme dans lâabĂźme! Est-ce du bon sens! Enfin, ce qui est fait, es t fait! Va avertir Ling-Lang. et sa femme de mon arrivĂ©e et dis leur que je dĂ©sire leur prĂ©sen- ter mes respects. Lien-Hoa sort. RestĂ© seul il se promĂšne de long en large en gesticulant ; puis Pour un mariage hĂ©roĂŻque, câest un mariage hĂ©roĂŻque ; mais pour un mariage insensĂ©, câest un mariage insensĂ© ! Et dire que jâai eu beau la prier, la supplier, lâadjurer; rien nâa pu Ă©branler ma fille ! Quel caractĂšre ! Câest tout mon portrait. Une volontĂ©! Une Ă©nergie! Ah! je reconnais mon sang. Elle me ressemble tant! Au moral autant quâau physique! Il pleure. Pauvre In-Tao ! Te voilĂ donc malheureuse pour toute la vie. Et moi, qui me voyais dĂ©jĂ grand-pĂšre ! Que de fois je mâĂ©tais reprĂ©- sentĂ© mes petits-enfants assis sur mes genoux et jouant avec moi. Maintenant plus rien ! Tous mes beaux rĂȘves sont noyĂ©s dans la mer de Chine ! Ah ! Il sâassied Ă gauche du théùtre. SCĂNE IV TCHANG-TIEN-I, LING-LANG et LI-TCHE. Lien-Hoa. â Pourtant vous avez dĂ©jĂ un adorateur. Je crois que depuis quâil vous a aperçue ce matin, Ă votre arrivĂ©e, certain cousin rĂŽde autour de la maison In-Tao. â Tu veux parler de TaĂŻ-Ho. Pauvre garçon elle rit, je ne puis mâempĂȘcher de rire, malgrĂ© tout mon chagrin, lorsque je pense Ă la mine avec laquelle il me reçut. Lien-Hoa riant. â Et, encore, vous nâavez pas tout vu. Moi qui pouvais mieux le regarder, jâai eu peine Ă tenir mon sĂ©rieux. La bouche ouverte, les yeux Ă©carquillĂ©s, il semblait pĂ©trifiĂ© dâad- miration. Et, avec cela, il a une expression si bizarre, un bon air naĂŻf de bon garçon un peu bĂȘte, qui semblait vous dire elle imite sa voix Voulez-vous me permettre de vous consoler, made- moiselle la veuve. » In-Tao. â Ne te moques pas trop de lui, Lien-Hoa. Il est ridicule de maniĂšres et dâaccoutrement, mais câest un excellent homme et un bon ami, qualitĂ©s qui me font oublier ses petits tra- vers dâĂ©ducation. Quand il aura compris que ses soupirs et ses regards adoratifs sont en pure perte, il deviendra raisonnable et nous nâaurons quâĂ nous louer de lui. Du reste, câest un intime de mon beau-pĂšre et, Ă ce titre, nous le verrons souvent. Lien-Hoa. â Il doit venir dĂ©jeuner ici ce matin. En attendant que vous retrouviez votre soupirant, je crois que vous feriez bien dâaller rejoindre madame Li-Tche, votre belle-mĂšre* qui mâa exprimĂ© le dĂ©sir de vous voir. In-Tao. â Tu as raison, je vais me mettre tout de suite au courant des choses de la maison ; et, pour commencer, câest moi qui me charge de la cuisine aujourdâhui, puisque la coutume veut que la bru offre aux parents le dĂ©jeuner du mariage, prĂ©parĂ© de ses propres mains. Elle sort. SCĂNE II LIEN-HOA, seule. Lien-Hoa. â Ma pauvre maĂźtresse ! Jâadmire son courage, mais je la plains de tout cĆur. Quelle existence ! Quel avenir ! CondamnĂ©e Ă vivre en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec des vieillards qui ne lui feront pas toujours la vie gaie. Passer sa jeunesse dans la solitude, rivĂ©e au souvenir dâun mort ! Encore, sâil avait Ă©tĂ© vraiment son mari, ne fut-ce quâun jour! Eh bien, oui ! jâadmettrais cet amour dâoutre-tombe ! Mais se sacrifier Ă un inconnu ! traĂźner aprĂšs soi un spectre, et un spectre sur lequel on ne peut mĂȘme pas mettre un visage. Voyez-vous que le Grand-Juge des Enfers, prenant pitiĂ© de ma maĂźtresse, sâavise de lui renvoyer son mari ! Elle ne le reconnaĂźtrait mĂȘme pas, puisquâelle ne lâa jamais vu ! Câest beau ce quâelle a fait lĂ ! Câest grand, câest gĂ©nĂ©reux, câest hĂ©roĂŻque ! Mais, par Confucius, comme dit le cousin TaĂŻ- Ho, câest absurde, absurde, absurde ! Le plus joli de lâaffaire, câest que me voilĂ condamnĂ©e au cĂ©libat Ă©ternel, puisque je ne veux pas quitter ma maĂźtresse. Pauvre fille, avec laquelle jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e, qui mâa traitĂ©e comme une sĆur. Jamais je ne pourrai lâabandonner, la sachant si mal- heureuse. Elle pleure et rit dans ses larmes. Je vais ĂȘtre hĂ©roĂŻque Ă mon tour. Telle maĂźtresse! telle servante! Lâune mariĂ©e Ă un mort ; lâautre cĂ©libataire Ă jamais. O Bouddha, que tes crĂ©atures sont bĂȘtes! On frappe. Entrez! SCĂNE III Ling-Lang et Li-Tche entrant par la droite, les trois se saluent cĂ©rĂ©monieusement et prennent place Tchang-Tien-I Ă gauche des spec- tateurs, Ling-Lang et Li-Tche en face de lui, Ă quelque distance vers le milieu du théùtre. La table sur laquelle se servira le dĂ©jeuner est alors un peu Ă droite. Au moment de mettre le couvert, on la roulera au milieu de la piĂšce. Tchang- Jri en- I levant les mains au ciel et se lamentant. â Oh ! Ling-Lang et Li-Tche lui rĂ©pondant de mĂȘme. - â Oh ! Tchang-Tien-I. â Pauvre enfant, enlevĂ© si jeune Ă ses parents ! Tchang-Tien-I. Ling-Lang et Li-Tche ensemble. â Oh ! Tchang-Tien-I. â Malheureux parents, privĂ©s de leur sou- tien, de lâappui de leur vieillesse. Tchang-Tien-I, Ling-Lang et Li-Tche ensemble. â Oh ! Ling-Lang. â Fille infortunĂ©e que son mari ne pressera jamais sur son cĆur ! Ling-Lang, Li-Tche et Tchang-Tien-I ensemble. â Oh! Li-Tche. â Veuve sans mari, femme sans enfant! Li-Tche. Ling-Lang et Tchang-Tien-I ensemble. â Oh! Tchang-Tien-I. â Je ne puis croire encore Ă ce dĂ©sastre. La nouvelle est-elle donc tout Ă fait certaine? Ling-Lang. â Trop certaine, hĂ©las! mon pauvre fils est bien mort ! Tous trois ensemble. â Oh! Tchang-Tien-I. â Et savez- vous comment ce mal- heur est arrivĂ© ? Ling-Lang. â Le messager nous a donnĂ© tous les dĂ©tails. La jonque Ă©tait, Ă la tombĂ©e de la nuit, en face de Formose, en vue de la terre ferme. Le vent avait tour Ă tour arrachĂ© toutes les voiles. Le navire, ballottĂ© par les flots, fut poussĂ© sur les Ă©cueils et sâouvrit en deux. A ce moment, une vague Ă©norme sâabattit sur lâĂ©pave, la brisa en mille morceaux et Ă©parpilla au loin les dĂ©bris. Pas un de ceux qui le montaient ne reparut ! Tous trois ensemble. â Oh ! Tchang-Tien-I. â Je vois, hĂ©las! que le doute nâest plus possible. Jusquâici, je conservais encore quelque espoir de salut pour votre malheureux fils, mais votre rĂ©cit me prouve bien que tout est fini ! Li-Tche. â Et votre fille, si courageuse et si dĂ©vouĂ©e ! Comment saurons-nous recon- naĂźtre jamais tant dâabnĂ©gation ! A dix-huit ans, alors que la vie nâavait pour elle que des rayons de soleil, des fleurs de lotus et des clairs de lune, se vouer au dĂ©sespoir! se sacrifier pour des vieillards qui ont bien assez vĂ©cu, et passer toute son existence dans la solitude et les pleurs ! Tous trois ensemble. â Oh ! SCĂNE y LES MĂMES, TAI-HO. Tai-Ho entre et salue cĂ©rĂ©monieusement. LIEN-HOA, TCHANG-TIEN-I, pĂšre de In-Tao. Tchang-Tien-I entre prĂ©cipitamment et salue trĂšs cĂ©rĂ©monieuse- ment. â Madame permettez-moi de vous prĂ©senter la regardant. DĂ©marche grotesque, costume bigarre, parler affectĂ©. â Mon oncle, ma tante, je vous salue. Ling-Lang Ă Tchang-Tien-I. â Câest TaĂŻ-Ho, mon neveu. Tchang-Tien-I Ă©changeant des salutations avec TaĂŻ-Ho. â Je FIGARO ILLUSTRĂ 3 suis heureux de vous voir, Tai-Ho. Jâai appris que vous Ă©tiez un lettrĂ© distinguĂ© ; le philosophe, qui nâa pas de secrets pour vous, a mis sur votre front les marques de la sagesse. Lien-Hoa entre et commence Ă mettre le couvert Tai-Ho modestement satisfait. â Par Confucius! je ne suis que le dernier des ignorants. Jâai lu un peu. Oh! trĂšs peu. Les quatre livres du philosophe, deux ou trois cents commentaires et quatre ou cinq mille commentaires des commentaires. Câest bien insuffisant, comme vous le voyez, monsieur Tchang-Tien-I. des livres, sans songer au reste. Le philosophe dit Quant Ă moi, je nâai pas assez de loisir pour mâoccuper de ces choses. » Il salue et se retire Ă droite, oĂč il sâassied Ă lâĂ©cart , pendant que Tchang- Tien-I se rapproche de Ling-Lang et de Li-Tche, et cause Ă voix basse avec eux. Lien-Hoa. â Pourriez-vous vous dĂ©ranger un peu. monsieur TaĂŻ-Ho, je voudrais mettre le couvert. Tai-Ho empressĂ©. â Certainement, Lien-Hoa, avec le plus grand plaisir. Mais, dâabord il sâapproche dâelle comme pour lui parler bas, comment se porte ta maĂźtresse, la jolie, la charmante, 1 enchanteresse, la divine In-Tao. DĂ©clamant . Le rayon de soleil de mon dĂ©sespoir, la tristesse et la joie dâun pauvre cĆur dâigno- rant lettrĂ© ! Lien-Hoa trĂšs grave. â - Le philosophe dit Quant Ă moi. je n'ai pas assez de loisir pour mâoccuper de ces choses. » T^-Ho. CâĂ©tait vrai, autrefois; mais maintenant, depuis que jâai vu In-Tao, en rĂȘve, marchant avec toi sur des pivoines gigantesques, In-Tao, aux yeux de phĂ©nix, aux cheveux plus noirs que le nuage de la montagne, aux lĂšvres plus rouges que les fleurs du grenadier, aux dents plus brillantes que la nacre des Tchang-Tien-I. â Si Confucius vivait encore, il vous dĂ©cla- rerait digne dâĂȘtre considĂ©rĂ© comme parĂ© des ornements de lâĂ©ducation ». Tai-Ho modestement. â Jâai encore beaucoup Ă apprendre- beaucoup, beaucoup ! Le philosophe dit Lâhomme supĂ©rieur s eleve continuellement en intelligence et en pĂ©nĂ©tration. » Tchang-Tien-I. â Mon sage ami est-il dĂ©jĂ mariĂ© et pĂšre de nombreux enfants ? Tai-Ho embarrassĂ©. â Jâai toujours lu des livres, encore grandes huĂźtres de lâĂźle de HaĂŻ-Nang... Je ne pense quâĂ la beautĂ© de ce jade incomparable et... je ne peux plus vivre. Lien-Hoa se moquant. â Ah ! mais câest affreux ! Que vont devenir vos pauvres livres, vos centaines de commentaires et vos milliers de commentaires des commentaires ? Ta[ -Ho dĂ©sespĂ©rĂ©. â Jâai tout laissĂ© lĂ ! Depuis ce matin, jâerre comme un revenant. Je ne lis pas, je nâĂ©cris pas. Mon pin- ceau dort sur mon encrier, dessĂ©chĂ© comme mon cĆur! Lien-Hoa nanti. Ah! ah! ah! Lâimitant. Son encrier dessĂ©chĂ© comme son cĆur. VoilĂ pourtant ce quâon apprend Ă force de lire. Tai-Ho t plaintivement. â Vous riez, au lieu de chercher Ă me consoler, ce nâest pas bien, par Confucius! Lien-Hoa sĂ©rieuse/. â Monsieur Tai-Ho, ma maĂźtresse ne vous Ă©pousera jamais, puisquâelle est mariĂ©e Ă perpĂ©tuitĂ© et ne divorcera pas ! QuâespĂ©rez-vous donc ? Tai-Ho Ă©tonnĂ©. â Moi ? rien ! JâespĂšre et je de'sespĂšre. Je ne sais trop lequel des deux. Lien-Hoa.â Je vais vous donner un bon conseil il faut vous adresser ailleurs. A moins que vous ne prĂ©fĂ©riez vous replonger 4 FIGARO ILLUSTRĂ dans vos livres, grands et petits. Vous savez bien dĂ©clamant, les commentaires des commentaires, quatre Ă cinq mille ? Câest ça qui vous fait sauver lâamour ! Tai-Ho se rapprochant dâelle. â Le cocon nâest achevĂ© que par la mort du ver Ă soie, et les larmes de cire ne cessent de couler que lorsque la bougie est Ă©teinte. Moi, je veux espĂ©rer jus- quâĂ la mort. Mais, du moins, dites-moi seulement... Lien-Hoa lâĂ©cartant du geste. â Le philosophe dit Laissez les servantes mettre le couvert, sinon, le dĂ©jeuner sera en retard. » Tai-Ho lĂšve les bras au ciel et sâassied dĂ©sespĂ©rĂ©, en faisant de grands gestes. Lien-Hoa sort. SCĂNE VI LES MĂMES, IN-TAO In-Tao suivie de Lien-Hoa, toutes deux apportant des plats quâ elles posent sur un guĂ©ridon. Soyez le bien venu, mon pĂšre. Tchang-Tien-I. â Ma bonne fille! Tout le monde est debout. In-Tao. â Tout est prĂȘt, Lien-Hoa ? Lien-Hoa. â Oui, madame. Elle pousse la table au milieu; son pĂšre, ses beaux-parents et TaĂŻ-Ho y prennent place. In-Tao et Lien- Hoa les servent. Tai-Ho regardant In-Tao . â Câest la dĂ©esse de la lune qui est descendue sur terre. Je lui consacrerai un poĂšme en douze mille vers. Enthousiaste. Allons ! vole, mon esprit, vole ! Lien-Hoa lui offrant un plat. â Tenez, voilĂ un potage aux nids dâhirondelles. Tai-Ho plaintif. â Je lâadore. Lien-Hoa. â Encore ! Vous nâĂȘtes pas raisonnable ! Tai-Ho. â Je parlais du potage aux nids dâhirondelles. Câest mon faible ! Lien-Hoa Ă part. â Il paraĂźt que lâamour ne lui coupe pas lâappĂ©tit! Son cas nâest pas grave. Tchang-Tien-I. â Ah ! cette soupe est dĂ©licieuse! Li-Tche. â âą Câest In-Tao qui sâest chargĂ©e de la cuisine. Tchang-Tien-I la bouche pleine. â Ma pauvre fille ! In-Tao Ă Ling-Lang. â Puis-je vous offrir de ce plat? Ling-Lang. â Quâest-ce que câest ? In-Tao. â Des ailerons de requin, avec des pousses de bam- bous. Voici encore du riz, puis des pattes de pieuvres, et enfin de la biche de mer au gingembre ! Li-Tche. â Comme elle connaĂźt dĂ©jĂ nos goĂ»ts ! Ils mangent en se servant de petites cuillers de porcelaine et des baguettes. Lien-Hoa versant Ă boire. â Monsieur TaĂŻ-Ho, un peu de vin de riz, pour rafraĂźchir votre cĆur dessĂ©chĂ© ! Tai-Ho dĂ©sespĂ©rĂ© de nouveau . â Ah ! jâen ai bien besoin ! Il vide sa tasse et se verse Ă boire Ă plusieurs reprises. In-Tao et Lien-Hoa sâĂ©loignent un peu et causent sur le devant de la scĂšne. In-Tao. â Je vois avec plaisir quâon fait honneur Ă mon pre- mier repas. Lien-Hoa. â Votre amoureux surtout. Il soupire et jette au plafond des regards navrĂ©s. Cela ne lâempĂȘche pas de manger comme trois et de boire comme quatre. In-Tao le regardant. â Câest vrai, il dĂ©vore. Lien-Hoa. â Il vous dĂ©vore aussi, vous; des yeux seulement, sâentend. Mais je pense que ça se passera bientĂŽt. Il aime trop les nids dâhirondelles et le vin de riz pour ĂȘtre bien amoureux. In-Tao. â Tant mieux; car, malgrĂ© ses ridicules, je serais dĂ©solĂ©e quâil fĂ»t malheureux Ă cause de moi. Lien-Hoa. â Rassurez-vous! Confucius, les commentaires et les bons repas lâauront vite guĂ©ri. On entend du bruit au dehors. In-Tao Ă Lien-Hoa. â Va donc voir ce quâil y a. Lien-Hoa sort. Encore un peu, mon cousin. Tai-Ho extatique. â Merci, avec bonheur ! Lien-Hoa rentrant. â Câest un monsieur qui demande si M. TaĂŻ-Ho ne pourrait venir lui parler un instant. Tai-Ho. â Il nâa pas donnĂ© son nom ? Lien-Hoa. â Non ! Il dit quâil est trĂšs pressĂ©. Tai-Ho. - â Allons! Jây vais! Vous me garderez un peu de biche de mer, je lâadore ; surtout au gingembre. Il sort. Lien-Hoa riant, bas Ă In-Tao. â Que nâadore-t-il pas ? SCĂNE VII LES MĂMES Tai-Ho rentre en criant. â Au secours ! au secours ! Un reve- nant ! un revenant! Il tombe sur une chaise. Ling-Lang. â Quelle folie, mon neveu ! Est-ce quâil y a des revenants ? Voix au dehors. â TaĂŻ-Ho, viens donc, TaĂŻ-Ho ! Li-Tche debout. â Cette voix ! Est-ce possible ! Ling-Lang. â On dirait... Mais non, je me trompe. Tai-Ho. â Ah ! je nâen puis plus. Je suis mort ! Je lâai vu ! Un revenant. Je lâai vu, vous dis-je, câest lui... Tous, debout. SCĂNE VIII LES MĂMES, CHANG-KENG Chang-Keng entrant par la porte que TaĂŻ-Ho a laissĂ© ouverte . â Eh bien! oui, câest moi , bien vivant! Rassurez-vous. Regardant son cousin. Ce TaĂŻ-Ho, avec ses peurs! Li-Tche. â Mon enfant ! Chang-Keng. â Ma bonne mĂšre ! FIGARO ILLUSTRĂ 5 In-Tao. - CâĂ©tait bien naturel, Ă quoi bon en parler. Ling-Lang. â Il faut bien quâil le sache ! DĂšs que cette excel- lente fille apprit le malheur qui nous frappait, elle nous annonça quâelle se considĂ©rait comme ta femme et te remplacerait auprĂšs de nous. Ce matin mĂȘme elle arriva ici, et, pour se lier Ă jamais Ă nous, sâengagea Ă©ternellement Ă toi devant le ciel et devant lâautel de nos ancĂȘtres. Chang-Keng 4 FIGARO ILLUSTRĂ est la plus aimĂ©e et la plus heureuse des femmes, sans parler des souveraines. Lâauguste et jeune couple vĂ©cut alors sous le rĂšgne du feu Tzar en donnant lâexemple des plus hautes vertus et dâune entente conjugale qui contrastait il faut bien le dire puisque câest lâhis- toire avec ce qui se passait Ă la grande cour et dans les mĂ©nages des frĂšres du dĂ©funt Empereur. Le TzarĂ©witch sâĂ©tait dĂšs lors entourĂ© dâun cercle de gens jeunes et de mĆurs pures. Les viveurs menant la vie Ă grandes guides si favorisĂ©s sous les rĂšgnes prĂ©- cĂ©dents, Ă©taient soigneusement Ă©liminĂ©s du salon de Maria Fede- rowna, de ce salon suprĂȘmement Ă©lĂ©gant oĂč, jusquâĂ prĂ©sent, il y a un coin sĂ©parĂ© par des paravents rĂ©servĂ© aux souvenirs de sa vie de jeune hile, auxquels, il va sans dire, se rattache lâimage jamais oubliĂ©e et toujours vĂ©nĂ©rĂ©e du feu TzarĂ©witch Nicolas Alexandrowitch. Parmi ces souvenirs on doit citer la croix en lapis et or garnie de pendeloques en perles, en forme de larmes, que les dames de Russie envoyĂšrent en Danemarck comme un emblĂšme de douleur et dâespoir tout Ă la fois. On sait dans quelles circonstances Ă©pouvantables le Tzar Alexandre III monta sur le trĂŽne et en raison de quels dangers il se retira Ă Gatchina avec sa famille. Le palais dâHiver Ă©tait autrefois des plus accessibles, il nâen est pas de mĂȘme Ă Gatchina oĂč lâon nâentre pas comme dans un moulin. Le palais dâAnitschkoff fut installĂ© en vue des prĂ©cautions les plus minutieuses ; un hĂŽtel de la perspec- tive Newsky, qui avait vue sur les murs du pa- lais, a Ă©tĂ© dĂ©sintĂ©ressĂ© et fermĂ©, tant ces me- sures furent rigoureuses et le sont toujours. Le sĂ©jour favori du Tzar est Gatchina. Cette ville, admirablement situĂ©e au centre dâune forĂȘt dâarbres sĂ©culai- res, a lâavantage de pouvoir ĂȘtre trĂšs bien surveillĂ©e. On ne peut y vivre quâavec une permission spĂ©ciale, chacun y est connu, et il faut subir, pour entrer au palais, tout un sys- tĂšme dâinspection et de contrĂŽle auquel les plus haut placĂ©s sont tenus de se soumettre. A lâar- rivĂ©e des bagages des invitĂ©s ou des personnes mandĂ©es pour le ser- vice, des hommes chargĂ©s dâune sĂ©rieuse responsabilitĂ©, examinent et secouent chaque robe, chaque objet de toilette et fouillent dans les nĂ©cessaires de voyage. Cette premiĂšre rĂ©ception qui Ă©tonne est vite oubliĂ©e Ă cause de la suprĂȘme bontĂ© du Tzar et de la Tzarine. Gatchina est cĂ©lĂšbre par ses gobelins merveilleux et par un salon-hall trĂšs original unique dans son genre. Il est partagĂ© en compartiments par des arcs et des colonnades sans que les invitĂ©s soient dispersĂ©s tout en se divertissant de maniĂšres diffĂ©- rentes. Ce salon contient un cabinet de travail pour le Tzar, oĂč il prend connaissance des dĂ©pĂȘches et donne des ordres, un salon de conversation , un billard , une salle Ă manger et un théùtre oĂč jouent, chantent et dansent les artistes des théùtres impĂ©riaux dirigĂ©s par lâexcellent et intelligent M. Wsewolodskv, un directeur correct, charmant et juste, choisi aussi dans lâesprit de la cour actuelle. Ainsi, lâĂ©cole dramatique et de danse des théùtres impĂ©riaux est maintenant visitĂ©e par le Tzar, la Tzarine et toute la famille impĂ©riale; chaque annĂ©e, il y a spectacle et souper pendant lequel la grande duchesse XĂ©nie se place au milieu des Ă©lĂšves, tandis quâautrefois câĂ©tait un espĂšce de parc aux cerfs oĂč lâon nâallait quâen garçon. Lâart musical russe doit son existence au Tzar Alexandre III par lâĂ©limination de lâOpĂ©ra italien et la fondation de lâOpĂ©ra russe, comme grand opĂ©ra national. M. Wse- wolodsky conduit cette Ćuvre difficile dâune jeune musique et dâune Ă©cole rĂ©cente dâartistes dâune main ferme sans jamais dĂ©vier de la route tracĂ©e qui a pour but de faire jouer avec le temps un grand rĂŽle dans lâunivers Ă lâart musical russe. Il va sans dire que lâimpulsion est donnĂ©e de haut et quand on sait que sous les rĂšgnes prĂ©cĂ©dents les malheureux artistes russes Ă©taient humiliĂ©s jusquâĂ porter les costumes mis au rebut des Italiens, on ne peut quâad- mirer lâordre de chose actuel qui a rendu Ă lâart russe sa dignitĂ©. La faveur de jouer Ă Gatchina est vivement recherchĂ©e par les artistes. Le Tzar et la Tzarine se montrent fort gĂ©nĂ©reux en prĂ©- sents choisis avec une auguste attention parmi les cĂ©lĂšbres pierre- ries du cabinet impĂ©rial, dirigĂ© toujours par un haut fonctionnaire. Le cabinet impĂ©rial est connu pour nâavoir que des pierreries dâune eau et dâune couleur de premier choix; il se fournit aussi en Europe, mais les diamants, les Ă©meraudes, les amĂ©thystes Ă feux rouges, les topazes, les alexandrites, les grenats et nombre dâautres gemmes proviennent des mines appartenant Ă lâapanage impĂ©rial dans lâOural. Les Tzars de Russie ont aussi les plus Ă©tonnantes turquoises de Perse, des perles dâOrient et de la Dvina du nord, notre fleuve glacial. Les artistes invitĂ©s Ă Gatchina sont comblĂ©s dâune quantitĂ© de bijoux superbes. Le palais et ses alentours sont, la nuit, Ă©clairĂ©s au point quâun voyageur venant dâEurope pourrait penser que lâĂ©toile du Nord elle-mĂȘme est tombĂ©e lĂ , sur la neige, Ă deux heures de Saint- PĂ©tersbourg, car il ne fait jamais nuit Ă Gatchina. Le service militaire est fait par les cuirassiers jaunes et le convoi particulier du Tzar, des mahomĂ©tans-circassiens superbes. Une vie retirĂ©e et le sentiment de la toute-puissance ont donnĂ© au Tzar le regard Ă©trange de ces Pharaons demi-dieux de lâan- tique Egypte, devant lesquels passaient les Ă©vĂ©nements sans trou- bler lâexpression majestueusement hiĂ©ratique de leurs traits. Ce nâest que par hasard et en certaines occasions que le visage du FIGARO ILLUSTRĂ 1 5 souverain sâillumine dâun sourire aimable et sympathique; il a le calme des puissants; sa force physique est connue, et lors de la catastrophe de Borki, il sut en faire un utile usage. La journĂ©e de lâautocrate russe commence tĂŽt; dĂšs sept heures il sort de la chambre conjugale et, aprĂšs une rapide toilette, vĂȘtu dâun paletot mi-ajustĂ© en drap militaire, il reçoit dâabord ses enfants qui, le TzarĂ©witch en tĂȘte, viennent lui souhaiter le bon- jour. ImmĂ©diatement aprĂšs, il se met au travail avec ses aides de camp et ses secrĂ©taires, quelquefois avec les ministres venus de Saint-PĂ©tersbourg, mais il reçoit ceux-ci le plus souvent lâaprĂšs- midi, vers deux ou trois heures et leur donne des ordres avec une rapiditĂ© qui nâest pas toujours exempte de brusquerie. LâarmĂ©e et la flotte sont ses plus grands soucis. Il veut aussi chaque annĂ©e cent millions dâor dans les caves de la forteresse et va lui-mĂȘme voir si ces trĂ©sors de lâEmpire sont bien conser- vĂ©s et bien gardĂ©s. Quand il est au travail, lâempereur ne se laisse influencer par personne, il veut tout savoir et se fait tout expliquer dans les moindres dĂ©tails ; on sent que la Russie est bien tout entiĂšre en lui, le Tzar. Dans un moment dâimpatience contre les reprĂ©- sentations dâune puissance que nous ne nommerons point, il cassa en mille piĂšces une table devant les assistants Ă©pouvantĂ©s de cette juste et suprĂȘme colĂšre. Câest ainsi que je les briserai tous ! » sâĂ©cria-t-il ! Alexandre III est toujours entourĂ© du comte Woronzow Dachkow, ministre de la Cour, et du gĂ©nĂ©ral Richter, comman- dant de la maison militaire, qui tous deux habitent Gatchina et se partagent sa confiance avec les gĂ©nĂ©raux WoeĂŻkow et Tcherevine, hommes d un cĆur excellent et dâun dĂ©sintĂ©ressement remar- quable, du prince Obolensky, etc. Il esta noter ici que le Tzar a en horreurles concussionnaires, les hommes de mĆurs dĂ©rĂ©glĂ©es; il ne dĂ©teste pas moins ce quâon nomme les finesses diplomatiques. Il aime par-dessus tout la droiture et met une obstination caractĂ©ristique Ă suivre le but quâil sâest une fois tracĂ©. La matinĂ©e passe Ă lâexpĂ©dition des affaires. Les journaux russes sont envoyĂ©s dans le cabinet du Tzar imprimĂ©s sur papier de Chine. Il jette quelquefois un coup dâĆil sur le Swet , un journal qui rĂ©sume toutes les nouvelles du jour. On prĂ©sente aussi au Tzar une feuille oĂč on imprime, exprĂšs pour lui, ce qui peut lui ĂȘtre utile de savoir. Sous le Tzar Nicolas on opĂ©rait autre- ment; lâautocrate lisait les nouvelles marquĂ©es au crayon rouge par un jeune chambellan. Cette lecture prenait trop de temps prĂ©cieux. LâImpĂ©ratrice, dans ses loisirs, lit le Figaro. Le Tzar dĂ©jeune Ă midi en famille. Ce repas commence tou- jours par un potage, et le menu en est empruntĂ© aux cuisines française et russe. Le Tzar a un excellent appĂ©tit ; il est ce quâon nomme une bonne fourchette. La Tzarine porte Ă ce premier repas des robes de maison de couleurs claires, avec devant de jupe en dentelles ou en broderies. LâImpĂ©ratrice aime les Ă©lĂ©- gances de la toilette parisienne et sait concilier la simplicitĂ© de mise dâune princesse aus- tĂšre avec le suprĂȘme luxe. La grande duchesse XĂ©nie et la grande duchesse Olga, sa jeune sĆur, portent dâhabitude des robes blanches, soit de den- telles et de mousseline, soit de fine laine brodĂ©e. Le grand bonheur et le dĂ©- lassement du Tzar, aprĂšs le premier repas, est de se pro- mener seul avec ses enfants Habillez -vous, enfants! » sâĂ©crie-t-il, et il va les cher- cher jusque dans leurs appar- tements oĂč les serviteurs les enveloppent de pelisses et, sur leurs fines chaussures, leur mettent des bottes fourrĂ©es. BientĂŽt la famille impĂ©riale est partie respirer lâair vivi- fiant, sec et glacial, marchant sur la neige craquante et dur- cie, au milieu des arbres pou- drĂ©s de givre, sous le pĂąle soleil du Nord. Le Tzar, grand et fort, a fait jeter sur ses Ă©paules son sa majestĂ© lâimpĂ©ratrice, en costumĂ© large manteau militaire Ă pĂšle- byzantin rine, la Tzarine, mince et petite de taille, porte une de ses magni- fiques pelisses de renard bleu ou de zibeline, et un bonnet russe en velours garni de fourrure prĂ©cieuse. Devant et autour dâeux marchent les enfants trĂšs vigoureux, surtout le grand duc Georges, le marin, » comme on lâappelle dans la famille. Seul le TzarĂ©- witch paraĂźt dĂ©licat et nerveux. Il supporte cependant fort bien le grand voyage quâil fait actuellement sous les tropiques. AprĂšs une heure ou deux de repos au milieu des siens, Alexandre III doit se souvenir quâil est Tzar et reprendre les soucis du gouvernement. Il est alors environ deux heures, et il se fait dĂ©pouiller une Ă©norme correspondance, plongeant un regard dĂ©daigneux sur les turpitudes humaines quâil connaĂźt sur- tout, grĂące Ă la section des affaires de famille, et Ă la commission des requĂȘtes du palais Marie quâil a fondĂ©e pour Ă©viter les rĂ©cep- tions de plaignants, admises Ă certains jours sous les prĂ©cĂ©dents empereurs. Suivant un usage antique, câest seulement le dimanche, avant son entrĂ©e Ă lâĂ©glise, que le Tzar apostille les demandes de secours. La famille impĂ©riale se trouve de nouveau rĂ©unie au dĂźner, aprĂšs une courte promenade en traĂźneau ou en Ă©quipage suivant la saison. A la table impĂ©riale sont souvent invitĂ©s la grande maĂź- tresse de la cour, comtesse Stroganow, qui a succĂ©dĂ© Ă la feue princesse Kotchoubey, les comtesses Golesnichew-Koutouzow, comtesse Stroganow et Mademoiselle OzĂ©row, demoiselles dâhon- neur, et quelques personnes de la suite. La Tzarine aime beaucoup le monde, sauf les spectacles au palais avec les artistes des théùtres impĂ©riaux; il y a souvent des rĂ©unions oĂč lâon danse, plaisir fort goĂ»tĂ© de la souveraine. Câest uniquement pour complaire Ă la Tzarine que lâEmpereur assiste Ă ces soirĂ©es qui conviennent peu Ă son caractĂšre plutĂŽt mĂ©lan- colique; aussi il lui arrive, quand une rĂ©union intime se prolonge FIGARO ILLUSTRĂ un peu tard, de tourner le bouton de lâĂ©lectricitĂ© et de forcer les assistants Ă la retraite en les plongeant dans lâobscuritĂ©. Un cĂŽtĂ© remarquable du caractĂšre dâAlexandre III est sa vĂ©nĂ©- ration pour la religion orthodoxe quâil considĂšre comme la pierre fondamentale de lâEmpire. Il est trĂšs pratiquant et assiste tĂȘte nue, chaque 6 janvier, jour de lâEpi- phanie, Ă la cĂ©rĂ©monie de lâimmersion de la croix dans les eaux de la NĂ©va. LâEmpereur est chauve, et la tempĂ©- rature Ă©tant Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e dâenviron vingt-cinq degrĂ©s de froid, les moujiks sont persuadĂ©s que câest Dieu lui-mĂȘme qui protĂšge le crĂąne du Tzar de la congĂ©lation pendant la demi-heure que dure la cĂ©rĂ©monie. Le clergĂ© adore le Tzar qui, malgrĂ© bien des difficultĂ©s, continue aie relever de la position mĂ©diocre dans laquelle les prĂȘtres orthodoxes se trouvent, de par des usages sĂ©culaires trop compliquĂ©s pour que nous puissions en parler ici. La nature pensive du Tzar le porte Ă lâamour des arts. Il est un amateur Ă©clairĂ©. Son cabinet de Gatchina en particulier et ses appartements dans tous les palais quâil habite sont rem- plis de tableaux et dâĆuvres dâart. A Gatchina, des Ćuvres de Neuville sont placĂ©es Ă portĂ©e de ses yeux. Des ta- bleaux de moyenne grandeur ou petits, de Henner, de Chaplin, de Troyon, de Dagnan-Bouveret, de Rousseau, Daubigny, etc., se mĂȘlent Ă ceux des maĂźtres modernes russes AĂŻwazow- sky, Makowsky, Bogoliouboff, Pochi- lonoff, Polenoff, Soutrowsky, Mest- chersky et autres. Le Tzar suit le mouvement et nâignore aucune vente cĂ©lĂšbre. Les collections de Bazilewsky, du prince Galitzine, de Sabourow, de Gregorowitch, furent achetĂ©es par lui. Il a aussi dĂ©cidĂ© de fonder un musĂ©e impĂ©rial de lâart russe pour rĂ©unir les tableaux, statues et objets dâart dissĂ©minĂ©s dans les palais impĂ©riaux. On devra au Tzar la rĂ©novation de lâart russe personnel, pictural, sculptural et musical. bosquets de palmiers, dâorangers, de jasmins dâAfrique et de lilas. Les grandes rĂ©ceptions dâĂ©tĂ© ont lieu au palais de PĂ©terhof, mais câest Ă Alexandria que rĂ©side la famille impĂ©riale. Ce petit palais, situĂ© au bord du golfe, est tout Ă fait inaccessible; il est entourĂ© dâun parc, et les abords en ont Ă©tĂ© de tout temps dĂ©fen- dus, au point quâune femme qui Ă©tait venue Ă Saint-PĂ©tersbourg pour offrir Ă lâImpĂ©ratrice Maria Alexandrowna un chĂąle de den- telle merveilleuse, vĂ©ritable travail de fĂ©e, dut se poster, pour faire parvenir son prĂ©sent, Ă la porte du parc dâA- lexandria, donnant dans celui de PĂ©- terhof, et attendre le moment du pas- sage de la calĂšche de lâImpĂ©ratrice pour lui jeter le chĂąle sur les genoux. On risquerait trĂšs gros Ă faire aujourdâhui pareille chose, si mĂȘme elle Ă©tait pos- sible. Les grandes eaux de PĂ©terhof sont reconnues pour ĂȘtre beaucoup plus riches et plus abondantes que celles de Versailles mĂȘme. Le Tzar Nicolas a tenu Ă dĂ©passer Louis XIV sous le rapport de la splendeur dâarrangement de cette rĂ©sidence. Le pavillon nommĂ© Monplaisir avec sa terrasse au bord du golfe est une merveille de situation ; quant aux jardins ils sont fĂ©eriques. Le Tzar Alexandre II prĂ©fĂ©rait TsarskoĂ«- SĂ©lo, avec ses salons en ambre et en laque de Chine, ses souvenirs de Cathe- rine II, son parc bien alignĂ© et son vil- lage bizarre composĂ© de pavillons chi- nois servant Ă loger les dignitaires de la cour. Alexandre III aime PĂ©terhof comme son aĂŻeul et, du reste, câest bien le sĂ©jour dâĂ©tĂ© d'unTzar, que ce superbe palais au bord du golfe de Finlande. Chaque hiver des fĂȘtes et des bals intimes ont lieu au palais Anitschkoff oĂč la famille impĂ©riale habite quel- ques mois. Chaque an- nĂ©e aussi le Tzar et la Tzarine offrent un arbre de NoĂ«l splendide au rĂ©- giment des cuirassiers de Gatchina; laTzarine leur distribue elle-mĂȘme des cadeaux choisis et utiles et toujours accompagnĂ©s dâune bonne parole. Il y a aussi des arbres de NoĂ«l pour les enfants pauvres. Le plus tou- chant est celui des En- fants incurables ; la Tza- rine tient Ă leur donner la joie de sa prĂ©sence. Les grands bals de trois mille personnes et les fĂȘtes des ordres de chevaliers se donnent toujours au palais dâHi- ver; il nâexiste nulle part au monde de salles aussi belles, aussi impĂ©riales. La salle Saint- Georges sert pour les sorties de la cour au nouvel an et pour le baise-main. Le cortĂšge, le Tzar et lâImpĂ©ratrice en tĂȘte de la famille impĂ©riale, traverse cette salle Ă©blouissante, au milieu des dames ayant entrĂ©e Ă la cour et des dignitaires. Le palais de lâErmitage est contigu au palais dâHiver; Ă part la galerie de tableaux, câest une suite de salons. La galerie de Pierre le Grand oĂč il y a un automate le reprĂ©sentant qui se lĂšve sur son trĂŽne, donne accĂšs Ă un jardin dâhiver; puis vient une salle mauresque, partagĂ©e par des arcades en deux parties ; pendant les bals oĂč ne sont invitĂ©es que deux cent cinquante personnes, on y danse dâun cĂŽtĂ©, et dans lâautre partie de la salle on Ă©tend des tapis superbes sur les parquets câest lĂ que lâImpĂ©ratrice prĂ©side le cercle. On soupe dans le jardin dâhiver, sous les Le luxe de la cour dĂ©passe tout ce quâon peut rĂȘver dans le genre fĂ©erique, et depuis le faste des grands Mogols, on nâen a point vu de comparable. Ce ne sont que velours et dentelles dâor, Ă©toffes tissĂ©es dâor et dâargent, broderies merveilleuses, uniformes chargĂ©s dâor et cons- tellĂ©s de diamants. Grands maĂźtres de cĂ©rĂ©monies, grands veneurs, chambellans, gentilshommes de la Chambre, pages, gĂ©nĂ©raux, officiers de la garde en grand uniforme, passent dans un Ă©blouis- sement, ainsi que les dames du palais, les dames dâhonneur, les grandes maĂźtresses de Cour, toutes en robes de Cour russes, les demoi- selles dâhonneur en ro- bes de satin blanc avec traĂźne de velours rouge, toutes brodĂ©es dâor et coiffĂ©es du kakochnik duquel descend jus- quâaux pieds un grand voile blanc, lâantique fata des boyardes. Le service est com- posĂ© de valets en livrĂ©e Ă la française vert et or, de gardes-chasse, de nĂš- gres aux costumes orien- taux Ă©tonnants. Rien ne peut se comparer aux fĂȘ- tes de la Cour, Ă©blouis- sant mĂ©lange de tout le luxe de lâEurope et des pompes asiatiques. On connaĂźt lâempres- sement du Tzar dans les bals de la Cour. Il ne s'assied presque jamais. Pendant le souper, il fait le tour des tables, accompagnĂ© du comte Woronzow-Dach- kow, trouve pour chacun un mot aimable, et seulement aprĂšs ce devoir dâhospitalitĂ© accompli, revient Ă la table prĂ©sidĂ©e par la Tzarine, dont la silhouette se dĂ©tache dĂ©licate et Ă©lĂ©gante sur un fond arrangĂ© Ă dessein, de pyramides de plats dâor et dâargent Ă©tincelants parmi les fleurs. La Tzarine porte des diamants dont les plus ordinaires valent chacun trois cent mille roubles. Alors, comme en toute circonstance, on comprend que lâauto- crate de cent millions dâhommes prĂ©fĂšre Ă tout sa famille. LaTzarine est le fĂ©tiche du Tzar, il ne se sĂ©pare jamais dâelle, et ce nâest pas sans raison que le cĂ©lĂšbre archevĂȘque dâOdessa, FIGARO ILLUSTRE 17 Nikanor, rĂ©cemment dĂ©ce'dĂ©, a pu dire dans une prĂ©dication rĂ©cente et mĂ©morable, que lâauguste couple donnait Ă lâunivers lâexemple dâune union chrĂ©tienne. Des anges, ajoutait-il en par- lant de la Tzarine et de ses enfants, des anges entourent le Tzar de leur puretĂ©, en protĂ©geant, par leurs ardentes priĂšres, sa santĂ© et sa vie. » Avant de terminer ce court et modeste aperçu sur ce quâest le Tzar vĂ©nĂ©rĂ© des Russes, disons un mot sur ceux qui sont lâespoir de la Russie, sur les enfants de lâautocrate tout puis- sant. Le TzarĂ©witch maintenant en voyage dans lâocĂ©an des Indes avec son frĂšre le grand duc Georges, est le plus charmant et le meilleur des princes quâon puisse rĂȘver. Il met chacun Ă son aise par sa bontĂ© et son sourire bienveillant. Le grand duc Georges est Ă©nergique, bouillant, vigoureux il a contribuĂ© Ă armer avec une hĂąte Ă©tonnante la frĂ©gate surlaquelle sâeffectue son voyage de circumnavigation ; en outre, il est gai, câest lui qui est la joie et la vie du palais impĂ©rial. La grande duchesse XĂ©nie commence, malgrĂ© son extrĂȘme jeunesse, Ă compter parmi les plus sĂ©duisantes princesses. Le grand duc Michel et la derniĂšre nĂ©e, la grande duchesse Olga, sont de charmants enfants donnant beaucoup dâespoir par leurs excellents caractĂšres. Alexandre III a placĂ© son bonheur dans sa famille, son devoir dans le dĂ©veloppement de la civilisation de son vaste Empire, et quand on songe que dans lâantiquitĂ© on prenait pour emblĂšme de la force les Titans, on se demande maintenant ce quâĂ©taient ces demi-dieux des bords de la petite MĂ©diterranĂ©e auprĂšs de celui qui a lâimmense force morale de supporter le poids de sombres soucis et lâeffrayante responsabilitĂ© devant lâEtre suprĂȘme de gouverner le plus vaste empire du globe et un peuple qui est prĂ©destinĂ© Ă un grand et mystĂ©rieux avenir! Le Titan moderne câest notre Tzar, le Tzar espoir » Nadejda Gosoudar Alexandre III ! LYDIE III Un duel chez le Coiffeur PAR MAURICE VAUCAIRE ILLUSTRATIONS DE A. GUILLAUME M. TancrĂšde est honteusement gras et sanguin. S'il veut vivre de longs jours, il devra Ă©viter tout ce qui peut faire Ă©clater de joie ou crever dâennui un homme de son volume et de son tempĂ©rament. M. Venize est maigre et tout en nerfs. Aussi, sans lui prĂ©dire lâimmortalitĂ©, est-on en mesure dâaffirmer quâil connaĂźtra les enfants de ses neveux ; sa consti- tution et sa surface n'offrant pas de prise aux Ă©vĂ©nements. AprĂšs avoir Ă©tĂ© liĂ©s, ces deux ĂȘtres se haĂŻssent jusqu'au dĂ©goĂ»t, parce que M. Venize a Ă©pousĂ© mademoiselle AimĂ©e Pitoir dont M. TancrĂšde Ă©tait tellement amoureux ! DĂšs quâils se rencontrent, ils sâĂ©vitent. M. Venize devient blanc, M. TancrĂšde devient rouge. I Hier ils se bousculĂšrent en poussant la porte dâun modeste coiffeur du quartier dont ils avaient besoin lâun et lâautre. M. Venize sâĂ©lança prestement sur la chaise suppliciale. M. TancrĂšde, retardataire, sâentassa dans le fauteuil dâattente. Ăa ne sera pas long », dĂ©clara le coiffeur Ă M. TancrĂšde en lui remettant une gazette de lâavant-veille. M. Venize conçut une vive joie de tout ceci. Le coiffeur fit vite. La barbe taillĂ©e, il sâapprĂȘta Ă retirer le peignoir. Jamais, jamais, jamais, pensa M. Venize. â Coiffeur! soupira-t-il dâune voix quâil essaya de rendre dĂ©sintĂ©ressĂ©e de toute idĂ©e infernale. â Monsieur... â Frisez-moi la barbe au grand fer et au petit fer. â Parfaitement. » M. TancrĂšde ne perdit goutte de la conversation. Ses yeux II Monsieur dĂ©sire ? lui demanda le coiffeur. â Taillez-moi la barbe. » Le coiffeur posa le peignoir sur les Ă©paules de son client et tranquillisa dâun petit signe de tĂȘte M. TancrĂšde, comme pour lui dire une seconde fois Ăa ne sera pas long. » M. TancrĂšde parcourut la gazette de F avant-veille avec des yeux injectĂ©s. s'injectĂšrent davantage et il rĂ©solut de ne point abandonner la partie pour nâavoir pas lâair de cĂ©der. Le coiffeur lui mima dâun geste aussi juste que possible Ăa ne sera pas long. » IV La grande et la petite frisure terminĂ©es, M. Venize se hĂąta de retenir le peignoir qui semblait vouloir quitter ses Ă©paules Pardon ! Pardon ! Veuillez me raser maintenant. » Le coiffeur le contempla avec stupĂ©faction, comme sâil eĂ»t possĂ©dĂ© un fou ou un maniaque entre ses mains. FIGARO ILLUSTRĂ *9 De la mĂȘme voix dĂ©sintĂ©ressĂ©e, M. Venize raconta ... Câest que ma femme a horreur de la barbe. Chaque jour elle me supplie de me raser complĂštement. Je ne me dĂ©cide quâaujourdâhui et Dieu sait si je me suis prĂ©sentĂ© devant vous dans cette intention. Ne vous ai-je point priĂ©, au contraire, de me la tailler et de me la friser ? â Bien. Fort bien, Monsieur. » Le coiffeur noua Ă©lĂ©gamment une serviette autour du cou de M. Venize et remit Ă M. TancrĂšde une gazette de la veille. Ăa ne sera pas long... » M. TancrĂšde commençait d'Ă©touffer. 11 se dĂ©coiffa et dĂ©boutonna trois boutonniĂšres de son ample gilet- AprĂšs avoir Ă©tĂ© rasĂ© et tandis quâon lui caressait la peau des joues et du menton avec lâimpondĂ©rable houpette, M. Venize constata quâil ressemblait Ă tous les acteurs de Paris et songea intimement que madame Venize goĂ»terait fort peu la plaisan- terie. V Monsieur dĂ©sire une friction ? » En parlant de cette maniĂšre les coiffeurs ne gagnent vrai- ment que sur la friction, lâhomme de lâart eut encore lâair de rassurer M. TancrĂšde dâun Ăa ne sera pas long. » La tĂȘte de M. Venize fut mouillĂ©e, agitĂ©e, frictionnĂ©e et sĂ©chĂ©e dans du linge. Le coiffeur atteignit un grand flacon mauve, le dĂ©boucha et le promena sous les narines de M. Venize Voici du lilas, Monsieur. â Excellent. Allez et dĂ©pĂȘchez-vous. » V I I M. TancrĂšde continuait de dĂ©boutonner son gilet. Puis il se leva et marcha lentement jusquâĂ la porte. Restez, Monsieur, restez; ça ne sera pas long. Dans une minute, une lĂ©gĂšre minute! » insista le coiffeur. M. TancrĂšde grommela Câest se moquer ! Câest se moquer ! » M. Venize parut ne point entendre le rapide monologue de son furieux adversaire. Il commanda au coiffeur de lui friser les cheveux au grand fer et au petit fer. Je ne me suis pas fait friser depuis mon mariage», racontait M. Venize. Cet homme ne se contentait pas de taquiner sauvagement son ennemi ; il osait encore lui rappeler quâil avait Ă©pousĂ© la trĂšs Coiffeur ? dit-il. â Monsieur dĂ©sire... â Mon ami, quâest-ce que vous venez de me renverser sur les cheveux ? â Du portugal, Monsieur, du portugal. â Jâai lâhorreur du portugal! sâĂ©cria M. Venize. HĂątez-vous de me corriger lâodeur de cette odeur, soit avec de lâeau des AimĂ©es ou du Royal-Lilas. » belle et trĂšs douce mademoiselle Pitoir. Il manquait Ă la fois dâesprit et de tact. VIII M. TancrĂšde fit la sourde oreille ; mais en maniant, par contenance, quelques bigoudis que la femme du coiffeur ran- geait dans des boĂźtes, il devint si cramoisi que la charmante personne eut peur et gagna aussitĂŽt ses appartements. Puis M. TancrĂšde se dĂ©tourna. A ce moment les deux antagonistes se regardĂšrent. Tandis que le grand sympathique du pĂąle Venize compri- mait ses veines carotides et refoulait son sang vers le cĆur, Ă lâinverse, le grand sympathique du flamboyant TancrĂšde lui dila- tait les veines jugulaires et envoyait de gros bouillons de sang dans sa tĂȘte. Effroyable signal. Il fallait cĂ©der. La cĂ©rĂ©monie touchait Ă sa fin, dâailleurs, et M. TancrĂšde allait donc avoir droit Ă la brosse et au peigne fin. Se servir de la brosse et du peigne fin dâun homme aprĂšs lequel on nâaurait jamais bu dans le mĂȘme verre, câĂ©tait odieux. 20 FIGARO ILLUSTRĂ IX X Non. Non. Cent mille fois non. M. Venize ne lĂącherait pas. Coiffeur? â Monsieur. â Vous mâavez indignement frisĂ©. Je suis complĂštement ridicule. Je prĂ©fĂ©rerais de beaucoup ĂȘtre chauve. Coupez-moi les cheveux, passez-y la tondeuse, quâil ne reste plus un poil sur ma tĂȘte. Mieux vaut ĂȘtre horrible que grotesque. » M. TancrĂšde qui sâĂ©tait rassis, ne respirait plus que par saccades, aussi homard que possible, les bras ballants, la tĂȘte comme dĂ©collĂ©e. Ce monsieur est frappĂ© dâapoplexie. De lâair ! Un mĂ©decin! Du secours ! » appela le coiffeur. Sa femme descendit. Des voisins entrĂšrent. Son regard sâattacha sur M. Venize, toujours Ă genoux devant lui, figure et crĂąne nus. Ils se sourirent; mais ils ne sâen tinrent pas lĂ . XII Ils eurent la mĂȘme pensĂ©e ils sâembrassĂšrent. Terrible choc en retour, M. TancrĂšde, aprĂšs avoir considĂ©rĂ© la tĂȘte de M. Venize devenu dâun coup moine et Pierrot, se prit Ă DĂ©cidĂ© Ă tout, en un clin d'Ćil, le coiffeur, Ă lâaide de cette petite machine agricole appliquĂ©e si heureusement aux mois- sons capillaires, fit disparaĂźtre le feuillage de M. Venize. Rien nâen resta. En secouant lĂ©gĂšrement le peignoir quâil allait bientĂŽt ravir aux Ă©paules de son bizarre client, le coiffeur esquissa Ă M. TancrĂšde un dernier Ăa ne sera... » Mais il resta pĂ©trifiĂ©. Jâai outrepassĂ© la mesure », constata M. Venize. Et sans prendre mĂȘme le temps de se dĂ©mancher de son long peignoir, il sâagenouilla devant M. TancrĂšde, lui tapa gentiment dans les mains, laissant le coiffeur dĂ©boucler ses bretelles et sa femme le vaporiser. Avec beaucoup dâair, de tapes dans les mains, de poussiĂšre de vinaigre parfumĂ©, M. TancrĂšde rouvrit les yeux et sa figure se dĂ©colora. rire, Ă rire, comme une gargouille de cathĂ©drale, comme un colossal Bouddah. Ă rire tant et tant que les gens de la boutique qui se rĂ©jouissaient Ă©galement de la mine pittoresque de M. Venize eurent peur que M. TancrĂšde ne rendĂźt de nouveau sa grosse Ăąme dans une nouvelle secousse. Puis les deux rĂ©conciliĂ©s partirent ensemble. M. TancrĂšde encore gai. M. Venize encore bouleversĂ©, au point de nâavoir plus sa tĂšte Ă lui. MAURICE VAUCAIRE. RĂ©compenses aux Expositions BREVETĂ S. G. D. G. 1 839,42,54,55, 62,72, MĂDAILLE DâOR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 En France et Ă lâEtranger Se fait en OR et en ARGENT et se trouve chez tous les bijoutiers. Jjf Appareils ponr douches en pluie, en lames, en cercles, locales . 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La FĂȘte de Papa, par Victor Gilbert. Le Monument de Victor Hugo, par P. F.; repro- duction directe de la maquette en plĂątre du projet de Auguste Rodin. Le Mois parisien, par La Grandâville. La Mode , par C. DE Chancenay ; illustrations de L. Vallet- L^a MĂȘlĂ©e. â Le Tout au Blanc, jeux nouveaux, par Georges Laun. Louis XI V en gondole, par Charles Yriarte ; illus- trations en couleurs de Maurice Leloir. Marine, par AndrĂ© Lemoyne; illustrations en couleurs de ThĂ©odore Weber. Les Profondeurs de Kyamo , par J. -H. Rosny; illustrations en couleurs de Edwin Lord Weeks. IDailS le Brouillard, par Jane Mairet; illustrations de Edelvelt. Permission de Vingt-quatre heures, par Jules Moineaux ; illustrations de Steinlen. Couverture Dans la Montagne, par Gustave Jacquet. Le Mois Parisien Pruderies britanniques. â Tableaux et rĂ©alitĂ©s. â Le gĂ©nĂ©ral Bou- langer. â Petites misĂšres et grande douleur. â Le mouvement mondain. â Paris au chalet des lies. â Les grands mariages. â La croix de M. Camille Doucet. â La conquĂȘte de l'air et des flots. Câest une be'ile chose que la pudeur, mais il faut avouer que nos voisins les Anglais ont parfois une façon bizarre de manifester celle quâils se vantent dâavoir. Tandis que les rĂ©alitĂ©s les plus fĂącheuses sâĂ©talent Ă Londres Ă peu prĂšs impunĂ©ment, on intente un procĂšs Ă un certain nombre de peintres français dont les tableaux, reproduits par la photographie, ont paru indĂ©cents Ă un petit groupe de rigo- ristes dâoutre-Manche. Quand nous aurons constatĂ© que ces pein- tres sont MM. GĂ©rome, Bouguereau, Cabanel, Maignan, Dantan et une cinquantaine dâautres non moins respectueux de leur art et de leur dignitĂ©, on comprendra que la pudeur se montrant sous cet aspect nâest que la pruderie dâArsinoĂ©, dont MoliĂšre a dit Elle fait des tableaux couvrir les nuditĂ©s, Mais elle a de lâamour pour les rĂ©alitĂ©s. Comme il est injuste de rendre tout un peuple responsable, ainsi quâon le fait trop volontiers dans les journaux, des maladresses et des hypocrisies de quelques fanatiques, hĂątons-nous de dire que lâinitia- tive de ces ridicules poursuites est due Ă un certain comitĂ© de vigi- lance qui sâest donnĂ© pour mission de dĂ©noncer Ă la police les images qui leur semblent manquer de cant et de respectabilitĂ© . Le prĂ©sident de ce comitĂ©, un snob burlesque, qui sâappelle Cont, a jurĂ© sur la Bible, devant le Police-Court, que M. LozĂ© lui avait affirmĂ© que les photographies en question seraient Ă©galement saisies en France. Or, il est Ă peine besoin de dire que notre prĂ©fet de police qui a, en effet, reçu M. Cont, ne lui a rien dit de semblable. La police française sâest bornĂ©e Ă empĂȘcher l'exhibition dans les vitrines des papetiers ou maroquiniers, de photographies dont le coloriage brutal dĂ©naturait dâune façon fĂącheuse le caractĂšre de certaines reproductions de ta- bleaux. Il est dâailleurs fort difficile de dire, dans la reproduction du nu, oĂč commence la pornographie et en quoi elle consiste. Cer- taines gens, Ă l'imagination ombrageuse, voient des images' obscĂšnes dans les plus chastes productions de lâart. Nous avons eu en France, dans nos assemblĂ©es, quelques Ă©chantillons de ces gens-lĂ . Un dĂ©putĂ© Ă lâAssemblĂ©e nationale demandait que l'on mit des pantalons aux statues de nos jardins et de nos squares. PrĂ©cĂ©demment, un icono- claste restĂ© inconnu lançait le contenu dâun encrier contre le groupe de la Danse qui orne le pĂ©ristyle de lâOpĂ©ra. Dâautres se voilent la face en parcourant le musĂ©e du Louvre et feraient volontiers badi- geonner les Rubens, les Titien et les Giorgione. Cette excitabilitĂ© particuliĂšre semble dĂ©noter chez ceux qui sâv abandonnent une mĂ©diocre possession dâeux-mĂȘmes, et une foi bien chancelante dans leur force de rĂ©sistance aux sĂ©ductions de leur imagination vagabonde. Quand lâesprit est si prompt Ă sâĂ©mouvoir, câest que, selon le mot de lâEcriture, la chair est bien faible. du Le gĂ©nĂ©ral Boulanger, dont on parlait peu depuis quelques mois, est redevenu sujet de chronique ». Un farceur lui a jouĂ© le mauvais tour de lui attribuer un volume de RĂ©flexions et pensĂ©es qui sem- blaient extraites du Tintamarre , mais dont quelques-unes, cependant, Ă©taient empruntĂ©es Ă la correspondance privĂ©e du bravâ gĂ©nĂ©ral ». Dâautre part, il a Ă©tĂ© question, en police correctionnelle, dâun paquet de lettres amoureuses dues Ă la plume facile du mĂȘme galantuomo, et dĂ©robĂ©es Ă une ancienne amie du gĂ©nĂ©ral par une femme dâaffaires qui paraissait vouloir donner Ă ces poulets une public tĂ© productive. Ce sont lĂ de petits malheurs. Evidemment, Boulanger a beaucoup trop Ă©crit pour avoir eu le temps de peser les termes de ses lettres. Il en rĂ©sulte qu'il est peu dĂ©sireux de voir publier ses Ćuvres complĂštes, oĂč ses impressions dâun moment se montrent sans vĂȘtements et sans gaze et oĂč ses jugements sur les hommes et sur les choses portent la trace dâune prĂ©cipitation regrettable. Au milieu de ces petites misĂšres, le gĂ©nĂ©ral a Ă©prouvĂ© une grande douleur par suite de la mort de madame de Bonnemain, qui Ă©tait pour lui, depuis prĂšs de quatre ans, dĂ©vouĂ©e, trĂšs douce, et dâune grande distinction dâesprit. On a discutĂ© la question de savoir si cette liaison nâavait pas contribuĂ© Ă arrĂȘter le gĂ©nĂ©ral dans la lutte audacieuse quâil avait entreprise, et si ce nâest pas Ă lâinfluence de madame de Bonnemain quâest due cette fuite en Belgique qui a Ă©tĂ©, pour les boulangistes, une si grande dĂ©ception. Il est difficile dâĂȘtre fixĂ© sur ce point. Madame de Bonnemain Ă©tait lâĂ©pouse divorcĂ©e dâun ancien mili- taire, le vicomte Pierre de Bonnemain. Elle est morte phtisique, Ă trente-cinq ans, et elle laisse Ă sa famille une fortune considĂ©rable dont elle avait hĂ©ritĂ© de madame Thiphaine-Desauneaux, sa tante. Par suite du bouleversement des saisons, on part tard pour Ta campagne ou pour la mer et il en rĂ©sulte que Paris garde longtemps les Ă©lĂ©ments de ses fĂȘtes mondaines. Celles quâa donnĂ©es Madame Madeleine Lemaire ont Ă©tĂ© des plus suivies et l'on conservera long- temps le souvenir dâune amusante et charmante matinĂ©e dansante que la gracieuse grande artiste avait organisĂ©e au ChĂąlet des Iles, au Bois de Boulogne. Il y avait lĂ le vrai Tout-Paris, non seulement celui de lâaristocratie, mais celui de lâart. On y rencontrait lord Lytton et Mademoiselle BrandĂšs, la duchesse d'UzĂšs et Madame Sanderson, des diplomates et des comĂ©diennes, de grands noms et de grands talents. On s'est amusĂ© de lâarrivĂ©e dâune trentaine de peintres dĂ©guisĂ©s en touristes anglais, avec des casques blancs, des voiles bleus ou verts et des lorgnettes en bandouliĂšres. Cette invasion, qui avait dâabord un peu inquiĂ©tĂ©, a fini gaiement par des sauteries. Les mariages n'ont pas chĂŽmĂ© et les nuptiaux », ceux qui sont de toutes ces cĂ©rĂ©monies, ont eu dâinnombrables occasions dâoffrir leurs vĆux » ou mĂȘme leurs prĂ©sents. Lâunion de Mademoiselle de Rohan-Chabot et du comte Louis de Talleyrand-PĂ©rigord, qui a eu lieu Ă Saint-François-Xavier, a Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Dâin- nombrables prĂ©sents ont comblĂ© la corbeille et lâon a beaucoup admirĂ© ceux du duc de Chartres, du prince Henri dâOrlĂ©ans, de lâIm- pĂ©ratrice EugĂ©nie, du duc de Rohan, du duc de Sagan, de la princesse de LĂ©on, du baron Adolphe de Rothschild, etc. Signalons encore les mariages du prince Ferdinand de Faucigny- Lucinge avec Mademoiselle Cahen dâAnvers, de M Urbain Chevreau avec Mademoiselle Madeleine de Cholet, du comte Picquet de Magny avec Mademoiselle Lambrecht et de M. Maurice BarrĂ©s, notre sympa- thique collaborateur, avec Mademoiselle Paule Couche. Ă . Parmi les dĂ©corations donnĂ©es Ă lâoccasion du 14 juillet, il en est une qui a Ă©tĂ© accueillie avec la plus vive sympathie câest la croix de grand officier attribuĂ©e Ă M. Camille Doucet. Depuis quinze ans secrĂ©taire perpĂ©tuel de lâAcadĂ©mie, M. Camille Doucet est, depuis le FIGARO ILLUSTRĂ VII mĂŽme temps, prĂ©sident de la Commission des auteurs et compositeurs dramatiques. Il y a vingt cinq ans quâil est commandeur de la LĂ©gion dâhonneur. La nouvelle distinction qui vient de lui ĂȘtre confĂ©rĂ©e lui a valu un monceau de lettres de fĂ©licitations et la sympathie dont il est entourĂ©, en un moment oĂč il est souffrant et Ă©loignĂ© de Paris, constitue une mĂ©dication morale dont les effets sont, en gĂ©nĂ©ral, excellents. Il est Ă remarquer quâune certaine presse nous a Ă©pargnĂ©, cette annĂ©e, les dĂ©clamations auxquelles elle se livre dâhabitude contre la LĂ©gion dâhonneur. On commence Ă comprendre que, mĂȘme en dĂ©mo- cratie, et surtout en dĂ©mocratie, il faut bien avoir une façon de rĂ©compenser tout ce qui ne se paie pas en argent, le mĂ©rite sous toutes ses formes. Et puis, ce petit bout de ruban rouge fait tant de plaisir Ă ceux qui lâobtiennent et coĂ»te si peu Ă ceux qui le donnent! cfc Un savant nous annonce qu'il a construit un systĂšme de plans inclinĂ©s disposĂ©s de telle sorte quâils peuvent se soutenir dans lâair, y glisseĂŻ doucement et y ĂȘtre dirigĂ©s. Cette nouvelle, qui nous arrive par la grave entremise de lâAcadĂ©mie des sciences, rĂ©jouira Robida et tous les amants du bleu. Il serait fort agrĂ©able, en cette saison, de se rendre Ă Trouville/'nr air et de respirer lâoxygĂšne des hautes rĂ©gions au lieu dâavaler, en wagon, de la fumĂ©e et des escarbilles. Prochaine- ment, il nây aura pas que les serins, les grues et les pintades qui seront oiseaux et la science aura rĂ©alisĂ© le vĆu de Banville sâĂ©criant Plus haut ! Plus loin ! De lâair ! Du bleu ! Des ailes ! Des ailes ! Des ailes ! En attendant, un autre progrĂšs rĂȘvĂ© par Jules Verne est rĂ©alisĂ©. La navigation sous-marine est un fait accompli. Les expĂ©riences officielles faites Ă lâaide du bateau sous-marin le Goubet, ont parfaite- ment rĂ©ussi Ă Cherbourg. EspĂ©rons que cette dĂ©couverte ne sera pas comme beaucoup dâautres, uniquement utilisĂ©e pour favoriser les massacres de la guerre. la grandâville La Mode Maigre les efforts, les prĂ©dictions et mĂȘme les tentatives infruc- tueuses de quelques couturiĂšres qui trouvent que les robes actuelles n emploient pas assez dâĂ©toffe, la jupe collante est de plus en plus Ă 1 ordre du jour. On a eu beau objecter que, pour la campagne et la plage elle gĂȘnerait la libertĂ© des mouve- ments, cet argument nâa touchĂ© personne, et le fourreau » persiste. Je ne mâen plains pas, et toutes les femmes bien faites sont comme moi. Il nây a que celles que la nature a affligĂ©es de quelque dĂ©faut physique qui gĂ©missent et soupirent aprĂšs le retour de la bienheu- reuse et obligeante crinoline, sous laquelle tout pouvait se dissimuler. Donc, pour la campagne, pour la mer, pour les stations dâĂ©tĂ©, comme Aix ou Vichy, toujours la robe collante. Elle peut se faire de plusieurs façons. D abord, comme je lâai dit dans ma prĂ©- cĂ©dente causerie, en forme de para- pluie » en lĂ©s biaisĂ©s de chaque cĂŽtĂ©, rĂ©unis les uns aux autres par des entre- deux de jours trĂšs Ă©troits. Jours aussi dans le milieu du devant. Câest dâun effet trĂšs gracieux. Puis vient la jupe Ă pointes » une ancienne forme remise au goĂ»t du jour. Elle se fait avec cinq lĂ©s biaisĂ©s; celui du devant biaisĂ© de chaque cĂŽtĂ© avec une pointe Ă droite, une pointe Ă gauche, et les deux autres lĂ©s suivants rĂ©unis dans le milieu, derriĂšre, par une couture en biais. Enfin on peut, si lâĂ©toffe a la largeur voulue, ne mettre quâun lĂ© devant, droit, et deux lĂ©s droits Ă©galement, un de chaque cote, rĂ©unis derriĂšre avec le biais nĂ©ces- saire. Si lâĂ©toffe est Ă©troite, on rĂ©unira le nombre de lĂ©s voulu, mais en ne biaisant toujours quâune seule fois, et toujours derriĂšre. J ai vu ainsi un ravissant costume en lainage blanc, pekinĂ© de filets bleus de deux tons, avec garniture de crĂȘpe de Chine bleu clair et guipure blanche. Fond . , , . de â u P e en soie blanche, bordĂ©e de gui- pure. Avec cela la jaquette, toujours en vogue, faite en mĂȘme lainage que la robe, mais soutenue par une doublure de soie. Elle sâouvre sSr une chermse de crepe bleu clair, froncĂ© dans lâencolure. Manche Ă coude, boutonnĂ©e, avec parements guipure. Voici maintenant une toilette de plage trĂšs pratique et trĂšs coquette Elle est en mousseline de laine fond gros bleu Ă impressions roses.' Jupe fourreau encadrĂ©e de cĂŽtĂ© par un dĂ©passant de soie bleue fixĂ© par des boutons. Biais de soie dans le bas, corsage court, manches plates epaulees du haut. Autre toilette de plage en lainage gris. Jupe plate plissĂ©e derriĂšre, recouverte par une tunique formant tablier, dĂ©coupĂ©e en dents ornĂ©es de boutons. Corsage jaquette dĂ©coupĂ© Ă dents, ornĂ© de boutons sur es cotes et ouvert sur une chemisette de soie plissĂ©e, retenue par un col droit et une ceinture de passementerie. Manches plates trĂšs Ă©pau- lĂ©es. Avec cette toilette, on porte le petit chapeau canotier en paille, garni de rubans posĂ©s en hautes coques derriĂšre. d ' odette de villes dâeaux. Robe de voile gris, maĂŻs, beige ou vert Nil, selon les goĂ»ts, garnie de velours assortis et de broderies en soie de mĂȘme nuance que la robe, et jais noir. Corsage Ă basques rap- portĂ©es, drapĂ©es en arriĂšre et formant deux larges pans qui se nouent dans le dos. Le corsage ouvert devant sur une chemise en tulle assorti Ă la robe avec broderies et jabot de tulle sur le milieu. Col montant en voile, bande de velours et broderies ornant les devants ouverts et les basques. Deux costumes de campagne. Le premier, en petit drap gris. Jupe plate devant, plissĂ©e Ă plis couchĂ©s derriĂšre. Haute broderie devant, dans le bas, plus petite derriĂšre sur les plis. Corsage plastron ornĂ© de boutons. Revers de soie pĂ©kin mĂȘme nuance, petit plastron bordĂ© de soie noire. Manches Ă©paulĂ©es Ă jockey, crĂȘtes Ă parements brodĂ©s. Le second, en flanelle de teinte forcĂ©e imprimĂ©e de fleurs de la mĂȘme couleur, mais plus claire. Jupe plate devant, plissĂ©e der- riĂšre, garnie dans le bas dâune large bande imprimĂ©e. Corsage drapĂ© en bretelle, ouvert en pointe sur un plastron Ă col droit en flanelle imprimĂ©e, grandes basques rapportĂ©es, man- ches plates coupĂ©es en dessus par un crevĂ©. Je recommande Ă mes lectrices les deux costumes spĂ©cialement dessinĂ©s par Vallet pour le Figaro IllustrĂ©. Pour les chapeaux, la mode a toujours la mĂȘme fantaisie. On les fait grands, moyens et tout petits. Les chapeaux Ă petits bords servent pour les promenades du matin, les excursions Ă pied ou en bateau. Les grands chapeaux sont pour les visites Ă la campagne et les promena- g des du soir. On a presque complĂštement aban- V donnĂ©, pour les grands chapeaux, les fleurs dont on les couvrait au commencement de la saison. On les remplace par des rubans, de la gaze de soie, de la dentelle blanche et surtout des Paumes. Rien nâest joli et distinguĂ© comme le grand chapeau de paille d Italie avec une trĂšs belle plume dâautruche bien frisĂ©e Ă©mergeant d un gros nĆud de ruban crĂšme ou maĂŻs. Sur le chapeau de grandeur moyenne, un nĆud de ruban et des ailes qui sont plus que jamais en vogue. Une nouveautĂ© trĂšs distinguĂ©e, câest le chapeau de paille noire sur la robe claire. J en ai vu un trĂšs joli en paille de riz noire avec double torsade en crĂ©pon vert dâeau et maĂŻs; en arriĂšre et en avant, ailes de meme ton avec nĆud de tulle. A 1 encon t r e des grands chapeaux, la capote se fait toute en fleurs. Elle est de plus en plus petite et ne se compose, pour ainsi dire, que dune couronne, avec guirlandes faisant rejoindre les deux branches. La lingerie de couleur est tout Ă fait de saison. Elle est dâune coquetterie charmante. La chemise, forme Empire, est celle qui a, en ce moment, le plus de succĂšs. Elle est, du reste, trĂšs seyante et fait va oir admirablement la poitrine. Le pantalon se fait large, sans bra- celets. Comme bas, câest toujours le noir qui domine. Câest du reste une question de distinction, car le bas noir Ă bon marchĂ© est impos- sible II dĂ©teint sur la peau et se ternit. Il faut donc forcĂ©ment le prendre de trĂšs belle qualitĂ©. Câest une des rares choses oĂč la came- lote ne peut faire concurrence au beau. CLAIRE DE CHANCENAY. LE MONUMENT DE VICTOR HUGO PAR A. RODIN Nous donnons Ă notre premiĂšre page le fac-similĂ© dâune photogra- phie de la maquette du monument de Victor Hugo tel que lâa conçu le grand statuaire Rodin. On connaĂźt les difficultĂ©s contre lesquelles Rodm a dĂ» lutter. Il avait fait un premier projet qui a Ă©tĂ© refusĂ© par la commission. Il ne sâest pas rebutĂ©, sâest remis au travail, et nous a donnĂ© un nouveau chef-dâĆuvre plus conforme, parait-il, aux exigences de lâemplacement. Le Victor Hugo que nous montre Rodin est celui des MisĂ©rables. Le poĂšte, la main sur son cĆur, regarde avec commisĂ©ration le groupe lamentable des damnĂ©s de lâexistence, tandis que lâange de la pitiĂ© lâinspire et lui dicte les pages Ă©mouvantes que lira lâavenir. Nous avons dit que le groupe que nous reproduisons nâest qu'une maquette. Il ne peut donc donner que lâidĂ©e du mouvement de ce groupe, mais il est admirable de fougue et palpitant de vie. LâĆuvre de Rodin effarou- che quelque peu les amateurs de sculpture paisible et correcte. Il en est qui ne la comprendront que plus tard. Il en est dâautres qui ne la comprendront jamais, et quâelle exaspĂšre. Elle appartient cependant VIII FIGARO ILLUSTRĂ Ă la grande Ă©cole de la pensĂ©e et elle porte le sceau du gĂ©nie. Elle est troublante, elle Ă©meut, elle a en elle tout ce que la rĂ©alitĂ© peut contenir de rĂȘve. Elle est hors du goĂ»t passager, hors de la mode. Elle vit Ă travers les siĂšcles, dans lâhumanitĂ©. P. F. LA MĂLĂE nouveau jeu de cartes et de combinaison On se sert pour ce jeu dâun damier de trente-deux cases, qui nâest autre que le carrĂ© de trentre-six cases auquel manquent les quatre sommets ; on emploie aussi un jeu de piquet et le damier doit ĂȘtre assez grand pour que chaque case puisse renfermer une carte. On joue deux Ă ce jeu. A lâun sont attribuĂ©es les seize cartes rouges, Ă lâautre les seize noires. LĂšs joueurs doivent distribuer les cartes Ă tour de rĂŽle. Le donneur mĂȘle, fait couper, et dispose, en les dĂ©couvrant, les cartes sur le damier, une dans chaque case, en ayant soin de procĂ©der avec rĂ©gularitĂ© dans cette distribution. Gela fait, chaque joueur jouera Ă son tour en dĂ©plaçant une de ses cartes. Ce dĂ©placement doit se faire rectangulairement, dâune ou de plusieurs cases, de mĂȘme que pour les tours au jeu dâĂ©checs ; et quand une carte ira prendre la case dâune autre de la couleur opposĂ©e, cette derniĂšre sera consi- dĂ©rĂ©e comme prise et devra disparaĂźtre du damier. Ii faut cependant observer quâune carte ne peut prendre que celles qui ne lui sont pas supĂ©rieures ; en consĂ©quence, le roi ne pourra prendre dâas, la dame de roi et dâas, le valet de dame, de roi et dâas, etc. Le gagnant est celui qui parvient Ă prendre toutes les cartes de son adversaire. Il va sans dire que la partie est nulle quand aucun des joueurs ne peut parvenir Ă rĂ©aliser cette condition. On peut aussi jouer quatre Ă ce jeu, soit chacun pour soi, soit associĂ©s deux Ă deux ; chacun a alors une couleur particuliĂšre ; on applique les mĂȘmes rĂšgles que prĂ©cĂ©demment pour la conduite du jeu. LE TOUT AU BLANC nouveau jeu de dominos Les joueurs sont au nombre de quatre, jouant chacun pour son compte. Avant de commencer la partie, ils achĂštent un certain nombre de jetons auxquels il est donnĂ© une valeur convenue. Chaque coup sâexĂ©cute selon les rĂšgles suivantes Le gagnant du coup prĂ©cĂ©dent mĂȘle les dĂ©s de la façon habituelle, et chaque joueur prend sept dominos, le mĂȘleur se servant le dernier. Chacun Ă©tale son jeu devant soi, de façon que les autres puissent en prendre connaissance, et les dĂ©s doivent rester ainsi visibles pen- dant toute la durĂ©e du coup. Le joueur qui se trouve ĂȘtre possesseur du double as le pose au milieu de la table ; son voisin de droite doit alors se dĂ©barrasser dâun as, de mĂȘme le suivant et ainsi de. suite, jusquâĂ ce quâun joueur fasse lâannonce quâil nâa pas dâas ; ce dernier met alors un jeton au panier et ne se dĂ©barrasse dâaucun domino. Le joueur suivant pose un deux, celui dâaprĂšs de mĂȘme, et cela se continue de la sorte jusquâĂ ce quâun joueur dĂ©clare ne pas avoir de deux ; ce dernier met alors deux jetons au panier. Il est procĂ©dĂ© Ă lâĂ©gard des trois, quatre, cinq et six, de la maniĂšre dont il vient dâĂȘtre dit pour lâas et le deux, les joueurs boudant Ă ces couleurs mettant au panier successivement trois, quatre, cinq et six jetons. Les six couleurs de lâas au six ayant Ă©tĂ© ainsi appelĂ©es, on passe au blanc de la mĂȘme façon et le joueur qui, le premier, peut se dĂ©bar- rasser dâun blanc, gagne le panier dont le total des jetons doit sâĂ©lever Ă vingt et un. Sâil arrive quâun joueur sâest dĂ©barrassĂ© de tous ses dĂ©s avant que le blanc ait Ă©tĂ© appelĂ©, il gagne le coup et prend possession du con- tenu du panier. GEORGES Eaux thermales. â Bagnoles de lâOrne, par Briouze l r * classe, 45 fr. ; 2â classe, 34 fr. â Forges-les-Eaux Seine-InfĂ©rieure l r0 classe, 21 fr. 45; 2° classe, 16 fr. 05. DĂ©part du Vendredi au Dimanche. â Toutefois, ces billets sont valables le Jeudi par les trains partant de Paris dĂšs 6 b. 30 du soir. â Retour les Dimanches et Lundis seulement. â Les billets pour Saint-Malo, Dinard, Lamballe, Saint-Brieuc, Lannion, Morlaix, Saint-Paul-de-LĂ©on, Roscoff, Brest et Saint-Nazaire sont vala- bles, au retour, jusquâau mardi inclus. â Les deux coupons dâun billet d 'aller et retour ne sont valables quâĂ la condition d'ĂȘtre utilisĂ©s par la mĂȘme personne ; en consĂ©quence, la vente et lâachat des coupons de retour sont interdits. 2° Billets collectifs dits Billets de familles ». Comportant 40 % de rĂ©duction Minima de perception par place 61 fr. 60 en l r * classe ou 46 fr. 20 en 2 e classe, aller et retour. Ces billets sont dĂ©livrĂ©s aux familles comprenant quatre personnes au moins pour les Stations balnĂ©aires distantes de plus de 250 kilomĂštres du point de dĂ©- part. â Ils sont valables pendant 33 jours et peuvent ĂȘtre prolongĂ©s une ou deux lois de 30 jours, moyennant le paiement, pour chacune de scs pĂ©riodes, dâun supplĂ©ment Ă©gal Ă 10 0/0 du prix du billet. Chemin de Fer dâOrlĂ©ans Voyage dâexcursion aux plages de la Bretagne. Jusquâau 31 Octobre, il est dĂ©livrĂ© des billets de Voyage dâexcursion aux Plages de Bretagne, Ă prix rĂ©duits, et comportant le parcours ci-aprĂšs Le Croisic, GuĂ©rande, Saint-Nazaire, Savenay, Qucstembert, PloĂ«rmel, Vannes, Auray, Pontivy, Quiberon, Lorient, QuimperlĂ©, Rosporden, Concarneau, Quimper, Douarnenez, Pont-lâAbbĂ©, ChĂąteaulin. DurĂ©e 30 jours. Prix des billets aller et retour l'° classe, 50 fr. ; 2° classe, 4 0 fr. Avis. â Ces billets comportent la facultĂ© dâarrĂȘt Ă tous les points du parcours, tant Ă lâaller quâau retour. Le voyage peut ĂȘtre commencĂ© Ă lâun quelconque des points du parcours. La durĂ©e de validitĂ© peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de dix jours, moyennant paiement, avant lâexpiration de la durĂ©e primitive ou prolon- gĂ©e, dâun supplĂ©ment de 10 0/0 du prix des billets. Les voyageurs partant d'un point situĂ© en dehors de lâitinĂ©raire ci-dĂ©ssus ont Ă leur disposition, soit les billets de bains de mer, rĂ©duits de 40 0/0, dĂ©livrĂ©s Ă toutes les gares du rĂ©seau, pour les plages de la Bretagne, dĂ©nommĂ©es au Tarif A n° 8 et situĂ©es Ă 250 kilomĂštres au moins du point de dĂ©part, soit, lorsque la gare de dĂ©part est Ă©loignĂ©e de moins de 250 kilomĂštres, des billets de parcours supplĂ©mentaires, rĂ©duits de 25 0/0, permettant dâaller rejoindre l'itinĂ©raire du billet dâexcursion. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e VACANCES DE 1891 â TRAINS DE PLAISIR Paris-Clermont. 1" Train. â Aller DĂ©part de Paris, le 8 aoĂ»t Ă 11 h. 55 du soir. ArrivĂ©e Ă Clermont, le 9 aoĂ»t Ă 11 h. 15 du matin. â Retour DĂ©part de Clermont, le 16 aoĂ»t Ă 11 h. 10 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 17 aoĂ»t Ă 10 h. 10 du matin. 2 e Train. â Aller DĂ©part de Paris, le 5 septembre Ă 11 h. 55 du soir. Arri- vĂ©e Ă Clermont, le 6 septembre Ă 11 h. 15 du matin. â Retour DĂ©part de Cler- mont, le 13 septembre Ă 11 h. 10 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 14 septembre Ă 10 h. 10 du matin. Prix aller et retour 2° classe, 30 fr. ; 3â classe, 21 fr. Paris-GenĂšve. I" Train. â Aller DĂ©part de Paris, le 8 aoĂ»t Ă 2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă GenĂšve, le 9 aoĂ»t Ă 6 h. 46 du matin. â Retour DĂ©part de GenĂšve, le 16 aoĂ»t Ă 10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 17 aoĂ»t Ă 3 h. 45 du soir. 2â Train. â Aller DĂ©part de Paris, le 29 aoĂ»t Ă 2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă GenĂšve, le 30 aoĂ»t Ă 6 h 46 du matin. â Retour DĂ©part de GenĂšve, le 6 sep- tembre Ă 10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 7 septembre Ă 3 u. 45 du soir. Prix aller et retour 2° classe, 50 fr. ; 3 e classe, 35 fr. Paris-Grenoble. Aller DĂ©part de Paris, le 19 aoĂ»t Ă 2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă Grenoble, le 20 aoĂ»t Ă 7 h. du matin. â Retour DĂ©part de Grenoble, le 27 aoĂ»t Ă 9 h. 15 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 28 aoĂ»t Ă 2 h. 45 du soir. Prix aller et retour 2° classe, 49 fr. ; 3° classe, 34 fr. Paris-Aix-ChambĂ©ry. Aller DĂ©part de Paris, le 8 septembre Ă 2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă Aix-les- Bains, le 9 septembre Ă 4 h. 33 du matin. ArrivĂ©e Ă ChambĂ©ry, le 9 septembre Ă 5 h. du matin. â Retour DĂ©part de ChambĂ©ry, le 16 septembre Ă 10 h. 10 du soir. DĂ©part dâAix-les-Bains, le 16 septembre Ă 10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă Paris, le 17 septembre Ă 3 h. 45 du soir. Prix aller et retour 2 e classe, 44 fr. ; 3° classe, 32 fr. Paris-Interlaken, via Pontarlier. 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Nous allons voir un ambassadeur de la SĂ©rĂ©nissime essayer de se concilier les bonnes grĂąces de Louis XIV, et nous suivrons pas Ă pas, dans ses dĂ©pĂȘches encore inĂ©dites, les progrĂšs des nĂ©gociations qui ont pour but dâoffrir au grand Roi des gondoles dâapparat pour son palais de Versailles, nĂ©gociations qui ne tendent Ă rien moins quâĂ favoriser des dĂ©cisions importantes pour le salut de la RĂ©publique. Comme une exilĂ©e de la lagune, la gondole lĂ©gĂšre qui va promener le Roi-Soleil sur le grand canal de Versailles, lui rappellera cette colonie de pĂȘcheurs qui, Ă force de gĂ©nie, de prudence et dâaudace, ont su se rendre maĂźtres de lâAdriatique, rĂ©gner un instant sur le Bosphore, rĂ©sister aux Sarmates, subjuguer les Soudans, fonder des comptoirs jusque dans la Perse, et, Ă ' une heure de leur histoire, rassurer lâEurope en opposant une digue Ă lâinvasion des Ottomans. Câest le 24 avril 1 665 , Louis XIV abandonne Paris pour sa rĂ©sidence de Saint-Germain ; il a rĂ©solu de faire lĂ© trajet par eau et montera une superbe galĂšre Ă douze bancs, spĂ©cialement cons- truite dans les arsenaux de lâĂtat; vingt galĂ©riens venus de Tou- lon composent lâĂ©quipe. Quelques ambassadeurs ont Ă©tĂ© conviĂ©s Ă accompagner Sa MajestĂ© ; le Roi, venu en voiture jusquâĂ Passy, s embarque Ă peu prĂšs au lieu oĂč sâĂ©lĂšve aujourdâhui le Pont dâIĂ©na; au moment de dĂ©raper, les galĂ©riens sont impuissants Ă quitter la rive, on a dĂ» les renforcer de quarante rameurs peu expĂ©rimentĂ©s, choisis le matin mĂȘme; chaque coup de leur rame a bĂąbord, contrarie celles de tribord, il en rĂ©sulte une singuliĂšre confusion. Le Roi, qui a fait mieux que de faillir attendre, est de bonne humeur ce jour-lĂ , il rit du contretemps et fait des excuses Ă ses hĂŽtes. On dĂ©rape enfin et, trĂšs lentement, on vogue sans encombre jusquâĂ Saint-Cloud, oĂč Sa MajestĂ© veut mettre un instant pied Ă terre. Le nonce du Pape, qui est du voyage, sâapproche alors dâAlvise Sagredo, lâambassadeur de la SĂ©rĂ©nis- sime et, entre autres propos, lui demande sâil est vrai que le SĂ©nat de Venise ait dĂ©cidĂ© dâenvoyer au Roi deux gondoles dâapparat pour lâĂ©tang du Palais de Fontainebleau. Sagredo qui ne sait rien, du fait â ou fait semblant de nâen rien savoir â - demande au Nonce dâoĂč lui vient cette nouvelle qui le touche et le surprend ; celui-ci la tient de Vittorio Siri, ministre de Parme, un peu cail- lette il est vrai, mais quâon sait ĂȘtre trĂšs avant dans les bonnes grĂąces de M. de Lyonne, le secrĂ©taire dâĂtat pour les Affaires Ă©trangĂšres. Le lendemain mĂȘme de cet incident, Sagredo, dans sa dĂ©pĂȘche de ce jour, qui nous a donnĂ© les dĂ©tails ci-dessus, fait son rapport Ă la Seigneurie, il raconte toute la promenade, lâinci- dent de la galĂšre et le propos tenu par le Nonce dont la Sei- gneurie fera son profit ». En rĂ©alitĂ©, Sagredo joue au plus fin, il est au courant des choses et a eu vent de certaines propositions faites Ă Sa MajestĂ© par Pierre de Bonzi, Ă©vĂȘque de BĂ©ziers, envoyĂ© de France Ă Venise au sujet dâun envoi de gondoles. Louis XIV a appris par son ambassadeur en Angleterre que la RĂ©publique de Venise, Ă lâoccasion du mariage du roi dâAngleterre Charles II avec la prin- cesse Catherine de Portugal, a fait prĂ©sent Ă ce souverain de deux gondoles qui, manĆuvrĂ©es Ă Greenwich devant toute la cour, ont ravi le Roi, trĂšs amateur dâembarcations de toute sorte, il en a conçu une certaine jalousie. Câest le moment oĂč le Roi nâa quâune idĂ©e en tĂȘte, les embellissements de Versailles ; on vient de creuser le grand canal, toute une petite flottille y est Ă lâancre; une frĂ©gate, la Dunkerquoise, y montre dĂ©jĂ le pavillon Ă©tranger ; ce serait un attrait nouveau si on voyait glisser sur ces eaux une gondole vĂ©nitienne, conduite par ces habiles Barcaroli si alertes dont le roi dâAngleterre a louĂ© si fort lâĂ©lĂ©gance et la prestesse. Evidemment on a glosĂ© de tout cela Ă Venise; quelque cour- tisan a prĂ©venu notre ambassadeur de France du dĂ©sir du Roi, et celui-ci, en bon courtisan, a voulu le satisfaire. Comment en serait-il autrement puisque nous lisons dans une dĂ©pĂȘche de Pierre de Bonzi, Ă©vĂȘque de BĂ©ziers, ambassadeur du Roi de France Ă Venise, les lignes suivantes Si jâosais faire redorer ma plus belle gondole et lâenvoyer au Roi avec deux gondoliers, je croirais faire un prĂ©sent Ă Sa MajestĂ© qui lui pourrait ĂȘtre agrĂ©able pour le canal de Fontainebleau et plairait par sa nouveautĂ© et sa commoditĂ© ». â Remarquons que cette dĂ©pĂȘche est du 2 janvier 1 665 , câest-Ă -dire plus de quatre mois avant le propos tenu par Vittorio Siri. M. de Lyonne, le secrĂ©taire dâĂtat, a rĂ©pondu, courrier par courrier, Ă notre envoyĂ© Ă Venise Jâai dit au Roy la pensĂ©e que vous aviez, et Sa MajestĂ© a tĂ©moignĂ© vous savoir bon grĂ© de lâintention, mais elle ne dĂ©sire pas que vous la mettiez Ă effect. Si nous eussions dĂ» aller Ă Fontainebleau cette annĂ©e, jâaurais davantage insistĂ© lĂ -dessus pour avoir la gondole dans le III 6 FIGARO ILLUSTRĂ canal, mais Sa MajestĂ© passera tout lâĂ©tĂ© Ă Saint-Germain et aura une galĂšre sur la riviĂšre, pour laquelle elle a fait venir vingt forçats de Toulon ». VoilĂ bien notre galĂšre citĂ©e dans la dĂ©pĂȘche de Sagredo quatre mois plus tard, et, en effet, de Lyonne a dit vrai, le Roi passe lâĂ©tĂ© Ă Saint-Germain et sây rend par eau. Il est facile de voir que le Roi a vraiment Ă©tĂ© impressionnĂ© par cet envoi des gondoles Ă Charles II, mais on conçoit quâil ne dĂ©sire pas les demander directement Ă Venise, la Seigneurie en prendrait acte, elle voudrait les offrir, il ne lui convient point dâĂȘtre Ă ce point son obligĂ©. Dâun autre cĂŽtĂ© Sa MajestĂ© ne permet pas Ă son am- bassadeur de lui faire un tel prĂ©sent ; on a donc dĂ» remercier Bonzi et on a laissĂ© tomber la proposition. Câest Ă©videmment par M. de Lyonne, son ami, que Vittorio Siri, le ministre de Parme, a Ă©tĂ© au courant du dĂ©sir du Roi ; on en aura parlĂ© un jour Ă Ver- sailles devant le grand canal ; de lĂ le propos tenu Ă Sagredo, qui, lui, a saisi la balle au bond et avisĂ© la RĂ©publique. Pendant quatre annĂ©es il nâest plus question de l'incident, mais il faut croire cependant que le dĂ©sir a mordu le Roi au cĆur, ou que les courtisans sont gens persĂ©vĂ©rants ; car le 20 jan- vier 1669, M. le prĂ©sident de Saint-AndrĂ©, conseiller du Roi, revient sur le sujet dans une dĂ©pĂȘche Ă notre ambassadeur Ă Venise Que sont donc devenues les gondoles de M. de BĂ©- ziers? » Lâambassadeur, rĂ©pond lâenvoyĂ©, a fait prendre toutes les Ă©toffes et ornements quâil pouvait emporter, et quand son suc- cesseur est arrivĂ© il nâa pu recouvrer que le corps de la gondole et quelques glaces En lâĂ©tat quâelle Ă©tait du temps de M. de BĂ©ziers, ajoute-t-il, câestait un bĂątiment bien irrĂ©gulier, je lâay mise en tel estĂąt quâelle est plus belle que jamais. Je lâay fait redorer Ă neuf, garnir de damas dâor Ă belles fleurs, de beaux velours et de grands passements et franges dâor; jây ai beaucoup ajoutĂ© en sculptures, en sorte quâelle a passĂ© Ă mon entrĂ©e pour une des plus belles gondoles et des mieux entendues qui aient paru Ă Venise. Je mâestimerais bien glorieux si elle pouvait agrĂ©er au Roy... » Le secrĂ©taire dâĂtat remercie pour la forme et le temps passe; il est tout Ă fait Ă©vident que le soin de sa grandeur attache Louis XIV au rivage ; il ne peut pas accepter de prĂ©sents de ses ambassadeurs. Cependant, M. de Lyonne meurt, M. de Pomponne lui succĂšde, comme Alvise Sagredo qui, le premier, a signalĂ© le dĂ©sir du Roi Ă la Seigneurie, sâest vu remplacer Ă Paris auprĂšs de Sa MajestĂ© par Francesco Michieli. Mais le propos de Sagredo nâest pas, comme on dit, tombĂ© dans lâoreille dâun sourd ; et dĂšs que la Seigneurie, qui sait tout, qui voit tout par les dĂ©nonciateurs du Conseil et par ses espions offi- ciels, a appris quâon persiste Ă demander des nouvelles des gon- doles de M. de BĂ©ziers, elle a ordonnĂ© Ă son ambassadeur dâaller de lâavant. Hier, Ă©crit Michieli Ă la date du i 3 novembre 1671, je suis allĂ© Ă la cour mâacquitter de mon office. Jâai rencontrĂ© le matin le marĂ©chal de Bellefond qui, une fois les affaires faites, mâa conseillĂ© de visiter les jardins... A dĂ©jeuner, M. de Bellefond a vu le Roi et lui a transmis mes fĂ©licitations et parlĂ© de mon enthousiasme pour la splendeur de ses monuments; le Roi, tou- chĂ© de mes hommages, a dĂ©cidĂ© de me donner lâaprĂšs-midi le spectacle des jets dâeau ; il sâen fait une fĂȘte et il y assistera... » A lâheure dite, M. de Bellefond, de la part du Roi, vient prendre Michieli dans son petit pied Ă terre de Versailles et le conduit au parc par lâallĂ©e des Marmousets ; bientĂŽt, de lâallĂ©e mĂȘme, dĂ©bouche Sa MajestĂ© qui conduit elle-mĂȘme une voiture de parc traĂźnĂ©e par des poneys ; elle sâarrĂȘte Ă la vue du patricien quâaccompagne le marĂ©chal, descend de voiture, sâavance le visage ouvert et souriant » et lâinvite Ă parcourir les jardins. Ils vont ainsi de fontaine en fontaine, toutes ornĂ©es de statues de mĂ©tal plus grandes que nature, les unes dorĂ©es, les autres de bronze. A chaque moment on sâarrĂȘte ; le Roi demande lâavis de Michieli ; il lui explique toute chose, sâassied avec lui sur les exĂšdres et lâĂ©gare dans les coins les plus cachĂ©s, bref, la dĂ©pĂȘche est pleine des menus dĂ©tails de la visite ; mais venons au point principal Une des Ćuvres les plus merveilleuses, ornement de cette immense crĂ©ation, câest le grand canal, trĂšs large et long dâune lieue, que le Roi mâa dit vouloir border Ă droite et Ă gauche de petits pavillons charmants. Son intention serait de rĂ©unir lĂ toutes sortes de constructions navales, des Felouques, des Tar- tanes, des Barques Napolitaines et de Provence, des FrĂ©gates et des Hollandaises. Il me vint alors Ă lâidĂ©e, afin de dĂ©couvrir la pensĂ©e secrĂšte de Sa MajestĂ©, de lui dire que pour voguer sur les canaux, rien nâĂ©tait mieux appropriĂ© que les gondoles. Le Roi ne me rĂ©pondit que par un sourire gracieux et courtois ». âą VoilĂ lâattaque ; si elle reste discrĂšte, elle est directe; une fois en voiture avec le marĂ©chal auquel le Roi, qui veut honorer la SĂ©rĂ©nissime, a donnĂ© lâordre de reconduire lâenvoyĂ© de Venise Ă son logis, Michieli fait allusion Ă son offre et M. de Bellefond minaude et se dĂ©fend ; sans doute lâenvoi serait tenu pour agrĂ©able, il est tout Ă fait en situation, mais ce serait induire la RĂ©publique en dĂ©penses. Michieli, qui sait ce que parler veut dire, Ă©crit le jour mĂȘme au SĂ©nat, et la Seigneurie, Ă la lecture de la dĂ©pĂȘche, met les fers au feu. Le i 3 novembre lâambassadeur a Ă©crit, le 28, le secrĂ©taire du SĂ©nat lui rĂ©pond Vous avçz Ă©tĂ© prudent, Michieli, câĂ©tait un honneur pour vous de rencontrer ainsi le Roi, son accueil nous prouve en quel estime Sa MajestĂ© tient la RĂ©publique et ses ministres. En ce qui concerne les gondoles dont on pourrait se servir sur ce dĂ©licieux canal, selon l'allusion que nous vous avons suggĂ©rĂ©e, et qui a paru plaire au Roi, mais beaucoup plus Ă M. de Bellefond, considĂ©rant que la RĂ©publique est toujours disposĂ©e Ă saisir toutes les occasions propices de montrer sa satisfaction et son dĂ©sir de plaire, nous donnons les ordres nĂ©cessaires pour lâexĂ©cution des gondoles et pour leur transport. » Lâaffaire est lancĂ©e ; la Seigneurie a dĂ©jĂ fait les propositions au SĂ©nat, on a discutĂ©, votĂ© cent trente-cinq membres ont dit FIGARO ILLUSTRĂ 23 oui, cinq intransigeants ont vote' non , cinq bulletins sont annulĂ©s. PoĂčr les dĂ©penses, il y a des prĂ©cĂ©dents ; les gondoles du roi Charles II ont coĂ»tĂ© six mille ducats dâor une grosse somme mĂȘme pour le temps, on a donc une base et un contrĂŽle. Michieli, avisĂ©, Ă©crit sur lâheure aux commissaires spĂ©ciaux Bannissez le vert et le noir, le Roi nâaime pas les couleurs sombres ». Tout sera donc blanc et or; on ne tiendra plus de compte des lois sur les pompes qui rĂ©glementent lâornementation des gondoles, on fera grand, on fera riche; il faut ĂȘtre digne des splendeurs de Versailles et du Roi-Soleil. » Mais bientĂŽt se produit un singulier Ă©pisode; au cours de lâexĂ©cution des gondoles on a changĂ© lâambassadeur de France Ă Venise, et le nouveau, M. le comte dâAvaux, a fait une trĂšs bril- lante entrĂ©e le 20 avril 1672. On sait ce que sont ces entrĂ©es, occasions du plus splendide apparat, joutes galantes entre les Etats qui rivalisent de luxe et veulent Ă©blouir les foules. Lâambas- sadeur de France a si bien fait les choses que la Seigneurie ordonne la suspension du travail des gondoles royales ; elle se sent surpassĂ©e, on en jugera Il y a trois semaines quâon ne travaille plus aux gondoles du Roi, on attend que les miennes soient achevĂ©es pour se rĂ©gler sur elles, il fallait tout recommen- cer. En ce pays les gondoles font partie de lâambassade ; au lieu quâon ne mettait quâun felce 1 de velours noir Ă la premiĂšre avec deux galons dâor et un filet de damas, et des galons de soie Ă la seconde, jâai mis le felce de velours noir Ă la seconde et le damas Ă la troisiĂšme ; quant Ă la premiĂšre, je lâai faite dâune invention nouvelle, avec un felce de velours bleu couvert de fleurs de lys dâor en broderie et les tapis et les coussins de mĂȘme velours, couverts du galon dâor le plus pur que jâai pu trouver. Jâai voulu aussi avoir quatre gondoles au lieu de trois comme dâordinaire et quatre gondoliers Ă chaque gondole au lieu que les autres ambas- sadeurs nâen avaient quatre quâĂ la premiĂšre seulement, si bien que les seize gondoliers avec beaucoup de pages et de laquais faisaient une assez belle livrĂ©e ». Je passe les dĂ©lais et jâarrive Ă conclusion ; les gondoles sont terminĂ©es. M. le comte dâAvaux avise M. le marquis de Louvois, on procĂšde au transport. Le cardinal Basadonna et un abbĂ© de sa domesticitĂ© ont lait des vers quâon prĂ©sentera en mĂȘme temps au Roi. Ils ont animĂ© les gondoles qui parleront et porteront au Roi les vĆux de la SĂ©rĂ©nissime. » Les gondoles sont dĂ©jĂ Ă Mar- seille, Francesco Michieli et Antonio Giustiniani, les deux ambas- sadeurs de Venise Ă Paris, se rendent Ă Versailles pour en aviser M. de Pomponne, Ă cette occasion on leur montre les nouveaux 1 On sait que felce est le nom vĂ©nitien delĂ cabine, qui peut sâen- lever pendant la belle saison. appartements quâils dĂ©crivent de la sorte La somptuositĂ© de ces nouvelles chambres royales est incomparable, les tapisseries tissĂ©es dâor en reprĂ©sentent la partie la plus simple. Il y a lĂ deux coffres incrustĂ©s de pierres prĂ©cieuses qui reprĂ©sentent quatre mille doubles-ducats dâor, et une simple table dâargent qui, par le seul travail des bas-reliefs qui la dĂ©corent, a coĂ»tĂ© cinquante mille Ă©cus. Tout cela nâest rien; la garde-robe du Louvre est pourvue dâun tel nombre dâorfĂšvrerie que les Ă©trangers en sont Ă©merveillĂ©s et quâil est difficile de croire quâaucun coin du monde puisse se glorifier dâune telle magnificence. » Enfin, le 16 janvier 1674 â neuf ans aprĂšs quâon a prononcĂ© le mot de gondoles pour la premiĂšre fois dans les dĂ©pĂȘches â la prĂ©- sentation officielle est faite au Roi en prĂ©sence de la Cour, en plein hiver, au bord du grand canal. Le Roi est venu de Saint-Germain, il a amenĂ© mesdames de Montespan et de La ValliĂšre, le duc dâOr- lĂ©ans, M. de Louvois et M. de Pomponne, la rĂ©union de Cour est si choisie, que tout le monde a regardĂ© comme une suprĂȘme faveur dây ĂȘtre conviĂ© A peine en prĂ©sence du Roi, Ă©crit Gius- tiniani Ă la Seigneurie, il mâa demandĂ© si je prĂ©fĂ©rais ĂȘtre reçu dans ses appartements ou au bord du canal ; jâhĂ©sitais, mais il a insistĂ© trĂšs vivement et mâa fait comprendre quâil me laissait le choix pour prouver Ă la SĂ©rĂ©nissime quel cas il faisait de son prĂ©- sent. Il croyait, quant Ă lui, ne pouvoir mieux faire que de me 2 4 FIGARO ILLUSTRE recevoir sur le lieu mĂȘme, en face des gondoles ». On fait avancer les carrosses, tout le monde y monte, et on descend au bord du canal. A peine le Roi a-t-il mis pied Ă terre, Giustiniani sâavance le chapeau Ă la main, le Roi se dĂ©couvre ; il constate dâabord quâil est venu de Saint-Germain uniquement pour la prĂ©sentation, puis il sâapproche du bord, toujours tĂȘte nue. Giustiniani proteste du dĂ©vouement de la RĂ©publique Ă Sa MajestĂ©; avec les deux gon- doles la Seigneurie prĂ©sente quatre gondoliers dans leur costume national, quâelle dĂ©sire voir rester au service du Roi ; on Ă©change encore les politesses dâusage puis Louis XIV, se couvrant pour la premiĂšre fois, malgrĂ© le froid piquant et le vent qui souffle, sâĂ p- proche du quai et, mettant la main sur le felce, loue la souplesse de lâĂ©toffe, un brocart dâor magnifique, et considĂšre le corps de la gondole, ses sculptures et le goĂ»t des accessoires. Le ciel est couvert, les eaux sont agitĂ©es, il fera lâĂ©preuve de la barque et y montera ; Madame de Montespan proteste. Le Roi persiste et invite son frĂšre, le duc dâOrlĂ©ans, puis lâambassadeur, enfin le capitaine de ses gardes qui ne le quitte jamais ». Il faut remarquer que le Roi, jusque-lĂ , ne sâest pas encore couvert, forçant ainsi toute la sociĂ©tĂ© Ă rester tĂȘte nue pour le plus grand respect Ă lâĂ©gard de la SĂ©rĂ©nissime. Ce sont lĂ des façons que nous nâavons plus. Une fois sous le felce le Roi presse Giustiniani de questions, il veut tout savoir, si les accidents sont frĂ©quents, combien Venise compte de gondoles, leur forme, leur dĂ©cor, les lois qui les rĂ©gissent. Cependant le vent souffle, la vague clapote et le temps est peu propice, le Roi, Ă son aise comme sur le parquet de la Galerie des glaces, sourit constamment et Giustiniani fait observer Ă Sa MajestĂ© quâelle en remontrerait pour le calme Ă ceux qui sont nĂ©s sur les lagunes ». On met pied Ă terre, on rejoint les dames, et le Roi, malgrĂ© le froid vif, insiste pour montrer ses nouvelles crĂ©ations les Fables dâEsope , rĂ©alisĂ©es en jeux dâeaux, et le Salon de Marbre. Il se flatte dâavoir tout imaginĂ©. Tout, mâa-t-il dit, est de son inven- tion, et il en a Ă©tĂ© lâarchitecte. » En fin courtisan Giustiniani parle de la difficultĂ© vaincue pour amener les eaux sur ce haut plateau de Versailles. dit le Roi, jetez les yeux partout, et voyez, malgrĂ© cela, avec quelle abondance lâeau jaillit de toute part. » La promenade dure deux heures, les dames, fatiguĂ©es, ont demandĂ© la permission de dans les carrosses, mais le Roi est dans son Ă©lĂ©ment, Versailles est sa folie, il persiste jusquâĂ la nuit tombante. Enfin la Cour repart pour Saint-Germain, Giusti- niani rejoint son hĂŽtel de la rue GaranciĂšre, et tout Ă fait le soir, quelquâun de la suite du vĂ©nitien lui rapporte que les gondoliers sont enchantĂ©s de leur journĂ©e, car M. de Pomponne leur a fait compter soixante doubles ducats. Cette fantaisie du Grand Roi ne sera point passagĂšre et durera longtemps; on construit dâabord spĂ©cialement pour les gondoles et les gondoliers, une darsena qui existe encore la Petite Venise. En 1674, lâĂ©quipe comptait quatre hommes, elle en compte six en 84, sept en 85 et quatorze en 86, tous VĂ©nitiens et fils de la lagune, sous les ordres de deux frĂšres, les Massagati. Nous rele- vons tous les noms et les appointements dans les papiers des archives nationales Comptes des bĂątiments du Roy. » Les deux pilotes touchent chacun quatorze cents livres, les douze autres douze cents, nourris, logĂ©s, habillĂ©s et dĂ©frayĂ©s ; ils relĂšvent de M . de Colbert ; leur chef immĂ©diat est le gouverneur du canal. Les gravures de Lepaute, les tableaux de Martin au musĂ©e de Versailles nous montrent la flottille en action sur le grand canal. Des calfats, venus du Nord, construisent des gondoles Ă Versailles mĂȘme. Quand la duchesse de Bourgogne sâinstalle au Grand-Trianon, dit Dangeau, elle montre une vraie passion pour ces embarca- tions, sâembarque en plein Ă©tĂ© vers minuit, soupe sous le felce avec ses dames et ses favoris, et ne rentre parfois quâaprĂšs le lever du soleil. » Le dernier passager qui va de Trianon Ă la mĂ©nagerie, Ă bord de la gondole, prĂ©sent de la RĂ©publique, câest Pierre-le- Grand, hĂŽte dâimportance qui visite Versailles. Au commence- ment de lâhiver de cette mĂȘme annĂ©e, le budget de Versailles est supprimĂ©, le RĂ©gent licencie lâĂ©quipe et les barcaroli sont rapa- triĂ©s. Les Massagati sont encore au service, avec les Borelli, les Palmarini, Vincenzo Doria ; et lâun dâeux manie la rame au service du Roi depuis trente-quatre annĂ©es. Si on fait des Ă©cono- mies, on gardera cependant trois gondoliers en 1736, le marquis dâAntin, gouverneur du grand canal, a sous ses ordres un capi- taine de la flottille, officier de la marine du Roi, trois VĂ©nitiens, dix matelots et six charpentiers et calfats, tous logĂ©s Ă la Petite Venise. LâIMPĂRATRICE EUGĂNIE EN GONDOLE Ăpisode de la diplomatie italienne, i 863 . Autre temps, autres mĆurs, mais les fantaisies sont les mĂȘmes. Nous sommes sous le troisiĂšme Empire, en 1 863 . Le comte Sor- mani Moretti, secrĂ©taire de la lĂ©gation italienne Ă Paris, sur un dĂ©sir de lâImpĂ©ratrice EugĂ©nie, a priĂ© le marquis Guiccioli, de Venise, de se charger de la construction dâune gondole quâelle voudrait lancer sur la piĂšce dâeau du palais de Fontainebleau. Le patricien a pris la tĂąche Ă cĆur et, dĂ©tachant de sa maison le meilleur de ses gondoliers, Luigi Zanovello, il lâa chargĂ© de trans- porter lâembarcation Ă GĂȘnes par la voie ferrĂ©e, de lâembarquer sur le vapeur français le Roi-JĂ©rĂŽme , Ă destination de Marseille, et, une fois Ă Fontainebleau, de rester au service de lâImpĂ©ratrice comme son gondolier privĂ©. Le 7 mai eut lieu lâinauguration de la gondole, et pendant cette saison de 1 863 , la souveraine usa de lâembarcation presque chaque soir, prolongeant souvent sa pro- menade bien avant dans la nuit. Ce nâĂ©tait point une gondole dâapparat, elle Ă©tait toute noire, sans la moindre dorure, suivant lâusage et les lois strictes de la RĂ©publique, et de la dimension de celles en usage dans les grandes familles du pays. Lâembarcation, construite dans les ateliers dâAndrea Fassi, Ă San Giovanni et Paolo, Ă©tait pourvue de la cabine ordinaire, le felce, avec ses larges coussins de cuir et ses miroirs de verre gravĂ©, les fiocchi de soie noire, les chevaux marins de cuivre, finement ciselĂ©s, et la riche lanterne aux armes impĂ©riales. Comme on Ă©tait Ă lâĂ©poque des chaleurs et que la gondole devait surtout servir pendant les nuits dâĂ©tĂ©, le marquis Guiccioli, en rĂ©sidence au palais de Fon- tainebleau, avait pris goĂ»t Ă diriger le tapissier de la couronne qui avait substituĂ© au felce une tente ou padiglione dâun drap vert ornĂ© dâune frise dâor. Le costume du gondolier diffĂ©rait peu de ceux des Barcaroli du palais de Venise ; il portait la veste de toile blanche, le large col du marin de lâEtat et le chapeau de paille ornĂ© dâun ruban vert terminĂ© par une frange dâor et brodĂ© de la couronne impĂ©riale; le brassard vert portait lâaigie aux ailes Ă©ployĂ©es. A la saison suivante, Luigi fut invitĂ© Ă revĂȘtir un Ă©lĂ©- gant costume de majo andaloux, mais le vĂȘtement sembla lourd et peu appropriĂ© , on lui substitua la petite tenue des marins de lâEtat. Zanovello ramait seul ; maintes fois on tenta de lui adjoin- dre des compagnons, mais la manĆuvre particuliĂšre, la forme plate de la gondole qui repose sur lâeau et glisse au lieu de fendre FIGARO ILLUSTRĂ 25 le flot, enfin le lĂ©ger coup de rame qui doit dĂ©terminer le virage et lâextrĂȘme sensibilitĂ© de lâembarcation dĂ©routĂšrent les matelots les plus habiles. M. Armand Baschet, lâauteur de la Diplomatie vĂ©nitienne, qui avait lâhabitude de remonter aux sources et apportait dans la moindre enquĂȘte relative aux faits contemporains la mĂȘme cons- cience que lorsquâil sâagissait de dĂ©couvrir dans les archives lâintime pensĂ©e du SĂ©nat ou les secrets de la SĂ©rĂ©nissime, long- temps aprĂšs le retour du gondolier Ă Venise, reçut la dĂ©position de Zanovello. LâImpĂ©ratrice et ses hĂŽtes prolongeaient souvent leur promenade bien avant dans la nuit, et, Ă la pĂąle clartĂ© des Ă©toiles, Luigi, debout Ă la proue, jetait aux Ă©chos les joyeux chants de la lagune. InterrogĂ© sur ceux qui plaisaient davantage et quâon lui demandait le plus volontiers, il en a citĂ© les titres Vieni la barca \epronta, â la Biondina in gondoletta , â laNotte %e bel la fa presto Ninetta ! â et Lis et a guarda corne la luna ^e bella ! c est-Ă -dire les can^onette populaires qui rĂ©sonnaient le plus sou- vent sur la lagune au commencement du siĂšcle, celles qui char- maient Byron pendant les nuits du Lido, que nous a transmis George Sand dans les Lettres dâun voyageur et que tous les barca- roli savent encore. Luigi a ajoutĂ© aprĂšs coup, Ă lâinterrogatoire dont jâai le procĂšs-verbal sous les yeux E qualche volte qualche strofadel Tasso alla barcarola. » Chanter les vers du Tasse, câĂ©tait encore dans le caractĂšre, mais la tradition est bien morte, et le Torquato ne figure plus au rĂ©pertoire des traghetti. Le dernier barcarolo qui chantait les vers du Tasse sâappelait Antonio Mas chio, il fut mis Ă la disposition du comitĂ© français chargĂ© de ramener Ă Venise les cendres de Daniel Manin, lorsque ses com- patriotes voulurent lui donner une tombe Ă Saint-Marc. Non seu- lement Maschio chantait les stance alla Barcarola, mais il com- mentait le Dante dans la chaire du Ridotto, et le prĂ©sident de lâAcadĂ©mie de Venise lui ayant fait quitter la rame, le Roi galant homme attacha Maschio Ă sa personne. On sait que les ambassadeurs accrĂ©ditĂ©s auprĂšs de la Cour de France sous le second Empire Ă©taient tour Ă tour conviĂ©s Ă lâac- compagner dans ses divers dĂ©placements. Celui dâentre eux qui reprĂ©sentait alors lâItalie Ă©tait persona grata, et bien des fois il lui fut donnĂ© de prendre place dans la gondole pendant les pro- menades des nuits dâĂ©tĂ© ; comment un patriote qui avait portĂ© le mousquet Ă Novare, un Ă©lĂšve de Cavour, un diplomate et un poĂšte, en entendant les chants de la lagune chantĂ©s par le gondolier, nâeĂ»t-il pas Ă©voquĂ© lâimage de Venise frĂ©missante sous le joug des Ă©trangers et déçue dans ses espĂ©rances? Comme jadis le cardinal Basadonna et lâabbĂ© Capellari avaient prĂȘtĂ© une voix aux gondoles de la SĂ©rĂ©nissime pour porter Ă Louis XIV les vĆux de la Reine de lâAdriatique, un soir dâĂ©tĂ© de lâannĂ©e i865, celui quâon appelait alors le chevalier Nigra improvisa ces stances Ă la fois fiĂšres et mĂ©lancoliques quâil dĂ©diait Ă lâImpĂ©ratrice mais qui devaient rappeler plus directement au signataire du traitĂ© de Vil- lafranca sa dĂ©claration solennelle GONDOLE VENITIENNE A FONTAINEBLEAU Jâai reçu le baptĂȘme des vagues irritĂ©es de lâAdriatique, et la fatale ville des Doges mâenvoie vers toi, blonde ImpĂ©ratrice, pour dĂ©poser Ă tes pieds les colĂšres, les espĂ©rances et les larmes dâun peuple malheureux. Le fier lion ailĂ© est chargĂ© de fers, lâĂ©tranger foule la terre de Saint- Marc, la mer infidĂšle a brisĂ© lâanneau des mystiques fiançailles, et les chants ne rĂ©sonnent plus sur les lĂšvres des gondoliers/ La lune tristement sâefface derriĂšre les coupoles dorĂ©es, muette est la lagune et la mer est sans voiles. CouchĂ© sur son lit dâalgues, le lion, pour se rĂ©veiller, attend le jour de la vengeance. Femme ! si parfois le muet Empereur glisse avec toi sur ton lac pai- sible, dis lui quâaux rives de lâAdriatique pauvre, nue, sanglante, mais vivante encore, Venise souffre et attend toujours. Ces vers ont eu leur destin. Pendant que tous les organes poli- tiques les commentaient Ă lâenvi, ils Ă©taient reproduits par la presse des deux mondes, la Revue de V instruction publique , sous la signature de M. Lafargue, en publiait une traduction en langue française et une autre en vers latins, et cette poĂ©sie prenait la valeur dâun document historique. Dans nos lycĂ©es on prit la Gondole vĂ©nitienne » pour sujĂ©t de concours, et la jeunesse fran- çaise dâalors, animĂ©e dâune flamme gĂ©nĂ©reuse, et Ă©mue de pitiĂ© au souvenir de Venise enchaĂźnĂ©e, se plut Ă rĂ©pĂ©ter les vers du diplo- mate italien. Une annĂ©e aprĂšs lâItalie Ă©tait libre depuis les Alpes jusquâĂ lâAdriatique. » CHARLES YRIARTE. Illustrations de Maurice Leloir. III 7 mnx& Le soleil se voilait sur les eaux de la Manche Tout le ciel Ă©tait noir, et tout lâOcĂ©an vert. En fuite horizontale, une mouette blanche Rasait les flots montants;,- de 'son vol gr and ouvert. Les Normands qui passaient en grosses barques rondes, Iu large apercevaient des groupes de faucheurs. De leur champ dĂ©jĂ mĂ»r, coupant les moissons blondes, Et qui, d'en haut, rendaient leur salut aux pĂ©cheurs. Et les faucheurs pensaient Robustes et valides , .1 pied sĂ»r nous marchons sous la pluie et les vents; Nous travaillons du moins sur des terrains solides. Vous câest Ă lâaventure, au grĂ© des flots mouvants. » Et les pĂ©cheurs songeaient Dans le sillon des lames, Aux rumeurs de la mer Ă©ternellement sourds, Nous manĆuvrons sans peur nos. voiles et nos rames, Et labourons, lâĂ©cume en souriant toujours. » ; Quand un rais de soleil tombait par Ă©chappĂ©es, Les faux jetaient de longs Ă©clairs intermittents, Et les rames;- au loin, dans lâeau de mer trempĂ©es, Des barques rĂ©pondaient en Ă©chos miroitants . ANDRE LEMOYNE. C âĂ©tait le soir, au village nĂšgre dâOuan-Mahléï, le plus proche, Ă lâOrient, de la forĂȘt de Kyamo, une des plus vastes du Continent mystĂ©rieux. Au firmament, la lune Ă©cornĂ©e par le dĂ©cours, flot- tait entre des nuages Ă peine visibles, des nuages longs et frĂȘles, en forme dâesquifs, qui tous partaient, se perdaient lentement vers un mĂȘme horizon. La plaine se prolongeait en ondes lĂ©gĂšres, avec des palmiers sur les hauteurs ; dans ce mois de floraisons la confidence des parfums Ă©tait suave, dans le chuchottis de la brise, semblait le Verbe profond et pĂ©nĂ©trant des plantes, l'hymne de leur amour, de leur ardeur Ă vivre et Ă se multiplier. Le vent se levait et se taisait alternativement. Il Ă©tait triste et doux comme le ciel sous sa couverture mince de nues. Il sou- levait, dans un rythme de mouvement et de musique, pour lâĆil et pour lâoreille, les herbes longues, les feuillages dentelĂ©s. Des insectes vibraient, on entendait par intervalles le rugissement dâun lion, et, plus lointain, le rugissement dâun autre lion, puis des cris, des abois, des rumeurs imprĂ©cises, â tout cela, comme la brise, se taisait par minutes dans un magnifique silence. Les NĂšgres ne dormaient pas. Beaucoup se tenaient auprĂšs de la case centrale, la case du chef, oĂč trois EuropĂ©ens contemplaient la nuit et causaient entre eux ou avec les indigĂšnes. Dâautres prĂ©pa- raient un grand brasier pour cuire un festin, un repas colosse en lâhonneur des hĂŽtes. Des trois voyageurs, deux, lâautrichien Kam- stein et le français Hamel, Ă©taient des explorateurs dans toute la force du terme, soucieux de parcourir et de dĂ©crire avec exacti- tude des contrĂ©es inconnues, braves jusquâĂ lâhĂ©roĂŻsme, mais ayant prĂ©fĂ©rĂ© le systĂšme de la douceur Ă la mĂ©thode conquistado- rienne des Stanley. Magne, le troisiĂšme, Ă©tait plutĂŽt un natura- liste â et de la plus haute lignĂ©e â noblement curieux, rĂ©pugnant aux sacrifices inutiles, aux meurtres inconsidĂ©rĂ©s de la bĂȘte, empreint de ce systĂšme de philosophie zoologique qui voit dans le massacre abusif de lâanimal, Ă la fois un danger pour le progrĂšs futur de lâhumanitĂ© et une diminution de beautĂ© sur la Terre. Il interrogeait avec ferveur un vieillard dâOuan-Mahléï, sur la forĂȘt de Kyamo. Et celui-ci contait des choses mystĂ©rieuses, lĂ©gendaires peut-ĂȘtre, infiniment intĂ©ressantes et poĂ©tiques. Kyamo Ă©tait, selon lui, longue comme quarante journĂ©es de marche en plaine et large de vingt journĂ©es. Elle Ă©tait vieille incroyablement â depuis le commencement des Ăąges â et lâHomme nĂšgre ne lâavait jamais traversĂ©e par troupes, le lion la redoutait, avait Ă©tĂ© expulsĂ© tout autour de sa frontiĂšre. Aussi loin que va la mĂ©moire des ancĂȘtres dans les rĂ©cits des Ă©poques pas- sĂ©es, elle avait appartenu sans conteste au grand homme des bois, au gorille noir gĂ©ant, elle avait Ă©tĂ© impĂ©rieusement et victorieu- sement gardĂ©e. A ce rĂ©cit, Magne sâĂ©tait Ă©mu, une Ă©popĂ©e merveilleuse et grandiose avait grandi dans son cerveau en mĂȘme temps que lâĂąpre curiositĂ© du savant As-tu vu. lâhomme des bois?... â Je lâai vu, jâai Ă©tĂ© dans Kyamo. Lâhomme des bois est plus grand que nous, mais surtout plus large. Il a la poitrine plus pro- fonde que celle du lion; ses bras sont invincibles; plus dâun des nĂŽtres a pĂ©nĂ©trĂ© dans la grande forĂȘt, sans armes, solitaire. Lors- quâon est humble et doux, il ne vous arrive pas de mal... mais la colĂšre de lâhomme des bois est terrible ! â LĂ©s hommes des bois sont-ils en grand nombre ? â Oui, ils sont nombreux, sĂ»rement, la forĂȘt en renferme plusieurs centaines de villages... â Mais ils ne vivent pas en groupes ? â Non, chaque homme vit Ă part, avec ses femmes, mais trĂšs voisin dâautres familles. Ils se rĂ©unissent quelquefois par villages et par tribus pour des expĂ©ditions. Ils savent alors choisir un chef... » Magne baissa la tĂȘte et rĂȘva. Son rĂȘve Ă©tait doux Ă son cĆur. Il voyait, dans lâhermĂ©tique vastitude de Kyamo, un majestueux vestige de la trĂšs antique histoire de lâĂȘtre. En ce domaine vierge, lâintelligence de celui qui fut le rival de lâhomme avait gardĂ© des traces dâun Ă©tat supĂ©rieur des rudiments dâorganisation, un sys- tĂšme de dĂ©fense forte et rĂ©flĂ©chie, une Ă©nergie vitale considĂ©rable. LĂ vivait lâanalogue de ce quâavait Ă©tĂ© lâhomme Ă lâĂ©poque tertiaire, un animal qui, pour des raisons mystĂ©rieuses, avait Ă©chouĂ© oĂč son Ă©mule avait rĂ©ussi. LĂ vivait la genĂšse de lâhuma- nitĂ© avant lâhomme douĂ© du verbe, câest-Ă -dire un des plus Ă©mou- vants, sinon le plus Ă©mouvant des poĂšmes Ă©piques arrivĂ©s que puisse concevoir notre cerveau. Magne rĂ©solut fortement, intensĂ©ment, quâil pĂ©nĂ©trerait dans Kyamo, quâil assisterait Ă la vie de ces ĂȘtres, quâil les verrait agir dans lâintimitĂ© de leurs refuges... Cependant, le grand brasier sâallumait Ă lâorĂ©e du village. Sa lueur effaça celle de la lune et pĂąlit encore les Ă©toiles. Les nĂšgres poussĂšrent des clameurs joyeuses dâenfants. Dans la plaine, les bĂȘtes, Ă©tonnĂ©es, se turent dâabord, puis reprirent leur clameur de chasse, de terreur et dâamour. La fumĂ©e dissipa les arĂŽmes exquis de la plante, et bientĂŽt un buffle, des antilopes, furent mis Ă rĂŽtir sur la flamme. Magne, pensif, sentit sâaccroĂźtre, plus forte de minute en minute, sa rĂ©solution de pĂ©nĂ©trer dans les profondeurs de Kyamo. La forĂȘt des vieux Ăąges ! Plus vĂ©nĂ©rable, plus vierge quâau- cune forĂȘt des Amazones, quâaucun buisson australien, peuplĂ©e dâarbres millĂ©naires, et pourtant percĂ©e de vagues sentiers, de voies frustes. Magne y avait pĂ©nĂ©trĂ©, seul, dâaprĂšs lâaffirmation rĂ©pĂ©tĂ©e des sauvages que les Hommes des Bois immoleraient 28 FIGARO ILLUSTRĂ irrĂ©sistiblement les tĂ©mĂ©raires qui y pĂ©nĂ©treraient Ă deux ou en troupe. EtonnĂ© de ces sentiers qui la parcourent Ă travers le dĂ©sordre immense des vĂ©gĂ©tations, il marchait depuis quatre heures; lâatmosphĂšre lourde, les demi-tĂ©nĂšbres, la vie trop abondante, trop menaçante, tout pesait lourdement sur son imagination et lâemplissait dâangoisse. Deci, delĂ , quelque grosse bĂȘte avait fui devant lui, parmi la multitude des petits organismes oĂč quelque respiration puissante lâavait tenu aux aguets. Mais nulle part, il nâavait aperçu ce quâil cherchait, le Grand AnthropoĂŻde, roi de cette prodigieuse patrie des Arbres. Des traces, cependant, des empreintes digitales, et son cĆur avait battu, tandis quâil tĂątait involontairement ses revolvers dissimulĂ©s dans ses poches. Il fouillait les pĂ©nombres dâun regard un peu trop attentif, un peu trop fĂ©brile, plusieurs fois avait eu un peu dâhal- lucination optique, cru apercevoir la large face noire, le crĂąne Ă cheveux rares, les Ă©normes bras velus dâun gorille mais de rĂ©alitĂ©, aucune. Las, il sâassit sur une racine gĂ©ante, il rĂ©flĂ©chit. MalgrĂ© le ner- veux malaise provoquĂ© par la forĂȘt, par la sensation dâĂȘtre aussi loin de tout secours, de toute humanitĂ©, que sâil avait Ă©tĂ© Ă mille lieues au fond dâun dĂ©sert, sa rĂ©solution nâavait pas bronchĂ©. Au rebours, plutĂŽt. Il se sentait un dĂ©sir plus indomptable, une curiositĂ© plus extrĂȘme de connaĂźtre les mystĂ©rieux souverains de Kyamo. Il Ă©tait de la lignĂ©e de ceux dont lâardeur sâĂ©veille devant lâobstacle, dont la volontĂ© se double par la crainte. Et au simple projet primitivement formĂ© de voir, dâobserver quelques gorilles dans leurs habitats, se substituait lentement une pensĂ©e plus Ă©tendue vivre parmi eux, pendant que Kamstein et Hamel con- tourneraient Kyamo, ĂȘtre pour une saison un des leurs, admis volontairement parmi eux. Par quel stratagĂšme, par quel acte y parvenir, il ne le savait guĂšre lui-mĂȘme, et il y songeait, la tĂȘte basse, le front contractĂ©. Mais, comme toujours chez ceux qui, ayant connu beaucoup dâaventures, en savent les vicissitudes, il dut finir par espĂ©rer quelque hasard â un de ces hasards dont ne profitent, au reste, que les hommes de volontĂ© et de flair. Comme il rĂȘvait Ă ces choses, une clameur lointaine le fit tres- saillir. Il se leva en sursaut, il regarda. Dans la lueur incertaine, verdĂątre, tremblotante, les bran- chages, les lianes, les fĂ»ts des arbres sĂ©culaires, Ă peine sâil voyait Ă deux cents pas. Cet horizon court ajoutait Ă lâimpression de vitalitĂ© saisissante, dâocculte et noire puissance et, comme dâĂąmes antiques flottant dans lâatmosphĂšre alourdie, comme dâune infi- nitĂ© de forces organiques mortes ou en formation Ă©lectrisant ce terreau oĂč la mĂȘme forĂȘt sâĂ©tait reproduite peut-ĂȘtre dix mille fois depuis les Ăąges tertiaires. La clameur continua, vaguement ressemblante au bruit d'une foule humaine. Lâoreille tendue, Magne chercha Ă l'analyser â et quoiquâil ne fĂ»t pas sans apprĂ©hension, je ne sais quelle force lâentraĂźnait, irrĂ©sistible, Ă aller voir. Machinalement, il se mit en marche, Ă pas Ă©touffĂ©s. A mesure quâil approchait, la clameur se fit plus haute, ressembla moins Ă un tapage humain. PlutĂŽt Ă©tait-elle grondante comme celle des buffles et aboyante comme celle des grands dogues. Elle sâapaisait parfois, pour reprendre plus haute, formidable. Magne eut un instant dâhĂ©sitation. Comment calculer le pĂ©ril auquel il marchait â mal peut-ĂȘtre â et comment lâĂ©viter sâil approchait trop ? Vaines raisons! Sa curiositĂ© devint excessive, presque morbide. Il avait la certitude dâapprocher dâun mystĂšre, dâune scĂšne inconnue de tous les savants du monde, et qui, de plus, se rapportait au Grand AnthropoĂŻde. Il avança donc, il avança malgrĂ© lui, malgrĂ© toute raison, malgrĂ© toute sagesse. Le voilĂ Ă portĂ©e de la vue. A travers les ramures dâun boabab il voit une troupe dâĂȘtres noirs, velus, de grande taille, mais indĂ©terminables encore. 11 faut approcher, il faut voir. Toute prudence lâabandonne; sa curiositĂ© est devenue une ivresse, une auto-suggestion rien ne le fera reculer. Il Ă©pie, il sâoriente. LĂ -bas, un tronc Ă©norme, creux, fissurĂ©, lui apparaĂźt, â son Ćil de botaniste lui dit quâil existe dâautres fissures, dans la direction opposĂ©e, rĂ©vĂ©lĂ©es par des effets de lumiĂšre, et par les- quelles il pourra observer lâĂ©trange pandĂ©monium entrevu. Que faire pour passer inaperçu? Et le flair des AnthropoĂŻdes ne le dĂ©couvrira-t-il pas, mĂȘme si leur regard ou leur ouĂŻe ne perçoivent sa prĂ©sence ? Il osa espĂ©rer. Il se dit que la foule mĂȘme qu'ils faisaient, dâodeur animale forte, dissimulerait sa faible odeur dâhomme blanc, vĂȘtu d'habits qui la diminue encore. Et, sans plus ratio- ciner, il sâabandonna Ă lâaventure. Rampant, de souche en souche, de plante en plante, de fĂ»t en fĂ»t, il se rapprocha de lâarbre creux. Plus de la moitiĂ© du chemin fut ainsi parcourue. Soudain, il eut un violent battement de cĆur. Un silence sâĂ©tait fait. Des tĂȘtes noires, des yeux brillants se tournaient dans sa direction. Il se fit un Ă©pouvantable silence Je suis trahi ! » songea-t-il. Aplati contre terre, il attendit, rĂ©signĂ©, comprenant quâil ne pourrait pas fuir, se dissimulant pourtant avec soin. Du reste, plus un doute, les grandes bĂȘtes noires, accroupies, dans des poses de meeting, câĂ©taient bien les Hommes des Bois gĂ©ants, les terribles gorilles de Kyamo. Deux minutes coulĂšrent, puis une voix mugit, dâautres suivirent ; Magne, avec une joie profonde, constata quâon ne lâavait pas vu Ils sont assez les maĂźtres de la forĂȘt pour ne pas se troubler vite. Depuis tant de siĂšcles de domi- nation, comme leur sĂ©curitĂ© doit ĂȘtre grande! » Immobile, il les admira. CâĂ©taient des colosses, de superbes organismes musculaires. Certains devaient avoir trois fois le poids dâun homme, quoique leur hauteur dĂ©passĂąt Ă peine la moyenne humaine. Mais leurs jambes Ă©taient courtes, leur poi- trine Ă©norme, profonde, herculĂ©enne. Leurs bras devaient Ă©touffer les lions et terrasser les rhinocĂ©ros. Magne se sentit un singulier orgueil. En ces bĂȘtes athlĂ©tiques, il fut heureux de reconnaĂźtre le prototype de lâhomme primitif ; il fut heureux de se dire que notre ancĂȘtre nâavait pas Ă©tĂ©, Ă lâori- gine, lâanimal faible et' dĂ©sarmĂ© des vieilles thĂ©ories, mais au contraire un redoutable adversaire physique » des plus grands fauves. Oui, nos aĂŻeux dâavant la parole, furent puissants de muscles, formidables dans la lutte corps Ă corps, avant de domi- ner le monde par le cerveau. Sans affirmer que leur pouvoir de combat immĂ©diat fĂ»t Ă la hauteur de leur victoire intellectuelle, sans dire quâils furent la bĂȘte la plus forte , ils furent du moins parmi les bĂȘtes les plus fortes... HantĂ©, Ă travers son Ă©moi, de ces rĂ©flexions, Magne avait cependant repris son Ă©volution vers lâarbre creux â et il y arriva, sans nouvel encombre. â Ainsi quâil lâavait prĂ©vu, lâarbre Ă©tait fissurĂ© suffisamment pour voir tout ce que feraient les gorilles. Il sây glissa, il sây tapit dans un recoin obscur, il contempla la scĂšne extraordinaire que, plus tard, il nomma le Grand Conseil de lâHomme des Bois. Spectacle extraordinaire, en effet. Dans un espace de dix Ă douze ares, le terreau de la forĂȘt Ă©tait nu, couvert de quelques mousses, de quelques menues plantes, et cet espace, elliptique sous les branches des arbres dâalentour qui interceptaient en grande partie la lumiĂšre, formait une espĂšce de hall naturel. LĂ se tenaient accroupis une multitude dâhommes des bois, environ quatre cents, tous mĂąles, tous adultes. Une espĂšce dâordre prĂ©sidait Ă leur groupement, comme aussi Ă leurs atti- tudes. TantĂŽt lâun, tantĂŽt lâautre, faisait des gestes rĂ©guliers, que les yeux de tous suivaient attentivement. Des cris accompagnaient ces gestes, cris qui portaient Ă©videmment les caractĂšres soit de lâapprobation, soit de la dĂ©sapprobation. A voir les jeux des phy- FIGARO ILLUSTRĂ 29 sionomies, la rĂ©pĂ©tition de certains mouvements, Magne ne douta pas quâil nâeĂ»t devant lui une espĂšce de grand conseil de ces bĂȘtes singuliĂšres. Pendant les silences, câĂ©tait un visible recueille- ment, des contentions dâesprit, tout lâaspect dâune assemblĂ©e humaine dans une circonstance importante. Sans doute, les faces Ă©taient presque canines, les mĂąchoires Ă©normes et proĂ©minentes, le front fuyant et peu ample, mais tout cela nâinfirmait pas la relative intelligence de lâensemble et Magne se souvint dâavoir rencontrĂ© des africains aussi Ă©loignĂ©s en apparence du type homme que ces anthropomorphes... Que discutaient-ils? Quel pĂ©ril Ă conjurer, quelle expĂ©dition, quelle Ćuvre en commun Ă accomplir? Magne ne pouvait en aucune maniĂšre le deviner, mais certes, la chose en dispute devait ĂȘtre importante. La seule indication probante Ă©tait une indication de direction. En effet, les mains, les visages se tournaient frĂ©- quemment dâun mĂȘme cĂŽtĂ©, Ă peu prĂšs vers le sud. Est-ce un ennemi, un phĂ©nomĂšne... quelque aventure heu- reuse ou malheureuse ? » Quâil eĂ»t Ă©tĂ© intĂ©ressant de le savoir ! Mais quant Ă prĂ©tendre deviner, Magne se persuadavite que câeut Ă©tĂ© vain pour embryon- naire, ce langage de lâHomme des Bois devait exiger du temps pour sâacquĂ©rir. Quant Ă douter que ce fĂ»t un langage, non ! Le naturaliste, expert aux nuances de la vie, dĂ©mĂȘla avec certitude des retours de combinaisons, une mathĂ©matique dçs doigts et des bras bien simple si on la compare Ă la subtile mimique de nos sourds-muets, mais bien savante et complexe par rapport Ă tout ce quâon observe parmi les mammifĂšres supĂ©rieurs. Ah ! oui, quâil eĂ»t Ă©tĂ© intĂ©ressant de le savoir. Quel enseigne- ment profond sur lâorigine du langage, quelle page Ă ajouter au beau livre de la prĂ©histoire imprimĂ© dans les diverses couches de la terre ! Je serai des leurs, rĂ©solut Magne... Quel que soit le sacri- fice de dignitĂ© que jây doive faire... dussĂ©-je ĂȘtre le plus humble de leurs serviteurs... leur chose... leur esclave... et je saurai ! » CâĂ©tait simple Ă dire. Mais comment y parvenir ? En se livrant, en se faisant volontairement leur captif? Y consentiraient-ils seu- lement ? Ne le dĂ©chireraient-ils pas, surtout, sâil osait paraĂźtre Ă lâheure sans doute sacrĂ©e du Conseil ? Ou, sâils dĂ©daignaient de le mettre Ă mort, ne le chasseraient-ils pas piteusement de la forĂȘt? Ces rĂ©flexions coururent en dĂ©sordre parle cerveau de Magne. Elles ne le dĂ©couragĂšrent pas. Lâauto-suggestion scientifique, lâĂ©tat hypnotique de Pline pĂ©rissant dans lâĂ©ruption du VĂ©suve, le tenait solidement. Il ne songea pas une minute Ă reculer, mais seulement Ă tourner les difficultĂ©s. Comme il rĂȘvait Ă ces choses, il entendit, tout prĂšs de lui, un lĂ©ger grattement. Il se tourna, il vit dans la demi-ombre une espĂšce dâenfant noir, un petit anthropoĂŻde qui fixait sur lui des yeux ronds et surpris. DâoĂč venait-il, que faisait-il lĂ ? Il nâeut pas le temps de sâen rendre compte lâenfant venait de pousser un cri, un cri dâeffroi provoquĂ© par un mouvement de tĂȘte du natu- raliste. AussitĂŽt, il se fit un silence dans le rond-point du conseil. Lâenfant rĂ©pĂ©ta son cri. Les hommes des bois se levĂšrent, une douzaine se prĂ©cipita vers lâarbre creux. Magne nâattendit pas quâils le, surprissent au gĂźte, il voulut les recevoir au grand jour. Il sortit de son abri, aprĂšs avoir Ă©cartĂ© doucement lâenfant anthro- poĂŻde, il se tint dans une attitude paisible, rĂ©signĂ©e, en Ă©vitant, selon les conseils des nĂšgres, de lever les yeux sur les arrivants. Soudain, il se sentit soulevĂ© de terre ; il Ă©touffa dans une Ă©treinte irrĂ©sistible. Il crut sa derniĂšre heure venue, il porta machinalement la main Ă sa poche pour chercher son revolver. Des hurlements sâĂ©levĂšrent, lâĂ©treinte formidable se desserra un peu. Magne, entre ses paupiĂšres mi-closes, observa. Il Ă©tait environnĂ© dâune multitude agitĂ©e, curieuse, de tĂȘtes noires oĂč apparaissaient des mĂąchoires puissamment endenfĂ©es, et qui, Ă ce moment, apparurent fĂ©roces et sanguinaires. Sa vie nâappartenait plus quâau hasard. Quoi quâil tentĂąt, son effort serait misĂ©rable, piteux, inutile. Son extermination par les mains dâun seul de ces gĂ©ants ne prendrait assurĂ©ment pas une demi-minute, si une fois elle Ă©tait rĂ©solue. Il eut alors la singuliĂšre sensation notĂ©e par Livingstone sous la griffe dâun lion un effarement si grand quâil en abolissait la terreur, une impossibilitĂ© de souffrir du pĂ©ril. Il entendait, il voyait un dĂ©bat sâengager Ă propos de lui ; quelques mains musculeuses se portĂšrent vers lui en menace. Puis, il y eut un rĂ©pit. Un III. 8 3o FIGARO ILLUSTRĂ semble finir, mais ce nâest quâune illusion le large fleuve qui passe, qui sâĂ©tend, en largeur, presque aux confins de lâhorizon, perce Kyamo, mais ne la limite pas elle continue au loin sa grande vie vĂ©gĂ©tale. On peut voir sommeiller de monstrueux cro- codiles sur les rives, planer de grands vautours dans les altitudes bleues, des hippopotames flotter lourdement sur les eaux ver- dĂątres. Une autre vie, plus sournoise, parasitaire, cachĂ©e, opu- lente, belle, sinistre ou joyeuse, se devine parmi la fĂ©conditĂ© des vĂ©gĂ©taux. Sur un des replis des rives, des anthropoĂŻdes se tiennent en campement. Leur nombre est considĂ©rable ils sont mille peut- ĂȘtre ; et, parmi eux, humble, se tient un homme dâEurope, un pĂąle prisonnier. Magne est nu, car on lui a dĂ©chirĂ© ses vĂȘtements. Il a faim, car on le nourrit Ă peine de quelques rogatons. Il est las, car on lui laisse peu de repos ; on lui trouble perpĂ©tuellement ses som- meils. Le roi des ĂȘtres terrestres est humiliĂ©, Ă©crasĂ© par la splen- deur des anthropoĂŻdes, par leur force colossale, par leur haine â mais non par leur mĂ©pris. Le premier jour de captivitĂ©, aprĂšs que la vie lui eut Ă©tĂ© dĂ©finitivement laissĂ©e, ses maĂźtres furent plus curieux que cruels, ils dĂ©daignĂšrent sa faiblesse. Mais Ă certains de ses mouvements, de ses gestes, de ses attitudes, il leur inspira de lâinquiĂ©tude. Leur instinct devina en quelque sorte quâil Ă©tait, lui, lâinconnu, dâune race parvenue oĂč jamais ils ne parviendraient. Ils le sur- veillĂšrent plus Ă©troitement, ils se dĂ©fiĂšrent, et chaque jour, il devint plus incertain sâils ne se dĂ©cideraient finalement pas Ă l'im- moler. En mĂȘme temps, ils se cachaient de lui ; pour tous leurs actes les plus importants, ils lui ĂŽtaient cette possibilitĂ© de les observer Ă laquelle il avait fait un si terrible sacrifice. Magne songeait Ă ces choses, misĂ©rablement. AprĂšs une petite marche matinale, ses maĂźtres et lui venaient dâarriver au bord du fleuve; ils y avaient rejoint une nouvelle bande dâanthropoĂŻdes au moins aussi nombreuse que la leur, qui semblait les y attendre. A travers le brouhaha de la rencontre, les gestes indicateurs, les mimiques, Magne comprit ce qui amenait ces ĂȘtres en ce coin de la forĂȘt. LĂ -bas, Ă quatre cents mĂštres environ du bord, on apercevait une Ăźle trĂšs longue, quoique mĂ©diocrement large ; des ĂȘtres y ges- ticulaient, interpellaient les anthropoĂŻdes du rivage. Magne reconnut en eux des frĂšres de ceux-ci. Ils semblaient souffrants, maigris, en dĂ©tresse â surtout les femelles avec leurs petits. Et le drame du Grand Conseil sâexpliquait, lâappel des gorilles Ă travers la forĂȘt, les rĂ©unions, les expĂ©ditions, en mĂȘme temps que se dĂ©celait une organisation trĂšs humaine, une solidaritĂ© entre les divers groupes dâhommes des bois qui, de moins en moins, permettait de les confondre avec les gorilles vulgaires. Mais par quelle aventure Ă©tait Ă©chouĂ©e lĂ -bas, sur cette Ăźle en plein fleuve, toute une tribu, toute une tribu dâĂȘtres qui Ă©videmment ne connaissaient ni la nage, ni le plus rudimentaire procĂ©dĂ© de navigation? Ce problĂšme passionna Magne, lui fit oublier ses souffrances. Il analysa le paysage, il suivit avec attention la discussion des gorilles du rivage car en ce moment dâexcitation on oubliait de le surveiller. Deux caractĂ©ristiques capitales dirigĂšrent ses recherches un grand roc, comme rompu fraĂźchement Ă la cime, Ă©mergĂ© au bord du fleuve, un autre roc debout sur l'Ăźle Y avait-il un pont ? » se demanda-t-il. Un pont ? Construit par eux ? Non... Une bizarrerie de la nature plutĂŽt; un pont naturel, â et, chez les anthropoĂŻdes, une habitude sĂ©culaire de le franchir pour aller Ă lâĂźle [habitat dâune petite tribu ou campement provisoire , puis un cataclysme... lâĂ©croulement du pont... Il se retint de se frapper le front pour ne pas attirer lâattention; il mur- mura Oui... oui... cent fois oui... j'v suis... Câest lĂ la solution du problĂšme. .. » La mimique expressive des gorilles paraissait encore confirmer ses conjec- tures. Alors, il lui vint au cĆur une vaste, une douce espĂ©rance. homme des bois, colosse parmi ces colosses, sâavança. Il fit quelques gestes dâapaisement Ă la foule, il parla, il discourut. Le calme se fit. Celui qui tenait le prisonnier lâemporta vers la clai- riĂšre oĂč on le dĂ©posa sur le sol. Graduellement, il revint Ă lâĂ©mo- tion lucide , Ă lâangoisse de ce qui allait se passer. Il remarqua quâil Ă©tait lâobjet dâune curiositĂ© intense. Jamais pareil ĂȘtre nâavait paru dans la forĂȘt de Kyamo. Ses cheveux blonds, son pĂąle visage, ses' vĂȘtements gris-pĂąle, sa casquette Ă double visiĂšre, tout en faisait pour des gorilles une bĂȘte extraor- dinaire, une bĂȘte mystĂ©rieuse, inconnue de toute Ă©ternitĂ© dans les pĂ©nombres sylvestres. Le nĂšgre leur Ă©tait familier, ils lâavaient combattu, maintenu hors de leur domaine, ils devaient le consi- dĂ©rer comme un rival moins redoutable que le lion. Mais celui-ci, dâoĂč est-il, comment est-il arrivĂ©, menace-t-il la sĂ©curitĂ© de la race? Et une inquiĂ©tude apparaĂźt sur les lourds visages, une incertitude. Faut-il, ne faut-il pas le sacrifier? Faut- il le tuer, le chasser avec dĂ©dain ou le garder en servitude ? Ces questions furent agitĂ©es avec, sans doute, des arguments bien indĂ©finis ; mais enfin ils le furent du moins câĂ©tait la pensĂ©e de Magne. A un moment, un homme des bois approcha, sembla vouloir se livrer Ă quelque suprĂȘme violence. TerrassĂ©, les bras maintenus, Magne se sentit sans force. Il baissa les paupiĂšres, il attendit. Aucun coup ne tomba sur lui. Le nouveau venu fut Ă©cartĂ© par ses compagnons. En rouvrant les yeux, le naturaliste comprit Ă lâattitude de tous que, provisoirement, son existence Ă©tait sauve. On le transporta hors de la clairiĂšre, on lâĂ©tendit entre des racines, sous la garde de deux anthropoĂŻdes, et ses mem- bres furent enchevĂȘtrĂ©s par des lianes, en maniĂšre de liens. Il entendit, au loin, que le Conseil continuait sa sĂ©ance. Son incertitude Ă©tait profonde, sa tristesse amĂšre, et pourtant il ne regretta pas encore de sâĂȘtre livrĂ© Ă cette tĂ©nĂ©breuse aventure, sa curiositĂ© de savant persista, se compliqua, avec cette tĂ©nacitĂ© dâillusion qui a, de tout temps, caractĂ©risĂ© les grands chercheurs. Câest au matin. Lâaurore resplendissante et rapide a passĂ©, lâAstre de vie gravit le firmament, le grand jour est venu. La forĂȘt Quâest-ce, en effet, que dĂ©siraient les hommes des bois, vers quel but allaient-ils condenser leurs efforts ? Evi- demment, sauver les autres lĂ -bas, essayer de trouver un mode de com- munication quelconque Et, se dit-il, sĂ»rement ils ne rĂ©ussiront pas... Igno- rant lâart de nager, incapables de com- prendre lâesquif, radeau ou tronc dâarbre, â car sinon, ceux de lĂ -bas se fussent Ă©vadĂ©s â jamais ils nâatteindront lâĂźle... et moi, je pourrais... je pourrais mĂ©riter leur reconnaissance... gagner mon droit de sĂ©jour libre... » Son cĆur tressaillit. Il regarda de nouveau les anthropoĂŻdes. Son intelli- gence surexcitĂ©e interprĂ©ta le plus frĂ©- quent de leurs gestes actuels une con- fusemimiquedemensuration de distance FIGARO ILLUSTRĂ 3 1 entre les deux rocs Un pont !... Ils rĂȘvent un pont !... Pauvres diables! » Il sâassit, il attendit. Deux heures sâĂ©coulĂšrent â et les go- rilles sâĂ©taient mis Ă lâĆuvre. Ils avaient dĂ©terrĂ© lâarbre le plus Ă©levĂ© des environs â un arbre de plus de soixante mĂštres de hau- teur. Lentement, maladroitement, ils lâavaient hissĂ© au sommet du roc Ah ! les enfants ! se dit Magne. Ils vont essayer de le faire toucher, par lâautre bout, Ă lâĂźle... » Tout Ă la fois il sâapitoyait sur leur ingĂ©nuitĂ© et la trouvait merveilleusement intelligente pour des anthropoĂŻdes De vrais hommes, aprĂšs tout... car lâidĂ©e du pont existe en eux... Et quâimporte quâils ne sachent pas calculer la largeur de lâabĂźme ? » Lâarbre fut redressĂ©, mais sans appareil, sans essai de leviers ou de lianes-cordes, par simple traction sur ses Ă©normes racines et par la vigueur indomptable des travailleurs. Puis, lentement, aprĂšs lâavoir orientĂ©, on le laissa tomber. Il tomba, il croula dans le fleuve. Il y eut une clameur rugissante, furieuse, puis un dĂ©couragement morne, une douloureuse taciturnitĂ©. Alors, Magne sâavança. Il sâavança vers le groupe de ceux qui venaient dâĂ©chouer dans leur tĂąche et vers leur chef, celui que, depuis son sĂ©jour parmi les gorilles, il avait reconnu comme le plus intelligent. Dâun geste expressif il montra lâarbre Ă trois reprises, puis il se montra lui-mĂȘme et il recommença ; il Ă©tablit une coordina- tion de gestes entre lui et lâĂźle, il fit vaguement comprendre quâil voulait faire quelque chose pour ceux de lĂ -bas. Curieux, avec aussi quelque dĂ©fiance, on le regardait. Il insista, puis il marcha vers un arbre tombĂ©, il chercha une pierre pointue sur le rivage, il se mit en devoir de dĂ©tacher des branches. Il y eut, entre tous les gorilles, une sĂ©rie de conversations gesticulĂ©es, et lâimpression quâavait voulu faire naĂźtre Magne se propagea une vague espĂ©rance. Quand il eut dĂ©tachĂ© une premiĂšre branche, il rĂ©ussit Ă se faire partiellement aider il frappait, entamait, et les hercules gorilles arrachaient, en la tordant, la branche. Il travailla ainsi jusque vers les deux tiers du jour, puis se 'trouva possĂ©der une cinquantaine de branches qui, jointes Ă quelques vieux troncs de saules, pouvaient constituer un radeau. Il Ă©tait allĂšgre, plein dâespoir. Ses apprentis Ă©taient devenus rapidement plus adroits quâau dĂ©but. En outre, on lui avait distribuĂ© de la nourriture. Il commença Ă chercher des lianes. Tout de suite il eut des centaines dâassistants. Puis il lia ensemble les piĂšces du radeau, se faisant apporter les branches et les troncs de saules. Cela dura jusquâĂ trois heures avant le crĂ©puscule du soir. Et le radeau fut construit. Alors, faisant aux anthropoĂŻdes un grand geste dâallĂ©gresse, il recommença obstinĂ©ment Ă montrer lâĂźle. Ici se prĂ©sente la difficultĂ© capitale de son projet dĂ©cider un des anthropoĂŻdes Ă lâaccompagner sur le radeau. Car de partir seul, de se prĂ©senter aux Ă©chouĂ©s sans intermĂ©diaire, câĂ©tait trop Ă©videmment exciter leur dĂ©fiance. Pourquoi se rĂ©soudraient-ils Ă risquer ce quâaucun de leurs frĂšres de la rive nâaurait osĂ© risquer pour venir Ă leur secours? Magne essaya dâexprimer cela. Il ne fut pas compris. Faisant alors mettre le radeau au fleuve, non sans peine, non sans risquer des malentendus et de mauvais traitements, il le manĆuvra dâune godille grossiĂšre, il sâĂ©loigna de la rive, puis il y revint. Un linĂ©ament de prescience parut alors se faire dans lâesprit de quel- ques-uns, et Magne, dix fois, vingt fois, montra lâĂźle et le radeau alternativement, imita le mouvement de godille, lâavance de lâes- quif sur lâonde. Une fois de plus il se fit une comprĂ©hension vague. Lâanthro- poĂŻde le plus intelligent parut songer Ă courir le risque. Mais sa profonde terreur de lâeau le retenait Ă©videmment. Remontant en radeau, Magne Ă©volua, quitta la rive, y revint, montra de vingt maniĂšres la sĂ©curitĂ© de cette navigation primitive. Alors, lente- ment, avec une hĂ©sitation, une angoisse Ă©videntes, avec les mou- vements frileux dâun enfant qui trempe son pied dans lâeau, le chef gorille descendit sur le radeau. Ah ! enfin !... » pensa Magne. Il lui monta par la tĂȘte un sentiment dâorgueil, une satis- faction de savant qui a triomphĂ© de la rebelle matiĂšre. Tandis quâil lançait de nouveau son embarcation, il souriait, il songeait quâil avait su faire tourner au profit de ses projets ce hasard auquel il rĂȘvait dans lâintĂ©rieur de lâarbre creux. Lentement le radeau approcha de lâĂźle, avec une dĂ©rivation point trop considĂ©rable. Le compagnon de Magne, dâabord ner- veux, agitĂ©, tremblant, se rassurait par degrĂ©s. Son Ćil intelligent observait les mouvements de lâhomme, Ă©tablissait une relation entre ces mouvements et lâavance de lâesquif. Une sympathie naissait aussi, nĂ©e de ce quâil y avait dâextraordinaire pour le 32 FIGARO ILLUSTRĂ gorille dans une telle aventure. Magne sentit quâil acquĂ©rait un camarade, un protecteur, peut-ĂȘtre un Ă©lĂšve. Enfin le radeau aborda, et tandis quâon lâamarrait dans une crique, une foule dâĂȘtres hĂąves, fiĂ©vreux, impatients, se pressa tout autour. Ne nous inquiĂ©tons plus... pensa Magne. Câest lui mainte- nant qui expliquera toute lâaventure. » En effet, le compagnon se mit Ă haranguer, du geste, ses con- gĂ©nĂšres. Un solennel silence sâĂ©tablit. Les faces maigries, les yeux dilatĂ©s se fixaient sur lui avec une acuitĂ© intense. Et la scĂšne ne manquait pas de grandeur. Il sembla que ces infortunĂ©s fussent un peu affinĂ©s par la souffrance, quâils comprissent plus vite tout ce qui avait rapport Ă leur sauvetage. Ce quâils comportaient dâhumain se marquait mieux en eux câest quâils avaient connu lâhorreur des dĂ©tresses, lâĂ©pouvante de lâabandon. Leurs Ăąmes avaient passĂ© par ces secousses suprĂȘmes oĂč lâanimal puise des ruses nouvelles ou des notions plus fines. En moins dâun quart dâheure, une douzaine dâentre eux Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă ĂȘtre du premier retour Ă la rive. Magne les dis- posa soigneusement au centre de lâembarcation, dĂ©marra avec des prĂ©cautions infinies. Un recueillement attentif accompagna ce dĂ©part. Les passagers, Ă part un grelottement dâeffroi, se sou- mettaient aux recommandations du chef gorille. Et lâon fila vers la rive, sans hĂąte. Un quart dâheure sâĂ©coula. Lâeau Ă©tait paisible, presque Ă©tale, le tangage du radeau trĂšs faible. La rive fut facilement atteinte. Alors sâĂ©leva une rumeur immense, un brouhaha sauvage, joyeux, frĂ©nĂ©tique. Magne fut entourĂ©, caressĂ© par des mains colossales, en proie Ă des Ă©treintes amicales. Toute haine, toute dĂ©fiance avaient disparu contre la bĂȘte pĂąle et mystĂ©rieuse qui sauvait de la mort les hommes des bois naufragĂ©s. Le dĂ©but de la Nuit. Une lune vague et vaste Ă peine vient de paraĂźtre Ă la base de lâhorizon. Elle est semblable dâabord Ă un globe de laine rouge, puis Ă un mĂ©tal dĂ©poli, puis Ă un disque aigu qui se dore et sâargente. Magne rĂȘve au bord du fleuve. Ses vĆux sont remplis. Il est devenu lâhĂŽte sacrĂ© des anthro- poĂŻdes, lâĂȘtre quâon respecte, admire, et Ă qui peut-ĂȘtre, confusĂ©- ment, on rend un culte ! Il peut les Ă©tudier sans souci, sans hĂąte, et quel livre adorable sâĂ©difie dans sa tĂȘte, Ă mesure que ses observations augmentent ! Par lui, le poĂšme merveilleux de lâhomme tertiaire sera rĂ©vĂ©lĂ©, non pas le poĂšme dâimagination â si beau puisse-t-on le concevoir â mais la haute, la religieuse, la divine vĂ©ritĂ©. Par lui on pourra deviner ce que furent ces Ăąges de lâenfance cĂ©rĂ©brale oĂč un ĂȘtre fut Ă©lu parmi les ĂȘtres pour prendre place au-dessus de toutes les bĂȘtes. Et ce rĂȘve est plein de bonheur, plein de tendresse il aime ces frĂšres de notre prĂ©curseur prĂ©historique, il aime leur forte sauvagerie, leur hĂšre lutte contre la Mort de lâEspĂšce, il voudrait fermement trouver quelque moyen de leur conserver les profon- deurs de Kyamo contre lâenvahissement des explorations, contre la rage conquistadore des EuropĂ©ens. Il se perd dans ce songe; la lune monte en se rapetissant, Ă mesure que sa lumiĂšre augmente. Des bĂȘtes se lamentent au fond des forĂȘts, les rumeurs du fleuve sont semblables Ă une vaste et intermittente respiration. Et Magne se sent envahir par une sĂ©rĂ©nitĂ© aussi calme, aussi dĂ©licate, aussi charmante que le tremblement des rayons parmi les feuilles des saules. En dĂ©cembre 1 88 . , la sentinelle qui gardait le poste français de Nouvelle-Metz, un des postes les plus avancĂ©s dans lâAfrique centrale, vit venir vers elle un ĂȘtre humain fantastique, vĂȘtu dâune espĂšce de tissu de fibres couleurs de tabac, la chevelure et la barbe dĂ©mesurĂ©es. Cet ĂȘtre portait sur son dos un gros rouleau attachĂ© comme une giberne, rouleau qui rappelait les papyrus des temps antiques. Au cri de la sentinelle, qui le prit pour un spĂ©cimen de race inconnue â ;il Ă©tait blond, le teint hĂąlĂ© mais nullement noir ni olivĂątre, lâarrivant rĂ©pondit Citoyen français !... Je demande lâhospitalitĂ©... » La sentinelle hĂ©la. Des hommes du poste accoururent avec un officier. Le nouveau venu rĂ©itĂ©ra sa phrase et lâhospitalitĂ© lui fut cordialement accordĂ©e. Aux questions des hommes du poste, il rĂ©pondit dâabord Je suis Magne... un naturaliste explorateur... donnez- moi quelque chose Ă boire... je me meurs dâĂ©puisement ! » RĂ©confortĂ© par une petite collation de pain, 'de figues, de poisson et dâeau, il raconta une merveilleuse histoire Ă ses audi- teurs. 11 dit ses pĂ©rĂ©grinations Ă travers des contrĂ©es inconnues, de vastes terres, de marĂ©cages et de fiĂšvre, de sinistres et stĂ©riles dĂ©serts. Il dit ses fuites devant des tribus fĂ©roces, la mort cent fois Ă©vitĂ©e de la main de lâhomme, de la griffe des fauves, les heures de famine et de maladie oĂč tant de fois il faillit succomber. Il dit tout cela aux braves gens que sa parole charma comme un beau conte, comme une fabuleuse odyssĂ©e. Mais malgrĂ© quâil en fĂ»t bien tentĂ© aprĂšs des annĂ©es de soli- tude, il ne divulgua pas le principal. Il cĂ©la son aventure de la forĂȘt de Kyamo, le peuple anthropoĂŻde, les mĆurs extraordinaires de ces derniers reprĂ©sentants dâune race tertiaire qui avait failli devenir une race humaine. Il cĂ©la ces choses Ă lâofficier et aux soldats de Nouvelle-Metz. Il les cĂ©la ensuite au cours de tout son long voyage dâAfrique Ă Paris â et mĂȘme parmi nous, il lâeĂ»t cĂ©lĂ© encore, si les explorations, de plus en plus nombreuses et prĂ©cises et parfois si cruellement sanglantes nâavaient fini par le persuader que la dĂ©couverte de Kyamo Ă©tait dĂ©sormais une chose fatale, une question de mois plutĂŽt que dâannĂ©es. 11 lui a paru alors prĂ©fĂ©rable de dĂ©voiler son secret â dans lâintĂ©rĂȘt mĂȘme des anthropoĂŻdes, â et que lâĂ©loquence de son plaidoyer, ses raisons si pĂ©remptoires pour la conservation dâune race infiniment curieuse, dĂ©ciderait un grand mouvement de savants europĂ©ens ; et que, enfin, au minimum, son Ćuvre retar- derait plutĂŽt quâelle nâavancerait la destruction de lâantique frĂšre tertiaire de lâHomme. Câest pourquoi il a fait paraĂźtre sa grandiose Ătude sur les AnthropopithĂšques de la ForĂȘt de Kyamo. J. -H. ROSNY. Illustrations de Edwin Lord Weeks. DANS LE BROUILLARD Par JEANNE MAI RET A bord de The OcĂ©an Queen ,. ce 18 aoĂ»t 188... ... La vie Ă bord a changĂ©. Nous sommes Ă moins de deux journĂ©es de terre. On renaĂźt, on se regarde, on cause. Les passa- gers qui, en descendant ou en montant, examinent la carte sur laquelle de petits drapeaux piquĂ©s indiquent le trajet accompli dans la journĂ©e, ont perdu leur air de rĂ©signation lugubre ; ils se frottent les mains, ils se disent bientĂŽt »... Jâavais connu, pendant tout le commencement du voyage, cet isolement de la table qui mâest si particuliĂšrement odieux. La mer avait Ă©tĂ© abominable ; presque toutes les femmes, beau- coup dâhommes aussi, avaient Ă©tĂ© fort malades. Des autres tables, oĂč se trouvaient quelques vaillants, jâentendais des bribes de conversations plus anglo-saxonnes les unes que les autres ; je reconnaissais ces voix un peu nasillardes qui, depuis deux mois, me poursuivaient dans mon voyage aux Etats-Unis. La table que je prĂ©sidais en ma qualitĂ© de voyageur solide Ă©tait rĂ©ser- vĂ©e aux quelques Français qui, en rentrant chez eux, dĂ©siraient passer par lâAngleterre. Depuis deux jours elle se garnit un peu. La place Ă ma droite reste pourtant vacante. Elle doit ĂȘtre occu- pĂ©e par une veuve, une madame Deraysme, qui a particuliĂšre- ment souffert, Ă ce que jâai compris. Ă ma gauche, un compa- triote au teint brouillĂ© est venu sâasseoir depuis hier. Il est encore obligĂ© de temps Ă autre de sâĂ©clipser rapidement et parle dâune voix dolente. Il me dĂ©plaĂźt. Ses moustaches sont trop noires et cirĂ©es â mĂȘme par ce temps de mal de mer. Il est dâune politesse obsĂ©quieuse. Je me tiens sur la rĂ©serve ; je nâaime pas les hommes plus, ĂągĂ©s que moi qui cherchent Ă me flatter. Il paraĂźt que la soliditĂ© de mon estomac lui inspire une admiration presque craintive. Son visage huileux, ses yeux dâun bleu mort, sa tĂȘte chauve ornĂ©e de quelques cheveux soigneusement rame- nĂ©s ne me sont pas inconnus. OĂč ai-je pu voir cet animal-lĂ ?... Deux heures de lâaprĂšs-midi. ... Gomme je nâai rien Ă faire, que jâai lu les livres que jâavais emportĂ©s, que je ne. connais personne dans cette ville flottante, du moins personne qui me soit le moins du monde sympathique et que. je suis las de regarder les petites AmĂ©ricaines bien portantes et infatigables maintenant, qui se font accompagner par des jeunes gens en ulsters et en casquettes de loutre dans leurs promenades sur le pont, je reprends mon journal oĂč jâavais pour- tant griffonnĂ© quelques mots ce matin. Je crois que je le reprends pour dire que madame Deraysme a dĂ©jeunĂ© Ă ma droite tantĂŽt. L homme Ă la moustache cirĂ©e la connaĂźt Ă©videmment, car il lâaccapare dâune façon indĂ©cente, lui lançant des compliments Ă©normes et du plus mauvais goĂ»t. Je me suis contentĂ© de lui dire deux mots. Elle a rĂ©pondu trĂšs gentiment en levant de beaux veux bruns encore un peu cernĂ©s. Le son de la voix est trĂšs agrĂ©able- quelque chose de particulier cependant dans lâintonation frappe lâoreille. Elle nâa pas, Ă proprement parler, dâaccent. Mais je doute quâelle soit une compatriote, malgrĂ© son nom. Est-elle jolie? Je crois que non. Fine, plutĂŽt et Ă©lĂ©gante. Un peu plus de trente ans, je pense... VoilĂ ce que câest que la vie Ă bord. Comme on n a rien Ă taire, on sâintĂ©resse Ă des incidents infiniment petits que, dans la vie ordinaire, on nĂ©gligerait totalement. Pour satis- faire ma curiositĂ© naissante jâai fait causer le docteur avec qui jâai plus dâune fois fumĂ© mon cigare. Voici ce quâil sait dâelle Madame Deraysme nâest pas française ; jâavais devinĂ© juste. Mais elle nâest pas, Ă proprement parler, AmĂ©ricaine, malgrĂ© sa naissance. NĂ©e et Ă©levĂ©e Ă Paris, elle a Ă©pousĂ© un Français qui, paraĂźt-il, ne lâa pas rendue fort heureuse. Elle est maintenant veuve, nâa jamais eu dâenfant, et vient de faire un voyage aux Etats-Unis pour recueillir un hĂ©ritage assez estimable â trĂšs estimĂ© surtout du monsieur Ă la moustache qui se fait appeler M. de Mirbon. Il laisse entendre quâil aurait droit au titre de comte, mais que sa famille ayant laissĂ© tomber la couronne, il ne l'avait pas ramassĂ©e, nâĂ©tant pas assez riche pour y faire honneur; il se. contente de la particule. Je ne crois pas beaucoup plus Ă lĂ particule quâĂ la couronne. Cet individu, avec ses bagues, mâa tout lâair dâun garçon coiffeur en rupture de boutique. Je ne com- Piends pas que madame Deraysme, qui paraĂźt une femme distin- guĂ©e, puisse. supporter sa prĂ©sence. Elle nâa pas lâair de sâaperce- voir quâil lui fait la cour. AprĂšs tout, quâest-ce que cela peut bien me taire ?... Je devrais savoir, tout ingĂ©nieur que je suis â ingĂ©- nieur et ours â que ce que les femmes aiment avant tout, câest la flatterie, de quelque qualitĂ© quâelle puisse ĂȘtre. Madame De- raysme a, du reste, un regard suppliant qui semble demander aide et protection de tout homme Ă qui elle parle et qui doit encourager les prĂ©somptions masculines. Il fait trĂšs beau et trĂšs doux maintenant; la mer est toute III o 34 FIGARO ILLUSTRĂ calme, presque sans vagues; on a peine Ă . se figurer quâil y a trente-six heures seulement elle Ă©tait furieuse, quâelle battait notre pauvre bateau de ses vagues Ă©normes, comme enragĂ©e de ne pouvoir le mettre en morceaux. Il est superbe, notre paquebot, tout flambant neuf, dorĂ© sur toutes les coutures ; il a dĂ©jĂ acquis une rĂ©putation de vitesse dont son capitaine est trĂšs fier ; aussi, filons-nous avec une rapiditĂ© qui met tout le monde de belle humeur. Il semble que ce soit affaire dâhonneur pour les passa- gers comme pour les officiers de faire le trajet en tant de jours, tant dâheures et dâhumilier ainsi toutes les Compagnies rivales. La vie maintenant est toute sur le pont. Les malades les plus Ă©prouvĂ©es se font installer sur leurs ship-chairs , emmitouflĂ©es dans leurs couvertures. Elles restent lĂ , sans bouger, nâaimant pas Ă parler, Ă©coutant Ă peine. Mais celles-lĂ sont rares. La plu- part des femmes ont repris leur animation avec leurs belles cou- leurs; il se forme des groupes ; les prome- nades Ă deux font rage. On va dâun bout Ă lâau- tre du vaste bĂątiment, jusque lĂ -bas oĂč les pauvres sont entassĂ©s. Les malheureux, ont- ils dĂ» souffrir pendant la tempĂȘte! Moi, je me promĂšne aussi, dĂ©sĆu- vrĂ©, assez triste et soli- taire. Il y a parmi ces femmes, serrĂ©es dans leurs jaquettes et qui portent de drĂŽles de petites casquettes mas- culines, plusieurs per- sonnes qui paraissent aimables. Je crois que si je me mĂȘlais Ă leur sociĂ©tĂ©, je nây serais pas mal reçu. Je nâose pas et je suis sĂ»r quâĂ leurs yeux jepasse pour un monsieur trĂšs fier et trĂšs peu sociable. Ma foi ! jâen ai assez de ma solitude. Je tĂą- cherai, aprĂšs le dĂźner, de devancer lâhomme Ă la moustache. Je demanderai Ă madame Deraysme de faire un bout de promenade avec moi... Ce 19 aoĂ»t. Je suis seul Ă peu prĂšs sur le pont, par cette belle matinĂ©e dou- ce, un peu voilĂ©e. Je mâinstalle pour Ă©crire, et de temps Ă autre je lĂšve les yeux, jâadmire cette immensitĂ© dâun gris-bleu qui est la mer et qui se confond Ă lâho- rizon avec le beau ciel dâĂ©tĂ© ; la brume les rapproche, les marie. Hier soir, nous avions un clair de lune admirable. A lâarriĂšre du bateau, madame Deraysme et moi, accoudĂ©s au bastingage, nous ne nous lassions pas de regarder je sillon lumineux que nous laissions derriĂšre nous; cela faisait comme une voie dâar- gent se perdant dans un lointain mystĂ©rieux. Tout en admirant cette mer phosphorescente, ces petites vagues incessamment renouvelĂ©es, dont chacune portait au front comme une aigrette de diamants, jâapercevais, non sans une intime satisfaction, M. de Mirbon qui errait comme une Ăąme en peine, nâosant interrompre notre tĂȘte-Ă -tĂȘte, furieux, je le devinai, de ne lâoser. Mais aprĂšs son dĂźner, il lui faut son petit poker. Il est trĂšs joueur, lâhomme au teint brouillĂ©. Les vices se paient, monsieur le comte, mĂȘme en cette vie, parfois ! Il semblait que nous ne fussions pas Ă©trangers lâun Ă lâautre, la veuve et moi. Il y a des natures qui se comprennent tout de suite, comme des visages aperçus pour la premiĂšre fois et qui nous sont pourtant familiers. En marchant cĂŽte Ă cĂŽte, sur le pont, nous causions Ă bĂątons rompus. Elle me questionnait sur mon voyage, sur mes impressions ; elle me permettait, nâĂ©tant quâune demi-AmĂ©ricaine, de faire mes rĂ©serves, de formuler quelques objections, tandis que, pendant mon sĂ©jour aux Etats-Unis, jâavais fini par comprendre que lâadmiration est obligatoire ; quâon lâexige impĂ©rieusement Ă la façon de ceux qui vous crient La bourse ou la vie ! ». Jâavais voyagĂ© en ingĂ©nieur, curieux des tra- vaux hardis des compatriotes de madame Deraysme, des ponts suspendus, de celui de Brooklyn surtout, et mon apprĂ©ciation de cette hardiesse lui faisait plaisir. MalgrĂ© sa vie passĂ©e en France, elle a gardĂ© la fiertĂ© de son pays. Cependant, ce qui est peu amĂ©ricain chez elle, câest sa façon douce, ses yeux implorants, sa rĂ©serve aussi. Elle est bien femme â comme nous entendons ce mot, nous autres. Lorsque, fatiguĂ©s de la promenade oĂč lâon Ă©tait par trop coudoyĂ© par dâautres couples, flirtant et riant Ă qui mieux mieux, nous nous fĂ»mes accoudĂ©s dans notre coin solitaire, elle se laissa ques- tionner Ă son tour Et vous, Madame, vous qui avez visitĂ© votre pays presque Ă la façon dâune Ă©trangĂšre, quelle a Ă©tĂ©, en dĂ©finitive, votre im- pression â la derniĂšre, la vraie? â Câest assez difficile Ă dĂ©finir, dit-elle aprĂšs un instant dâhĂ©sitation. Jâaime beaucoup mon pays, je lâadmire surtout, je viens dây passer six mois et... â Et vous lui tournez le dos. â Je crois, fit-elle avec un demi-sourire, que câest lui qui mâa tournĂ© le dos. â Et on prĂ©tend que câest le pays de la chevalerie ! â En effet, je crois quâil serait difficile de trouver une nation plus courtoise envers les femmes, plus respec- tueuse, plusamoureuse dâelles. â Alors? â Alors, monsieur Larive, voilĂ ... câest que je suis un peu une exception. Je me suis sentie dĂ©paysĂ©e, et câest chez nous un crime de lĂšse-patriotisme de se sentir dĂ©paysĂ©. On a pour les criminels de lâindulgence un peu mĂ©prisante, on plaide les circonstances attĂ©- nuantes ; mais le crime, sâil est pardonnĂ©, nâen reste pas moins un crime. Jâavais dĂ©jĂ , Ă©tant jeune fille, fait un sĂ©jour dâun an Ă New-York, et, pieuse- ment, jâavais cherchĂ©, comme un musicien dans un concert , Ă accorder mon instru- ment, Ă trouver le la , je croyais y avoir Ă peu prĂšs rĂ©ussi. Cette fois-ci, mon violon nâĂ©- tait plus au diapason - â oh ! mais plus du tout. Je jouais de mon mieux et il en rĂ©sul- tait des tons faux Ă faire grincer les dents. Le concert nâĂ©tait plus le mĂȘme, ou mon vio- lon avait terriblement baissĂ© de ton â je ne sais pas bien lequel. Ce qui avait Ă©tĂ© bien vu, i 1 y a quatorze ans, Ă©tait honni maintenant.. Les engouements Ă©taient aussi violents que par le passĂ©, mais ils avaient changĂ© dâobjet. Les admirations littĂ©raires de ce temps-lĂ et que, naĂŻvement,, je conservais encore, me firent toiser par des jeunes filles de dix- huit ans avec un mĂ©pris que rien ne saurait rendre.. Mes toilettes Ă©taient critiquĂ©es, mes paroles Ă©pluchĂ©es, mes moindres dĂ©mar- ches Ă©taient presque sujet de scandale. Jâavais beau mâobserver sĂ©vĂšrement, je faisais de perpĂ©tuelles bĂ©vues. Ayant eu le malheur de faire allusion Ă une naissance prochaine, je. fus mise presque en quarantaine. On voulut bien ne pas me tenir rigueur, Ă la fin, parce que, ayant vĂ©cu Ă Paris, portant un nom français, jâĂ©tais devenue incapable de distinguer le bien du mal, les convenances des inconvenances. Je vous assure que les juges en jupons,, de dix-huit Ă vingt ans, sont des juges impitoyables devant qui je tremble; je sais si bien dâavance quâils me condamneront! â Mais je suppose que les petites filles ne jugent pas en der- nier ressort. Il y a pourtant en AmĂ©rique des hommes et des femmes, une sociĂ©tĂ© enfin qui Ă»âest pas un perpĂ©tuel bal blanc ! â Mais câest le bal blanc qui rĂšgne, en. somme. â Joli avenir que celui dâune nation qui se laisse gouverner par de petites impertinentes au nez retroussĂ© et Ă la voix haute! Un théùtre, une littĂ©rature obligĂ©s de se soumettre Ă la critique de fillettes Ă qui on coupe encore le pain en tartines â cela promet! â Ne prenez pas ma boutade pour vĂ©ritĂ© dâĂ©vangile, dit en riant madame Deraysme. Il y a un peu de vrai dans tout cela, mais seulement un peu. â Il rĂ©sulte de cette expĂ©rience. Madame, que votre place est de notre cĂŽtĂ© de lâOcĂ©an et non de lâautre. » FIGARO ILLUSTRĂ 35 La veuve resta quelques instants silencieuse, comme attristĂ©e. Elle regardait la voie dâargent qui scintillait si gaiement. Puis elle dit d'un ton changĂ©, non plus doucement railleur, mais trĂšs sĂ©rieux Ma place est je ne sais oĂč. Plus jây rĂ©flĂ©chis, plus je trouve que chacun de nous doit appartenir franchement Ă un pays, quel quâil soit; que câest un malheur dâĂȘtre comme moi, cosmopolite; dâĂȘtre Ă peu prĂšs française sans lâĂȘtre tout Ă fait ; de me trouver une Ă©trangĂšre chez moi, parmi ceux qui parlent ma langue ; dâĂȘtre aussi une Ă©trangĂšre dans le pays oĂč jâai grandi. Je crois â et ceci je le dis dans la sincĂ©ritĂ© de mon Ăąme â que lorsque le patriotisme, robuste et sain, ne fait pas partie intĂ©grante dâune nature, quelque chose manquera toujours Ă cette nature. Si jâavais eu des enfants, jâen aurais fait des Français, rien que des Fran- çais^ Si je mâĂ©tais mariĂ©e il y a quatorze ans, en AmĂ©rique, je serais restĂ©e lĂ -bas fidĂšlement et mes enfants auraient parlĂ© lâanglais un peu nasal de leurs camarades... » Puis elle se tut, restant un peu songeuse. Je devinai quâelle pensait au passĂ©, Ă son mariage qui, on le sentait rien quâau son attristĂ© de sa voix, nâavait pas Ă©tĂ© bien heureux ; on devinait aussi que lâavenir ne lui souriait guĂšre. Elle Ă©tait comme dĂ©si- gnĂ©e pour ĂȘtre la proie de quelque chercheur dâaventures, dâun Mirbon quelconque, tant on sentait en elle un besoin de sym- pathie, dâaffection. J'aurais aimĂ© provoquer ses confidences, mais je nâosais pas. Enfin, je me hasardai Ă dire Vous devez vous tromper, Madame, lorsque vous dites quâen France vous ĂȘtes, malgrĂ© votre Ă©ducation, restĂ©e une Ă©tran- gĂšre. Ce nâest guĂšre possible. â Ah! que si. Jâai pu adopter la langue, les idĂ©es sur bien des matiĂšres de mon pays nouveau, je n'en ai jamais adoptĂ© les prĂ©jugĂ©s. Et, voyez-vous, il nây a que les prĂ©jugĂ©s qui comptent rĂ©ellement. » Elle avait de nouveau son petit air Ă demi moqueur derriĂšre lequel elle sâabrite, derriĂšre lequel elle cache volontiers ses pen- sĂ©es intimes. BientĂŽt elle me quitta, prĂ©textant la fatigue, car elle est encore affaiblie par ses souffrances passĂ©es. Je tĂącherai, aujourdâhui, de reprendre notre conversation. Elle est trĂšs charmante, cette jeune femme â puis cela mâamuse tellement de faire enrager le Mirbon ! Quatre heures de lâaprĂšs-midi. _ Ce nâest pas moi qui fais enrager le Mirbon, câest lui qui me fait enrager. DĂšs lâapparition de madame Deraysme, il sâest ins- tallĂ© auprĂšs dâelle et il ne la quitte plus. De mon coin, jâentends des bribes de sa conversation, des plaisanteries plates et qui ont couru le monde, des compliments nausĂ©abonds quâelle Ă©coute avec placiditĂ©. Les femmes sont toutes les mĂȘmes. Jâavais cru celle-ci plus intelligente, plus fiĂšre que les autres. Je mâĂ©tais trompĂ©, Ă©videmment. Jâaurais dĂ» faire comme cet imbĂ©cile, lui dire quâelle est belle â ce qui nâest pas vrai ; â quâelle est Ă©blouissante dâesprit â ce qui est faux. Ce qui est vrai, câest quâelle cause agrĂ©ablement lorsqu'elle ne se trouve pas Ă cĂŽtĂ© dâun triple idiot comme lâhomme Ă la moustache cirĂ©e ; mais elle ne cherche nullement Ă faire de lâesprit, ce dont je lui sais grĂ©... Oui, jâaurais dĂ» lui mentir effrontĂ©ment au lieu de la traiter comme une crĂ©ature raisonnable. Jâai toujours considĂ©rĂ© la flatterie envers une femme rĂ©ellement distinguĂ©e, comme une insulte grossiĂšre. Evidemment, câest moi qui ai tort. Elle nâa pas lâair de sâamuser outre mesure, cependant. La voilĂ qui ouvre son livre. Sâil ne comprend pas ce congĂ© quâon lui donne, câest que, dĂ©cidĂ©ment, il ne veut pas comprendre. Ce matin, nous avons Ă©changĂ© deux mots. Il mâa paru quâelle se montrait plus rĂ©servĂ©e quâhier. Je me le suis tenu pour dit. Cependant, Ă plusieurs reprises, elle mâa regardĂ©. Elle sâattendait peut-ĂȘtre Ă ce que le pliant oĂč, avec une certaine ostentation, elle avait dĂ©posĂ© son volume de Tauchnitz, pourrait me contenter. Je nâaime pas les trios. Il fait triste. La brume de ce matin est devenue un brouillard intense ; lâair est doux, la mer toute calme et blanchĂątre, on semble voyager Ă travers une espĂšce de matiĂšre ouatĂ©e. Le sifflet stri- dent, une sirĂšne qui dĂ©chire lâoreille, retentit Ă des intervalles rĂ©guliers. Cela a quelque chose de singuliĂšrement lugubre, comme une plainte surnaturelle au milieu dâun monde irrĂ©el. Nous devons approcher des cĂŽtes de l'Irlande; on redouble de prĂ©cautions. Et de ce brouillard sinistre surgissent devant moi les images dĂ©solĂ©es que je connais si bien. Le spectre du passĂ© me hante \ la vieille blessure que je croyais bien fermĂ©e se rouvre et saigne. Je suis triste, triste ! Pourquoi, en ce moment, ce passĂ© se dresse-t-il ainsi devant moi, pourquoi ?... Ce 20 aoĂ»t. Ma phrase a Ă©tĂ© coupĂ©e en deux brusquement, brutalement, et par quel effroyable choc !... Il faut que je tĂąche de me rappeler, de revoir, de comprendre ce qui sâest alors passĂ© en moi, en cet instant suprĂȘme oĂč j'ai vu la mort de si prĂšs. Mes pensĂ©es Ă©taient perdues au loin; je ne songeais plus ni Ă lâendroit oĂč je me trouvais, ni mĂȘme Ă madame Deraysme et Ă son agaçant amoureux qui, tout en lui permettant de lire, restait auprĂšs dâelle, imperturbablement. Il fumait une cigarette et dĂ©gus- tait un sherry-cobbler. Puis, en un instant, le verre lui est tombĂ© des mains, madame Deraysme sâest levĂ©e dâun bond; tout autour de nous des gens effarĂ©s se serraient les uns contre les autres. Notre vaisseau sâĂ©tait heurtĂ© avec un choc affreux Ă quelque chose â on se demandait Ă quoi. Le brouillard nous enveloppait, nous semblions perdus dans des nuĂ©es blanches qui, mystĂ©rieusement, nous Ă©touffaient. Puis, bien vite on comprit. La mort, toute proche, nous regardait 36 FIGARO ILLUSTRĂ tous. Dans le brouillard traĂźtre on avait touchĂ© sur un roc ; le bĂątiment, comme une chose humaine blessĂ©e, cherchait Ă fuir, Ă se soulever, et ne le pouvait pas. Les familles, dâinstinct, cherchaient Ă se rĂ©unir pour mourir ensemble. Une jeune fille qui mâavait parfois irritĂ© avec ses airs triomphants, sa casquette de garçon, sa cour quâelle menait Ă la baguette, passa devant moi, rapide comme un Ă©clair; presque de suite je la vis reparaĂźtre avec sa mĂšre malade; puis la jeune fille, la soutenant de ses deux bras, l'embrassa; toutes deux, immo- biles, attendaient. Je vis sur le visage de plusieurs une angoisse indicible ; ils cherchaient les ĂȘtres aimĂ©s et, dans la foule, ne les trouvaient pas. Il nây eut presque pas de cris. M. de Mirbon faisait exception. Hurlant, il se prĂ©cipitait Ă droite, Ă gauche, suppliant quâon le sauvĂąt. Je ne sais comment je me trouvai Ă cĂŽtĂ© de madame De- raysme ; elle me donna la main, sans un mot, et leva sur moi ses beaux yeux. Elle Ă©tait trĂšs pĂąle, mais calme. Alors, nous vĂźmes un spectacle extraordinaire, dâune beauiĂ© sauvage. Subitement le brouillard se leva comme un voile, ou plutĂŽt comme se lĂšve un rideau sur une apothĂ©ose de fĂ©erie. Inon- dĂ©s dâun soleil radieux, des rochers hĂ©rissĂ©s, noirs par endroits, recouverts ailleurs de lichens verts, superbes dans leur dĂ©sor- dre tourmentĂ©, nous apparurent. Nous Ă©tions Ă©chouĂ©s sur la cĂŽte dâIrlande. Si, par hasard, il y eĂ»t eu quelques vagues, rien au monde ne nous eĂ»t sauvĂ©s nous nous serions brisĂ©s; pas un seul dâentre nous peut-ĂȘtre nâeĂ»t Ă©chappĂ©. Et cependant le spectacle Ă©tait dâune beautĂ© telle que, malgrĂ© tout, on le regardait comme fascinĂ©. Puis, de nouveau, le brouillard se reforma, nous prit et nous garda. On commençait pourtant Ă reprendre ses esprits. Les officiers, tout en donnant des ordres rapides, rassuraient les passagers. GrĂące aux cloisons Ă©tanches on avait pu empĂȘcher lâinvasion de lâeau. Avec un ordre admirable, la manĆuvre des canots fut exĂ©cutĂ©e par les matelots. Tout fut prĂȘt en quelques minutes pour lâembarquement, en cas dâurgence ; et cela sans hĂąte appa- rente, en silence. Le calme des officiers rassurait, leur courage raffermissait le courage des autres. DĂšs que le premier canot fut prĂȘt Ă ĂȘtre lancĂ©, l'homme Ă la moustache se prĂ©cipita, il voulait Ă tout prix arriver au canot, sây cramponner. Le capitaine se trouvait Ă portĂ©e; il sâavança et, le plus tranquillement du monde, il sortit un revolver de sa poche et ajusta le Mirbon. Monsieur, si vous faites un pas de plus, je vous brĂ»le la cervelle. » Le lĂąche, le seul lĂąche de toute cette foule oĂč se trouvaient tant de femmes, alla sâĂ©crouler sur un banc, livide de peur. Alors, subitement, je revis une scĂšne Ă laquelle jâavais assistĂ© dix ans auparavant. On mâavait, je ne sais plus comment, entraĂźnĂ© dans un tripot dâassez louche apparence. Le feu prit Ă des rideaux; ce fut une panique, et je vois encore le croupier bousculant les joueurs, criant, se prĂ©cipitant vers la porte. Ce croupier nâĂ©tait autre que M. le comte de Mirbon. Seulement, il avait alors plus de cheveux et moins de particule. Tout se passa plus rapidement que je nâai pu le raconter. Le brouillard, moins Ă©pais quâauparavant, nous laissait apercevoir la vague silhouette des rochers menaçants. Lentement, presque imperceptiblement, lâĂ©norme bĂątiment, obĂ©issant Ă une savante manĆuvre, se souleva, secouĂ© comme dâun tremblement; il bougea, il recula, il se dĂ©gagea. Puis les rochers nous sem- blĂšrent sâĂ©loigner, fondre, disparaĂźtre dans la brume blanchĂątre. Nous sommes sauvĂ©s. » En disant ces mots a madame Deraysme, je mâaperçus que je lui tenais encore la main. Si nous avions pĂ©ri, nous aurions sombrĂ© ainsi ensemble. Merci, fit-elle, vous mâavez donnĂ© du courage. â Vous nâaviez pas besoin quâon vous en donnĂąt. Vous avez Ă©tĂ© trĂšs crĂąne. â Ne croyez pas cela. Jâai eu trĂšs peur. Jâaime la vie quand mĂȘme. Et puis... mais pourquoi vous montrer mes faiblesses? â et puis cela me faisait de la peine de penser que je ne serais guĂšre pleurĂ©e. Je nâai plus de parents... personne. Des amis, oui. Ils auraient dit Pauvre petite femme ! » et puis ils auraient Ă©tĂ© dĂźner en ville tout de mĂȘme... Souvent, au milieu de la nuit, quand je pensais Ă notre bateau environnĂ© de cette immensitĂ© dâeau, perdu en plein OcĂ©an, cela me semblait comme une image trĂšs agrandie, trĂšs noble, de ma pauvre petite vie perdue dans la foule. Alors, je pleurais. â Vous aviez Ă bord quelquâun qui ne demandait quâĂ vous consoler, Ă ce que je crois. » Madame Deraysme jeta un regard vers le misĂ©rable qui, sur son banc, commençait Ă relever la tĂȘte, voyant, quâaprĂšs tout, lâon nâavait pas sombrĂ©, et comprenant que, sans doute, en usant de mille prĂ©cautions, on arriverait Ă bon port. Ce regard de femme Ă©tait chargĂ© dâun mĂ©pris tel, dâun si profond dĂ©goĂ»t, que toute parole devenait superflue. Une femme, bonne comme celle-ci, pardonne bien des faiblesses, bien des dĂ©faillances; mais la lĂąchetĂ©, elle ne la pardonnera jamais. Le piteux sire cependant chercha Ă se rapprocher. Je lui dis . Je vois, monsieur le croupier, que vous craignez 1 eau autant que le feu. Gare Ă vous; vous ne mourrez que de mort violente. » . . Je ne sais comment il fit, mais il disparut si rapidement qu il sembla fondre, se dissiper en vapeur, se mĂȘler au brouillard. Avant de descendre Ă terre, je demanderai Ă madame De- raysme la permission de lâaller voir Ă Paris. Elle ne me la refu- sera pas, jâen suis certain. Et alors... qui sait? JEANNE MAIRET. Illustrations de A. Edelfelt. VICTOR GILBERT Ch *°»>olypo sraphÂŁe B0USS0I> VALAD0N & c â FIGARO ILLUSTRĂ, 1801 uand je vous aurai appris que le cuirassier Lafrite avait la permission de vingt-quatre heures et dix francs dans sa poche, vous vous direz VoilĂ un cui- rassier qui a prĂ©mĂ©ditĂ© une de ces noces!... Car enfin, pour demander une permission de vingt-qua- tre heures... » Ce nâest pas une raison ; la preuve câest que Lafrite nâavait rien prĂ©mĂ©ditĂ© ; il avait reçu dix francs de sa famille, voilĂ tout. Quant Ă sa permission, il pen- sait Un cuirassier qui a dix francs, vingt-quatre heures et son prestige, peut sâen fier au hasard du soin de la lui bourrer dâagrĂ©ments variĂ©s.» Et câest sur cette foi quâil sortit de la caserne avec la dĂ©marche et le visage triomphant dâun troupier assurĂ© dâune de ces bordĂ©es qui comptent dans la vie militaire. Sur le seuil de la porte, il sâarrĂȘta, indĂ©cis, regarda Ă droite, puis Ă gauche, fit un pas de ce cĂŽtĂ©, changea dâidĂ©e, parut pencher pour la droite, et enfin se dĂ©cida pour la gauche, sans plus de raisons quâil nâen eĂ»t eu pour le cĂŽtĂ© opposĂ©. La vĂ©ritĂ© est quâil ne savait oĂč aller. En pareil cas, on va gĂ©nĂ©ralement devant soi ; il alla donc devant lui, ce qui, forcĂ©ment, le menait quelque part; cela le mena dâabord sur la place VendĂŽme. Il sâarrĂȘta devant la colonne, fut fier dâĂȘtre Français en la regardant; mais lâascension de ce monument ne pouvait entrer dans le programme des rĂ©jouis- sances dâun cuirassier en position de sâoffrir un de ces tours de cadran dont les dĂ©fenseurs de nos foyers ont si rarement la pers- pective. Il passa donc devant le trophĂ©e de nos gloires, jeta un regard compatissant sur le factionnaire du commandant dĂ©placĂ©, gagna la rue de Rivoli, se demanda sâil devait la descendre ou la monter, et comme ça lui Ă©tait Ă©gal, il prit sur sa gauche, arriva Ă la statue de lâamiral Coligny, et demanda Ă un vieux monsieur qui examinait la victime delĂ Saint-BarthĂ©lemy Sâil vous plaĂźt, Monsieur, quâest-ce que câest que ce parti- culier-lĂ ? â Câest Coligny, mon brave, rĂ©pondit le vieux monsieur. â Coligny! Ce cocher de fiacre dont jâai beaucoup entendu parler, quâavait assassinĂ© son bourgeois? » Il confondait avec Collignon. Sur ce, il entra chez un marchand de vin et se fit servir un petit verre, en se demandant, Ă propos du vieux monsieur qui se tordait Quâest-ce quâil a Ă rire, cette vieille chabraque ? » Son petit verre avalĂ©, notre cuirassier, sans intention et mĂȘme sans sâen apercevoir, revint sur ses pas, ce qui le conduisit aux Champs-Elysees ; lĂ , il aperçut une bonne dâenfants assise seule sur un banc et un bĂ©bĂ© sur ses genoux. Il sâapprocha du banc, adressa a la bonne un de ces sourires niais particuliers aux imbĂ©ciles qui ne savent que dire, sâassit, chercha une entrĂ©e en conversation, la trouva, et le dialogue suivant sâengagea Mademoiselle... voilĂ un temps qui... que je nâen mettrais pas la main au feu... Vous me direz que si il se dĂ©barbouille, il fera peut ĂȘtre beau aprĂšs, mais que sâil ne se dĂ©barbouille pas, il pleuvera peut-ĂȘtre. â Pour sĂ»r, affirma la bonne. â AprĂšs ça, continua Lafrite, on a vu des fois quâil se dĂ©bar- bouille ou quâil ne se dĂ©barbouille pas, que ça nây fait tout de mĂȘme rien. â Pour sĂ»r. â Pour ce qui est de moi, ça mâembĂȘterait ferme, tout de mĂȘme, quâil pleuvasse, vu quâĂ©tant en permission de vingt-quatre heures... â Ah ! oui, alors. â Et, de la pluie, il nâen faudrait pas. â Ah ! non, alors. â Dâautant quâen ce moment, ayant votre charmante conver- sation, sâil venait de la pluie, ça me priverait de votre aimable prĂ©sence. â Ah ! oui, alors. » Sur ce ton-lĂ , ça pouvait aller longtemps sans que les affaires de notre cuirassier en fussent plus avancĂ©es, il prit donc une autre voie, et le bĂ©bĂ© le regardant avec de grands yeux Ă©tonnĂ©s Ah ! ah ! dit-il, câest le petit bourgeois ? Il est rudement gentil, tout de mĂȘme. â Pour sĂ»r. C est-iâvous, des fois, que vous ĂȘtes sa nourrice ? â Ah ! non, alors, il a deux ans. Câest que mâĂ©tant laissĂ© dire que câĂ©tait une profession qui rapporte pas mal... et... ici, Lafrite esquissa un sourire extrĂȘme- ment malicieux quand on a... comme vous... des avantages... heu... de la nature... qui... je mâĂ©tais fait la supposition que vous en Ă©tiez une. » La bonne baissa les yeux sans rĂ©pondre, et notre cuirassier continua Alors, quâest-ce quâon le nourrit, le petit bourgeois? III. 10 38 FIGARO ILLUSTRE â Tiens ! il mange de la bouillie... comme vous quand vous Ă©tiez petit. â Je mâen rappelle plus... Ah! du bouilli, par exemple... oui... Ah ! lĂ lĂ ... tous les jours... Vous me direz que câest plus nourrissant pour lâarmĂ©e... Et quel Ă©tat quâon en fera, du petit bourgeois ? â Ah ! ben, alors... on a le temps. â Moi, dit Lafrite, jâen connais un bon, dâĂ©tat, et avanta- geux... que jâai toujours dĂ©sirĂ© de lâĂȘtre; câest marchand de bou- chons. â Ah ! oui, alors... et puis ça fait une jolie boutique. » Lafrite saisit lâĂ -propos Ah! certainement, dit-il, une jolie boutique... avec une Ă©pouse... trĂšs aimable... comme qui dirait vous... et un petit mĂŽme gentil comme celui-lĂ . » Et le bĂ©bĂ© tendant la main pour saisir la criniĂšre du casque du cuirassier, celui-ci prit le petit bonhomme sur ses genoux, retira son casque et lâen coiffa, en accompagnant cette farce dâun gros rire partagĂ© par la gardienne du marmot. A ce moment un tumulte se produisit, une foule courait vers une voiture lancĂ©e Ă grande vitesse. Quâest-ce que câest? demanda la bonne. â Câest monsieur Yves Guyot qui va inaugurer un chemin de fer, lui rĂ©pondit-on Ă la hĂąte. â Oh ! dit-elle, moi qui ne lâai jamais vu !... Gardez donc un peu le petit; je reviens tout de suite. â Allez! allez! dit Lafrite. Jâaime beaucoup les enfants, soyez tranquille. » Une bousculade se produisit dans la foule de curieux dĂ©si- reux de voir le ministre; une femme fut renversĂ©e, piĂ©tinĂ©e, rele- vĂ©e Ă©vanouie et portĂ©e dans une pharmacie; câĂ©tait la bonne qui avait confiĂ© lâenfant au cuirassier. Deux heures sâĂ©taient Ă©coulĂ©es depuis son dĂ©part, et Lafrite, dont la physionomie trahissait une inquiĂ©tude toujours crois- sante, promenait autour de lui des regards Ă©perdus, fous; lâen- fant sâĂ©tait mis Ă crier, il lâavait bercĂ©, aux rires ironiques des passants. A ce soin, avaient succĂ©dĂ© des soins plus intimes ; puis le mioche avait recommencĂ© ses cris. Le cuirassier, alors, trĂ©pi- gnant dans une agitation plus facile Ă comprendre quâĂ dĂ©crire, murmurait Mais quâest-ce quâil y a, quâelle ne revient pas? Mais quâest-ce quâil y a? » La marchande de sucre dâorge installĂ©e prĂšs de lĂ et Ă qui il avait confiĂ© sa position critique, lui avait dit quâon voyait, Ă chaque instant, des coquines de mĂšres abandonner leurs enfants, et Lafrite affolĂ©, de rĂ©pĂ©ter Mais quâest-ce que je vas devenir avec un enfant sur les bras? » Et sur le refus de la marchande qui avait dĂ©jĂ six enfants, de se charger dâun septiĂšme, le malheureux cuirassier, douĂ© dâun cĆur sensible, de gĂ©mir Je ne peux pourtant pas le laisser lĂ , ce pauvre mĂŽme... lâemporter, quâest-ce que jâen ferai? Me voilĂ bien... Ah! lĂ lĂ ... lĂ lĂ ! » Le moutard continuant Ă crier, notre cuirassier lui acheta un sucre dâorge, puis lâenfant calmĂ©, il lâemporta aux regards Ă©ton- nĂ©s des promeneurs. Une foule sâĂ©tait formĂ©e autour dâun physicien en plein vent ; Lafrite sâen approcha et dit au bĂ©bĂ© Ah!... tu vas voir le Monsieur, comme il fait des jolis tours ! Tiens, la bouboule ; tu vas voir, elle va sâen aller; regarde... Ah! elle nây est plus !... Tu vas voir, elle va revenir... Coucou !... ah ! la voilĂ !... Câest joli, ça, hein ? » Messieurs et dames, dit lâescamoteur, ceci nâest rien; je me charge, moi, Ă vos aimables regards, dâescamoter un enfant. â VoilĂ ! cria Lafrite. » Et il se dit Comme ça fait mon affaire ! » Le physicien prit lâenfant, le couvrit dâun grand morceau dâĂ©toffe Partez! jeune homme!» ordonna-t-il; aussitĂŽt il retire le morceau dâĂ©toffe, lâenfant avait disparu. Lafrite poussa un soupir de soulagement, et il sâĂ©loignait, lorsque lâescamoteur lui cria Eh ! militaire !... un moment ! Le tour nâest pas fini ». Puis replaçant son morceau d'Ă©toffe Revenez, jeune homme! » cria-t-il, et le jeune homme reparut aux applaudissements de lâaimable sociĂ©tĂ©. Lafrite, dĂ©sespĂ©rĂ©, saisit la criniĂšre de son casque, croyant sâarracher les cheveux, prit le mioche et le plaça sous son bras, comme les maçons y mettent leur pain, et il se demandait de nouveau ce quâil allait en faire, lorsquâun orage qui menaçait FIGARO ILLUSTRĂ 39 depuis quelque temps Ă©clata tout Ă coup et dispersa curieux et promeneurs ; Lafrite, toujours sensible, mit son casque sur la tĂȘte du bĂ©bĂ©, ainsi couvert jusquâaux Ă©paules, et prit sa course, pataugeant dans la boue, Ă©claboussĂ© parles voitures, ahuri parles cris du petit bonhomme englouti sous sa coiffure guerriĂšre. Et Lafrite conta lâaffaire Ă Boucleux et lui exposa son embarras. Et dire, ajouta-t-il, que jâai dix francs et permission de vingt-quatre heures !... et que voilĂ dĂ©jĂ la moitiĂ© de ma permis- sion passĂ©e comme tu vois... Jolie partie de plaisir ! â Tâas dix francs ? â Oui, jâai dix francs. â Sors-les un peu voir. » Et quand il les eut vus Câest tout ce que tu paies ? demanda-t-il. â Fais servir ce que tu voudras, » rĂ©pondit Lafrite en ber- çant le petit braillard. Des clients entrant Ă ce moment et paraissant dĂ©cidĂ©s Ă aller boire dans un Ă©tablissement plus calme, le cabaretier servit les deux amis dans son arriĂšre-boutique oĂč il nây avait personne. Pendant que Boucleux emplissait les verres, le cuirassier Et Lafrite, comme dans la chanson de Pierre Dupont, Lui donne Ă tĂ©ter dans un verre. Et les deux hommes de rire de lâaviditĂ© avec laquelle leur petit compagnon suçait ce que les vieux chansonniers appellent un ronge bord. A ta santĂ© ! » dit Boucleux en prĂ©sentant son verre Ă Lafrite. Mais Lafrite, pour trinquer, avait besoin de la main employĂ©e Ă faire boire lâenfant, et ceĂźui-ci, Ă chaque tentative de retrait de la main qui lui versait le doux breuvage, protestait bruyamment. Le brave Lafrite dut donc laisser son ami boire seul, jusquâau moment oĂč le nourrisson de Bacchus, Ă ous lâinfluence du bon lolo rouge, eut fermĂ© ses paupiĂšres alourdies et retirĂ© ses lĂšvres du verre. Les deux amis, alors, purent trinquer, fumer et con- verser Ă lâaise. Ils Ă©puisĂšrent, deux heures durant, leur stock dâinepties et le contenu de quatre litres et de deux carafons, ce qui les mena jusquâĂ la nuit. A ce moment, les sons lointains dâun orchestre exĂ©cutant des valses et des polkas vinrent charmer leurs oreilles. Câest le bal du Lapin borgne, dit Boucleux. Si nous y allions. â Ăa va », dit Lafrite lancĂ© par les libations gĂ©nĂ©reuses. AussitĂŽt il frappa sur la table, paya sept francs cinquante au garçon venu Ă son appel, prit sur son bras le moutard endormi, et ronds comme des boules, gais comme des pinsons, nos deux lurons sortirent, titubant et riant comme deux petites folles. LâentrĂ©e au bal du Lapin borgne dâun cuirassier portant un enfant, excita une rumeur bientĂŽt apaisĂ©e par les rires du bĂ©bĂ© que le bruit avait rĂ©veillĂ© et que les sons des instruments, le mouvement des danseurs et aussi le verre de vin sucrĂ©, avaient mis en gaietĂ©. Une grosse mĂšre le prit sur ses genoux; les deux Une boutique de marchand de vin sâĂ©tant prĂ©sentĂ©e sur son passage, lâinfortunĂ© cuirassier sây prĂ©cipita, dĂ©livra son petit compagnon du casque qui lâĂ©touffait et lâapostropha Ah ! ça! est-ce que tu ne vas pas te taire? Vingt nom dâun chien !... Com- ment, je tâemporte, je te paye du sucre dâorge, je te fais voir lâescamoteur, et tu gueules comme un Ăąne! Est-ce que je te con- nais, moi, galopin!... Tu es un petit malheureux, un enfant perdu; si jâai soin de toi, câest que je le veux bien... parce que jâai bon cĆur ; mais je ne te dois rien. » Puis voyant entrer un individu armĂ© dâun parapluie crevĂ© Tiens, Boucleux ! fit-il. â Ah ! Lafrite ! » rĂ©pondit le nouveau venu. Boucleux Ă©tait un ancien camarade de rĂ©giment, de la derniĂšre classe libĂ©rĂ©e. Câest Ă toi, ce bonhomme-lĂ ? demanda-t-il. â A moi !... Tu ne voudrais pas. » faisait des efforts dignes de la plus tendre mĂšre pour calmer le bambin, lui montrant le monsieur qui verse du bon lolo rouge, puis lui racontant des farces de troupier, le chatouillant, le ber- çant avec accompagnement de la chanson Dodo, lâenfant do, Lâenfant dormira tantĂŽt. TantĂŽt, peut-ĂȘtre; mais, pour lâinstant, il nây paraissait pas disposĂ©. Il a soif, ce pauvre moutard, dit Boucleux; si on lui faisait boire un peu de vin. â Du vin ?... fit le bon cuirassier. Oui... un peu... mais avec du sucre. » Il fit alors apporter du sucre, en mit fondre un morceau. Attends! dit-il. Tu vas avoir du bon nanan ; vois-tu ça!... Câest pour mon petit garçon. Ah !... ça va ĂȘtre bon !... Tiens!... tiens, mon petit ! » 40 FIGARO ILLUSTRĂ nouveaux venus, alors, purent exĂ©cuter diverses danses natio- nales inconnues de nos aĂŻeux, et se de'saltĂ©rer consciencieusement entre chacune dâelles. Dans un Ă©lan de fraternitĂ©, ils troquĂšrent quelques objets dâaccoutrement et sâen affublĂšrent Boucleux coiffa le casque et ceignit le sabre de Lafrite, lequel prit la casquette et le parapluie de Boucleux, et nos deux farceurs exĂ©cutĂšrent, dans cette tenue, un nouveau quadrille qui mit le comble Ă la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale. Mais le cuirassier nâayant plus le sou pour renouveler les consommations et payer les cachets de danse, le maĂźtre du bal Ă©prouva tout Ă coup une indignation tardive et professionnelle contre les deux ivrognes amenant au bal un pauvre enfant qui serait bien mieux dans son lit, et il les expulsa. Ils sortirent en continuant dans la rue une chorĂ©graphie accompagnĂ©e, par eux, de cette chanson de troupier Quand les godillots vont en avant, Ăa sâarrangâ de maniĂšre Quâun pied reste toujours devant, Devant câlui quâest derriĂšre; A la jambe droite, on met du foin, A la jambe gauche, on met dâlĂ paille, Et, des plus crĂ©tins, le moins qui vaille, De connaitrâ sa droitânâa pas besoin. Foin ! Paille ! Foin! Paille! Comme un ange, il marque le pas Foin! Paille! Foin! Paille! Câest comme ça quâon fait de jolis soldats. Et Ă chaque gambade, ils faisaient jaillir des gerbes de boue qui les Ă©claboussait des chevilles jusquâaux cheveux. Et ils riaient, comme jadis les Dieux dâHomĂšre, du rire desquels ont hĂ©ritĂ©, dit-on, les bossus. La gaietĂ© du cuirassier fut arrĂȘtĂ©e net Ă la vue dâun officier de son escadron, dressĂ© devant lui et qui lâexaminait Ă la lumiĂšre Ă©lectrique dâun candĂ©labre. Vâ ĂȘtes propre, dit lâofficier en le toisant ; vâ ĂȘtes mis boueux ? Câreur dâĂ©gout ? Vâdangeur ? » Lafrite, subitement dĂ©grisĂ©, la main ouverte Ă la hauteur de lâĆil, balbutiait Mon lieutenant... â Yâzâavez une casquette ? Un parapluie ? Jolie tenue ! PrĂȘtĂ© votâ casque et votâ sabre Ă un pochard ?... â Mon lieutenant, je... â Vâallez rentrer au quartier; vâzâ aurez dânouvelles du colo- nel, dâmain matin ! » Et lâofficier sâĂ©loigna. Jây suis de mes vingt jours de prison », gĂ©mit lâinfortunĂ© cuirassier en reprenant son sabre et son casque. En recevant, en Ă©change, sa casquette et son parapluie, Bou- cleux, avec le manque dâĂ©gards dus Ă un camarade qui nâa plus de quoi rĂ©galer, lui dit ; Aussi, quand on est soldat français, câest dĂ©goĂ»tant de se donner des cuites comme la tienne et de dĂ©shonorer son uni- forme; que tu me fais honte quâon me voie dans ta sociĂ©tĂ©. Tiens, vâiĂ ton gosse. Bonsoir! » Cet homme nâavait pas la reconnaissance des litres. Lafrite, abasourdi de tant dâingratitude, prit le bambin et arriva Ă la caserne en continuant Ă se demander ce quâil allait faire du petit abandonnĂ©. Une exclamation de joie le tira de ses rĂ©flexions ; il regarda qui lâavait poussĂ©e ; câĂ©tait la bonne des Champs-ĂlysĂ©es. Elle avait retenu le numĂ©ro matricule de son voisin de banc, et elle attendait, Ă©perdue, Ă la porte du quartier, la rentrĂ©e du permissionnaire. Tel fut lâemploi des dix francs et de la permission du cuiras- sier Lafrite. Jules Moinaux. Illustrations de Steinlen. r BBELOQUE - C A LENDRIER PERPĂTUEL dite lEIXICZELSIOIES o Soi ii - C la buzets Ătft zfevze , 3 , Sa ĂąCJILICI - LITS, FAUTEUILS, VOITURES & APPAREILS MĂCANIQUES Pour Malades et BlessĂ©s Chaise Ă porteur dan9 laquelle le gĂ©nĂ©ral Faidherbe se faisait conduire Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. Fauteuil roulant pour convalescente. Promenade dans le parc. DUPONT, fournisseur des hĂŽpitaux 1 0 5 FUC ĂŻĂŻtUltcfCUilIC. 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Couverture PĂȘcheuse La Demoiselle d honneur, par Augustin Filon; illus- trations en couleurs de S. Rejchan. Les Pommes de Saint-Jean, par Jean Rameau; illus- trations de Laurent-Desrousseaux. La NoĂ«l de Lucette, par Henry GrĂ©ville; illustrations en couleurs de AndrĂ© Brouillet. Une Commission locale, par Lucien Descaves; illus- trations de EugĂšne Buland. de Moules, par Deyrolles. Le Mois Parisien Sainte Russie ». â La fin de lâisolement. â Lâincognito des souve- rains. â - Les rois Ă Paris. â Le Hohenzollern et /'Aigle. â Souve- nirs fragiles et souvenirs d'airain. â La statuomanie. â Le collier de LĂ©onide Leblanc. â Les mots sans fĂ©minin. â Conversations avec les planĂštes. â Auguste Vitu. Tout Ă la Russie ! La rĂ©ception de Cronstadt et la visite du grand duc Alexis ont emballĂ© » Russes et Français, qui se donnent la main par-dessus lâEurope, car ils ont le bras long. Câest de lâenthousiasme. On lâa trouvĂ© un peu exagĂ©rĂ© ; mais il nâest du moins pas dĂ©placĂ©. Que nâa-t-on pas dit au sujet de notre fameux isolement en Europe ? » Aujourdâhui, cet isolement cesse et les avantages que prĂ©sente une alliance franco-russe, mĂȘme latente, pour le maintien de la paix comme pour lâĂ©ventualitĂ© dâune guerre, Ă©clatent nettement Ă tous les yeux. Au sujet du grand-duc Alexis, la curiositĂ© un peu gĂȘnante des fou- les et les indiscrĂ©tions du reportage ont Ă©gayĂ© les chroniqueurs et les vaudevillistes. Lâincognito des sou- verains et des princes nous fait toujours rire. Câest le secret de Poli- chinelle. En gĂ©nĂ©ral, dâailleurs, lâincognito a lâavantage de permettre aux princes qui sont lâob- jet dâovations de dĂ©clarer quâils ne les ont point sollicitĂ©es et les subissent malgrĂ© eux. En cas de rĂ©ception discrĂšte, lâincognito explique Ă©galement cette discrĂ©tion qui, sans lui, pourrait passer pour de la froideur. Câest donc une trĂšs jolie invention de la saine diplomatie. En fait de personna- litĂ©s impĂ©riales ou roya- les, nous avons Ă©tĂ© gĂątĂ©s ce mois -ci, et la foule idolĂątre a pu acclamer, outre le grand-duc Alexis, le roi des HellĂšnes et le roi Alexandre de Serbie. Ce dernier, qui nâa que quinze ans, est le filleul de lâempereur de Russie. VoilĂ trente mois quâil rĂšgne par l'intermĂ©diaire de ses ministres. Il lui a fallu souscrire Ă lâabdication de son pĂšre, Ă lâexil de sa mĂšre, Ă beaucoup de mesures rigoureuses qui ont dĂč faire trembler sa main. La vie se prĂ©sente souvent, pour les jeunes souverains, sous un aspect austĂšre et mĂ©lancolique. Ils sont les prisonniers de lâĂ©tiquette et de la police des cours. Ils ne vivent pas pour eux, ils nâont pas dâĂąge et ils ignoreront toujours la joie d'ĂȘtre libre. d, Nây a-t-il pas une sorte de fatalitĂ© qui plane sur certains souve- rains ? Quelle chose Ă©trange que ces accidents successifs arrivĂ©s Ă Guil- laume II Ă bord du Hohenzollern , au moment mĂȘme oĂč la France et la Russie consacraient leur bonne entente ! Des gens superstitieux verraient dans ce rapprochement un avertissement et comme un prĂ©- sage. Les empereurs et les empires sont fragiles, et les faux pas du sou- verain semblent annoncer quelquefois le danger que court leur Ćuvre. Nous donnons dans ce numĂ©ro un dessin reprĂ©sentant le Hohen- zollern dâaprĂšs une photographie. Tandis que ce yacht impĂ©rial allemand faisait parler de lui dans des conditions si mystĂ©rieuses, un autre yacht impĂ©rial, Y Aigle, reli- que dâun empire Ă©croulĂ©, Ă©tait vendu Ă Cherbourg. Que de souvenirs rappelle ce navire ! Câest sur Y Aigle que NapolĂ©on III fit son voyage dâAlgĂ©rie en i865. Câest sur Y Aigle que lâImpĂ©ratrice sâembarqua pour aller assister Ă lâinauguration du canal de Suez. Lâempire Ă©tait alors Ă lâapogĂ©e de sa puissance et lâImpĂ©ratrice fut lâobjet, Ă Constantinople comme Ă Port-SaĂŻd, dâune rĂ©ception inouĂŻe et triomphale. Depuis, V Aigle est restĂ© tristement dans le port de Cherbourg, oĂč il a subi lâinjure lente et mordante des Ilots et du ciel. Ce nâest maintenant quâune ruine his- torique, vouĂ©e aux dĂ©molisseurs. Sic transit... Tandis que se disper- sent les souvenirs fragi- les, le bronze se dresse partout en souvenirs im- pĂ©iissables et les statues se multiplient sur tous les points du territoire. Paris en fait une con- sommation que beau- coup trouvent excessive. Que d'hommes de bronze on dĂ©terrerait dans le sol si jamais la Ville lu- miĂšre passait Ă lâĂ©tat de ruine ! Câest toute une population de politi- ciens, dâartistes, de lit- tĂ©rateurs et de savants. On, inaugure un jour la statue de La Fontaine et le lendemain celle de Danton. On parle de sta- tuefier Ă©galement Robes- pierre, afin de donner satisfaction aux admirateurs de ce personnage tranchant. EspĂ©rons que nous aurons aussi la statue dâHĂ©bert et celle de Carrier pas Belleuse. Consolons-nous en songeant que ces dĂ©bauches statuaires permet- tent aux sculpteurs dâexercer leur art ingrat et de toucher quelques sommes sur les budgets municipaux. Ces artistes devraient bien, toutefois, varier un peu les attitudes de leurs hĂ©ros. La statue de Danton fait le mĂȘme geste que celle de Gam- betta, laquelle fait le mĂȘme geste quâun Mirabeau trĂšs reproduit en simili-zinc. Câest toujours le mĂȘme bras et le mĂȘme index tendus sous le mĂȘme angle. Il en rĂ©sulte une dĂ©plorable monotonie. Les politiciens ont fait assez de pirouettes dans leur vie pour que les sculpteurs nâaient que lâembarras dans le choix de leurs attitudes successives. cfe» Des souvenirs d'un autre ordre et assurĂ©ment moins anciens ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s par la vente de LĂ©onide Leblanc. FIGARO ILLUSTRĂ xi La gracieuse artiste nâa guĂšre, paraĂźt-il, que quarante-cinq ans, bien que des dictionnaires peu courtois lâaient fait naĂźtre vers 1839. Tout, a Ă©tĂ© dit sur cette vente et sur les dĂ©bats de LĂ©onide Leblanc avec M. Bloch au sujet de lâachat du fameux collier dont celui-ci a refusĂ© de prendre livraison. La question de savoir sâil avait raison ou tort est bien dĂ©licate. Il est certain quâun objet peut avoir de la valeur non seulement parce quâil est prĂ©deux, mais parce quâil se rattache Ă un ordre de souve- nirs soit intimes, soit historiques. Le petit chapeau de NapolĂ©on, sa redingote grise, nâont aucune valeur intrinsĂšque. On nâen voudrait pas au Temple, dans le rayon des dĂ©crochez-moi ça ; mais, comme reliques du grand homme, elles pourraient atteindre un prix Ă©levĂ© en vente publique. Si donc on met dans une vente, comme ayant appartenu Ă une cer- taine personne, un objet qui nâa pas Ă©tĂ© sa propriĂ©tĂ©, il y a une sorte de fraude commise. du second Empire, quâil avait soutenus dâune façon Ă©nergique et bril- lante dans divers journaux. En littĂ©rature, il Ă©tait de tendances romantiques, et il dĂ©fendit toute sa vie, comme un de ses amis lâa rappelĂ© avec justesse, ces deux grandes choses dont il avait le respect la langue française et la moralitĂ© dans 1 art. Les symbolistes et le Théùtre libre ont attristĂ© ses derniers jours. LA GRANDâviLLE. La Caravane Ăgyptienne AU JARDIN DâACCLIMATATION Toutefois, puisque LĂ©onide Leblanc affirme que le collier quâelle a vendu Ă©tait bien celui quâelle portait dans Joseph Balsamo, il faut lâen croire. La galanterie la plus Ă©lĂ©mentaire et peut-ĂȘtre mĂȘme lâĂ©- quitĂ© nous le conseillent. On sait que LĂ©onide Leblanc a publiĂ© deux romans Les ComĂ©- diennes de lâamour et Mademoiselle Maxima. Doit-on dire quâelle en est V auteur, ou quâelle en est lâauto- resse? Une femme de lettres talen- tueuse, madame Gagneur, a soulevĂ© la question de ces mots jusquâici sans fĂ©minin auteur, Ă©crivain, ora- teur , administrateur . sculpteur , partisan, tĂ©moin, confrĂšre , sauveur, etc. Elle voudrait que lâAcadĂ©mie ne laissĂąt pas ces vocables Ă©ternel- lement seuls, et quâelle leur donnĂąt des compagnes. LâAcadĂ©mie y peut-elle quelque chose? Jâen doute. En pareille ma- tiĂšre, câest lâusage qui est le grand maĂźtre, et ce sont les Ă©crivains qui crĂ©ent lâusage. DĂ©jĂ , sous nos yeux, et rĂ©cem- ment, le mot docteur a pris femme, et doctoresse est devenu du langage courant. Il en sera de mĂȘme des autres mots. On commence Ă dire oratrice , administratrice et sauveuse. On Ă©crit Ă©galement autoresse, auteuse » Ă©tant une rime trop exacte Ă men- teuse », et surtout Ă sauteuse ». Partisane ne serait pas mal, sculp- trice est possible, quoique bien dur; tĂ©moine me semble sans intĂ©rĂȘt. Quant au fĂ©minin de confrĂšre, qui ne peut ĂȘtre que consĆur, la nĂ©ces- sitĂ© ne sâen fait pas beaucoup sentir; mais, si madame Gagneur y tient, rien ne lâempĂȘche de lâĂ©crire quand elle sâadresse aux autres' femmes de lettres. Câest innocent et, Ă la longue, on sây ferait. Il y a des mots plus choquants, et l'on sâhabitue dâailleurs Ă tout. I andis que madame Gagneur pourquoi pas Gagneuse? rĂȘve une rĂ©forme de la langue, madame veuve Guzman, qui ne connut pas dâobstacles, lĂšgue cent mille francs au terrien qui trouvera le moyen de parler par signes avec les habitants dâune autre planĂšte et' de recevoir leur rĂ©ponse. Le tĂ©lĂ©phone nâĂ©tant pas encore Ă©tabli entre les diverses planĂštes, on comprend lâimpatience de madame Guzman. Câest un besoin bien fĂ©minin que de tailler une bavette avec lâunivers entier. I outefois, aucune femme nâavait donnĂ© jusquâici une preuve aussi convaincante de son goĂ»t pour le bavardage. On ignore encore si lâAcadĂ©mie des sciences acceptera le legs Guzman. Madame Guzman a exceptĂ© de son legs ceux qui arriveraient Ă causer avec la planĂšte Mars. Pourquoi? Câest injuste. Si jâĂ©tais Ă la place de la planĂšte Mars, je serais vexĂ©. Madame Guzman est, dit-on, veuve dâun capitaine dâartillerie ; voilĂ peut-ĂȘtre la clef de lâĂ©nigme. Elle ne veut pas que des demoiselles de mĆurs lĂ©gĂšres puissent causer avec 1 Ăąme de son mari, qui se promĂšne Ă©videmment dans la planĂšte Mars, en sa qualitĂ© dâĂąme dâancien militaire. Le ngaro illustre aurait manque a tous ses devoirs vis-Ă -vis de lecteurs, sâil nâavait pas braquĂ© son objectif sur la caravane Ă©gyp- tienne, dĂšs son arrivĂ©e Ă Paris, comme il lâa fait pour les Somalis et les DahomĂ©ens. Nous sommes heureux, dâail- leurs, de nous associer Ă lâĆuvre si intĂ©ressante de la SociĂ©tĂ© du Jar- din dâAcclimatation. Cette exhibi- tion est la dix-huitiĂšme que cet Ă©ta- blissement offre au public, et lâon ne saurait trop le remercier de ses efforts; il faudrait pouvoir racon- ter en dĂ©tail le dessous de toutes ces exhibitions, en exposer les in- croyables difficultĂ©s et les sacrifices quâelles nĂ©cessitent. Câest lĂ de la gĂ©ographie et de lâethnographie en action ; ce sont des leçons de choses, des leçons dâhommes et des leçons de bĂȘtes. Le public, souvent peu Ă©clairĂ© qui dĂ©file devant ces spectacles exo- tiques, en reçoit, sans sâen rendre compte, un certain Ă©largissement de notions il comprend que le monde nâest point limitĂ© dans le cercle bornĂ© de son activitĂ© per- sonnelle, et que dâautres individus vivent, agissent et semblent heu- reux dans des conditions dâexistence toutes diffĂ©rentes. Ce ne sont point ici des sauvages ni des peuples primitifs ce sont au contraire les descendants de races qui, depuis bien des milliers dâan- nĂ©es, nous ont prĂ©cĂ©dĂ©s dans la civilisation. Alors que nos aĂŻeux vivaientdans des cavernes, couverts de peaux, de bĂȘtes, cousant leurs vĂȘtements avec des aiguilles faites dâarĂȘtes de poisson et taillant leur bois avec des outils de silex, lâArabe et lâEgvptien Ă©taient dĂ©jĂ tels que nous les voyons aujour- dâhui, et munis dâune civilisation complĂšte. Notre premier dessin, oĂč nous avons groupĂ© la plus grande partie de la caravane, nous dispense dâune description dĂ©taillĂ©e. Cette caravane se compose de cent vingt personnages, Fellahs, BĂ©- douins, Arabes, BerbĂ©rins, SouahĂ©lis ; elle mĂšne Ă sa suite quatre- vingts animaux, Ăąnes blancs, dromadaires et chevaux du dĂ©sert buffles, chĂšvres, moutons. Le dĂ©filĂ© de cette troupe, sur la grande pelouse transformĂ©e en oasis, grĂące Ă deux bouquets de hauts palmiers, est certainement le spectacle le plus fĂ©erique que lâon puisse imaginer. Elle est commandĂ©e par un cheick, dâadmirable tournure. Lâexhibition est complĂ©tĂ©e par un campement arabe, avec ses tentes basses, par un village nĂšgre avec ses cases recouvertes de bam- bous et de joncs, et enfin par un bazar Ă©gyptien qui rĂ©unit toutes les industries spĂ©ciales on y rencontre un atelier de potier, une bou- tique de barbier, un marchand de tapis, etc., le tout complĂ©tĂ© par un cafĂ© oĂč lâon boit le moka dans de petites tasses, au son du tarabouk et en regardant les poses lentes et ondulĂ©es de jeunes danseuses. T. G. cb Nous ne saurions clore cette chronique sans rendre hommage Ă Auguste Vitu, que ses amis, câest-Ă -dire quiconque a un nom dans les arts et dans les lettres, conduisaient rĂ©cemment Ă sa derniĂšre demeure. Vitu, qui savait tout et qui avait montrĂ© dans toutes les branches du journalisme des facultĂ©s de premier ordre, rĂ©digeait depuis vingt ans, au Figaro, la critique théùtrale. Ses jugements, dictĂ©s par un goĂ»tsĂ»r, par une probitĂ© absolue et par une incomparable Ă©rudition, faisaient autoritĂ© et avaient une grande influence sur le verdict du public. Sa physionomie Ă©tait archiconnue, et lâon sera Ă©tonnĂ© de ne plus voir aux premiĂšres, son profil de bonapartiste classique, aux moustaches noires et cirĂ©es. Vitu, en politique, Ă©tait restĂ© fidĂšle aux hommes et aux souvenirs La Mode Une femme de beaucoup dâesprit et de goĂ»t disait, ces jours der- niers, que la mode doit ĂȘtre ce qui vous sied le mieux ». Elle avait absolument raison et, en effet, câest folie de vouloir ser- vilement suivre les indications que vous donnent certains couturiers ou couturiĂšres, en vous disant que câest la mode et quâil nây a pas Ă sortir de lĂ . En agissant ainsi, on se met, non pas en femme dĂ©gante, mais tout simplement sur le mĂȘme pied que ces employĂ©es qui, dâaprĂšs un nouveau systĂšme de rĂ©clame, se promĂšnent Ă travers la ville exhi- bant la nouvelle Ă©toffe ou la nouvelle coupe que leur patron est en train de lancer. On les appelle des mannequins ». Si elles sont souvent XII FIGARO ILLUSTRĂ ridicules, elles ont au moins, comme compensation, le plaisir de porter une riche toilette qui ne leur coĂ»te .rien. Mais, payer trĂšs cher pour ĂȘtre le mannequin de la maison X ou de la maison Y, câest une naĂŻvetĂ© trop grande. Ilfaut donc, tout ensuivant les rĂšgles gĂ©nĂ©rales de la mode en faveur, savoir lâapproprier Ă sa propre personne. Ainsi la robe collante quâon porte en ce mo- ment est excessivement gracieuse et sied Ă merveille aux personnes bien faites qui ne lâabandonneront, câest le cas de dire, quâĂ leur corps dĂ©fendant. Au contraire pour certaines femmes trop maigres ou trop boulottes, elle devient grotesque. Il faut donc pour ces derniĂšres une lĂ©gĂšre modification. Jâajouterai que câest lĂ que se rĂ©vĂšle le vĂ©ritable talent de la couturiĂšre qui doit corriger le patron, de façon Ă dissimu- ler les dĂ©fauts de sa cliente. La robe, prise dans son ensemble, nâen reste pas moins collante et par consĂ©quent Ă la mode. Mais il y a certains petits dĂ©tails qui lâempĂȘchent dâĂȘtre ridicule, ce qui arriverait forcĂ©ment si on se conten- tait de la tailler dâaprĂšs les indications gĂ©nĂ©rales. Câest mĂȘme lĂ ce qui motive la cam- pagne que continue Ă outrance tout un parti qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© baptisĂ© le clan des mal bĂąties », en faveur du retour des paniers, grĂące auxquels les femmes les plus disgracieuses mettraient Ă leur ni- veau celles Ă qui la nature a donnĂ© les grĂąces de la VĂ©nus de Milo. En ce moment, la mode rend facile un choix intelligent. Ainsi nous avons comme choix de manteaux la jaquette, toujours en grande faveur, et le petit collet qui commence Ă ĂȘtre adoptĂ©. Pour quelquâun qui a les Ă©paules Ă©troi- tes ou, au contraire, trop carrĂ©es, il devient prĂ©cieux. Je dois Ă la justice de dĂ©clarer que ce nâest pas son seul avantage. Le collet ou pĂšlerine est dâun usage commode, pas trop chaud et pas encombrant. Son seul dĂ©faut est dâavoir trop Ă©tĂ© banalisĂ© par les magasins de confections. Mais nos grands couturiers ont créé quelques modĂšles nou- veaux qui permettent de se distin- guer quand mĂȘme. Par exemple le petit collet abbĂ© de cour, un peu flottant, et trĂšs simple, nous repose un peu des profusions dâor- nement et surtout de cabochons qui tiraient lâĆil cet hiver. TrĂšs commode et trĂšs pratique aussi la grande pĂšlerine cape, en soie Ă©cossaise ou changeante. Elle est, pour ainsi dire, indispensable aux eaux ou aux bains de mer. Elle protĂšge la toilette dĂ©licate que compromettrait si vite la poussiĂšre dâeau de mer, causĂ©e par le choc de la vague' sur les rochers. Je sais bien que pour les excur- sions sur la plage ou sur la falaise, le mieux est encore de sâen tenir au lainage. On en fait de si sou- ples, de si lĂ©gers, quâils valent bien les autres tissus dits dâĂ©tĂ©, mais câest Ă©gal, il faut quand mĂȘme prendre ses prĂ©cautions. Je ne ferai point aujourdâhui beaucoup de descriptions de toi- lettes. Celles dâĂ©tĂ© sont toutes sor- ties et nous avons encore le temps de songer Ă celles dâautomne. Une pourtant, celle dont nous donnons le dessin. Câest une adorable toi- lette de promenade veste Louis XV en pĂ©kin vert dâeau et noir ; haut de manches Ă lâitalienne en gaze vert dâeau ; chemisette de surah vert; jupe de lainage blanc, avec, dans le bas, deux galons de satin noir. Jây joindrai la description de lâautre dessin, fait Ă lâusage de celles de mes lectrices qui, aprĂšs les plaisirs des courses, de la na- vigation de plaisance et du laivn-tennis, voudraient goĂ»ter ceux de la chasse. Câest un costume Ă la fois Ă©lĂ©gant et pratique veston de ve- lours Ă cĂŽtes, vert bouteille ; gilet de flanelle blanche, culotte Chantilly en velours vert; bas Ă©cossais; guĂȘtres de cuir fauve. Il est bien entendu que ce costume est uniquement pour la chasse Ă pied. Je mâoccuperai de la chasse Ă courre en mĂȘme temps que de la vie de chĂąteau. CLAIRE DE CHANCENAY. ÂŁ4 $4 34 ÂŁ4 .54 ÂŁ434 34 34 34 34343434343434 34 34 34 343434 34 34 34 3434 34 34 Chemins de Fer de lâOuest La Compagnie des Chemins de fer de lâOuest fait dĂ©livrer, sur tout son rĂ©seau, des cartes d'abonnement nominatives et personnelles, en 1", 2 e et 3° classe. Ces cartes donnent droit Ă lâabonnĂ© de sâarrĂȘter Ă toutes les stations com- prises dans le parcours indiquĂ© sur sa carte et de prendre tous les trains com- portant des voitures de la classe pour laquelle lâabonnement a Ă©tĂ© souscrit. Les prix sont calculĂ©s dâapres la distance kilomĂ©trique parcourue. La durĂ©e de ces abonnements est de trois mois, de six mois ou d une annĂ©e. â Ces abonnements partent du 1 er et du 15 de chaque mois. Chemin de Fer dâOrlĂ©ans Voyages dans les PyrĂ©nĂ©es La Compagnie dâOrlĂ©ans dĂ©livre toute lâannĂ©e des billets d'excursion compre- nant quatre itinĂ©raires diffĂ©rents permettant de visiter le Centre de la France , les stations hivernales des PyrĂ©nĂ©es et du Golfe de Gascogne. Les prix des billets sont les suivants ; 1 er ItinĂ©raire Y° classe, 225 francs. â 2' classe, 170 francs. DurĂ©e de validitĂ© 45 jours 2, 3 et 4° ItinĂ©raires l rc classe, 180 francs. â 2 e classe, 135 francs. DurĂ©e de validitĂ© 30 jours La durĂ©e de ces diffĂ©rents billets peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de 10 jours, moyennant paiement, pour chaque pĂ©riode, d'un supplĂ©- ment de 10 0/0 du prix du billet. Enfin, il est dĂ©livrĂ© de toute gare des Compagnies d'OrlĂ©ans et du Midi, des billets Aller et Retour de 1" et 2" classe rĂ©duits de 25 0/0, pour aller rejoindre les itinĂ©raires ci-dessus, ainsi que de tout point de ces itinĂ©raires pour sâen Ă©carter. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e VOYAGES A PRIX REDUITS Excursions en Suisse Billets dâaller et retour de Paris Ă Berne et Ă Inlcrlaken, viĂ Dijon, Pontar- lier, NeuchĂątel, ou rĂ©ciproquement, valables pendant G0 jours. â De Paris Ă Berne âą l r0 classe, 110 fr. 30; 2 e classe. 82 fr. 30 ; 3° classe, G0 fr. 45. â De Pans Ă Interlaken P° classe, 121 fr. 95; 2° classe, 91 fr. 85 ; 3° classe, GG fr. 30. â Franchise de 30 kilogr. de bagages sur le rĂ©seau ArrĂȘts facultatifs sur tout le parcours. Ces billets sont dĂ©livrĂ©s du 15 avril au 15 octobre, Ă la gare de Paris-Lyon et dans les bureaux-succursales et agences de la Compagnie Billets de Voyages circulaires Ă itinĂ©raires fixes de 1° et 2° classe, a prix rĂ©duits, pour excursions en France, en AlgĂ©rie, en Tunisie, en Italie, en Suisse, en Autriche, en Espagne et en Portugal. ArrĂȘts facultatifs. Combinaisons trĂšs variĂ©es. DĂ©livrance permanente des billets. Consulter le Livrct-ĂŒmde de la Com- pagnie vendu 0 fr. 30 dans toutes les gares du rĂ©seau. Billets individuels et Billets de famille de Voyages circulaires Ă linĂ©- aires tracĂ©s par les voyageurs eux-mĂȘmes, l ro , 2°, et 3 e classe, pour excor- ions sur le rĂ©seau ValitĂ© 30, 45 ou G0 jours. FacultĂ© de prolongation, Ă©ductions 20 Ă 50 0/0. ArrĂȘts facultatifs. DĂ©livrance permanente des billets ans toutes les gares du rĂ©seau. Demander les billets 5 jours Ă l'avance. Con- ultcr le Livret-Guide de Compagnie vendu 0 fr. 30 dans toutes les gares Chemin de Fer du Nord paris - LONDRES - Trajet en h. 1/2. â Travers Cinq services rapides dans chaque sens, n 1 h. 1/4. , â , Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2 classes. Drparl s de Paris Via Calais-Douvre» S h. 22, 11 1,. 30 du matin. .1 , 30 Club-Train n'a pas lieu le samedi] et 8 h. 25 du soir. â Via Boulogne-l'olkes- one 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Vin Douvres-Calnis 8 h. 20, 11 li. du matin 3 b. la Club-Train n'a pas lieu le dimanche] et 8 h. 15 du soir. â Via 1-olkestone- loulogne 10 h. du matin. _ . . Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă prix trĂšs rĂ©duits et a heures fixes via Calais, n 10 heures. _ . . - , , DĂ©part de Paris Ă G h. 10 du soir. â DĂ©part de Londres a / U. du sou. fit Ă prix trĂšs rĂ©duits et Ă heures variables, via Boulogne olkestone. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. 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Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C 1 , AsniĂšres L orsque Florence Damville et Minnie Floyd sâembrassĂšrent en pleurant, Ă la porte de Gordon-House, oĂč elles avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©es ensemble dans le pensionnat des vĂ©nĂ©rables demoiselles Pettman, Ă Brighton, elles se jurĂšrent de sâĂ©crire tout ce qui leur arriverait, tout ce quâelles feraient, tout ce quâelles penseraient, jour par jour, heure par heure, minute par minute. Vingt jeunes figures excitĂ©es paraissaient aux fenĂȘtres, encadrĂ©es dans des flots de cheveux blonds ou bruns; vingt menottes blanches Ă part quelques taches dâencre sâagitaient gen- timent en signe dâadieu ; vingt bouches fraĂźches criaient good bye, dear ! mais Minnie Floyd Ă©tait la seule qui fĂ»t vraiment Ă©mue! Les bonnes joues ruisselantes de pleurs, la poitrine gonflĂ©e de gros sanglots, elle ne savait que serrer son amie sur son cĆur en murmurant O ma Florry, my darling ! » La malle Ă©tait dĂ©jĂ chargĂ©e sur lâomnibus, lorsque miss Dam- ville souffla ces mots dans lâoreille de son amie Si vous vous mariez avant moi, je veux ĂȘtre votre demoiselle dâhonneur, rappelez- vous ! â Je vous le jure, chĂ©rie. Dâabord, il faut quâzĂŻ vous plaise!... Je ne veux pas Ă©pouser un homme qui ne plairait pas Ă ma meil- leure amie ! » Ces mots se perdirent dans le bruit des roues. Câest en exĂ©cution de cette promesse sacrĂ©e que miss Damville, quatre ans plus tard, descendait Ă la gare de Blackheath. prĂšs Londres, venant de Liverpool oĂč son pĂšre Damville Ritchie and C°, demeurait avec toute sa famille. Miss Damville, je pense ? dit un jeune homme en soulevant son melon brun dâun air assez gauche. â Parfaitement, rĂ©pondit Florence avec aplomb. â Ces demoiselles nâont pu venir au-devant de vous. La modiste est arrivĂ©e par le dernier train; on essaye des chapeaux. Câest pourquoi je suis venu vous chercher avec le trap. » Il oubliait de se prĂ©senter, de dire qui il Ă©tait. Un domestique? Impossible! Un commis de M. Floyd Floyd, Barnard and C°, limited , chevilles et boulons en bois, Saint-Mary- Axe, East London? Pourquoi pas? Serait-ce le fiancĂ© par hasard, ce garçon aux gros pieds, Ă lâair bonasse et un peu attristĂ©, qui marchait bĂȘtement Ă cĂŽtĂ© dâelle, en tendant le cou, et qui lui faisait rĂ©pĂ©ter tous les mots avec un stupide I beg pardon ? comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© sourd. Et cette jaquette dĂ©fraĂźchie, cette fleur fanĂ©e dont la tige est cassĂ©e ! Non, vraiment, si câest lĂ le fiancĂ© !... Pauvre Minnie! Tandis que ces idĂ©es dĂ©sobligeantes lui traversaient lâesprit, elle souriait dâun sourire cĂ©leste Ă lâinfortunĂ©. On monta dans la petite voiture, Ă peu prĂšs semblable Ă celles oĂč les bouchers font leur tournĂ©e du matin le genre le veut ainsi. Dâun clappement de langue, le jeune gentleman mit en branle le poney. Quelle charmante bĂȘte ! » fit Florence extasiĂ©e. Et elle continuait le cours de ses hypothĂšses. Qui est ce garçon, pour lâamour de Dieu ? Un frĂšre ?... Mais non, Minnie nâa pas de frĂšres. Rien que des sĆurs, cinq, je crois ! Ah ! jây suis câest Teddy. » Teddy abrĂ©viation dâAlfred, Ă©tait un neveu de Mr. Floyd, dont le nom revenait sans cesse dans les conversations du pen- sionnat, et plus tard dans les lettres de Minnie. Orphelin et pauvre, Teddy avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© avec ses cousines. A la fois trĂšs utile et trĂšs effacĂ©, Teddy, suivant la façon dont vous lâenvisagiez, tenait une grande place dans la maison et nâen tenait aucune! TrĂšs souple, trĂšs complaisant, jamais grognon, jamais fatiguĂ©, toujours prĂȘt, agissant sans bruit, capable dâassortir un ruban, dâacheter un cheval, de conduire un procĂšs. En somme, un ĂȘtre sans prĂ©tention et sans consĂ©quence. Lorsquâil frappait Ă la porte et quâon criait, dâune voix perçante et effrayĂ©e Qui est lĂ ? » il sâempressait de rĂ©pondre Câest moi ! » AussitĂŽt on disait Oh ! ce nâest que Teddy! » Et on le laissait entrer, mĂȘme quand on Ă©tait en jupon et en corset. Les Ă©paules roses et les bras blancs des demoiselles Floyd ne le regardaient pas tant pis pour lui sâil les regardait ! Pourtant, il y avait eu un petit moment oĂč lâon aurait bien cru. que Teddy allait sortir de sa passivitĂ©. Un je ne sais quoi avait dĂ» se passer entre lui et sa cousine Minnie.' Florence avait flairĂ© un mystĂšre, espĂ©rĂ© une confidence ; le mystĂšre ne sâĂ©tait pas Ă©clairci, la confidence nâĂ©tait pas venue. Et, peu Ă peu, le nom de Teddy avait disparu des lettres; silence profond sur le chapitre du cousin. Depuis trois mois, il nâĂ©tait plus question que du fiancĂ©, Dudley Lambton, un phĂ©nix qui rĂ©unissait tous les charmes Ă toutes les vertus, et qui Ă©tait fils unique dâun pĂšre goutteux ; or, tout le monde sait que la goutte peut remonter au cĆur dâune minute Ă lâautre. Teddy avait-il rien Ă offrir qui entrĂąt en balance avec de tels avantages ? Miss Florence, sans perdre son sourire cĂ©leste, pensait Ă tout cela et se disait avec la charmante cruautĂ© de son sexe et de son Ăąge Il doit souffrir. Comme câest amusant ! » Vraiment, cela valait presque les Society novels quâelle empruntait, Ă raison de huit par semaine, Ă la Circulation library de son quartier un pour chaque jour ouvrable et deux pour le jour du Seigneur. Le trap, aprĂšs avoir couru dans un joli chemin, entre la haie du chemin de fer et le mur dâun parc, passa une barriĂšre de bois peint et fit crier sous ses roues le gravier dâun beau jardin. Une allĂ©e tournante lâamena, en vingt tours de roue, devant le perron dâune gentille maison de campagne. Câest lĂ que miss Damville tomba dans les bras de cinq jeunes filles en robe bleu-pĂąle, dont lâaĂźnĂ©e, Minnie, avait dix-neuf ans, tandis que la derniĂšre, Ada. en avait dix. Ce furent un frĂ©tillement, une joie, un orage de cris! une tempĂȘte de baisers. Les cinq demoiselles Floyd parlaient toutes du haut de leur tĂȘte, voulaient tout montrer, tout expliquer m 42 FIGARO ILLUSTRĂ Ă la fois Ă la nouvelle arrivante. Elles Ă©taient grises, positivement grises de toute cette aventure matrimoniale, et par-dessus tout, de la venue de cette bienheureuse marchande de modes Une Française, ma chĂšre, une vraie ! Et dâun goĂ»t ! Tout ce quâelle fait est si affreusement joli! 50 awfully nice. Non, . voyez-vous, câest Ă en mourir! Ce nâest pas comme lâautre, lâancienne. Celle-lĂ aussi se disait française, se faisait appeler madame Davron. Ma chĂšre, nous avons dĂ©couvert quâelle Ă©tait Irlandaise et quâelle sâappelait. Pattie Malloney. Quelle infamie, nâest-ce pas? Etre coiffĂ©es par Pattie Malloney! » Dans la maison, câĂ©tait un tohu-bohu adorable. Toutes les portes Ă©taient ouvertes, toutes les tables encombrĂ©es. Des bonnes allaient et venaient, trottant menu, faisant tourbillonner les barbes de leur cap, un tablier rose en triangle, Ă©pinglĂ© sur leur poitrine comme sur une pelotte; de ces petites bonnes au nez retrousse et insolent qui ne peuvent regarder un gentleman sans paraĂźtre le sommer de les enlever sur-le-champ. Voulez-vous une tasse de thĂ©, chĂšre ? Avez-vous faim ? â Toujours ! â En attendant, prenez donc de ces bonbons. Ils ont Ă©tĂ© apportĂ©s ce matin par Dudley. â Ils doivent ĂȘtre excellents. â Naturellement. Tout ce qu'apporte Dudley est exquis... Dâabord, nous sommes toutes folles de Dudley, nâest-ce pas, mamma? dit la petite Ada. â Sans doute, chĂ©rie. â Câest un si joli nom, Dudley, pour un nom de baptĂȘme ! fit en joignant les mains miss Mabel, qui avait treize ans... Un nom amoureux, nâest-ce pas? Je ne connais que Montgomery qui soit encore plus distinguĂ©. Le nom de notre petit voisin, observa miss Lizzie, alors dans sa seiziĂšme annĂ©e. Cette gamine se permet de songer aux gentlemen... Ce qui est vraiment remarquable chez Dudley, câest la maniĂšre dont il joue au cricket. Je voudrais que vous le vissiez, miss Damville, avec sa veste de flanelle bleue et rose... Personne ne boule » comme lui. Ma chĂšre, corrigea avec une certaine aigreur miss GrĂące qui touchait Ă ses dix-huit ans, Sandy Nash boule » mieux que Dudley, mais je conviens que Dudley batte » comme un ange. â Est-ce que les anges jouent au cricket? demanda Teddy. Pourquoi pas, si cela les amuse et si Dieu le permet? » rĂ©pondit par-dessus son Ă©paule, GrĂące Floyd, dĂ©daigneuse. Florence nâen avait pas fini avec les litanies en lâhonneur de Dudley. Câest un charmant garçon, dit Mrs. Floyd. Il a tous mes goĂ»ts. Il dĂ©teste Swinburne et il adore Tennyson. Et puis, con- naisseur en japonneries, vous nâavez pas idĂ©e de cela ! » Une tante, non mariĂ©e, qui complĂ©tait la famille, louait les opinions religieuses du jeune homme Il est haute-Ă©glise » sans ĂȘtre ritualiste, câest un amour! â Ils ont une rĂ©sidence dans le pays de Galles, ajouta Mr. Floyd, dont le retour sâĂ©tait perdu dans le dĂ©part de la modiste. Une vraie rĂ©sidence de sqnire, vous comprenez? Une maison en pierres ! » Dans ce pays de la brique, si lâon a une maison en pierres, Ă quoi ne peut-on prĂ©tendre ? Enfin les deux jeunes filles se retrouvĂšrent seules dans la chambre de la future Mrs. Lambton. Voyons, Minnie, votre papa, votre mamma, votre tante, vos quatre sĆurs et vos deux parlour-maids raffolent de Dudley, câest bien clair. Et vous ? â Mon Dieu, chĂ©rie... â Vous vous prĂ©parez Ă mentir, Minnie. Laissez-moi vous regarder bien en face. Je comprendrai vos yeux bien mieux que vos paroles... HĂ© bien, franchement, je mâattendais Ă vous trouver dans le septiĂšme ciel, et vous nây ĂȘtes pas... Vous ĂȘtes dâun calme... â Quel mal y a-t-il Ă ĂȘtre calme ? â -Mais, mon pauvre canard, ce nâest pas lâamour, cela!... Rappelez- vous tout ce que nous disions Ă la pension. Vous vou- liez Ă©pouser un pirate, un brigand. Il devait vous emporter la nuit, dans la campagne, liĂ©e en travers de son cheval. Au besoin vous nâauriez pas refusĂ© de vivre comme la maĂźtresse du grand comte de Tyrone, dont on dĂ©tachait la chaĂźne Ă 1 heure des repas et Ă lâheure du coucher. â A la pension nous Ă©tions folles... parce quâon nous disait des choses raisonnables toute la journĂ©e. Depuis que je n entends plus que des folies, je suis devenue trĂšs raisonnable. â Votre fiancĂ© nâest-il pas charmant ? â On le dit. . â Ne vous aime-t-il pas ? â Je crois que oui. â Et Teddy, reprit Florence aprĂšs un silence, que dit-il de ce mariage ?» . Un nuage de tristesse passa sur la douce figure de Minnie. Pauvre Teddy! que voulez-vous quâil en dise? On ne lui a pas demandĂ© son avis. » Minnie nâen dit pas davantage. Comme elle devient sournoise! » pensa miss Damville, lĂ©gĂš- rement vexĂ©e. A sept Heures et demie, Dudley arriva pour dĂźner. Un swell accompli ; cheveux collĂ©s au crĂąne, raie centrale, bandeaux symĂ©- triques; son nĆud de cravate eĂ»t fait honneur au comte dâOrsay; un monocle jouait avec grĂące sur son plastron sans reproche ; un gardĂ©nia sâĂ©panouissait sur le revers de soie de son habit ; une faible odeur de muguet lâenveloppait dâune atmosphĂšre embau- mĂ©e. Lâair endormi dont il accueillait les agaceries et les empres- sements de ses futures belles-sĆurs, son articulation molle et indis- tincte Ă©tait dâun parfait gentleman. DĂšs quâil entra, toutes les jeunes filles commencĂšrent Ă vibrer comme des sonnettes Ă©lectriques FIGARO ILLUSTRĂ 43 mises en jeu par le mĂȘme courant, et leurs pensĂ©es folĂątres se suspendirent aux deux crocs de sa fine moustache. AprĂšs le dĂźner, on dansa. Il est toujours facile dâimproviser un bal dans une famille oĂč il y a cinq demoiselles. Outre Dudley et Teddy, on avait comme cavaliers Sandy Nash et Montgomery, un charmant collĂ©gien de quinze ans, Ă la veste ronde et au col plat dâEton, pour le moment en vacances â les collĂ©giens anglais sont toujours en vacances ! Cher monsieur Lambton, avait dit Minnie Ă son fiancĂ©, je vous prĂ©sente ma meilleure amie, miss Damville. Si vous mâaimez, comme vous avez paru lâinsinuer quelquefois, vous lui ferez la cour et vous tĂącherez de lui plaire. » Dudley ricana faiblement et entraĂźna Florence dans un fou- gueux tour de valse, aprĂšs quoi il la conduisit dans la serre oĂč ils sâassirent tous deux. LĂ il se rĂ©gala du spectacle de cette jolie fille, renversĂ©e dans une rocking-cliair , un peu haletante et qui sâĂ©ven- tait, Ă larges coups espacĂ©s, dâun mouvement doux et rĂ©gulier. Sa petite tĂȘte brune, frisĂ©e en boule, sâappuyait au dossier. Ses longs cils portaient une ombre sur la fine pĂąleur de sa joue ; ses lĂšvres, entrâouvertes dâun sourire vague et charmant, laissaient briller des dents Ă©blouissantes. Un corsage de pourpre, libĂ©ralement Ă©chancrĂ©, se moulait sur son buste Ă©lĂ©gant et montrait ses poi- gnets blancs, dĂ©licats, chargĂ©s de bracelets qui Ă©voquaient je ne sais quelle voluptueuse pensĂ©e dâun esclavage dâamour. Miss FlQyd mâa ordonnĂ© de vous faire la cour, murmura Dudley... Elle nâest donc pas jalouse, votre amie? â Comment le serait-elle ? Elle est si jolie! â Vous trouvez? Et vous ? Moi! Oh!... miss Minnie est la plus charmante personne que jâeusse rencontrĂ©e avant ce soir. » Une nuance rose illumina la joue de miss Damville, dâun tendre reflet dâaurore. Comme vous exĂ©cutez bien les ordres quâon vous donne ! â Ordres imprudents, et, en tout cas, bien inutiles! » O11 n'entendait que le bruit de l'Ă©ventail, refermĂ© et dĂ©ployĂ© tour Ă tour, pareil Ă celui dâune foulĂ©e dâoiseaux. Les yeux du jeune homme allaient, en sâanimant, des petits pieds qui dĂ©pas- saient la robe de pourpre, aux seins soulevĂ©s qui palpitaient sous une ruche de dentelles. Comme câest joli, cette serre ! soupira-t-elle. â Vous aimez les fleurs? - Je les adore! rĂ©pondit Florence d'une voix passionnĂ©e. » Et elle ajouta Je voudrais vivre dans les pays oĂč elles pous- sent comme des arbres, me perdre dans une forĂȘt vierge ! â Toute seule ? â HĂ© bien... peut-ĂȘtre pas absolument seule... » A peine eut-elle laissĂ© tomber ce mot quâelle sentit un remords affreux. HĂ©las! pensa-t-elle, misĂ©rable que je suis ! VoilĂ que je flirte avec le fiancĂ© de ma meilleure amie ! Les forĂȘts vierges, câest trĂšs humide, remarqua Dudley. Je vous assure quâĂ Paris, Ă lâhĂŽtel Meurice, on est presque aussi isolĂ©... et la cuisine est trĂšs bonne. â Oui, vous avez raison », murmura Florence, le regard vague. A ce moment, des pas lĂ©gers broyĂšrent le sable du jardin. Qui donc se promenait prĂšs de la serre? Est-ce quâon les Ă©piait ? Ils se levĂšrent ensemble et arrivĂšrent prĂšs dâun vitrage ouvert juste Ă temps pour voir, au clair de lune, Mabel coller ses lĂšvres Ă celles de Montgomery. Un Ă©clat de rire de miss Damville mit 44 FIGARO ILLUSTRĂ en fuite les deux coĂŒpables. Dudley et Florence restĂšrent seuls. âą Quelle nuit dĂ©licieuse ! dit la jeune fille reprise de vertige. Comme câest bon de baigner sa tĂȘte dans cet air frais ! » Elle se pencha en avant, livrant son cou charmant aux regards avides de Dudley. Aux regards? Fut-ce seulement aux regards? Tout Ă coup une moustache soyeuse se pressa contre cette peau tiĂšd'e et polie, Ă la naissance de lâĂ©paule. Florence bondit en arriĂšre. Monsieur ! â Oh! pardon, chĂšre miss Damville... Votre cou Ă©tait si tentant!... Les fleurs, le clair de lune, ce baiser que nous venons dâentendre... jâai perdu la tĂȘte... Oh! ne me quittez pas sans me dire que vous me pardonnez ! â HĂ© bien... je pardonne. Mais laisscz-moi. Si vous me parlez encore ce soir, je meurs de honte. â Quâavez-vous donc racontĂ© Ă mon amie ? demanda Minnie Floyd Ă son fiancĂ©. Elle vient dâaller se coucher en nous disant quâelle avait la migraine. â Je ne lui ai rien racontĂ© du tout. Ce sont les plantes de la serre qui lui ont fait mal Ă la tĂȘte, je suppose. » Une heure aprĂšs, Dudley et Teddy fumaient un dernier cigare en tournant autour de la pelouse. Bien charmante fille, cette miss Damville ! mĂąchonna Dudley. â Fascinante!... Et un caractĂšre! Un cĆur! Elle fait la classe, le dimanche, Ă cinquante petites pauvresses... Et pas de frĂšres ni de sĆurs!... â Le pĂšre fait de bonnes affaires ? â La premiĂšre corderie de Liverpool, tout simplement. » Le lendemain, il y eut une partie de lawn-tennis , qui dura sept heures, et oĂč M. Lambton fit des prodiges de valeur. Miss Damville avait, ce jour-lĂ , une robe violet-clair et un petit air plus-ne-mâ est-rien, -rien-ne-mâ est-plus , des plus gracieusement mĂ©lancoliques. On trouva que lâair et la robe lui seyaient Ă mer- veille. Elle avait refusĂ© de jouer. Assise Ă lâĂ©cart sur un pliant, elle semblait absorbĂ©e dans une rĂȘverie douloureuse, et, lorsquâon lui parlait, revenait Ă la vie avec un soubresaut nerveux. A certain moment de la journĂ©e, Minnie se trouva seule non loin du bon Teddy. M. Lambton nâest pas auprĂšs de vous? dit le jeune homme. â Il paraĂźt que non. â Câest Ă©trange ! â Mais, non, câest tout simple. Puisquâil sera mon mari dans trois jours, il faut bien quâil sâhabitue Ă me nĂ©gliger... A propos, que dites-vous de mon amie ? â Entre nous, elle pose horriblement je ne peux pas la souffrir!... AprĂšs tout, jâai peut-ĂȘtre tort de vous dire ce que je pense... » Minnie le regarda avec une extrĂȘme douceur. O Teddy, je veux que vous me disiez toujours ce que vous pensez. » Teddy eut un gros soupir. OĂč en serions-nous, si je vous disais tout ce que je pense? » Minnie sâĂ©loigna sans rĂ©pondre et rejoignit les joueurs. La veille du grand jour Ă©tait arrivĂ©e. CâĂ©tait le soir et on allait se mettre Ă table. Mr. Floyd entra dans le salon, une enveloppe rougeĂątre Ă la main Inutile dâattendre mon gendre. Il me tĂ©lĂ©graphie quâune affaire de la plus haute importance le retient Ă Londres. â VoilĂ qui est par- ticulier ! observaTeddy. Je lâai aperçu, il nâv a pas un quart dâheure, dans la ruelle qui mĂšne aux Commons, condui- sant un dog-cart. â Et miss Damville qui ne descend pas! » A ce moment, le page parut avec une lettre sur un plateau Pour miss 1 Minnie. » A peine la jeune fille ' eut-elle ouvert ce mes- sage et y eut-elle jetĂ© les yeux, quâelle poussa un cri et se laissa tom- ber sur le sofa. On ra- massa le papier Ă©chappĂ© de ses mains et on lut ceci ChĂšre bien aimĂ©e, Quâallez-vous penser de moi ?... Je cĂšde Ă un fol entrainement je pars avec Dudley... Puissiez-vous ne pas me maudire aujour- dâhui; peut-ĂȘtre quâun jour vous me 1 remercierez. Votre malheureuse et trop aimante Florry. » La coquine ! le petit scorpion! criait Mrs. Floyd. Vite, mon flacon ! Ma fille se trouve mal! Elle en mourra! â HĂ© bien, non, mamma, je ne veux pas me trouver mal. A quoi bon? Je ne lâaimais pas, votre Dudley... Tandis que... ĂŽ papa, si vous vouliez ĂȘtre gentil !... â Pas un mot de plus, interrompit Mr. Floyd. Les affaires dâabord, le cĆur ensuite ! Donnez-moi cette lettre. Aucune de vous nâa fait attention au post-scriptum. Il est prĂ©cieux, cepen- dant. » Mr. Floyd en donna lecture. PriĂšre, de prĂ©venir papa et de mâenvoyer ma caisse au Gran- it ville-hĂŽtel. Ramsgate, en la recommandant au garde du train. » â Quelle impudente ! sâĂ©cria Mrs. Floyd. â Il faudrait la remercier, au contraire, de nous avoir donnĂ© son adresse. Je vais me mettre en communication tĂ©lĂ©phonique avec M. Lambton dĂšs qu'il sera arrivĂ© au Granville. » Voici le dialogue transmis par le tĂ©lĂ©phone Hallo. â Refusez-vous dâĂȘtre mon gendre? â HĂ©las! â Restez-vous mon associĂ© ? â Avec plaisir. â TrĂšs bien. Si je vous intente un procĂšs en rupture de promesse matrimoniale, je suis sĂ»r de gagner. â Câest probable. â DâaprĂšs votre fortune, on vous cotera Ă quatre mille livres dâindemnitĂ©. â Câest possible. â Au lieu de perdre ce capital, avancez-le Ă mon neveu Teddy qui vous donnera deux du cent... » â Un et demi, cria Teddy. â Soit ! Qui vous donnera un et demi et qui vous rembour- sera en six ans... » -P En neuf ans ! â Soit ! qui vous remboursera en neuf ans. Cela va-t-il ? â Cela va. â TrĂšs bien. Jâai lâhonneur de vous faire part du mariage de ma fille Minnie avec Mr. Alfred Floyd, mon neveu et notre associĂ©. Nous vous attendons demain Ă dĂ©jeuner, avec votre charmante femme. Compliments de tous. Bonne nuit ! » Cher papa, comme vous ĂȘtes bon ! â Et malin ! ajouta Teddy. â Seulement, bonne nuit » est un peu lĂ©ger, observa la tante. â Je nây avais pas pensĂ©, dit Mr. Floyd. Il nâv a que les dĂ©votes, ma parole ! pour dĂ©couvrir ces choses-lĂ ! » Voulez-vous savoir la suite ? Minnie est trĂšs heureuse avec Teddy, et Florry ne lâest pas moins sans Dudley. Car le mari est toujours en Ecosse lorsque sa femme est Ă Londres, Ă Londres ou a Paris lorsquâelle est Ă Liverpool. Quelquefois elle lĂšve en haut ce regard cĂ©leste que vous connaissez , le regard dâun ange que Dieu vient de gronder, et elle dĂ©clare quâelle sâest sacrifiĂ©e pour sa chĂšre Minnie. VoilĂ comme elle est elle ne peut voir souffrir personne, les amis de son mari le savent bien. Et remarquez-le, sa carriĂšre de dĂ©voue- ment ne fait que commencer! AUGUSTIN FILON. Illustrations de Stanislas Rejchan. E mmeline Ă©tait une de ces fillettes candides qui se mettent Ă sourire instinctivement, dĂšs quâune personne les regarde. Elle avait raison de faire ainsi, car ses lĂšvres Ă©taient toutes fraĂźches, ses fossettes Ă©taient toutes rondes, et voir se creuser les unes, voir sâentrâouvrir les autres, constituait un ravis- sant spectacle pour les jeunes gars qui passaient devant sa maison. Emmeline avait douze ans peut-ĂȘtre. Mais dans son pays de BĂ©arn, le soleil mĂ»rit vite toutes choses. On y mange des raisins au mois de juillet. La petite bĂ©arnaise avait des regards lumineux sous les arcades noires de ses sourcils, et semblait porter une tĂȘte de femme sur des Ă©paules menues dâenfant. TrĂšs gracieuse du reste, fort brune, et belle de cette beautĂ© particuliĂšre quâon trouve en gĂ©nĂ©ral Ă toutes les primeurs. Elle Ă©tait apprentie chez un tisserand depuis quelques annĂ©es dĂ©jĂ et savait, dâune main lĂ©gĂšre, envoyer la navette de bois entre deux rangĂ©es de fils de lin. Pendant quâelle travaillait ainsi, ses sourires nâavaient guĂšre lâoccasion de se montrer ; Emmeline Ă©tait sĂ©rieuse et tissait trois pieds de toile en une journĂ©e, comme une grande personne ; Ă peine, de temps en temps, une pensĂ©e agrĂ©able ou une rĂȘverie tendre venait-elle soulever un peu le coin de ses lĂšvres et rapetisser un brin ses longs yeux radieux, couleur de la mer de Biarritz. Mais, quand elle sortait pour porter la toile aux pratiques ou pour acheter le lin des fermiĂšres, ses sourires prenaient bellement leur envolĂ©e le long de la route. 11 y en avait pour tous les passants, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes; il y en avait pour le soleil, et pour les arbres, et pour les nuages. Emmeline souriait presque toujours, inconsciem- ment, de mĂȘme quâune rose sâouvre, ou quâun ver-luisant brille, et la vue de son visage Ă©panoui faisait plaisir aux mendiants du chemin, qui se trouvaient heureux dans tout leur ĂȘtre, comme si on leur avait jetĂ© une tranche de pain blanc tartinĂ©e de fraises . Donc, un aprĂšs-midi oĂč il faisait bon aller dans la campagne et respirer lâodeur du vent, et regarder pousser les brins de mousse, Emmeline sâen retournait Ă la maison du tisserand, son patron, en portant deux bottes de lin, quand elle aperçut, dans une aulnaie, un garçonnet qui malmenait un arbre Ă grands coups de hache. Lâaulnaie Ă©tait ombreuse. Le garçonnet Ă©tait blond. Emmeline sâapprocha. Bonjour! » dit-elle. Et immĂ©diatement elle Ă©prouva un besoin violent de sourire. A ce salut, le garçonnet posa sa hache, dĂ©visagea la fillette, vit sa risette bienveillante et. souriant lui aussi de toutes ses lĂšvres Bonjour ! » salua-t-il de son cĂŽtĂ©. Emmeline sâen alla. Mais elle repassa dans cette aulnaie, le lendemain matin, et comme le petit paysan coupait toujours des arbres avec sa hache, elle se mit Ă sourire du plus loin quâelle put. Elle sâapprocha ainsi que la veille, regarda le garçonnet dans les yeux, sâarrĂȘta sans le moindre prĂ©texte et dĂ©clara Moi, je mâappelle Emmeline ! » Lui rĂ©partit Et moi, je mâappelle Valentin. » Puis ils parlĂšrent de la pluie et du beau temps, comme de grandes personnes bien Ă©duquĂ©es, se sourirent une minute et se sĂ©parĂšrent. A la troisiĂšme entrevue, qui eut lieu quelques jours plus tard, Emmeline dit, toujours souriante Moi, je suis tisserande ! » Valentin annonça Moi, je suis sabotier ! â Le lin que je porte, câest pour faire des draps. â Moi. je coupe des aulnes pour faire des sabots. â Jâai douze ans passĂ©s. â Moi, jâen ai treize. Je demeure chez le tisserand de Saint-LĂ©onard, lĂ -bas, au pied de ce coteau. â Et moi jâhabite chez le sabotier de la commune, lĂ -bas, au bout de cette prairie. » Entre ces confidences, il se souriaient longuement et se regar- daient de tous leurs yeux. Moi, je me marierai avec un blond ! » dit Emmeline tout Ă coup. Et elle se sauva vite en riant. III 12 4 6 FIGARO ILLUSTRE Le lendemain elle lut, sur le sable aplani qui Ă©tait devant la fenĂȘtre de sa chambre Moi, je me marierai avec une brune. SignĂ© Valentin. » Cela devenait sĂ©rieux. La petite pensa Ă son trousseau. Quand elle retrouva le sabotier, elle rougit un peu, et, comme elle Ă©tait au courant des usages, comme elle avait oui dire quâon ne se marie pas gĂ©nĂ©ralement avec le premier venu, rencontrĂ© sur une route ou dans un bois dâaulnes, qu'il est nĂ©cessaire de connaĂźtre les parents de son futur, et son pays de naissance, et le chiffre de sa fortune, et beaucoup de choses encore, elle apprit Ă Valentin Moi, jâai sept frĂšres et sĆurs. â Moi, jâen ai quatre. â Je suis nĂ©e Ă Saint-LĂ©onard-de-BĂ©arn. â Et moi je suis nĂ© Ă Bordeaux, rue des Trois-Conils. â Jâai une robe bleue avec tournure ! â Jâai un pistolet qui a coĂ»tĂ© dix-huit francs au moins, et que jâai trouvĂ© en revenant dâune foire. â Chez le tisserand oĂč je travaille, je gagne vingt-cinq francs par an et un tablier. â Et moi, chez le sabotier oĂč je suis, je gagne, balbutia Valentin... je gagne... » Mais il nâosa continuer. Il se tut, baissa la tĂȘte et rougit jus- quâau sommet de ses oreilles. Emmeline pensa Jâallais faire une mĂ©salliance ! Ce garçon nâa pas le sou ! » Tout haut elle dit Tu gagnes moins de vingt-cinq francs, peut-ĂȘtre? » Valentin continuait Ă rougir. Tu ne gagnes rien du tout, je gage? â Ah ! mais si ! rĂ©pondit le sabotier en relevant le front. â Trente sous par mois? Ou bien une paire de chaussures, ou bien... â Oh ! beaucoup plus ! » Valentin Ă©tait Ă©carlate. Il nâosait prĂ©ciser. Ah ! non! il ne pour- rait pas lâĂ©pouser, la jolie brune! Une femme qui gagne vingt- cinq francs par an, ce nâĂ©tait pas fait pour lui ! Mais, comme Emmeline lâencourageait de son sourire, il ris- qua, lĂ©gĂšrement honteux Je gagne... je gagne, par an, les pommes qui poussent sur un pommier de chez nous, celui qui est au bout du jardin, le troisiĂšme Ă gauche en suivant le ruisseau ! » Et il se mit Ă pleurer de dĂ©pit. Puis, voyant quâEmmeline avait de la peine Ă comprendre, il lâinitia. Voici Le sabotier chez lequel il travaillait Ă©tait son oncle. Les affaires du pauvre homme nâĂ©taient pas brillantes. Du reste, il lui aurait rĂ©pugnĂ© de payer son neveu comme un vulgaire domestique. Donc, il le logeait, le nourrissait, lâhabillait de son mieux et lui attribuait en outre, pour ses menus plaisirs, le revenu de lâun de ses arbres. Valentin avait fait choix du grand pommier qui se trouvait au bout du jardin, le troisiĂšme Ă gauche en suivant le ruisseau, parce que cet arbre Ă©tait un pommier de Saint-Jean, ce qui signifie que ses pommes Ă©taient mĂ»res, chaque annĂ©e, Ă la fĂȘte de ce saint apĂŽtre, ou autrement dit, le 24 juin. Ah ! il ne fallait pas dĂ©daigner ces appointements-lĂ ! Ils reprĂ©sentaient une certaine somme aprĂšs tout. Les pommes de Saint-Jean sont rares. Ce sont des fruits dĂ©licieux, trĂšs fins, trĂšs recherchĂ©s, qui se vendent bien au marchĂ© de Pau. Il y a des ans oĂč lâon nâen donne que deux pour un sou. Et lâoncle affirmait que, vers 1860, ce pom- mier avait eu tant, tant de pommes quâon les avait vendues par charretĂ©es et quâon en avait retirĂ© prĂšs de cent francs ! Combien tâa-t-il rapportĂ© cette annĂ©e-ci ? » demanda-t-elle. Valentin avoua Oh ! cette annĂ©e-ci, il nâa eu que cinquante- quatre pommes bonnes Ă vendre, le pauvre ! Jâen ai fait quatre- vingt-dix centimes ! » Le sourire dâEmmeline exprima une certaine pitiĂ©, ce qui froissa Ă©normĂ©ment Valentin. HĂ©! ne sois donc pas si fiĂšre ! sâĂ©cria-t-il avec un beau dĂ©dain. Je parie que tu ne sais pas seulement le nom du ministre de la guerre, Ă Paris ! » La logique de cette question Ă©chappait Ă Emmeline. Mais, comme le petit sabotier la toisait, en croisant ses bras dâun air supĂ©rieur, elle rĂ©pondit bravement Mais si, je le sais, le nom de ton ministre de la guerre ! Il sâappelle Victor Hugo ! » Le blond Valentin ne daigna mĂȘme pas Ă©clater de rire. Il haussa les Ă©paules de façon outrageante. Alors Emmeline sâexclama AprĂšs tout, quand ce ne serait pas ça !... Tu as tort de tant vanter ta sapience ! Toi. tu sais les choses de Bordeaux ; moi, je sais celles d'ici ! Et celles dâici sont bien plus importantes, va ! Ah ! oui donc ! Tiens, tu vas voir ! Je parie que tu ne sais pas, toi, ce quâil faut faire quand on trouve sur une route la trace dâun Ă ne qui sâest vautrĂ© ? » Valentin ouvrit Ă son tour des yeux fort Ă©bahis. LĂ ! tu es bien attrapĂ© ! continua la petite BĂ©arnaise. Eh bien, Monsieur, quand on trouve sur un chemin une vautrĂ©e dâĂ ne, il faut cracher dessus, et lâon nâa jamais de furoncles. » Et, comme le sabotier demeurait stupide, elle reprit Sais-tu ensuite, toi, comment on doit sây prendre pour que les sorciĂšres nâaient aucun pouvoir sur vous?... Non? Eh bien, on doit, pendant que la sorciĂšre vous parle, faire une croix en cachette avec le pouce de la main droite et le petit doigt de la main gauche!... Et pour ne pas devenir loup-garou, sais-tu ce quâil faut faire? Il faut ferrer ses sabots avec des clous qui ont servi Ă ferrer un cheval !... Et pour guĂ©rir dâun panaris? Il faut faire neuf croix sur la terre avec le doigt malade. Et pour guĂ©rir dâune entorse Ă un bras ou Ă une jambe ? Il faut faire marcher, sur le bras ou sur la jambe, une femme qui a eu deux jumeaux !... » Elle continua longtemps ainsi, pour montrer sa science au petit Bordelais ; elle donna des recettes merveilleuses, des for- mules mirifiques. Il y en avait pour tout, pour reconnaĂźtre les suppĂŽts de Satan le dimanche Ă la messe, et pour empĂȘcher les poules de mourir du cholĂ©ra pendant les chaleurs de lâĂ©tĂ©. Elle connaissait toutes les superstitions des bonnes gens du pays et dĂ©clarait possĂ©der plus de deux cent cinquante remĂšdes secrets. Fit elle en parlait avec abondance, avec conviction, avec mystĂšre par- fois, et Valentin devinait, Ă la flamme de ses yeux, qu'elle ajoutait une importance Ă©norme Ă toutes ces choses et que, durant toute sa vie, elle y croirait. Eh tiens ! conclut-elle, pour Ă©craser complĂštement l'impu- dent qui savait le nom du ministre de la guerre, je connais, moi. le moyen de faire venir des pommes nombreuses sur ton pommier de Saint-Jean ! mais, comme tu tâes moquĂ© de moi tout Ă lâheure, je ne veux pas te l'apprendre ! » Câen Ă©tait trop. Le petit sabotier se mit Ă rire Ă pleine gorge, sous le nez de la BĂ©arnaise Ă©bahie. Oh ! lĂ lĂ ! sâĂ©cria-t-il, en tenant ses cĂŽtes Ă la mode de Bor- deaux. Les clous de vieux cheval qui empĂȘchent un homme de devenir loup-garou! et les mĂšres de deux jumeaux qui guĂ©rissent les entorses des autres en marchant dessus !... Dieu que câest drĂŽle! Ah ! si l'on savait ça rue des Trois-Conils!... -> Puis, redevenant sĂ©rieux et tournant gravement ses talons Je ne me marierai jamais avec une paysanne qui croit Ă toutes ces bĂȘtises! Bonsoir, Mademoiselle! â Et moi, dĂ©clara Emmeline, je ne me marierai jamais avec un garçon qui nâa pour tout bien que des pommes de la Saint-Jean ! Bonsoir, Monsieur! » Il passa, lĂ -dessus, des semaines, des mois, des ans. Emmeline grandit. Ce devint une belle fille ronde, Ă la taille souple, aux mains fines, quâon aimait voir danser, le diman- che, aprĂšs vĂȘpres, et dont l'approche Ă©tait douce Ă tous les laboureurs Ă©merveillĂ©s. Elle souriait toujours Ă tout le monde, sans penser a mal ; et les gens se trouvaient heureux sous ces sourires, comme des personnes trempĂ©es de pluie se rĂ©jouis- sent Ă sĂ©cher leur dos au soleil. Dieu vous bĂ©nisse, Emmeline! » lui criait-on dĂšs quâelle apparaissait sur une route ou dans un champ. Et des vieillards la suivaient quand elle allait aux offices, la suivaient sans rien dire, ravis seulement dâĂ©couter le son de sa voix, et de marcher dans l'ombre de sa robe. Et Dieu bĂ©nissait Emmeline vraiment, car elle Ă©tait toujours joyeuse et une bonne couleur de santĂ© brillait sur son visage souriant. Mais quand elle passait devant le blond Valentin, Emme- line ne souriait pas. Elle lui gardait encore rancune. Elle avait Ă©tĂ© blessĂ©e jusque dans son Ăąme par le scepticisme et la moquerie du petit sabotier. Elle dĂ©tournait la tĂȘte pour ne FIGARO ILLUSTRĂ 47 pas lui adresser son salut, et son ancien amoureux Ă©tait fort marri. Lui lâaimajt de plus en plus. Il lâattendait souvent sur les routes oĂč elle devait passer pour porter la toile aux pratiques. Mais Emmeline le voyait de loin et sâengageait aussitĂŽt dans des sentiers de traverse. Ou bien, quand elle apparaissait devant Valentin, elle Ă©tait accompagnĂ©e par quelque jeune homme bien assidu, avec qui elle devisait avec tendresse de choses mystĂ©rieuses, que le sabotier ne pouvait entendre. Dâailleurs, elle devenait riche. Le tisserand augmentait ses appointements de cinq francs chaque annĂ©e. Elle portait des robes Ă©clatantes, des foulards de satin, des mantilles de prix. Les jours de fĂȘte, elle avait des mitaines ! A vingt ans, elle aurait un trous- seau complet etpeut-ĂȘtre cent Ă©cus de dot ! Ah ! ce serait un parti sĂ©rieux pour Saint-LĂ©onard-en-BĂ©arn ! Valentin, lui, Ă©tait toujours aussi misĂ©rable. Les affaires du sabotier, son oncle, ne se relevaient pas. Certes, le pauvre homme promettait de lĂ©guer aprĂšs sa mort son Ăąne, sa charrette et ses outils Ă son neveu ; mais en attendant il ne lui donnait encore que les pommes du troisiĂšme pommier, Ă gauche, en suivant le ruisseau. Et chaque annĂ©e, ces pommes devenaient plus rares. Lâarbre devait ĂȘtre Ă©puisĂ©. Il avait cent ans peut-ĂȘtre! Il faisait une drĂŽle de mine au bord de son ruisseau. Il prenait des airs penchĂ©s d'in- valide. Ses branches mouraient çà et lĂ . Chaque printemps il se couvrait sournoisement de fleurs blanches, de fleurs roses, de fleurs jolies, de promesses. Mais les gelĂ©es dâavril venaient les dĂ©truire. Les fruits qui se formaient '"sâen allaient ensuite au vent, ou tombaient sous la grĂȘle, ou devenaient la proie des frelons. Valentin avait beau fumer, tailler, Ă©monder, Ă©cheniller le pommier de Saint-Jean qui devait faire sa fortune, lâarbre se refusait Ă porter sĂ©rieusement des pommes. 11 lâarrosa dâeau bĂ©nite prise Ă Lourdes, la grotte voisine, et nâobtint aucune mois- son miraculeuse. Dans les bonnes annĂ©es, lâarbre lui donnait deux ou trois cents pommes, ce qui lui constituait un revenu de sept francs cinquante environ. Ce qui lâexaspĂ©rait surtout, câest que dans le voisinage, la plu- part des pommiers se chargeaient de pommes. Emmeline elle- mĂȘme en avait un devant sa maison, qui, chaque annĂ©e, voyait craquer ses branches sous le poids de ses fruits. Est-ce que la jolie BĂ©arnaise la connaissait vraiment, comme elle le prĂ©ten- dait jadis, la recette mystĂ©rieuse qui fait prospĂ©rer les arbres fruitiers? Valentin commençait Ă se repentir. On ne sait pas tout Ă Bor- deaux] Il y a peut-ĂȘtre des choses quâignorent les savants et que connaissent les simples, des formules pour guĂ©rir un panaris ou une entorse, quâon nâenseigne pas dans les Ă©coles de mĂ©decine, et quâon apprend en plantant des choux. Valentin mĂ©ditait. Le BĂ©arn taisait dĂ©jĂ sentir sur lui son influence irrĂ©sistible. Les superstitions locales sâinfiltraient goutte Ă goutte dans son cerveau. Lui aussi commençait Ă croire aux loups-garous, aux sorciĂšres. Ayant eu une maladie de foie, il consentit Ă se laisser imposer les mains par un enfant qui avait six frĂšres plus ĂągĂ©s que lui. Ce trai- tement est trĂšs appliquĂ© en BĂ©arn et dans toute la Gascogne. Et Valentin ne sâĂ©tonna pas beaucoup de guĂ©rir. Alors, il eut^des remords sĂ©rieux. Il devait y en avoir, sĂ»rement, des recettes pour faire pousser des pommes sur les pommiers ! Et Emmeline les connaissait ! Ah ! sâil ne sâĂ©tait pas moquĂ© dâelle jadis, peut-ĂȘtre serait-il riche Ă prĂ©sent! Riche et encore aimĂ©! Il se traitait de crĂ©tin, dâignorant, dâimbĂ©cile, tout haut, en frappant sa poitrine avec contrition. Un jour de printemps, comme il considĂ©rait avec tristesse les pommes mĂ»rissantes de son pommier â il y en avait trente- neuf tout juste â Valentin vit venir une belle fille sur la route. CâĂ©tait une grande personne brune, avec des yeux trĂšs longs, dans un visage tout joli. Elle aperçut Valentin sous le pommier, enjamba le ruisseau, montra dans sa capeline un sourire bien doux, et dit, en rougis- sant un peu Bonjour, Valentin ! Voulez-vous me prendre mesure pour une paire de sabots ? » CâĂ©tait Emmeline. Le sabotier tressaillit de surprise. Il demeura stupide, pĂąlit, baissa les yeux et pensa Ă des choses dâautrefois qui lui remuĂšrent le cĆur. Pourquoi revenait-elle ? Sans doute pour le narguer. Elle voulait sâamuser quelques minutes Ă le voir souffrir. Il fut sur le point de lui dire Mademoiselle Emmeline, vous ĂȘtes bien mĂ©chante ! » Mais il nâeut plus la force de parler, car il aperçut tout Ă coup un pied trĂšs blanc qui sortait dâune sandale, un pied nu, joli, frais, un pied Ă©blouissant comme un croissant de lune ! Et ce pied se posa crĂąnement devant Valentin, sur le sable du ruisseau, tandis que les deux mains dâEmmeline, bridant la jupe par en haut, laissaient paraĂźtre un bout troublant de cheville. Valentin ne sut bouger. Cette vision lui dĂ©concertait les yeux. Ses mains Ă©taient prises de tremblements. Eh bien ! voulez-vous mesurer ? » demanda Emmeline qui sâimpatientait. 48 FIGARO ILLUSTRĂ Le sabotier coupa machinalement une baguette de bois sur le pommier et sâapprĂȘta Ă noter les mesures du pied dâEmmeline, suivant le procĂ©dĂ© en usage. Il prit la cheville blanche avec sa main gauche, pesa dessus afin que le pied sâappliquĂąt sur le sable, puis ouvrant son couteau avec sa main droite, il fit une raie Ă terre, derriĂšre le talon, en fit une autre au bout de lâorteil, sou- leva le pied, posa la baguette de bois sur lâempreinte et la coupa aux deux lignes. Je vous remercie, mademoiselle ! » balbutia-t-il, les yeux baissĂ©s. Mais Emmeline se rĂ©cria Ce nâest pas tout. Les bons sabo- tiers ne se contentent pas de ça ! Ils prennent aussi des mesures pour la largeur! Je veux des sabots qui me chaussent bien, moi ! » Valentin fut interloquĂ©. Quoi ? 11 lui fallait encore mesurer la largeur de ce pied nu si joli, si frais, si blanc? Cela devenait Ă©pouvantable. Un sabotier consciencieux a besoin de prendre le pied dans sa main pour cela ! Et dame... Mademoiselle ! dĂ©clara-t-il avec vĂ©hĂ©mence, je dĂ©fie tous les sabotiers de la rĂ©- gion. Mes sabots vont comme des gants. Et vous allez voir que... » Ses yeux sâin- jectaient, son cou gonflait comme un coudâapoplectique; il voyait trente-six chandelles autour du pied dâEmme- line. Il crut dĂ©- failli . Il eut peur de trembler plus quâil ne fallait. Il fit provision de cou- rage, cependant, et, doucement, de ses doigts Ă©perdus, il sâapprĂȘta Ă mesu- rer. Mais nây tenant plus, il se mit Ă ge- noux devant le pied de son ancienne amoureuse et, lais- sant tomber dessus deux grosses larmes toutes honteuses Pardon, Emme- line ! balbutia-t-il le front baissĂ©. Vou- driez-vous mâen- seigner, Ă prĂ©sent, ce quâil faut faire pour que mon pom- mier de Saint- Jean ait beaucoup de pommes? » Une belle fusĂ©e de rire fut la rĂ©pon- se. Et Emmeline se sauva. Ha ! ha! ha ! dit-elle en se re- tournant . Vous y venez donc, monsieur le Bordelais, Ă croire Ă toutes ces bĂȘtises!... Eh bien ! moi, je nây crois plus! » Et elle disparut en riant encore. Quelque temps aprĂšs, par une douce nuit de juin, Valentin le Sabotier â qui dormait chez son oncle, dans une chambre basse dâoĂč lâon pouvait voir le pommier de Saint-Jean â Valentin le Sabotier fut rĂ©veillĂ© en sursaut. LĂ -bas, prĂšs du ruisseau, un bruit insolite sâĂ©tait entendu. Valentin retint sa respiration et prĂȘta lâoreille. Dieu vivant ! se dit-il ; on doit voler mes pommes ! » Il se leva, marcha sur la pointe des pieds, entrâouvrit sa croi- sĂ©e sans bruit... En effet... quelquâun montait sur le troisiĂšme pommier, Ă gauche, en suivant le ruisseau. Il faisait noir. Le jour allait venir; mais les objets Ă©taient indistincts encore. Oh ! mes trente-cinq pommes ! murmura le sabotier â car il nâen restait plus que trente-cinq ! â Mes trente-cinq pommes, dont jâaurais fait plus de quinze sous ! » Il prit son fameux pistolet quâil avait trouvĂ©, jadis, en reve- nant dâune foire. Le voleur montait toujours. Attends ! attends ! » se dit Valentin. Justement courroucĂ©, il braqua son arme, visa et fit feu. Un grand cri retentit dans la nuit et le voleur dĂ©gringola. Fier de son adresse, Valentin sortit et se dirigea vers le jardin. Il fut au pied de lâarbre en quelques secondes. Quelle aven- ture ! Le voleur Ă©tait une femme ! Il sâapprocha davantage ; il reconnut Emmeline. CâĂ©tait vous? » balbutia-t-il. La jeune fille criait toujours. Valentin la releva, la tĂąta, prĂȘt Ă crier comme elle. Mais je nâai pas dĂ» vous atteindre! lui dit-il. Je suis bien trop maladroit ! â Vous croyez? demanda Emmeline qui se tut brusque- ment. â Oh ! jâen suis sĂ»r ! Vous nâavez pas de mal !... â - Tiens ! câest vrai ! » avoua-t- elle. La peur seule lui arrachait des cris. Et comme ça, donc, vous me vo- liez mes pommes ! » reprit Valentin avec une fureur lĂ©gitime. Ah ! il nây a pas Ă nier. Je vous y ai prise ! Combien en avez vous mis dans vos poches? Je savais le nombre ! Il y en avait trente -cinq sur lâarbre ! Nous allons compter. A la faveur de lâaube naissante, il compta. Mais les pom- mes Ă©taient toutes sur le pommier ! Emmeline se mit Ă rougir. Elle pleura brusque- ment; mais cela semblait de la hon- te. Soudain, elle prit Valentin par le cou, bien amicale- ment, et murmura Tu ne vas pas te moquer de moi comme au temps oĂč jâĂ©tais petite? Non ? Tu le jures ? Eh bien ! aujour- dâhui, vois-tu, câest la Saint -Jean, et pour faire pous- ser des pommes, il faut, avant le lever du soleil, mettre une grosse pierre sur les pommiers, de façon Ă ce quâelle reste en Ă©quilibre entre deux branches... Regarde lĂ -haut ! » Et le sabotier aperçut en effet un caillou Ă©norme sur son pommier, Ă la fourche formĂ©e par les deux branches principales. Et, comme Valentin Ă©tait confus et voulait joindre ses mains pour remercier Emmeline, celle-ci remit sur ses lĂšvres son bon sourire dâautrefois, qui semblait toujours, aux vieux mendiants, une tranche de pain blanc tartinĂ©e de fraises. Puis, dâun bout de bois, tout en sâamusant, elle Ă©crivit sur le sable, comme Valentin avait fait jadis Moi, je me marierai avec un blond ». Il ne pouvait y avoir de mĂ©prise pour Valentin tous les autres gars du quartier Ă©taient bruns ! Les" BĂ©arnais assurent que, lâan suivant, le vieux pommier de Saint-Jean se couvrit de pommes. JEAN RAMEAU. Illustrations de Laurent-Desrousseaux. La NoĂ«l de Lucette PAR HENRY GRĂVILLE R oger Barrois leva son fusil, Ă©paula, tira... La perdrix sembla sâĂȘtre fondue dans le brouillard qui envahissait le coteau, car il ne put savoir oĂč elle avait passĂ©. On sen- tait venir la nuit, dans le gris croissant dâun aprĂšs-midi qui nâavait point connu la lumiĂšre. Le chasseur regarda Ă sa mon- tre cinq heures et demie... Aussi quelle idĂ©e, Ă la fin dâoctobre, de chasser Ă cette heure-lĂ ! CâĂ©tait lâavis de Phanor, et depuis plus dâune heure il ne sâĂ©tait pas privĂ© de le dire, agitant son panache blanc et tournant la tĂȘte du cĂŽtĂ© de la maison. Oui, bon chien, câest toi qui as raison ! fit Roger en lui pas- sant la main sur les oreilles. Tu es bien heureux de ne point porter de chaussures! Il me semble que je traĂźne Ă mes pieds toute la terre des coteaux de lâAnjou ! On va rentrer Ă Paris, Pha- nor, on va se dire adieu pour jusquâĂ lâĂ©tĂ© prochain, mon ami ! » La perspective de cette sĂ©paration semblait Ă©gayer beaucoup Roger, car il rĂ©pĂ©ta sa derniĂšre phrase sur un petit air composĂ© tout exprĂšs. La nuit Ă©tait toute noire lorsquâil franchit la grille de son parc ; un bruit lamentable de ferraille rouillĂ©e accompagna son entrĂ©e. Bricou, » appela-t-il. La tĂȘte du gardien apparut, emmitouflĂ©e dâun mouchoir rempli de coton. Toujours votre fluxion, mon vieux ? Câest fĂącheux! Dites- moi, il faudrait huiler cette porte... â Je le sais bien, Monsieur, mais Ă cause du bruit, câest plus commode ; jâentends mieux quand quelquâun entre ou sort. â Vous la fermerez et on sonnera. Mettez-moi du suif sur ce gond-lĂ , fit Roger, dâun ton bref, et que je ne lâentende plus. â Bien, monsieur, » rĂ©pondit le vieux gardien dâune voix dolente, en rentrant chez lui. Le jeune homme monta vite dans son cabinet de toilette et y procĂ©da Ă un changement de costume absolument indispensable. En laissant choir sur le tapis les vĂȘtements saturĂ©s dâeau et souillĂ©s par la terre dĂ©trempĂ©e, Roger se disait que bientĂŽt Belle- feuille ne serait plus, comme les autres annĂ©es, quâun rĂȘve bril- lant de fleurs, de verdure, dâeaux courantes, â ce rĂȘve quâon commence en juin, quâon achĂšve en octobre, et quâon retrouve avec joie lâannĂ©e prochaine, â mais un rĂȘve. Paris est la rĂ©alitĂ©, avec sa vie fiĂ©vreuse de plaisirs et de travaux... Justement lâhiver sâannonçait bien; aprĂšs de brillants dĂ©buts qui avaient donnĂ© Ă son nom un commencement de cĂ©lĂ©britĂ©, Roger Barrois sâĂ©tait trouvĂ© rĂ©duit, depuis trois ou quatre ans, Ă des affaires fort sĂ©rieuses et bien payĂ©es, mais sans Ă©clat. Le mois de dĂ©cembre lui promettait lâoccasion dâune brillante plaidoirie, et, comme disait sa femme, de dĂ©fendre enfin la veuve et lâorphelin. Roger Ă©tant prĂȘt se hĂąta de descendre. Quatre ans bientĂŽt de mariage nâavaient encore rien ĂŽtĂ© de sa fraĂźcheur Ă la tendresse quâil ressentait pour Lucette, mignonne et moqueuse, une vraie Parisienne, qui aimait la province pardessus le marchĂ© ! Il la trouva bien confortablement enfoncĂ©e dans une grande bergĂšre, pas loin du feu, avec une petite lampe dâargent bruni prĂšs dâelle, une revue sur les genoux, et un couteau Ă papier sur la revue; mais le couteau nâavait pas servi. En voyant son mari, elle se souleva avec une grĂące cĂąline et paresseuse. Je tâai rapportĂ© le dernier liĂšvre du pays, Lucette, dit-il; câest fini, il nây en a plus. » Dâun geste frileux de ses Ă©paules rondes, la jeune femme exprima que rien ne pouvait lui ĂȘtre plus indiffĂ©rent. Tu ne tâes pas enrhumĂ©, au moins? fit-elle avec sollicitude, en tirant lĂ©gĂšrement sur les revers du veston de son mari. â Pas enrhumĂ©, je lâespĂšre, mais jâai Ă©tĂ© assez mouillĂ© ! Phanor ruisselait comme une source ; et remarque quâil nâest pas tombĂ© une seule goutte dâeau ! Ăa se tient suspendu en lâair, et ça mouille tout ce que ça rencontre. â Le brouillard de la Loire, dit la jeune femme. » Roger se laissa couler au fond dâun grand fauteuil, les pieds dans le voisinage des landiers. Joli le pays, mais je ne serai pas fĂąchĂ© de rentrer Ă Paris. â DĂ©jĂ ! fit Lucette sans le regarder. â Comment dĂ©jĂ ? Câest le moment, je crois ! â Oh ! il y a lâĂ©tĂ© de la Saint-Martin... â Quand ça? â Attends... la Saint-Martin, ce doit ĂȘtre dans les environs du dix novembre... â Si tard que ça ? Tant pis pour saint Martin ! Nous le chĂŽ- merons au bois de Boulogne. Dis, Lucette, quand seras-tu prĂȘte Ă partir? Tes malles, tes petites affaires... » Madame Barrois prit un air trĂšs gai. Roger, tu ne sais pas? Je nâai pas envie dâaller Ă Paris! III. 13 5 o FIGARO ILLUSTRĂ â Ah bah ! fit l'Ă©poux en sursautant. Tu nâas pas envie dâaller Ă Paris ? Pourquoi ? â On est si bien ici ! » Roger Ă©clata de rire, et sa femme en fit autant, sur le champ. Le paquet de vĂȘtements humides qui gisait dans le cabinet de toi- lette, lĂ -haut, reprĂ©sentait si bien les charmes de cette journĂ©e 'dâautomne, quâils y avaient pensĂ© en mĂȘme temps. Lucette reprit son sĂ©rieux la premiĂšre. Je veux dire, fit-elle gravement, quâon y est bien tranquille ; et puis, sais-tu, petit mari ? Câest excellent pour la santĂ© ! â Pas celle des chasseurs, peut-ĂȘtre... murmura Roger sans sourciller. » Lucette ne se sentait pas encouragĂ©e. Elle joignit ses deux mains, regarda un peu en elle-mĂȘme, et tout Ă coup leva sur son mari deux beaux yeux gris, lumineux et tendres. Roger, dit-elle, ce nâest pas une plaisanterie. Je ne voudrais pas aller Ă Paris maintenant; je voudrais y aller seulement., aprĂšs NoĂ«l. » Cette fois Roger bondit et se trouva debout. AprĂšs NoĂ«l ! Rester encore deux mois ici, entre la boue et le brouillard ? Lucette, que tâest-il arrivĂ© ?Tu nâes pas malade? â Non ! rĂ©pondit la jeune femme dont le visage sâĂ©tait em- pourprĂ©. Ces dĂźners, ces soirĂ©es, ces spectacles, câest horrible- ment fatigant, au fond! Je tâassure que jâen aurai tout Ă fait assez entre NoĂ«l et PĂąques... â PĂąques, Ă prĂ©sent? sâĂ©cria M. Barrois absolument stupĂ©- fait. Tu veux revenir ici Ă PĂąques ? â Mais oui ! fit Lucette avec une nouvelle lueur rose sur son joli visage qui avait dĂ©jĂ eu le temps de pĂąlir... â Quelle campagnarde ! Mais ce nâest pas sĂ©rieux ! Tu sais quâil faut que jâaille Ă Paris prochainement, ma grande affaire se plaidera du 1 5 au 20 dĂ©cembre... â -Je sais bien ! fit Lucette dâun air trĂšs encourageant, avec de jolis hochements de tĂȘte ; tu auras un fameux succĂšs, câest moi qui te le dis ! â Eh bien ? alors ? » Lucette prit un air de candeur tout Ă fait irrĂ©sistible. Eh bien, tu la plaideras, mon ami ! Ce nâest pas moi qui la plaiderai ! En quoi cela peut-il changer quelque chose, que je sois Ă Paris ou que je nây sois pas ? â Mais... fit Roger. â Quand tu travailles, tu me dis Ma chĂ©rie, il ne faut pas me parler, nâest-ce pas? Je ne parle point, et tu pioches, tu pio- ches... Je ne te sers Ă rien ! â Mais tu es lĂ ! rĂ©torqua Roger, un peu piquĂ©. â Câest vrai... je suis lĂ ! murmura Lucette avec une nuance dâattendrissement. On ne peut pas toujours ĂȘtre lĂ , sans rien dire, reprit-elle. Cela ne sert pas Ă grandâchose... » Roger allait rĂ©pondre, mais le valet de chambre annonça Madame est servie. » AprĂšs le dĂźner, Lucette revint Ă la charge, avec une telle sĂ©rĂ©- nitĂ© de dĂ©cision, que son mari, incapable de comprendre le mobile qui poussait sa femme, crut avoir affaire Ă lâun de ces caprices enfantins que lâon fait cesser avec un semblant de consentement. Puisque tu le veux! dit-il enfin dâun air rĂ©signĂ©. Me permet- tras-tu au moins de venir te voir ? » Un regard dĂ©licieux, tout fait de tendresse et de confiance, fut la rĂ©ponse de la jeune femme. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, puis la referma, en serrant un peu les lĂšvres, afin de mieux enfermer ses paroles, et attira par la main son mari sur le petit canapĂ© oĂč elle sâĂ©tait blottie. Elle se pelotonna contre lui en mur- murant Tu viendras trĂšs souvent, toutes les semaines. â Et si j'Ă©tais empĂȘchĂ© ? fit Roger, tu viendrais me voir? Un petit voyage, cela ne compte pas ! » Elle secoua la tĂȘte nĂ©gativement et dit avec fermetĂ© Câest toi qui viendras, â moi pas. » Elle Ă©tait si jolie, si malicieusement tendre et douce, que son mari ne put lui tenir rigueur; il se dit que quelques journĂ©es de pluie ou de vent auraient bientĂŽt raison de ce caprice, et nây songea plus. Quand vint le moment de se rendre Ă Paris pour ses affaires, Barrois Ă©prouva pourtant un petit serrement de cĆur. Il trouvait assez dur de sâen aller tout seul, dans un appartement oĂč il vivrait presque en garçon, et il le dit Ă sa femme. Mais, fit-elle, cela tâest arrivĂ© dix fois dâaller Ă Paris passer quelques jours sans moi? â Pas en hiver, rĂ©torqua Roger, pas en hiver ! » Lucette se mit Ă rire. La saison fait donc une diffĂ©rence ? » demanda-t-elle. Elle se montrait trĂšs gaie, mais ses yeux un peu battus tĂ©moi- gnaient contre sa feinte bravoure. Roger vit charger dans le breack sa malle et sa valise ; le cocher lâattendait prĂȘt Ă lui remettre les rĂȘnes... La journĂ©e Ă©tait magnifique, lâĂ©tĂ© de la Saint-Martin, venu avant son temps, jetait une trompeuse apparence de jeunesse sur le doux paysage ; rien ne ressemble Ă des arbres qui nâont plus de verdure, comme des arbres qui nâen ont pas encore. Les peupliers superbes des Ăźles de la Loire faisaient briller au haut de leurs cimes quelques feuilles isolĂ©es, pareilles Ă des pail- lons dâor ou dâargent ; le fleuve roulait ses eaux bleues sur les bancs de sable jaune ; les hĂ©liotropes des corbeilles, chauffĂ©s par le soleil, rĂ©pandaient un parfum plus pĂ©nĂ©trant quâaux jours dâĂ©tĂ©... FIGARO ILLUSTRĂ Au moment de partir, le jeune homme embrassa du regard le paysage lointain, le parterre, sa jeune femme enveloppĂ©e dâun long manteau ouatĂ©, la tĂȘte emmitouflĂ©e de dentelles. . 11 se pencha vers elle. Demande un chapeau et partons ensemble !- fit-il tout bas. » CâĂ©tait un vĂ©ritable regard dâamant quâil jetait sur sa femme, et le cĆur lui battait Ă la pensĂ©e de lâenlever ainsi, Ă lâimproviste. Il lui prit doucement la main et lâattira vers le breack. Elle recula avec un petit mouvement dâinquiĂ©tude. Non, dit-elle, cela ne se peut pas. Va, mon cher' mari, va, mon amour, ajouta-t-elle plus bas; et surtout reviens samedi soir! » Respectueusement, comme il convient devant ses gens, Roger baisa la main de sa femme et monta sur le siĂšge du breack; il rassembla les rĂȘnes et les chevaux partirent dâun trot Ă©gal. La grille Ă©tait ouverte. Eh bien ! Bricou, avez-vous graissĂ© les gonds? demanda Bar- rois en ralentissant son allure pour tourner. â Câest huilĂ©, hui- lĂ©, Monsieur! Il en pleure, de lâhuile ! Elle ne faitpasplus de bruit maintenant quâune souris. â Câest bien, mon brave , faites bonne garde . Madame est restĂ©e au chĂąteau, ayez bon pied, bon Ćil ! » Lucette resta sur le perron jusquâĂ ce que le bruit des roues se fĂ»t perdu dans lâespace, puis elle fit le tour de son domaine. Sur le perron opposĂ©, on voyait Ă quelques cen- taines de mĂštres la ligne du chemin de fer; les mains appuyĂ©es sur la pierre attiĂ©die par le beau soleil dâau- tomne, elle regarda longtemps la vallĂ©e de la Loire, pleine dâune lumiĂšre si douce que le cĆur en Ă©tait atten- dri. AttirĂ©e par le par- fum dĂ©licat dâune Gloire de Dijon enla- cĂ©e autour des dessins de la balustrade, elle se pencha vers les roses tardives et leur sourit comme Ă des person- nes aimĂ©es; puis tout Ă coup elle se redressa pour Ă©couter... Oui, câĂ©tait le train qui emportait son mari ; serait-il Ă la portiĂšre seulement ? Aurait-il songĂ© Ă regarder sa maison en passant ? Avec un roulement de tonnerre, lâexpress glissa devant ses yeux Ă©blouis, puis disparut derriĂšre les arbres du parc. Mais dans lâapparition vertigineuse, elle avait vu la figure de son mari, debout dans la portiĂšre... et lui, le cĆur plein de joie, il avait vu la gracieuse silhouette de sa femme qui lâattendait. Lucette rentra dans le salon, ouvrit le piano et, sans sâasseoir, dâune main distraite, esquissa la mĂ©lodie bretonne du Fil dâor , quâelle chantait souvent avec sa sĆur Claire. CâĂ©tait un souvenir sacrĂ©, ce Fil dâor... Il avait sinon fait, au moins singuliĂšrement protĂ©gĂ© son mariage... Elle voulut chanter le refrain, mais sa voix se brisa dans sa gorge, et elle alla enfouir sa tĂȘte dans les coussins dâun canapĂ© en pleurant Ă chaudes larmes. Oh ! que câest dur, que câest dur de'le laisser partir comme cela, pensa-t-elle Ă travers ses larmes, mais il le fallait. » Un sourire parut sur ses lĂšvres, Ă travers ses cheveux blonds Ă©bouriffĂ©s, semblable au joli soleil dâautomne qui jouait dans les menues branches dâun bouleau, en face dâelle, dans le parc ; elle se remit sur son sĂ©ant, soupira, rĂ©tablit une sorte dâordre dans ses boucles follettes et murmura Voyons, il faut ĂȘtre sĂ©rieuse, madame Luce; nous ne sommes pas ici pour nous amuser, tĂąchons de bien employer notre temps. » A peine arrivĂ©, Roger fut accueilli par nombre de questions et dâĂ©pigrammes. Comment, madame Barrois Ă©tait restĂ©e lĂ -bas ? en cette saison ? Il avait beau allĂ©guer que nombre de femmes ne reviennent quâen janvier, le petit mĂ©nage Barrois nâavait point donnĂ© cette habitude Ă son entourage, et les entourages, â chacun le sait, â ne peuvent souffrir quâon dĂ©range leurs habitudes. Le samedi, Roger ne put prendre que le train de cinq heures; il Ă©tait prĂšs de deux heures du matin, par un temps effroyable, lorsque les roues de son coupĂ© firent crier le gravier devant le per- ron. Lucette attendait derriĂšre la fenĂȘtre; il vit sa silhouette se dĂ©tacher sur le fond Ă©clairĂ© de la chambre. Comment ? pas encore au lit, Ă cette heure ? fit-il en la ser- rant contre lui. â Je nâaurais jamais pu, te sachant en route... » Ah! quel dimanche bienheureux! Il pleuvait Ă verse, le ciel Ă©tait de la mĂȘme couleur que lâeau de la Loire, et le paysage seu- lement, un peu plus foncĂ© ! Mais nos amis nây songeaient guĂšre. Une fois, Lucette, ayant regardĂ© au de- hors, laissa retomber le rideau et regarda son mari en disant Il fait bon ici ! » Certes, il faisait bon dans le salon, comme dans la salle Ă manger lambrissĂ©e de vieux panneaux de chĂȘne sculptĂ©, comme dans la jolie chambre Ă coucher, toute ten- due de pongee brodĂ© de bleuets, fraĂźche Ă lâĆil, tiĂšde et enga- geante. Cela valait le voyage ! Mais il fallait re- prendre le train Ă neuf heures du soir, si lâon voulait ĂȘtre rentrĂ© le matin Ă Paris. Une nuit en che- min de fer, câest dur. Tu ne pourrais pas rester, dis, petit ma- ri? » Lâenvie nâen man- quaitpasĂ Roger, mais sa cliente, la veuve avec lâorphelin, avait ren- dez-vous chez lui Ă onze heures du ma- tin... Impossible! Les samedis se sui- virent et se ressem- blĂšrent, sauf pour le temps, qui Ă©tait rede- venu fort beau. Roger, Ă moitiĂ© rĂ©signĂ© le dimanche, Ă©tait gĂ©nĂ©- ralement dâune hu- meur fĂącheuse le lundi matin, ce qui nâĂ©tonnait que ses clients. Lucette, au contraire, semblait sâarranger Ă merveille de cet Ă©tat de choses; en semaine, elle faisait toutes sortes de petites courses Ă pied, seule avec Phanor, qui ne sâĂ©tait jamais vu Ă pareille fĂȘte. TantĂŽt elle allait elle-mĂȘme Ă la PossonniĂšre mettre Ă la poste une lettre pour son mari, car elle lui Ă©crivait tous les jours, tantĂŽt elle rendait visite Ă quelque voisine, tantĂŽt elle allait chez son curĂ©, et revenait de ces endroits divers avec une couleur charmante sur le visage, et un Ă©clat rieur dans les yeux. Je nâai jamais vu Madame se promener comme cela! dĂ©clara un jour la femme de chambre. Ce nâest pas la peine dâavoir des voitures, pour me faire passer ma vie Ă brosser des bas de jupes ! A la saison quâil est, et avec ce gros idiot de chien, qui essuie ses pattes aprĂšs Madame, comme si câĂ©tait une serviette ! » Luce faisait beaucoup de charitĂ© cet hiver-lĂ . Elle nâavait encore jamais vu lâhiver Ă lĂ campagne. Les jolies maisons enchĂąssĂ©es dans la glycine ne sont plus si avenantes quand vient novembre, et elles ne le sont plus du tout, lorsque dĂ©cembre arrive. Les petits enfants empaquetĂ©s de guenilles de laine res- semblent Ă des colis nĂ©gligĂ©s, leur nez lui-mĂȘme, ignorant des lois du savoir-vivre et plus difficile Ă rĂ©primer, dans ses Ă©carts, sur une manche de drap que sur un sarreau de toile, ĂŽtait beau- coup de charme Ă leurs petits minois Ă©bouriffĂ©s. Pourtant Lucette entra partout, et dans chaque demeure laissa des visages souriants. Tu ne veux donc pas tâen revenir? » lui dit un dimanche soir 52 FIGARO ILLUSTRE Roger, qui nâĂ©tait pas de trĂšs bonne humeur. Il commençait Ă sâapercevoir que sept et sept font quatorze, et que de trente-six heures en passer quatorze en chemin de fer, dont une nuit, Ă©tait dĂ©cidĂ©ment plus fatigant quâagre'able. AprĂšs NoĂ«l, mon Roger ! rĂ©pondit sa femme en sâappuyant cĂąlinement sur son Ă©paule. Que ce sera gentil, Roger, dis, le jour oĂč tu mâemmĂšneras ! â Ah ! oui ! ce sera gentil ! grommela lâĂ©poux mĂ©con- tent. Ce serait encore bien plus gentil si câĂ©tait tout de suite! » Mais Luce ne voulait pas entendre de cette oreille; elle se mit au piano et chanta le Fil dâor. Nâest-ce pas que câest joli ? dit-elle en se retournant vers son mari dâun air ravi. Moi, je lâaime toujours autant ! â Moi aussi, rĂ©pondit Roger en bĂąillant. Huit heures et demie ? Quelle misĂšre ! Je passerais une si bonne nuit dans mon lit. et voilĂ ce brigand de Joseph qui va arriver avec son coupĂ©... Heureusement il nây a pas de neige! Ce serait Ă casser la jambe Ă toute lâĂ©curie ! â Câest pourtant joli, la neige ! fit Lucette dâun air rĂȘveur. Jâaimerais bien quâil neigeĂąt pour NoĂ«l. â Pas moi ! Avoue que je suis un mari bien indulgent, Lucette ! â Un amour de mari, rĂ©pondit-elle en lâembrassant dans le cou. Mais il faut convenir aussi que je suis une femme... â Oh ! une femme bien Ă©tonnante! La jolie madame Barrois, comme on dit dans les journaux mondains, qui sâenferme Ă la campagne en hiver, câest une des choses les plus extraordinaires qui se soient encore manifestĂ©es sous le ciel de France! â Tu viendras pour NoĂ«l, Roger ? fit Lucette, en le regardant tout Ă coup dâun air inquiet. La veille, dis? Avant le dĂźner? â La veille, oui ; avant le dĂźner, je ne crois pas ! Il me fau- drait partir Ă onze heures du matin ! Perdre une journĂ©e... â Roger! fit Lucette, les yeux brillants dâune dĂ©cision irrĂ©vo- cable, si tu ne viens pas pour dĂźner, je ne te le pardonnerai jamais ! â Oh ! oh ! fit Roger, et pourquoi ? â Parce que lâautre train arrive trop tard, et il faut que tu viennes avec moi Ă la messe de minuit. Tu comprends, je ne peux pas y aller seule ! et... â La messe de minuit est trĂšs belle Ă Saint-Augustin, Ă Paris, et si tu mâĂšn crois, câest lĂ que nous irons ensemble. Tu partiras dâici le matin... â Du tout, du tout ! Je veux que ce soit ici ! » Elle Ă©tait toute rouge et presque fĂąchĂ©e. Tu as dit NoĂ«l! fit-elle avec autoritĂ©, et NoĂ«l, câest NoĂ«l ! Tu ne voudrais pas manquer Ă ta parole ! â Jâai dit jusquâĂ NoĂ«l, rĂ©pliqua Roger; cela veut dire aussi bien la veille que le lendemain de NoĂ«l. â Oh! sâil est permis! sâĂ©cria Lucette, en frappant ses mains lâune contre lâautre, aprĂšs quoi elle les laissa retomber devant elle dâun air accablĂ©. Si mon mari nâest plus de parole, Ă qui se fier? â Un jour de plus, un jour de moins, la belle affaire ! insista Roger, qui commençait Ă sâĂ©chauffer. - â Pour moi, cela fait quelque chose! dit Lucette Ă voix basse, en se dĂ©tournant. Roger eut honte de sa taquinerie; il allait pren- dre sa femme dans ses bras, lorsque le valet de chambre annonça â Le coupĂ© est avancĂ©; Joseph prĂ©sente ses excuses Ă Mon- sieur, il est un peu en retard, il nây a plus que juste le temps! » Roger embrasse Lucette Ă la hĂąte et saute dans le coupĂ©, qui part grand train. Pour la premiĂšre fois de sa vie, madame Barrois sâest sĂ©parĂ©e de son mari sur lâimpression dâune querelle. Bien futile, bien tĂ©nue, en vĂ©ritĂ©, la querelle! Roger nâa pas Ă©tĂ© gentil ; il savait trĂšs bien que jusquâĂ NoĂ«l cela signifie jus- quâaprĂšs NoĂ«l,- et non avant! Mais les hommes sont si ergoteurs! Lucette pense Ă son beau-frĂšre dâEspars, qui nâa pas une once de mĂ©chancetĂ© dans toute sa haute et large personne, et qui a fait Ă sa pauvre petite femme Claire la vie la plus intolĂ©rable... Il lâaime pourtant Ă sa façon, et la tient en grande estime... Si Roger veut se mettre sur ce pied-lĂ !... Les larmes de Lucette coulent abondantes pendant un moment... Tout Ă coup, dans la nuit, on entend le grondement sourd du train qui passe... Mon Roger! mon cher mari! soupire Lucette en essuyant ses yeux. Je tâaime tant tout de mĂȘme, si tu savais! » Mais elle a beau essuyer ses yeux, les larmes reviennent. Alors, le cĆur encore tout gros, elle va au piano, et trĂšs lente- ment, joue lâhymne de NoĂ«l Adeste Jideles. Au bout dâun ins- tant, elle chante tout bas Datus est nobis..., et quoique la voix soit encore mouillĂ©e de larmes, Lucette sourit vaguement Jâarriverai pourtant Ă en faire quelque chose ! » se dit-elle en fermant le piano. Sur cette parole Ă©nigmatique, madame Barrois remonte Ă sa chambre, quâelle trouve froide, triste, et surtout Ă©norme... Comme Roger doit ĂȘtre mal dans son wagon de premiĂšres, les genoux plus haut que la tĂȘte, sâil y a de la place, et les jambes pleines de crampes, si le wagon est au complet ! Et madame Bar- rois dort mĂ©diocrement. La veuve et lâorphelin avaient vraiment, pour cette fois, une chance extraordinaire; leur affaire se prĂ©senta au jour dit, le dĂ©tenteur inique fut confondu, moins par lâĂ©clat de ses mĂ©faits que par lâĂ©loquence de M e Barrois. Celui-ci, plein de feu et dâaudace, fit une plaidoirie des plus brillantes. AprĂšs avoir reçu les compliments de ses collĂšgues et les remer- ciements de sa cliente, M e Barrois, qui Ă©tait vraiment Ă©puisĂ© alla FIGARO ILLUSTRĂ 53 dĂźner ; il ne sâĂ©tait pas attendu Ă une fin si prompte, et se trou- vait avoir devant lui deux journĂ©es presque vides... Demain, je file Ă Bellefeuille, se dit-il ; câest Lucette qui sera contente! Il y a un train le matin Ă sept heures et demie, par lâOuest! Je le prends ! et Ă trois heures je serai chez nous! Je nâĂ©cris point, pas de tĂ©lĂ©gramme; une vraie surprise! Enfin, dans six jours NoĂ«l arrive ! Et il en est temps, vraiment ! Je com- mence Ă en avoir plus quâassez! » Le lendemain, vers trois heures, M e Barrois descendit de wagon Ă la PossonniĂšre ; nâayant pas prĂ©venu, il nâavait point de voiture pour lâemmener; mais trois ou quatre kilomĂštres nâef- frayaient pas un bon marcheur comme lui. LâaprĂšs-midi Ă©tait froid et clair; le soleil, dĂ©jĂ trĂšs bas, allait bientĂŽt disparaĂźtre derriĂšre les bois. En passant prĂšs du vieux moulin Ă vent encore fort gaillard, perchĂ© sur une Ă©minence, il ne put sâempĂȘcher de rire au souvenir dâune aventure survenue lĂ , lâĂ©tĂ© prĂ©cĂ©dent, oĂč Le connais-tu, Phanor ? fit-il. Hein ? dis-moi un peu ce que câest que celui-lĂ ? » Il indiquait le promeneur qui, les mains dans ses poches, le front en avant, sâen allait comme un homme pressĂ©. Phanor ne pouvait pas dire grandâchose ; avec des mouve- ments tout Ă fait acrobatiques il se faufila derriĂšre son maĂźtre et se trouva de lâautre cĂŽtĂ© de la grille. Bricou, dit Roger en ouvrant la porte de la loge, qui est-ce qui sort dâici ? â Dâici ? Personne ! Bonjour monsieur Barrois, vous voilĂ donc revenu par ici ! â Quelquâun vient de sortir, insista Roger; un homme avec un chapeau melon. â Un chapeau melon ? Aussi vrai que vous voilĂ , Monsieur, et encore que je ne vous attendais pas, il nâest sorti personne ! â Mais je lâai vu ! fit Roger impatientĂ©. Et Phanor lâa vu ! Il M Ă»' ; mM ques vieilles dames et le curĂ©.. sa femme et sa belle-sĆur avaient bernĂ© de la plus piteuse façon une sorte de bellĂątre mal inten- tionnĂ©... Câest quâelle est coquette, ma chĂšre pe- tite femme, pensa Ro- â ger en arpentant la rou- lis & te. Ce qui mâĂ©tonne prĂ©cisĂ©ment, avec lâhu- meur dont je la con- nais, câest quâelle ait voulu rester ici. Quây a-t-il dans les environs, maintenant? Quel- Pas moyen de coqueter avec le curĂ©... Un bien brave homme, mais pas mondain pour un sou... Il nâa quâune fibre artistique, il est fou de musique, et câest une passion malheureuse ; quand les chĂątelains de la PossonniĂšre sont partis, je ne vois pas qui pourrait la satisfaire... » Tout en soliloquant, il Ă©tait arrivĂ© prĂšs de sa maison ; le crĂ©- puscule dâhiver envahissait la route. A cent pas devant lui, il vit sortir par la grille Ă peine entrâouverte une forme masculine quâil ne reconnut pas. CâĂ©tait un homme jeune Ă©videmment, de taille moyenne, qui sâen allait en tournant le dos Ă Roger. Un chapeau de feutre sur la tĂȘte, un cachenez autour du cou, enve- loppĂ© dâun paletot sombre assez mal coupĂ©, il ressemblait Ă tout le monde. Phanor, en rupture de chenil, arrivait Ă sa rencontre ; en le croisant, il lui fit la politesse dâun frĂ©tillement de queue et fourra son museau dans la main que lâindividu sortait de sa poche. AprĂšs quoi lâhomme et le chien se sĂ©parĂšrent sans se retourner. En apercevant son maĂźtre, Phanor, partagĂ© entre le dĂ©sir de lui tĂ©moigner sa joie et la certitude dâavoir mĂ©ritĂ© une correction, . sâaccroupit sur le sol avec des sons et des attitudes en apparence inconciliables. Roger Ă©tait si surpris par la sortie de cĂš visiteur inconnu, quâil sâen informa prĂšs de son chien. lâa mĂȘme caressĂ©. â Phanor aura eu la berlue, Monsieur. Je suis sĂ»r que personne nâa ouvert la grille. » Roger jeta un regard de mĂ©pris courroucĂ© Iflllll,. sur le mouchoir bourrĂ© de coton qui faisait Ă son vieux gardien une insĂ©parable mentonniĂšre entre la Toussaint et PĂąques, et sortit sans insister. Incorrigible, ce vieux paysan, pensa-t-il. Ni maniĂšres, ni attentions... Il est honnĂȘte, le beau mĂ©rite ! Ce quâil y a de sĂ»r, câest quâil est sourd et aveugle... » Sans sonner, Roger entra chez lui ; dans le vestibule, il rencontra le valet de chambre qui portait une lampe ; celui-ci fit un sursaut en le voyant, mais trĂšs digne, dĂ©posa la lampe sur un meuble et sâapprocha pour lui ĂŽter son par- dessus. Madame est sortie? demanda le mari. â Madame est au salon. » Roger entra, suivi par la lampe. En le voyant Lucette poussa un cri de joie et se prĂ©cipita Ă son cou. Elle resta lĂ un instant, un peu essouf- flĂ©e ; le valet de chambre sâĂ©tait retirĂ©. Que câest gentil, que câest gentil ! rĂ©pĂ©tait la jeune femme. Et justement jâavais si grande envie de te voir ! » Roger lâembrassa une douzaine de fois, et sâassit Ă cĂŽtĂ© dâelle. Tu ne tâes pas ennuyĂ©e? demanda-t-il. Tu as reçu des visites depuis que je ne suis venu? â Pas une, figure-toi, pas une ! Je ne sais pas sâils sont tous morts, gelĂ©s ou partis ! Le curĂ© lui-mĂȘme, qui mâavait promis de venir dĂźner hier, sâest fait excuser il a des malades. â Mais aujourdâhui, personne nâest venu? â Personne ! Quand je te dis quâils sont tous ankylosĂ©s ! » Roger se trouvait dans le singulier Ă©tat dâesprit oĂč lâon est en face dâune Ă©vidence dĂ©sagrĂ©able, dont il nâexiste aucune preuve. Il avait vu le visiteur, il en Ă©tait sĂ»r ; et pourtant il aurait bien voulu pouvoir se dire que câĂ©tait faux. Une idĂ©e lui vint. Tu ne tâennuies pas toi ; mais ta femme de chambre, quâest-ce quâelle dit de cette villĂ©giature hivernale ? â Rien; je crois quâelle Ă©pousera Joseph un jour ou lâautre... et ce sera ce qui pourra arriver de mieux, car vraiment... » Elle termina sa pensĂ©e par un hochement de tĂȘte scandalisĂ©. Et, dis-moi, personne ne vient voir le valet de chambre ? Jâai dĂ©fendu les visites... â Sois tranquille, câest un garçon trĂšs rangĂ© ; il ne sort pas et ne sâest liĂ© avec personne dans les environs. >» La cuisiniĂšre avait soixante-sept ans ; de ce cĂŽtĂ©, rien Ă crain- dre. Le jardinier avait une entrĂ©e Ă part, sur une autre route. Alors, personne nâest venu te distraire ou te dĂ©ranger ? â Personne ! Pourquoi me demandes-tu cela ? » Lucette avait lâair si surpris que Roger en fut ahuri. AprĂšs tout, se dit-il, jâai peut-ĂȘtre rĂȘvĂ© ! Jâaurai eu une hallucination ; cela arrive, mĂȘme en plein jour. » Lucette, parfaitement heureuse, fut tout sourire et caresses. Plus que cinq jours, mon Roger, disait-elle en comptant sur ses doigts; cinq jours jusquâĂ la veille de NoĂ«l, et alors tu mâemmĂšneras! Nous partirons le lendemain, si tu veux. â Soit, fit le mari ; comme tu voudras ! » _ Il se rĂ©signait Ă subir une destinĂ©e obscure quâil ne pouvait Ă©viter. . Lucette avait bien voulu ce quâelle avait voulu ! Sans doute il eĂ»t pu user dâautoritĂ©... Mais M Barrois avait assez lâexpĂ©rience des choses de ce monde pour savoir quâavec sa femme user dâautoritĂ© est encore le pire moyen pour se faire obĂ©ir. Quand il partit, Lucette lâaccompagna Ă pied jusquâĂ la grille. Le temps Ă©tait sec et froid, mais un peu couvert. S il pouvait neiger ! dit-elle. Un NoĂ«l sans neige, ce nâest pas NoĂ«l ! ni. 54 FIGARO ILLUSTRĂ â Pour aller Ă la messe de minuit, tes chevaux ne seraient peut-ĂȘtre pas de cet avis-lĂ ! â Ăa ne fait rien, ça ne fait rien ! Il me faut de la neige ! quand nous devrions revenir Ă pied ! » Le jour qui prĂ©cĂ©dait la veille de NoĂ«l tant attendue, Roger se trouva libre dâassez bonne heure et sâavisa quâil ferait bien dâaller coucher Ă Angers. Quelques menues affaires quâil devait y rĂ©gler seraient expĂ©diĂ©es dans la matinĂ©e et rien ne lâempĂȘcherait alors dâaller surprendre Lucette au milieu de son dĂ©jeuner. Il fit comme il lâavait pensĂ© ; mais le train quâil avait pris Ă©tant un train omnibus qui sâarrĂȘtait Ă une station beaucoup plus voi- sine de Bellefeuille que celle des trains express, il nâeut Ă faire que quelques centaines de mĂštres. La tempĂ©rature Ă©tait trĂšs rude, le vent glacial coupait la respiration, les nuages bas semblaient vouloir envelopper la terre dâune sorte de ouate irrespirable. Ouf ! se dit Roger en prenant haleine, jâai idĂ©e que Lucette aura lieu dâĂȘtre satisfaite, et quâil neigera ce soir. » Comme Barrois passait par la grille, fermĂ©e au loquet seule- ment, il aperçut le dos de Bricou confortablement tournĂ© vers la fenĂȘtre, pendant quâil se chauffait les pieds au feu. Rien ne lui ayant signalĂ© la prĂ©sence de son maĂźtre, il ne sourcilla point. Quelle maison bien gardĂ©e, pensa le jeune homme. Quand la grille criait, on lâentendait jusque de la maison ! Et câest moi qui ai fait huiler les gonds ! On nâa pas de lâĂ -propos tous les jours ! » Il entra dans le hall sans avoir Ă©tĂ© vu, et son humeur nâen devint pas meilleure. Les sons du piano arrivaient Ă lui Ă travers les portes fermĂ©es. Lucette frappait un dernier accord. On entendit un bruit de pas, de pas masculins, puis une porte se ferma... Roger pensait voir son visiteur inconnu point! Per- sonne ne se prĂ©senta. TrĂšs nerveux, il entra dans le salon; Lucette Ă©tait seule, debout prĂšs du piano. Roger ! sâĂ©cria-t-elle en se retournant pour lui sauter au cou. Quel bonheur! As-tu dĂ©jeunĂ©? â Non! » grommela le mari en lâembrassant tout de mĂȘme, si grognon quâil fĂ»t. Tu as donc changĂ© lâheure de tes repas? Je croyais te trouver Ă table. â Aujourdâhui seulement. Jâai dĂ©jeunĂ© il y a une heure, ne pensant pas que tu viendrais; mais on va te servir tout de suite. Tu as vu le valet de chambre ? â Je nâai vu personne, » rĂ©pliqua Roger dâun ton gros de sous-entendus que sa femme ne sembla pas comprendre. Avec mille chatteries, mille cĂąlineries de la voix, du geste et du regard, elle assista au dĂ©jeuner de son mari, lui choisissant les meilleurs morceaux, lui versant Ă boire elle-mĂȘme, enfin lui FIGARO ILLUSTRĂ 55 faisant un petit paradis domestique de cet intĂ©rieur clos et tiĂšde, pendant que, par les grandes baies vitrĂ©es, la campagne appa- raissait aussi morose que M e Barrois lui-mĂȘme. Quâas-tu donc ? lui demanda ingĂ©nument Lucette quand, aprĂšs lui avoir sucrĂ© son cafĂ©, elle vit quâil ne se dĂ©ridait point. â Jâai mal Ă la tĂȘte ! rĂ©pondit-il dâun ton bourru. Tiens, je crois que ce que jâai de mieux Ă faire, câest encore de dormir deux heures sur le divan. belle qui se puisse imaginer? » rĂ©pliqua amĂšrement M e Barrois. Elle le regarda en silence un instant, puis sâapprochant de lui avec prĂ©caution commi si elle avait peur de le secouer Tu es nerveux, voilĂ ! Câest la neige ! â Nerveux? sâĂ©cria Roger du ton dont il eĂ»t reçu un mortel outrage. Moi? Dieu merci! Câest bon pour les femmes! » Avec un regard compatissant, jetĂ© de cĂŽtĂ© seulement, par pru- dence, Lucette se dit quâelle ne dirait plus jamais Ă personne vous ĂȘtes nerveux », parce que, en gĂ©nĂ©ral, ça ne rĂ©ussit pas. La neige commençait Ă tomber, en effet. On voyait, Ă travers les grandes glaces des baies vitrĂ©es, les gros flocons flotter lente- ment en tournoyant sur eux-mĂȘmes. A la lumiĂšre des lampes, ils sâirisaient le long des fenĂȘtres en chatoyant comme une pluie de pierres prĂ©cieuses. La pelouse Ă©tait dĂ©jĂ toute blanche ; les sen- tiers seuls restaient gris, mais bientĂŽt ils seraient recouverts. Tiens, fit Roger, la voilĂ la neige ! Es-tu contente ? â Oh ! Ă prĂ©sent, elle ne me fait plus plaisir ! » dit tristement Lucette. Enfin, lâheure vint de partir. AprĂšs ĂȘtre montĂ©e dans sa chambre pour faire toilette, la jeune femme reparut vĂȘtue de blanc ; sa robe de laine Ă©tait garnie de fourrures dâagneau blanc, douces Ă lâĆil et au toucher. Regarde, Roger, dit-elle, moi aussi je suis en neige ! â Câest joli ; mais tu parais moins mince ; le blanc fait sou- vent cet effet-lĂ ! » Lucette ne dit rien ; trĂšs affairĂ©e, elle revĂȘtait sa pelisse. Le coupĂ© les attendait ; ils y montĂšrent et prirent le chemin de lâĂ©glise, sous la neige qui tombait de plus en plus Ă©paisse. CâĂ©tait une jolie Ă©glise romane, une des plus anciennes de lâAnjou ; la voĂ»te de charpente planchĂ©iĂ©e de sapin produisait lâeffet dâune grande quille de vaisseau retournĂ©e ; elle Ă©tait propre, claire et gaie. Lâautel ruisselait de lumiĂšres, et Roger y reconnut les grands candĂ©labres dâargent qui venaient de sa grandâmĂšre, avec beaucoup dâautres quâil se souvenait dâavoir vus en dĂźnant chez ses voisins de campagne. Il sâĂ©tait assis dans son banc, avec sa femme. Tout Ă coup il sâaperçut quâelle nâĂ©tait plus lĂ ; pendant quâil passait la revue du luminaire, elle avait disparu. â Pauvre Roger ! fit Lucette en tapotant les coussins. Vois- tu, câest la neige. » Quel interminable aprĂšs-midi ! Et quel lamentable dĂźner ! La gaietĂ© de Lucette Ă©tait tombĂ©e devant lâattitude de son mari. 1 u as quelque chose, Roger ? lui dit-elle timidement vers neuf heures du soir, alors que lâun et lâautre Ă©taient devenus presque Ă©galement tristes et maussades. â Que veux-tu que jâaie? Est-ce que ma vie nâest pas la plus Surpris, il se retourna et la chercha des yeux... Elle nâĂ©tait nulle part. â CâĂ©tait un peu fort ! Comment, le mystĂšre le pour- suivait mĂȘme Ă lâĂ©glise? Il allait se lever pour interroger le bedeau, quand lâorgue retentit, et la messe commença. Roger se sentait plein de pensĂ©es amĂšres et troublantes ; sa femme nâavait plus confiance en lui ! Certes, les cachotteries quâelle lui faisait devaient ĂȘtre innocentes et sans importance, mais pourquoi ne pas agir franchement? Pourquoi ne pas lui laisser, car câĂ©tait lĂ le fond de son grief, la belle tranquillitĂ©' passĂ©e des quatre annĂ©es heureuses qui venaient de sâĂ©couler ? Peu attentif Ă la messe, il ressassait dans son esprit ces idĂ©es pĂ©nibles, lorsque lâorgue rĂ©sonna pour la seconde fois, et une voix dâhomme inexpĂ©rimentĂ©e, mais dâune fraĂźcheur, dâun veloutĂ© qui nâappartiennent quâĂ lâextrĂȘme jeunesse, entonna la Prose du jour Adeste fideles, LĆti trium pliantes, Venite , venite ad Betlileem. Une autre voix, exquise, un peu tremblante, fondue de dou- ceur et de chaude persuasion, reprit Datus est nobis... Tous les soupçons vagues, toutes les humeurs noires de Roger sâĂ©vanouirent dans le nuage dâencens qui montait de lâautel, et il se retourna. Dans la tribune, sa Lucette, debout, chantait de toute son Ăąme, les yeux levĂ©s au ciel, comme si elle voyait vraiment lâEnfant divin entourĂ© dâanges, bien au-dessus de la voĂ»te noircie par le temps et la fumĂ©e des cierges. On ne chante pas avec cette voix-lĂ , on nâa pas cette expression-lĂ quand on fait des mystĂšres, mĂȘme innocents... Il avait tout rĂȘvĂ©... Quel vilain rĂȘve, et que le rĂ©veil en Ă©tait doux ! La voix dâhomme reprit en duo avec Lucette Venite adoremus... Roger, sans plus se soucier de scandaliser lâauditoire, se tourna et vit le chanteur. CâĂ©tait un jeune homme de dix-huit 56 FIGARO ILLUSTRĂ ans Ă peine, avec de bons yeux de chien et une barbe naissante, vĂȘtu comme un petit bourgeois dâun complet de confection. DâoĂč sort-il, celui-lĂ , qui chante avec ma femme ? pensa Roger tout Ă fait mĂ©content. Je ne lâai jamais vu... » Il voulait ĂȘtre furieux, et nây parvenait pas ; la voix de Lucette tombait de la tribune sur la foule recueillie comme une rosĂ©e de paix cĂ©leste, et bon grĂ©, mal grĂ©, il fallait sâattendrir. Roger baissa la tĂȘte, se souvint du jour oĂč il avait vu Lucette, couverte de ses cheveux dâor, en priĂšre devant la vierge de Behuard, et malgrĂ© toutes les Ă©vidences, il demanda pardon Ă sa femme de lâavoir seulement blĂąmĂ©e dans son Ăąme. La Prose terminĂ©e, la messe continua; Lucette revint dâun pas discret et se coula dans le banc, prĂšs de son mari. Tout bas, il lui demanda, les yeux encore humides Câest pour cela que tu voulais rester jusquâĂ NoĂ«l? â Pour cela et encore autre chose », rĂ©pondit-elle sans le regarder, mais avec un sourire dĂ©licieux. Lâoffice achevĂ©, on se fit des saluts et des compliments ; toute la petite clientĂšle dâenfants et de pauvres qui appartenait spĂ©cia- lement Ă Lucette vint lui offrir ses hommages. Enfin on sortit... O surprise ! la neige brillait au clair de lune, et le coupĂ© de Bar- rois nâĂ©tait plus sur la place qui miroitait comme une flaque dâeau. Joseph nâest pas lĂ ? » demanda Roger en serrant contre lui le bras de sa femme Ă qui il nâavait encore pu dire un mot. Lâaubergiste qui demeurait en face sâapprocha. Il faut que monsieur Barrois excuse, dit-il; le verglas est tombĂ© tout Ă coup, et si dur que Joseph nâa pas osĂ© rester lĂ . Il a dit quâil allait rentrer avec ses chevaux qui nâĂ©taient pas ferrĂ©s Ă glace, et que sans ça il leur casserait les jambes pour sĂ»r! â Ce nâest pas trop mal pensĂ© en ce qui concerne les che- vaux, dit Roger; mais nous, comment allons-nous rentrer? â Joseph va revenir avec le petit duc et le vieux cheval ; si Monsieur et Madame veulent me faire lâhonneur dâentrer chez moi pour attendre... â Non, fit tout bas Lucette Ă son mari; câest plein de gens qui vont faire rĂ©veillon... â Je vous remercie, dit Barrois tout haut ; nous aimons mieux attendre en plein air. » AprĂšs un moment de curiositĂ©, la foule sâĂ©tait dispersĂ©e, non sans quelques chutes qui avaient diverti lâassemblĂ©e. Tu vas mourir de froid, sous ce porche, Ă attendre! dit Roger en regardant sa femme avec pitiĂ©. Ce nâest pas si glissant, fit-elle ; en allant trĂšs doucement, nous pourrions peut-ĂȘtre faire un bout de chemin. Jâaimerais cela, mais bien lentement, Roger ; je voudrais ne pas tomber ! » Ils essayĂšrent quelques pas, mais il fallut y renoncer. TrĂšs ennuyĂ©, Barrois allait proposer dâentrer dans lâauberge, lorsquâun jeune homme bien enveloppĂ© sortit de derriĂšre lâĂ©glise. LĂ©onor, câest LĂ©onor, dit Lucette. LĂ©onor venez donc ici ! » Sous le paletot Ă©pais, Roger reconnut lâinconnu que Phanor avait saluĂ© sur la route, et en mĂȘme temps le chanteur inconnu. Câest LĂ©onor, le fils du charpentier ; il a une jolie voix, nâest-ce pas, Roger? Il a eu de la peine Ă chanter en duo, ça ne lui Ă©tait jamais arrivĂ© ; mais il en est venu Ă bout tout de mĂȘme. Pour un garçon de dix-sept ans, ce nâest vraiment pas mal. â Pas mal du tout ! rĂ©pondit Roger qui se fĂ»t volontiers donnĂ© des coups de cravache Ă lui-mĂȘme. Couvrez-vous donc, LĂ©onor, il fait froid ; madame le permet. Quâest-ce que vous traĂźnez derriĂšre vous, au bout de cette corde? demanda Lucette. â Câest le petit traĂźneau, rĂ©pondit le jeune garçon de sa voix musicale ; on sâen sert en hiver pour porter le linge Ă la riviĂšre, et aujourdâhui jâai amenĂ© ma petite sĆur dessus, parce quâelle a mal Ă un pied. Je le ramĂšne chez nous; ma sĆur est restĂ©e Ă coucher dans le bourg, chez ma grandâmĂšre. â Lucette, fit Roger frappĂ© dâune idĂ©e subite, si tu voulais, nous te ramĂšnerions en triomphe Ă Bellefeuille, LĂ©onor et moi ? â Je traĂźnerai bien Madame Ă moi tout seul ! sâĂ©cria le jeune garçon dont les yeux brillaient de joie. â A nous deux, mon garçon ; vous devant, moi derriĂšre. » Lucette sâassit sur le petit traĂźneau long et Ă©troit, garni seule- ment dâun mĂ©chant bout de tapis, et ses deux chevaliers se mirent Ă la besogne, lâun traĂźnant, lâautre poussant. La lune Ă©tait magni- fique, le ciel sans nuages, et le temps sâĂ©tait adouci. Une vraie partie de plaisir! dit Roger Ă lâoreille de sa femme. DâoĂč lui vient ce nom romantique, au jeune charpentier? â On ne sait pas! A la campagne, ils ont des idĂ©es! â Et toi, tu avais idĂ©e dâen faire un tĂ©nor? â Ne te moque pas, Roger, il a une jolie voix, et câest le meilleur garçon du monde. » Ils avaient fait Ă peu prĂšs un kilomĂštre en cet Ă©quipage, et pas vite, lorsquâau dĂ©tour du chemin ils virent arriver Joseph con- duisant le vieux cheval, plus habituĂ© Ă traĂźner une charrette de fumier que le petit duc de Madame ; aussi ne pouvait-il venir Ă bout de lui faire prendre une autre allure que le pas. VoilĂ qui est parfait, dit Roger. On attachera le traĂźneau derriĂšre la voiture, et LĂ©onor va monter sur le siĂšge. Je ne serai pas fĂąchĂ© dâĂȘtre traĂźnĂ© Ă mon tour, fĂ»t-ce au pas ! » Ils atteignirent enfin Bellefeuille ; LĂ©onor dĂ©tacha son traĂź- neau en remerciant, et continua sa route jusque chez son pĂšre qui ne demeurait pas bien loin. Un rĂ©veillon dĂ©licat attendait les deux Ă©poux. Ils congĂ©diĂšrent leurs gens et sâassirent prĂšs du feu. Quand ils eurent apaisĂ© leur faim, â une vraie faim, car ils avaient parfaitement mal dĂźnĂ©, â ils montĂšrent dans leur chambre, si jolie, si souriante, lorsquâils y Ă©taient ensemble. Eh bien! Lucette, confesse-toi maintenant, dit Roger dâun air grave, mais les yeux riants. Tu voulais donner de la musique Ă notre curĂ© pour sa NoĂ«l ? et câest pour cela que tu mâas fait morfondre deux mois ? â Ce nâest pas pour le curĂ©, Roger ; mais câĂ©tait pour la mu- sique... Vois-tu, câĂ©tait un vĆu, ajouta-t-elle avec un peu dâem- barras. â Un vĆu ? fit le jeune mari surpris. â Oui, jâavais fait vĆu de chanter lâ Adoremus dans notre Ă©glise, si... si... enfin, Roger, nous avons eu beaucoup de cha- grin, tu te rappelles, la premiĂšre annĂ©e de notre mariage? â Oui, je me rappelle ! dit-il Ă©mu au souvenir des fragiles espĂ©rances sitĂŽt Ă©vanouies. â Eh bien ! jâavais fait vĆu, cette fois, de chanter le NoĂ«l ici, â et aussi de rester bien tranquille pour que le mĂȘme malheur nâarrivĂąt pas deux fois... 11 y aura un NoĂ«l chez nous Ă la Saint-Jean, Roger... » Ses yeux brillaient de larmes souriantes, pendant quâelle annonçait Ă son mari la grande nouvelle, les mains croisĂ©es sur sa jeune poitrine. Oh ! Lucette, Lucette ! fit-il tout bas. Si tu Ă©tais tombĂ©e ! Quel danger tu as couru, et sans me le dire ! â Mais LĂ©onor sâest trouvĂ© lĂ bien Ă propos! Sais-tu? son petit traĂźneau avait lâair dâune crĂšche ; cela mâa fait plaisir de mâasseoir lĂ -dedans. » Ils restĂšrent pensifs un instant, Ă©mus par l'avenir nouveau ouvert devant eux ; puis trĂšs lentement Roger baisa le front et les yeux de sa femme. Illustrations de AndrĂ© Brouillet. HENRY GRĂVILLE. r GUSTAVE JACQUET Il est interdit de vendre sĂ©parĂ©ment celte reproduction ISABELLE Chromotypographic BOUSSOD, VALADON & C» FIGARO ILLUSTRĂ 1891 4 UNE COMMISSION LOCALE PAR LUCIEN DESCAVES L orsque jâĂ©tais membre de lâune des vingt Commissions entre lesquelles est rĂ©partie, Ă Paris, la protection des enfants du premier Ăąge, je fus tĂ©moin dâune scĂšne dont la relation pourrait ĂȘtre annexĂ©e au rapport annuel de lâAcadĂ©mie sur les prix de vertu. Je nâai pas cette ambition. On me permettra mĂȘme de ne point numĂ©roter lâarrondissement oĂč jâexerçais mon modeste ministĂšre et dâaccorder le bĂ©nĂ©fice dâune Ă©gale discrĂ©tion au vĂ©ritable nom de braves gens que toute rĂ©clame offus- querait. Mais sait-on bien, dâabord, ce que sont ces Commissions de crĂ©ation relativement rĂ©cente et dâune utilitĂ© quâattestait, derniĂš- rement encore, une statistique de la mortalitĂ© dĂ©croissante des enfants placĂ©s en nourrice, en sevrage ou en garde ? Ce prĂ©cieux rĂ©sultat est dĂ», sans conteste, Ă la loi du 23 dĂ©- cembre 1874 et Ă la surveillance quâelle institue en faveur des enfants de un jour Ă deux ans confiĂ©s, hors du domicile des parents et moyennant salaire, aux nourrices, sevreuses ou gar- deuses. Le carnet que ne leur dĂ©livre quâĂ bon escient la PrĂ©fecture de police, câest leur livret militaire. Elles le prĂ©sentent Ă toute rĂ©qui- sition des personnes qui ont qualitĂ© pour le viser et y inscrire leurs observations. En quelques pages, ce vade-mecum contient dâessentielles indications certificats de la nourrice, Ă©tat-civil de lâenfant, composition de sa layette, paiement des mois Ă©chus, notions dâhygiĂšne, texte du rĂšglement dâadministration publi- que, et jusquâaux articles du Code pĂ©nal applicables aux contra- ventions. Aussi bien, le nombre en a beaucoup diminuĂ©, et les maires, usant du pouvoir dont les arme le dĂ©cret, nâont plus que rare- ment lâoccasion de prononcer le retrait dâun enfant Ă la santĂ© de qui sont prĂ©judiciables la nĂ©gligence, la brutalitĂ©, les Ă©carts de conduite dâune mauvaise nourrice. La Commission dont je faisais partie se composait du maire prĂ©sident, dâun secrĂ©taire, du mĂ©decin-inspecteur, dâune dame- visiteuse et de sept ou huit membres-adjoints. Le mĂ©decin et la visiteuse sont seuls rĂ©tribuĂ©s. Câest justice. La nature dĂ©licate de leurs fonctions, le surcroĂźt dâactivitĂ© quâils y dĂ©ploient, constituent des droits Ă cette distinction. Ne doi- vent-ils pas, en effet, lâun et lâautre, voir la compagnie entiĂšre de nourrices dont chaque membre ne visite quâune escouade, tou- jours la mĂȘme, et choisie autant que possible Ă proximitĂ© de son domicile ? Tous les mois, dans la derniĂšre huitaine, nous recevions, en mĂȘme temps quâune lettre de convocation, autant de bulletins que notre circonscription conventionnelle groupait de nourrices. Nous nous prĂ©sentions alors chez elles inopinĂ©ment, afin de nous soustraire Ă lâinfluence dâune mise en scĂšne fallacieuse. Mais tandis que lâinspection du mĂ©decin et de la visiteuse se rĂ©servait telles constatations dont lâintimitĂ© nous arrĂȘtait, notre examen plus discret, mais aussi efficace, portait sur la salubritĂ© du loge- ment, les moyens dâexistence de la nourrice, son genre de vie habituel, sa diligence constante, lâexactitude des salaires. Un simple coup dâĆil en entrant nous renseignait plus sĂ»rement parfois que le dĂ©maillotement de l'enfant. La propretĂ© reluisante de certains mĂ©nages dâouvriers disait tout la sollicitude Ă©veillĂ©e, les habitudes dâordre et dâhygiĂšne, lâimmuable dĂ©cor plantĂ© par le mari, invisible machiniste. Ailleurs, au contraire, les lits toujours dĂ©faits, lâaĂ©ration mĂ©- prisĂ©e, le linge et les vĂȘtements Ă lâabandon, le petit poĂȘle sans garde-feu, la table poissĂ©e de reliefs anciens, rĂ©vĂ©laient le taudis oĂč sâĂ©tiole lâenfance. Soumises Ă un triple contrĂŽle imprĂ©vu, encouragĂ©es par l'espoir dâune rĂ©compense, intimidĂ©es par la rigueur du rĂšgle- ment qui les administre, nourrices, sevreuses ou gardeuses, encourent peu de reproches graves, et si je mâemportai contre la dĂ©loyale et redoutable prĂ©sence dâun biberon chez une nourrice payĂ©e pour allaiter au sein, ce fut par exception. Une fois par mois la Commission se rĂ©unissait Ă la mairie. Jây arrivais, un jour de lâhiver dernier, vers deux heures, lorsque, dans le couloir obscur conduisant Ă la salle de nos dĂ©li- bĂ©rations, je fus abordĂ© par une femme qui sâĂ©tait levĂ©e en mâapercevant. Deux mioches sâaccrochaient Ă ses bras ballants allĂ©gĂ©s dâun nourrisson quâelle avait remis aux mains complaisantes dâune voisine avant de venir Ă ma rencontre. III. 15 58 FIGARO ILLUSTRĂ Je lâavais reconnue ; je lui rendis son salut cĂ©rĂ©monieux. Bonjour, madame Flament. Eh bien ! rien de nouveau, depuis que je vous ai vue ? â Rien. » Elle baissa la voix et ajouta en mâentraĂźnant On lâa convoquĂ©e aussi â elle. â Ah !... Tant mieux. â Elle est lĂ . » Un mouvement de curiositĂ© mâĂ©chappa. OĂč donc ? â Sur la banquette... la femme qui Ă©tait assise Ă cĂŽtĂ© de moi... â Celle Ă qui vous avez confiĂ© votre nourrisson ? â Oui. » Je cherchai Ă dĂ©visager obliquement la personne quâavait dĂ©signĂ©e mon interlocutrice ; mais le demi-jour du couloir em- brumait les traits, nâautorisait quâune opinion conjecturale que jâexprimai cependant. Il ne semble pas, Ă la juger sur sa mise, quâelle soit dans le dĂ©nĂ»ment auquel correspond son insolvabilitĂ©. â Oh ! monsieur, on voit bien que vous ne lâavez pas regar- dĂ©e de prĂšs ! Câest la misĂšre en chapeau et gants clairs. Si je vous disais... â Tout Ă lâheure, la commission recevra vos confidences. Je vous promets mon appui si votre dĂ©termination est irrĂ©vocable. â Elle lâest, monsieur, jâai dĂ©jĂ trop longtemps attendu. » Je coupai court Ă ces dolĂ©ances en entrant dans la salle oĂč mes collĂšgues Ă©taient rĂ©unis. Presque aussitĂŽt le prĂ©sident ouvrit la sĂ©ance et donna la parole au secrĂ©taire pour la lecture du procĂšs- verbal. Il y avait lĂ , autour de la longue table immanquablement vĂȘtue de vert, outre le mĂ©decin, un petit homme pĂ©tulant et loquace, et la visiteuse, une dame mĂ»re alliant la sĂ©cheresse de lâinstitutrice Ă la prestance de la veuve dâofficier ; il y avait un entrepreneur, un pharmacien, un dessinateur, deux rentiers, un horticulteur, un Ă©bĂ©niste. Tous fort pĂ©nĂ©trĂ©s de leur importance, bien quâaucun dâeux ne fĂ»t apparemment prĂ©destinĂ©, par lâĂąge ni les aptitudes, Ă sâĂ©lancer du dernier Ă©chelon dans la hiĂ©rarchie des fonctions, vers de plus hautes destinĂ©es. Mais peut-ĂȘtre la pĂąleur subite que j'attribuai longtemps Ă une contention dâesprit anormale, nâĂ©tait-elle que le reflet du tapis dans lequel leur gravitĂ© se mirait, car je lâai souvent observĂ©e depuis dans lâatmosphĂšre officielle des administrations vouĂ©es au vert. Hors de la salle, le teint quâavait ravagĂ© la couleur astringente refleurissait et je retrouvais de braves gens la main tendue, le cĆur dessus. Le secrĂ©taire se taisant, le maire, euphĂ©mique et courtois, nous invita successivement Ă prĂ©senter nos observations, avant de lui remettre les bulletins confirmatifs quâil adressait Ă la PrĂ©fec- ture. Lâattitude, le ton, le choix des mots, la nature des remarques, leur prolixitĂ©, le geste qui les mettait en valeur, silhouettaient en quelques minutes le membre interpellĂ©. Lâentrepreneur, brusque et carrĂ©, dĂ©nonçait vĂ©hĂ©mentement lâinsalubritĂ© des habitations, la tempĂ©rature dâ quây entrete- naient les nourrices. Et ses gros poings, ses yeux jaillissants, ses Ă©paules de dĂ©mĂ©nageur, rĂ©clamaient lâair qui lui manquait Ă lui- mĂȘme entre les deux rentiers dont la sĂ©vĂ©ritĂ© pincĂ©e le douchait. Ceux-ci affectaient ensuite un langage compassĂ©, une placiditĂ© douceĂątre. Les mains croisĂ©es, en des poses avantageuses, ils faisaient un sort Ă chaque enfant visitĂ©, discutaient sur tout avec tous, ressassaient des lieux-communs sur lâhĂ©rĂ©ditĂ©, la dĂ©popu- lation, lâenfance... Je vais plus loin, disait lâun audacieusement. â Si jâose mâexprimer ainsi », reprenait lâautre, corrigeant par une rĂ©serve de bon goĂ»t la hardiesse de son voisin. Et tous dâeux dâobjecter ensemble Permettez... » en offrant, du pouce et de lâindex joints, une prise imaginaire. Le pharmacien, long, sec et dolent, suçait et mastiquait ses mots comme des pĂątes, tristement, la pensĂ©e ailleurs. On jurerait quâil mange son fonds », observait le dessi- nateur. Celui-lĂ , alerte et menu, apportait au contraire, des Ă©lĂ©ments de gaietĂ© dont il arrivait que la Commission sâeffarouchĂąt. Il em- piĂ©tait sur Jes attributions du mĂ©decin, ne sâen cachait pas, aimait Ă surprendre ses nourrices dans le laisser aller de lâallai- tement. Ses commentaires Ă©taient la joie de nos rĂ©unions. Belle nature!... Un Rubens!... Le petiot nâest pas Ă plaindre. Mettons-nous Ă sa place. » Et autres facĂ©ties de rapin vieilli dont lâesprit fourbu ne peut se rĂ©soudre Ă dĂ©teler. Lâhorticulteur enfin, par transposition dâorgueil, ne cessait de rĂ©clamer pour ses nourrices les rĂ©compenses les plus hautes, comme Ă une exposition de la Ville de Paris. Mon tour vint. AprĂšs quelques remarques gĂ©nĂ©rales La Commission, dis-je, dans sa derniĂšre sĂ©ance, a dĂ©cidĂ© quâelle entendrait, par mesure de conciliation, madame Flament et la mĂšre du nourrisson quâelle Ă©lĂšve. Toutes deux ont Ă©tĂ© con- voquĂ©es. Elles sont lĂ . Si monsieur le prĂ©sident... » Le maire paraissait violenter une mĂ©moire rĂ©calcitrante. A la fin, il ramena son regard du plafond sur moi. Voulez-vous, je vous prie, me remettre en deux mots au courant de cette affaire ? â Bien volontiers. Madame Flament... une de nos nourrices les plus mĂ©ritantes... â Parfaitement, acquiesça le mĂ©deci^ câest le cinquiĂšme enfant quâon lui confie ; et elle en a eu, en outre, quatre, tous vivants, de son mariage avec un gardien de la paix de lâarron- dissement. Deux fois, des rĂ©compenses lui ont Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©es par la Commission. » Nous nous saluĂąmes discrĂštement, le docteur pour demander pardon de son interruption, moi pour lâen remercier, et je repris Madame Flament donc, Ă©lĂšve au biberon, depuis environ dix-huit mois, lâenfant dâune demoiselle Lucas. Câest un fait, hĂ©las! assez commun. Le dernier recensement de la PrĂ©fecture de police a donnĂ© ces chiffres Inscrits dans Paris et la banlieue, cinq mille cent vingt ; illĂ©gitimes, mille quatre cent quarante. . â Ceux-ci sont les infirmes de lâĂ©tat-civil, dĂ©clara lâincorri- gible dessinateur. Ne naissent-ils pas privĂ©s dâun membre... de leur famille? » Cette plaisanterie imbĂ©cile nâeut pas le succĂšs quâavait escomptĂ© le rire de son auteur, et je continuai Les nourrices savent les risques quâelles courent. Tant que la mĂšre trouve, dans son travail ou dans une liaison durable, les moyens de remplir ses engagements, rarement elle sây dĂ©robe. Mais vienne une rupture ou le chĂŽmage, qui paiera les mois de nourrice? Personne. Câest lâhistoire banale de madame Flament et de la demoiselle Lucas. Pendant un an, celle-ci, passablement entretenue, paraĂźt-il, sâest rĂ©guliĂšrement exĂ©cutĂ©e. Puis les mau- vais jours sont arrivĂ©s, une banqueroute de cĆur, sans doute... Bref, il est dĂ» aujourdâhui Ă madame Flament, six mois. 11 est vrai quâils jouissent du privilĂšge quâaccorde Ă certaines crĂ©an- ces lâarticle deux mille cent un du Code civil. Mais je n ai pas besoin de faire ressortir la puĂ©rilitĂ© de cette satisfaction, la femme dont il sâagit, dĂ©nuĂ©e de ressources et logeant en garni, Ă©tant notoirement insolvable. Dâautre part, il est impossible Ă la nour- rice, accablĂ©e de famille, de prolonger un sacrifice onĂ©reux, car, en dehors du lait, dĂ©pense quotidienne, câest lâentretien auquel il faut subvenir, lâenfant manquant de tout, Ă telles enseignes... â Quâun secours du bureau de bienfaisance, obtenu grĂące Ă vous, monsieur le maire, fut converti par moi, au commence- ment de lâhiver, en chaussures et vĂȘtements indispensables », confirma la visiteuse. Le prĂ©sident retint la parole qui mâavait Ă©tĂ© retirĂ©e, et dit En effet, je me rappelle. Mon crĂ©dit est donc Ă©puisĂ© de ce FIGARO ILLUSTRĂ 5g cĂŽtĂ©, car vous savez quelle en est la faiblesse et avec quelle rĂ©serve jâen use. Notre intervention sera, en lâoccurence, assez dĂ©licate. Le rĂšglement nous donne bien le droit de prescrire dâoffice telles mutations de nourrices que conseille le souci de nos protĂ©gĂ©s, mais câest dĂ©placer les difficultĂ©s sans en supprimer la cause. Je nâignore pas que nous pouvons encore, en cas dâabandon des parents, nous substituer Ă eux et suivre la procĂ©dure habituelle pour faire admettre lâenfant Ă lâAssistance publique. Ce serait Le maire observa doucement Si recommandables que soient vos craintes, la Commission ne peut sây associer que dans la mesure de ses attributions. Il est un principe quâa voulu respecter le lĂ©gislateur avant tout celui de lâautoritĂ© paternelle. La mĂšre en reprenant son enfant, nous lie les mains. Mais nous pouvons faire auprĂšs dâelle une derniĂšre tentative de conciliation et acquĂ©rir la certitude que la nourrice persĂ©vĂšre dans sa rĂ©solution. » Il mit le doigt sur le bouton dâune sonnette Ă©lectrique. Un garçon de bureau parut. Faites entrer madame Flament. » Introduite, la bonne Madame Flament salua avec cette gau- cherie, cette exagĂ©ration de politesse des humbles, intimidĂ©s par la solennitĂ© dâune comparution. Elle Ă©tait forte, ample, saine, dâune propretĂ© mĂ©ticuleuse rejaillissant sur la petite fille et le petit garçon qui lâescortaient et sur le nourrisson en litige, sou- riant dans la blancheur des langes. donc en vue dâune mise en demeure prĂ©alable que la mĂšre serait appelĂ©e devant nous ? â Non, protestai-je, car elle ne refuse pas de reprendre sa petite fille. Elle lâeĂ»t mĂȘme emmenĂ©e dĂ©jĂ si les scrupules de la nourrice nâavaient toujours dominĂ© son intĂ©rĂȘt. Elle sâest demandĂ© â et la mĂȘme question mâobsĂšde â ce que deviendrait ce pauvre ĂȘtre aux bras dâune mĂšre besoigneuse et tĂ©moignant un mĂ©diocre sentiment de ses devoirs. » Vous mâavez transmis, conformĂ©ment au rĂšglement, votre intention de rendre Ă sa mĂšre lâenfant quâelle vous a confiĂ©, dit le prĂ©sident. Nous nous inclinons devant votre volontĂ©. La Com- mission vous demande seulement de la lui confirmer. ^ Câest la vĂ©ritĂ©. Ces messieurs... et madame la visiteuse ne me dĂ©mentiront pas jâai tout fait avant dâen venir lĂ . Mais Fla- ment a raison est-il juste que nos mioches pĂątissent pour une petite quâest pas Ă nous, aprĂšs tout ? Oh ! c'est pas quâon soit heu- reux de se sĂ©parer dâelle !... Elle est si mignonne ; jâai eu tant de peine Ă la rĂ©chapper ! ... Câest pas comme les miens qui se sont quasiment Ă©levĂ©s tout seuls. Alors, on sâest attachĂ© Ă elle. Tout le monde lâaime Ă la maison. Pour sĂ»r, ça nous crĂšve le cĆur quâelle sâen aille... Regardez-la... Si on ne jurerait pas quâelle comprend. Fais risette Ă ces messieurs, fifille. Non? Voyez-vous?... Et Ă ta maman Flament, veux-tu? Oui, tenez... » Orgueilleusement, elle tournait vers nous la petite figure chiffonnĂ©e par un rire aux anges et comme pĂ©trie par dâinvisibles et chatouilleuses mains. Puis la nourrice reprit Sans me vanter, je lâai ramenĂ©e de loin. Monsieur le docteur 6o FIGARO ILLUSTRĂ lâa vue quand je lâai prise; elle pesait pas lourd. Ce quâelle nous a fait passer de nuits blanches, Ă Flament et Ă moi ! Pour quarante francs. Quand nous ne les avons plus reçus, il a fallu se priver pour payer le nourrisseur, un de Plaisance qui apportait le lait tous les matins. Nous pensions câest une crise, faut quâun coup de chance, attendons encore un mois. II y en a six que ça dure. Le linge, les vĂȘtements, ont manquĂ©. Elle a fini des affaires Ă mes petites, dâabord ; aprĂšs, jâai eu un secours ; lâhiver a passĂ© ainsi. Mais câest pas tout. Plusieurs fois, le mois dernier, la mĂšre est venue nous demander Ă coucher. Nous Ă©tions obligĂ©s de nous relever, dâĂŽter un matelas pour lui faire un lit par terre. On ne laisse pas les gens dehors par la pluie, la neige, le froid... Câest mĂȘme un peu pourquoi nous avons gardĂ© cette mignonne. Elle est encore si dĂ©licate ! A la maison, au moins, elle dort Ă lâabri et mange Ă suffisance. Tandis que chez sa mĂšre... Oh 1 je ne la crois pas mĂ©chante, quoique la misĂšre lui ait bien aigri le caractĂšre. Mais ça nâa pas le feu sacrĂ©, les mĂšres de cette espĂšce-lĂ ! On voudrait se consoler avec lâidĂ©e quâil aurait toujours fallu, un jour oĂč lâautre, rendre la petite. Nous avons beau faire ; câest comme une mort dans la famille. » Madame Flament sâĂ©tait penchĂ©e sur son nourrisson ; elle resta un long moment le visage enfoui dans sa bavette, sans rĂ©pondre aux tiraillements des deux gamins pendus Ă ses jupes et moins jaloux des caresses quâardents Ă sây associer. Le prĂ©sident, cependant, Ă©crasait dans son moulin Ă formules quelques grains dâĂ©loquence ... Sentiments dont je suis lâinter- prĂšte... Hommage rendu Ă votre dĂ©vouement... PrĂ©cieux con- cours... Notre estime, etc... » Puis, au garçon de bureau rappelĂ© Faites entrer madame Lucas », dit-il. LâĂąge de Madame Lucas Ă©chappait Ă une apprĂ©ciation exacte. Dâun naufrage de beautĂ©, elle avait sauvĂ© une vague sĂ©duction faite de sveltesse et dâĂ©lĂ©gance captieuse, un dĂ©jeuner froid de restes encore appĂ©tissants. Des Ă©paves dâaisance et de goĂ»t parisien attĂ©nuaient mĂȘmement le dĂ©sastre dâune toilette fatiguĂ©e, fripĂ©e, fanĂ©e, comme si la crĂ©ature et le vĂȘtement avaient vieilli ensemble, trĂšs vite. LâĂ©toffe du visage, amĂšrement plissĂ©e Ă la commissure des lĂšvres, semblait, elle aussi, avoir Ă©tĂ© hĂątivement reprisĂ©e. La Commission se gourma, sâĂ©rigea en tribunal jugeant en dernier ressort ; et le rĂ©sumĂ© impartial du prĂ©sident accabla la prĂ©venue. Il ne sâagit plus d'Ă©piloguer. Vous devez six mois de salaires Ă madame Flament. Vous comprenez, nâest-ce pas, quâil lui soit impossible, dans ces conditions, de garder votre enfant? â Parfaitement. â Vous auriez tort, dâailleurs, de la trouver exigeante. Elle ne demandait, de votre part, quâun peu de bonne volontĂ©. Quelques acomptes, manifestant votre dĂ©sir dâĂ©teindre cette dette, lâeussent, je crois, disposĂ©e Ă temporiser. â Je ne puis donner Ă madame Flament lâargent que je nâai pas. Dix fois je lui ai proposĂ© de reprendre ma fille. Si je nâavais pas cĂ©dĂ© Ă ses instances en la lui laissant, la somme quâelle me rĂ©clame serait moins Ă©levĂ©e. â Oui... mais lâenfant serait peut-ĂȘtre morte. â Aussi, ne consultant que son intĂ©rĂȘt, nâai-je pas hĂ©sitĂ© entre deux maisons lâune oĂč sa vie Ă©tait assurĂ©e, lâautre oĂč la misĂšre lâattendait. â Permettez-moi de juger sĂ©vĂšrement cette façon dâenvisager la plus haute des responsabilitĂ©s. â Juger? A quel titre, sâil vous plaĂźt? Du moment que je nâabdique pas mes droits, que je les revendique, au contraire, en emmenant ma fille, votre rĂ©probation est superflue. Finissons. Je ne suis pas venue ici pour entendre de la morale. Je dois, je paierai. Le reste me regarde seule. » Dans le silence qui suivit cette dĂ©claration cassante, la demoi- selle Lucas sâapprocha vivement de la nourrice, enleva lâenfant et disparut avec, serrĂ©e de prĂšs par madame Flament dont lâĂ©mo- tion prĂ©cipita incivilement le dĂ©part. Cinq minutes aprĂšs, je sortais de la mairie lorsque jâaperçus madame Flament causant avec un gardien de la paix de service. Je le reconnus; câĂ©tait son mari. ArrĂȘtĂ© au bord du trottoir, il repoussait sans vigueur une sollicitation pressante, bornait sa rĂ©sistance Ă la rĂ©pĂ©tition du mĂȘme geste dĂ©couragĂ©, un Ă©car- tement des bras presque comique. Mais elle les saisit, les fixa le long de son corps, et du coup il fut Ă sa merci, dĂ©sarmĂ©. AussitĂŽt, madame Flament sâĂ©loigna, entra dans le square voisin. Ma curiositĂ© Ă©tait Ă©veillĂ©e. Je rĂ©solus de pousser jusque-lĂ . Je nâallai pas loin. La bonne femme revenait rayonnante, avec son nourrisson dans les bras et ses deux mioches Ă ses trousses. Je feignis de la rencontrer par hasard, dâautant quâelle se troubla. Tiens ! Câest donc arrangĂ© ? â Oui, rĂ©pondit-elle avec embarras. J'ai pu rattraper la mĂšre... une chance ! Alors, elle a consenti Ă me rendre la petite... si je mâengageais Ă ne plus lâennuyer avec mes rĂ©clamations. Oh ! je sais bien... ça nous impose des privations et nous nâaurons plus le droit de nous plaindre. Mais Flament lâa voulu... câest lui qui lâa voulu. Vous ne le connaissez pas. Jamais il ne mâaurait par- donnĂ© de lâavoir laissĂ©e partir ! » LUCIEN DESCAVES. Illustrations de EugĂšne ^ LE POELE UNIVERSEL BrevetĂ© S. G. D. G. HYDROTHĂRAPIE AĂROTHĂRAPIE CHEZ SOI 'is Ă©conomique et hygiĂ©nique I e PoĂȘle Universel JĂ 233 & se vend Le PoĂȘle Universel Ă bascule et Ă couvercles automatiques offre plus de sĂ©curitĂ© que tout autre systĂšme, et mĂȘme que tous feux nus sur chenets ou grilles ouvertes. Envoi franco DU PROSPECTUS aux prix de 120, ioo et 83 fr. selon le modĂšle. 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Flagrant DĂ©lit , par Th. Ribot reproduction directe. La Statue du gĂ©nĂ©ral Faidherhe, Ă Bapaume; le Monument de Garibaldi Ă Nice repro- ductions directes. Le Mois parisien, par La Grandâville. La Mode, par C. de Chancenay; illustrations de L. Vallet. La Course MonĂŽme , jeu nouveau, par G. Laun. Monsieur Tr oubadin premiĂšre partie , par P. Caro ; illustrations en couleurs de Fraipont. Femmes J aponaises , par Pierre Loti de lâAcadĂ©mie française; illustrations en couleurs de SeĂŻki Korouda. Le Perdreau, par ThĂ©odore de Grave; illustrations de Laurent-Desrousseaux. Un Duel de MaĂźtres d' Armes, par Vigeant; illus- trations de FrĂ©dĂ©ric RĂ©gamey. par Emile Adan. Couverture Vendanges , Le Mois Parisien Wagner et ses adversaires. â Les Lohengrincheux â Le purgatif national. â Hommes de bronze et femmes de marbre. â Le cĂ©lĂšbre Aristide Guibollard et le non moins cĂ©lĂšbre Bronqardin. â ThĂ©odule Ribot. â Elie Delaunay. â Lâacteur Marais. â M. Jules GrĂ©vy. â Visites princiĂšres. â Les courses de vĂ©locipĂšdes. Je comprends que lâon nâaime Wagner ni comme homme, ni comme musicien, et que lâon nâĂ©prouve aucun besoin dâaller entendre Lohengrin. Les opinions patriotiques et musicales sont libres. Ce que je comprends moins, câest que lâon tente de faire inter- dire la reprĂ©sentation des Ćuvres de Wagner. PrĂ©cisĂ©ment parce que lâOpĂ©ra est un théùtre subventionnĂ©, une scĂšne diplomatique, il doit se pla- cer au-dessus des querelles de partis et ne tenir compte que des intĂ©rĂȘts de lâArt. Les dĂ©sordres dont la place et la salle de lâOpĂ©ra ont Ă©tĂ© le théùtre ce mois-ci sont dâautant plus ridi- cules que, Ă part quelques politi- ciens trop intelligents pour ĂȘtre dupes des sentiments factices quâils crĂ©ent, la plupart des manifestants nâont jamais entendu une note de Wagner et sont, par consĂ©quent, incapables de juger son Ćuvre. Le tas des lohengrincheux quâon a conduits au poste se composait, comme dâordinaire, de camelots, de garçons de cafĂ©s, de marmitons, de rĂ©cidivistes et de badauds. Il y a toujours, dâailleurs, dans une ville de plus de deux millions dâĂąmes, les Ă©lĂ©ments dâune mani- festation pour ou contre nâimporte quoi. Je suis mĂȘme Ă©tonnĂ© que des industriels rĂ©clamiers nâaient pas encore imaginĂ© dâorganiser une Ă©meute autour dâun de leurs pro- duits. Une troupe dâhommes Ă qui lâon aurait prĂ©alablement distribuĂ© des petits verres et des piĂšces blan- ches, se rendraient par exemple devant lâusine dâun fabricant de purgatifs et accuseraient Ă grands cris ce Diafoirus fin de siĂšcle dâem- ployer de la rhubarbe de prove- nance allemande. Ils le flĂ©triraient au nom du sentiment patriotique, en se tapant avec indignation sur lâabdomen. Une autre troupe, Ă©gale- ment alcoolisĂ©e etpayĂ©e, prendrait la dĂ©fense du fabricant. Altercations, bataille, arrestations nombreuses... Finalement, devant le tribunal, tous les patriotes arrĂȘtĂ©s dĂ©clareraient quâils avaient Ă©tĂ© induits en erreur, et que la seule rhubarbe nationale Ă©tait la rhubarbe X... ». Quâon ne dise pas que la crainte de quelques jours de prison pourrait tuer dans lâĆuf une telle tentative de rĂ©clame. Il y aura toujours des amateurs de mise Ă lâombre pour rĂ©pondre On y va ! » quand les agents crieront Messieurs les voyageurs pour le panier Ă salade, en voiture ! » Les hommes de bronze et les femmes de marbre continuent de se multiplier sur tous les points du territoire. Emile NoĂ«l nous donne la statue de Faidherbe, Ringel celle de Marie Stuart. Le conseil municipal de Paris va statĂ»fier Beaumarchais, et Nice Ă©lĂšve une statue Ă Garibaldi. Il nâest pas mauvais, mainte- nant, pour un jeune sculpteur , dâavoir une idĂ©e de statue pour les grands centres, de mĂ©daillon pour les localitĂ©s moins importantes. Aussi voit-on la plupart de nos statuaires pĂąlir sur le Dictionnaire Larousse , afin dây dĂ©couvrir les villes un peu cossues qui ont eu lâhonneur de donner naissance » Ă des personnages plus ou moins historiques. Son choix fait, le sta- tuaire Ă©crit au maire de la ville Monsieur le maire, Votre petite ville, dâordinaire si paisible, sâĂ©norgueillit Ă juste titre dâavoir vu naitre le cĂ©lĂšbre Aristide Guibollard, qui fut, en 1827, sous-chef du secrĂ©tariat de M. le ministre des finances. DĂ©si- reux de couler dans le bronze im- pĂ©rissable les traits de ce grand citoyen, jâai lâhonneur de vous demander si vous nâavez pas, dans vos archives, des documents de nature Ă me donner quelque idĂ©e de sa personne. Etait-il grand ou petit? Gras ou maigre? Quelle Ă©tait sa coupe de cheveux? La forme du visage, celle du nez ne me sont pas indispensables, mais je prĂ©fĂ©rerais que vous me rensei- gnassiez mĂȘme sur ces points se- condaires. Veuillez agrĂ©er, etc. » GĂ©nĂ©ralement, le maire est poli. Il rĂ©pond. Il ne connaĂźt pas Aristi- de Guibollard, mais en compulsant les archives de la commune, il y trouve un signalement quelcon- que Aristide Guibollard, nez or- dinaire, bouche ordinaire, yeux ordinaires, taille ordinaire. Signes particuliers nĂ©ant. Il se hĂąte de transmettre au sculpteur ce docu- ment prĂ©cieux. Celui-ci se met Ă l'Ćuvre, fait poser son concierge, enfante une maquette. La commune natale dâAristide Guibollard songe quâune statue comporte une inau- guration, que cette inauguration dĂ©place des personnages officiels, que ceux-ci sont porteurs de dĂ©corations Ă distribuer. Le maire sent dĂ©jĂ lâĂ©motion lui couper la parole Ă la pensĂ©e quâil pourrait bien ĂȘtre dĂ©corĂ©. Câest lui qui presse le sculpteur dâachever son Ćuvre. Et voilĂ comment nous verrons sâĂ©lever, Ă Panonceau- STATUE 1»"J GĂNĂRAL FAIDHERBE A BAPAUME M. Louis Nocl. â Tondue par MM. Denonvillicrs. FIGARO ILLUSTRĂ xv sur-Orge, une statue ordinaire de plus celle dâAristide Guibollard, le cĂ©lĂšbre financier dont personne ne se souvenait, par Bronzardin, le cĂ©lĂšbre statuaire dont person- ne nâa jamais entendu parler. Ribot et Elie Delaunay sont morts. CâĂ©taient deux artistes trĂšs personnels, mais douĂ©s de façon bien diffĂ©rente. ElĂšve de Glaize, Ribot nâeut de tableau reçu au Salon quâĂ lâĂąge dĂ© trente-huit ans, en 1861. Sa maniĂšre nâĂ©tait pas faite pour plaire aux amateurs de peinture aimable et facile. Il fut, pendant des annĂ©es, le point de mire des petits journaux satiriques, qui lâaccusaient de peindre dans une cave ». Cependant, dĂšs le dĂ©but, il eut la satisfaction dâĂȘtre saluĂ© comme un maĂźtre par la grande critique immortelle, par ThĂ©ophile Gautier, par Paul de Saint-Victor. On le comparait Ă Ribeira, Ă Rembrandt, Ă Goya ; mais il resta toujours, Ă travers, son oeuvre qui est considĂ©rable, comparable Ă lui -mĂȘme. Les plaisanteries sur la cave », sur les personnages marquĂ©s de petite vĂ©role », sont des plaisan- teries bien dĂ©modĂ©es aujour- dâhui. Ce quâil faut admirer dans les Ribot, câest lâintensitĂ© de la vie qui anime les visages, qui les rend parlants, tour Ă tour tranquilles ou doucement ironi- ques. Quelle vigueur dans les ombres, quels beaux coups de lumiĂšre! Ribot fut un homme de gĂ©nie et un homme excellent. Il laisse une fille, artiste comme lui, et presque grande artiste, un fils et une veuve. Il y avait peu de temps quâil vendait cher, et il nâa pas fait fortune. Elie Delaunay, lui aussi, Ă©tait un modeste, qui ne savait guĂšre vendre ses toiles, et qui a plus travaillĂ© pour la gloire que pour 1 argent. On connaĂźt lâanecdote de la riche AmĂ©ricaine qui vint le prier de taire son portrait, et qui demandait Combien cela me coĂ»tera- T7* , to1 Ăź e me suis risquĂ©, racontait Delaunay. Jâai demandĂ© vingt mille francs... Une AmĂ©ricaine ! » Et il ajoutait modestement, avec un sourire Naturellement, elle nâest jamais revenue. » Elie Delaunay excella dans le portrait, et il a laissĂ©, dans ce genre dĂ©licat, de vrais chefs-dâĆuvre ce sont les portraits de Charles Gounod, d Henri Meilhac, du gĂ©nĂ©ral Mellinet, de Toulmouche, de madame Georges Bizet, de monseigneur Bernadou, lâarchevĂȘque de bens. H a orne de ses peintures beaucoup dâĂ©difices, et le Parnasse, de 1 OpĂ©ra, donne une magnifique idĂ©e de son talent. Achevons de parler des morts en disant un mot de lâacteur Marais. La grande rĂ©putation de Marais date de Michel Strogoff, oĂč il nâeut pas son pareil pour pousser le cri fameux Pour Dieu! pour le Tsar! pour la Patrie . » Dans Serge Panine, dans Dora, dans Patrie, il Ă©tait superbe. Son jeu ardent, nerveux, concentrĂ©, sa voix mordante, Ă©cla- tante, lui attiraient des salves prolongĂ©es de bravos ; il jouait avec toute son ame. Le rĂȘve de Marais Ă©tait dâentrer Ă la ComĂ©die-Fran- çaise. Il le rĂ©alisa et nâen eut que des dĂ©boires. Lâinterdiction de thermidor , ou il sâĂ©tait taillĂ© un succĂšs magistral, les tracasseries de ses concurrents, lâinaction oĂč on le maintint, irritĂšrent son caractĂšre et ebranlerent sa raison. Il est mort fou, dans une maison de santĂ©. IN ous allions, parmi les personnalitĂ©s disparues en septembre, oublier M. Grevy. De fait, lâancien prĂ©sident de la RĂ©publique ne Ia V farnme S â depU S qUĂ aV&it quittĂ© malgrĂ© lui le P ouvoir > que pour peu au dĂ©triment de lâart et de la littĂ©rature. Il est certain que les forts gymnastes sont rarement dâintrĂ©pides lecteurs, et que lâon a plus envie de dormir que de travailler de tĂȘte quand on a passĂ© sa jour- nĂ©e Ă dĂ©vorer des kilomĂštres du haut dâun vĂ©locipĂšde. Victor Hugo a Ă©crit Ceci tuera cela. On pourrait appliquer cette parole sybilline Ă la lutte inĂ©gale de la poĂ©sie contre la boxe, du roman contre le saut pĂ©rilleux. Un auteur aurait pu produire un chef-dâĆuvre que les hĂ©ros du mois, pour lâimmense majo- ritĂ© du peuple français, nâen se- raient pas moins Charles Terront et Jiel-Laval, les vainqueurs de la course de Paris Ă Brest et retour. Charles Terront, qui est mar- chand de vĂ©locipĂšdes Ă Bayonne, ce qui lui permet de nâavoir Ă franchir, sur son bicycle, que les Basses-PyrĂ©nĂ©es, a parcouru, aller et retour, en soixante et onze heures, la distance de Paris Ă Brest. Jiel-Laval a mis quelques heures de plus Ă faire ce trajet de trois cents lieues. Si lâon songe que les deux vainqueurs ont dĂ», pour accom- plir ce tour de force, avoir dans les principales villes des relais de vĂ©locipĂ©distes chargĂ©s dĂ©fen- dre l'air devant eux, de masseurs chargĂ©s de les Ă©ponger, dâautres individus chargĂ©s de les faire manger et boire, sans compter le reste ; si lâon songe, dâautre part, quâils nâont pas dormi pen- dant tout le trajet, et quâils sont revenus fourbus, on ne voit pas bien quel est lâintĂ©rĂȘt de ce sur- menage. Je persiste Ă trouver que le chemin de fer est supĂ©rieur, comme moyen de transport pour a nice, par m. Dcloyc. les grandes distances, au vĂ©lo- cipĂšde le plus perfectionnĂ©, et que Charles Terront et son rival se sont donnĂ© beaucoup de mal pour rien. Il est vrai quâils ont gagnĂ© une poignĂ©e de louis, passionnĂ© les parieurs et occupĂ© les badauds. Bah! laissons faire, laissons passer, comme disent les Ă©conomistes. LA GRANDâVILLE. Nous avons eu, ce mois-ci, beaucoup de visites princiĂšres celles du roi de Serbie, du grand duc Nicolas MichaĂŻlowitch, du grand duc et de la grande duchesse Wladimir. Le grand duc Nicolas est le fils aine ĂĂź, g T and duC Miche1 â oncl e de lâempereur de Russie. Le grand duc Wladimir est le frĂšre du Tsar. Il commande les dragons de la garde et la circonscription militaire de Saint-PĂ©tersbourg. Brave et Ă©rudit, il sait marcher au feu et dĂ©chiffrer un manuscrit indien. Il est par sa femme, cousin du comte de Paris, et il fait partie de tous nos clubs aristocratiques. La grande duchesse est, comme le grand duc une fervente de Paris, une française de cĆur. Elle est venue, accom- pagnĂ©e de ses enfants, les grands ducs Cyrille, Boris et AndrĂ©, et la grande duchesse HĂ©lĂšne. Ajoutons que l'archiduc Louis-Victor, frĂšre de lâempereur dâAu- triche, a passe trois jours Ă Paris, sous le nom de comte de Cleisheim. Les exercices physiques continuent de passionner les foules, un s4 -$4 -$4 ^4-54 -54 -54 La Mode Les bains de mer tirent sur leur fin. DĂ©jĂ beaucoup de parisiennes sont rentrĂ©es. On en a eu la preuve aux reprĂ©- sentations de Lohengrin oĂč assis- taient presque toutes les abonnĂ©es de lâOpĂ©ra qui comptent parmi les femmes les plus Ă©lĂ©gantes de Paris. Quelques-unes pourtant ne se fixent pas encore chez nous et vont aller faire une station au chĂą- teau avant dâouvrir leurs salons. En attendant les modes dâhiver dont commence Ă se prĂ©occuper le cĂ©nacle des tail- leurs et des couturiĂšres, dĂ©cri- = vons quelques toilettes de vil- lĂ©giature automnale. Câest toujours le gris qui domine avec des variations multiples, gris cĂŽtelĂ©, gris pointillĂ©, gris uni, etc... Voici, par exemple, une robe en petit drap anglais gris souris qua- drillĂ©. La jupe plate devant, pĂŒssĂ©e derriĂšre, est garnie de deux bordures en passemen- terie de laine de nuance un peu plus foncĂ©e formant bouquet. Corsage en mĂȘme petit drap sâouvrant sur un gilet en soie Ă double rang de boutons en passementerie. Ce corsage, dĂ©colletĂ© en rond et Ă©chancrĂ© XVI FIGARO ILLUSTRE sur les deux cĂŽtĂ©s, fait corps avec le gilet et se ferme par un seul bou- ton au milieu de la poitrine. Les revers, les basques rapportĂ©es, le col droit et les demi-parements des manches sont en soie pareille Ă celle du gilet et ornĂ©s de la mĂȘme passementerie que le bas de la jupe. Avec cela, le petit chapeau Cassandre, capote Ă fond ajourĂ© avec passe en paillettes acier et volants de dentelle gris acier. En arriĂšre, nĆud de ruban gris souris et aigrette blanche; en avant, nĆud en ruban rose avec aigrette de ruban gris acier. Autre robe de drap gris. Jupe toute droite bien enveloppante taillĂ©e en pointe avec la couture en biais par derriĂšre. Comme cor- sage, une casaque de velours gris sâen- trâouvrant avec deux revers de vieille dentelle sur un plastron de crĂȘpe de Chine. Manches Ă©paulĂ©es en drap se ter- minant par une longue manche mitaine en velours gris. Avec cela, le chapeau PĂ©pa, qui est une toque avec fond ajourĂ© et bord en velours gris pareil au corsage, garni de petites pendeloques dâacier surmontĂ©es dâun bandeau ruchĂ© en dentelle. En avant et en arriĂšre, nĆud de ruban et bouquet de plumes grises ou soufre. Une mode qui parait devoir pren- dre faveur pour cet hiver, câest le semis de perles. Ainsi, sur la robe grise que je viens de dĂ©crire, on peut pointiller la jupe, le haut des man- ches, les revers, avec des petites per- les dâacier. Dans ce cas, on met au haut des manches mitaines un petit bracelet en galon dâacier et du mĂȘme galon dâacier, on se fait une ceinture. Pour les robes noires, le semis se fera en petites perles de jais, pour les robes jaunes, en perles dâor. Pour les autres teintes, il y aura proba- blement des crĂ©ations de perles as- sorties en couleur. En tout cas, quelle que soit la matiĂšre employĂ©e, ce sera toujours de toutes petites perles et non plus des gros cabochons qui sont complĂš- tement passĂ©s de mode. Sur la soie, on fera Ă©galement des semis qui se termineront par des guirlandes au bas de la jupe. Les guirlandes en perles et paillettes mĂ©- langĂ©es sont du plus charmant effet. La soie, que les couturiers an- glais font de vains efforts pour pros- crire, a repris et conserve ses droits, parce que câest encore ce quâil y a de plus riche et de plus beau. Jâai vu, ces jours-ci, Ă des premiĂšres, cinq ou six robes de soie qui, malgrĂ© tout ce quâon en pourra dire, charmaient lâĆil comme jamais robe de drap ne pourra le faire. Voici, par exemple, une robe en soie damassĂ©e rouge brique, lĂ©gĂš- rement drapĂ©e devant et garnie devant et sur le cĂŽtĂ© gauche de bandes en velours rouge brique prises en biais. Petit tablier retom- bant sur le tout. Le corsage court formant la taille ronde en soie damassĂ©e, plissĂ© devant et derriĂšre, sâouvrant sur une chemisette de dentelle et garni de revers, manchettes et corselet en velours brique- Autre robe en peau de soie gris argent brochĂ©e de petits dessins plus foncĂ©s formant semis. Jupe coupĂ©e partie en fil droit, partie en biais, corsage court avec basques rapportĂ©es. Comme manteau, le petit collet » nâa pas pris la faveur quâon lui supposait. Câest toujours la jaquette plus ou moins modifiĂ©e qui prĂ©- domine. En voici une trĂšs jolie Elle est en drap mastic, avec revers de soie de couleur assortie, dos avec basques demi-longues ouvertes au milieu. Devant fermĂ© au milieu, garni de grands revers retenus prĂšs des Ă©paules par un bouton. A gauche, sur la poitrine, petite poche pour le mouchoir. Sur les hanches, grandes poches. Ces trois poches sont rapportĂ©es et garnies dâun galon mordorĂ©. Le mĂȘme galon borde toute la jaquette, y compris les basques, le bas des manches, les revers et le col montant. Manches Ă©paulĂ©es et Ă©troites du bas. Quant aux grands manteaux enveloppant toute la taille, ils vont cĂ©der la place Ă la forme ajustĂ©e avec piĂšces de poitrine et piĂšces se boutonnant Ă la hauteur de la taille. On tĂątonne encore un peu pour le modĂšle dĂ©finitif. CLAIRE DE CHANCENAY. un de chaque camp se met Ă courir autour de son cercle, en sui- vant le sens indiquĂ© par la flĂšche. Quand le coureur numĂ©ro un du camp A, aprĂšs avoir parcouru un tour complet, revient en ce point, il trouve le C D coureur numĂ©ro deux immobile, qui lui coupe la route en lui prĂ©sentant le dos ; il lui applique les mains sur les Ă©paules et lâentraine dans sa course. De mĂȘme pour le camp B. Les cercles sont ainsi parcourus une seconde fois par deux coureurs courant en monĂŽme. âą AprĂšs le second tour, les coureurs numĂ©ros trois sont entraĂźnĂ©s par les deux autres, de mĂȘme que les numĂ©ros deux lâavaient Ă©tĂ© prĂ©cĂ©demment. Quand le monĂŽme du camp A arrive en E, et que celui du camp B arrive en F, au lieu de continuer Ă tourner en cercle, ils marchent droit devant eux, vers lâali- gnement C D. Le camp vainqueur est celui qui, le premier, a rĂ©ussi Ă franchir entiĂšrement U . e F. cet alignement. Un camp est disqualifiĂ© lorsque, pen- dant la course, son monĂŽme sâest rompu ou a piĂ©tinĂ© dans lâintĂ©rieurdeson cercle. Quand on est huit, dix, etc., la course sâexĂ©cute dâaprĂšs les mĂȘmes rĂšgles, le monĂŽme sâaccroissant dâun coureur Ă chaque tour. GEORGES LAUN. }.ÂŁ. 34 3434 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 $4 34 ->4 -$4 -3>4 54 -$4 54 -54 -54 -54 -54 Chemins de Fer de lâOuest La Compagnie des Chemins de fer de lâOuest fait dĂ©livrer, sur tout son rĂ©seau, des caries d'abonnement nominatives et personnelles, en l r0 , 2 e et 3â classe. Ces cartes donnent droit Ă l'abonnĂ© de s'arrĂȘter Ă toutes les stations com- prises dans le parcours indiquĂ© sur sa carie et de prendre tous les trains com- portant des voitures de la classe pour laquelle l'abonnement a Ă©tĂ© souscrit. Les prix sont calculĂ©s d'aprĂšs la distance kilomĂ©trique parcourue. La durĂ©e de ces abonnements est de trois mois, de six mois ou d'une annĂ©e. â Ces abonnements partent du 1" et du 15 de chaque mois. Chemin de Fer du Nord PARIS â LONDRES Cinq services rapides dons chaque sens. â Trajet en 7 h. 1/2. â TraversĂ©e en 1 h. 1/4. Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2â classes. DĂ©parts de Paris Via Calais-Douvres 8 h. 22, 11 b. 30 du matin, 3 h. 30 Club-Train n'a pas lieu le samedi] et 8 h. 25 du soir. â Via Boulogne-Folkes- tone 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Via Douvres-Calais 8 h. 20, 11 h. du matin, 3 h. 15 Club-Train nâa pas lieu le dimanche et 8 b. 15 du soir. â Via Folkestone- Boulogne 10 h. du matin. Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă prix trĂšs rĂ©duits et Ă heures fixes via Calais, en 10 heures. DĂ©part de Paris Ă 6 h. 10 du soir. â DĂ©part Londres Ă 7 b. du soir. Un service de nuit Ă prix trĂšs rĂ©duits et Ă heures variables, via Boulogne Folkestone. Chemin de Fer dâOrlĂ©ans Voyages dans les PyrĂ©nĂ©es La Compagnie dâOrlĂ©ans dĂ©livre toute l'annĂ©e des billets dâexcursion compre- nant quatre itinĂ©raires diffĂ©rents permettant de visiter le Centre de la France, les stations hivernales des PyrĂ©nĂ©es et du Golfe de Gascogne. Les prix des billets sont les suivants ; 1 er ItinĂ©raire 1" classe, 225 francs. â 2 e classe, 170 francs. DurĂ©e de validitĂ© 45 jours 2, 3 et 4° ItinĂ©raires l re classe, 180 francs. â 2 e classe, 135 francs. DurĂ©e de validitĂ© 30 jours La durĂ©e de ces diffĂ©rents billets peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de 10 jours, moyennant paiement, pour chaque pĂ©riode, d'un supplĂ©- ment de 10 0/0 du prix du billet. Enfin, il est dĂ©livrĂ© de toute gare des Compagnies d'OrlĂ©ans et du Midi, des billets Aller et DĂ©tour de 1â et 2 e classe rĂ©duits de 25 0/0, pour aller rejoindre les itinĂ©raires ci-dessus, ainsi que de tout point de ces itinĂ©raires pour sâen Ă©carter. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment . ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRĂ âą54 545454545454 -54 54 54545454 54545454545454545454 $4 545454545454 LA COURSE MONOME NOUVEAU JEU DE PLEIN AIR On trace sur le sol deux cercles Ă©gaux, dâune dizaine de mĂštres de rayon et distants lâun de lâautre de cinq mĂštres environ. En chacun des points A et B on plante un piquet. A cent mĂštres de lĂ , on Ă©tablit, Ă lâaide de deux autres piquets G et D un alignement comme lâindique la figure ci-contre. Soit six coureurs par exemple. Ils se partagent en deux camps Ă©gaux, par le sort ou autrement. Dans chaque camp on se numĂ©rote de un Ă trois. Lâun des camps se tient en A, lâautre en B. A un signal donnĂ© par le directeur de la course, le coureur numĂ©ro PARIS ET DĂPARTEMENTS Un an, 36 fr. â Six mois, 18 fr. 5o. ĂTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. â Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes dâabonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă lâAdministrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă qui lâon doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C'â, AsniĂšres. WWT„W„W„„W„„„„WW„Wf„„rWWWWWWWWWWWWWWWr J. -J. HENNER JEANNE DâARC Chromotypographic BOUSSOD, VALADON & O FIGARO ILLUSTRĂ, 1S01 4 MONSIEUR TROUBADIN Par P. CARO D ans la salle dâĂ©tudes, mon pĂšre nous donnait une leçon dâarithmĂ©tique ; les yeux fixes, le cou tendu, nous Ă©cou- tions attentivement, un peu tremblants mĂȘme, car il Ă©tait sĂ©vĂšre et nous le redoutions beaucoup. Debout, sur un escabeau, la craie Ă la main, mon frĂšre Robert, â il avait environ neuf ans, â se dressait sur la pointe de ses petits pieds pour at- teindre le haut du tableau et y Ă©crire, en gros caractĂšres un peu gauches, le chiffre dictĂ© 357,860,943 ! Cela nâallait pas tout seul, et ma sĆur Lili, lâaĂźnĂ©e de la famille, une grande fillette de treize ans passĂ©s, lui soufflait Ă demi-voix, un Ă un, les chiffres qui composaient ce total formidable. Moi, je ne disais mot, absorbĂ©e dans lâunique, effrayante pensĂ©e que mon tour allait venir de paraĂźtre au tableau, que jâallais une fois de plus mettre Ă lâĂ©preuve la patience paternelle et noyer infailliblement dans un dĂ©luge de larmes mon inĂ©vitable confusion. PrĂšs de la fenĂȘtre, sous un gai rayon de soleil, le petit AndrĂ© et la toute petite Ninette jouaient sans bruit avec une armĂ©e de bouchons. Au moment oĂč les doigts de Robert, barbouillĂ©s de craie, traçaient pĂ©niblement le dernier chiffre, la porte sâouvrit Ă grand bruit, et Luce, la bonne dâenfants, sâeffaçant pour livrer passage, introduisit un gros homme court, trapu, rougeaud, dont les yeux clignotaient derriĂšre des lunettes bleues ; il avait des lĂšvres Ă©paisses, un peu violacĂ©es, un menton gras, des joues Ă©panouies, des bras trop courts et une vaste bedaine, culottĂ©e de nankin, qui apparaissait, large et rebondie, entre les revers flottants dâune redingote bleu-indigo. DerriĂšre lui, se montrĂšrent successivement une femme maigre, osseuse, blĂȘme, secouĂ©e dâinstant en instant par une toux spasmodique, toute grelottante sous une robe et un chĂąle frippĂ©s; puis une fillette dâune douzaine dâannĂ©es, dâune physionomie niaise, insignifiante, avec un teint tachĂ© de rous- seurs, et des cheveux pĂąles ; enfin un garçonnet de sept ou huit ans portant fiĂšrement une tĂȘte en boule etâdes yeux clignotants, Ă lâinstar paternel. Celui-ci tenait dans sa bouche un morceau de sucre dâorge, dont il avait poissĂ© ses mains et sa jaquette. Le gros homme sâavança, saluant Ă chaque pas Monsieur !... Mesdames !... » Ce mesdames » adressĂ© Ă ma sĆur et Ă moi faillit nous faire Ă©clater de rire; nous nâĂ©tions pas habituĂ©es Ă tant de considĂ©ration. Je viens... jâose me prĂ©senter... Jâai lâhonneur... Enfin, voici une lettre que je me permets... » Mon pĂšre avait pris la lettre, et invitant dâun geste, les nou- veaux venus Ă sâasseoir, il lisait Ă demi-voix, le sourcil froncĂ©, mĂąchonnant entre ses dents les quelques phrases de banale recommandation qui lui Ă©taient adressĂ©es par un de ses anciens condisciples, lâabbĂ© Ganot, supĂ©rieur du petit sĂ©minaire de Cou- tances, en faveur dâun malheureux libraire, M. Ulysse Trou- badin, absolument ruinĂ© et sans ressources, avec une femme mourante et deux enfants sur les bras. Pendant cette lecture, lâex- libraire soufflait bruyamment; assis, les jambes Ă©cartĂ©es, sur sa chaise, et ses mains courtes et potelĂ©es modestement jointes sur le ventre, il faisait, par-dessous ses lunettes, lâinventaire curieux de ce qui lâentourait. Si, vue de la grille extĂ©rieure, notre maison tapie dans un jardin plein de fleurs, avec sa façade rĂ©guliĂšre, ses cinq fenĂȘtres bien alignĂ©es, son haut toit dâardoises" ornĂ© dâun fronton, lui avait donnĂ© lâavant-goĂ»t dâun intĂ©rieur Ă©lĂ©gant ou simplement aisĂ©, il devait ĂȘtre déçu des chaises de paille, une grande table avec des pupitres Ă Ă©crire, un tableau noir et un vieux piano carrĂ© formaient tout le mobilier. Seulement, par les larges fenĂȘtres ouvertes surle parterre fleuri, entraient, portĂ©s par la fraĂźche brise matinale, avec la senteur des violettes et des lilas, les effluves dâune sainte et robuste gaietĂ©. Mon pĂšre avait achevĂ© de lire et mĂ©ditait, en caressant son nez dâun doigt nerveux, comme il lui arrivait dans les cas embar- rassants. Sous ses sourcils embroussaillĂ©s, son regard perçant scrutait le nouveau venu. Ainsi, vous connaissez lâabbĂ© Ganot? â Sans doute; oui, Monsieur! Je le connais... Câest-Ă -dire, pas personnellement... Je fournissais des livres pour le sĂ©mi- naire... Jâavais Ă Coutances une maison considĂ©rable, Monsieur... Un choix dâouvrages hors ligne, je puis le dire... Des poĂštes, des philosophes, des... enfin ce quâil y a de mieux !... Et dâune mora- litĂ©! Demandez Ă bonne amie... Tous approuvĂ©s par Monsei- gneur... La plus belle clientĂšle du dĂ©partement, Monsieur ! » Il poussa un gĂ©missement qui rencontra un Ă©cho douloureux chez madame Troubadin. Cependant, vous nâavez pas rĂ©ussi ? â La jalousie, Monsieur, lâenvie, la calomnie!... Les plus basses manĆuvres, Monsieur!... Pas vrai, bobonne?... Tous sâacharnaient Ă me perdre... Que faire ? Comment rĂ©sister ? Que pouvait un pauvre homme, seul, contre une horde barbare ?... Des sauvages, Monsieur... des anthropophages... â Cependant... â Non!... Vous ne les connaissez pas, Monsieur!... Votre III. 16 62 FIGARO ILLUSTRĂ Ăąme noble, gĂ©nĂ©reuse, ne peut pas concevoir tout ce que la basse envie, la rage, la perfidie peuvent inventer contre un malheureux pĂšre de famille. â Mais, enfin... â Voyez, Monsieur, â et sa voix qui sâĂ©tait Ă©levĂ©e Ă une sonoritĂ© de trombone, sembla sâabĂźmer tout Ă coup dans des antres caverneux, â voyez jusquâoĂč vont la bassesse et la cupi- ditĂ© des hommes. Mon bienfaiteur lui-mĂȘme, le meilleur, le plus cher de ceux que jâaimais il sâattendrit et une sorte de hoquet sanglotant coupa sa phrase en deux, le baron de Blanchemain, qui mâavait avancĂ©, pour monter ma librairie, jusquâĂ douze mille francs; oui, Monsieur, dou-ze- mil -le -francs, sans autre garantie que ma signature... Ah! câest quâil avait confiance en moi, lui !... Eh bien ! Monsieur, le croiriez-vous? Quand il mâa vu ruinĂ©, quand il a vu la meute des crĂ©anciers, avides de mon sang, sâarracher mes lambeaux, lui, mon protecteur, mon ami, un homme riche, il sâest mis Ă leur tĂȘte, Monsieur !... Il a rĂ©cla- mĂ© sa part de mes dĂ©pouilles, Monsieur !... Faible proie pour sa voracitĂ© ; nâest-ce pas, bobonne?... faible proie ! » Il secoua la tĂȘte longuement dâun mouvement navrĂ© et se couvrit le visage de ses mains. La perfidie de M. de Blanchemain ne semblait pas dĂ©terminer chez mon pĂšre un vif Ă©lan de sympathie pour lâinfortunĂ© Trou- badin. Et vos crĂ©anciers ? Restez-vous, envers eux, dĂ©biteur pour une forte somme ?... » Il sursauta. Je ne dois rien, absolument rien, Ă ces misĂ©rables... pas un liard ! Il prononçait yard. â Alors lâhonneur est sauf? â Tout ce quâil y a de plus sauf, Monsieur... Lâhonneur?... Mais je me serais brĂ»lĂ© la cervelle; je me serais dĂ©truit... avec toute ma famille, plutĂŽt que de perdre lâhonneur... Songez-vous, Monsieur, Ă ce grand mot de l 'honneur! Non, non... tout est perdu, fors lâhonneur !... Jâai obtenu un concordat, Monsieur !... Et, je puis le dire, un concordat qui nâallait pas tout seul !... A force dâĂ©nergie... de tĂ©nacitĂ©... Vous ne savez pas, Monsieur, de quoi je suis capable. Vous ne connaissez pas Ulysse Troubadin. » Mon pĂšre se serait rĂ©signĂ© peut-ĂȘtre au malheur de ne pas con- naĂźtre Ulysse Troubadin, si sa femme nâavait pas, prĂ©cisĂ©ment Ă cet instant, Ă©tĂ© prise dâune telle crise de toux et de suffocation, quâil fut Ă©mu de compassion. Que puis-je faire pour vous? demanda-t-il avec douceur. â HĂ©las ! criait le gros homme en soutenant la tĂȘte de sa malheureuse femme et lui tapant dans les mains ; hĂ©las ! quâallons- nous devenir?... Je suis le plus infortunĂ© des hommes!... Ma pauvre femme ! Ce sont les privations, le chagrin... Pas dâargent, pas de pain ! » Euphrasie, la fille aĂźnĂ©e, se mit Ă crier quâelle avait faim, et Toto, son petit frĂšre, hurlait Ă son exemple en ouvrant une large bouche pleine encore de sucre fondu. Que puis-je faire ? rĂ©pĂ©ta mon pĂšre ; je ne suis pas riche !... Jâai bien des charges. » Il jeta un regard plein de sollicitude sur les cinq petites tĂȘtes Ă©bouriffĂ©es et curieuses, blotties en un coin de la salle. Mon bon Monsieur, je viens ici chercher une place. Jâai besoin de votre concours, de vos conseils, pour trouver des moyens dâexistence... â Jâai faim; je veux dĂ©jeuner, rĂ©pĂ©ta Phrasie qui semblait incliner aux conclusions pratiques. â Avez-vous quelque idĂ©e ? demanda mon pĂšre. â Non, mon cher Monsieur; rien !... Pas dâidĂ©e ! Pas dâar- gent ! Pas de pain !... Rien, rien !... » Il ouvrit les bras et les laissa retomber avec accablement, indi- quant, par ce geste, quâils nâembrassaient que le vide. Je ne sais oĂč donner de la tĂȘte... des enfants, une femme malade!... On ne voudra mĂȘme pas nous recevoir Ă lâauberge... â Mais, ne connaissez-vous personne en cette ville ? â Personne ! » Il sâaffaissa au fond de sa chaise lourdement, comme s'il venait de choir dâun clocher. De nouveau, mon pĂšre passa et repassa nerveusement le doigt sur la racine de son nez avec une perplexitĂ© visible Puisque vous nâavez ni ami, ni gĂźte ; que vous ne savez oĂč aller, dit-il enfin, restez ici ; la maison est assez grande pour vous loger quelques jours... en attendant que vous trouviez une occupation. » Ulysse Troubadin se prĂ©cipita vers mon pĂšre, l'appela son bienfaiteur, le plus gĂ©nĂ©reux des mortels », et malgrĂ© sa rĂ©sis- tance, il lui baisa les mains. Quelques heures plus tard, en dĂ©pit de la contrariĂ©tĂ© sensible de ma mĂšre, et des deux domestiques qui voyaient la besogne journaliĂšre doublĂ©e du coup, la famille Troubadin sâinstallait sous notre toit, et mon pĂšre, obligĂ© de se rendre au lycĂ©e pour y faire sa classe du soir aux Ă©lĂšves de philosophie, laissait Ă ma mĂšre le soin dâĂ©tablir nos hĂŽtes le plus confortablement possible. Trois piĂšces du second Ă©tage furent mises Ă leur disposition ;. la chambre du fronton, la plus jolie, la plus gaie, celle dont mon pĂšre faisait son cabinet de travail, fut offerte Ă la malade; une autre toute voisine, Ă demi mansardĂ©e, reçut deux lits destinĂ©s au pĂšre Troubadin et Ă son jeune rejeton mĂąle. Je nâai pas besoin de dire quâen fait de mobilier, les deux piĂšces ne contenaient que le strict nĂ©cessaire; mais la vue en Ă©tait jolie. TaillĂ©es dans la hauteur du toit, avec de petites fenĂȘtres en saillie bien expo- sĂ©es au midi, elles dominaient la masse fleurie des lilas et des rosiers du parterre, sĂ©parĂ© seulement par un chemin peu frĂ©- quentĂ©, de vastes enclos plantĂ©s dâarbres, Ă travers lesquels on entrevoyait les hauts clochers et les maisons de la ville. Mon frĂšre Robert avait cĂ©dĂ© sa chambre Ă Phrasie, une petite chambre tournĂ©e au nord, sur lâautre façade de la maison et dâoĂč le regard planait sur notre jardin lĂ©gumier, les longues allĂ©es droites, les carrĂ©s de choux, de petits pois et dâasperges, et toute une forĂȘt dâarbres fruitiers en plein rapport, et, par delĂ le mur de clĂŽture, Ă droite, Ă gauche, partout, dâautres jardins oĂč les bourgeois, les commerçants de la ville venaient les jours de fĂȘte et les soirs dâĂ©tĂ© festiner en famille dans de petites guinguettes plus ou moins chin oies, avec clochettes et verres de couleurs. Plus loin, câĂ©tait la campagne, la vaste plaine normande, semĂ©e de clochers et de villages, monotone, fertile, Ă©tendue presque sans ondulation jusquâĂ la mer lointaine dont le vent nous apportait parfois la saveur salĂ©e. Cependant, madame Troubadin avait gagnĂ© pĂ©niblement sa chambre; gĂ©missante, extĂ©nuĂ©e, elle se jeta sur le lit sans sâoccu- per de son mari ni de ses enfants. En quelques instants, elle demanda successivement de la tisane, du sirop, un bouillon, une rĂŽtie, du cidre, du vin de Malaga et une foule de choses imprĂ©- vues, dont son cerveau fiĂ©vreux lui suggĂ©rait lâenvie. Ma mĂšre montait, descendait, sâempressait, un peu rouge, agitĂ©e moins de la multiplicitĂ© de ces exigences que de la crainte de nây pouvoir satisfaire. DĂ©jĂ , les bonnes grommelaient sourdement, et la vieille Marie demandait avec humeur quand finiraient toutes ces giries ». Pendant quâon sâefforçait ainsi prĂšs de la malade, Ulysse Troubadin se promenait innocemment au soleil avec ses enfants, lâun Ă sa droite, lâautre Ă sa gauche; les mains croisĂ©es derriĂšre son dos large et rond soulevaient, par de petits tapotements ryth- mĂ©s, les pans de sa redingote qui frĂ©tillaient en cadence sur un air fort jovial ; il sifflotait et se dandinait; son chapeau Ă haute forme posĂ© en arriĂšre, sur le fond de la tĂȘte, dĂ©couvrait sa face rubi- conde, son nez Ă©pais dont les narines sâouvraient et semblaient humer lâair avec une expression habituelle de convoitise; ses lunettes luisaient au soleil et jetaient de petites Ă©tincelles phos- phorescentes qui empĂȘchaient de distinguer les yeux ; on les voyait rarement, du reste, ses yeux, et Ă la vĂ©ritĂ© on nây perdait guĂšre. Il allait ainsi le long des allĂ©es du jardin potager et de temps en temps se baissait, fourrageait dans les fraisiers oĂč com- mençaient Ă rougir les premiĂšres fraises, cueillait et mangeait ; ses enfants, Ă son exemple, se baissaient, cueillaient et mangeaient avec un admirable ensemble, puis ils se relevaient allĂšgrement, aprĂšs un coup dâĆil investigateur vers la façade muette de la maison ; ils faisaient quelques pas, le nez en lâair, la poitrine au large, puis recommençaient leur cueillette ingĂ©nue ; ce divertis- sement semblait Ă leur goĂ»t. Sans quâils sâen doutassent, un tĂ©moin invisible observait leur manĆuvre, le colonel Michelot, mon grand-pĂšre, qui faisait sa mĂ©ridienne, tout en lisant son journal, prĂšs de la fenĂȘtre de sa chambre. Soldat de fortune, devenu officier par sa bravoure, puis colonel dâĂ©tat-major Ă la Restauration, et finalement aide de camp du duc de Berry, il avait abandonnĂ© le service aprĂšs la mort tragique de FIGARO ILLUSTRĂ 63 ce prince, et vivait dans ce fond de province paisiblement, prĂšs de sa fille unique qui Ă©tait ma mĂšre, ajoutant l'aisance de sa solde de retraite aux minces ressources de la famille. Ainsi que l'avait dit mon pĂšre, nous nâĂ©tions pas riches et la maison que nous habitions prĂ©sentait le plus clair de notre patrimoine. CâĂ©tait un beau vieillard dâune figure Ă©nergique et douce sous une profusion de cheveux bouclĂ©s, les plus fins, les plus blancs qui se voient ; ses yeux vifs et noirs Ă©taient admirables. Il esti- mait infiniment mon pĂšre, son caractĂšre droit et gĂ©nĂ©reux. Et, bien que lâintroduction de cette famille famĂ©lique des Troubadin lui eĂ»t semblĂ© fort imprudente, il ne sâĂ©tait permis aucune obser- vation. Les façons dĂ©clamatoires et doucereuses du sieur Ulysse Trou- badin lui avaient pourtant singuliĂšrement dĂ©plu; mais il sâĂ©tait bornĂ© Ă poser Ă notre hĂŽte quelques questions insidieuses dont la _ prĂ©cision lâavait une ou deux fois pris au dĂ©pourvu et visiblement em- barrassĂ©. DĂšs cette premiĂšre rencontre, avait Ă©clatĂ© entre eux une manifeste antipathie. Mon pĂšre revint vers lâheure du dĂźner, rapportant dĂ©jĂ quelques propositions acceptables, â il 1 imaginait, du moins, â pour son protĂ©gĂ©. Aucune, cependant, ne lui agrĂ©a. MaĂźtre dâĂ©tudes?... Un mĂ©tier abominable qui d ailleurs 1 obligerait Ă rĂ©sider au lycĂ©e, et que deviendraient alors la femme et les enfants? Ce fut un concert de lamentations dont_ mon pauvre pĂšre demeura tout confus. â Commis en librairie?... Quelle humiliation! Servir chez les autres, quand on a commandĂ© en maĂźtre. â Clerc dâhuissier?... Faire Ćuvre de bourreau, poursuivre les misĂ©rables, exproprier, saisir? Jamais il nâaurait cet affreux courage. LâidĂ©e seule lui fendait le cĆur... Et 1 excellent homme tournait la tĂȘte Ă droite et Ă gauche, lentement, comme un ostensoir, afin que chacun pĂ»t voir Ă loisir les tendres larmes dont sa face Ă©tait inondĂ©e Ă la seule idĂ©e du malheur dâautrui... Et puis, vraiment, il Ă©tait fait pour mieux que cela! Ce fut ainsi chaque jour ; toutes les tentatives que mon pĂšre renouvelait avec une infatigable bontĂ© Ă©chouaient rĂ©guliĂšrement devant les rĂ©pugnances ou les dĂ©licatesses imprĂ©vues de lâex- libraire. Mais, mon Dieu, pourquoi vous agiter, vous tourmenter ainsi? disait-il du ton dâune mansuĂ©tude infinie. Je ne suis pas pressĂ© !... Tout vient Ă point Ă qui sait attendre... Seigneur ! ne suis-je pas bien ici, dans cette famille si respectable, que je chĂ©ris dĂ©jĂ comme la mienne propre. Oui, je me sens ici comme chez moi... J ai le caractĂšre fait de cette façon ; je mâattache Ă ceux qui mâentourent... Câest une grĂące du ciel... Ne vous inquiĂ©tez pas Ă mon sujet ; je suis rĂ©signĂ© ! La rĂ©signation est une grande vertu, rĂ©pondait mon pĂšre, un peu agacĂ©. Mais lâEcriture dit Aide-toi, le ciel tâaidera ». Et fort de ce prĂ©cepte, il remit au bon Troubadin une liste de personnes Ă voir, de dĂ©marches Ă faire, dans le secret espoir que son hĂŽte ayant lui-mĂȘme la peine des sollicitations et lâennui des rebuffades, serait peut-ĂȘtre plus aisĂ©ment satisfait. A partir de ce moment, Ulysse Troubadin se mit en cam- pagne; chaque jour, pourvu que le temps fĂ»t beau, ni pluvieux, ni trop chaud, il sortait aprĂšs le dĂ©jeuner et ne rentrait que pour 1 heure du dĂźner. RĂ©guliĂšrement, il revenait les poches pleines de friandises que ses enfants sâarrachaient avec des cris sauvages. Accroupi au milieu de la pelouse, il ouvrait les bras en gloussant Ă la façon des poules qui hĂšlent leurs poussins, et laissait fouiller, retour- ner, quelquefois mĂȘme arracher ses poches. â Allons! paix, mes petits agneaux! Ne vous bousculez pas... Phrasie, prends garde Ă ton petit frĂšre... Voyez! voyez un peu ce jeune lion, comme il y va des pieds et des pattes! Baisez papa, drĂŽle... faites mamours Ă ce pauvre pĂšre qui rapporte des dragĂ©es Ă ses chĂ©ris. ' Vous feriez mieux de leur acheter des souliers, sâĂ©cria une fois Marie, la cuisiniĂšre, au lieu de leur gĂąter Y estomaque avec des sucreries. . v ?us, ma fille, rĂ©pliqua-t-il avec dignitĂ©, vous feriez mieux de taire votre langue et de ne pas insulter au malheur... Si nos chaussures sont usĂ©es, câest que Dieu nous Ă©prouve... il Ă©prouve notre vertu de bien des maniĂšres... Comme au saint homme Job; il nous refuse les biens de ce monde, et permet que nous soyons outragĂ©s par des servantes. » Lâaccolade des jeunes Troubadin Ă©tait parfois dâune impĂ©tuo- sitĂ© si terrible, quâil arrivait au saint homme Job de rouler sur le gazon comme une simple quille, et il ne par- . venait pas toujours Ă reprendre son Ă©quilibre sans 1 assistance de quelque bras charitable. Nous remarquions quâil avait souvent, au retour de ces excursions en ville, le teint plus enluminĂ© et les jambes un peu flageollantes... Par exemple ses dĂ©marches nâaboutissaient pas vite il rentrait toujours bredouille. Il semblait que la fatalitĂ© le poursuivĂźt câĂ©tait un en- chaĂźnement de contretemps, de malentendus, dâaccidents Ă©tranges par suite desquels il ne rencontrait jamais les gens quâil devait voir et trouvait partout porte close. Pourtant, je ne perds pas courage, disait-il dâune voix suave avec un cĂ©leste sourire ; câest dans lâadversitĂ© que se montrent les grands caractĂšres... Mon cĆur ne faiblira pas ! » Et sans paraĂźtre entendre les bast ! bast ! » ironiques du grand-pĂšre, il se redressait dans une attitude de Titan foudroyĂ© Non !... je ne faiblirai pas ! » CâĂ©tait au dĂźner gĂ©nĂ©ralement que nous entendions le rĂ©cit de ses infructueuses tentatives, contĂ©es avec un luxe de dĂ©tails Ă©blouissant. Mon pĂšre, au commencement, prenait la peine de discuter ses procĂ©dĂ©s, de lui indiquer les maladresses, les erreurs C0 T lm ises; il sâĂ©tait lassĂ©, et chacun maintenant Ă©coutait lâinĂ©vi- table rĂ©cit dans un morne silence dĂ©sapprobateur. Cela ne trou- troublait nullement le cher homme; sa mĂ©saventure quotidienne une fois, narrĂ©e, il. se frottait les mains comme aprĂšs un devoir accompli et souriait bĂ©nignement Ă lâassemblĂ©e ; puis dâune voix Ă©mue Quâil est bon, quâil est doux, aprĂšs les dĂ©ceptions amĂšres et le rude labeur du jour, de se retrouver ainsi, en famille... autour dâune table... frugale, de goĂ»ter le charme des pures joies domesti- ques... BĂ©nissons le Seigneur, de ses misĂ©ricordes... Ma chĂšre dame, encore un peu de ce haricot de mouton!... Si cependant, il se trouvait... Ma chĂšre dame, oserai-je vous demander... Nây aurait-il pas ce soir, par hasard, un petit rĂŽti... un tout petit rĂŽti? Non ? Eh bien ! je reviendrai Ă ce haricot... Ă moins que bobonne nâait la charitĂ© de me concĂ©der un peu de cet excellent poulet qui lui est destinĂ©, et quâelle ne mangerait certainement pas tout entier... Bonne amie, sâil te plaĂźt, une miette de cette succulente volaille?... â Prends toi-mĂȘme, mon ami. â Et moi?... Moi aussi, jâen veux », criaient les enfants, et le poulet allait, jusquâau dernier morceau, sâengouffrer dans lâesto- mac de lâintĂ©ressante famille Troubadin, Ă la grande mortification de notre pauvre mĂšre qui calculait intĂ©rieurement avec chagrin par quels prodiges dâĂ©conomie et dâaustĂ©ritĂ© journaliĂšre, son modeste budget pourrait sâĂ©quilibrer au bout du mois. En se prolongeant, le sĂ©jour des Troubadin devenait dĂ©cidĂ©- 64 FIGARO ILLUSTRĂ ment incommode. Leurs exigences compliquaient le service et multipliaient les frais. Il faut avoir connu lâinflexible rigueur dâun revenu Ă peine suffisant, les transes de gens timides et fiers, dĂ©cidĂ©s Ă tout souffrir plutĂŽt que de sâendetter ou de trahir leur pauvretĂ©, pour comprendre la contrariĂ©tĂ© de ma mĂšre devant les rĂ©clamations croissantes de ses hĂŽtes. M. Troubadin avouait sa gourmandise et nâen rougissait pas. â De quoi sert dâavoir une Ăąme, disait-il, si lâon mange de tout indiffĂ©remment, comme les animaux ! En un sens, la recherche dans la nourriture est un hommage rendu au souverain dispensateur des biens de ce monde... Câest une partie du culte que nous devons Ă la Divi- nitĂ©. » Cette thĂ©ologie nâĂ©tait pas du goĂ»t de ma mĂšre ; encore moins les critiques, les rĂ©primandes que se permettait parfois la familiaritĂ© de lâex-libraire, quand un plat se trouvait manquĂ©, ou que le menu nâĂ©tait pas Ă son grĂ©. Mon grand-pĂšre sâĂ©tait vu forcĂ©, plus dâune fois, de le rabrouer assez vertement. Le vendredi, entre tous les jours de la semaine, Ă©tait le plus difficile Ă passer... Chez nous, sauf les cas de maladie, lâabsti- nence Ă©tait de rigueur, et justement la tribu des Troubadin nâaimait pas le maigre ! Le pauvre Ulysse avait essayĂ© vainement dâĂ©luder la rĂšgle ; toutes ses finesses, son impudence qui si souvent lui rĂ©ussissaient, avaient Ă©chouĂ© devant la discipline Ă©ta- blie. Il avait beau geindre, dĂšs la premiĂšre heure du jour, se plaindre de migraine ou de coli- que et se tortiller comme un ser- pent ; il avait beau se tenir la tĂȘte dans les mains, se tĂąter le pouls avec affectation et contempler sa langue devant les glaces, il en Ă©tait pour ses peines et ses sou- pirs, rĂ©duit Ă se contenter comme nous tous, dâĆufs, de lĂ©gumes et de quelque poisson sans impor- tance. 11 nâen pouvait prendre son parti et sâen vengeait par des sarcasmes sur lâintolĂ©rance et lâesprit Ă©troit des dĂ©vots. On affectait de ne pas com- prendre, avec un parti pris de ne point sâoffenser. Cependant il arriva quâun soir de Quatre- Temps, la bourrasque, longtemps dĂ©tournĂ©e, Ă©clata tout Ă coup. CâĂ©tait le dernier des trois jours maigres, un samedi, et lâestomac du sieur Ulysse geignait cruel- lement. Il prenait au dĂźner des poses endolories, mangeait du bout des lĂšvres avec des contor- sions de rat empoisonnĂ©, que dĂ©mentait lâĂ©clat surabondant de son teint fleuri et de ses vastes joues rebondies. Les regards de convoitise navrĂ©e quâil jetait sur la tranche de filet savoureux au- quel avait droit sa femme en sa qualitĂ© de malade, nous donnaient surtout de folles envies de rire, dâautant plus que la pauvre phti- sique ne semblait nullement Ă©mue, ni disposĂ©e au moindre sacri- fice. Notre gaietĂ© Ă peine contenue eut fait explosion certainement sans le respect un peu tremblant que nous inspirait notre pĂšre, impassible devant ces simagrĂ©es et comme Ă©tranger Ă la comĂ©die. Ma mĂšre, demi-souriante, encourageait gracieusement le patient Encore un peu de ces Ćufs brouillĂ©s, monsieur Trou- badin. â Non... merci, Madame... Câest moi, dĂ©cidĂ©ment, qui suis brouillĂ© avec les Ćufs... avec tous les Ćufs!... Je ne les aime quâen poulets. â Vous offrirai-je alors de cette raie au beurre noir ? » Il hĂ©sita. Finalement, la gourmandise lâemporta sur la rancune, et, maussade, il tendit son assiette et mangea en silence. La raie, reprit-il aprĂšs un instant de mĂ©ditation, est un poisson gĂ©nĂ©ralement peu estimĂ©... Ă tort, peut-ĂȘtre, je ne sais... A Coutances, madame Troubadin ne permettait pas que lâon mâoffrĂźt de ces mets un peu... comment dirais-je?... un peu dĂ©- criĂ©s... Nâest-ce pas, bonne amie ?... Nous prĂ©fĂ©rions la sole et le turbot .. CâĂ©tait notre goĂ»t... Cependant puisque vous lâexigez, Madame, je reprendrai un peu de cette raie... cette raie au beurre noir ! fications insensĂ©es... des privations meurtriĂšres... et tout cela par fausse gloire de vertu ! » Mon pĂšre sâĂ©tait redressĂ©, il allait rĂ©pondre ; grand-pĂšre ne lui en laissa pas le temps. Un vent de colĂšre souleva ses fins cheveux blancs autour de son front ; il frappa la table dâun coup de poing, et foudroyant lâex-libraire de son regard Ă©tincelant, il sâĂ©cria dâune voix tonnante Qui est-ce qui mâa bĂąti ce clampin-lĂ !... Nous croit-il des sourds et des idiots pour venir nous dĂ©biter ses impertinences. Morbleu ! f le camp, si vous nâĂȘtes pas content, et laissez-nous la paix ! » Le tonnerre tombant sur la table nâeĂ»t pas produit plus de stupeur. Madame Troubadin se renversa sur sa chaise, Ă demi pĂąmĂ©e, tandis que son mari aplati, terrassĂ©, pliant le dos sous lâalgarade, petit, tout petit, disparaissait presque sous la table ; sa faconde arrogante ne soufflait mot maintenant. Un instant, il dĂ©libĂ©ra sur le parti Ă prendre. Puis, se redressant avec un hoquet douloureux, il plongea dans sa serviette son visage baignĂ© de pleurs, ces pleurs toujours en rĂ©serve dans son magasin dâacces- soires, et il quitta la table. Les enfants se mirent Ă braire sur un mode qui leur Ă©tait particulier et se prĂ©cipitant sur ses pas, cha- cun empoigna un des pans de la re- dingote paternelle et le groupe la- mentable disparut dans un bruit de sanglots. Jâai Ă©tĂ© trop vif, dit le grand- pĂšre avec regret ; mais, en vĂ©ritĂ©, cet homme-lĂ ferait damner un saint. â Oh! lĂ lĂ ... Seigneur! quâal- lons-nous devenir?» gĂ©missait mada- me Troubadin se lamentant et toussant Ă la fois. On la calma du mieux quâon put, et ma sĆw, lui offrant lâappui de sa jeune Ă©paule, lâaida Ă remonter chez elle. Câest un sot ! dit mon pĂšre dĂšs que madame Troubadin eĂ»t quittĂ© la table. Vraiment, cet homme est un sot ! » CâĂ©tait le premier mot sĂ©vĂšre quâil se fĂ»t permis sur son hĂŽte. Ma mĂšre saisit lâoccasion Un sot?... Si ce nâĂ©tait que cela! Tu ne le connais pas... Tu ne veux pas voir ce quâil est ! Un Tartuffe, un vrai tartuffe, je te le dis. » Mon pĂšre hocha la tĂȘte. Vous ĂȘtes trop passionnĂ©e, Madame ; vous voyez du calcul oĂč il nây a que vanitĂ© et sottise... Pour quelque propos indiscret, quelqueACompliment mal tournĂ©, vous lui supposez des intentions mauvaises... Ce nâest pas sa faute, si vous ĂȘtes agrĂ©able et jolie, et ce nâest pas un grand crime de vous le dire, mĂȘme gauchement et sans tact. » Nous nous mĂźmes Ă rire bruyamment, car nous trouvions notre maman charmante, comme elle Ă©tait, en effet, et lâhommage rendu par mon pĂšre nous avait tous rĂ©jouis, dâautant plus que son regard sĂ©vĂšre, scrutateur, semblait mieux fait pour dĂ©couvrir les dĂ©fauts les plus cachĂ©s que pour se laisser toucher par la grĂące et la beautĂ©. Je ne puis parler de ma mĂšre sans mâarrĂȘter un instant Ă peindre cette chĂšre figure ; ma mĂšre Ă©tait petite et bien faite, sa poitrine large, dĂ©veloppĂ©e, nâexcluait pas la finesse de la taille ; elle avait une peau de satin, le bras parfait, la main petite, un peu potelĂ©e, avec des doigts effilĂ©s terminĂ©s par des ongles roses en amandes ; ses yeux bruns, lumineux, ses traits rĂ©guliers avaient une expression de noblesse, de bontĂ© et de can- deur quâelle a gardĂ©e jusquâĂ la plus extrĂȘme vieillesse. Le front Ă©tait haut sous des cheveux noirs, fins et frisants; la bouche grande, bien dessinĂ©e, sâouvrait en un sourire infiniment sĂ©dui- sant sur les plus admirables dents qui se puissent imaginer. Je ne connais Ă pouvoir leur ĂȘtre comparĂ©es que celles de ma sĆur Lili, qui ressemblait Ă ma mĂšre, dâailleurs, avec des traits plus fins et une nuance plus marquĂ©e de timiditĂ© et de douceur. Ma mĂšre un peu intimidĂ©e par le compliment inattendu de son mari et par lâĂ©clatant succĂšs quâil avait obtenu parmi, sa chĂšre couvĂ©e, reprit avec un peu dâembarras Sâil ne sâagissait que de propos, de sottes fadeurs ; mais tout en cet homme est dĂ©plai- sant... Ses maniĂšres, ses regards... Je le rĂ©pĂšte, câest un vilain â Demain, monsieur Troubadin, rĂ©pondit ma mĂšre dans une intention consolatrice, jâaurai le plaisir de vous offrir un bif- teck... et du gigot. » Cette bonne intention de ma mĂšre mit le feu aux poudres, soit quâil y vĂźt quelque raillerie, soit que son exaspĂ©ration fĂ»t arrivĂ©e au comble. Il sâĂ©cria avec violence Je lâespĂšre bien, Madame... je lâespĂšre... Il est temps, en vĂ©ritĂ©, de mettre fin Ă ces fastueuses austĂ©ritĂ©s... Autant jâai de respect pour la vertu modeste... qui se cache... se dissimule et craint sur toute chose de sâimposer... autant je mĂ©prise lâostenta- tion pharisaĂŻque... Oui, je la hais... je la mĂ©prise! » â Il Ă©cu- mait. â Imposer des prescriptions barbares aux faibles il toussa, aux enfants il jeta un regard Ă©plorĂ© Ă Toto et Ă Phrasie qui, le nez dans leur assiette et les doigts dans la sauce, ne sâembarrassaient guĂšre des dĂ©clamations paternelles, des morti- personnage... » Mon pĂšre fit un geste de dĂ©dain Ne vas-tu pas me demander dâĂȘtre jaloux de M. Trouba- din?... Il me suffit que tu le juges ce quâil vaut... et mĂȘme un peu moins, je crois. _ , ... â Câest un propre Ă rien, sâexclama la vieille Marie qui aidait au service ; une vraie chiffe et un goinfre. » Nous allions nous reprendre Ă rire ; mais un regard sĂ©vĂšre du maĂźtre glaça lâexplosion et refoula Marie jusquâau fond de sa cuisine. Dieu veuille, mon cher ami, que vous nâayez pas a vous repentir de votre indulgence et de votre libĂ©ralitĂ©, murmura le grand-pĂšre en pliant sa serviette. Selon moi, cet homme est mau- vais, et faux, ce qui est pire que tout. â Attendons pour le juger quâil ne soit plus notre hĂŽte... Robert, dis les GrĂąces... en latin et sans bredouiller, surtout. » FIGARO ILLUSTRĂ 65 Si mes parents sâĂ©taient flattĂ©s que cette scĂšne dĂ©sagrĂ©able hĂąterait le dĂ©part de la famille Troubadin, ils furent déçus. Le lendemain, lâex-libraire apparut au dĂ©jeuner aussi guilleret, aussi Ă lâaise et reposĂ© quâĂ lâordinaire, et tout reprit le train accoutumĂ©. DĂšs quâil Ă©tait levĂ©, le matin, aprĂšs avoir longuement savourĂ© une tasse dâodorant cafĂ© assaisonnĂ© dâune crĂšme Ă©paisse et dâin- nombrables rĂŽties au beurre bien croustillantes, il descendait au jardin faire son tour de propriĂ©taire » et surveiller les primeurs; les cerises avaient succĂ©dĂ© aux fraises, puis les reines-Claude; câĂ©taient maintenant les pĂȘches des espaliers et les raisins des treilles que convoitait son regard caressant; cette promenade au jardin Ă©tait rĂ©glementaire, le premier devoir de la journĂ©e. 11 nây manquait pas, sauf les jours de grande pluie ou dâorage ; car il avait ses petites faiblesses, lâexcellent homme! Bien quâĂ cer- tains moments dâeffusion il laissĂąt percer quelques vellĂ©itĂ©s dâes- prit fort, il avait peur du tonnerre et courait sâenfermer, tous volets clos, dans une chambre obscure oĂč, les doigts dans les oreilles, il marmottait des priĂšres tant que durait lâorage. Il avait aussi une foule de petites superstitions qui compliquaient singu- liĂšrement sa vie tantĂŽt une corneille qui sâĂ©tait levĂ©e Ă sa gauche, tantĂŽtune chouette avait gĂ©mi sous sa fenĂȘtre, ou bien son couteau et sa fourchette sâĂ©taient croisĂ©s. Sâil voyait trois bougies allu- mĂ©es Ă la fois, il courait tout frissonnant en souffler une. Nous le vĂźmes apparaĂźtre un matin, pĂąle et dĂ©composĂ©, les yeux pleins de larmes, parce quâen sâĂ©veillant il avait constatĂ© sur sa main une petite tache jaune, couleur de bile Câest un signe de mort ! » nous dit-il, et tout le jour il demeura enfermĂ©, nâosant sortir de peur dâaller au-devant de la catastrophe annoncĂ©e. Il croyait aux rĂȘves et lisait la ClĂ© des songes comme un brĂ©viaire. Ses enfants Ă©taient initiĂ©s Ă ces sottes chimĂšres. A tout instant, ils ac- couraient effarĂ©s Quâest-ce que ça veut dire, pâpa, si jâai mis mon bas Ă lâenvers ?... » â Quâest-ce qui va mâarriver ; jâai rĂȘvĂ© dâun chat noir?... » â Ou bien il y avait des craquements dans le mur, et gravement, le front plissĂ©, lâex-libraire consultait ses livres et sa mĂ©moire pour interprĂ©ter le prĂ©- sage. Chez madame Troubadin, pauvre Ăąme ! câĂ©taient dâautres faiblesses elle avait des envies de pie-voleuse, et tout lâeffort de sa vertu consistait Ă se faire offrir sans vergogne ce quâelle ne se permettait pas de pren- dre elle-mĂȘme, si bien que ma mĂšre nâosait porter, en sa prĂ©sence, ni un bout de dentelle, ni un ruban frais, de peur dâĂȘtre amenĂ©e, par dâimportunes sollicitations, Ă se dĂ©pouiller de sa modeste parure. Elle cachait de mĂȘme ses petits coffrets, ses ciseaux, tous les menus objets qui pouvaient tenter la convoitise pleurarde de la malade. De tout cela rĂ©sultaient un malaise et une fatigue Ă peu prĂšs unanimes chez tou- tes les personnes de la mai- son. Les domestiques surtout Ă©taient excĂ©dĂ©es du surcroĂźt de besogne, harcelĂ©es par les enfants mal Ă©levĂ©s et pillards, par la malade, impitoyable t- dans son Ă©goĂŻsme tracassier, et surtout par M. Troubadin lui-mĂȘme ; son furetage in- commode dans lâoffice et les buffets, jusquâau fond des casseroles, ses prĂ©tendues recettes culinaires, dont lâinfaillible effet eĂ»t Ă©tĂ© de mettre promptement Ă sec lâarmoire aux provisions, exaspĂ©- raient notre vieille cuisiniĂšre. Elle le mĂ©prisait et le rabrouait autant que le permettait la grande peur quâelle avait de mon pĂšre... Quant Ă Luce, la bonne dâenfants, une gentille blonde de vingt ans, rieuse et toujours chantant, son attitude avait subi plusieurs modifications sensibles. Elle avait commencĂ© par se moquer de lui, en secret, avec nous, puis enhardie peu Ă peu, elle Ă©tait arrivĂ©e Ă lui dire en face, sans se gĂȘner, des imperti- nences qui nous faisaient frĂ©mir. Luce, tu as tort, disait la craintive Lili ; il ira se plaindre et tu seras grondĂ©e. » La figure de Luce, rose et ronde comme une pomme, sâĂ©clai- rait alors dâun malin sourire Ă fossettes. Se plaindre, lui!... Il nâoserait... Le vieux drĂŽle !... il ferait beau voir cela, et qui des deux aurait le dernier ! â Oh ! Luce, comme tu le traites... Sâil tâentendait ! â Bon ! bon !... il ne me fait pas peur... je le connais!... » Je me souviens quâun jour, pendant la rĂ©crĂ©ation, nous Ă©tions tous les cinq avec Luce dans la salle verte, on appelait ainsi un banc de gazon circulaire cachĂ© tout au bout du parterre sous un Ă©pais bosquet de noisetiers et de lilas. Tout en raccommodant de petites chaussettes, Luce nous contait une histoire de son village, que nous Ă©coutions trĂšs attentifs, les lĂšvres Ă©panouies dĂ©jĂ par un rire, dont les deux garçons contenaient Ă peine lâexplosion et qui mal Ă©touffĂ© jaillissait par avance comme des fusĂ©es trop tĂŽt allu- mĂ©es et qui Ă©clatent ; car Luce Ă©tait si gaie et si drĂŽle que tous ses rĂ©cits se terminaient infailliblement par de joyeuses farces, et nous faisaient trĂ©pigner dâaise, petits et grands. Au plus beau moment survint M. Troubadin ; il sâĂ©tait glissĂ© Ă pas de loup avec tant de prĂ©caution quâaucun de nous ne lâavait entendu, si bien que la peureuse Lili jeta un petit cri en lâapercevant et se blottit sur lâĂ©paule de Luce comme un enfant effrayĂ©. Et M. Troubadin crut devoir, pour la rassurer, lui tapoter doucement la joue et caresser ses cheveux avec de petites syllabes rĂ©confortantes, effleurant par la mĂȘme occasion le cou blanc de Luce qui regimba tout Ă coup. â Avez-vous fini, vous? Quâest-ce que câest que ces maniĂšres-lĂ ? A-t-on jamais vu... vieux patelin ! » â M. Trou- badin, nous lâavions remarquĂ©, supportait toutes les brusqueries de Luce et nous Ă©merveillait par sa bĂ©nignitĂ©. Il sourit, pivota sur ses talons Ă droite, puis Ă gauche, lançant chaque fois Ă la petite bonne, Ă travers ses lunettes bleues, des Ćillades mali- cieuses, et il continua ce manĂšge si longtemps, se dandina et fit la roue avec une si comique vanitĂ© que la colĂšre de Luce nây put tenir. Un fou rire la prit, aussitĂŽt imitĂ© par tous les enfants, sauf Lili, toujours retenue par la crainte dâĂȘtre impolie et de faire de la peine. â Le voyez-vous ? disait Luce suffoquĂ©e; regardez-le battre des ailes et se rengorger comme un gros pigeon !... A qui en a-t-il, Seigneur?... Quâest-ce qui lui prend ? » Quand il eut joui Ă son grĂ© dâun succĂšs qui ne semblait pas lui dĂ©plaire, dâune voix cĂąline il rĂ©pondit Je venais tout sim- plement, mademoiselle Luce, vous prier de vouloir bien coudre un bouton au col de ma chemise. » Ce disant, il enlevait sa cravate, levait son menton gras et dĂ©couvrait, dans lâentre-bĂąillement de la chemise, son cou massif et le haut de sa poitrine charnue. Ainsi affalĂ© sur le banc, renversĂ©, la gorge Ă dĂ©couvert, il sifflo- tait dâun air bĂ©at, tandis que ses doigts grassouillets, de chaque cĂŽtĂ© de sa large personne, tambourinaient je ne sais quel rythme badin sur le gazon. Luce prit une aiguille, un bouton dans sa boĂźte Ă ou- vrage, et sâapprochant de lui, trĂšs sĂ©rieuse Tenez- vous droit, au moins, puisquâil faut Ă toute force quâon sâoccupe de vous. » En un instant le bouton fut remis, et M. Troubadin sâĂ©loigna toujours sifflotant, avec un agrĂ©able balancement des hanches. Luce reprit sa place sans rien dire. Mais nous eĂ»mes beau rĂ©clamer l'histoire, elle prĂ©tendit lâavoir oubliĂ©e. Elle nâĂ©tait plus en train et semblait soucieuse. Peu Ă peu, un nouveau changement se produisit dans ses maniĂšres Ă lâĂ©gard de M. Troubadin ; elle cessa de se moquer de lui et devint fort rĂ©servĂ©e; elle lâĂ©vitait, tour- nait court lorsquâelle lâaper- cevait dans un corridor ou au boutdâune allĂ©e, et devenait subitement trĂšs rouge, avec une nuance dâhumeur, sâil lui adressait la parole. â Quand donc sâen ira-t-il ? soupirait-elle parfois avec impatience. Je ne serai pas tranquille quâil ne soit parti m. 66 FIGARO ILLUSTRĂ avec toute sadique. » CâĂ©tait bien notre sentiment Ă tous, quâon nâaurait pas de repos tant que ces gens seraient lĂ . Mon pĂšre seul se taisait par gĂ©nĂ©rositĂ© et point dâhonneur dâhospitalitĂ©, et personne n'osait Ă©lever la voix pour se plaindre. SĂ»r de son terrain, M. Troubadin se dĂ©veloppait; ses belles qualitĂ©s sâĂ©talaient plus Ă lâaise. Il prenait de lâaplomb, sauf devant le colonel Michelot, dont il craignait dâĂ©chauffer trop les oreilles. Cependant lâĂ©tĂ© allait finir, les vacances aussi. Mon pĂšre pro- fita des derniers jours libres qui lui restaient pour faire une excursion gĂ©ologique dans une partie du dĂ©partement quâil nâavait pas explorĂ©e; car il Ă©tait fort curieux de toutes ces choses. Le temps des vacances, pour nous, ressemblait beaucoup au reste de lâannĂ©e mĂȘme discipline, mĂȘmes devoirs, mĂȘmes plaisirs sim- ples, et sans apprĂȘt. Mon pĂšre, grand travailleur, avait pour maxime que lâoisivetĂ© est la mĂšre des vices, et il prenait Ă tĂąche de ne pas laisser Ă ses enfants le temps dâen contracter un seul. En son absence pourtant ce travail assidu se relĂąchait un peu, et bien quâil nous eĂ»t, Ă tous, taillĂ© de la besogne avant de partir, la main plus lĂ©gĂšre de notre mĂšre laissait flotter les rĂȘnes, et le jeune troupeau marchait Ă sa guise. Le grand-pĂšre aussi sâingĂ©niait Ă nous gĂąter un peu, et inventait de jolies promenades aux envi- rons. Nous partions alors sous sa garde, Ă pied, si la distance le permettait; dans une voiture de louage, si la route Ă©tait longue. En ce cas, on emmenait tout le monde, mĂȘme le baby avec Luce, et notre mĂšre, peu blasĂ©e sur le plaisir, sâamusait autant que nous. Depuis longtemps nous mĂ©ditions une promenade Ă la mer, non pas sur un point dĂ©terminĂ© et proche, comme il nous arrivait de le faire chaque Ă©tĂ© ; mais une vraie excursion qui comprendrait tout un coin de la cĂŽte, depuis Courseulles, oĂč lâon dĂ©jeunerait au parc aux huĂźtres, jusquâĂ Ouistreham, et le retour tout le long de lâOrne. Ce projet, nous le caressions en secret, comme une conspiration, car il sâagissait de ne pas donner lâĂ©veil Ă la tribu des Troubadin, dont nous ne voulions Ă aucun prix nous embar- rasser le mystĂšre ajoutait au plaisir. Certes, nos coups dâĆil dâintelligence, nos demi-mots indiscrets, nos chuchotements et nos brusques silences, auraient rĂ©vĂ©lĂ© la trame Ă de moins avisĂ©s que le sieur Troubadin ; mais il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă ne se douter de rien. Une journĂ©e en la compagnie du colonel Michelot, mĂȘme agrĂ©mentĂ©e dâhuĂźtres et de vin clairet, ne lui paraissait pas prĂ©ci- sĂ©ment une partie de plaisir. Ne fallait-il pas dâailleurs quâil tĂźnt compagnie Ă sa pauvre femme, et comment aurait-il le cĆur de se divertir tout un jour loin dâelle? Câest ce quâil soupira dâune voix Ă©mue quand, la veille du jour fixĂ©, on lui annonça au dĂźner que nous ferions, le lendemain, une visite Ă la campagne. CâĂ©tait la formule convenue pour dĂ©cou- rager toute tentative de se joindre Ă nous ; il nâen fit aucune et se contenta dâappeler sur nous les bĂ©nĂ©dictions cĂ©lestes. Le soir, il se retira de bonne heure avec sa femme et ses enfants, et nous, tout Ă lâespoir du plaisir promis, nous nous enfermĂąmes dans la salle dâĂ©tudes, Lili, Robert et moi, en annon- çant lâintention dây passer une partie de la nuit, jusquâĂ ce que notre tĂąche du lendemain fĂ»t achevĂ©e; nous avions Ă cĆur dâaffranchir de tout souci cette belle journĂ©e. Mais avant quâil fĂ»t dix heures, ma mĂšre inquiĂšte de ce grand zĂšle y vint mettre obs- tacle, et nous contraignit Ă nous coucher. Nous montĂąmes Ă petit bruit, de peur dâĂ©veiller ceux qui dor- maient dĂ©jĂ . Au premier Ă©tage, ma mĂšre nous embrassa, Lili et moi, et se retira avec Robert qui, depuis lâarrivĂ©e des Troubadin, couchait, ainsi que le petit AndrĂ©, dans un cabinet prĂšs de sa chambre. Nous habitions, mes sĆurs et moi, au second Ă©tage, trois piĂšces contiguĂ«s se commandant lâune lâautre, dont la pre- miĂšre, la plus grande, Ă©tait occupĂ©e par Lili et la petite Ninette, prĂšs dâelle, dans un berceau. Deux portes parallĂšles menaient de cette premiĂšre piĂšce, lâune dans une petite chambre trĂšs gaie qui Ă©tait la mienne, lâautre dans une mansarde oĂč couchait Luce afin dâĂȘtre Ă portĂ©e de veiller sur le baby en lâabsence de Lili, et de nous rendre tous les services dont nous pouvions avoir besoin. La lune, je mâen souviens, brillait ce soir-lĂ dâun Ă©clat trĂšs vif; lâescalier en Ă©tait Ă©clairĂ© et, sans nous ĂȘtre munies dâun bougeoir, nous montions les degrĂ©s dâun pas sĂ»r, appuyĂ©es lâune sur lâautre, un peu lentes et lasses, Ă©tourdies de sommeil et dâune tension inaccoutumĂ©e et prolongĂ©e de notre cerveau. A la moitiĂ© du second. Ă©tage, un Ă©troit palier tournant joignait les deux volĂ©es de lâescalier; il Ă©tait en ce moment baignĂ© dâune blanche lumiĂšre que la lune projetait Ă travers les petits carreaux de la haute croisĂ©e. Dâun mĂȘme mouvement, nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©es et le front collĂ© aux vitres, nous regardions au dehors les grandes nappes lumineuses alternĂ©es de masses dâombres noires compactes qui donnaient au jardin familier un aspect inattendu et fantastique; il nous apparaissait en ce moment comme un lieu nouveau, inconnu, tout revĂȘtu de mystĂšre, dâune paix froide, inanimĂ©e, un lieu oĂč avaient dĂ» sâaccomplir, dans les temps, des choses mortes dont le secret pouvait ĂȘtre surpris en ce silence auguste, sous le. pĂąle rayonnement de lâastre Ă©teint des nuits. Nous regardions, trĂšs attentives, sans parler. Un craquement lĂ©ger prĂšs de nous fit redresser nos tĂȘtes, et subitement retournĂ©es, nous restĂąmes pĂ©trifiĂ©es devant une apparition imprĂ©vue sur la plus haute marche de lâescalier, collĂ© contre la porte de notre chambre, la main sur la serrure, et nous laissant dans le doute sâil venait de sortir ou sâil se disposait Ă entrer, se tenait M. Troubadin aussi interdit que nous. Sans doute, il ne sâattendait pas Ă nous voir, et ce fut dâune voix mal assurĂ©e, dans un trouble visible, aprĂšs un instant prolongĂ© de silence, quâil balbutia Câest moi... nâayez pas peur... Je voulais... câest-Ă -dire je venais... Jâavais cru entendre pleurer votre petite sĆur... et comme je savais que vous travailliez en bas... » â Ninette nâest jamais seule.. . Luce est couchĂ©e prĂšs dâelle... â Luce?... Ah! vraiment... Oui, câest trĂšs bien vu,... trĂšs prudent,... prĂšs de la petite fille... Je... je nây pensais pas... Bon- soir, bonsoir. Ah ! Et cette grande veillĂ©e qui devait durer une partie de la nuit... Ah ! ah ! ce nâa pas Ă©tĂ© long... pas long du tout... Il nâest mĂȘme pas dix heures... Allons, bqjsoir, bonsoir... dor- mez bien ! » Il disparut Ă pas de loup dans le noir du corridor. Oh! que jâai eu peur ! soupira Lili toute frissonnante Ă mon bras... Avec ses lunettes qui brillaient dans lâobscuritĂ©, il avait lâair dâun dĂ©mon. Est -ce bĂȘte de sâimaginer quâon laisse Ninette toute seule, la nuit !... » _ Nous entrĂąmes et aprĂšs avoir soigneusement poussĂ© le verrou intĂ©rieur comme nous le fai- sions chaque soir, nous nous dĂ©pĂȘchĂąmes de nous mettre au lit. Je commençais Ă mâendor- mir, quand un gĂ©missement frappa mon oreille. Je dressai la tĂȘte Est-ce toi, Lili ?... Pleures-tu?... Es-tu malade? » Jâavais laissĂ© ouverte la porte de communication entre nos deux chambres. La voix un peu altĂ©- rĂ©e de Lili rĂ©pondit h Jâai cru que tu venais. » Elle apparut en effet dans son vĂȘtement de nuit. Qui donc a gĂ©mi? â Câest peut-ĂȘtre Lu- ce... Je vais voir. » Elle entra dans la mansarde de notre petite bonne et lâappela doucement Ă plusieurs reprises, mais celle-ci ne rĂ©pondit pas. Peut-ĂȘtre quâelle est morte ! balbutiai-je avec une subite Ă©pouvante. â Non, non; je lâentends respirer... Elle dort profondĂ©ment... â - Je croyais bien avoir entendu pleurer. â - Elle a rĂȘvĂ© sans doute. â Ou bien câĂ©tait un oiseau de nuit sur le toit... » l Illustrations de Frai-pont. /A continuer. Femmes Japonaises Par PIERRE LOTI Je resterai donc trĂšs superficiel dans ce que je vais dire, et jâaime mieux avouer franchement, dĂšs le dĂ©but, que je ne saurais faire plus... Bien laides, ces pauvres petites Japonaises! Je prĂ©fĂšre poser cela brutalement dâabord, pour lâattĂ©nuer ensuite avec de la gen- tillesse mignarde, de la drĂŽlerie gracieuse, dâadorables petites mains, et puis de la poudre de riz, du rose, de lâor sur les lĂšvres, toutes sortes dâartifices. Presque pas dâyeux, si peu que rien ; deux minces fentes obli- ques, divergentes, au fond desquelles roulent des prunelles rusĂ©es ou cĂąlines, â comme entre les paupiĂšres Ă peine ouvertes de ces chattes que fatigue le trop grand jour. Au-dessus de ces petits regards bridĂ©s, â mais trĂšs loin au- dessus, trĂšs haut perchĂ©s, â se dessinent les sourcils, aussi fins que des traits de pinceau et nullement retroussĂ©s, nullement parallĂšles aux yeux quâils accompagnent si mal; mais droits sur une mĂȘme ligne, contrairement Ă ce quâon est convenu de faire dans notre imagerie europĂ©enne chaque fois quâil sâagit de reprĂ©- senter une japonaise. Je crois que toute lâĂ©trangetĂ© si particuliĂšre de ces petits visages de femmes tient dans cet arrangement de lâĆil, qui est gĂ©nĂ©ral, et aussi dans le dĂ©veloppement de la joue, qui sâenfle toujours jusquâĂ la rondeur de poupĂ©e; du reste dans leurs peintures, les artistes de ce pays ne manquent jamais de reproduire, en les exa- gĂ©rant mĂȘme jusquâĂ lâinvraisemblance, ces signes caractĂ©ristiques de leur race. Les autres traits sont beaucoup plus changeants, suivant les personnes dâabord, et surtout suivant les conditions sociales. Dans le peuple, les lĂšvres restent grosses, le nez aplati et court ; dans la noblesse, la bouche sâamincit, le nez sâallonge et sâeffile, se recourbe mĂȘme quelquefois en fin bec dâaigle. "Y"E .p' avoir tirĂ© le trait final sur toute espĂšce de Japonerie, I âąN^rM^Ăici que je me- suis laissĂ© aller Ă promettre un article . mystĂ©rieux petit bibelot dâĂ©tagĂšre qui est la femme - -âą-^âą J^gApaise. De nouveau donc je mâentoure de tout ce qui peut -j^sqpâĂ lâillusion de la prĂ©sence, mes souvenirs encore y-Qpa/s de lĂ -bas robes imprĂ©gnĂ©es de parfums nippons, vases, W^ÂŁntails, images et portraits. Portraits surtout, innombrables ^ppĂŻtraits Ă©talĂ©s sur ma table de travail; figures rieuses de mousmĂ©s, ' ou non; petits yeux tirĂ©s aux tempes, petits yeux de . ; ^Ăat... Et des toilettes, et des poses!... Toutes les miĂšvreries, - pjfptes les grĂąces cherchĂ©es et bizarres, se drapant dans les plis des longues tuniques ou sâabritant sous lâextravagant bariolage des ombrelles. â Et lâillusion dĂ©sirĂ©e me vient si bien, quâun de jBĂ©^ites voix me semble sortir de ces albums ouverts; \ > 1 ^lĂąn ^'r-'dc^ mdi .Te n te n d s . dans le silence, comme des petits rires... as quâun homme de race europĂ©enne puisse Ă©crire japonaise rien dâabsolument juste, sâil veut aller au fapes et des aspects. Un japonais seul y parviendrait, e Ă la rigueur, un chinois, car il y a des affinitĂ©s tables entre ces deux peuples pourtant si diffĂ©rents; i cette Ă©tude Ă©tait fouillĂ©e un peu trop, nous ne la mĂ©prendrion s plus; elle ne nous apprendrait rien, parce quâelle irait par certain cĂŽtĂ©, qui serait prĂ©cisĂ©ment le cĂŽtĂ© fpital. La race jaune et la nĂŽtre sont les deux pĂŽles maine; il y a des divergences extrĂȘmes jusque dans percevoir les objets extĂ©rieurs, et nos notions sur sentielles sont souvent inverses. Nous ne pouvons Ver complĂštement une intelligence japonaise ou chi- noise ; Ă un moment donnĂ©, avec un mystĂ©rieux effroi, nous nous sentons arrĂȘtĂ©s par des barriĂšres cĂ©rĂ©brales infranchissables; ces gens-lĂ sentent et pensent au rebours de nous-mĂȘmes. 68 FIGARO ILLUSTRĂ Il nâest pas de pays oĂč les types fĂ©minins soient aussi tranchĂ©s entre castes diffĂ©rentes. Des paysannes brunes, bronzĂ©es comme des Indiennes, bien prises dans leurs trĂšs petites tailles, potelĂ©es et musclĂ©es sous leurs Ă©ternelles robes de cotonnade bleue. Des citadines Ă©tiolĂ©es, vrais diminutifs de femmes, blanches et pĂąlottes comme de maladives euftjpjj fijajag?, avec ce je ne sais quoi de creusĂ©, de m est lâindice des races trop v ieil ute yc es grandes villes ont lâair / usee^l^'arĂ©dj^al^OTenr, usĂ©es avantVa nafĂȘ§à iTcÂŁ par rfojp long{ieĂ©^diiuit > ^ / de travail et de " ; onMirait que, ute la'uftigue devoir constaml^fff^Ăčx^duit,' %jĂšj^^^sinffl rp ns de bibelots, c e r a b r ^jjsifsanf^ cfcmence dpai_ $rrjĂȘ, derriĂšre de frĂȘles Ă©crans qui les cachent Ă peine, et entourĂ©es dâun dĂ©ballage de petits instruments drĂŽles, de petites boĂźtes^ pĂŽtidre, de petits pots, elles procĂšdent Ă leur toilette, devant çfĂ©S/n^iroirs pour rire ; par terre, elles travaillent, cousent, brodent, jouent de leur guitare au long manche, rĂȘvent Ă dâinsaisissable choses,, ou adressent Ă leurs incomprĂ©hensibles dieux les longues, priĂšres degf matins et des soirs. Les maisonnettes quâelles habitent sdnt,\il soignĂ©es et maniĂ©rĂ©es quâelles-mĂȘmes; pre^qt^e v n> wdirei aussi Ă cloisons dĂ©montables, Ă tiroirs, Ă glissiĂšres, avec desjcori ments de toutes formes et dâĂ©tonnants petits placards, dâune propretĂ© minutieuse, mĂȘme chez les plus humbles; et t^'ut cela dâune apparente simplicitĂ©, surtout chez les plus riches. Seul lâautel des ancĂȘtres oĂč des baguettes dâencens brĂ»lent, est un peu dorĂ©, laquĂ©, garni, comme une pagode, de potiches et de lanternes ; partout ailleurs, une nuditĂ© voulue, une nuditĂ© dâautant plus complĂšte et plus blanche que lâhabitation est plus Ă©lĂ©gante. Jamais de tentures brodĂ©es nulle part ; quelquefois seulement des por- tiĂšres transparentes, faites de perles et de roseaux enfilĂ©s. Jamais de meubles non plus ; câest par terre ou sur des petits socles en laque que se posent les objets usuels ou les vases de fleurs. La maĂźtresse de maison fait consister le luxe de son intĂ©rieur dans lâexcĂšs mĂȘme de cette propretĂ© dont je parlais plus haut et qui est une des qualitĂ©s incontestables du peuple japonais. Il est partout dâusage de se dĂ©chausser avant dâentrer dans une maison, et rien nâĂ©gale la blancheur de ces nattes sur lesquelles on ne se promĂšne jamais quâen fines chaussettes Ă orteil sĂ©parĂ©, la blancheur de ces papiers unis qui recouvrent les plafonds et les murs. Les boise- ries elles-mĂȘmes sont blanches, ni peintes, ni vernies, gardant pour tout ornement, chez les vraies femmes de goĂ»t, leurs imper- ceptibles veinures de sapin neuf. Et jâai vu plus dâune belle dame surveiller elle-mĂȘme ses comiques petites servantes pendant quâelles savonnaient Ă outrance ces boiseries-lĂ , pour leur donner un air dâĂȘtre toutes fraĂźches, un air dâĂȘtre Ă peine sorties du rabot des menuisiers. Dans nos pays, si lâon parle de femmes japonaises, on se reprĂ©sente aussitĂŽt des personnes vĂȘtues de ces robes Ă©clatantes comme celles quâelles nous envoient ; des robes aux nuances tendres et sans nom, brodĂ©es de longues fleurs, de grandes chi- mĂšres et de fantastiques oiseaux. Eh bien, non, ces robes-lĂ sont rĂ©servĂ©es pour le théùtre ou pour une certaine classe innommable de femmes qui vivent dans un quartier spĂ©cial et dont il mâest i . 1 0 f . âą f -J interdit de parler ici. Les Japonaises sâhabillent toutes de nuances sombres ; elles portent beaucoup dâĂ©toffes de coton ou de laine, le plus souvent unies, ou bien semĂ©es de frĂȘles petits dessins nuageux, dont les teintes Ă©galement sombres diffĂšrent Ă peine des fonds. Et le bleu marine est la nuance gĂ©nĂ©rale, trĂšs domi- III. 18 7 ° FIGARO ILLUSTRĂ nante, â tellement quâune foule fĂ©minine, mĂȘme en habits de fĂȘte forme de loin un amas d un bleu noir, un grouillement de mĂȘme couleur, oĂč tranchent seulement çà et lĂ quelques rouges Ă©cla- tants, quelques teintes fraĂźches portĂ©es par de toutes petites hiles ou par des bĂ©bĂ©s. Ces robes, leur forme est connue; dans toutes les images dont le Japon nous inonde, on les a vues peintes ou dessinĂ©es. Leurs manches larges et bottantes laissent libres les bras, un peu ambrĂ©s, qui sont gĂ©nĂ©ralement bien faits et que terminent des mains toujours jolies. Les toilettes se complĂštent de ces larges ceintures appelĂ©es obi, qui sont dâordinaire en soie magnifique et dont les coques rĂ©guliĂšres, formant comme un papillon monstre au bas des petits dos frĂȘles, donnent une grĂące si particuliĂšre et si cherchĂ©e aux silhouettes des femmes. Nos ombrelles, en soie de couleur neutre, commencent Ă remplacer, pour certaines Ă©lĂ©- gantes, les charmants parasols peinturlurĂ©s dâautrefois, sur les- quels, parmi des fleurs et des oiseaux, Ă©taient souvent Ă©crites de suaves pensĂ©es, dues Ă des poĂštes anciens. Quant Ă nos chaus- sures, elles ne sont adoptĂ©es encore quâĂ Tokio, dans le trĂšs grand monde officiel ; partout ailleurs on porte la sandale antique, qui sâattache entre le pouce et les menus doigts, et qui se dĂ©pose dans les vestibul es, jom me chez nous les cannes et les chapeaux, qui enc'ombre- Fe-ptrĂ©e des maisons de thĂ© Ă la mode, qui sâentasse en couches pressĂ©es sur les marches extĂ©rieures des pagodes les jours de grandes priĂšres. Pqr les temps de pluie, on ajoute Ă ses sandales, pour les cpĂŒ$es de rue, des socques Ă trĂšs hauts patins de bois qui sonnent bruyamment sur les pavĂ©s, tandis que les robes se trous- sent, tomber nâimporte quelle europĂ©enne dĂšs le second^ ]%s.Ces dames marchent les talons en dehors, ce qui est une chose de jriode, et les reins lĂ©gĂšrement courbĂ©s en avant, ce qui- le^ vient ^satisQdoute dâun abus hĂ©rĂ©ditaire de rĂ©vĂ©rences. \ I .frjr C0 WĂŒre est aussi connue du monde entier ; en deux ou ^^gis^c,o L1 ^S de pinceau les peintres japonais savent la reproduire V ou la caricaturer avec un rare bonheur. , 'çe quâoivlgnore sans doute, câest que les femmes, mĂȘme sotjgjl ^t coquettes, ne se font peigner que deux ou trois fois par sem^aipe ;4'eurs chignons, leurs bandeaux sont si solidement Ă©tablis par le spĂ©cialistes du genre, quâils durent au besoin plu- sieurs jours sĂąns perdre leur Ă©clat lisse et lustrĂ©. Il est vrai que, pour ne P ces Ă©difices pendant le sommeil des nuits, les dam^4pteĂŻ_ent toijjpurs sur le dos, sans oreiller, la tĂȘte dans le ir;.une sorte de petit chevalet en laque qui . CĂȘst par terre quâelles couchent, jâavais oubliĂ© S matelas ouatĂ©s si minces, si minces, quâon les *S pour des couvre-pieds ; du reste, pour dormir, aĂš le dire, sur dt Rendrait chez ni elles sont toujours trĂšs chastement vĂȘtues de longues robes de nuit invariablement bleues ; â et des petites lampes discrĂštes, voilĂ©es sous des chĂąssis de papier, veillent sans cesse sur leurs rĂȘves, afin dâĂ©loigner les mĂ©chants esprits de tĂ©nĂšbres qui, autour des maisonnettes de bois lĂ©ger, pourraient flotter dans lâair. Au Japon, les femmes du peuple et delĂ basse bourgeoisie par- ticipent Ă peu prĂšs Ă tous les travaux des hommes. Elles sâen- tendent aux affaires et aux marchandages; elles cultivent la terre, elles vendent ; elles sont ouvriĂšres dans les fabriques, â ou mĂȘme portefaix. Dans leur pteuriĂš're jeunÂŁ souvent le -tĂŽTr paternel,'- ri eus^et aipi-rarites-, dan$-le_s maisoâi g rpssiiyp^u bu n/te .Ăš.. non \et âąĂ /Ă©gĂ Ăżbr'fl' 5 .se-^S^ose , iment que, arfnousn croir, Aies, elles quittent e ' petites - .soubrettes hç ou lĂšs auberg'Ăšs. Elles ; milliers de m§ en us, "dans ĂŽn sâaVnusj lâaurait' plu peu est/ ; a^le, % Ăšl'le x eĂšj lĂ©gion, et, âj il nâe existe jqĂčjpnessâŹule, multipliĂ©e *4 ' uyĂȘrte tjĂšVbas sur la ĂȘtfeĂ©^pĂȘtit rireTĂ véÎ^^gft^ĂȘmes petites mines/ ujours aussi gaie, auss'LQisposĂ©e la mousmĂ© abonde dans lĂšsâ villes. . tous friĂšre reaux de papier des restaurants et chs^h-ĂtĂ©lleries ; mais, mĂȘme en pleine campagne, chaque fois quâun site particu- liĂšrement joli se prĂ©sente, on est sĂ»r dây voir surgir une maison de thĂ© ingĂ©nieusement campĂ©e sous des arbres et, si lâon entre, câest encore la mousmĂ© qui apparaĂźt, pas plus naĂŻve aux champs que dans les grandes rues de Nagasaki ou de Tokio, toujours souriante, toujours pareille. MalgrĂ© son manque absolu de beautĂ©, la mousmĂ© est souvent trĂšs gentille, parce quâelle est trĂšs joyeuse et trĂšs jeune; un peu vieillie, elle ne serait plus suppor- table ; sa grĂące Ă©phĂ©mĂšre tournerait tout de suite Ă la grimace de singe. â Mais elle se retire en gĂ©nĂ©ral avant sa vingtiĂšme annĂ©e, rentre dans sa famille et trouve un mari â dâavance rĂ©signĂ© Ă fermer les yeux sur tous les petits romans quâelle a plus ou moins Ă©bauchĂ©s jadis... Au Japon du reste, rien ne tire Ă consĂ©quence; rien nâest bien sĂ©rieux, ni dans le passĂ©, â ni, Ă la rigueur, dans le prĂ©sent... Et il y a une telle drĂŽlerie jetĂ©e sur toutes choses, une si amusante bonhomie chez tout le monde, quâon sây sent beaucoup moins choquĂ© quâailleurs par les actes les plus inad- missibles. A la rouerie savante de ces trĂšs petites personnes, se- mĂȘle je ne sais quelle inconscience enfantine qui les fait excuser avec un sourire et qui leur prĂȘterait presque un charme... Elles nâont mĂȘme pas nos idĂ©es Ă©lĂ©mentaires sur lâinconvenance de se montrer dĂ©vĂȘtu; elles sâhabillent parce que câest plus joli, parce que cela drape mieux, et aussi parce que cela tient chaud lâhiver. Mais, dans les circonstances oĂč il faut quitter sa robe, â au bain par exemple, â elles ne sâen trouvent pas outre mesure gĂȘnĂ©es. IrrĂ©prochablement propres, elles se baignent beaucoup, mais sans le moindre mystĂšre; Ă Nagasaki, â ville bien moins europĂ©anisĂ©e que Yokohamaou KobĂ©, â les grandes cuves rondes qui leur servent de baignoires sont apportĂ©es nâimporte oĂč, dans les jardinets, Ă la vue des voisins avec lesquels on fait la JSf causette pendant lâopĂ©ration ; ou bien, pour les marchandes, dms leurs boutiques mĂȘme sans que la porte en soit pour cela fermĂ©e aux ache- teurs. Et cependant il serait inexact de les croire dĂ©- nuĂ©es de tout sens moral, mĂȘme de toute fidĂ©litĂ© Ă leur Ă©poux il y a lĂ en- core un tas de choses que nous ne comprenons pas, un tas de nuances trĂšs difficiles Ă saisir, surtout trĂšs scabreuses Ă toucher... VoilĂ ! on mâa demandĂ© dâĂ©crire sur les Japonaises des choses qui puissent ĂȘtre lues de tout le monde, et je suis obligĂ© alors de laisser absolument de cĂŽtĂ© la question de leurs mĆurs. Il est certain pourtant quâelles ont le sentiment de la famille, lâamour at- tendri de leurs enfants, et le respect excessif de leurs ancĂȘtres vivants ou morts. Elles sont des mĂšres, des grandâmĂšres adorables; on aime voir les soins touchants et doux quâelles donnent aux petits, mĂȘme dans le plus bas peuple ; lâintelligence pleine dâamour avec laquelle elles savent les amuser, leur inventer dâĂ©tonnants jouets. Et avec quel art parfait, avec quelle intuition de la drĂŽlerie enfantine, quelle connaissance profonde de ce qui sied aux minois trĂšs jeunes, elles les habillent de petites robes dĂ©licieusement sau- grenues, les coiffent en chignons impayables, en font des bĂ©bĂ©s dâun comique exquis !... Elles sont mĂȘme dâadorables sĆurs aĂźnĂ©es on les voit presque FIGARO ILLUSTRĂ 7 toutes, petites filles de huit ou dix ans, aller trĂšs loin, Ă la prome- nade, aux jeux, portant sur le dos, dans une bande dâĂ©toffe nouĂ©e autour des reins, un frĂšre Ă peine sevrĂ©, quâelles amusent avec la plus gentille tendresse. Et, dans un autre ordre dâidĂ©es, jâai connu deux soeurs, orphe- lines pauvres, qui pour subvenir en commun Ă lâĂ©ducation trĂšs soignĂ©e 'dâun jeune frĂšre, gloire de leur famille, avaient Ă©pousĂ©- morganatiquement le mĂȘme vieux richard et se privaient, en faveur de lâĂ©tudiant, de tout confort personnel dans la vie. Je ne sais si elles sont absolument bonnes, mais au moins elles ne sont pas mĂ©chantes, ni grossiĂšres, ni querelleuses. Leur poli- tesse ne peut manquer du reste dâĂȘtre inaltĂ©rable la langue japo- naise ne possĂšde pas un seul mot injurieux et, dans le monde des marchandes de poissons ou des portefaix, les formules les plus rĂ©gence sont dâusage. Jâai vu deux vieilles pauvresses qui ramassaient du charbon rejetĂ© par les navires, faire entre C sans fin, Ă qui ne prendrait pas tel ou tel puis sâadresser des rĂ©vĂ©rences, des complime airs de marquises ancien rĂ©gime. MalgrĂ© leur trĂšs rĂ©elle frivolitĂ© et la niaisjerjp delmTr perpĂ©tuel rire, malgrĂ© leur air de poupĂ©e Ă ressort, ir^rait inexact aussi de leur refuser toute Ă©lĂ©vation dâidĂ©es; elles ont le sentiment de la poĂ©sie des choses, de la grande Ăąme vague de la nature, du charme des fleurs, des forĂȘts, des silences, des rayons de lune... Elles disent ces choses en vers un peu maniĂ©rĂ©s, qui ont la grĂące de ces feuillages ou de ces roseaux, Ă la fois trĂšs naturels et trĂšs invraisemblables, peints sur les soies et sur les laques. Somme toute, elles sont comme les objets dâart de leur pays, bibelots dâun raffinement extrĂȘme, mais quâil est prudent de trier avant de les rapporter en Europe, de peur que quelque obscĂ©nitĂ© ne sây cache derriĂšre une tige de bambou ou sous une cigogne sacrĂ©e. On pourrait les comparer aussi Ă ces Ă©ventails japonais qui, ouvert de droite Ă gauche, reprĂ©sentent les plus suaves branches de fleurs ; puis qui changent et se couvrent des plus rĂ©voltantes indĂ©cences, si on les ouvre en sens inverse, de gauche Ă droite. Leur musique, qui les passionne, est pour nous Ă©trange et lointaine comme leur Ăąme. Quand des jeunes filles se rĂ©unissent le soir, pour chanter et jouer de leurs longues guitares, nous res- sentons, aprĂšs le premier sourire Ă©tonnĂ©, lâimpression de quelque chose de trĂšs inconnu et de trĂšs mystĂ©rieux, que des annĂ©es dâac- climatement intellectuel nâarriveraient pas Ă nous faire complĂš- tement saisir. Leur religion doit sembler bien compliquĂ©e et confuse Ă l&tars petites cervelles lĂ©gĂšres, quand dĂ©jĂ les plus savants prĂȘtres-'cke leur pays se perdent dans les cosmogonies, les symboles^. les mĂ©tamorphoses de dieux, dans le chaos millĂ©naire, sur iĂšquel ie* boudhisme indien est venu si Ă©trangement §£*»gceffer sans rien ctĂ©tmire. V V 1 Leur culte le plus sĂ©rieux sfĂȘjrrbie^nTs celui des- ancĂȘtres dĂ©funts; ces sortes de MĂąnes ou de ont/dans chĂ qĂŒj/ famille, un autel parfumĂ©, devant lequel on^Ăźjie longuefuepL. matin et soir, â sans cependantc^tTĂTe/^ĂšolumenJ Ă lâimmortalitĂ© de lâĂąme et Ă la persistance du moLWrpain oĂŽ,mme iâente nd e nt nos religions occidentales. Leurs morts, presque inconscients eux-mĂȘmes de leur propre survivance dâesprits, flottent dans une sorte dâĂ©tat neutre, entre lâexistence aĂ©rienne et le non-ĂȘtre. Autour de ces trĂšs vieilles maisonnettes de bois et de papier, qui ont vu se succĂ©der plusieurs gĂ©nĂ©rations pieuses et oĂč lâautel des aĂŻeux sâest noirci Ă la fumĂ©e de lâencens, il se forme Ă la longue, dans lâair, un ensemble impersonnel dâĂąmes antĂ©rieures ; quelque chose comme un fluide ancestral , qui plane et veille sur les vivants. â Ici encore, nous ne comprenons pas jusquâau bout, et il faut nous arrĂȘter, en pleine obscuritĂ©, devant des barriĂšres intellectuelles que nous ne franchirons jamais. Aux contre-sens religieux qui nous dĂ©routent, viennent sâajouter des superstitions vieilles comme le monde, les plus Ă©tranges et les plus sombres, effroyables Ă entendre conter les soirs. Des ĂȘtres moitiĂ© dieux moitiĂ© fantĂŽmes, hantent les tĂ©nĂšbres des nuits; aux carrefours des bois, se tiennent dâantiques idoles douĂ©es de pou- voirs singuliers; il y a des pierres miraculeuses au fond des forĂȘts... Et, pour avoir une idĂ©e approchĂ©e des croyances de ces femmes aux petits yeux obliques, il faut brouiller en chaos tout ce que je viens de dire ; puis essayer de le transposer dans des cervelles lĂ©gĂšres, que le rire dĂ©tourne le plus souvent de penser Ă la mort, et qui semblent par instants avoir lâirrĂ©flexion des oiseaux. Avec cela, assidues Ă tous les pĂšlerinages, â qui sont conti- nuels, â Ă toutes les cĂ©rĂ©monies, Ă toutes les fĂȘtes dans les temples. Pendant la belle saison, câest dans des pagodes dĂ©licieusement situĂ©es en pleine campagne quâelles se rendent en troupe sou- riante, deux ou trois fois par mois, de tous les coins du pays, cou- vrant les petites routes, les petits ponts, du dĂ©filĂ© incessant de leurs "robes bleu marine . âet de leurs larges coques de cheveux ien noirs. / \ ns lĂšsWhngres villes, presque tous les soirs dâĂ©tĂ©, il y a pĂšle- rinage Ă un sanctuaire ou Ă un autre, â quelquefois en lâhonneur dâun dieu>i antique que personne ne sĂš rappelle exactement son rMe / dans le monde/';. " / ' AprĂšs les affaires de toutes sortes, les marchandages, les brocantages, quamT^les innombrables petits mĂ©tiers cessent leur bruit monotone, quand les myriades de maisonnettes et de boutiques commencent Ă fermer leurs panneaux lĂ©gers, les femmes se parent, ornent leurs cheveux de leurs plus extrava- 72 FIGARO ILLUSTRĂ gantes Ă©pingles, et se mettent en route, tenant en main, au bout de bĂątonnets flexibles, de grosses lanternes peinturlurĂ©es. Les rues se remplissent du flot de leurs petites personnes, dames ou mousmĂ©s, qui marchent lentement, en sandales, Ă©changeant entre elles des rĂ©vĂ©rences charmantes. Avec un murmure immense dâĂ©ventails agitĂ©s, de soies frĂŽlĂ©es et de babillages rieurs, au crĂ©- puscule, au clair de lune ou dans la nuit Ă©toilĂ©e, elles montent Ă la pagodĂ©, â oĂč les attendent des dieux gigantesques aux mas- ques horribles, Ă demi cachĂ©s derriĂšre des grilles dâor, dans lâin- croyablerjnagni licence des sanctuaires. Elles jettent des piĂšces de monnĂ tĂ© Ăąyx prĂȘtres ; elles prient, prosternĂ©es, en battant des mains Ă petits coups secs â clac, clac â comme si leurs doigts Ă©taienl/dp- bois. Surtout, elles jasent, se retournent, pensent Ă autre^hpse, ^essayent d^se dĂ©rober par le rire Ă lâeffroi du sur- naturetaĂź-Lr'L V v L j r LajpaysĂ pne, Ă©tĂ© comme hiver, vĂȘtue de sa mĂȘme robe de coton bleu!; est*, de loin, Ă peine diffĂ©rente du paysan son Ă©poux â qui portĂš^hignon comme elle et robe de mĂȘme couleur; la paysanne que^o%voi,t journellement courbĂ©e au travail, dans les champs de thĂ© ou dan^ la. boue liquide des riziĂšres, coiffĂ©e dâun grossier chapeau les joĂ»rts y oĂč le soleil brĂ»le, et la tĂȘte complĂštement enve- » Souffle la bise, dâun affreux cache-nez toujours 'X'TĂ-' jrbleu,j i^^tTaisse paraĂźtre que ses yeux en amande; la toute petite et-drolĂ©tte paysanne japonaise, nâimporte oĂč on lâaille cher- cher, In dans les recoins les plus perdus des campagnes du centime, > st incontestablement beaucoup plus affinĂ©e que notre p av s a Ăź^ne .^QBejâe iĂ© en t ; elle a de jolies mains, de jolis pieds dĂ©li- cats pmn'rĂźlĂźTi suffirait Ă la transformer, Ă en faire une dame de PQĂciie dĂ» dâĂ©cran trĂšs prĂ©sentable, et pour ce qui est des grĂąces maniĂ©r^^^^TOiauderies de tout genre, bien peu de chose res- terait Ă ~ rT" a p p renli r e . La paysanne japonaise entretient presque toujours un gentil jardinet autour de sa vieille maisonnette de bois dont lâintĂ©rieur, garni de nattes blanches, est de la plus minutieuse propretĂ©. Les ustensiles de son mĂ©nage, ses petites tasses, ses petits pots, ses petits plats, au lieu dâĂȘtre en grosse faĂŻence Ă fleurs criardes, comme chez nous, sont en transparente porcelaine, ornĂ©e de ces peintures fines et lĂ©gĂšres qui tĂ©moignent, Ă elles seules dâune longue hĂ©rĂ©ditĂ© dâart. Elle arrange avec un goĂ»t. original lâautel de ses modestes ancĂȘtres ; enfin elle sait compose^,, ' * avec les moindres branches de verdure ou les^ dâherbe, de sveltes bouquets que les plus artistes c mes seraient Ă peine capables de faire. Peut-ĂȘtre est-elle plus honnĂȘte que sa sĆur dçs villes,, et c mĆurs plus rĂ©guliĂšres, â Ă notre point de vue europĂ©en ^Ăšntenffl elle est aussi plus rĂ©servĂ©e vis-Ă -vis des Ă©trangers, plus eraintrv avec un fond de mĂ©fiance et dâhostilitĂ© contre ces hĂŽtes -infe malgrĂ© son aimable accueil et ses sourires. Dans les villages, du Japon intĂ©rieur, loin des rĂ©cents cheminĂ© de fer et de toutes les modernes importations, dans les ljap lâimmobilitĂ© millĂ©naire de ce pays nâa pas Ă©tĂ© troublĂ©e, la pays* doit ĂȘtre trĂšs peu diffĂ©rente de ce quâĂ©tait, il y a plusieurs sil son aĂŻeule la plus lointaine, dont lâĂąme Ă©vanouie dans le tehj* ps./ aj mĂȘme cessĂ© de planer au-dessus de lâautel familial. Aux^poqjf . _ dites barbares » de notre histoire occidentale, oĂč fl^s^rriere- grandâmĂšres gardaient encore quelque chose de la bell&ej farouche- rudesse primitive, â il y avait sans doute dĂ©jĂ lĂ -bas? dans ces" Ăźles Ă lâOrient du monde antique, ces mĂȘmes petites paysannes, jolies et mignardes, et aussi ces mĂȘmes petites dames des villes, v trĂšs civilisĂ©es, aux rĂ©vĂ©rences adorables... En somme, si les Japonaises de toutes les classes sociales sont miĂšvres dâesprit et de corps, artificielles et prĂ©cieuses avec je ne sais quoi de travaillĂ© et de dĂ©jĂ vieillot dans lâĂąme dĂšs le com- mencement de la vie, câest peut-ĂȘtre parce que leur race est demeurĂ©e pendant trop de siĂšcles sĂ©parĂ©e des autres variĂ©tĂ©s humaines, vivant de son propre fonds et jamais renouvelĂ©e. 11 serait injuste de leur en vouloir de cela, ainsi que de leur laideur sans yeux ; et il faut au contraire leur savoir grĂ© dâĂȘtre aimables, gracieuses, gaies; dâavoir fait du Japon le pays des ingĂ©nieuses et drolatiques petites choses, â le pays des gentillesses et du rire... PIERRE LOTI, De lâAcadĂ©mie française. Illustrations de SeĂŻki Korouda. EUGĂNE LAMBERT E N VA HISSEMENT DE DOMICILE Chro/notypograjthie Boussod, Valadon & O. D ix annĂ©es sâĂ©taient Ă©coulĂ©es depuis que je nâĂ©tais revenu dans mon pays natal, coin de terre isolĂ© et perdu parmi les landes du Berry, sur les bords accidentĂ©s de la Creuse, prĂšs du Blanc, et oĂč je me faisais une vraie fĂȘte de me retrouver au milieu des souvenirs que jây avais laissĂ©s. Ayant passĂ© lĂ toute mon enfance, ainsi quâune grande partie de ma jeunesse, Dieu sait! si pendant ces premiĂšres et ardentes annĂ©es, lâoccasion mâavait Ă©tĂ© donnĂ©e de parcourir en tous sens cette contrĂ©e si pittoresque du dĂ©partement de lâIndre. Aussi, il nâĂ©tait pas un bois, un champ, une vigne, une lande, que je nâeusse traversĂ©s ou parcourus mon fusil sous le bras, mon chien dâarrĂȘt Ă mes cĂŽtĂ©s. JâĂ©prouvais aussi une joie toute particuliĂšre, Ă la seule pensĂ©e de revoir la maison paternelle. Bien modeste logis, certes, mais que je nâaurais pas Ă©changĂ© contre une demeure princiĂšre, tant il Ă©tait restĂ© pour moi comme hantĂ© par la vision bĂ©nie des chers parents disparus ! Et, de mon atelier de peintre, oĂč je rĂ©flĂ©chissais Ă toutes ces choses, je la revoyais, par la pensĂ©e, cette vieille mai- son, aux murs blancs, aux toits lourds et flĂ©chissants, posĂ©e sur le flanc dâun coteau faisant face au soleil levant et regardant couler la Creuse. Aussi, comme jâavais hĂąte de me retrouver au milieu de tout ce passĂ©, de revoir la bonne face rĂ©jouie et quelque peu gouailleuse de nos braves paysans berrichons, parmi lesquels jâavais grandi. Il faut bien dire aussi que, Ă cĂŽtĂ© de ces naĂŻves impressions de ma prime jeunesse, venait se reflĂ©ter dans ma pensĂ©e, la IraĂźche et riante image dâun ĂȘtre charmant, dâune jeune fille dont le souvenir Ă©tait restĂ© profondĂ©ment incrustĂ© dans ma mĂ©moire. Et pourtant ce nâĂ©tait quâune simple paysanne que Rose Poutet, la fille du pĂšre Poutet, la Rosette, ainsi que nous lâappelions tous ! Il faut vous dire que la vigne du pĂšre Poutet, dans laquelle tra- vaillait presque toujours Rosette, touchait Ă lâune de nos fermes. Si bien que chaque fois que je sortais de chez nous, jâavais tiĂ©- quemment lâoccasion de rencontrer la fillette. Elle nâĂ©tait encore quâune enfant ; mais quâelle Ă©tait donc gentille avec ses cheveux dâun noir couleur de nuit, frisottĂ©s et rebelles sous son chapeau de paille, toujours posĂ© Ă la diable et prĂȘt Ă sâenvoler de sa tĂȘte de vierge inconsciente ! Et quâils Ă©taient beaux ses yeux ! deux grands yeux noirs, Ă©tonnĂ©s et ardents, promettant dâilluminer bientĂŽt, quand elle aurait grandi, un visage attirant et superbe, plus original que joli, peut-ĂȘtre, mais point du tout banal non plus, je vous lâaffirme. A lâĂ©poque dont je parle, Rosette allait avoir quinze ans. Or, il y avait dix ans que je ne lâavais revue. Comme elle avait dĂ» embellir, se corser dans cette beautĂ© troublante qui jadis mâavait tant Ă©mu ! Donc, le lendemain du jour oĂč je faisais ces rĂ©flexions, et par une belle matinĂ©e ensoleillĂ©e de septembre, jâarrivai chez moi. Mais que sâĂ©tait-il passĂ©, grand Dieu ! depuis dix ans que je nâĂ©tais venu dans mon village ? Et quels changements lui avait-on fait subir? Câest Ă peine si je le reconnaissais ; et, en le revoyant, jâĂ©prouvais comme un douloureux serrement de cĆur. Lâon mâavait en effet complĂštement transformĂ© mon pays. Non, non ! ce nâĂ©tait plus le bon village dâautrefois, bien simple, bien naĂŻvement pittoresque, aux fortes senteurs campagnardes. Non, non, mille fois non. ce nâĂ©tait plus ça, vous dis-je ; enfin, com- prenne qui pourra mon village nâĂ©tait plus nature! Dâabord un chemin de fer passait par lĂ ! Il y avait mĂȘme une gare ! et placĂ©e devinez oĂč ? PrĂ©cisĂ©ment Ă lâendroit jusquâalors solitaire et charmant oĂč de tout temps, les couples amoureux du voisinage, aimaient Ă se retrouver pour y causer en paix de leurs affaires les plus intimes. Maintenant, au lieu du calme et du silence dâautrefois, câĂ©tait une activitĂ©, un mouvement, un va-et-vient continuel, extraordi- naire, surtout Ă lâarrivĂ©e des trains. A ces heures-lĂ , on voyait les employĂ©s â tous indigĂšnes â en blouse blanche Ă collet rouge, allant et venant, sâĂ©parpillant dans le pays, portant des paquets et des malles, se dandinant sous leur fardeau, avec toute l'impor- tance et la grĂące que peut y mettre le rural qui se croit dĂ©crassĂ© parce quâil est affublĂ© dâune livrĂ©e. Enfin, lĂ oĂč jâavais laissĂ© de bons paysans bien simples, sincĂšrement naĂŻfs, je retrouvais un tas de farceurs, se prenant au sĂ©rieux. DĂ©cidĂ©ment la civilisation en pĂ©nĂ©trant dans mon pays lâavait complĂštement changĂ© ; que dis-je, elle lâavait gĂątĂ© ! III. 19 74 FIGARO ILLUSTRĂ La campagne elle-mĂȘme nâavait plus lâaspect dâautrefois. Tout y avait pris une teinte moderne, une physionomie rectiligne. Les arbres, les chemins, les talus et les haies, Ă©tait-ce une illusion ? me semblaient avoir perdu le charme des choses pittoresques de la vie rustique, pour se revĂȘtir dâune forme plus nouvelle et plus neuve, mais aussi plus banale. Les haies avaient Ă©tĂ© redres- sĂ©es et taillĂ©es, les sentiers alignĂ©s tant bien que mal; tout cela affectant une Ă©lĂ©gance de culture qui nâĂ©tait que grotesque. Bref, la nature nâĂ©tait plus la nature vraie, en sabots. Au risque dâĂȘtre ridicule, elle aussi suivait la mode, elle se maquillait; en un mot, ce nâĂ©tait plus quâune campagne habillĂ©e Ă la Belle JardiniĂšre ! Cependant, le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e, excitĂ© par la curio- sitĂ©, je me mis Ă parcourir le village, allant ainsi Ă la rencontre, ou plutĂŽt Ă la recherche des camarades dâenfance qui y Ă©taient restĂ©s aprĂšs mon dĂ©part. Jây avais laissĂ© notamment un ami prĂ©fĂ©rĂ©, garçon de mon Ăąge, quâil me tardait beaucoup de revoir. Il se nommait LĂ©on Lacrabe. Ses parents, quoique habitant le Berry depuis longtemps, Ă©taient dâorigine mĂ©ridionale, ainsi que le nom lâindiquait ; car en patois languedocien les mots La Crabe , â il y a deux mots â veulent dire La ChĂšvre. CâĂ©tait un garçon fort intelligent, suffisamment instruit, que ce LĂ©on Lacrabe, quoique le fils dâun pauvre diable de paysan. Il Ă©tait en outre dĂ©vorĂ© dâun trĂšs grand prurit littĂ©raire. DĂ©jĂ , dĂšs lâĂ©poque que je rappelle, il sâĂ©tait signalĂ© Ă lâattention de ses compatriotes par un recueil de poĂ©sie, les Ăpis fauchĂ©s , que nous, ses amis, avions trouvĂ© simplement admirable et qui lâavait immĂ©diatement classĂ© parmi les futurs grands hommes de la contrĂ©e. Vraiment, il y avait de quoi car, en poĂ©sie, LĂ©on Lacrabe tenait pour la consonne dâappui. CâĂ©tait tout dire. Le soir, dans nos veillĂ©es de jeunes ruraux dĂ©sĆuvrĂ©s, il nous dĂ©veloppait avec autant de chaleur que de conviction, le rĂŽle immense que jouait en prosodie cette dĂ©licieuse consonne et, tout en nous en dĂ©montrant lâutilitĂ© incontestable, il savait aussi nous en faire ressortir tout le charme. Je mâĂ©tais donc empressĂ© de demander ce quâĂ©tait devenu LĂ©on Lacrabe, sâil Ă©tait toujours poĂšte et sâil Ă©tait encore dans le village. Je le crois bien, qu'il est toujours ici, me rĂ©pondit la per- sonne Ă laquelle je mâĂ©tais adressĂ© ; et trĂšs heureux de son sort, je vous lâaffirme. â Serait-il devenu riche ? â Mieux que cela il est huissier ! » Et, en effet, mon poĂšte Ă©tait maintenant Ă la tĂȘte dâune Ă©tude causa une certaine douleur. Songez donc quitter un poĂšte et retrouver un huissier ! Heureusement, pendant ma promenade, jâavais fait la ren- contre de notre ancien voisin, le vieux Poutet, le pĂšre de la petite Rosette. Cela mâavait un peu distrait de revoir le bonhomme. Oh ! il nâĂ©tait pas changĂ©, lui. Tel je lâavais laissĂ© dix ans aupa- ravant, tel je le retrouvai, câest-Ă -dire souriant, lâair bon enfant et pas vieilli dâune heure. CâĂ©tait bien le mĂȘme homme au visage tourmentĂ©, au nez rugueux, aux lĂšvres minces et frĂ©missantes, aux yeux petits et clignotants, au regard inquiet du maraudeur toujours aux aguets et toujours sur le qui-vive. Au moment de notre rencontre, il allait sur la route dâun pas dolent et rĂ©gulier, poussant devant lui une brouette vide, quâil comptait remplir nâimporte oĂč, de nâimporte quoi. Car depuis quâil Ă©tait au monde, le pĂšre Poutet avait toujours su tirer parti de tout, ne laissant rien traĂźner, ni sur les chemins, ni sur les bordures des champs. Pour ce paysan, que la pauvretĂ© avait rendu avare et cupide, tout lui Ă©tait bon Ă recueillir, tout, absolument tout, depuis le crottin de cheval Ă©grenĂ© sur la route, jusquâaux vieux morceaux de fer tombĂ©s aux cahots des charrettes des fermiers, jusquâĂ la moindre brindille dĂ©tachĂ©e des fagots portĂ©s par les vieilles femmes. Eh ! bonjour, monsieur Ătienne, me cria-t-il Ă pleins pou- mons, et dâaussi loin quâil mâeut aperçu. â Bonjour, pĂšre Poutet ! fis-je Ă mon tour en me rapprochant de lui. â Vous voilĂ donc de par chez nous, monsieur Ătienne?... » Et, sans me donner le temps de lui rĂ©pondre, il reprit aussitĂŽt et dĂ©bita dâun trait . ... Câest bien, cela, de venir au pays, de ne pas oublier les amis, car vous ĂȘtes, un enfant du pays et je vous ai vu tout petit, moi, monsieur Ătienne, tout petit!... Oh! je me le rap- pelle, comme si câĂ©tait dâhier, voyez-vous ! Quand je passais devant chez vous, avec ma brouette et que vous y montiez dedans, Dieu! comme vous riiez!... Et dĂ©funte votre pauvre mĂšre Ă©tait bien contente, allez, de vous voir si heureux et elle me remerciait bien poliment et me donnait toujours la piĂšce, oui, monsieur, parce que câĂ©tait une bien brave femme, que dĂ©funte votre pauvre mĂšre... Et votre pauvre pĂšre, un brave homme aussi... Ah! câĂ©tait un plaisir dâavoir des voisins comme ça; aussi, voyez-vous, M. Ătienne, pour votre famille, jâĂ©tais toujours prĂȘt Ă me sacrifier... Ăa, câest vrai, vos parents payaient bien !... mais, dame ! faut bien que les riches payent les pauvres, quand ils les font travailler. Câest trop juste, chacun le sien, nâest-ce pas, M. Ătienne? Ah ! je les aimais bien, vos parents!... Vous aussi, je vous aime bien... quâils seraient heureux sâils vous voyaient maintenant, grand, fort, bon travailleur et gagnant beaucoup dâar- gent, car on dit comme ça que vous en gagnez de cet argent!... Ah ! Dame ! il en faut, il en faut beaucoup ! vous faites bien, allez, de vous faire payer votre travail ; chacun le sien, dans ce monde, câest trop juste, chacun le sien... Et autrement, M. Ătienne, vous comptez sans doute rester quelque temps encore avec nous? » A la maniĂšre de beaucoup de nos paysans, le pĂšre Poutet, trĂšs enclin au bavardage, avait dĂ©bitĂ© sa tirade dâune seule haleine et avec un entrain endiablĂ©, lâagrĂ©mentant dâintonations et de gestes des plus expressifs. CâĂ©tait surtout quand il prononçait le mot argent que sa phy- sionomie prenait tout Ă coup une expression Ă©trange, Ă la fois malicieuse et cupide. Et sa voix perçante et bien timbrĂ©e rĂ©sonnait dans lâatmosphĂšre et se rĂ©percutait dans les chemins dâalentour, avec cette sonoritĂ© particuliĂšre aux grands Ă©clats de voix tombant dans le vide dâune campagne plongĂ©e dans le silence du soir. BientĂŽt aprĂšs, le bonhomme avait repris les brancards de sa brouette et sâĂ©loignait. Parvenu Ă cent mĂštres environ, il se retourna et me hĂ©la lançant Ă pleins poumons Et puis, vous savez, monsieur Ătienne, si vous avez besoin de moi, je suis toujours Ă votre service ! â Merci, pĂšre Poutet, si les circonstances se prĂ©sentent, croyez bien que je nâoublierai pas vos offres, » fis-je Ă mon tour en mâĂ©loignant cette fois de cet infatigable bavard. Le lendemain, dĂšs lâaube, je partais pour la chasse, heureux de courir les champs, de respirer le grand air, de baigner tout mon ĂȘtre dans la saine et vivifiante atmosphĂšre du pays natal. Tous ceux qui ont passĂ© leur enfance Ă la campagne et qui sâen sont Ă©loignĂ©s pour y revenir ensuite, aprĂšs une longue absence, comprendront le charme que je devais Ă©prouver en me retrouvant dans les sentiers autrefois parcourus ; en respirant les pĂ©nĂ©trantes senteurs dâherbes fraĂźches et de feuilles mouillĂ©es, qui se dĂ©gageaient de toutes parts autour de moi, et dont je mâĂ©tais jadis voluptueusement imprĂ©gnĂ©. Dans cette excursion matinale Ă travers champs, un compa- gnon de chasse sâĂ©tait joint Ă moi. CâĂ©tait le receveur de lâenregis- trement du canton. Un garçon charmant, jeune et intelligent, que jâavais connu jadis au Quartier Latin pendant quâil faisait son droit, et que le hasard administratif avait fait Ă©chouer dans ces parages. DĂšs quâil avait appris mon arrivĂ©e, il sâĂ©tait empressĂ© de venir me voir et de se mettre Ă ma disposition. M. Prissac, â câest ainsi que sâappelait mon ami, â Ă©tait dâailleurs un joyeux compagnon. En chemin, nous avions rencontrĂ© LĂ©on Lacrabe. Il Ă©tait en cabriolet et allait instrumenter » dans un village voisin. En nous voyant, bien quâil eĂ»t lâair de ne pas me reconnaĂźtre au pre- FIGARO ILLUSTRĂ 75 mier moment, il sâĂ©tait cependant arrĂȘtĂ©, et nous avions renou- velĂ© connaissance. Lacrabe Ă©tait devenu fort laid en se faisant huissier ; rien en lui ne rappelait plus le poĂšte idĂ©aliste, propa- gateur de la consonne dâappui. A peine avions-nous quittĂ© LĂ©on Lacrabe, que nous fĂ»mes rejoints par Julien Rabot qui, lui aussi, sâĂ©tait quelque peu sin- gularisĂ© en acceptant les modestes fonctions de garde champĂȘtre. Au temps oĂč nous Ă©tions jeunes, Julien Rabot ne songeait quâĂ la musique. CâĂ©tait son idĂ©al, car nous avions tous le nĂŽtre. Julien avait Ă©tĂ© dâailleurs encouragĂ© dans cette voie par notre vĂ©nĂ©rable curĂ©. Celui-ci ne songeant quâĂ son Ă©glise, lui avait inculquĂ© les premiers principes de lâĂ©mouvant ophiclĂ©ide. Julien nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas dâune trĂšs grande force sur cet instrument Ă vent; mais au dire du brave curĂ©, il en F savait assez pour donner un trĂšs grand Ă©clat aux offices, et quand ! il entrait dans le sanctuaire avec son ophiclĂ©ide sous le bras, Julien faisait rĂ©ellement sensation parmi les dĂ©votes. Quels beaux rĂȘves nous avions formĂ©s jadis Ă nous trois LĂ©on Lacrabe, Julien Rabot et moi ! Ce nâĂ©tait plus la trilogie des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, qui nâavaient pour idĂ©al que les chevaleresques aventures des Trois Mousquetaires. Autrefois, en effet, la plus petite bourgade de France comptait toujours trois amis insĂ©parables qui sâintitulaient des noms portĂ©s par les hĂ©ros immortels dâAlexandre Dumas. CâĂ©tait la mode alors, paraĂźt-il. Mais nous, nous nâappartenions pas Ă une gĂ©nĂ©ration si naĂŻve. Nous Ă©tions plus positifs, plus pratiques. Notre idĂ©al, câĂ©tait lâart. Ainsi, en sa qualitĂ© de poĂšte, LĂ©on Lacrabe blaguait Lamartine, admirait Baudelaire, et aurait Ă©tĂ© heureux de tutoyer Catulle MendĂšs. Julien Rabot et son ophiclĂ©ide dĂ©daignaient Donizetti, Bellini et mĂȘme M. Auber, acceptait Massenet et se passionnait pour Saint-SaĂ«ns. Julien Rabot ne se contentait pas de charmer ses compatriotes avec son ophiclĂ©ide dominical ; il avait aussi composĂ© un Hymne Ă la paix. Ce morceau Ă©tonnant ne pouvait ĂȘtre exĂ©cutĂ© quâavec douze cents choristes, un jeu de cloches faisant octave, et une batterie dâartillerie. Pour faire entendre son Ćuvre dans des con- ditions convenables, il attendait une exposition internationale, car il lui fallait pour auditoire une foule Ă©norme et peu recueillie. Il prĂ©tendait mĂȘme que son hymne Ă la paix ne pouvait que gagner Ă ĂȘtre entendu pendant un jour dâĂ©meute. Quant Ă moi, â le peintre, â mon idĂ©al avait toujours Ă©tĂ© le mĂȘme entrer dans lâatelier de GĂ©rome et ensuite faire de mon mieux sous la direction de cet illustre maĂźtre. Je nâen demandais pas davantage. Câest ce que jâai fait dâailleurs, et je mâen tiens lĂ . Je venais donc de les retrouver, ces deux amis, ces deux com- pagnons des premiĂšres annĂ©es, ces deux Ăąmes dâartistes ! Mais hĂ©las ! oĂč Ă©taient les Epis fauchĂ©s ? OĂč Ă©tait Y Hymne Ă la paix Ă batterie dâartillerie? Je lâai dit le poĂšte, huissier! Le musi- cien, garde-champĂȘtre ! Miserere ! miserere ! . Le receveur de lâenregistrement, Ă qui je faisais part de toutes ces rĂ©flexions, me dit simplement Parbleu ! vous en verrez bien dâautres. » Et, en effet, je devais en voir bien dâautres. Nous Ă©tions entrĂ©s en chasse et nous battions la plaine, tiraillant de çà et de lĂ quelque rare gibier qui partait invariable- ment hors portĂ©e. Le passage des trains, les coups de sifflets angoissĂ©s des loco- motives, le vacarme, le bruit de ferraille dâune gare posĂ©e au milieu de champs jadis si paisibles, avaient fini par affoler le gibier; et nous allions toujours droit devant nous, sans rien trouver. Puis, pour comble dâinfortune, un soleil ardent, aveuglant, un soleil into- lĂ©rable grillait tout autour de nous, et nous en mĂȘme temps. Aussi nâĂ©tait-ce que par le plus grand des hasards que nous pouvions de temps en temps tirer quelques coups de fusil, dâail- leurs presque toujours sans succĂšs. Cependant, vers dix heures du matin, jâavais eu le bonheur de tirer un perdreau et de le voir tomber. JâĂ©tais dans le ravissement. Il Ă©tait tombĂ© dans une petite piĂšce de vigne qui bordait les bruyĂšres dâoĂč il Ă©tait parti. Je nâavais quâun pas Ă faire, franchir une haie, sauter le talus et il Ă©tait Ă moi... Faites attention, me dit Prissac, qui sâĂ©tait rapprochĂ© Ă mon coup de fusil. â Attention Ă quoi ? â Mais Ă lâĂ©criteau ou plutĂŽt aux Ă©criteaux posĂ©s aux quatre angles de la vigne dans laquelle est tombĂ© votre perdreau. » CâĂ©tait ma foi vrai ; la vigne en question Ă©tait jalonnĂ©e par quatre grands poteaux surmontĂ©s dâune planchette grossiĂšrement Ă©quarrie et sur laquelle on lisait dĂ©fense df. chasser dans cette propriĂ©tĂ©. CâĂ©tait prĂ©cis. Cependant, en mâorientant un peu, je reconnus bien vite cette vigne parbleu ! câĂ©tait celle de mon vieil ami le pĂšre Poutet, la vigne oĂč autrefois je rencontrais presque chaque jour sa fille, la gentille Rosette. PrĂ©cisĂ©ment une vieille femme, la tĂȘte emmi- touflĂ©e dans un tas de mouchoirs incolores, y sarclait en nous tournant le dos ; la mĂšre Poutet sans doute. Oh ! la dĂ©fense nâest pas pour moi, dis-je aussitĂŽt Ă M. Pris- sac ; câest la vigne du pĂšre Poutet. â Câest Ă©gal ; Ă votre place, je demanderais Ă sa fille la per- mission dâaller chercher le perdreau ! fit-il, en dĂ©signant dâun mou- vement de tĂȘte la femme qui travaillait Ă quelques pas de nous. â Comment, cette vieille femme en guenille serait ma petite Rosette ? â Elle- mĂȘme ! â BontĂ© divine! mais elle a lâair dâavoir cent ans ; vous devez vous tromper, câest sans doute sa mĂšre ! â Je vous affirme que câest bien votre petite Rosette, ainsi quâil vous plaĂźt de lâappeler encore; dâailleurs si vous en doutez, tenez vous allez voir Eh! Rose! cria-t-il. » La femme leva la tĂȘte, se retourna lentement de notre cĂŽtĂ© en nous regardant dâun air mĂ©fiant. Venez donc, Rose; nous avons besoin de vous parler. » Sans rĂ©pondre elle se mit en mouvement et marcha vers nous la mine basse, de lâair dâun chien battu. Quand elle nous eut rejoint 7 6 FIGARO ILLUSTRĂ Tu ne me reconnais pas... pardon, vous ne me reconnaissez pas ? » lui demandais-je en me reprenant vivement. Elle Ă©tait tellement vieillie que je nâosais plus la tutoyer, ainsi que jâen avais pris lâhabitude autrefois. Ben sĂ»r si, que je vous reconnais! » fit-elle dâune voix rauque et sur un ton brusque. Et elle se prit Ă me regarder par coups dâĆils furtifs, par Ă©chappĂ©es, sournoisement, sans laisser une seconde son regard se poser avec assurance sur le mien. Ce nâĂ©tait plus quâune ruine, quâune chose dĂ©vastĂ©e, que cette pauvre fille. Je lâavais laissĂ©e fraĂźche et gaie, en plein Ă©panouis- sement et je la retrouvais ratatinĂ©e et flĂ©trie comme un fruit trop mĂ»r ; sombre et triste, la mine en dessous, lâair mĂ©fiant, soup- çonneux et inquiet des ĂȘtres abĂȘtis ou coupables. En outre, elle semblait ne plus avoir la moindre idĂ©e de la coquetterie fĂ©minine. Sa chevelure jadis originalement effarĂ©e et qui allait si bien Ă son jeune visage, nâĂ©tait plus maintenant quâun paquet de crins Ă©bouriffĂ©s et malpropres, sorte de tignasse rĂ©voltĂ©e de vieille sorciĂšre prĂȘte Ă chevaucher sur le manche Ă balai quâelle me faisait lâeffet dâavoir singuliĂšrement rĂŽti. Rosette, lui dis-je, je viens de tuer un perdreau qui est tombĂ© lĂ , dans votre vigne ; voulez-vous me permettre de lâaller chercher ? â Oh ! moi, ben sĂ»r que je vous le permets ! » me rĂ©pondit-elle en essayant un sourire qui laissa voir une mĂąchoire avec brĂšche, comme une vieille fortification dĂ©mantelĂ©e. AussitĂŽt jâentrai dans la vigne. Mais jâeus beau chercher, fouil- ler, piĂ©tiner en tous sens ; pas plus de perdreau que sur la main ! OĂč Ă©tait-il donc passĂ© ? QuâĂ©tait-il devenu ? Et pourtant il nây avait pas Ă dire je lâavais vu tomber, vu de mes yeux vu, tour- noyant sur lui-mĂȘme, la tĂȘte en bas, les pattes en lâair, quelques plumes planant lentement dans lâair au-dessus de son cadavre de perdreau tuĂ© roide, foudroyĂ©!... AprĂšs vingt minutes de vaines recherches, je dus renoncer Ă tout espoir de le retrouver. Mais cet incident nâĂ©tant aprĂšs tout que de trĂšs mince impor- tance, il fut bien vite oubliĂ© par mon compagnon et par moi. Nous continuĂąmes donc Ă battre la lande et les guĂ©rets jusquâĂ la nuit tombante, heure Ă laquelle je rentrai Ă mon logis. Au moment oĂč jâen franchissais le seuil, la fermiĂšre qui sâĂ©tait improvisĂ©e ma cuisiniĂšre pendant mon sĂ©jour, me dit Il y a lĂ le garde champĂȘtre qui demande Ă vous parler. â Tiens, tiens! mâĂ©criais-je joyeux, ce brave Julien Rabot est lĂ ! Quâil soit le bienvenu, ce vieil ami. Ah ! il sâest souvenu de son camarade dâenfance, lui ! » Enfin je mâextasiais sur cette dĂ©marche amicale dâun compa- gnon de jeunesse venant me faire une visite, et câest tout haut, devant la fermiĂšre, que je mâexprimais ainsi dans le vestibule, tout en me dĂ©barrassant de mon attirail de chasse. OĂč est ce cher Julien ? demandai-je. â Dans la salle Ă manger. â Vous mettrez un couvert de plus, car je vais le garder Ă dĂźner, fis-je Ă la fermiĂšre. » Celle-ci me regarda dâun air tout drĂŽle ; mais je ne mâarrĂȘtai pas plus longtemps sur cette remarque, et jâen- trai dans la salle Ă manger. Julien Rabot y Ă©tait en effet. Il se te- nait debout, sa casquette dâor- donnance Ă la main, sa plaque de garde champĂȘtre au bras ; lâair froid, presque gĂȘnĂ©. Je fus Ă lui les mains tendues, mettant sur le compte de la timiditĂ© son air de raideur. Câest bien, cela, lui dis-je, de venir voir un ami. Et com- ment vas-tu, depuis le temps que nous ne nous sommes vus? â Je vais bien, me dit-il, dâun air pincĂ©. » Et voulant sans doute changer tout de suite le ton amical de cette causerie, il reprit Il paraĂźt que vous vous ĂȘtes mis en contravention pendant votre chasse dâaujourdâhui ? » Il me disait vous, gros comme le bras, quand moi je venais de le tutoyer. Je commençais Ă ĂȘtre inquiet. Pardon, monsieur Rabot, vous dites que je me suis mis en contravention ? â Mais oui ! â OĂč cela ? En quelle circonstance ? â Dame ! en entrant dans une propriĂ©tĂ© gardĂ©e. â Quelle propriĂ©tĂ© gardĂ©e? Je nâai pas quittĂ© la lande. â Mais si, vous lâavez quittĂ©e la lande, puisque vous ĂȘtes entrĂ© dans la vigne de Pierre Poutet! â Dans la vigne du pĂšre Poutet, mais sa fille mâavait donnĂ© la permission. â Sa fille ! Oh ! sa fille nâen avait point le droit; la vigne de son pĂšre ne lui appartient pas. Et puis cela ne me regarde pas. Je vous ai vu entrer dans cette propriĂ©tĂ©, alors que des Ă©criteaux apparents vous en faisaient la dĂ©fense. Jâai verbalisĂ©, comme câĂ©tait mon devoir de le faire. » Ce ton, cette arrogance, tant dâaudace mâavaient complĂštement stupĂ©fiĂ©, ahuri, anĂ©anti. Ah ! ça ! mais câest de la folie, tout ce que tu me racontes-lĂ ! Comment toi, vous, un ami dâenfance, â je ne savais plus ce que je disais, tant jâĂ©tais furieux, â comment, vous profitez dâune pareille occasion pour me flanquer un procĂšs-verbal par les jam- bes ; mais câest fou, câest idiot... â Ah ! pardon, je ne souffrirai pas que vous mâinsultiez dans lâaccomplissement de mes fonctions. Je suis venu vous prĂ©venir en ami de ce qui vous arrivait. Vous devriez ĂȘtre reconnaissant de cette dĂ©marche, et vous dites que je suis un idiot ; puisquâil en est ainsi, je me retire ; vous irez voir Pierre Poutet et vous vous arrangerez avec lui comme vous lâentendrez. » Et il prit la porte. Il fit bien, car depuis quâil me parlait sur ce ton, jâĂ©tais pris dâune furieuse envie de lui flanquer mon pied quelque part. Cependant, voulant avoir le mot de cette aventure, Ă peine le garde champĂȘtre Ă©tait-il parti, que je me dirigeai vers la demeure du pĂšre Poutet. Quand jâarrivai devant sa maison, je le trouvai assis sur un banc, devant sa porte, et plumant activement un perdreau. FIGARO ILLUSTRĂ DĂšs quâil mâeut aperçu, sa bouche se fendit dâun immense sou- rire. CâĂ©tait sa maniĂšre Ă lui de souhaiter la bienvenue au visiteur. Le bonsoir, pĂšre Poutet. â Bonsoir, M. Etienne. Veuillez donc vous asseoir, me dit-il, en me faisant une place sur le banc de bois sur lequel il Ă©tait lui-mĂȘme assis, mais sans sâarrĂȘter de plumer son perdreau. â Eh bien! lui dis-je, que se passe-t-il donc, mon vieux Poutet, et que viens-je dâapprendre? â Quâavez-vous donc appris, monsieur Etienne? fit le brave homme, donnant de plus vives saccades en arrachant les plumes. â Mais on vient de me dire que vous me faisiez un procĂšs; oui, Rabot mâa dit que vous me poursuiviez parce que jâĂ©tais entrĂ© dans votre vigne. » Le pĂšre Poutet ne releva pas la tĂȘte, mais continuant toujours sa besogne plumassiĂšre Sâil vous a dit cela, il a eu tort, fit-il ; jâai dit seulement Ă Rabot de verbaliser, comme de juste, puisque vous ĂȘtes entrĂ© dans ma piĂšce de vigne, malgrĂ© la dĂ©fense, mais que je ne voulais point de procĂšs, si vous consentiez Ă payer, comme de juste, l'indemnitĂ© qui mâest bien due ! » Et en disant cela, le mouvement de son bras droit avait pris une activitĂ© fĂ©brile, violente. Une indemnitĂ©, dites-vous? » A ces simples mots il me regarda dâun Ćil fĂ©roce, cruel, de bĂȘte fauve. Mais sans doute, me dit-il tout Ă coup. Comment, cela vous Ă©tonne ? Cependant cette vigne est bien Ă moi, câest mon bien! Jâai dĂ©fendu dây entrer; vous avez lu cette dĂ©fense, puisque vous savez lire, et vous y ĂȘtes entrĂ© quand mĂȘme ; vous avez violĂ© ma propriĂ©tĂ© ! » sâĂ©cria-t-il, en accompagnant ces mots dâun coup de pouce tellement vigoureux, que non seulement les plumes furent lancĂ©es en un gros paquet, mais aussi avec un morceau de chair. Et il allait, il allait, plumant toujours avec colĂšre, avec fureur, sâarrĂȘtant Ă peine pour tourner dans ses gros doigts spa- tulĂ©s, le corps souple et dĂ©licat de mon perdreau, car il nây avait pas de doute, non seulement mon vieil ami Poutet me faisait un procĂšs, mais il voulait aussi manger mon gibier. Ah ! câest grave, cela, câest trĂšs grave ! reprit-il encore; chacun le sien dans ce monde ! » Puis se radoucissant, il dit ; Chacun le sien, nâest-ce pas, monsieur Etienne; vous qui ĂȘtes riche, vous ne voudriez pas faire de tort Ă un pauvre malheureux comme moi, qui gagne honnĂȘtement sa vie et celle de sa famille... â Mais puisque votre fille mâavait permis dâaller chercher mon perdreau, ce perdreau, fis-je encore, en dĂ©signant celui quâil plumait. â Ma fille! Est-ce quâelle en avait le droit, ma fille ? Ma vigne nâest point son bien, vous le savez comme moi. » Puis sâanimant et comme sâil eĂ»t voulu me mordre Ah ! vous autres riches, vous en prenez Ă votre aise avec les pauvres diables comme moi. Il y a longtemps que vous et les vĂŽtres abusez de notre misĂšre... Vous avez commis un dĂ©lit en pĂ©nĂ©trant de vive force dans ma propriĂ©tĂ©, dans une propriĂ©tĂ© gardĂ©e. Il faut payer; payer, je ne connais que ça... ou bien lâaffaire suivra son cours, comme dit M. Lacrabe, qui a dĂ©jĂ prĂ©- parĂ© lâassignation. Oh ! vous la recevrez ce soir... » Et il plumait, il plumait toujours, avec un acharnement sauvage. ... Nous en avons assez dâĂȘtre toujours dupĂ©s par les mĂȘmes, il faut que cela finisse Ă la fin... » 77 Et son visage prenait des expressions dâun carnassier prĂȘt Ă se ruer sur sa proie. Et il rĂ©pĂ©tait 11 faut payer, il faut payer! Câest ce que vous avez de mieux Ă faire. » JâĂ©tais stupĂ©fait de voir avec quelle aisance ce bon paysan, si affable, si bienveillant, si plein de bonne humeur le matin, avait su, vers le soir de cette mĂȘme journĂ©e, prendre lâattitude, du crĂ©ancier le plus procĂ©durier, le plus fĂ©roce. Ah ! tenez, vous avez raison, lui dis-je aprĂšs une courte rĂ©flexion, il faut payer, jâaime mieux cela. AprĂšs tout, le spec- tacle que vous me donnez vaut bien lâargent que je vais vous laisser. Mais au fait, combien dois-je vous donner? ajoutai-je en tirant mon porte-monnaie. â Câest cent francs, fit-il sans hĂ©sitation, dâun ton sec, comme un revolver que lâon arme, lançant brutalement le perdreau com- plĂštement plumĂ© sur la grande table de la cuisine. â Cent francs! exclamai-je; cent francs pour ĂȘtre entrĂ© dans votre vigne, sans mĂȘme avoir eu la satisfaction dâemporter mon perdreau. Câest une indignitĂ©. â Ah ! ne mâinsultez point, je vous prie, et nâoubliez pas sur- tout que vous ĂȘtes ici chez moi il prononçait ; chai moĂ© , sous mon toit, et que je nâai point envie de me laisser outrager. â Ah ! tenez, tenez, voilĂ vos cent francs ! » lui dis-je en lui jetant lâargent sur la table. A la vue des cinq piĂšces dâor, la physionomie du pĂšre Poutet se transforma subitement. Ce nâĂ©tait plus le mĂȘme homme. Ses yeux, petits trous Ă peine percĂ©s, sâĂ©taient soudainement dilatĂ©s au scintillement du mĂ©tal monnayĂ©, et maintenant son visage exprimait la cupiditĂ© farouche, lâaviditĂ© cruelle de lâusurier. 11 sâapprocha lentement de la table oĂč jâavais jetĂ© les piĂšces dâor, nâosant y toucher encore, les caressant dâun regard de carnassier en amour ; puis, tout Ă coup, brutalement, il sâempara de lâargent, de cet argent pour lequel cet homme Ă©tait prĂȘt Ă toutes les capi- tulations, aux plus basses compromissions. Quand il eut la somme dans sa large main, aux doigts vigou- reux comme des outils, il se retourna vers moi et me dit dâun ton plus doux que tout Ă lâheure, mais sauvagement convaincu Il ne faut pas croire, monsieur Etienne, que je vous de- mande autre chose que mon dĂ». Je suis un homme juste., intĂšgre avant tout. Aussi, voyez-vous, câest pas cette affaire qui mâempĂȘ- chera de rendre justice Ă dĂ©funte votre pauvre mĂšre, qui Ă©tait... â Oh! de grĂące! pas de compliments Ă lâadresse de ma famille ; gardez mes cent francs, mangez mon perdreau et bon- soir... â Votre perdreau, votre perdreau... Faut pas me traiter de voleur, maintenant ; parce que je veux bien accepter cent francs pour arrĂȘter une affaire qui pouvait vous mener trĂšs loin, faut pas me traiter... » Je mâĂ©loignai, le laissant continuer, sans lui rĂ©pondre, son antienne accoutumĂ©e de coquin mĂ©content. RentrĂ© chez moi, je trouvai LĂ©on Lacrabe qui venait toucher les frais de son assignation et que je dus lui payer. Le lendemain, horriblement dĂ©sillusionnĂ© sur les bons cama- rades de mon village, je quittais le pays, que dis-je, je le fuyais au plus vite avec la ferme rĂ©solution de nây revenir de bien long- temps... si jamais lâenvie me prend dây revenir. THĂODORE DE GRAVE. Illustrations de Laurent-Desrousseaux. UN DUEL DE MaĂźtres d Armes Par VIGEANT L âhumeur de tout temps batailleuse du Normand explique lâimportance quâacquirent les salles dâarmes fondĂ©es Ă Rouen dans les siĂšcles prĂ©cĂ©dents, et leur rivalitĂ© avec les AcadĂ©mies dâarmes du Languedoc, de Lille, etc. On y garde encore le souvenir de lâassaut oĂč le chevalier de Saint- George , en Ă©crasa un maĂźtre dâarmes, nommĂ© Picard, qui lâavait insultĂ©. Soixante ans plus tard, le fameux maĂźtre parisien Bertrand eut, lui aussi, lâoccasion dâaller tirer Ă Rouen. Son succĂšs en assaut public fut peut-ĂȘtre aussi Ă©clatant que celui du chevalier noir, mais un duel sâensuivit, et dans des circonstances assez singuliĂšres pour quâelles vaillent la peine dâĂȘtre racontĂ©es. CâĂ©tait en i 832 ; Bertrand, alors ĂągĂ© de trente-cinq ans, se trouvait en pleine possession de son talent et de sa renommĂ©e. Dâun caractĂšre violent, mais gĂ©nĂ©reux, facilement irascible, celui quâon avait surnommĂ© Ă Paris le roi des tireurs ne pouvait sup- porter la plus petite blessure faite Ă son amour-propre. Avec cela cassant, sarcastique, hautain, mĂ©nageant peu les tireurs en renom, ayant souvent des dĂ©mĂȘlĂ©s avec ses confrĂšres. La carriĂšre de Bertrand avait Ă©tĂ© rapide ; il avait Ă©tĂ© gĂątĂ© par ses succĂšs nombreux et par les flatteries dont il avait Ă©tĂ© lâobjet. A vingt ans Bertrand Ă©tait le prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© des maĂźtres dâarmes de Paris ; peu dâannĂ©es aprĂšs, une ordonnance royale le nommait professeur des Gardes du Corps, ce qui Ă©quivalait en quelque sorte Ă un brevet de supĂ©rioritĂ©, si lâon se rappelle que ce corps dâĂ©lite, dans lequel tenaient Ă honneur de servir les plus grands noms de France, conservait les traditions dâĂ©lĂ©gance cava- liĂšre des Ă©poques prĂ©cĂ©dentes. Enfin Bertrand Ă©tait fort bel homme et, Ă la conviction que personne ne pouvait tenir devant lui, se joignait la vanitĂ© de ses avantages physiques. Bien que lâenseignement de lâescrime se fĂ»t encore peu vulga- risĂ©, il faut reconnaĂźtre que, grĂące au mĂ©rite et aux travaux de ses principaux reprĂ©sentants, cet art Ă©tait alors arrivĂ© Ă son apogĂ©e, et des noms cĂ©lĂšbres dans ses annales serattachent Ă cette Ă©poque. Il suffit de citer des maĂźtres tels que La BoĂ«ssiĂšfe, fils et digne successeur de celui qui forma Saint-George; Jean-Louis, le dĂ©monstrateur incomparable; LafaugĂšre, le tireur sans rival; Charlemagne, Gomard, Lebrun, LozĂšs aĂźnĂ©, Grisier, Bonnet. En lâannĂ©e 1 8 3 2, lâescrime, dĂ©jĂ florissante dans quelques villes de province, Ă©tait reprĂ©sentĂ©e Ă Rouen par trois salles dâarmes, dirigĂ©es par dâhabiles maĂźtres, et oĂč se formaient des tireurs qui marquaient parfois leur passage dans les salles dâarmes de Paris par des assauts disputĂ©s avec les meilleurs tireurs de la capitale. Deux de ces amateurs rouennais, venus Ă Paris en cette annĂ©e 1 83 2, avaient acceptĂ© dâĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©s auprĂšs de Bertrand pour lâinviter Ă une sĂ©ance publique que les salles dâarmes de Rouen comptaient donner au profit des hospices de leur ville. Grande fut la joie des escrimeurs rouennais en apprenant que le roi des tireurs avait gracieusement acceptĂ© lâinvitation. Ce fut un Ă©vĂ©nement et on se prĂ©para Ă le fĂȘter dignement. Lâassaut, organisĂ© au théùtre qui avait Ă©tĂ© prĂȘtĂ© pour cette cir- constance, y attira les autoritĂ©s, la noblesse et la bourgeoisie de Rouen et des environs. Les tireurs rĂ©unis sur la scĂšne reçurent Bertrand arrivĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et un des plus anciens amateurs, aprĂšs lui avoir souhaitĂ© la bienvenue, lui fit part du dĂ©sir aussi grand que lĂ©gi- time quâavaient les trois maĂźtres de Rouen de tirer avec lui dans cet assaut. Impossible, rĂ©pondit sĂšchement Bertrand, je compte faire deux assauts seulement avec les deux professeurs que je connais dans cette ville, quant au troisiĂšme, il attendra une autre occa- sion. » Le ton de cette rĂ©ponse ne comportait guĂšre de rĂ©plique, per- sonne nâosa insister. Peu aprĂšs lâassaut commença devant une salle comble, mais qui nâapporta quâune mĂ©diocre attention aux luttes entre maĂźtres et amateurs de la rĂ©gion accourus pour prendre part Ă une sĂ©ance aussi solennelle. Enfin Bertrand se prĂ©sente, et au milieu dâapplaudissements pour ainsi dire ininterrompus fournit deux assauts pendant les- quels il tint lâassistance suspendue Ă la pointe de son fleuret. Le soir, un superbe banquet rĂ©unit lâescrime rouennaise, et notre hĂ©ros se vit encore combler de tĂ©moignages de sympathie et dâadmiration qui lâoccupĂšrent Ă ce point quâil ne remarqua pas lâair triste dâun de ses voisins de table dont lâattitude mĂ©ditative contrastait pourtant fort avec la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale. A minuit, la plupart des convives voulurent reconduire Ber- trand jusquâĂ son hĂŽtel et, en gravissant lâescalier qui le menait Ă sa chambre, le maĂźtre put entendre un dernier vivat poussĂ© dans la rue en son honneur. Le lendemain de grand matin, Bertrand, que ses occupations obligeaient Ă rentrer promptement Ă Paris, se rendit aux bureaux de la diligence installĂ©s dans une auberge qui Ă©tait situĂ©e Ă une extrĂ©mitĂ© de la ville, proche lâĂ©glise Saint-Maclou. Il Ă©tait en avance. En attendant lâheure du dĂ©part, il se mit Ă arpenter la cour de long en large, tout en se remĂ©morant avec plaisir les agrĂ©ables incidents de son voyage. Il Ă©tait Ă peu prĂšs seul. Avec le jour qui commençait Ă se lever, il distingue cependant, assis sur un banc, en attendant aussi le dĂ©part de la diligence, deux bons bourgeois qui semblent ĂȘtre, des commerçants du pays, et sâentretiennent de leurs affaires. Tout Ă coup, un homme jeune encore entre dans la cour FIGARO ILLUSTRĂ 79 dâun pas rapide et dĂ©cidĂ©, va droit Ă Bertrand, et, se dĂ©couvrant Me reconnaissez-vous, monsieur Bertrand ? Je suis Poucet le maĂźtre dâarmes avec lequel vous avez refusĂ© de tirer hier...° â Parfaitement, fait Bertrand un peu interloquĂ© par le ton saccadĂ© de son interlocuteur qui nâest autre que le convive mĂ©lancolique du banquet. Que dĂ©sirez-vous de moi? â Câest trĂšs simple, voici lâobjet de ma visite Vous mâavez refusĂ© hier comme adversaire... â Naturellement, puisque jâavais dĂ©cidĂ© de ne tirer quâavec deux dâentre vous... â A votre choix, je le sais. Vous devez comprendre quel prĂ©- judice vous mâavez causĂ© en me plaçant ainsi dans un rang dâin- fĂ©rioritĂ© marquĂ©e, aux yeux de mes Ă©lĂšves dâabord, et vis-Ă -vis de mes deux collĂšgues que seuls vous avez jugĂ©s dignes de croiser le fer avec vous. Mais non ! mais non ! Je ne pouvais pas faire assaut avec tout le monde, et puis, ce nâest que partie remise, je reviendrai sans doute quelque jour, et je vous promets que cette fois... Mais morbleu ! je nâai pas le temps. Il faut que je sois demain Ă Paris, et la diligence peut partir Ă chaque instant... Avisant un garçon dâĂ©curie qui traversait la cour Quand partons-nous ? lui cria-t-il. Peut-ĂȘtre ben dans vingt minutes, rĂ©pondit lâautre. Câest plus de temps quâil ne nous en faut, dit Pouget, et vous ne pouvez maintenant me refuser cette compensation... Mais, câest de la dĂ©mence! Nous battre, oĂč? Dans cette cour? On accourra, on nous sĂ©parera, la police sera bientĂŽt prĂ©- venue et vous ne serez guĂšre plus avancĂ©. Ecoutez, ici prĂšs, derriĂšre la maison, continua Pouget, nous trouverons un enclos que longe une allĂ©e dâarbres oĂč nous serons parfaitement Ă lâabri. Peste soit de lâentĂȘtĂ© ! Mais nous nâavons pas de tĂ©moins, et il en faut, ne fĂ»t-ce que pour tĂ©moigner que vous avez tirĂ© avec moi. Câest vrai, mais voici, lĂ -bas, deux braves gens qui ne nous refuseront pas ce service, et il se dirigea, suivi de Bertrand, un peu dĂ©sorientĂ©, vers les deux bourgeois qui discutaient eux aussi avec animation sur des cours de pruneaux et de cassonnade. Excusez-nous, messieurs, dit Pouget, de vous dĂ©ranger. Nous venons vous demander de vouloir bien nous servir de tĂ©moins pour une petite affaire. Oh ! ça ne sera pas long. » Les deux bourgeois se regardĂšrent puis examinĂšrent curieuse- ment et sans leur rĂ©pondre tout d'abord, les deux maĂźtres dâarmes des pieds Ă la tĂȘte. Lâun dâeux se dĂ©cida enfin Ă rĂ©pondre Nous voulons bien vous rendre le service de vous accompagner, si vous nâen avez D ici lĂ , fit le maĂźtre rouennais dâun ton grave, ma situation sera compromise. Monsieur Bertrand vous ĂȘtes un galant homme, votre refus rendu public de tirer avec moi me nuit trop pour que vous puissiez quitter Rouen sans que nous ayons croisĂ© le fer ensemble. » Bertrand, qui sentait la colĂšre le gagner, ne put contenir un Ă©clat de rire en entendant cette derniĂšre phrase. Etes-vous fou, mon cher? Vous me voyez ici attendant la diligence, et vous venez me proposer dâaller faire des armes aujourdâhui avec vous ? Je ne puis que vous rĂ©pĂ©ter, monsieur, que vous me devez une rĂ©paration. â Une rĂ©paration ! sâexclama Bertrand stupĂ©fait, qui venait de s apercevoir seulement alors que le maĂźtre dâarmes rouennais portait sous son bras le long et traditionnel Ă©tui de serge verte qui sert Ă abriter les Ă©pĂ©es de combat. Ah ! excusez-moi de ne pas vous avoir compris de suite. Vous voulez que nous nous battions?» Lâautre fit un signe Ă©nergiquement affirmatif. pas pour longtemps, car nous attendons la diligence qui doit nous mener Ă la foire de Courlin. Soyez tranquilles, messieurs, dit Bertrand qui venait dâen prendre son parti, vous ne serez pas en retard; jâattends moi aussi la diligence, et pour rien au monde je ne voudrais la manquer. Alors nous vous suivons, » dirent les deux honnĂȘtes com- merçants, qui se levĂšrent et emboĂźtĂšrent le pas derriĂšre les deux champions. Chemin faisant, lâun des marchands glissa Ă lâoreille de son compagnon DrĂŽles de gens! Que peuvent-ils bien avoir Ă faire Ă cette heure chez un notaire? Câest peut-ĂȘtre imprudent de notre part de donner notre signature pour des inconnus. » Leur mĂ©fiance sâaccrut encore quand ils virent quâon pĂ©nĂ©trait dans un enclos dĂ©sert. _ Bertrand et Pouget s'Ă©taient arrĂȘtĂ©s Ă l'entrĂ©e dâun petit che- min qui coupait cet enclos et que bordaient le gazon dâun cĂŽtĂ© et de gros arbres touffus de lâautre. Sans autres formalitĂ©s, ils jetĂšrent bas leur habit, dĂ©maillotĂšrent les colichemardes et mirent 1 Ă©pĂ©e Ă la main. Si la mine effarĂ©e des bourgeois en voyant sortir les armes de leur fourreau nâavait pas attirĂ© lâatten- tion des combattants, force fut bientĂŽt Ă ces derniers de sâoccuper de leurs tĂ©moins qui, au premier croisement de fer, avaient poussĂ© un cri et se disposaient Ă prendre la fuite. En deux bonds Bertrand fut sur eux lâĂ©pĂ©e haute. Si vous appelez, si vous bougez de cette place, fit-il avec des yeux terribles, je vous passe cette lame au travers du corps Ă tous les deux. » 8o FIGARO ILLUSTRĂ Les deux malheureux gĂ©mirent sourdement. HĂ©bĂ©tĂ©s et trem- blants, ils sâadossĂšrent au tronc dâun arbre voisin. Bertrand rejoignit son adversaire, et tout en jetant de temps Ă autre, un regard oblique sur ses seconds, il engagea le combat. Avec la fougue qui caractĂ©risait le jeu de Bertrand et la surexcitation quâauraient dĂ» faire naĂźtre chez lui les singuliers prĂ©liminaires de cette rencontre, on eĂ»t pu croire quâil allait aussitĂŽt charger son provocateur Ă outrance. Il nâen fut rien, il se tint sur lâexpectative. Lâautre, au contraire, aprĂšs quelques tĂątements de fer, marcha rĂ©solument et partit dâun coup droit, sec et rapide comme un coup de pistolet. Bertrand, surpris par la soudainetĂ© de lâattaque, dut Ă la rapiditĂ© de son fameux contre de quarte, quâil aida dâail- leurs dâune retraite, de ne pas ĂȘtre touchĂ©. Diable ! fit-il Ă part lui, tout en resserrant ses moyens de dĂ©fense, ma parade est arrivĂ©e Ă temps, le gaillard possĂšde un rude jarret. » Il dut, au mĂȘme instant, faire un nouveau pas en arriĂšre ; un subtil doublĂ© de lâadversaire avait fort heureusement rencontrĂ© son double contre, mais si juste, que la manche de Bertrand avait Ă©tĂ© Ă©raflĂ©e. Allons, Pouget nâĂ©tait dĂ©cidĂ©ment pas une mazette, lâĂ propos et lâautoritĂ© de cette attaque avaient fixĂ© Bertrand, qui se prit Ă regretter de lui avoir la veille prĂ©fĂ©rĂ© ses deux collĂšgues. CâĂ©tait un vrai tireur, il fallait jouer serrĂ© et en finir rapidement. Pourtant cet homme lâintĂ©ressait; aprĂšs tout, il dĂ©fendait sa position, câĂ©tait son droit. Une septime enveloppĂ©e sauva Bertrand, au milieu .de ses rĂ©flexions, dâun joli dĂ©gagement arrivĂ© Ă un pouce de sa ceinture. Je viens encore de" lâĂ©chapper belle, le gaillard a le jeu variĂ©; mais plus attaqueur que pareur; donc, par lâattaque, je toucherai plus sĂ»rement, mais trop profondĂ©ment peut-ĂȘtre; essayons autre chose. » Et, serrant ses engagements, il pressa, en marchant, lâĂ©pĂ©e adverse ; celle-ci se dĂ©roba par un rapide coupĂ© que Bertrand, sur le qui-vive, rencontra par une juste opposition quâil fit suivre dâune riposte de tac. Pouget lâavait prĂ©vue ; il put lâĂ©carter et dâun bond fut hors dâatteinte ; mais ce fut pour revenir aussitĂŽt Ă la charge et harceler Bertrand par de petites marches, des demi ou fausses attaques, tirant court, guettant lâoccasion dâune nou- velle attaque en ligne basse. Celui-ci se demandait toujours com- ment il pourrait finir par un coup sans gravitĂ©, avec cet adversaire; bien que souhaitant vivement de le tuer, il lui avait accordĂ© sa sympathie, mĂȘlĂ©e de compassion. Le sentiment du fer chez Pouget lui rĂ©vĂ©la bientĂŽt cette pensĂ©e de Bertrand. Il se vit Ă la merci de cette lame puissante et dĂ©bon- naire qui, jusque-lĂ , ne lâavait, pour bien dire, pas menacĂ©. Son jeu devint nerveux, inquiet. Il sâen tint Ă ses courtes attaques en liane basse, et Bertrand rompait, parait, cherchant toujours lâoc- casion dâune riposte lĂ©gĂšre. A ce moment, un claquement de fouet, accompagnĂ© dâun bruit de grelots, arriva jusquâĂ eux et fit pousser un soupir aux tĂ©moins qui jusque-lĂ Ă©taient restĂ©s cois. Fichtre ! cria Bertrand, qui sembla sortir dâune sorte dâen- gourdissement relatif, les chevaux sont attelĂ©s, la voiture partirait sans moi. Ah ! non, tant pis pour lui, Ă la grĂące de Dieu ! » Et, maĂźtrisant le fer ennemi par un double engagement en marchant, il lança avec la rapiditĂ© de la foudre une attaque qui traversa lâĂ©paule de Pouget. Le dĂ©pit autant que la douleur causĂšrent au blessĂ© une sorte dâĂ©blouissement; il lĂącha son arme. Bertrand jeta la sienne et se prĂ©cipita pour le soutenir. Les deux bourgeois gĂ©missaient sous leur arbre, ils 1 aban- donnĂšrent pourtant devant une violente apostrophe de Bertrand. Allons, arrivez ici, leur cria-t-il, soutenez-le. » Et il les ins- talla de chaque cĂŽtĂ© de Pouget, dont il plaça les bras autour de leur cou. Puis les fixant durement Vous ĂȘtes Ă©videmment du pays, votre dĂ©part peut se remettre Ă ce soir, la foire de Courlin doit durer plusieurs jours. » Ils firent mine de regimber. Un mot de plus, dit Bertrand, un simple refus et nous nous battons... VoilĂ ... Vous ramĂšnerez en ville, Ă son domicile, ce pauvre garçon, et vous prĂ©viendrez un mĂ©decin; aprĂšs cela vous serez libres. Et si jâapprenais que vous vous, ĂȘtes soustraits Ă ce devoir des tĂ©moins, je viendrais vous retrouver, comptez-y! » Un geste de menace souligna ces derniers mots. Puis, ramas- sant son habit, il regagna Ă toutes jambes la diligence qui dĂ©mar- rait et sây engouffra au milieu des protestations des voyageurs. . DĂ©crĂ©ment, se dit-il, ce voyage finit mal. » Mais au premier tournant de route il se rassĂ©rĂ©na il venait dâapercevoir au loin Pouget, soutenu par les deux bourgeois qui, tout doucement, lâaidaient Ă marcher et le ramenaient en ville. A quelques jours de lĂ , Bertrand reçut une lettre de Rouen ainsi conçue Monsieur le maĂźtre dâarmes, La prĂ©sente a pour but, dâabord de vous rassurer sur lâĂ©tat de votre confrĂšre qui, dans quinze jours, sera guĂ©ri, a dit le mĂ©decin, et aussi de vous faire la dĂ©claration que, dans le combat Ă lâĂ©pĂ©e qui a eu lieu en notre prĂ©sence entre MM. Ber- ce trand et Pouget, tout sâest passĂ© de la façon la plus correcte, et nous, tĂ©moins, rendons hommage Ă la valeur des deux combat- te tants. » Cette lettre Ă©tait signĂ©e des deux bourgeois qui lâavaient si bien assistĂ© dans son duel avec Pouget. VlGEANT. Illustrations de FrĂ©dĂ©ric RĂ©gamey. LE POELE UNIVERSEL BrevetĂ© S. G. D. G. -Ois Ă©conomique et hygiĂ©nique . Le PoĂȘle Universel 3ik se vend aux prix de ĂŻso, ioo et 83 fr. selon âf fjw le modĂšle. Il est expĂ©- diĂ© franco de port et dâemballage. Ăp' . . 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AprĂšs le duc de Brunswick, aprĂšs le roi Louis II de BaviĂšre, aprĂšs quelques autres non moins dĂ©sĂ©quilibrĂ©s, voici Charles II de Wurtem- berg qui fait parler de lui aprĂšs dĂ©cĂšs et dont les excentricitĂ©s ali- mentent la chronique. Charles II sâĂ©tait jetĂ© Ă tĂȘte perdue dans le spiritisme et sa grande prĂ©occupation Ă©tait dâĂ©voquer lâĂąme de madame de Pompadour en compagnie de deux jeunes amĂ©ricains quâil avait comblĂ©s de dons, de faveurs, de pensions et de croix. Seulement, pour ces Ă©vocations, il se vĂȘtissait uniquement d une Ă©toile de papier dorĂ© quâil se collait sur le creux de lâestomac. Louis II de BaviĂšre et le duc de Brunswick Ă©taient plus dĂ©cents. Ils se bornaient Ă sâhabiller en femmes et Ă porter des peignoirs roses ou bleus garnis de dentelles. Il est vrai que Wagner en faisait autant. Une couturiĂšre de Vienne, mademoiselle Bertha, lui fournissait des robes de chambre lilas ou jaunes, des justaucorps de satin rose et des chemises de den- telles dĂ©colletĂ©es et Ă manches courtes. La folie de Louis II avait gagnĂ© lâauteur de Parsifal. Il y avait des compensations avec Wagner, qui fut un homme de gĂ©nie. Il y en eut moins avec les roitelets que l'Europe sâest gardĂ©e dâenvier aux Etats dâAllemagne. LA GRANDâVILLE. Les Livres Sâil est un livre qui appelle lâillustration câest bien cette Ćuvre de Ludovic HalĂ©vy, qui sâintitule lâInvasion. Jusquâen 1870 Ludovic HalĂ©vy avait Ă©tĂ© lâhomme heureux; la gaietĂ©, la fraĂźcheur d'esprit, le sens du comique moderne quâil possĂšde si naturellement et sans effort en avaient fait le plus sympathique et le plus aimĂ© des Ă©crivains. Mais lorsque vinrent les mauvais jours, les yeux du rieur se rem- plirent de larmes et la main qui avait Ă©crit tant de mots joyeux voulut retracer les phases diverses de nos douleurs. Câest alors que Ludovic HalĂ©vy Ă©crivit l Invasion, sous forme de rĂ©cits recueillis de la bouche des acteurs mĂȘmes du drame multiple qui se dĂ©roula depuis FrĆschwiller jusquâĂ Villersexel. La maison Boussod, Valadon et O e a repris lâĆuvre de Ludovic HalĂ©vy, pour en faire le premier volume dâune sĂ©rie illustrĂ©e intitulĂ©e RĂ©cits de Guerre. Les dessins de L. Marchetti et ceux de Alfred Paris, executes par les procĂ©dĂ©s spĂ©ciaux de la maison, les uns en noir, les autres en cou- leurs donnent Ă lâĆuvre de Ludovic HalĂ©vy, dĂ©jĂ si vivante, une inten- sitĂ© qui en fait ressortir toutes les valeurs. LâInvasion formera un volume in-4 0 de deux cent cinquante pages . chaque page de texte est ornĂ©e dâun dessin tirĂ© en noir ; 1 illustration comprend en outre vingt-huit planchĂšs hors texte en couleurs. Comme je lâai dit, lâInvasion nâest que le dĂ©but dâune sĂ©riĂ© qui, aprĂšs le rĂ©cit de nos dĂ©sastres, comprendra celui de nos victoires racontĂ©es par des tĂ©moins oculaires et illustrĂ©es avec le meme soin. Explosion dâun caisson, par Alfred Paris RĂ©cits de Guerre. Le dĂ©faut dâespace ne nous a pas permis de reproduire ici une des grandes compositions qui enrichissent ce volume les petits dessins dans le texte que nous donnons, permettront cependant Ă nos lecteurs de se rendre compte de lâĆuvre et des moyens dâexĂ©cution employĂ©s. ah Ce nâest pas, grĂące Ă Dieu, un gros » roman, ni un roman fin de siĂšcle », ni un roman psychologique, que nous donne madame Henry GrĂ©ville, sous le titre de l'HĂ©ritiĂšre. Câest une Ćuvre aimable, vĂ©cue dans un milieu Ă©lĂ©gant et honnĂȘte. Le rĂ©cit en est Ă©mouvant Le Pansement, par L. Marchetti RĂ©cits de Guerre. sans brutalitĂ©, les coquins nây triomphent pas, les personnages vous y charment par leur grĂące et leur bontĂ©. Ce livre tiendra brillamment sa place dans la sĂ©rie considĂ©rable des Ćuvres de madame Henry GrĂ©ville. du Charpentier et C ie viennent de rééditer en un volume de leur format classique, la Nature chef elle , et MĂ©nagerie intime, de ThĂ©ophile Gautier. Ces deux Ćuvres nâexistaient plus, pour ainsi dire, en librai- rie. La Nature chesf elle, admirable Ă©tude descriptive de la vie des hĂŽtes des bois, a Ă©tĂ© Ă©ditĂ©e il y a vingt-deux ans, dans le format grand in-quarto, pour accompagner de superbes dessins de Karl Bodmer. Quant Ă la MĂ©nagerie intime, sa derniĂšre Ă©dition est datĂ©e de 1869, chez Lemerre. Ils seront lus et relus avec un plaisir infini, par tous ceux qui aiment les bĂȘtes, ces rĂ©cits de la vie des chats, chiens, che- vaux, perroquets, rats blancs et lĂ©zards verts qui furent les compa- gnons du poĂšte et lâaidĂšrent bien souvent Ă supporter les ennuis de la vie et les tristesses de la littĂ©rature. ah M. Paul Foucher, qui avait obtenu un vif succĂšs avec Monsieur BienaimĂ©, ce portrait en pied de lâĂ©goĂŻste, vient de publier une Ćuvre des plus dĂ©licates, malgrĂ© la hardiesse de son titre Le droit de lâAmant. Toutes les femmes retrouveront dans cette Ćuvre, Ă la fois si spirituelle et si poignante, la peinture des sentiments fiers et tendres, trop souvent dĂ©daignĂ©s ou mĂ©connus, qui agitent leurs Ăąmes Ă©prises dâidĂ©al et qui leur procurent de si douces joies ou de si cruelles souf- frances. A lâĂ©tranger comme en France, le Droit de lâAmant produit une impression. M. Iwan Manouilow lâa traduit pour les Novosti , de Saint-PĂ©tersbourg, oĂč il passionne le public russe. ^ ^ La Mode Jâai conseillĂ© et je conseillerai toujours aux personnes qui nâont pas lâintention de se faire faire pendant la saison un grand nombre de toilettes, dâĂȘtre trĂšs circonspectes et de ne pas se fier aux premiers essais lancĂ©s par les modistes et les couturiers. Il arrive fort souvent, en effet, que telle ou telle Ă©toffe, telle ou telle forme de chapeaux, telle ou telle babiole prĂ©conisĂ©es au dĂ©but de la saison, soient rapidement abandonnĂ©es, soit quâelles aient cessĂ© de plaire, soit quâelles soient tombĂ©es trop vite dans ce que jâappellerai, faute dâune autre expres- sion, le domaine public ». Je citerai comme exemple, la ceinture Miss Helyett qui Ă©tait, il faut le reconnaĂźtre, une ravissante invention. Eh bien! Ă peine Ă©tait- elle parue que, non seulement dans les magasins de nouveautĂ©s, ce qui nâeĂ»t Ă©tĂ© que demi-mal, mais dans les dĂ©ballages, dans les bazars, on en vendait Ă bas prix. En peu de temps, elle est devenue si com- mune que, malgrĂ© son Ă©lĂ©gance, elle est devenue impossible Ă porter hors de la maison. Je redoute la mĂȘme chose pour certaines formes de chapeaux qui viennent de paraĂźtre. A peine ont-ils Ă©tĂ© exposĂ©s dans les vitrines de nos modistes en vogue quâils ont Ă©tĂ© copiĂ©s et imitĂ©s. Ce nâest certai- nement pas la mĂȘme chose. LâĂ©toffe est moins belle, les matĂ©riaux moins bien choisis. Enfin, il y manque ce coup de main » qui carac- tĂ©rise la bonne faiseuse. Mais, Ă distance, cela fait illusion et quand aux soirĂ©es de lâElysĂ©e-Montmartre, du Moulin-Rouge ou de Bullier, on aura vu le mĂȘme chapeau sur les tĂȘtes de toutes les danseuses de lâendroit, il sera bien difficile Ă une femme du monde de continuer Ă le porter. XX FIGARO ILLUSTRĂ Donc, si vous ne voulez vous faire faire que deux ou trois chapeaux pour cet hiver, soyez prudentes, chĂšres lectrices, et ne les choisissez que lâun aprĂšs lâautre, Ă mesure que la mode sâaffirmera. Si, au contraire, il vous est indiffĂ©- rent dâen acheter une douzaine, ne vous gĂȘnez pas, vous en serez quittes pour mettre de cĂŽtĂ© celui qui ne vous plaira plus et le remplacer par un autre. Cette profession de foi exposĂ©e, je vais maintenant vous dĂ©crire quelques- unes des crĂ©ations nouvelles. Voici le trotteur, la grande fureur du moment. Câest Ă peu prĂšs la forme du canotier. Mais le bord est un peu plus large devant que derriĂšre. Autour, un ruban de couleur claire tranchant sur le sombre du chapeau. Garniture trĂšs Ă©lancĂ©e avec sur le devant, touffe de plumes Ă la Prince de Galles, câest- Ă -dire plantĂ©e toute droite. Le Petit Duc, en velours avec fond chiffonnĂ©, bordĂ© et couvert de plumes. Le Du Barry , en satin antique noir, doublĂ© de rose. La forme allongĂ©e devant. Le Robinson, chapeau de jeune fille en feutre pelucheux olive ou fauve, garni tout autour de nĆuds de rubans de mĂȘme nuance que le chapeau, mais un peu plus claire, avec la coque rele- vĂ©e en lâair, flot de rubans derriĂšre, tombant sur le cou. Comme capote, la capote papillon, trĂšs petite, avec le fond en pointe. Le papillon en jais posĂ© sur un transpa- rent de satin bleu, vert ou rouge, for- mant un bouillonnĂ© sur le devant. Le derriĂšre est formĂ© dâune aigrette de plumes noires retenue par un nĆud de ruban en satin noir formant les brides qui viennent passer sous le cou et se rattachent par un gros nĆud sur la joue gauche. Enfin un grand nombre de petites toques en velours, noir, bleu marine, cuir, olive. Comme garniture, une petite touffe de plumes droites retenue par une boucle en jais, en strasse ou en acier bruni assorti Ă la couleur. Comme forme, les robes nâont pas sensiblement changĂ©. En dĂ©pit des fameuses prĂ©dictions, elles restent collantes et biaisĂ©es der- riĂšre. La draperie quâon avait essayĂ© de lancer nâa pas rĂ©ussi. La seule modification quâon ait pu faire, câest un peu plus dâampleur dans le bas de la jupe. Les deux lĂšs de derriĂšre coupĂ©s en pointe dans le haut, gardent dans le bas toute la largeur de lâĂ©toffe et forment, en tombant, de nombreux plis. Cette augmenta- tion de la largeur est loin dâĂȘtre disgracieuse et facilite la marche que la jupe-parapluie exa- gĂ©rĂ©e rendait un peu difficile. A ce dĂ©but de saison, le drap se porte tou- jours beaucoup. Jâai vu, dans un des ateliers les plus rĂ©putĂ©s de Paris, trois ou quatre toilet- tes de grand chic que je vais vous dĂ©crire Toilette en drap noisette, corselet en brode- rie Ă©gyptienne, entourĂ© de queues de zibeline ; la gorge et les manches en velours assorti ; jupe fourreau brodĂ©e et ornĂ©e de fourrures! Avec cela, longue mante enveloppante avec chasuble dĂ©coupĂ©e sur les Ă©paules, mĂȘme bro- derie Ă©gyptienne et grand col zibeline. Robe drap mastic et velours vert. Corsage cuirasse avec ouverte en carrĂ© faite de velours bordĂ© de rat musquĂ© et broderies de perles. Jupe plate avec lĂ©ger mouvement sur les han- ches finissant sur un dos en velours. Pour les visites, le velours va se porter. Jâai vu une trĂšs jolie toilette de promenade et visite en velours mille cĂŽtes, nuance tourterelle, garnie sur son contour infĂ©rieur de petits rouleaux de faille assortie. Le corsage Ă longs pans devant et courts derriĂšre. La ceinture en faille pareille aux rouleaux, les manches drapĂ©es dans le haut avec poignets de faille coulissĂ©e ; le col-chĂąle Ă crans en faille assor- tie sâouvre sur un bouffant rose semĂ© de fleu- rettes bleues. Le chapeau trotteur en velours pareil Ă la jupe. Pour les toilettes de cĂ©rĂ©monie, la soie est redevenue de rigueur. Nous ne pouvons que nous en fĂ©liciter Ă tous les points de vue dâabord, parce que rien nâest plus joli et en- suite parce que les femmes Ă©taient vraiment coupables dâaller prendre Ă lâĂ©tranger les Ă©toffes de leurs plus belles toilettes, alors quâelles ont . sous Ia main ces magnifiques soieries qui sont la richesse et la gloire de notre pays. Voici la description des deux toilettes dont nous donnons la repro- duction r Grand manteau de velours gris perle, tout bordĂ© de liĂšvre noir de Russie ; Jaquette de loutre grand col de zibeline argentĂ©e; manchettes formant manchon, en zibeline. Les fourrures de ces deux toilettes sortent des magasins de P. M. GrĂŒmvaldt, 6, rue de la Paix. CLAIRE DE CHANCENAY. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e HIVER 1891-1892 La Compagnie vient dâamĂ©liorer encore les services quelle avait organisĂ©s 1 hiver dernier pour faciliter l'accĂšs du littoral de la MĂ©diterranĂ©e. Le train de luxe, composĂ© de lits-salons et de vagons-lits, qui par- tait chaque jour Ă 7 h. du soir de la gare de Paris-Lyon pour arriver a Nice le lendemain Ă 1 h. 58 soir, part, Ă dater du 3 novembre, Ă 7 h. 40 du soir de la gare de Paris-Nord et arrive Ă Nice le lendemain a 2 h. 28 du soir. Le train rapide, composĂ© de voitures de l ro classe seulement, qui partait de la gare de Pans-Lyon Ă 7 h. 15 du soir et arrivait Ă Nice le lendemain Ă 4 h. 44 du soir, partira, au prochain service dâhiver, de la gare de Paris-Lyon Ă 8 h. 25 du soir et arrivera Ă Nice Ă 4 h. 33 du soir, gagnant ainsi prĂšs d une heure et demie sur le service prĂ©cĂ©dent. Chemin de Fer du Nord Services directs entre PARIS et BRUXELLES Trajet en 5 heures. DĂ©parts de Paris Ă 8 h. 15 du matin, midi 40, 3 h. 50, 6 h. 20 et 11 h. du soir. DĂ©parts de Bruxelles Ă 7 h 30 du matin, 1 h. 15, 6 h. 20 du soir et minuit. Wagon-salon et wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă 6 h. 20 du soir et de Bruxelles Ă 7 h. 30 du matin. Wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă 8 h. 15 du matin et de Bruxelles Ă G h. 20 du soir. ^ $4 $4 t> 4 $4 $4 $4 -54 $4 $4 $4 $4 $4 $4 ?4 $4 S4 $4 $4 $4 $4 v4 -54 -54 $4 -$4 -$4 -54 $4 Le numĂ©ro de NoĂ«l du Figaro illustrĂ© Le prochain fascicule du Figaro illustrĂ©, numĂ©ro de NoĂ«l, paraĂźtra dans les derniers jours de ce mois. Il est ainsi composĂ© Le Saint-Pleur, par Jean Richepin, illustrations en couleurs de EugĂšne Grasset ; Le Mariage de Miquette, par Gyp ; illustrations en couleurs de Albert Lynch ; LâOmbre de feu Bernard, par RenĂ© de Pont-Jest; illustrations en cou- leurs de F. -H. Kaemmerer; Le GĂ©nĂ©ral et le Cerf-volant, lĂ©gende en couleurs de Caran-dâAche. Trois grandes primes hors texte en couleurs, mesurant chacune 64 centimĂštres sur 42 En ĂorĂȘt, par Charles Delort; La Balançoire, par François Flameng ; Les derniers Retranchements, par Paul Grolleron ; Et enfin une couverture qui sera un Ă©vĂ©nement La CommĂšre de' j 8g 2 , par Jean BĂ©raud. Ce fascicule est servi aux abonnĂ©s sans augmentation de prix. Le prix de vente pour les acheteurs au numĂ©ro est de 3 fr. 5o plus 5o centimes pour le port. Sâadresser Ă M. Hazard, 8, rue de Provence, concessionnaire de la vente. $4*4 *4*4 *4*4 -K- *4 $4 $4 *4 $4 $4 $4 $4 $4 $4$4$* $4 $4 -*4 *4 *4 $4 $4 $4 $4 $4*4 Tables du Figaro illustrĂ© » MM. les abonnĂ©s recevront gratuitement, avec le fascicule de jan- vier 1892, les tables des matiĂšres contenues dans les douze numĂ©ros du Figaro illustrĂ© mensuel de 1891. MM. les libraires, ainsi que les acheteurs au numĂ©ro qui dĂ©sire- raient recevoir ces tables, sont priĂ©s dâadresser leurs demandes avant le i5 novembre, Ă M. Hazard, 8, rue de Provence, concessionnaire de la vente. Le prix est de o fr. 5o. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRĂ PARIS ET DĂPARTEMENTS Un an, 36 fr. â Six mois, 18 fr. 5 o. ĂTRANGER, Union postale / Un an, 42 fr. â Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes dâabonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă lâAdministrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă qui lâon doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C ie , AsniĂšres. Les deux Rougets de Montagneau Par HENRI ALLAIS V ers huit heures du soir le combat sâĂ©tait calmĂ©. La nuit tombait. En avant de Rezonville, perpendiculairement Ă la route de Verdun, les hommes du 93 e , Ă bout de forces, se couchaient en ligne et sâassoupissaient la terre Ă©chauffĂ©e. En arriĂšre et Ă gaucffe, les rĂ©giments de la garde sâĂ©croulaient de faim et de fatigue. Une clartĂ© livide bordait lâho- rizon vers Mars-la-Tour, avec un semis de petits nuages groseille qui se dĂ©coloraient insensiblement. Tout sâĂ©teignait, le jour, la canonnade, le fracas de la lutte. Les rares Ă©clairs des piĂšces illu- minaient le crĂ©puscule de lueurs fusantes dans une fumĂ©e rousse. Montagneau, sergent au 3 e bataillon du 93 e , le vieux Monta- gneau dĂ©corĂ©, mĂ©daillĂ©, barbu comme un bouc, sâassit en gei- gnant et consulta son bidon. Depuis le matin il ne dĂ©colĂ©rait pas. On lui avait changĂ© sa guerre et gĂątĂ© le mĂ©tier. Ăa nâavait pas de bon sens un pareil hachis au plein soleil dâaoĂ»t, sans gaietĂ© ni entrain. Autour de lui. rien que des mines longues, pas un souffle de ce vent dâenthousiasme qui vous frisait les cheveux en 59, sous le canon autrichien; des obus, encore des obus pleuvant du diable vauvert, un ennemi en tenue noirĂątre qui approchait avec des hourras sinistres et rĂ©guliers, qui sâaplatissait, tourbillon- nait, se cramponnait et revenait Ă lâattaque plus nombreux et plus froid, un perpĂ©tuel mouvement de flux et de reflux, sans avancer dâun mĂštre. Ce qui lâexaspĂ©rait par-dessus tout, câĂ©tait cette canail- lerie prussienne de la crosse en lâair. Ils faisaient mine de se rendre, on sâĂ©tait avancĂ© sans mĂ©fiance, puis Ă dix pas, vlan, un feu de salve, et il en Ă©tait restĂ© lĂ des pauvres diables, morts sans savoir comment, tombĂ©s les yeux Ă©carquillĂ©s par la surprise... Ah! rosses, rosses, grognait-il, le premier que je pince, je lâĂ©tripe, quand mĂȘme il serait Ă moitiĂ© crevĂ©. » Non, ça nâavait pas de bon sens. Au moins en Italie on sâen payait pour son argent, on se colletait loyalement, de grands cris sâĂ©levaient au ciel, le marĂ©chal, le gĂ©nĂ©ral, lâEmpereur, nâimporte qui, en caban blanc, en grosses Ă©paulettes, passait au galop, avec un beau geste, le kĂ©pi au bout du bras Encore un coup de collier, mes enfants! » Les autres dĂ©talaient ; vive lâEmpereur ! Une victoire de plus. Aujourdâhui il lâavait vu le marĂ©chal, le sien, Canrobert, sur sa grandâbĂȘte, la canne sous le bras, des mĂšches grises flottantes sur le cou. il lâavait vu flairant la poudre avec inquiĂ©- tude, sans souffler mot; il lâavait vu tout Ă lâheure croquant un vieux croĂ»ton de pain Ă cĂŽtĂ© dâeux, mĂ©lancolique, et lui. pour se ragaillardir et pour se faire du bien, il cria Vive le marĂ©- chal ! » ainsi quâau bon temps d'autrefois; il nây avait pas eu dâĂ©cho. Ah ! la sale guerre, la sale guerre ! Montagneau, rageant et indignĂ©, sâallongea sur lâherbe foulĂ©e, la main sur son chassepot, et ferma les yeux. Soudain, sans bou- ger, il ouvrit Ă demi les paupiĂšres, les plissa, concentrant son attention, et colla plus Ă©troitement son oreille au sol ; un roule- ment cadencĂ© grondait comme un tonnerre lointain. Il se releva, on nây voyait plus Ă deux cents pas. AuprĂšs de lui, son lieutenant, M. BalmĂšs, tortillait une cigarette. Il le tou- cha au bras Mon lieutenant, la cavalerie!... » Lâofficier rĂ©pondit en haussant les Ă©paules Vous ĂȘtes fou, et les Prus- siens sont Ă©reintĂ©s. Avez-vous une allumette, jâai perdu mon ama- dou. » Le vieux insista Je vous dis que les voilĂ ! bon Dieu de bon Dieu, je mây connais peut-ĂȘtre. » Des coups de fusil crĂ©pi- tĂšrent en avant, sur la ligne des tirailleurs, trouant la nuit de courtes fulgurations ; comme un tourbillon passa et sâenfonça dans le noir, un peloton qui hurlait 5 e chasseurs » pour Ă©viter les mĂ©prises; sur un cheval gris arriva posĂ©ment le gĂ©nĂ©ral de brigade ; on le distinguait Ă la pĂąle lueur incertaine qui persistait dans lâouest. Il fumait une courte pipe et parlait, les dents serrĂ©es. Les dormeurs sâĂ©taient remis sur pied, M. BalmĂšs frappait la pierre de son briquet retrouvĂ©, des rumeurs Ă©tranges montaient du fond de Flavigny, et lâangoisse dâun formidable mystĂšre planait sur le rĂ©giment silencieux. Une voix calme et brĂšve retentit Clairons, au drapeau! » La fanfare des cuivres chanta, les tirailleurs haletants se repliĂš- rent. La voix reprit A mon commandement... » Le peloton des Ă©claireurs en retraite surgit de lâombre avec un tapĂ ge ter- rible de ferraille et de hennissements, dans un brouhaha de che- vaux emballĂ©s, dans une clameur Ă©perdue 5 e chasseurs... ne tirez pas... ne tirez pas... » et ils disparurent Ă lâaile droite du rĂ©giment, en carrĂ©, dĂ©gageant le terrain. A mon commande- ment, » rĂ©pĂ©ta le gĂ©nĂ©ral. Montagneau, le doigt sur la dĂ©tente', lâĆil aux aguets, sifflait un air de bourrĂ©e ; les rumeurs gran- dissaient, coupĂ©es dâexclamations rauques; subitement, le haut de la pente se garnit dâune muraille mouvante, des trompettes chevrotĂšrent une chanson grĂȘle. Toute la face du carrĂ© tira, des pans de la muraille sâaffaissĂšrent, le reste se rua sur les baĂŻon- nettes. La lune sâĂ©tait levĂ©e sur les bois de Vaux, inondant de sa clartĂ© morte la charge des Allemands. Les uns sabraient dans le m. 21 FIGARO ILLUSTRĂ vide, debout sur leurs e'triers, dâautres, couchĂ©s sur lâencolure, pointaient Ă bout de bras, dâautres culbutant sur les rangs fran- çais, les crevaient; dâautres, leurs bĂȘtes dĂ©robĂ©es, filaient ren- versĂ©s sur la croupe, heurtĂ©s et bousculĂ©s, fauchĂ©s en travers par le choc des nouveaux arrivants. On apercevait, aux lueurs Ă©cla- tantes et rapides de la fusillade, des coins de figures affolĂ©es, des bouches ouvertes, des habits rouges, Ă la lueur morne de la lune, des silhouettes furibondes, des bonds fantastiques, sâaplatissant et sâĂ©vanouissant tout dâune piĂšce. Plusieurs cavaliers dĂ©plantĂ©s de leurs selles gisaient entre les jambes des troupiers; ceux-lĂ , on les avait lardĂ©s au dĂ©boulĂ©. Cependant Montagneau se dĂ©me- nait en possĂ©dĂ©, lorsquâil sâavisa que la bourrasque Ă©tait passĂ©e ; on ne recevait plus de gens sur la tĂȘte, et les lames de sabres ne vous voltigeaient plus sous le nez. Les clairons sonnĂšrent cessez le feu », des coups isolĂ©s claquĂšrent encore; lĂ -bas, Ă gauche, la trombe, dĂ©viĂ©e par la rĂ©sistance du rĂ©giment, se fracassait sur les camarades de la garde. Le vieux se tĂąta, et pour la seconde fois consulta en vain son bidon vide. M. BalmĂšs, sâapprochant, fit un appel sommaire de ses hommes. Ceux-ci, ahuris par lâalerte et stupĂ©faits dâĂȘtre en vie aprĂšs une aussi Ă©pouvantable bagarre, rĂ©pondaient Ă peine. Il en manquait peu. Sauf quelques tĂȘtes cassĂ©es sous le kĂ©pi, et pas mal de bras tailladĂ©s, on en Ă©tait quitte pour la peur ; câest Ă peine si maintenant on entendait des galopades invisibles qui redescendaient vers FlavignĂż. Faudrait pourtant savoir Ă qui on a eu affaire, et quâest-ce quâon a dĂ©moli, remarqua le sergent, y en a-t-il de vous autres qui en aient pincĂ© un ? â VoilĂ , rĂ©pondit un homme, je tiens le mien par la patte... » Et il sâavança, traĂźnant Ă grandâpeine quelque chose qui raclait durement le sol. Vingt troupiers se penchĂšrent, on distingua un gros gaillard, la tĂȘte fracassĂ©e, vĂȘtu dâun dolman Ă©carlate Ă tresses blanches. Flouzards de Ziethen, prononça lâofficier. â Il y en a des tas, reprit Montagneau... tenez, en voilĂ deux, lĂ tout prĂšs... Ah ! mais ils ne sont pas morts, les rosses; je vais leur rĂ©gler leur compte moi, puisquâils remuent, dâabord je me le suis jurĂ©... » M. BalmĂšs sâĂ©cria Mais je vous le dĂ©fends, malheu- reux... â Puisque je me le suis jurĂ©, mon lieutenant, Ă cause des crosses en lâair de ce matin; allez, allez, câest pain bĂ©nit... â - Je vous le dĂ©fends, câest honteux ; si vous bougez je vous casse la figure... â Ăa suffit, grogna le sergent, jây vais en douceur alors... Mais si ce nâest pas malheureux, tout de mĂȘme... enfin!... Dur- dent, aide-moi... » Et, saisissant un de ces houzards aux aisselles, il le dĂ©gagea de sous son cheval. Le Prussien rampa sur les mains et les genoux. Montagneau lui allongea un coup de pied plus bas que la giberne Flop, debout, sale gibier ! » Lâofficier sacra en ges- ticulant. Câest bon, câest bon, marmota le vieux, on va mettre des gants... debout que je te dis... â A lâautre, ordonna le lieutenant. » Montagneau empoigna le second cavalier par le collet de sa veste et le secoua, Durdent lui prĂȘta la main. Le houzard, dĂ©bar- rassĂ© de son cheval qui lui Ă©crasait la jambe, se traĂźna deux pas et retomba. Celui-lĂ , il nây a pas besoin de le finir, dĂ©clara le sergent, il mâa lâair claquĂ©. â Apportez-le et amenez son camarade, » commanda M. Bal- mĂšs. Les deux prisonniers furent conduits dans les rangs, le prĂ©- tendu moribond Ă©tait sans blessures, ainsi que son compagnon, et tous deux, moulus par leur chute, sâassirent en geignant. Mon- tagneau les voyant bien vivants bougonnait Il me faut leur peau, il me la faut... je lâaurai. » Une voix perçante sâĂ©leva Garde Ă vous... sections Ă gau- che... » et le rĂ©giment, rompĂąnt le carrĂ©, se porta en arriĂšre avec sa division jusquâĂ des boqueteaux qui longeaient la voie romaine, Ă hauteur de Gravelotte. Les soldats, Ă©puisĂ©s, marchaient en troupeau, la bagarre de tout Ă lâheure les avait achevĂ©s. Quand ils sâarrĂȘtĂšrent, extĂ©nuĂ©s de faim, de soif et dâĂ©motions, câest Ă peine si quelques-uns eurent le courage dâallumer des feux. Le vieux nây manqua pas. En surveillant ses deux rougets », comme il les appelait, il entretenait son maigre brasier pendant que les corvĂ©es randonnaient vers Rezonville et Villers-au-Bois pour trouver pĂąture. La nuit Ă©tait fraĂźche, les rougets claquaient des dents et grelottaient la fiĂšvre, Montagneau frappait mĂ©lancolique- ment du doigt son bidon vide, en rĂȘvant aux voies et moyens de le remplir. Lâun des houzards, pour lâamadouer, lui tendit sa gourde Ă laquelle on nâavait pas pris garde. Le sergent la lui arracha des mains en murmurant pour unique remerciement Il sâen ferait du mal, le canaillon. » Les corvĂ©es rentrĂšrent, rappor- tant des vivres baroques', deux poulets Ă©tiques, un chat crevĂ© et quatre livres de prunes, dĂ©couvertes dans une ferme en ruines. Pendant que les poulets, Ă peu prĂšs vidĂ©s et plumĂ©s, passaient dans la marmite avec du biscuit de distribution, on mangea les prunes, et câĂ©tait un jeu dĂ©licieux que de bombarder les rougets avec des noyaux, mais les rougets montrĂšrent une longanimitĂ© rĂ©signĂ©e, et les noyaux des quatre livres de prunes y passĂšrent sans que les prisonniers fissent mine de se mettre en colĂšre. Le chat crevĂ© ne trouvant pas dâamateurs, on le leur jeta. Un des prisonniers le ramassa et le tint gravement sous son bras, comme un paquet, alors la compagnie recouvra sa belle humeur et lança des projectiles variĂ©s Ă ses pensionnaires, au risque de les Ă©bor- gner, sans mĂ©chancetĂ©, histoire de rire et de se payer leurs tĂȘtes; Montagneau fourrait sous la marmite des brassĂ©es de brindilles, le bois craquait dans la flamme, deux gars natifs dâAnjou enton- nĂšrent une complainte, ils alternaient, chantant la caille dans les chaumes, la douceur des soirs, la douceur angevine » de Du Bellay, et câĂ©tait triste. Le sergent se dressa, criant La garde... vive la garde !» A la lueur lugubre que dĂ©gageaient les feux, passa une longue colonne prĂ©cĂ©dĂ©e dâun officier Ă cheval, le front entourĂ© de linges. Ils dĂ©filaient solidement et gravement, et quand, sortis de la zone dâĂ©clairage du bivouac, la lune les argen- tait, ils semblaient des fantĂŽmes. Le vieux hurla Les volti- geurs!... » et empoignant les houzards Ă la cravate Câest les voltigeurs que je vous dis, ils en ont fichu bas des rougets de votre espĂšce... ah! oui, pour sĂ»r... » Lorsquâil fut probable que le fricot » Ă©tait Ă point, on se resserra, on se tassa, le sergent prĂ©sida Ă une Ă©quitable rĂ©parti- tion. Les prisonniers se rapprochĂšrent aussi, ils jetaient sur la ratatouille des yeux dĂ©vorants, sans oser rĂ©clamer, la flamme miroitait sur leurs faces souffrantes. Quelquâun proposa de faire leur part, un murmure approbateur accompagna la proposition. Montagneau se rebiffa Quâils crĂšvent, je dĂ©fends quâon leur fiche rien... dâabord ils mâappartiennent et je les dresserai Ă ma façon. » Les pauvres diables, Ă jeun depuis lâaube, comprirent que leur muette requĂȘte et la priĂšre de leur protecteur Ă©taient repoussĂ©es, ils se consultĂšrent Ă voix basse, examinĂšrent le chat crevĂ©, le lancĂšrent au loin et sâĂ©tendirent lâun contre lâautre sur la terre. Leur gourde passait de main en main, et Montagneau FIGARO ILLUSTRĂ 83 racontait ses aventures de Magenta pour se donner des illusions de victoire. Au fin matin, le sergent sâĂ©veilla couvert de rosĂ©e. Une fraĂźcheur aiguĂ« le pĂ©nĂ©- trait jusquâaux os. Une brume rose sâĂ©talait vers Gravelotte; il toussa, cra- cha et chercha ses prison- niers. Il les vit accrou- pis prĂšs des tisons de la veille, un filet de fumĂ©e montait droit dans le ciel perlĂ©. Un roulement lointain, ininterrompu, grondait dans la plaine, peu Ă peu les silhouettes des sentinelles sortaient du * brouillard. Le vieux pensa tout de suite au cafĂ© et sâavança vers le feu . Les houzards se levĂšrent respectueuse- ment, ils titubaient, et le vieil enragĂ© demeura ffĂ f ĂŻ j bouche bĂ©e Ă leur aspect de martyrs. Leurs figu- res Ă©taient grises, leurs yeux mourants, un masque de douleur ci eusait leur peau, et les gros mots quâil leur destinait lui restant au gosier, il bĂ©gaya Bon Dieu de bon Dieu, câest des hommes comme nous, pourtant. » Et poliment Repos, asseyez-vous mes garçons. » Les autres Ă©changĂšrent un regard surpris Ă cette douceur de langage inaccoutumĂ©e ; ils considĂ©rĂšrent leur maĂźtre avec un mĂ©lange de crainte et dâespoir, et demeurĂšrent debout, piĂ©tinant Ă . longs intervalles dans lâherbe humide, enfin lâun dâeux prononça timidement CafĂ©, morgen cafĂ©... bon... » Lâautre attendait, aussi piteux qu un chien battu. Morgen cafĂ©,... ça va bien, je com- prends ; il a raison cet animal-lĂ ... Dis donc, si tu en veux, du morgen cafĂ©, il faudrait... » Et il fit geste de mettre du bois au feu. Gleich, gleich, » rĂ©pondit le Prussien, et il courut clopin- clopant vers la lisiĂšre des boqueteaux. Montagneau Ă©baucha un mouvement dâautoritĂ© pour le retenir, mais le rouget ne songeait pas Ă se sauver ; il ramassait prestement des broussailles et revint trĂšs glorieux. Il posa sa rĂ©colte sur les charbons refroidis, tira de sa poche un journal et des allumettes, en un clin dâĆil la flambĂ©e ronfla. Câest bien, grogna le sergent, et haussant le ton comme s'il avait eu affame Ă des sourds, il sâĂ©gosilla Chauffez-vous, non d un chien, je vous le permets. â la, ia, rĂ©pĂ©taient les pri- sonniers, discernant vaguement les bonnes dispositions de leur seigneur et maĂźtre, ia, ia, morgen cafĂ©, bon bon... » Et le moins bavard des deux, soudain attendri et dĂ©gelĂ©, ajouta Oh ! bon papa... oh !. bon pĂąpĂą! » Le vieux sâesclaffa Ă cette qualification paternelle, il allongea une grande claque amicale sur les Ă©paules de lâAllemand qui la reçut avec reconnaissance et componction. Le jour grandissait, du pĂȘle-mĂȘle des dormeurs sortaient des bras et des jambes qui sâĂ©tiraient avec accompagnement de jurons, les troupiers se levaient un Ă un, ils frottaient leurs canons de fusil et leurs baĂŻonnettes avec des chiffons graisseux. Des corvĂ©es furent a lâeau qui nâĂ©tait pas loin, bientĂŽt la mar- mite bouillota, les houzards surveillaient le feu avec une convic- tion de vestales, ils se dressĂšrent graves, raides et corrects, en apercevant M. BalmĂšs On partira dans vingt minutes, dit-il, dĂ©pĂȘchez-vous... Quâest-ce que nous allons faire de ces gail- lards-lĂ ? Ils ne sont pas gĂȘnants, rĂ©pliqua Montagneau, je mâen charge, ne vous en prĂ©occupez pas, mon lieutenant, ça vaut mieux que ça nâen a lâair, tout de mĂȘme. Pas vrai mes agneaux ?... CafĂ©, bon morgen cafĂ©, hein ? » Lâofficier sâen fut, haussant les Ă©paules. On se partagea la popote, les hommes affamĂ©s et reposĂ©s bla- guaient les prisonniers, sans mĂ©chancetĂ© ni malice. Ils leur avaient donnĂ© deux quarts dĂ©bordants, du biscuit et du sucre; quand les rougets eurent lampĂ© leurs portions, ils se prĂ©cipitĂšrent vers une marette, rincĂšrent les tasses, les essuyĂšrent, les rendirent en saluant, puis extrayant de leurs sabretaches du tabac en bĂ»ches et de longues pipes brisĂ©es en plusieurs morceaux, ils firent une moue dĂ©sappointĂ©e et rĂ©jouissante. Montagneau, pliĂ© en deux Ă foi ce de rire, se tapait sur les cuisses et bredouillait, dans la joie de son Ăąme VoilĂ quâils ont cassĂ© leur pipe... nây a pas Ă dire ils 1 ont cassĂ©e... » Et il reprit Allons vous autres, y a-t-il une bouffarde en trop perçu Ă leur donner? » BientĂŽt les Allemands fumĂšrent pour la premiĂšre fois de leur vie la pipe en racine, avec une parfaite bĂ©atitude. route la matinĂ©e on marcha sur Verneville Ă travers bois. Le bruit sâĂ©tait rĂ©pandu quâon battait en retraite au lieu de pousser de lâavant, et une honte instinctive troublait la ' G longue colonne. On commença de regarder de travers les prisonniers qui suivaient le mouve- ment en philosophes, le sergent Ă leur gauche. f Ils portaient chacun deux sacs, parmi lesquels celui de Montagneau quâils sâĂ©taient disputĂ©. Le vieux essaya de savoir leurs noms, mais il y renonça, ses hurlements en patois nĂšgre nâobtenant que de calmes rĂ©ponses indĂ©finiment variĂ©es. Il prit le parti de les numĂ©roter Une et Deusse; ils avaient fini par rĂ©pondre sans hĂ©sitation quand le vieux appelait Pfuit... ici Deusse... ici Une... » la compagnie en oublia ses prĂ©oc- cupations et sa rancune, dâun bout Ă lâautre câĂ©taient des sifflements Pfuit... ici vite... tout beau... Une, Deusse. » Eux riaient bon- nassement, consultaient leur maĂź- tre du regard et filaient, malgrĂ© le poids des sacs, portant dâici, de lĂ , des paquets de tabac ou du papier Ă cigarettes. Les autres com- pagnies les appelaient aussi, mais bien dressĂ©s, ils ne tournaient mĂȘme pas la tĂȘte ; la ^ du 3 e Ă©tait toute fiĂšre de les possĂ©der Ă elle seule. Deusse avait un grand mal au pied, sa botte lui mordait le talon, il courait en boĂźtant avec de sourdes plaintes, et comme il paraissait souffrir, lâenvie reprit de le taquiner, on trouvait trĂšs amusant de le faire trotter plus souvent quâĂ son tour pour se rĂ©galer de son allure grotesque et de ses grimaces. Montagneau et sa section entrĂšrent dans une colĂšre folle, ils obligĂšrent les pro- priĂ©taires des sacs chargĂ©s sur le rouget Ă les reprendre, on se chamailla, finalement sur la lisiĂšre des genivaux le vieux coupa un bĂąton quâil donna au blessĂ©. A onze heures, on sâarrĂȘta Ă Verneville, prĂšs du chĂąteau. Sur la gauche, des mitrailleuses trĂšs Ă©loignĂ©es crĂ©pitaient. Les tron- çons des divers corps se ressoudaient dans le village. On cassa une croĂ»te, et Deusse ĂŽta de sa botte son pied endolori. Une le contemplait trĂšs triste et le rĂ©confortait de son mieux, effrayĂ© Ă la pensĂ©e de continuer seul sa route, perdu au milieu de cette armĂ©e, et ces deux houzards rouges parmi les lignards excitaient la curiositĂ© des allants et venants, on faisait cercle, une lĂ©gitime considĂ©ration rejaillissa t sur Montagneau qui exhibait ses rou- gets comme Ă la foire. Il disait Vous savez, câest Ă moi ces gars-lĂ , je les ai dressĂ©s un peu mieux affirmer ses droits de pro- il se transformaen garde-malade, du prisonnier avec un bout de chandelle, et tail- chiquement. » Pour priĂ©tĂ© et les consacrer, Il oignit la plaie vive lant artistement Ă mĂȘme le cuir ? '' } de la botte, il y dĂ©coupa une ouverture circulaire Ă lâendroit oĂč elle mordait LĂ , fit-il. content de son ouvrage, chausse-moi ça maintenant. » Lâes- tropiĂ© lui prit la main, le vieux ne la retira pas, et aux remer- 84 FIGARO ILLUSTRĂ ciements baragouinĂ©s par Deusse, il se sentit Ă©mu. Eh bien quoi ! balbutia-t-il, es-tu pas un homme aussi ? DĂ©cidĂ©ment câest trop bĂȘte de sâentretuer sans savoir pourquoi... » Autour de lui on approuva, et, sans raison, sans plus de raison quâil nây en avait hier de taquiner et de torturer les rougets, les troupiers furent saisis dâune commisĂ©ration attendrie, un peu bĂȘte; lâun dâeux voulait absolument donner au Prussien ses souliers de rechange, un autre prĂ©tendit partager avec lui lâeau-de-vie de son bidon, un troisiĂšme lui offrait du tabac fin ; la con- tagion gagnait. Montagneau dut sâinter- poser pour arrĂȘter ce dĂ©chaĂźnement de grandeur dâĂąme. Au fond il Ă©tait jaloux de son monopole, et on Ă©tait en train de lui filouter ses rougets. Ceux-ci commençaient Ă perdre de leur crainte rĂ©vĂ©rentielle, ils montraient le sergent du doigt en rĂ©pĂ©- tant Bon pĂąpĂą... bon pĂąpĂą... » Lâassis- tance en dĂ©lire clamait sur tous les tons Eh ! bon pĂąpĂą... ohĂ©. » Le vieux Montagneau riait aussi, enchantĂ© de lâimportance de son rĂŽle de cornac. A deux heures on repartit dans la direction du nord-ouest, en lon- geant de grands bois. Les rougets de Montagneau marchaient allĂšgre- ment, Deusse ne boitait plus. Trouvant lourde leur charge de sacs, ils sâĂ©taient sans façon sou- lagĂ©s de la moitiĂ© ; personne ne sâen offensa, on se contentait de blaguer Ah ! les rossards, ils la connaissent dans les coins. » Puis on leur apprit Ă jurer en français, et. toutes les ordures possibles de corps de garde. Ils Ă©corchaient lâargot Ă plaisir et semblaient sâamuser plus encore que leurs vain- queurs. A chaque pause, de nouveaux amis se rĂ©vĂ©laient, câĂ©tait une mode, un sport, on ne pouvait plus se passer d'eux. A quatre heures ils ne portaient plus de sac et lam- paient Ă tous les bidons, on les appelait Ma vieille bran- che, mon vieux colo, » et ils faisaient leur choix entre tant de camarades, conservant nĂ©anmoins pour le sergent une sorte de considĂ©ration mi-familiĂšre, mi-protectrice. A la nuit, on franchit la route de Briey, ils titubaient lĂ©gĂšrement, non plus de fatigue, et psalmodiaient de vieux lieds monotones. La section de Montagneau et le sergent lui-mĂȘme avaient tellement fraternisĂ© avec eux que des protestations affec- tueuses et rudes sâĂ©changeaient, assez incohĂ©rentes, faute de pou- voir se comprendre, entre les lignards allumĂ©s et leurs captifs; or. comme elles se terminaient par de. bonnes claques sur le ventre, il nây avait pas Ă sây tromper câĂ©tait Ă la vie, Ă la mort. DerriĂšre Saint-Privat on sâarrĂȘta. Les compagnies sâĂ©parpillĂšrent, en quĂȘte de mangeaille, et les houzards furent de la fĂȘte. GrĂące Ă leur flair national, ils dĂ©couvrirent des pommes de terre, et la randonnĂ©e Ă©chevelĂ©e, dans une demi-ivresse, invisible aux officiers, dura longtemps, Ă la dĂ©bandade. Quelle noce nies amis ! Les bidons nâĂ©taient pas vides, et les patates cuites sous la cendre chaude des feux remplissaient les estomacs comme du mortier. Quelle noce ! Ils sâempiffraient tous, tous, les petits lignards attendris et benĂȘts qui sâĂ©taient conduits en hĂ©ros la veille, ils bĂąfraient, les rougets, Ă bouchĂ©es dâogres. Montagneau, gonflĂ© Ă crever, contait quâĂ Magenta il avait dressĂ© trois Autrichiens, oui, trois... Un tintamarre coupa son discours, et un piquet de gendarmes Ă cheval, en manteaux sombres, Ă doublure Ă©carlate, sâarrĂȘta Ă dix pas. Le brigadier sâavança et dit Salut la sociĂ©tĂ©, lâadju- dant-major mâenvoie rapport aux prisonniers quâil faut mener au quartier gĂ©nĂ©ral. » Montagneau se leva trĂšs digne et rĂ©flĂ©chit une seconde, enfin il parla en pesant ses mots Les rougets câest Ă nous... Câest notre bien, quoi? et puis câest nos amis... Pas vrai, vous autres ?... » Vingt hommes approuvĂšrent bruyamment. Le brigadier haussa la main, ramassant sa bĂȘte. Le vieux continua C'est nos amis... dâabord câest nous qui les avons cueillis, alors vous ne les aurez pas... hein, câest entendu ? » Le brigadier, sans bouger, prononça Avancez. » Les che- vaux du piquet, rassemblĂ©s par Ă -coups, sâenlevĂšrent et sâĂ©brouĂš- rent bruyamment. La flamme Ă©clairait les silhouettes Ă©normes des cavaliers, un mauvais murmure de rĂ©volte gronda autour du feu . Le brigadier reprit sans se fĂącher le moins du monde Vous nâallez pas les faire monter en Ă©pingles peut-ĂȘtre... Au trot, cnlevez-moi cette ra- caille-lĂ . » â Racaille toi-mĂȘme, tonna le sergent. Ah! vilain cognard, tu nous embĂȘ- tes... Attends un peu. » Les troupiers sâĂ©taient dressĂ©s, menaçants; ils protĂ©geaient les deux Alle- mands. Quelquâun cria Tapons dessus sâils veu- lent nous les prendre. » Les gendarmes foncĂšrent, lents et irrĂ©sistibles sur les lignards, les disjoigni- rent, les culbutĂšrent, deux poignes solides attrapĂšrent les prisonniers ahuris, et lorsque Montagneau, cha- .virĂ© par lâabordage, se releva non sans peine, Ă cause aussi des toasts fra- . ternels, le piquet Ă©tait loin, et les sabots des chevaux rĂ©sonnaient, assourdis dans la nuit. Autour du feu, les trou- piers rassemblĂ©s et dĂ©jĂ indiffĂ©rents pelaient leurs pommes de terre, le clairon, tĂ©tant une gourde, dĂ©clara en sâessuyant les lĂšvres Tiens, câest la bouteille aux rougets... quel malheur quâon nâen ait pas dĂ©moli plus de ces sales bĂȘtes-lĂ ! » HENRI ALLAIS. Illustrations de EugĂšne Courboinj. PIERRE O U T I N Il est interdit de vendre sĂ©parĂ©ment cette reproduction ] LE GALANT JARDINIER MONSIEUR TROUBADIN Par P. CARO â DeuxiĂšme Partie * â J e mâattendais Ă ce que M. Troubadin, le lendemain, fĂźt valoir son zĂšle, son dĂ©vouement pour Ninette,... il nâen fut rien. M. Troubadin garda modestement le silence, et nous nâeĂ»mes guĂšre le loisir de nous en Ă©tonner. En effet, au moment oĂč nous nous disposions Ă partir, vers sept heures du matin et, quâinstallĂ©s dĂ©jĂ , ma sĆur, mes frĂšres et moi avec grand-pĂšre, dans le vaste cabriolet Ă six places, nous nâattendions plus que ma mĂšre, elle nous fit dire que Luce venait de se trouver subitement malade et quâelle ne pouvait la quitter en cet Ă©tat. Ce fut une consternation. Lili, toujours tendre et dĂ©vouĂ©e, courut offrir ses services que, du reste, lâon nâaccepta pas. Luce avait une fiĂšvre ardente, se plaignait de courbature et son agita- tion, ses paroles incohĂ©rentes faisaient craindre une grande mala- die. Il nous fallut partir sans notre mĂšre qui ne voulut pas laisser sa maison dans ce dĂ©sarroi et prĂ©fĂ©ra rester avec le babv. Cet incident dĂ©sorganisait, au dernier moment, la partie projetĂ©e et pesa tout le jour sur notre joie qui, sans cela, eĂ»t Ă©tĂ© parfaite, car le temps fut radieux, malgrĂ© la saison; nous Ă©tions Ă la mi-octobre , la rentrĂ©e des classes sâĂ©tant trouvĂ©e retardĂ©e cette annĂ©e-lĂ par suite de je ne sais quelle Ă©pidĂ©mie. Nous avions hĂąte dâapprendre ce que le mĂ©decin augurait de la pauvre Luce que nous aimions beaucoup pour son intaris- sable bonne humeur et sa complaisance. A notre retour, le soir, rien nâĂ©tait changĂ© ; la fiĂšvre durait et lâĂ©tat nerveux Ă©tait extrĂȘme. Certains symptĂŽmes faisaient pressentir une maladie dangereuse. Ma mĂšre, horriblement tourmentĂ©e, se demandait si elle devait garder la pauvre fille au milieu de ses enfants et ne se sentait pas le courage pourtant de lâexiler. Pendant quelques jours, lâanxiĂ©tĂ© et le chagrin rĂ©gnĂšrent dans la maison. M. Troubadin, lui-mĂȘme, parut intĂ©ressĂ© au danger qui menaçait notre pauvre petite bonne, sans rien perdre nĂ©anmoins de sa mine fleurie et de son appĂ©tit gaillard. Le quatriĂšme jour, la fiĂšvre tomba et la gaietĂ© revint au logis avec la santĂ© de Luce. Cette crise lui laissa cepen- dant des traces profondes; elle ne reprit ni ses couleurs ni son entrain. Elle ne se mĂȘlait plus volontiers Ă nos jeux et prĂ©tendait que les histoires la fatiguaient. Son esprit semblait frappĂ© ; sou- vent, nous la surprenions pleurant ; la nuit, elle criait pendant son sommeil et se dĂ©battait dans des cauchemars qui lâĂ©pui- saient. Sur ces entrefaites, mon pĂšre revint ; il fut frappĂ© de son amaigrissement et de sa pĂąleur et voulut lâobliger Ă consulter de nouveau le mĂ©decin ; elle sây refusa obstinĂ©ment en assurant quâelle se portait parfaitement. Puis, brusquement, quelques jours plus tard, elle demanda Ă retourner chez ses parents, au fond du bocage normand, Ă Saint-Jean-des-Bois, et rien ne put la retenir. A toutes les instances, elle rĂ©pondait en pleurant quâelle avait le mal du pays, quâelle ne pouvait se remettre quâen respirant lâair natal. Elle promit de revenir dĂšs quâelle serait fortifiĂ©e et nous quitta avec des sanglots, dans une sorte de dĂ©sespoir superstitieux. Câest un sort quâon lui a jetĂ©, grommelait la vieille Marie, et câest pas bien malin de deviner le sorcier. â Que voulez-vous dire? demanda un jour ma mĂšre. A-t-elle eu Ă se plaindre de quelquâun ou de quelque chose ? â Quant Ă se plaindre, elle sâest pas plainte... Mais, croyez- vous quây ait de lâagrĂ©ment Ă servir tout ce vilain monde,... avec ce gros hanneton Ă lunettes quâest toujours lĂ Ă vous bourdonner un tas de bĂȘtises aux oreilles. » Oui, tout le monde Ă©tait las de la famille Troubadin, et mon pĂšre ne put cacher son dĂ©sappointement, lorsquâil apprit que pendant son absence, le digne Ulysse avait suspendu toutes dĂ©marches et refusĂ©, sous un prĂ©texte frivole, une place de com- mis chez un gros marchand de bois. On Ă©tait arrivĂ© Ă un point dâexaspĂ©ration refoulĂ©e qui devait fatalement amener une rup- ture. M. Troubadin en fournit lui-mĂȘme lâoccasion. Nous avions, ma sĆur et moi, un goĂ»t vif pour la lecture ; les Contes de Perrault , les Mille et une Nuits , mises Ă la portĂ©e de la * Voir le Figaro illustrĂ©, fascicule d'Octobre 1891. jeunesse, la littĂ©rature du fantastique, le merveilleux surtout nous ravissaient. Ce fut ce qui suggĂ©ra sans doute Ă M. Troubadin lâidĂ©e de nous offrir des livres quâil tira de dessous sa redingote, avec un air de solennitĂ© et de confidence, un jour quâil nous trouva seules Ă la salle dâĂ©tudes. Acceptez ceci, mes petites chattes, câest un dĂ©bris de mes antiques splendeurs et cette lecture vous divertira parfaitement... Je vous prie seulement de ne pas parler de ce cadeau Ă vos parents... Ma situation ici est dĂ©licate,... trĂšs dĂ©licate... Je reçois une hospitalitĂ© gĂ©nĂ©reuse, oui... il mâest per- mis de lâappeler gĂ©nĂ©reuse, puisque, en effet, on ne me doit rien. On verrait peut-ĂȘtre dans le don de ces petits livres une façon indirecte de mâacquitter,... vous sentez bien?... et vos parents pourraient sâen trouver blessĂ©s dans leur dĂ©licatesse... jâen serais au dĂ©sespoir... Ainsi donc, ne parlez de rien et lisez cela pour me faire plaisir. » Il dĂ©posa sur les genoux de Lili quatre petits volumes reliĂ©s en maroquin vert et dorĂ©s sur tranches. Nous ne savions que rĂ©- pondre et nous Ă©changions des regards indĂ©cis, peu accoutumĂ©es aux prĂ©sents, Ă©blouies un peu aussi par la riche reliure. Il nous pressa dâaccepter Prenez, prenez, mes bonnes petites, câest le don dâun pauvre homme... Quand je serai loin vous pourrez en parler Ă votre mĂšre sans inconvĂ©nient... » Il ajouta dâun ton insi- nuant en sâadressant spĂ©cialement Ă Lili et se penchant tout prĂšs de son oreille Jusque-lĂ nous garderons nos secrets, nâest-ce pas, belle Lili... Vous lirez ces jolies histoires et nous en cause- rons entre nous. Si... Si quelque chose vous embarrasse, je vous lâexpliquerai... Soyez tranquille, petite amie, je vous expliquerai tout, parfaitement.... parfaitement... Charmante Lili,... vous comprendrez trĂšs vite... » Je ne sais ce qui, dans ses paroles, dans sa voix, ses regards clignotants Ă travers ses verres bleus, dans ses façons insidieuses, offensa ma sĆur... Elle se leva, comme effrayĂ©e, et, malgrĂ© sa douceur, Ă©loigna les livres, avec un geste de rĂ©pulsion... Il changea de ton aussitĂŽt, se tourna vers moi. III 22 86 FIGARO ILLUSTRĂ Vous, amie, brunette, vous vous amuserez Ă lire cela... il y a de bons tours, vous verrez, et des aventures trĂšs drĂŽles... Vous rirez, je vous le prĂ©dis... â Quâest-ce que câest?... Montrez. » AllĂ©chĂ©e par lâidĂ©e des bons tours et des aventures, jâouvris un des volumes oĂč je lus Contes moraux , de Marmontel. M. Troubadin nous avait quittĂ©es avec un sourire, en me voyant prendre le livre. Contes moraux!... tu vois? dis-je Ă Lili ; nous pouvons lire cela. » Elle secoua la tĂȘte. Je ne sais trop,... je ne crois pas. â Moi, je sais, repris-je un peu impatiente, Contes moraux , câest bien clair !... câest fait pour les enfants. » Et je courus mâasseoir avec un des volumes, sur une pierre plate, une sorte de large banc adossĂ© Ă la margelle du puits dans lâangle dâun mur; un grand rosier de Hollande, attachĂ© en espa- lier, y faisait de ses branches retombantes, mĂȘlĂ©es aux fines ramures dâun jasmin, une sorte de berceau parfumĂ©. CâĂ©tait mon lieu de retraite prĂ©fĂ©rĂ©, mon cabinet de mĂ©ditation, dont la chatte Zizi me disputait seule la jouissance. Pour ne pas retarder mon plaisir par un conflit inutile, je pris la chatte sur mes genoux et jâappuyai le livre sur ses flancs moelleux, tigrĂ©s de gris et" de jaune, comme sur un pupitre. Je commençai ma lecture. Ce que je lus a laissĂ© peu de traces dans ma mĂ©moire ; peut-ĂȘtre la belle reliure verte et la tranche dorĂ©e mâavaient-elles donnĂ© une idĂ©e exagĂ©rĂ©e du contenu. Je trouvai lâhistoire prise au hasard parmi plusieurs autres, de tout point infĂ©rieure Ă Peau dâ Ane ou Ă /â Adroite Princesse ; il sâagissait, comme en ce dernier conte, dâun jeune gentilhomme qui sâintroduit par ruse dans une tour; la tour, cette fois, Ă©tait un monastĂšre de femmes. Le traĂźtre sâĂ©tait revĂȘtu dâun costume de religieuse, ce que je trouvai fort dĂ©placĂ©; â ainsi dĂ©guisĂ©, il trompe l'abbesse et obtient la permission de passer la nuit parmi les nonnes. Jâen Ă©tais lĂ , fort impatiente dâarriver au moment oĂč il allait ĂȘtre dĂ©masquĂ© et chĂątiĂ© selon ses mĂ©rites, lorsque survint mon pĂšre, dont je nâavais pas entendu lâapproche Que lis-tu lĂ ? » Je rougis, fort interdite et tendis, en tremblant, le volume. Qui tâa donnĂ© cela? » Je nâavais pas lâhabitude de mentir et je dis la vĂ©ritĂ©, le cadeaĂč, la recommandation de nâen pas parler et toutes les raisons Ă lâap- pui, qui me semblaient maintenant exĂ©crables, car jâavais, devant le front sĂ©vĂšre de mon pĂšre, un vif et trĂšs clair sentiment de ma faute. Quâest-ce que tu as lu ?... Raconte. » JâĂ©tais Ă©tranglĂ©e de crainte; cependant lâespĂ©rance de dĂ©sarmer mon pĂšre par une prompte obĂ©issance et par un rĂ©cit proprement fait, sans de trop grosses fautes de langage, me donna du courage, et je contais lâhistoire du mieux que je pus. La naĂŻvetĂ© de mon rĂ©cit sans doute le rassura; sa physionomie se radoucit. Il se contenta de me rappeler quâune fille ne doit rien lire sans la permission de sa mĂšre et il emporta les volumes. Jâen fus quitte pour la peur. Jâaurais bien voulu savoir la fin de lâhistoire, com- ment le chevalier fĂ©lon fut confondu et puni, mais je ne le sus point, et ne le sais mĂȘme point encore Ă lâheure tardive oĂč je suis arrivĂ©e. Ce petit incident dĂ©goĂ»ta dĂ©finitivement mon pĂšre de son rui- neux protĂ©gĂ© et, comme il sâoffrit en ce moment un parti assez avantageux pour Ulysse Troubadin, il lui dĂ©clara trĂšs fermement que si, par malheur, cette position nâĂ©tait pas Ă sa convenance, il renonçait Ă trouver mieux et lâengageait Ă se pourvoir dâun domicile et de moyens dâexistence. Lâex-libraire se redressa dans sa dignitĂ© blessĂ©e et sa redingote bleu-indigo. Il suffit, mon- sieur, il suffit! Du moment que je vous gĂȘne,... que ma femme mourante,... mes enfants, vous gĂȘnent! â Il ne sâagit pas de cela, monsieur Troubadin. Je crois seu- lement que votre intĂ©rĂȘt Ă©vident est de vous fixer Ă quelque fonc- tion qui crĂ©e votre indĂ©pendance. âą â Bien, bien !... Je sais ce que jâai Ă faire. Inutile dâinsister, mon cher monsieur. Ce nâest pas Ă moi quâil faut apprendre la dignitĂ©, je pense! Je sais souffrir, monsieur, je saurai mourir, sâil le faut. â Que diable chantez-vous de mourir! On vous offre une place, une maison, des Ă©moluments convenables. â Je sais, monsieur... Dieu merci, je ne suis pas sur le pavĂ©, rĂ©duit Ă tendre la main, Ă mendier le pain de lâaumĂŽne !... Câest un pain trop amer!... Je saurai me tirer dâaffaire, Monsieur,. . sans recourir Ă des bienfaits quâon me reproche... â Pour cela, par exemple... â Jâai le cĆur haut placĂ©, Monsieur, sachez-le, je vais quitter cette maison,... cette demeure oĂč jâĂ©tais venu confiant,... sur la foi de lâhospitalitĂ©. . . cette demeure que je me plaisais Ă considĂ©rer comme la mienne... â Il me semble pourtant... â Non, Monsieur, non !... jâĂ©tais venu, les bras, le cĆur ou- vert, prĂȘt Ă vous chĂ©rir... comme un frĂšre.. . Ă chĂ©rir votre femme... comme la mienne... vos enfants, comme Phrasie et Toto... » Il mit sa main droite sur ses yeux, tandis que ses Ă©paules Ă©taient agitĂ©es de mouvements saccadĂ©s comme sâil comprimait des sanglots, et aprĂšs deux ou trois petits gestes de la main gauche, en signe dâadieu, il sâĂ©loigna dâun pas théùtral en rĂ©pĂ©tant Non, monsieur, non... vraiment non ! » VoilĂ un Ă©trange animal ». murmura mon pĂšre stupĂ©fait du tour imprĂ©vu de la confĂ©rence. Il est juste de dire que la position offerte Ă M. Troubadin nâavait rien de splendide ; il sâagissait de tenir les Ă©critures pour le corppte du directeur de la Maison centrale de Beaulieu. Il devait de plus exercer une certaine surveillance sur la domesticitĂ© de la maison, moyennant quoi on lui assurait un logement dans un pavillon indĂ©pendant avec un jardinet, et un traitement men- suel suffisant pour le faire vivre avec sa famille. Ce fut un moment bien agrĂ©able que celui oĂč nous vĂźmes FIGARO ILLUSTRĂ 8 7 arriver le cabriolet Ă deux roues qui devait emporter le quatuor des Troubadin vers de nouvelles destinĂ©es. La malade ne cessait de gĂ©mir HĂ©las ! mon Dieu, que vais-je devenir? qui prendra soin de moi le jour et la nuit?... Ah ! que vous ĂȘtes heureuse, vous, disait-elle Ă ma mĂšre, de pouvoir payer des servantes ! Que je voudrais donc avoir, moi aussi, une maison Ă moi, et nâĂȘtre pas condamnĂ©e Ă traĂźner ainsi mes os de place en place ! » Comme, malgrĂ© sa bontĂ©, ma mĂšre ne pouvait pas lui donner sa maison, elle se contenta dâentasser auprĂšs dâelle une petite pro- vision de sucre et de chocolat, de confitures, accompagnĂ©e de quelques bonnes paroles dâencouragement. Nous nous sĂ©parĂąmes, ma sĆur, mes frĂšres et moi, sans aucun regret de Phrasie et de Toto, qui nous Ă©taient demeurĂ©s aussi Ă©trangers que si nous Ă©tions des ĂȘtres de race diffĂ©rente et parlant une autre langue. Je ne sais quoi en eux nous inspirait un invin- cible Ă©loignement. Nous Ă©changeĂąmes de froids adieux et ils grim- pĂšrent dans la voiture avec lâindiffĂ©rence de petits animaux sauvages, sans mĂȘme tourner la tĂȘte vers ceux quâils quittaient. Il nous fallut ensuite subir les effusions de lâex-libraire et recevoir, avec une rĂ©pugnance Ă peine dissimulĂ©e, sur nos joues, les baisers de sa bouche lippue. Il avait une façon Ă©paisse et humide dâembrasser qui nous rĂ©voltait. La pauvre Lili sortit de son Ă©treinte pĂąle de dĂ©goĂ»t..." Il prit congĂ© de mes parents avec une dignitĂ© froide, en homme quâon a offensĂ© et qui met sa gran- deur dâĂąme Ă pardonner. Il poussa lâoubli des injures jusquâĂ emprunter vingt francs pour payer la voiture, et une vieille montre de mon grand-pĂšre quâil jugeait nĂ©cessaire Ă ses nouvelles fonctions. Lâexactitude doit ĂȘtre ma vertu, » dit-il; mais, com- ment serais-je exact, si je ne sais pas lâheure? Cette montre me sera vraiment utile ; je vous remercie, Monsieur. Ce nâest pas, croyez-le bien, que je compte la garder longtemps. Oh ! non, non. Je vous la rapporterai sous peu de jours. Elle va bien, jâespĂšre ? â Peut-ĂȘtre avance-t-elle de quelques minutes. . â Ah! diable... Ah! diable! Câest dĂ©sagrĂ©able... Enfin!... MalgrĂ© tout, je vous remercie, mon cher Monsieur. » Il glissa la montre dans son gousset, aprĂšs lâavoir attachĂ©e Ă une grosse chaĂźne de similor qui ballottait Ă vide sur son ventre... Allons ! si vous venez de notre cĂŽtĂ©, quelque jour en vous pro- menant, entrez un instant; cela nous fera plaisir... Pas vrai, bonne amie ? » Bonne amie, oppressĂ©e par la toux de sa poitrine haletante, ne put pas rĂ©pondre. Le cocher fit claquer sa langue, jura deux ou trois fois, donna un coup de fouet et le cheval commença Ă trotter en levant haut le pied et se secouant dâun air bourru ; bientĂŽt la voiture disparut au tournant du chemin, entre deux bordures de haies Ă©pineuses, en ce moment privĂ©es de feuillage. Quelle sensation dĂ©licieuse, quand enfin nous nous retrou- vĂąmes seuls ! Comme la maison, les fenĂȘtres, les murs mĂȘmes, semblaient rire allĂšgrement parmi les arbres dĂ©pouillĂ©s ! Que le jardin Ă©tait plaisant, lâair libre et embaumĂ© ! Et que nos Ăąmes se sentaient lĂ©gĂšres, Ă©panouies ! LâexcĂšs de notre satisfaction mesu- rait lâĂ©tendue des ennuis soufferts. Les semaines passĂšrent, puis les mois, lâhiver finit, le prin- temps vint, nous touchions au mois de juin et nous nâavions pas entendu parler des Troubadin ; ce silence nous Ă©tonnait sans nous dĂ©plaire. r Le grand-pĂšre cepen- ^ ^ Ă dant secouait sa tĂȘte blan- che. Cela nâest pas fini . Un jour ou lâautre, vous aurez de leurs nouvelles... Heureux sâils ne r e viennent pas l&SPfĂż A ici prendre leurs quartiers dâautomne. » Ma mĂšre protestait LâexpĂ©rience suffisait ils ne remettraient plus le pied Ă la maison, dĂ»t-elle, pour la premiĂšre fois, rĂ©sister au maĂźtre !» Il avait fallu plus dâun lessivage, des frottages acharnĂ©s pour enlever dans les piĂšces habitĂ©es par la tribu Troubadine. les traces de son passage... On avait dĂ» mĂȘme tapisser Ă neuf les chambres et cette dĂ©pense imprĂ©vue avait mis le comble au dĂ©plaisir de ma mĂšre. Grand-pĂšre cependant disait vrai un jour, Ă la sortie du lycĂ©e, mon pĂšre fut abordĂ© par M. Dunoyer, le directeur de la Maison centrale de Beaulieu, qui dĂ©sirait lui parler de son protĂ©gĂ©. Il a une intelligence suffisante... Mais, il est paresseux, et manque dâexactitude... Je veux croire que lâĂ©tat de sa malheureuse femme est pour quelque chose dans ce dĂ©faut de ponctualitĂ© la pauvre crĂ©ature agonise... Aussi, je prends patience... Mais si M. Trou- badin est inexact en ce qui le concerne, il est, au contraire, dâune duretĂ© extrĂȘme Ă lâĂ©gard de ses subordonnĂ©s... Certes, il faut de la surveillance, il faut aussi de lâĂ©quitĂ©, de la prudence. M. Trou- badin se fie et se dĂ©fie avec une Ă©gale lĂ©gĂšretĂ©. Il est dĂ©jĂ redoutĂ© et haĂŻ de tout le personnel. â ExcĂšs de zĂšle, peut-ĂȘtre ? dit mon pĂšre, dĂ©sireux de lui trouver des excuses. â ExcĂšs de zĂšle,... ou calcul?... Je crains quâil nây ait au fond de tout cela, quelques vues intĂ©ressĂ©es,... des ambitions... injustifiables. Oh! ce nâest quâun soupçon... Mais ne sâest-il pas avisĂ© de suspecter la probitĂ© de lâĂ©conome, un vieux, intĂšgre ser- viteur,... inattaquable!... Et, Monsieur, son rapport Ă©tait fait de telle sorte, les preuves entortillĂ©es si habilement quâun instant, moi qui connais lâĂ©conome depuis de longues annĂ©es, jâai eu peur!... Et jâai fait de la peine, une peine injuste, Ă cet honnĂȘte homme... â De quoi se mĂȘle-t-il?... Il nâa pas charge de surveiller lâĂ©conome ! sâĂ©cria mon pĂšre avec humeur, car il avait horreur de la dĂ©lation et de toutes menĂ©es sournoises. â ExcĂšs de zĂšle,... ou plutĂŽt calcul, ainsi que je le disais tout Ă lâheure, car il sâoffrait Ă tenir lâemploi â Ă titre provisoire, â si ses soupçons Ă©taient trouvĂ©s fondĂ©s... Ceci rĂ©vĂšle, nâest-il pas vrai, des chimĂšres dâambition dangereuse... Je vous serais obligĂ©, Monsieur, de lui parler, de lui faire comprendre la nature et les limites de ses attributions... Il vous doit beaucoup. Je crois quâun avertissement de votre part aurait dâutiles effets... » Mon pĂšre, fort ennuyĂ©, rĂ©solut pourtant de faire une visite aux Troubadin, le jeudi suivant et, comme le temps Ă©tait beau, quâun tiĂšde soleil de juin riait dans le ciel bleu, il nous emmena, Lili, Robert et moi. Le pied leste, trĂšs joyeux, nous nous acheminĂąmes vers la prison de Beaulieu, Ă deux kilomĂštres Ă peine de la ville. En quelques minutes, nous atteignons lâoctroi, et nous voilĂ en rase campagne, dans les champs Saint-Michel, courant au fond dĂ©s chemins creusĂ©s dans le sol gras et mou par les- lourdes char- rettes, entre deux pentes gazonne'es fleuries de marjolaines, de milleperthuis et de pĂąquerettes, et tapissĂ©es par places du velours violet des thyms sauvages. Sur le haut du talus, la plaine unie et vaste, rasĂ©e par une fraĂźche brise marine se dĂ©roulait jus- quâaux limites de lâhorizon, sans autres accidents que de rares bouquets dâarbres dâoĂč sortait un clocher ; et tout prĂšs, sur la gauche, le grand quadrilatĂšre de Beaulieu, ses longues façades blanches, ses hauts toits dâardoise reluisaiĂŻt au soleil et les fines aiguilles Ă©lancĂ©es de ses paratonnerres. Lâair Ă©tait vif, nourri de substantielles Ă©manations salines, des arĂŽmes puissants de la mer quâapportait par bouffĂ©es le vent du large; sous nos pieds, dans lâherbe, sautillaient des grillons et lâalouette chantait du haut de la nue. Il nous fallut peu de temps pour arriver au village de la Maladrerie, groupĂ© tout autour de la Maison centrale et pour dĂ©couvrir le logis des Troubadin, â un seul Ă©tage au-dessus du rez-de-chaussĂ©e, sĂ©parĂ© de la route par un treillis de bois disloquĂ© et par une bande Ă©troite de terre oĂč des pivoines et des tournesols Ă©talaient leurs faces raides rongĂ©es de poussiĂšre. Par derriĂšre, un jardinet dĂ©passait la maison Ă droite et Ă gauche et lâon apercevait par-dessus la haie dâĂ©pines mal taillĂ©e et que dĂ©voraient des chenilles, quelques lĂ©gumes jaunissants, des allĂ©es envahies par la mauvaise herbe, et des pommiers, des quenouilles de poiriers Ă©tran- glĂ©s par la sĂ©cheresse. Au rez-de-chaussĂ©e, madame Troubadin, seule, sur son lit en dĂ©sordre, se lamentait Ă voix haute; le visage creusĂ© avait la lividitĂ© dâun cadavre, une agitation incessante faisait rouler sa tĂȘte de droite Ă gauche sur son oreiller malpropre et ses mains se prome- naient nerveusement le long des draps ; la couverture arrachĂ©e, tirĂ©e de travers, laissait, du lit Ă©ventrĂ©, sortir un des pieds dĂ©formĂ© par lâenflure, au bout dâune jambe osseuse de squelette. Tout dans la chambre, attestait la plus extrĂȘme incurie ; les restes du dĂ©jeuner, FIGARO ILLUSTRĂ assiettes et verres sales, Ă©taient restĂ©s sur la table, des savates Ă©culĂ©es traĂźnaient Ă terre, et sur la table de nuit bĂ©ante, des fioles, des bouteilles, une tasse sans soucoupe Ă©taient entassĂ©es dans un bain de tisane et de sirop. Ulysse nâest pas lĂ , dit-elle dâune voix basse et haletante, quand elle nous reconnut. Je suis seule,... toujours seule... Il est Ă lâĂ©tablissement,... lĂ -bas... toute la journĂ©e. Je ne le vois plus.. Euh ! euh !... je suis abandonnĂ©e... quelque jour on me trouvera morte,... sur mon grabat, sans secours,... sans personne... â OĂč donc est votre fille? â Je lâai envoyĂ©e lĂ ... bas,... demander... Jâavais envie... » Des quintes de toux lâempĂȘchĂšrent dâachever; elle retomba en arriĂšre, Ă©puisĂ©e... Et le garçon ? â Il joue donc... Faut-il pas que les enfants sâamusent? Jâaime mieux quâil aille au soleil avec les autres, plutĂŽt que de rester ici Ă me casser la tĂȘte... Ă faire un bruit dâenfer tout le temps... HĂ©las! HĂ©las! que je suis donc malheureuse. » Cependant Lili sâĂ©tait approchĂ©e dâelle et sâefforçait de rajuster les couvertures sur ses membres dĂ©charnĂ©s. Elle Ă©tait charmante ainsi, Lili, dans cette Ćuvre de charitĂ© spontanĂ©e, avec sa jolie tĂȘte blonde, ses grands yeux noirs candides et cette tendre expres- sion compatissante qui, seule, aurait suffi Ă la rendre belle. Sa petite main lĂ©gĂšre essuyait le front baignĂ© de sueur de la mourante et humectait ses lĂšvres brĂ»lĂ©es de fiĂšvre... Un peu rĂ©confortĂ©e, calmĂ©e par ces doux soins, madame Troubadin causa avec nous, tandis que mon pĂšre et le petit Robert se mettaient Ă la recherche de M. Troubadin. Je mâennuie, soupirait la pauvre femme ; les heures sont si longues... quand on souffre... que faire?... Mon mari absent tout le jour, je nâai que Phrasie, car le petit ne sait pas me soi- gner, et Phrasie mĂȘme nâest guĂšre entendue. Elle ne sait pas seulement allumer le feu,... ni essuyer une assiette... Je voudrais ĂȘtre morte dĂ©jĂ ! â Nâavez- vous personne pour faire votre mĂ©nage ? â Et lâargent?... OĂč trouver de lâargent?... Non, misĂšre et toujours misĂšre,... des dettes... criardes... Sans madame Dunoyer, la femme du Directeur, qui envoie sa servante plusieurs fois le jour avec des choses Ă manger, je ne sais ce que je serais devenue... â Elle est bonne, cette dame ? â SĂ»rement !... elle est bonne... Il nây a guĂšre de jours quâelle ne vienne mâapporter de petites douceurs,... du vin vieux,... des confitures... Ulysse a beau dire que ça ne coĂ»te pas Ă ceux qui ont de lâargent, moi, je dis quâil y a des riches qui ne donnent pas comme elle. » Phrasie rentra, portant sur ses bras un gros melon cantaloup. Les yeux de sa mĂšre brillĂšrent, elle se dressa, tendit ses longues mains dĂ©charnĂ©es. Donne, donne vite,... que jâen respire le parfum. » A cette Ă©poque, les chemins de fer ne portaient pas, comme maintenant, jusquâau fond des plus lointaines provinces, les fruits et les produits du Midi, et dans cette saison de lâannĂ©e, surtout en Normandie oĂč la terre est lourde et froide, le climat pluvieux, le soleil tiĂšde, les melons Ă©taient une ra- retĂ©, un objet de grand luxe. Vite, un couteau ! cria la malade; jâen veux... jâen veux tout de suite... Oh! que ça va ĂȘtre bon !... et frais... Jâai toujours si grandâsoif, si grandâsoif. Quand jâai vu ce matin la servante passer avec ce melon, quâon a fait venir exprĂšs de Paris, je me suis dit que ça me ferait du bien... Je nâai plus pensĂ© Ă autre chose ! » Pendant que nous cher- chions un couteau et que nous nous efforcions de le rendre Ă peu prĂšs propre, elle tenait le melon prĂšs dâelle, le humait, appuyait sur lâĂ©corce fraĂźche ses lĂšvres dessĂ©chĂ©es. Ainsi, madame Du- noyer a bien voulu ? reprit- elle, sâadressant Ă sa fille; tu nâas pas demandĂ© tout le melon, pourtant, Phrasie ?... Une simple tranche, nâest-ce pas?... â Oui,... rien quâune tranche... Elle Ă©tait avec sa fille, dans la salle Ă manger Ă ranger des fruits dans des corbeilles dorĂ©es. Mademoiselle a dit Il faudra mettre pour elle une tranche en rĂ©serve, mĂšre? » Madame a rĂ©pondu aprĂšs un moment Les malades nâaiment pas Ă attendre... Elle va sâirriter... je la con- nais, et, quand on lui portera sa part, cela ne lui fera plus plaisir... Envoyons le melon tout de suite, puisquâelle en a si grande envie... Nos amis me pardonneront de sacrifier leur plaisir Ă la fantaisie dâune pauvre malade. » Elle sâest alors tournĂ©e vers moi et mâa donnĂ© le melon... Je lâai pris bien vite et je suis partie avec... VoilĂ !... Et il est joliment lourd... Câest bien juste que jâen aie ma part. â Oui, câest juste, reprit la mĂšre... Ton pĂšre aussi, sâen rĂ©galera, et Toto... Les autres, lĂ -bas, auront encore assez de bonnes choses Ă manger... Les riches ne sont jamais en peine de plaisir ! » Mon pĂšre avait fini par trouver M. Troubadin et sâĂ©tait efforcĂ© de lui inculquer le sentiment exact de ses devoirs et de sa posi- tion. Il avait rencontrĂ© un acquiescement parfait Je comprends, mon cher monsieur, je comprends, avait rĂ©pondu le bon Ulysse. Peut-ĂȘtre ai-je pĂ©chĂ© dâabord par excĂšs de zĂšle... je lâavoue... Le dĂ©sir du bien, la chaleur gĂ©nĂ©reuse du sang, mâont induit en quelque prĂ©cipitation, en quelque erreur, je le reconnais. Tout le monde peut se tromper, nâest-ce pas ?... Mais la sagesse est venue... Soyez rassurĂ©... Vous nâaurez pas Ă rougir dâUlysse Troubadin. » Je ne sais si mon excellent pĂšre fut rassurĂ© par ces protesta- tions ! il se pourrait... Certaines races dâesprits croient le bien par besoin de nature... Son illusion, en tout cas, ne devait par ĂȘtre de longue durĂ©e. Madame Troubadin Ă©tait morte et enterrĂ©e depuis deux ou trois jours quand mon pĂšre reçut du directeur de la prison la lettre suivante Monsieur, Vous savez toute ma bonne volontĂ© pour rendre service Ă votre protĂ©gĂ©, le sieur Ulysse Troubadin ; je me suis empressĂ©, sur votre recommandation, de lui trouver un emploi dans mon administration. Je lâai tirĂ© de la misĂšre, et lui ai fait, Ă lui et aux siens, tout le bien que jâai pu. Voici ma rĂ©compense Je reçois du MinistĂšre de lâIntĂ©rieur copie dâune dĂ©nonciation Ă©crite et signĂ©e de ce mĂȘme Ulysse Troubadin. oĂč je suis accusĂ© de dĂ©tourne- ments, en complicitĂ© avec lâĂ©conome, de malversations, dâabus de pouvoirs et dâautres infamies ; je saurai me justifier sans peine; mais, vous comprendrez, Monsieur, que je ne me soucie pas de garder un instant de plus, auprĂšs de moi, ce dangereux misĂ©rable. Et, si je me permets un conseil, c'est que vous ne lui laissiez pas franchir une fois de plus le seuil de votre honnĂȘte maison. AgrĂ©ez, etc. » Ce fut pour mon pĂšre un chagrin et une mortification trĂšs vifs ; pour ma mĂšre et mon grand-pĂšre, un triomphe discret, le triomphe dâune finesse et dâune perspicacitĂ© supĂ©rieures ; pour les servantes, une satisfaction sans mĂ©lange; pour ma sĆur, mes frĂšres et moi, un Ă©lĂ©ment de drame plein dâintĂ©rĂȘt et de noirceur. Ulysse Troubadin ne jugea pas Ă propos de se prĂ©senter chez nous, il ne tenta pas davantage une justification par Ă©crit. U dis- parut avec ses enfants, sans tambour ni trompette, emportant , Ă dĂ©faut de notre estime, les petites sommes empruntĂ©es Ă di- verses reprises-, un ballot de draps et de serviettes prĂȘtĂ©s par ma mĂšre et la montre de grand-pĂšre. Il sâĂ©tait, nous dit-on, dirigĂ© sur Paris. Et nous pensions avoir irrĂ©vocablement fini avec M. Troubadin, mais il nous Ă©tait rĂ©servĂ© de prendre part Ă un bien autre drame inattendu et douloureux. Quelques semaines plus tard, un soir du mois de juillet, nous Ă©tions tous assis au jardin, aprĂšs le dĂźner, immobilisĂ©s par la chaleur qui avait Ă©tĂ© exces- sive tout le jour et qui durait encore; nous aspi- rions avec dĂ©lices les souf- fles errants dâune faible brise, attardĂ©e dans la plaine brĂ»lĂ©e de soleil. Mon pĂšre lisait, ma mĂšre achevait un tricot sous le jour tombant, le grand-pĂšre, un de ses petits-fils sur le genou, lâautre, debout entre ses jambes, contait des souvenirs de sa jeunesse guerriĂšre, que jâĂ©coutais ardemment. Lili rĂȘvait, le front levĂ© vers les petites Ă©toiles imper- FIGARO ILLUSTRĂ ceptibles, pĂąles et lointaines, qui apparaissaient Ă peine parmi les lueurs mourantes du couchant. Un coup de sonnette Ă la porte du jardin fit accourir Victoire, la nouvelle bonne dâenfants, une forte fille du pays dâAuge, rouge et mal dĂ©grossie, qui connaissait encore peu le service. Elle vint aussitĂŽt nous dire quâune femme insistait pour parler Ă Madame. Que me veut-elle? Quel air a cette femme? » Pour expliquer lâhĂ©sitation de ma mĂšre, il faut dire que plu- sieurs dĂ©tenus sâĂ©taient Ă©vadĂ©s rĂ©cemment de la prison de Beau- lieu, quâils erraient dans la campagne sous divers dĂ©guisements et que la prudence sâimposait dâautant mieux que notre maison Ă©tait fort isolĂ©e et Ă quelque distance de la ville. Ma fĂ© ! dit la grande Victoire, quel air quâelle a, je ne sais point; elle ne regarde quasiment pas drait ; on dirait quâelle se muche! se cache. â Enfin quâa-t-elle dit? â Quâelle est fatiguĂ©e, et elle demande Ă souper et Ă passer la nuit. » Cette demande insolite Ă©tait suspecte. Mon pĂšre se leva nous le suivĂźmes moitiĂ© par curiositĂ©, moitiĂ© par lâapprĂ©- hension du danger quâil pouvait courir en affrontant peut-ĂȘtre un forçat dĂ©guisĂ©. Pendant cette courte dĂ©libĂ©ration, la femme Ă©tait entrĂ©e dans le jardin, dont elle avait refermĂ© la porte et sâĂ©tait assise sur le seuil. Elle Ă©tait enveloppĂ©e dâune grande pelisse de campagne qui dissimulait entiĂšrement ses formes et, les coudes sur les genoux, tenait son visage cachĂ© dans ses mains. Ainsi ramassĂ©e, elle ne formait quâune masse sombre et informe. Mon pĂšre sâavança et dâun ton assez brusque demanda Quâest-ce que vous voulez?... Pourquoi entrez-vous ici sans y ĂȘtre autorisĂ©e? » Elle ne bougea ni ne rĂ©pondit. Il reprit avec un peu dâimpatience Qui ĂȘtes-vous? Que voulez-vous?... parlez. » La femme fit un effort pour se lever et nây put parvenir, mais ses mains tombĂ©es dĂ©couvrirent son visage et un mĂȘme cri dâĂ©ton- nement et de pitiĂ© nous Ă©chappa Luce ! » DĂ©jĂ la tendre Lili courait vers elle, ma mĂšre la retint Luce! rĂ©pĂ©ta-t-elle; dans quel Ă©tat, malheureuse fille! » Oh! oui, dans quel Ă©tat! le visage maigre, dĂ©colorĂ©, avec de larges taches de bistre sur le front et les joues, des yeux caves, Ă©teints, ses bons yeux si rieurs autrefois, â et, tout autour de la bouche, des sillons, des plis de misĂšre. Ma mĂšre lâobservait attentivement et elle reprit avec une sĂ©vĂ©ritĂ© inaccoutumĂ©e qui nous serrait le cĆur Que voulez- vous donc?... Comment ĂȘtes-vous venue ici ? » Dâune voix brisĂ©e, trĂšs basse, Ă mots entrecoupĂ©s, elle rĂ©pon- dit Je nâen puis plus... je suis venue Ă pied... â De Saint-J ean- des-Bois? Elle secoua la tĂȘte. â De la Maladrerie... Quand jâai su quâil Ă©tait veuf,... je suis partie... pour lui rappeler sa promesse,... il avait jurĂ©... de rĂ©parer le mal quâil mâa fait... dĂšs quâil serait libre... A cette seule condition,... jâavais gardĂ© le silence... Jâai tenu parole... Mais lui,... il mâa jetĂ©e dehors brutalement,... insultĂ©e,... frappĂ©e.... menacĂ©e... Il sâest moquĂ© de moi et est parti pour Paris sans rien entendre... Alors, jâai Ă©tĂ© malade... Une femme mâa recueillie,... soignĂ©e tant que jâai eu de lâargent... Je nâen ai plus... Que faire? Que devenir? â Elle sanglota Ă©perdument. â Jâavais tout supportĂ©,... la honte, les reproches... Vous 'comprenez? Câest dur pour dâhonnĂȘtes gens de voir leur fille en cet Ă©tat... Ils mâont crue coupable, malgrĂ© tout ce que jâai pu dire... Et pourtant,... je ne le suis pas, je le jure... Cet homme,... ce misĂ©rable... » Un coup dâĆil de mon pĂšre nous congĂ©dia et nous ne pĂ»mes entendre le reste de la douloureuse confession... Nous Ă©tions navrĂ©s du dĂ©sespoir de Luce, du bouleversement de sa jolie figure presque mĂ©connaissable, mais quâelle fĂ»t dĂ©solĂ©e Ă ce point de ne pas Ă©pouser M. Troubadin, cela passait notre comprĂ©hen- sion. Il faut quâil lui ait promis beaucoup dâargent, disions- nous; pourtant, elle sait bien quâil nâen a pas... Câest un men- teur ! » Cependant, soutenue par ma mĂšre, Luce avait Ă©tĂ© conduite Ă la cuisine ; sous sa vaste pelisse, dont elle restait enveloppĂ©e malgrĂ© la chaleur, elle nous parut grossie, Ă©paissie... BientĂŽt mon pĂšre revint, trĂšs pĂąle, soucieux. Nous marchions prĂšs de lui sans oser lâinterroger. Ma mĂšre, Ă son tour parut, lâair fort troublĂ©. Que faire ? demanda-t-elle Ă demi-voix. â La soigner et lui donner lâhospitalitĂ© jusquâĂ demain,... cela ne fait aucun doute. â Et aprĂšs? â Nous chercherons une maison oĂč on puisse la recevoir et nous lui ferons donner tous les secours nĂ©cessaires. Il nây a pas un autre parti Ă prendre. â Non, sans doute, soupira ma mĂšre. Le grand-pĂšre fit un geste violent. â Le gredin!... je vous avais bien dit que vous recueilliez une bĂȘte malfaisante. » Mon pauvre pĂšre Ă©tait trop chagrin pour chercher Ă sâexcuser. DĂšs la premiĂšre heure, le lendemain, il allait demander conseil Ă notre vieil ami et mĂ©decin, le docteur Ch..., qui lui indiqua une femme veuve, chez laquelle, moyennant une somme modique, on pourrait placer Luce, que le bon docteur promit de soigner de son mieux. A peine Ă©veillĂ©e, le lendemain, jâavais couru auprĂšs de Luce. installĂ©e dans une piĂšce basse Ă cĂŽtĂ© de la salle dâĂ©tudes. Jây trouvai Lili qui, penchĂ©e sur elle, une tasse de bouillon Ă la main, lui en faisait prendre quelques cuillerĂ©es. _ A la lumiĂšre crue du soleil levant, les ravages de sa pauvre figure Ă©taient plus frappants encore. Quand elle eut fini de boire, elle se laissa retomber en arriĂšre, accablĂ©e. Ne restez pas ici, dit-elle de sa voix basse, Ă©puisĂ©e; vos parents mâen voudraient de vous garder prĂšs de moi... â - Quelle idĂ©e!... Ce nâest pas la premiĂšre fois que nous entrons ainsi dans ta chambre ; si souvent, quand jâĂ©tais la plus matinale, je suis venue tâĂ©veiller pour agrafer ma robe ou dĂ©mĂȘler mes cheveux... Tu tâen souviens? â Oh ! oui,... câĂ©tait le temps heureux alors... câest fini, main- tenant... fini pour toujours... â Mais non,... quand tu seras rĂ©tablie, maman te reprendra bien sĂ»r... elle te regrette, je te lâaffirme. â Et moi donc ! sâĂ©cria-t-elle fondant en larmes, ah ! les annĂ©es passĂ©es chez vous, jây pense comme au Paradis... on Ă©tait alors si bon pour moi,... on lâest toujours, mais, ce nâest plus la mĂȘme chose... Si vous saviez ce quâil mâen a coĂ»tĂ© de venir frapper Ă votre porte,... en mendiante effrontĂ©e... Si jâen avais eu la force, je serais allĂ©e jusquâĂ la riviĂšre pour mây jeter... CâĂ©tait trop loin,... je ne pouvais plus me traĂźner... et, dans cette grande plaine nue, Ă©gale, pas un trou, pas mĂȘme une mare... â Oh ! Luce, quelles horribles choses tu dis lĂ ! Pourquoi nous fais-tu de la peine? â Câest que jâavais tant de honte,... et tant de peur... de votre III. 23 go FIGARO ILLUSTRĂ pĂšre surtout!... affronter son regard si sĂ©vĂšre, je nây pouvais penser sans trembler de tous mes membres... Et il a Ă©tĂ©' si bon,... si juste. Ah! que Dieu le be'nisse !... et vous tous aussi... Mais, partez, je serai plus tranquille. Viens, me dit Lili, nous la fatiguons... } Oui,... adieu, Luce... Mais, dis-moi,... je me rapprochai d elle et, baissant la voix â Quelle idĂ©e as-tu de vouloir Ă©pouser ce vilain homme,... ce Troubadin ?... Il te rendrait mal- heureuse,... pour sĂ»r... » Un flot de sang monta Ă ses joues, puis aussitĂŽt, elle devint blĂȘme Malheureuse?... ne le suis-je pas dĂ©jĂ ?., plus malheureuse que je le Qui peut ĂȘtre * T. - - ; â - suis!... Il nya plus de bon- heur pour moi dans la vie,... plus rien!... plus rien! que la douleur et la honte, la mi- sĂšre... » Sa voix Ă©tait dĂ©chirante. Elle pleurait, le visage cachĂ© dans lâoreiller et agitĂ©e de san- glots convulsifs. Nous ne sa- vions que lui dire et, craignant de la surexciter davantage, nous nous retirĂąmes tout attris- tĂ©es. Nous ne devions plus la revoir. Deux jours plus tard, dans la maison oĂč on la transporta, aprĂšs une crise de terribles souffrances dont sa faiblesse et le chagrin ne lui permirent pas de triompher, elle expira. Ma mĂšre Ă©tait restĂ©e prĂšs dâelle jusquâĂ la fin ; aucun secours ne lui manqua. Elle est morte si douce et si rĂ©signĂ©e que ça donnait envie de la suivre, disait la servante du docteur, chargĂ©e dâapporter la triste nouvelle. â Et elle a pardon- nĂ©? demandait la vieille Marie. Faut bien que le bon Dieu lui ait parlĂ© Ă lâoreille pour quâelle ait pardonnĂ© Ă ce gueux-lĂ ... ; Pauvre Luce, une si brave fille, et si allante, si gaie... â Elle a reçu tous ses sacrements,... comme il faut... Ă Ă©difier le curĂ© lui-mĂȘme. Marie baissa la voix â Et 5 ... Sur le mĂȘme ton, lâautre rĂ©pondit un garçon... » Si bas que câeĂ»t Ă©tĂ© dit, le petit Robert entendit et, se tournant vers Lili et moi qui pleurions Ă chaudes larmes, il nous souffla Ă lâoreille Tout de mĂȘme, il paraĂźt que Luce Ă©tait mariĂ©e, puisquâelle avait un petit garçon alors, pourquoi voulait-elle se marier encore? » . Nous ne pouvions lui rĂ©pondre câĂ©taient lĂ des mystĂšres insondables pour notre inexpĂ©rience. Quelques mois sâĂ©coulĂšrent, puis mon pĂšre fut obligĂ© de faire subitement un voyage Ă Paris. Il avait Ă©tĂ© desservi en haut lieu, et sa modeste situation Ă©tait menacĂ©e. Il partit assez inquiet, Ă©tonnĂ© de cet orage. Au ministĂšre, il rencontra une mal- veillance et des fins de non-recevoir Ă©videntes. AprĂšs bien des dĂ©marches pĂ©nibles, des anxiĂ©tĂ©s, un ami quâil avait dans les bureaux lui rĂ©vĂ©la confidentiellement quâil avait Ă©tĂ© dĂ©noncĂ© comme jĂ©suite et que son enseignement Ă©tait devenu suspect. L accusation Ă©tait fort injuste le caractĂšre de mon pĂšre, ses goĂ»ts, la raideur de ses principes, la rigiditĂ© de sa piĂ©tĂ© auraient justifiĂ© plutĂŽt un soupçon de jansĂ©nisme. Mais il Ă©tait en tout et avant tout, un vrai et parfait chrĂ©tien, soumis, sans aucun particula- risme, aux enseignements de lâEglise. Cependant, Ă cette date, les JĂ©suites Ă©taient la grande prĂ©occupation du gouvernement, spĂ©cialement du ministre de lâInstruction publique, et lâaccusa- tion dâĂȘtre de leurs amis Ă©tait grave pour un professeur de philo- - Mort aussi... CâĂ©tait sophie ; tous les efforts de mon pĂšre, malgrĂ© la justice de sa cause, ne rĂ©ussirent pas Ă le disculper. Il se vit obligĂ© dâabandonner sa chaire, ce qui lui fut extrĂȘmement douloureux, et dut se rĂ©si- gner Ă accepter une place dans lâadministration. Ai-je besoin de dire que lâhonnĂȘte Troubadin Ă©tait lâartisan de cette trame? CâĂ©tait sa revanche du vendredi et du maigre obligatoire. Pendant son sĂ©jour Ă Paris, mon pĂšre avait appris quâil Ă©tait entrĂ© dans la police secrĂšte. Nâest-ce pas ainsi quâil devait finir ? Il serait mieux encore Ă la potence, murmura ma mĂšre pour tout le mal quâil a fait. » C Ă©tait bien notre avis Ă tous et lâidĂ©e du gros homme dansant au haut dâune poten- ce, nous semblait absolument rĂ©jouissante. Cependant mon pĂšre ne disait rien et, pendant un temps, il laissa dĂ©border lâindignation accumulĂ©e dans tous les cĆurs. A la fin, pour- tant, il releva la tĂȘte quâil avait tenue inclinĂ©e pendant ^ ce dĂ©chaĂźnement de rĂ©crimi- nations et de plaintes et, sâadressant Ă ma mĂšre, il lui parla ainsi, avec douceur, mais de cette voix mordante et ferme Ă laquelle personne jamais ne rĂ©pliquait Ne donne pas, je tâen prie, ma bonne amie, Ă nos enfants, Ă nos servantes, lâexemple de la rancune et de lâinjustice. Oui,... de lâinjustice il y a des infirmitĂ©s morales comme il y a des infirmitĂ©s physiques, dont ceux qui en sont affligĂ©s ne sont pas toujours respon- sables. AssurĂ©ment, il faut se tenir en dĂ©fense contre certains ĂȘtres dangereux, et jereconnais que jâai manquĂ© de prudence en accueillant un inconnu, et de clairvoyance en ne le ju- geant pas aussitĂŽt tel quâil est. Mais, sâil est permis, nĂ©cessaire mĂȘme de se tenir en garde contre ceux que nous appe- lons les mĂ©chants, il faut aussi les plaindre de cette misĂšre âą du cĆur quâont dĂ©veloppĂ©e, presque fatalement, une mau- vaise Ă©ducation, lâabsence de principes, des exemples per- vers, des circonstances fĂącheuses, une intelligence mĂ©diocre aux prises avec des difficultĂ©s qui la dĂ©passent. Cet homme, ce Troubadin, a certainement un mauvais juge- ment en tout, il a constamment agi contre son intĂ©rĂȘt quâil croyait servir uniquement. Dâailleurs, â et mon pĂšre Ă©leva la voix, â qui donc oserait se plaindre et le maudire quand nous avons vu notre petite bonne, la pauvre Luce, lui pardonner avant de mourir et implorer pour lui, avec une gĂ©nĂ©rositĂ© vraiment sublime, la misĂ©ricorde de celui qui est venu sur la terre, non pour les justes, mais pour les pĂ©cheurs? TĂąchons dâimiter lâexem- ple que nous a donnĂ© cette malheureuse jeune fille. Et maintenant, voici lâheure dâaller se coucher. Fais la priĂšre, Lili. » Tous se mirent Ă genoux et quand Lili arriva Ă ce verset du PĂąte?' Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons Ă ceux qui nous ont offensĂ©s. » _ RĂ©pĂšte cela, dit mon pĂšre, nous allons tous le rĂ©citer avec toi » ; et le petit AndrĂ© sâĂ©tant assoupi sur sa chaise, pour le rĂ©veiller, il lui donna une lĂ©gĂšre chiquenaude sur lâoreille. Toutes les voix, jeunes et vieilles, sâunirent et rĂ©pĂ©tĂšrent les paroles sacrĂ©es avec une solennitĂ© Ă©mue ; puis, on se sĂ©para. Vraiment, notre maĂźtre est un saint, sâĂ©cria la vieille Marie qui sâessuyait les yeux du revers de sa main. â Tout de mĂȘme, il a les doigts bien secs, murmura le petit AndrĂ© en secouant les oreilles. » Illustrations de Fraipont. NOĂL CONTE DE NOĂL W NOĂL ĂVĂI.'Sl QUE D APRES LANGUEDOCIEN M- CCALDE F ÂŁ LABRE Ćžo tar-n-lri , de- ,e- - m J ? er>%;'"VoDtÂŁ. cK-Ă© cita - BvĂx-n-15 de-' GUILLERM ABGRALL Par N. QUELLIEN C e dernier jour de septembre, le soir Ă©tait tombĂ© tout dâun coup ; les nuages amoncelĂ©s dans un ciel bas et terne sâĂ©taient soudain dĂ©veloppĂ©s comme un universel man- teau de tĂ©nĂšbres; cette nuit hĂątive, absorbant les lentes heures dâune journĂ©e monotone, semblait dĂ©jĂ inviter Ă la tor- peur hivernale. Mais le vent se leva bientĂŽt du cĂŽtĂ© de Koat-ann- Noz, et il se mit Ă hurler dans les grands bois taillis comme une bande de loups. A cette formidable voix du nord-ouest, Jozon Abgrall se redressa sur son escabeau de chĂȘne, au coin de lâĂątre, et tison- nant le feu, il appela sa femme VoilĂ huit heures qui ont tintĂ©. EmmĂšne le garçon chez notre voisin, pour quâil fasse ses adieux avant de sâen aller vers le collĂšge, demain. » La mĂšre laissa donc les prĂ©paratifs du dĂ©part prochain, et elle sortit par la cour de la ferme, tirant le petit Guillerm par la main... La nuit est moins noire Ă prĂ©sent; chassĂ©es par le vent de bise, les nuĂ©es courent dans un ciel sans issue ou sâattroupent un moment autour du mont KĂ©resper. Sur la place du bourg, câest le silence des solitudes ; rien que le bruissement des feuilles mortes arrachĂ©es aux arbres du cimetiĂšre et tombant comme avec un soupir lĂ©ger dâĂąme en pĂ©nitence. Guillermic, murmure la paysanne, tu seras demain dans la ville ;âą songe quelquefois Ă ceux qui seront restĂ©s Ă la paroisse. â MĂšre, je vous en fais la promesse. » Au tournant de la route, un long aboiement de chien de garde, dĂšs la premiĂšre maison, signale leur venue, et un homme se prĂ©- sente sur le seuil ; il les entraĂźne dans une salle oĂč sont assis quelques convives ; car sa fille aussi part pour le couvent, et suivant une coutume des familles riches, il a invitĂ© les proches parents Ă un dernier repas en commun. Ici nous finissons de causer, fait le maĂźtre du logis, pendant que les autres sont lĂ -bas Ă dire les pater. » Et de reprendre cette causerie de laboureurs oisifs qui ne savent plus oĂč en finir. TournĂ© vers la porte, le petit Guillerm Ă©coute les voix qui psalmodient les oraisons, dans le vaste rez-de- chaussĂ©e; câest une enfant, Ă genoux sur la pierre du foyer, qui prĂ©side ces offices domestiques ; Ă son clair et monotone rĂ©citatif rĂ©pondent confusĂ©ment les gens de la maison Ă©pars dans la pĂ©- nombre. Et chacun gagne son lit-clos sitĂŽt les priĂšres achevĂ©es. Guillerm entendit sa mĂšre qui rĂ©pĂ©tait Ă ce moment Oui, ils sâen iront du pays le mĂŽme jour; mais notre garçon va Ă©tudier Ă Guingamp, et votre fille Ă vous, Bonomic, votre Jeanne-Marie part pour TrĂ©guier. â Câest ainsi, ajouta le maĂźtre de ferme chacun dâeux vers la ville qui est au bout de son horizon. » La maison dâ Abgrall, en effet, Ă©tait ouverte sur le chemin de Guingamp ; le pĂšre de Jeanne-Marie avait ses terres au long de la route de Belle-Isle ou de TrĂ©guier. Et ces vieux Bretons ne lâignoraient pas pour la premiĂšre fois que lâon quitte sa contrĂ©e , si lâon cherche le dĂ©tour, au lieu de suivre un sentier tout prĂȘt, on trouvera au bout la malechance. CâĂ©tait dâune pratique si formelle que les deux voisins ne se rencontraient guĂšre quâĂ lâĂ©glise, le dimanche. Cependant leurs maisons se touchaient presque, en se tournant le dos ; les deux courtils Ă©taient . sĂ©parĂ©s par un simple hallier, oĂč les enfants sâamusaient Ă passer entre les troncs d'aubĂ©pine, ainsi que des fauves par les sentes creusĂ©es au travers des haies profondes. Jeanne et Guillerm avaient toujours menĂ© leurs jeux sous les pommiers de ce double enclos ; peu de leurs camarades du bourg y Ă©taient admis. Bonomic nâeĂ»t pas permis Ă sa fille de sâĂ©battre par le chemin banal. Mais ce nâest pas quâil se fĂ»t mis en tĂȘte dâinventer des rigueurs ; il aurait menti Ă sa renommĂ©e de facile humeur et il aurait renoncĂ© Ă son surnom de Bonomic. Tout au contraire, trouvant la vie douce, il ne voulait autour de lui que des visages riants. La terre de ses champs rendait la semence au centuple, et ses biens sâĂ©tendaient au soleil plus loin que lâhorizon ; aprĂšs les hĂ©ritiers de KermĂ©no, câĂ©tait sa pennhere\ dont on dotait le mieux lâavenir. Cette fille unique Ă©tait au fond de toutes ses pensĂ©es ; il lâaimait. dâune tendresse singuliĂšre, comme la meilleure de ses richesses », ou la jolie fleur de son enclos » ; elle avait, dĂšs ses jeunes annĂ©es, les promesses dâun beau printemps Bonomic couvait de ses deux yeux ce trĂ©sor. Il fallut toute la vanitĂ© dâune Ă©ducation accomplie pour dĂ©cider ce pĂšre idolĂątre Ă une sĂ©para- tion. Comme il arrive oĂč les enfants occupent tant de place, sa femme tenait un rĂŽle bien effacĂ©; on lâappelait dâordinaire par le diminutif God ou Godon, quelquefois Margodic, une sorte de sobriquet ;. jamais elle nâentendit son nom de Marguerite qui lâeĂ»t III 24 94 FIGARO ILLUSTRĂ rĂ©tablie dans sa dignitĂ©. Mais lâexcellente femme sâĂ©tait rĂ©signĂ©e; elle acceptait comme un devoir dâĂȘtre la premiĂšre des servantes, et elle nây mettait pas du tout lâidĂ©e dâune humiliation ; son vĆu Ă elle, comme Ă son mari, câĂ©tait que Jeanne traversĂąt dans une illusion sa tiĂšde et courte matinĂ©e de jeunesse son tour ne viendrait-il pas, Ă lâheure sonnĂ©e, de porter le fardeau? Guillerm fut Ă©levĂ© Ă une discipline plus austĂšre. Jozon Abgrall avait Ă©tĂ© marin ; les inconstances de la mer lui avaient laissĂ© cer- taine inquiĂ©tude du lendemain et, avec ce souci de ce qui est Ă venir, un sens grave de la vie ; son expĂ©rience des choses lui assurait, dans les circonstances imprĂ©vues, une grande autoritĂ© en ce coin de terre oĂč tout Ă©tait rĂ©gi par lâhabitude ; sâil ne partageait pas avec Bonomic le prestige de la fortune, il nâen Ă©tait pas moins frĂ©quentĂ©; mais on lâabordait sans flatterie, et on le consultait avec sincĂ©ritĂ©, comme le sage du pays. Rien quâĂ le rencontrer sur la route, on Ă©tait rassurĂ© ; on eĂ»t dit que sa seule prĂ©sence conjurait le mauvais temps et quâil ne sortait que pour veiller sur la rĂ©gion... On le voyait dâordinaire traverser le che- min qui longeait lâenclos. Il dĂ©passait des Ă©paules la haie de bor- dure. AprĂšs un coup dâĆil jetĂ© autour des enfants assis ou cou- rant sous les pommiers, Abgrall continuait vers les collines de Gurunhuel; les bras en croix derriĂšre le dos, Ă la façon dâun matelot dĂ©sĆuvrĂ©, le corps penchĂ© comme sur le navire jadis au perpĂ©tuel balancement des flots, il allait sans but, regrettant peut- ĂȘtre les larges horizons anciens, entraĂźnĂ© vers un monde fictif oĂč nâavait accĂšs nul de ces laboureurs auxquels il rĂ©pondait par un signe de tĂȘte sur son passage. Tout Ă coup il sâarrĂȘtait pour Ă©couter; dĂšs quâil nâentendait plus les cris des deux enfants dans le courtil, il revenait sur ses pas comme sâil avait eu peur de sâĂ©garer par des champs si connus pourtant; privĂ© de la boussole et des Ă©toiles, rejetĂ© de la mer, ce marin ne savait plus sa route et il ne se dirigeait que sur la voix de son fils au lointain. Un jour, il cessa brusquement dâerrer Ă lâaventure, quand Guillerm fut parti pour le collĂšge ; Jozon Abgrall ne sortait plus au delĂ de son enclos, et il semblait retenu sur cette verdure tant foulĂ©e naguĂšre, Ă chercher les vestiges de lâabsent. La saison des Ă©tudes sâĂ©coulait uniforme, sans incidents et sans souvenirs. Aux vacances, câĂ©tait fĂȘte dans les familles, surtout chez Bonomic; Abgrall se plaisait Ă une joie plus discrĂšte. Lâancien matelot nâapprenait pas sans Ă©motion les succĂšs de son fils, et il nour- rissait lâespĂ©rance dâavoir un prĂȘtre dans sa maison. A Guin- gamp, les humanitĂ©s Ă©taient incomplĂštes; le jeune homme fut donc envoyĂ© en rhĂ©torique au petit sĂ©minaire de TrĂ©guier. Jeanne-Marie avait dĂ©jĂ terminĂ© son Ă©ducation ; elle Ă©tait lâorgueil de Bonomic; il la conduisait dans tous les pardons dâalentour, et il rayonnait de gloire. Vers lâautomne, elle demanda pourtant Ă son pĂšre de retourner au couvent et dâentrer en reli- gion ; Ă cette nouvelle il eut un accĂšs de colĂšre folle plutĂŽt que de consentir Ă ce sacrifice, il aurait mis le feu Ă la maison de ferme et jetĂ© tous ses biens en cendre aux vents du ciel !... A TrĂ©guier, la vocation » de Guillerm Abgrall ne se dĂ©cidait pas. La mort de ses parents vint alors jeter un trouble profond sur ses projets dâavenir ; il avait des maĂźtres dâun esprit Ă©levĂ©; au lieu de violenter ses rĂ©solutions, ils disaient, dans le style fami- lier Ă son pĂšre, que câest perdre la moisson que de couper le blĂ© avant le temps ». Et soudain, ses Ă©tudes finies, il enferma ses livres dans un coin du cellier; un penchant lâentraĂźnait vers des plaisirs bruyants, et il se prit Ă courir les pardons , les assem- blĂ©es. Timide Ă lâabord, il Ă©tait agréé des jeunes filles, qui prĂ©fĂ©- raient ce doux cavalier Ă leurs brusques danseurs de Cornouaille. Il opĂ©rait sur elles un effet dâenchantement; ses entretiens les tenaient songeuses; la ronde tournĂ©e, pas une ne quittait son bras, en se livrant aux Ă©clats accoutumĂ©s sur ces prĂ©s ouverts. Ses rivaux plaisantaient son art de sĂ©duction, mais sans succĂšs ; ils lâavaient surnommĂ© le kloarek manquĂ© », ou encore le confes- seur des danseuses » ; ce qui rendait plus ardente leur envie, câest que pas une des paysannes ne daignait leur redire les propos de F. -H. KAEMMERER LES DEUX RIVALES Chi FIGARO ILLUSTRE 95 Guillerm elles sâen allaient de lui comme au sortir du confes- sionnal, dans un suave recueillement. Au cours de ses galanteries, il nâeut Ă subir quâun affront. Câest un jour quâil se pre'senta devant Jeanne-Marie, pour la pre- miĂšre fois, sur une place de pardon. Peut-ĂȘtre se montra-t-il trop rĂ©servĂ©? Elle sâaperçut de son embarras, et elle mit quelque amour-propre sans doute Ă triompher de cet invincible jalousie ou indiffĂ©rence, elle lâaccueillit par un refus formel. De ce jour-lĂ , il ne reparut pas Ă ces rĂ©unions. Il restait de longues heures par la maison, inoccupĂ©, silencieux, quelque- fois sâasseyant sur lâescabeau oĂč son pĂšre, au coin du foyer, aimait Ă conter ses aventures de marin ou Ă songer aux pla- ges jadis abordĂ©es, tandis que sa mĂšre, au rouet, chantait un gwer { navrant. Sur le tard, Guillerm allait jusquâau cour- til, dont il faisait vingt fois le tour, visiblementaccablĂ©de ses souvenirs. Dans le bourg on disait que le fils Abgrall prenait le chemin de la dĂ©mence... Un soir, il entendit une voix lâappeler, au delĂ de cette haie dâaubĂ©pine dont il nâosait plus approcher Gui 11er- mic! » disait doucement une voix de femme. Oui, câĂ©tait Jeanne! Elle Ă©tait lĂ -bas, de lâautre cĂŽtĂ© du hallier, comme autrefois, Ă lâattendre... Quand il fut auprĂšs dâelle, de quel accent tout ensemble de repentir et de reproche elle murmura Jâavais dans lâes- prit que vous seriez Ă Dieu, Guillerm, et vous prĂȘtre, je voulais ĂȘtre religieuse câĂ©tait une autre union... » Et il est devant elle, sans parole, comme foudroyĂ© par un archange; il la contemple Ă travers des larmes quâil ne retient plus; et puis, aprĂšs un sanglot Moi prĂȘtre, et toi en ce mon- de... Oh! Jeanne, jamais !... » Les pĂąles lueurs du soir Ă©tendent comme un voile bleuĂątre autour des deux fian- cĂ©s. Les oiseaux du courtil font silence, ravis dâĂ©couter ce premier dialogue dâamour. Dâenivrantes senteurs dâaubĂ©- pine montent dans le ciel ; et un vent lĂ©ger, caressant les arbustes, verse sur les tĂȘtes in- clinĂ©es des jeunes amants quel- ques blancs pĂ©tales, comme pour bĂ©nir leurs fiançailles. Par le grand chemin qui descend de Gurunhuel on en- tend les sonnailles dâun attelage et en mĂȘme temps une chanson de roulier qui traĂźne ses notes mĂ©lancoliques ; dans les vastes champs dĂ©serts lâĂ©cho prĂȘte Ă ces bruits tardifs un sens particulier dâattendrissement. Et Jeanne pourtant, derriĂšre les Ă©glantiers et les aubĂ©pines, paraĂźt anxieuse Vois ce hallier qui nous sĂ©pare, dit-elle. Je me figure, petit Guillerm, ĂȘtre en quelque cloĂźtre oĂč tu serais venu ainsi mâapporter ton serment. Dans ton couvent je ne te verrais pas de mĂȘme, ma douce Jeanne, avec tes blonds cheveux parĂ©s et ces blanches fleurs de printemps sur ta coĂ«ffe de dentelle... Ne nous livrons pas Ă des pressentiments. Ecoute ces oiseaux du bon Dieu qui chantent Ă prĂ©sent leur antienne du soir ; câest une heure de joie nâayons que la sagesse des petits oiseaux... » Mais sa voix Ă lui-mĂȘme, pour avoir nommĂ© le malheur, sonne douloureusement ; ils ont agitĂ© les ombres de la fatalitĂ©, et maintenant, au fond de leurs regards, se glisse une vague angoisse ; il leur semble que sur leur bonheur vient de passer un souffle dâinfinie pitiĂ©. Une cloche se mit Ă tinter pour les dĂ©votions de mai Je ne vous ai pas encore aperçu, dit Jeanne, au mois de Marie... » Et soupirant elle ajouta Ce soir, Ă la sortie de lâĂ©glise, tu mâoffriras lâeau bĂ©nite... » CâĂ©tait lâaveu public ; elle allait donc aux yeux de tous donner sa main. La moisson Ă©tait rentrĂ©e, et les rĂ©coltes avaient dĂ©passĂ© les vĆux de Bonomic ; on Ă©tait certain que chaque mĂ©tayer, Ă la Saint-Michel, sâacquitterait de ses redevances câĂ©tait une annĂ©e prospĂšre. A la maison de ferme cependant ne rĂ©gnait pas la gaietĂ© de coutume, ce soir de fin dâĂ©tĂ© ; Bonomic manquait lui-mĂȘme de jovialitĂ© ; il allait et venait, contrariĂ©, soucieux. Lorsque les gens furent couchĂ©s, il ap- pela Godon Jâai tout de mĂȘme regret, faisait-il, dâavoir tant contrariĂ© ce garçon. Câest le fils dâun voisin que jâavais en estime; le jeune homme a de bonnes maniĂšres et on le dit aimĂ© des honnĂȘtes personnes. Mais lui accorder ma fille en mariage !... Et toi, God, voyons; si tu avais Ă©tĂ© Ă ma place, le maĂź- tre ?... Câest vrai que je lâai reçu sans façon, avec un couplet ou deux ; mais on connaĂźt mon habitude de donner le tour dâune chanson Ă mes rĂ©ponses, quand on me met hors de moi ; ainsi le monde ne sâaperçoit jamais de ma mauvaise hu- meur, Ă laquelle je laisse le temps de se dissiper... » Et lâĂ©trange homme de re- commencer le sonn du re- fus » â ... Par exemple, ma fille Jeanne â ne se mariera pas encore, pour encore, â elle ne se mariera pas encore; â elle restera dans les deux ou trois ans â Ă courir les Ă©bats encore, pour encore. Prenez donc votre sac, petit kloarek , â mettez-le sur votre Ă©paule, oui donc, â mettez-le sur votre Ă©paule â autant vaut-il pour vous que vous lâayez Ă prĂ©sent â que de lâavoir lâan prochain, oui donc... â » Pendant ce temps, Godon restait assise, morne et patien- te, sachant que tout son soin Ă©tait dâĂ©couter. Bonomic rĂ©flĂ©- chit et continua Et cette pauvre Jeanne? Elle nâa pas murmurĂ© ; mais que pense- t-elle en sa conscience ? AprĂšs tout, une fille a le loisir de se consoler, et je lui procurerai de la distraction au besoin... Sur ma foi ! elle Ă©tait dĂ©jĂ tou- chĂ©e au cĆur; celui-lĂ lâaurait ensorcelĂ©e comme une petite danseuse des pardons. Il est juste de reconnaĂźtre de la distinction Ă Guillerm. As-tu remarquĂ©, God, quâil nâa pas eu un mot de- courroux? Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© des imprĂ©cations Ă Y adieu quâil nous a laissĂ© en passant le seuil; ce kenavo mâa remuĂ©, et je comprends quâil vous ait fendu lâĂąme Ă tous... » A cet instant, une voiture roula derriĂšre la maison, sur le pavĂ© dâune cour. Un long cri de dĂ©tresse retentit en haut, dans la chambre de Jeanne, cette nuit-lĂ , quand Guillerm Abgrall ferma sa porte, fuyant ces lieux oĂč il avait souffert et aimĂ©. Il alla jusquâĂ Rennes. RĂ©fugiĂ© dans un faubourg de lâantique citĂ© bretonne, ignorĂ©, solitaire, il demanda lâoubli ou lâapaisement Ă lâĂ©tude. Il ne cessait de se ressouvenir; lâennui le suivait partout, exaspĂ©rant son mal, tenant sa vie sombre et dĂ©co- lorĂ©e, comme si le soleil sâĂ©tait Ă©loignĂ© de lui. Il sâĂ©tait avouĂ© que lâirrĂ©parable Ă©tait accompli ; toute plainte, toute colĂšre serait vaine ; sâoccuper encore de lâavenir qui fut dans ses vĆux, câĂ©tait se heurter au seuil dâune tombe, ou implorer une inexorable nĂ©cessitĂ©... Et il avait implorĂ© pourtant ; mais on avait eu pour le suppliant le cĆur du bourreau, et on lâavait reçu avec des chants ironiques. A cette pensĂ©e, une rĂ©volte soulevait tout son ĂȘtre encore meurtri. Que Jeanne eĂ»t Ă©tĂ© innocente dâun 9 6 FIGARO ILLUSTRĂ tel outrage, ou quâelle en fĂ»t victime elle-mĂȘme, lui. ne discernait plus personne en sa rancune'; sa malĂ©diction embrassait confu- sĂ©ment la famille entiĂšre ; pour un seul qui lâavait rĂ©prouvĂ©, .il les enveloppait tous de sa haine... Cet Ă©tat dâesprit fut lent Ă guĂ©rir; mais ce ressentiment, en raison de sa violence, finit par sâĂ©tĂ«indre; le coeur de Guillerm sâapaisait ; câĂ©tait le calme, sinon lâoubli; le passĂ© sâen allait avec le temps, et Guillerm Abgrall crut mĂȘme lâavoir effacĂ© sous lâindiffĂ©rence. Un jour de grande fĂȘte, il avait dĂ©cidĂ© de courir par les champs et les bois, pour sortir de la foule et du bruit. Dans les rues se pressait une cohue bigarrĂ©e aux costumes divers on aurait dit toute la rĂ©gion convoquĂ©e Ă Rennes. Guillerm reconnut des Cor- nouaillais Ă leur ample chapeau garni du long ruban de velours noir; il sourit au gracieux jubilĂ© des TrĂ©corroises. Mais de quel coup nâest-il pas frappĂ© soudain, en apercevant, avec des gens du pays natal, Bonomic et Jeanne-Marie ! Toutefois il reste hĂ©sitant; car ce nâest plus cette jeune fille dâune rare beautĂ©, Ă laquelle il nâa renoncĂ© que sous la torture; sa joue a pĂąli et la flamme de ses grands yeux azurĂ©s sâest Ă©teinte ; au lieu de la rose printa- niĂšre, câest quelque fleur tardive sur laquelle a soufflĂ© le premier vent d'automne; elle va, la riche pennhere insensible Ă ce qui lâentoure, chancelante et penchĂ©e comme une crĂ©ature touchĂ©e du mal ce nâest plus que lâombre de Jeanne-Marie ! Guillerm sâou- blie Ă marcher sur ses pas, perdu dans la multitude, jusquâau soir ; et il lâa vue, la fĂȘte fermĂ©e, au moment de reprendre la route du bourg lointain, se retourner encore vers la ville et essuyer, avec un soupir, des larmes furtives... Depuis cette fortuite rencontre, Abgrall se sent repris des regrets Ă peine apaisĂ©s. Lâaffliction dont Jeanne est frappĂ©e, il se demande sâil ne doit pas sâen accuser lui-mĂȘme, et ses souvenirs se ravivent Ă un remords. Ce nouvel Ă©tat devient intolĂ©rable. Se rappelant quâil a pu dĂ©jĂ une fois se soustraire Ă cette cruelle influence, lâidĂ©e lui surgit quâil sâen affranchira peut-ĂȘtre en fuyant au delĂ encore, oĂč ne lui parviendra rien du pays qui lui remette. sa songerie en tĂȘte. NĂ©cessaire et dur exil ! Il est arrivĂ© Ă Paris. Ses goĂ»ts lâont portĂ© vers un quar- tier. discret ; le logement quâil a choisi donne sur le revers dâun jardin public. De sa fenĂȘtre il peut entrevoir le flot incessant des promeneurs; mais ces houles populaires sâĂ©coulent sans bruit; les longs arbres alignĂ©s Ă©touffent tout Ă©cho ; de ses hauteurs, ces passants lui ont lâair de gens condamnĂ©s Ă circuler tout en bas silencieusement. BientĂŽt Abgrall subit tout lâeffet de la solitude dont il jouit sous le remous de cette foule. Son horreur de la rue le livre Ă ses penchants de contemplatif, et lâesprit quâil a emportĂ© de Bretagne revient alors et lâoccupe sans partage voilĂ quâil Ă©prouve le mal du regret. Non, rien de Paris ne lui rappelle le pays de Cor- nouaille, et il se prend Ă en chercher partout la douce rĂ©minis- cence ; le nostalgique Breton expie sa dĂ©sertion volontaire. Et lâimage de Jeanne est obstinĂ©e Ă le poursuivre ; elle ne le quitte plus, elle hante ses rĂȘves et se penche Ă son chevet, sans quâil tente maintenant de dissiper cette obsession ; elle lui apparaĂźt sous un charme singulier et il en reçoit lâimpression dâun bon- heur Ă©vanoui prĂ©maturĂ©ment. Peu Ă peu sa vie sâest comme dĂ©doublĂ©e ; sa pensĂ©e le tient lĂ -bas autour de Jeanne et il assiste Ă son dĂ©clin Ă elle avec une anxiĂ©tĂ© farouche. - Il sait bien .quâelle est la proie dâun mal implacable, quâelle se flĂ©trit comme un fruit atteint au cĆur. Les mĂ©decins se sont con- sultĂ©s en hochant la tĂȘte Ici lâart est impuissant, ont-ils dit ; sâil y a un remĂšde, il est dans le secret de Dieu ». Car elle a criĂ© sa peine Ă Dieu seul, comme. une abandonnĂ©e. Son pĂšre lui aura. demandĂ©, quelque jour Peut-ĂȘtre as-tu formĂ© un vĆu indiscret qui nâest pas encore rempli. On en subit quelquefois la peine dĂšs ce monde. Parle seulement, et sâil est en mon pouvoir, tu seras dĂ©livrĂ©e. â Vous auriez pu me sauver, mon pĂšre, si vous aviez dit cela dans un autre temps. Mais votre volontĂ© a Ă©tĂ© faite. » Et maintenant quâelle a donnĂ© Ă son pĂšre le pardon, on dirait quâelle se hĂąte vers sa fin. Mais elle adresse des adieux dĂ©chirants Ă celui dont elle attendait le salut et qui ne reviendra pas les saura-t-il, et ce suprĂȘme regret sera-t-il jamais entendu? Alors, la pauvre Ăąme serait consolĂ©e. A lâĂ©motion qui lâĂ©treint, lui, au loin, reconnaĂźt que le destin est proche pour elle. Câest vers le soir, un soir de mars ; le vent crie au dehors, et il a cette mĂȘme voix dĂ©solĂ©e quâon entend par les chemins creux de Bretagne. En sa rĂȘverie, Guillerm revoit le vieil enclos ; le pĂąle lis du courtil aimĂ©, Jeanne lui apparaĂźt une der- niĂšre fois touchante comme la fille de JephtĂ©. Ce soir-lĂ , souhaitant une illusion encore, elle a revĂȘtu la blanche robe dâĂ©pousĂ©e, et elle est descendue dans le verger, au bras de son pĂšrĂš ; agenouillĂ©e au bord du hallier oĂč elle reçut le serment de Guillermic, elle est seule, elle se voit bien seule aujourdâhui, sous lâombrage symbo- lique du long voile de mariĂ©e quâon a suspendu Ă la haie dâaubĂ©- pine. LâĂ©glantier nâa pas encore refleuri ; les oiseaux voltigent entre les arbres dĂ©feuillĂ©s, effarouchĂ©s comme aux approches dâune tourmente ; une cloche tinte Ă la tour paroissiale, câest le glas qui annonce la fin du jour triste Jeanne, câest donc lĂ son carillon nuptial ! Ses regards interrogent le chemin de Gurunhuel oĂč chantait jadis le roulier, par un doux soir de mai ; dĂ©sespĂ©rĂ©e, rĂ©signĂ©e peut-ĂȘtre, elle dĂ©tourne les yeux de son cher enclos oĂč frissonne le vent de mars... Et on lâa emportĂ©e mourante... Telle fut la vision de Guillerm Abgrall. Il y a' des Ăąmes aux- quelles les intersignes ne mentent pas. Or, il avait entendu, ce soir-lĂ , vers le coucher du soleil, des soupirs inusitĂ©s devant sa porte câĂ©tait donc lâadieu de Jeanne-Marie. Cette fois, rien au monde ne lâaurait retenu ; Ă ce souverain appel, il retourna en Cornouaille. Entre Gurunhuel et Plougonver, au retour, il ouĂŻt un carillon funĂšbre qui montait de la vallĂ©e. Il courut droit au cimetiĂšre; les gens du deuil en sortaient, et chacun sâĂ©cartait de lui en le nommant Câest Guillerm Abgrall ! » Depuis, Guillerm Abgrall a passĂ© un long temps Ă se frapper la poitrine; ses regrets nâont jamais Ă©tĂ© ensevelis. Croyant quâil remplissait le dernier vĆu de Jeanne, il est allĂ© au sĂ©minaire et il est devenu prĂȘtre. Aujourdâhui, lâabbĂ© Abgrall est recteur dans sa paroisse natale, oĂč il fait pĂ©nitence au milieu de ses morts aimĂ©s. On le voit souvent errer entre les tombes ; mais nul ne se doute de lâaustĂšre joie que goĂ»te lâancien kloarek Ă bercer ses tristesses sous la monotonie des priĂšres et Ă entretenir sa secrĂšte blessure au cĆur. N. QUELLIEN. Illustrations de J. -A. Muenier. C Ă L'^yPyP a U h o 11 tff§ St Leaz oonĂŽtatation ^Scientifique* 2^at BamilLe SĂŻa mmaztonp. N otre fin de siĂšcle ressemble un peu Ă celle du siĂšcle prĂ©- cĂ©dent. Lâesprit se sent fatiguĂ© des affirmations de la philosophiĂ© qui se qualifie de positive. On croit deviner quâelle se trompe. AprĂšs Voltaire et lâĂ©cole du xvm e siĂš- cle., on a Ă©coutĂ© Mesmer, Lavater, Swedenborg, Saint-Martin le philosophe inconnu, Dupont de Nemours, et plus dâun penseur dâallures mystiques, chacun dâeux ayant dâailleurs une valeur scientifique rĂ©elle, beaucoup plus grande quâon ne lâa cru en gĂ©nĂ©ral. Mesmer, par exemple, Ă©tait plus avancĂ© que toute lâAca- dĂ©mie des Sciences sur la thĂ©orie des ondulations de lâĂ©ther, câest-Ă -dire sur la base mĂȘme de la physique moderne. Mais on se sentait surtout animĂ© du dĂ©sir de trouver du nouveau dans les forces de la nature, et autour du berceau du magnĂ©tisme animal flottaient mille rĂȘves dâavenir et comme un espoir de transfor- mation physique de lâhumanitĂ©. Il en est de mĂȘme aujourdâhui. Auguste Comte et LittrĂ© ont paru tracer Ă la science sa voie dĂ©finitive, sa voie positive ». Nâadmettre que ce que lâon voit, ce que lâon touche, ce que lâon entend, ce qui tombe sous le tĂ©moignage direct des sens, et ne pas chercher Ă connaĂźtre lâinconnaissable depuis trente ou qua- rante ans, câest la rĂšgle de conduite de la science. Mais voici. En analysant les tĂ©moignages de nos sens, on trouve quâils nous trompent absolument. Nous voyons le soleil, la lune et les Ă©toiles tourner autour de nous câest faux. Nous sen- tons la terre immobile câest faux. Nous voyons le soleil se lever au-dessus de lâhorizon il est au-dessous. Nous touchons des corps solides il nây en a pas. Nous entendons des sons harmo- nieux lâair ne transporte que des ondulations silencieuses en elles-mĂȘmes. Nous admirons les effets de la lumiĂšre et des couleurs qui font vivre Ă nos yeux le splendide spectacle de la nature en fait, il nây a ni lumiĂšre, ni couleurs, mais seulement, des mouvements Ă©thĂ©rĂ©s obscurs qui, en frappant notre nerf opti- que, nous donnent les sensations lumineuses. Nous nous brĂ»lons le pied au feu câest, Ă notre insu, dans notre cerveau seulement, que rĂ©side la sensation de la brĂ»lure. Nous parlons de chaleur et de froid il nây a dans lâunivers ni chaleur ni froid, mais seule- ment du mouvement. Ainsi nos sens nous trompent sur la rĂ©alitĂ©. Sensation et rĂ©alitĂ© sont deux. Ce nâest pas tout. De plus, nos cinq pauvres sens sont insuffi- sants. Ils ne nous font sentir quâun trĂšs petit nombre des mou- vements qui constituent la vie de lâUnivers. Pour en donner une idĂ©e, je rĂ©pĂ©terai ici ce que jâĂ©crivais dans Lumen , il y a vingt ans Depuis la derniĂšre sensation acoustique perçue par notre oreille, due Ă 36,85o vibrations par seconde, jusquâĂ la premiĂšre sensation optique perçue par notre Ćil, due Ă 458,000,000,000,000 de vibrations dans la mĂȘme unitĂ© de temps, nous ne pouvons rien percevoir. Il y a lĂ un intervalle Ă©norme avec lequel aucun sens ne nous met en relation. Si nous avions dâautres cordes Ă notre lyre, dix, cent, mille, lâharmonie de la nature se traduirait plus complĂštement en les faisant entrer en vibrations ». Dâune part, nos sens nous trompent; dâautre part, leur tĂ©moignage est tout Ă fait incomplet. Il nây a pas lĂ de quoi ĂȘtre si fiers et poser en principe une prĂ©tendue philosophie positive. Sans doute, il faut bien nous servir de ce que nous avons ; la foi religieuse dit Ă la raison Ma petite amie, tu nâas quâune lanterne pour te conduire souffle dessus et laisse-toi mener par moi ». Ce nâest pas notre avis. Nous nâavons quâune lanterne, et mĂȘme une assez mauvaise; mais lâĂ©teindre serait le comble de lâaveuglement. Reconnaissons au contraire, en principe, que la raison ou, si lâon veut, le raisonnement doit toujours et en tout ĂȘtre notre guide. Hors de lĂ , il nây a plus rien du tout. Mais ne circonscrivons pas la science dans un cercle Ă©troit. Jâen reviens encore Ă Auguste Comte, parce quâil est le fondateur de lâĂ©cole moderne, et quâil reprĂ©sente lâun des plus grands esprits de notre siĂšcle. Il limite la sphĂšre de lâastronomie Ă ce quâon savait de son temps. Câest tout simplement absurde. Nous concevons, dit-il, la possibilitĂ© dâĂ©tudier la forme des astres, leurs distances, leurs mouvements, tandis que nous ne saurons jamais Ă©tudier, par aucun moyen, leur composition chimique ». Ce cĂ©lĂšbre phi- losophe est mort en 1857 . Cinq ans plus tard, lâanalyse spectrale faisait prĂ©cisĂ©ment connaĂźtre la composition chimique des astres et classait les Ă©toiles dans lâordre de leur nature chimique. Lâinconnu dâhier est la vĂ©ritĂ© de demain. Voici, par exemple, un sujet, un seul, celui des apparitions de mourants Ă une personne plus ou moins Ă©loignĂ©e. Les posi- tivistes haussent les Ă©paules lorsquâils entendent parler de bille- vesĂ©es pareilles ; sâen occuper mĂȘme un instant, câest perdre son temps, câest de plus tomber dans la superstition des siĂšcles dis- parus. Il est impossible, affirment-ils, quâune personne apparaisse Ă une autre, ou lui tĂ©moigne, dâune maniĂšre quelconque, quâelle passe de vie Ă trĂ©pas. Le mot impossible » nâĂ©tait dĂ©jĂ plus français du temps de NapolĂ©on. Il nâest plus dans le dictionnaire philosophique depuis le dĂ©veloppement aussi stupĂ©fiant quâinat- tendu de la physique moderne. AprĂšs la photographie, la vapeur, le tĂ©lĂ©graphe, le tĂ©lĂ©phone, lâanalyse spectrale des astres, la sug- gestion mentale et lâhypnotisme, celui qui dĂ©clare pouvoir tracer aujourdâhui les limites du possible retarde, pour le moins, dâun demi-siĂšcle sur le plus petit Ă©lĂšve de lâĂ©cole primaire. On objecte comment nous expliquer de telles transmissions? Nous ne devons admettre que ce que nous sommes en Ă©tat dâexpliquer. Erreur non moindre. Expliquez-vous pourquoi une pierre III 25 FIGARO ILLUSTRE tombe ? Non, nâest-ce pas. Vous ne connaissez pas lâessence de la pesanteur. Alors soyez plus modestes et ne blĂąmez pas ceux qui de'sirent en savoir un peu plus long. Les apparitions existent-elles ? VoilĂ la question. Si elles existent, il faut les admettre. Nous les expliquerons plus tard... si nous pouvons. Oh ! elles ne datent pas dâhier ou, tout au moins, ce nâest pas dâaujourdâhui seulement quâon en parle. Le plus ancien livre connu, la Bible, est plein de rĂ©cits de cet ordre, parmi lesquels lâapparition de Samuel Ă Saiil chez la pythonisse dâEndor, racon- tĂ©e au chapitre XXVIII du Livre des Rois, est certainement digne dâattention. Le Nouveau Testament et les vies des Saints conti- nuent la sĂ©rie, et malgrĂ© le caractĂšre miraculeux et lâaspect lĂ©gen- daire du plus grand nombre de ces rĂ©cits, il nâest pas dĂ©montrĂ© que plusieurs de ces apparitions ne soient vĂ©ridiques. Vers la mĂȘme Ă©poque de lâorigine du christianisme, les auteurs profanes ont plus dâune fois traitĂ© la mĂȘme question, et voici par exemple un fait assurĂ©ment curieux que jâai dĂ©jĂ rappelĂ© dans Uranie citĂ© par CicĂ©ron lui-mĂȘme dans son traitĂ© De Divinatione I, 27. Deux amis arrivent Ă MĂ©gare et vont se loger sĂ©parĂ©ment. A peine lâun des deux est-il endormi quâil voit devant lui son compagnon de voyage lui annonçant dâun air triste que son hĂŽte a formĂ© le projet de lâassassiner, et le suppliant de venir le plus vite possible Ă son secours. Lâautre se rĂ©veille ; mais persuadĂ© quâil a Ă©tĂ© abusĂ© par un songe, il ne tarde pas Ă se rendormir. Son ami lui apparaĂźt de nouveau et le conjure de se hĂąter, parce que les meurtriers vont entrer dans sa chambre. Plus troublĂ©, il sâĂ©tonne de la persistance de ce rĂȘve et se dispose Ă aller trouver son ami. Mais le raisonnement, la fatigue finissent par triompher il se recouche. Alors son ami se montre Ă lui pour la troisiĂšme fois, pĂąle, sanglant, dĂ©figurĂ©. Malheureux, lui dit-il, tu nâes point venu lorsque je tâimplorais! Câen est fait; maintenant venge-moi. Au lever du soleil, tu rencontreras Ă la porte de la ville un chariot plein de fumier; arrĂȘte-le et ordonne quâon le dĂ©charge ; tu trouveras mon corps cachĂ© au milieu ; fais- moi rendre les honneurs de la sĂ©pulture et poursuis mes meurtriers. » Une tĂ©nacitĂ© si grande, des dĂ©tails si suivis ne permettent plus dâhĂ©sitation ; lâami se lĂšve, court Ă la porte indiquĂ©e, y trouve le char, arrĂȘte le con- ducteur qui se trouble, et dĂšs les premiĂšres recherches, le corps de son ami est dĂ©cou- vert. » Tel est le rĂ©cit de CicĂ©ron. Sans doute les hypothĂšses ne manquent pas pour rĂ©pondre au point dâinterrogation. On peut dire que lâhistoire nâest peut-ĂȘtre pas arrivĂ©e telle que CicĂ©ron la raconte ; quâelle a Ă©tĂ© amplifiĂ©e, exagĂ©rĂ©e ; que deux amis arrivant dans une ville Ă©trangĂšre peuvent craindre un accident ; quâen craignant pour la vie dâun ami, aprĂšs les fatigues dâun voyage et au mi- lieu du silence de la nuit, on peut arriver Ă rĂȘver quâil est victime dâun assassinat. Quant Ă lâĂ©pisode du chariot, les voya- geurs peuvent en avoir vu un dans la cour de lâhĂŽte, et le principe de lâassociation des idĂ©es vient le rattacher au songe. Oui, on peut faire tou- tes ces hypothĂšses explicatives; mais ce ne sont que des hypo- thĂšses. Admettre quâil y a eu vraiment communication entre le mort et le vivant est une autre hypothĂšse. Cette autre hypothĂšse est peut-ĂȘtre la moins hypothĂ©ti- que de toutes, Ă en juger par le nombre des faits authenti- ques que lâon commence au- jourdâhui Ă constater scienti- fiquement. Nous en avons plus dâun sous la main Ă soumettre ici Ă lâapprĂ©ciation de nos lecteurs. Nous commencerons par le suivant, qui vient dâĂȘtre publiĂ©, avec tous les documents susceptibles dâen garantir lâab- solue vĂ©racitĂ©, dans lâexcellente revue spĂ©ciale fondĂ©e tout rĂ©cemment prĂ©cisĂ©ment Ă propos de ces phĂ©nomĂšnes, les Annales des Sciences psychiques , de M. le docteur Dariex. Voici ce fait. Dans les premiers jours de novembre 1869, je partis de Per- pignan, ma ville natale, pour aller continuer mes Ă©tudes de phar- macie Ă Montpellier. Ma famille se composait, Ă cette Ă©poque, de ma mĂšre et de mes quatre sĆurs. Je la laissai trĂšs heureuse et en parfaite santĂ©. Le 22 du mĂȘme mois, ma sĆur HĂ©lĂšne, une superbe fille de dix-huit ans, la plus jeune et ma prĂ©fĂ©rĂ©e, rĂ©unissait Ă la maison maternelle quelques-unes de ses camarades. Vers trois heures de lâaprĂšs-dĂźner, elles se dirigĂšrent, en compagnie de ma mĂšre, vers la promenade des Platanes. Le temps Ă©tait trĂšs beau. Au bout dâune demi-heure, ma sĆur fut prise dâun malaise subit MĂšre, dit-elle, je sens un frisson Ă©trange courir par tout mon corps ; jâai froid et ma gorge me fait grand mal. Rentrons. » Douze heures aprĂšs, ma bien-aimĂ©e sĆur expirait dans les bras de ma mĂšre, asphyxiĂ©e, terrassĂ©e par une angine couenneuse que deux docteurs furent impuissants Ă dompter. Ma famille, â jâĂ©tais le seul homme pour la reprĂ©senter aux obsĂšques â mâenvoya tĂ©lĂ©gramme sur tĂ©lĂ©gramme Ă Mont- pellier. Par une terrible fatalitĂ© que je dĂ©plore encore aujourdâhui, aucun ne me fut remis Ă temps. Or, dans la nuit du 23 au 24, dix-huit heures aprĂšs la mort de la pauvre enfant, je fus en proie Ă une Ă©pouvantable halluci- nation. JâĂ©tais rentrĂ© chez moi Ă deux heures du matin, lâesprit libre et encore tout plein du bonheur que jâavais Ă©prouvĂ© dans les jour- nĂ©es des 22 et 23, consacrĂ©es Ă une partie de plaisir. Je me mis au lit trĂšs gai. Cinq minutes aprĂšs, jâĂ©tais endormi. Sur les quatre heures du matin, je vis apparaĂźtre devant moi la figure de ma sĆur, pĂąle, sanglante, inanimĂ©e, et un cri perçant rĂ©pĂ©tĂ©, plaintif, venait frapper mon oreille Que fais-tu, mon Louis ? Mais viens donc, mais viens donc ! » Dans mon sommeil ner- veux et agitĂ©, je pris une voiture ; mais hĂ©las ! malgrĂ© des efforts surhumains, je ne pouvais pas la faire avancer. Et je voyais toujours, ma sĆur pĂąle, sanglante, inani- mĂ©e, et le mĂȘme cri perçant, rĂ©pĂ©tĂ©, plaintif, venait frapper mon oreille Que fais-tu, mon Louis ? Mais viens donc, mais viens donc ! » Je me rĂ©veillai brusque- ment, la face congestionnĂ©e, la tĂȘte en feu, la gorge sĂšche, la respiration courte et sacca- dĂ©e, tandis que mon corps ruisselait de sueur. Je bondis hors de mon lit, cherchant Ă me ressaisir... Une heure aprĂšs, je me remis au lit; mais je ne pus retrou- ver le repos. A onze heures du matin, jâarrivai Ă la pension, en proie Ă une insurmontable tristesse. QuestionnĂ© par mes camara- des, je leur racontai le fait brutal tel que je lâavais ressenti. Il me valut quelques railleries. A deux heures, je me rendis Ă la FacultĂ©, espĂ©rant trouver dans lâĂ©tude quelque repos. En sortant du cours, Ă quatre heures, je vis une femme en grand deuil s'avancer vers moi A deux pas de moi, elle souleva son voile. Je reconnus ma sĆur aĂźnĂ©e qui, inquiĂšte sur moi, venait, malgrĂ© sa lĂ©gitime douleur, demander ce que jâĂ©tais devenu. Elle me fit part du fatal Ă©vĂ©nement que rien ne pouvait me faire prĂ©voir, puisque jâavais reçu des nouvelles excellentes de ma famille le 22 novembre au matin. Tel est le rĂ©cit que je vous FIGARO ILLUSTRĂ 99 livre, sur lâhonneur, absolument vrai. Je nâexprime aucune opinion, je me borne Ă raconter. Vingt ans se sont Ă©coulĂ©s depuis lors, lâimpression est tou- jours aussi profonde â maintenant surtout â et si les traits de mon HĂ©lĂšne ne mâapparaissent pas avec la mĂȘme nettetĂ©, jâen- tends toujours ce mĂȘme appel plaintif, multipliĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ© Que fais-tu donc, mon Louis? Mais viens donc, mais viens donc ! » Louis Noell Pharmacien Ă Cette. Ce rĂ©cit est accompagnĂ© de documents destinĂ©s Ă en confir- mer lâauthenticitĂ©. Nous citerons de ces documents la lettre sui- vante de la sĆur de lâobservateur Mon frĂšre mâa priĂ©e, sur votre demande, de vous envoyer le rĂ©cit de lâentrevue que jâeus avec lui, Ă Montpellier, aprĂšs la mort de notre sĆur HĂ©lĂšne. Selon votre dĂ©sir et le sien, je viens, malgrĂ© lâamertume de souvenirs aussi douloureux, vous apporter mon tĂ©moignage. En voyant dans la rue mon frĂšre, qui fut le premier Ă me reconnaĂźtre, malgrĂ© mes vĂȘtements de deuil, je compris quâil ignorait encore la mort dâHĂ©lĂšne. Quel malheur nous frappe encore ? » sâĂ©cria-t-il. Apprenant de ma bouche la mort dâHĂ©lĂšne, il me serra les bras avec une telle violence que je faillis tomber Ă la renverse ; rentrĂ©e Ă la maison, jâeus Ă supporter une scĂšne terrible. Fou de colĂšre, mon frĂšre, trĂšs nerveux, trĂšs ardent, mais trĂšs bon aussi, me maltraita presque. Quelle fatalitĂ©, sâĂ©criait-il, quel malheur ! Oh ! les dĂ©pĂȘches, pourquoi ne les ai-je donc pas reçues? » Et il frappait violemment la table avec les deux mains... Coup sur coup, il avala trois grandes carafes dâeau. Un moment, je le crus fou, tellement son regard Ă©tait Ă©garĂ©... Quand il eut repris ses esprits, quelques heures aprĂšs, il dit Oh! jâen Ă©tais sĂ»r, un grand malheur devait fondre sur moi. » Il me raconta alors lâhallucination quâil avait Ă©prouvĂ©e dans la nuit du 23 au 24. ThĂ©rĂšse Noell. » Ce cas dâapparition paraĂźt ĂȘtre du mĂȘme ordre que celui de CicĂ©ron. En gĂ©nĂ©ral, on nie ce genre dâobservations, on les attribue Ă des hallucinations toutes simples qui, par une coĂŻnci- dence absolument fortuite, auraient concordĂ© avec des Ă©vĂ©ne- ments rĂ©els. Certes, le hasard est parfois bien extraordinaire ; mais vraiment serait-il sage, serait-il logique, serait-il satisfai- sant de lui attribuer de pareilles coĂŻncidences? Il ne le semble pas. Eclairons notre jugement par dâautres exemples. Au mois de septembre de lâannĂ©e 1857, le capitaine G...W..., du 6 e rĂ©giment des dragons anglais, partit pour les Indes afin de rejoindre son rĂ©giment. Sa femme resta en Angleterre; elle demeurait Ă Cambridge. Dans la nuit du 14 au 1 5 novembre 1857, vers le matin, elle rĂȘva quâelle voyait son mari ayant lâair anxieux et malade ; aprĂšs quoi elle se rĂ©veilla, lâesprit trĂšs agitĂ©. En ouvrant les yeux elle vit de nouveau son mari debout Ă cĂŽtĂ© de son lit. Il lui apparut en uniforme, les mains pressĂ©es contre la poitrine. Ses cheveux Ă©taient en dĂ©sordre et sa figure trĂšs pĂąle, ses grands yeux noirs la regardaient fixement, et il avait lâair trĂšs excitĂ©. Sa bouche Ă©tait contractĂ©e dâune façon particuliĂšre, comme cela lui arrivait lorsquâil Ă©tait agitĂ©. Elle le vit avec tous les dĂ©- tails de ses vĂȘtements, et aussi distinctement quâelle lâavait jamais vu durant toute sa vie, et elle se rappela avoir vu entre ses mains le devant de sa chemise blanche, qui cependant nâĂ©tait pas tachĂ© de sang. Son corps semblait se pencher en avant avec un air de souffrance, et il faisait un effort pour parler ; mais on nâentendait aucun son. Lâapparition dura une minute environ et sâĂ©vanouit. Sa premiĂšre idĂ©e fut dâarriver Ă se rendre compte si elle Ă©tait rĂ©ellement Ă©veillĂ©e. Elle se frotta les yeux avec le drap et sentit quâelle le touchait rĂ©ellement. Son petit neveu Ă©tait dans son lit, avec elle; elle se pencha sur cet enfant qui dormait et elle Ă©couta sa respiration. Elle en entendit distinctement le bruit, et elle se rendit compte alors que ce quâelle venait de voir nâĂ©tait pas un rĂȘve. Inutile dâajouter quâelle ne dormit plus cette nuit-lĂ . Le matin suivant, elle raconta tout ceci Ă sa mĂšre, et elle exprima la conviction que le capitaine W... Ă©tait tuĂ© ou dange- reusement blessĂ©, malgrĂ© lâabsence de taches de sang sur ses vĂȘtements quâelle avait observĂ©s. Elle fut tellement impressionnĂ©e par la rĂ©alitĂ© de cette apparition, quâelle refusa, Ă partir de ce moment, toutes les invitations. Une jeune amie la pressa, quel- que temps aprĂšs, dâaller avec elle assister Ă un concert, lui rappe- lant quâelle avait reçu de Malte, envoyĂ© par son mari, un joli manteau habillĂ© quâelle nâavait pas encore portĂ©. Elle refusa dâune façon absolue, dĂ©clarant que ne sachant pas si elle nâĂ©tait point dĂ©jĂ veuve, elle ne frĂ©quenterait aucun lieu mondain jus- quâĂ ce quâelle eĂ»t reçu des lettres de son mari, dâune date postĂ©- rieure au 14 novembre. Le tĂ©lĂ©gramme annonçant le triste sort du capitaine W... arriva Ă Londres au mois de dĂ©cembre. Il portait que le capitaine avait Ă©tĂ© tuĂ© devant Lucknow, le i 5 novembre. Cette nouvelle, donnĂ©e par un journal de Londres, attira lâattention dâun sollicitor, M. Wilkinson, qui Ă©tait chargĂ© des affaires du capitaine W... Quand, plus tard, cette personne ren- contra la veuve, celle-ci lui dit quâelle avait Ă©tĂ© absolument prĂ©- parĂ©e Ă recevoir cette triste nouvelle; mais quâelle Ă©tait sĂ»re que son mari nâavait pas Ă©tĂ© tuĂ© le i 5 novembre, car il lui Ă©tait apparu dans la nuit du 14 au i 5 dudit mois *. Le certificat dĂ©livrĂ© par le Ministre de la guerre, que M. Wil- kinson dut se procurer, confirma cependant cette date du tĂ©lĂ©- gramme. Les affaires en restĂšrent lĂ jusquâen mars 1 8 58 , Ă©poque Ă laquelle la famille du capitaine W... reçut une lettre datĂ©e de * La diffĂ©rence de longitude entre Londres et Lucknow est dâen- viron cinq heures ; trois ou quatre heures du matin Ă Londres corres- pondraient par consĂ©quent Ă huit ou neuf heures Ă Lucknow. Mais câest dans lâaprĂšs-midi et non dans la matinĂ©e, comme on le verra dans la suite, que le capitaine W... fut tuĂ©. Si par consĂ©quent il Ă©tait tombĂ© le 1 5, lâapparition se serait produite plusieurs heures avant lâengagement dans lequel il avait succombĂ©, alors quâil Ă©tait encore vivant et bien portant. En fait, il avait Ă©tĂ© mortellement frappĂ© dix ou douze heures avant lâapparition. 100 FIGARO ILLUSTRĂ Lucknow, du 1 5 dĂ©cembre 1 8 5 7 . Cette lettre lâinformait que le capitaine W... avait Ă©tĂ© tuĂ© Ă la tĂȘte de son escadron, devant Lucknow, non pas le i 5 novembre, comme lâavaient dit les dĂ©pĂȘches, mais le 14 novembre, dans lâaprĂšs-midi. Le signataire de la lettre Ă©tait Ă cĂŽtĂ© de lui quand il le vit tomber. Un . Ă©clat dâobus venait de le frapper et, Ă partir de ce moment, il ne pro- nonça plus une parole. Il fut enterrĂ© Ă Dilkaoska, et une croix en bois fut Ă©rigĂ©e sur sa tombe. Les initiales G. W., et la date de sa mort, le 14 novembre i 85 y, furent gravĂ©es sur cette croix. Le MinistĂšre de la guerre finit par corriger la date, mais un an seulement aprĂšs la mort. M. Wilkinson ayant eu lâoccasion de demander une nouvelle copie du certificat, au mois dâavril i 85 q, la trouva conçue dans les mĂȘmes termes que la prĂ©cĂ©dente, la date du 14 novembre seulement avait Ă©tĂ© substituĂ©e Ă celle du 1 5 . Autre cas encore, certifiĂ© par le colonel Wickham et rapportĂ© par sa femme, dans les termes suivants Un mien ami, officier dans les Highlanders, avait Ă©tĂ© griĂšve- ment blessĂ© au genou, Ă la bataille de Tel-el-KĂ©bir. Sa mĂšre Ă©tait une de mes grandes amies, et lorsque le vaisseau hĂŽpital le Car- thage le ramena Ă Malte, elle mâenvoya Ă bord pour le voir et prendre les dispositions pour lâamener Ă terre. Lorsque jâarrivai Ă bord, on me dit quâil Ă©tait un des malades les plus gravement atteints, et si griĂšvement blessĂ© que lâon considĂ©rait comme dan- gereux de le transporter Ă lâhĂŽpital militaire, et lui, ainsi quâun autre officier de la Garde noire Ă©taient restĂ©s sur le navire. AprĂšs bien des instances, nous obtĂźnmes, sa mĂšre et moi, la permission dâaller le visiter et le soigner. Le pauvre ami Ă©tait si mal que les mĂ©decins pensaient quâil mourrait si lâon tentait une opĂ©ration et ils ne voulaient pas lui amputer la jambe, opĂ©ration qui Ă©tait sa seule chance de salut, et vraiment le seul espoir quâils eussent de lui conserver la vie. Sa jambe se gangrenait, mais certaines par- ties sâĂ©liminaient, et comme il traĂźnait en longueur, tantĂŽt mieux, tantĂŽt plus mal, les mĂ©decins commençaient Ă penser que peut- ĂȘtre il recouvrerait un certain degrĂ© de santĂ©, bien quâil dĂ»t rester boiteux toute sa vie et probablement mourir de consomption. La nuit du 4 janvier 1886, aucun changement brusque dans son Ă©tat nâĂ©tant prĂ©vu, sa mĂšre mâemmena chez elle, pour que je prenne une nuit de repos, car jâĂ©tais trĂšs souffrante et nâavais pas assez de santĂ© pour supporter dâaussi longues fatigues. Il Ă©tait tombĂ© pendant quelques heures dans une sorte de lĂ©thargie, et le mĂ©decin avait dit que se trouvant sous lâinfluence de la morphine, il dormirait probablement jusquâau lendemain matin. Je con- sentis Ă mâen aller, me proposant dây retourner au point du jour afin quâil pĂ»t me trouver prĂšs de lui Ă son rĂ©veil. Vers trois heures du matin, mon fils aĂźnĂ© qui couchait dans ma chambre mâappela en criant Maman, maman, voilĂ M. B. » Je me levai prĂ©cipitamment câĂ©tait absolument vrai ; la forme de M. B... flottait dans la chambre Ă peu prĂšs Ă un demi-pied du plancher o m , i 5 j, et il disparut Ă travers la fenĂȘtre, en me sou- riant. Il Ă©tait en toilette de nuit; mais chose Ă©trange, le pied malade, dont les orteils Ă©taient tombĂ©s par la gangrĂšne, Ă©tait, dans cette apparition, exactement comme lâautre pied. Nous lâavons remarquĂ© en mĂȘme temps, mon fils et moi. Une demi-heure aprĂšs environ, un homme vint me dire que M. B... Ă©tait mort Ă trois heures. Jâallai alors vers sa mĂšre qui mâen informa. Elle me dit quâil avait repris une demi-cons- cience au moment de sa mort, quâil sentait ma main dans la sienne et quâil la serrait en mĂȘme temps que celle de lâordonnance restĂ© prĂšs de lui jusquâau dernier moment. Je ne me suis jamais par- donnĂ© dâĂȘtre rentrĂ©e chez moi cette nuit-lĂ . » EugĂ©nie Wickham. » M. Wickham fils, ĂągĂ© de neuf ans au moment de lâĂ©vĂ©nement, a signĂ© comme il suit Je me souviens que les choses se sont passĂ©es comme il est dit ci-dessus. Edmond Wickham. » Le mari de rnadame'Wickham, lieutenant-colonel de lâartil- lerie royale, Ă©crit quâil certifie lâexactitude de ce rĂ©cit. Ce sont lĂ des faits dâobservation. Nous pourrions trĂšs facile- ment les multiplier, mais ce serait dĂ©passer le cadre de cette Ă©tude, et puis cent observations identiques aux prĂ©cĂ©dentes nây ajouteraient rien ou presque rien. La seule question est de savoir si lâon doit admettre des faits de cet ordre. Mais quel est le moyen de sây refuser? Douter de la bonne foi, de la vĂ©racitĂ© des narrateurs ? Nous nâen avons pas le droit, Ă©tant donnĂ©e leur par- faite honorabilitĂ©, et les enquĂȘtes que lâon a pu faire en un grand nombre de cas ayant confirmĂ© de tous points les relations. Traiter ces coĂŻncidences de fortuites et se contenter de les attribuer au hasard est un peu lĂ©ger et assurĂ©ment insuffisant. Il y en a trop. Le hasard est parfois extraordinaire, sans doute; mais sâen con- tenter nâest pas une solution. Il nous paraĂźt plus sage, plus scien- tifique de chercher Ă nous rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes que de les nier sans examen. Les expliquer est plus difficile. Comme nous le disions en commençant, nos sens sont imparfaits et trompeurs, et peut-ĂȘtre ne nous rĂ©vĂ©leront-ils jamais la vraie rĂ©alitĂ©, ici encore moins quâailleurs. Tout ce que nous pouvons dĂ©jĂ penser, par la com- paraison des diffĂ©rents faits du mĂȘme ordre, câest que le mourant ou le mort ne se transporte pas du tout en prĂ©sence de lâobserva- teur nous ne parlons pas du corps, cela va sans dire, mais de lâĂąme, de lâesprit, du principe psychique, et quâil y a action Ă distance d'un esprit sur un autre. On peut admettre que chacune de nos pensĂ©es est accompagnĂ©e dâun mouvement atomique cĂ©rĂ©- bral, et câest du reste ce qui est admis par les physiologistes. Notre force psychique donne naissance Ă un mouvement Ă©thĂ©rĂ©, qui se transmet au loin, comme toutes les vibrations de lâĂ©ther, et devient sensible pour les cerveaux en harmonie avec le nĂŽtre. La transformation dâune action psychique en mouvement Ă©thĂ©rĂ©, et rĂ©ciproquement, peut ĂȘtre analogue Ă celle que lâon observe dans le tĂ©lĂ©phone, oĂč la plaque rĂ©ceptive, identique Ă la plaque dâen- voi, reconstitue le mouvement sonore. Cette action dâun esprit sur un autre se manifeste par des effets trĂšs variĂ©s, parfois par la vision complĂšte de lâĂȘtre, parfois par lâaudition dâune voix con- nue, parfois aussi par des bruits insolites, des apparences de bou- leversements de meubles, des phĂ©nomĂšnes plus ou moins bizarres. Lâesprit agit sur lâesprit, comme dans le cas de la suggestion mentale Ă distance. Lâaction dâun esprit sur un autre, Ă distance, surtout en des circonstances aussi graves que celles de la mort, et de la mort subite en particulier, nâest pas plus extraordinaire que celle de lâaimant sur le fer, que lâattraction de la lune sur la terre, que le transport de la voix humaine par lâĂ©lectricitĂ©, que la rĂ©vĂ©lation de la constitution chimique dâune Ă©toile par lâanalyse de sa lumiĂšre, et que foutes les merveilles de la science contemporaine. Seule- ment elle est dâun ordre plus Ă©levĂ© et peut nous mettre sur la voie de la connaissance psychique de lâĂȘtre humain. Lâexplication ne sera pas la mĂȘme, sans doute, pour une appariton de mourant ou pour une de mort. Mais nous ne savons rien lĂ -dessus. Ne nions pas. Observons,' analysons, examinons. .Nul ne contestera que ce qui nous intĂ©resse le plus dans. toute la crĂ©ation, câest... avouons-le... câest nous-mĂȘmes. Connais-toi toi-mĂȘme ! » disait Socrate. Depuis des milliers dâannĂ©es, nous avons appris une immense quantitĂ© de choses, exceptĂ© celle qui nous intĂ©resse le plus. Il semble que la tendance actuelle de lâesprit humain soit enfin dâobĂ©ir Ă la maxime socratique et de sâĂ©tudier lui-mĂȘme. Câest Ă ce titre que nous avons voulu prĂ©- senter ici Ă nos lecteurs lâune des faces du grand problĂšme, et non lâune des moins curieuses. CAMILLE FLAMMARION Illustrations de EugĂšne Grasset. 6, me de la Paix â P. M. GRUNWALDT -6, me de la Paix Fournisseur de Sa MajestĂ© lâEmpereur de Russie MANTEAUX Pelisses JAQUETTES COUVERTURES manchons Boas ZIBELINE Loutres RENARDS NOIR argentĂ© BLEU âąCASTOR DU Kamtcha tka P. M. GRUNWALDT Fournisseur de Sa MajestĂ© lâEmpereur de Russie HYDROTHĂRAPIE CHEZ SOI RĂ©compenses aux Expositions de 1839, 42, 54, 55, 62, 72, 78, 79, 81, 84, 85, 86, 87, 1888 MĂDAILLE DâOR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 Appareils pour iouclies en pluie, en lames, en cercles, locales, verticales, nUM-TEtjI APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SĂCHE ET HUIĆžIIDF, ĂŒteT TĂRĂBENTHINĂS AU PIN NIUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă effet dâeau WALTER LĂCUYER 138, rue Montmartre, PARIS ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRĂ DUPONT 10 rue Hautefeuille jbour Sur demande , envoi franco du cutulogue illustrĂ© avec prix. â TĂ©lĂ©phone. cĂȘoin-^abuzet 3, tue tloaĂŽcjuiet A la PensĂ©e hautes nouveautĂ©s Ă©lĂ©gantes 3 ?o-u.r Dames HENRY 5, Rue du Faubourg -Saint- HonorĂ© PARIS OUVRAGES DE DAMES En trains DE luxe "SĂźElfer Calais - Rome -E5press. lueuuerranĂ©e-Express. 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FIGARO ILLUSTRĂ NumĂ©ro exceptionnel de NoĂ«l 1891 UNE RĂVOLUTION DANS LA TOILETTE ! bien, es-tu prĂȘte, enfin? â VoilĂ , mon ami, cinq minutes encore ! â Mon Dieu que les femmes sont longues Ă sâhabiller ! » Tel est le dialogue qui se repro- duit quelques milliers de fois cha- que jour dans Paris. Je ne fais pas le calcul pour la province. Ce serait trop long. Je passe aussi sur les rĂ©- flexions quelquefois trop naturalis- tes du mari qui trĂ©pigne en se disant que lâheure se passe, quâon va arriver trop tard, et, suivant les cas, manquer le train, tomber au milieu du dĂźner oĂč lâon est attendu ou encore arriver aprĂšs le premier acte de la piĂšce que lâon va voir. Câest quâen effet nous sommes terriblement longues Ă nous Fig. 1. â Lâancien systĂšme de jupons et te Pantalon-Cuirasse BrevetĂ© S. G. D. G. de madame Le Roy , 21, boulevard Montmartre . habiller, nous autres femmes. Nous avons tant Ă faire ! Ces mes- sieurs, eux, en parlent Ă leur aise. Ils mettent leur pantalon, leur cravate, leur gilet, leur habit et câest fait... Nous, hĂ©las, aprĂšs lâope'ration difficile du corset lace' selon les principes, nous avons Ă mettre dâabord notre pantalon, â puis le jupon de dessous; puis encore un autre; le sous-jupe; enfin la robe quâil faut arranger sur le tout... Et je ne parle ici que de la quintessence de la toilette, du strict nĂ©cessaire... Câest dĂ©jĂ beaucoup pour prendre un temps infini. Eh ! bien que diriez-vous, mesdames, si on vous apprenait quâon vient de dĂ©couvrir un moyen, une mĂ©thode, un procĂ©dĂ© â appelez cela comme vous voudrez â pour abrĂ©ger de moitiĂ©, des trois quarts, des quatre cinquiĂšmes, ce temps si long de la toilette, ce travail si ardu, si difficile, de lâĂ©quilibre, de lâharmonie du pantalon et des jupons. Cela va peut-ĂȘtre vous sembler une utopie? Toutes les grandes inventions sont comme cela. Et câest, ne vous y trompez pas, dâune grande invention que je vais vous parler. Câest une vĂ©ritable rĂ©volution dans la toilette. Cette rĂ©volution consiste dans la crĂ©ation du jupon-cuirasse» un vĂȘtement dont le corsage â qui peut se mettre dessus ou dessous le corset â et le jupon de dessous ne font plus quâun seul vĂȘtement et un seul morceau-. On y remplace en effet les petits cĂŽtĂ©s qui forment ordinairement la cambrure de la taille par trois pinces de chaque cĂŽtĂ© du buste ; une sous la poitrine, une sous le bras et une sous lâomoplate. La planche n° i fera comprendre facilement le systĂšme. Vous y voyez en effet la femme commençant sa toilette. Dâun cĂŽtĂ©, lâancien systĂšme avec tous les jupons Ă©tagĂ©s. De lâautre, le panta- lon adhĂ©rent au corsage avec les deux pinces dont nous venons de parler. Lâinventeur ajoute Ă ces pinces, une couture au milieu du dos, dans le cas oĂč le vĂȘtement devrait sâouvrir devant, pour une robe de bal par exemple. Mais pour les usages ordinaires, pour la ville, pour la promenade, pour tous les cas oĂč lâon nâest pas obligĂ©e de se dĂ©garnir, le vĂȘtement peut se fermer complĂštement devant et sâattacher derriĂšre par un boutonnage, un laçage ou un agra- fage. Le but est dâĂ©viter les basques du cache-corset que lâon porte souvent, et principalement les cordons et ceintures du jupon de dessous. Par un systĂšme de boutonnage, laçage ou agrafage, tournant autour des hanches, lâon peut adapter au jupon-cui- rasse » un pantalon en dessous, des jupons en dessus, sans F IG . 2. â Le jupon Pantalon-Cuirasse BrevetĂ© S. G. D. G. de madame Le Roy. 21, boulevard Montmartre. quâaucun cordon, aucune ceinture vienne compliquer et encom- brer la taille. Le second dessin vous montre la cuirasse mise, avec le pantalon en dessous et le jupon en dessus, le tout se mettant dâun seul coup et allant divinement bien. Comme vous le voyez, câest une Ă©conomie de temps colossale. Jâajouterai quâau point de vue de lâĂ©lĂ©gance on nâa aucune perte au contraire. Tout Ă©tant harmonieusement combinĂ© Ă lâavance, il nây a plus de ces tĂątonnements qui, lorsquâon est pressĂ©e, ne rĂ©ussissent pas toujours. Double avantage dont vous serez bien heureuses de profiter, chĂšres lectrices, aussitĂŽt que, par lâexpĂ©- rience, vous aurez pu les apprĂ©cier. Il nâest pas sans intĂ©rĂȘt de faire observer que le jupon-cui- rasse » peut se faire en nâimporte quel tissu. Câest une question de principe, de forme une fois le principe adoptĂ©, le vĂȘtement peut ĂȘtre exĂ©cutĂ© en batiste, en soie, en satin, mĂȘme en tricot. Il est applicable Ă toutes les tailles, Ă tous les Ăąges. Le dessinateur vous montre, dans son troisiĂšme croquis, la femme complĂštement prĂ©parĂ©e, avec son jeu de jupons sur elle. Vous voyez comme faut bien quand mĂȘme que cela tienne et câest quelquefois into- lĂ©rable. Avec le jupon-cuirasse », aucun de ces ennuis, aucune de ces souffrances, aucun de ces inconvĂ©nients nâexiste plus. Il sera donc acceptĂ© comme une invention heureuse par tous les mĂ©decins qui reconnaĂźtront combien il est essentiellement hygie'nique. Par ce que je vous ai dit en commençant, vous avez compris que le jupon-cuirasse » peut se faire montant pour les personnes qui ont lâhabitude de se couvrir ou dĂ©colletĂ© pour celles qui vont au bal. Il peut ĂȘtre Ă manches longues ou courtes ou retenu sim- plement par une Ă©troite Ă©paulette. Enfin, il peut ĂȘtre fait en corselet sans rien sur les Ă©paules et retenu par trois attaches sur le haut du corset. Car, nous ne supprimons pas le corset, au contraire, toutes les fois quâil nây a pas empĂȘchement absolu de le porter. Mais, quand on a affaire Ă des personnes souffrantes, Ă des femmes dans un des cas que jâai dĂ©crit plus haut, le jupon- cuirasse » peut remplacer le corset, Ă la condition dâĂȘtre baleinĂ© en consĂ©quence. Il deviendra alors jupon-corset ». La partie du bas de ce vĂȘtement Ă partir des hanches qui, dans le cas que jâai expliquĂ© en premier lieu est jupon, peut encore ĂȘtre remplacĂ©e par le pantalon et le vĂȘtement prend le nom de pan- talon-cuirasse ». Toutes les combinaisons du jupon-cuirasse » restent les mĂȘmes pour ces deux modifications. La seule diffĂ©rence est que lqg jambes du pantalon remplacent la partie qui fait jupon. Il est peut-ĂȘtre un peu difficile de bien expliquer tout cela, mĂȘme avec des gravures. Il y a mille petits dĂ©tails quâon ne peut comprendre, dont on ne peut se rendre compte quâen ayant lâobjet lui-mĂȘme sous les yeux. Câest pourquoi, chĂšres lectrices, je vous engage Ă aller voir lâinventeur, Madame LĂ©on Le Roy, 21, bou- Fig. 5. â Toilette habillĂ©e , modĂšle de madame Le Roy , 21, boulevard Montmartre. levard Montmartre. Dans de vastes et somptueux salons, admi- rablement amĂ©nagĂ©s, elle vous montrera tous les modĂšles placĂ©s sur des mannequins; elle vous expliquera le fonctionnement en en faisant sous vos yeux lâexpĂ©rience. Et alors vous serez conver- ties, comme je lâai Ă©tĂ©. CouturiĂšre de premier ordre, couturiĂšre artiste, Madame Le Roy cherchait depuis longtemps un moyen de donner aux toilettes pleines de goĂ»t quâelle exĂ©cute, tout le relief quâelles mĂ©ritent. Câest elle qui dĂ©jĂ nous a donnĂ© le jersey, ce vĂȘtement qui moule si adorablement une taille bien faite et en fait ressortir les richesses et les perfections. Elle a encore fait faire Ă la toilette fĂ©minine bien dâautres progrĂšs que je ne puis Ă©numĂ©rer ici. Voici enfin le dessin dâune de ses derniĂšres crĂ©ations, costume charmant qui peut se passer de toute description, car son aspect en dit assez. Quand vous irez chez elle, vous verrez encore bien dâautres merveilles. Mais il ne faut pas que je mâĂ©loigne de mon sujet le jupon- cuirasse ». Câest de lui que jâai voulu vous parler et pas dâautre chose. Je vous rĂ©pĂšte en terminant ce que je vous ai dit au dĂ©but de cet article câest une vĂ©ritable rĂ©volution dans lâart de sâhabiller et toutes les femmes de goĂ»t, toutes les femmes intelligentes ne peuvent manquer de se rangerait nouveau parti. Câest le progrĂšs, et en matiĂšre de toilette, comme en toute autre, il faut suivre le progrĂšs ! câest coquet, comme cela va bien. Elle-mĂȘme en est stupĂ©faite, ravie. Vous le serez comme elle quand vous aurez essayĂ©. Autre remarque qui a bien son importance. Le jupon-cui- Fig. 4. â Dessous de fantaisie pour toilette de bal et soirĂ©e, systĂšme de madame Le Roy BrevetĂ© S. G. D. G. 21, boulevard Montmartre. mettre habituellement de corset et que torturent les cordons serrĂ©s autour de la taille pour maintenir le pantalon et les jupons. Elles ont beau serrer le moins possible jupons ou ceintures, il rasse » nâest pas seulement destinĂ© aux Ă©lĂ©gantes soucieuses de la finesse de leur taille et de lâharmonie de leur toilette. Il est prĂ©- cieux pour les dames convalescentes, pour celles qui sont dans un Ă©tat intĂ©ressant, pour les personnes ĂągĂ©es qui ne peuvent pas Dessous de fantaisie pour toilette de ville, systĂšme de madame Le Roy, BrevetĂ© S. G. D. G. 21, boulevard Montmartre. CLAIRE DE CHANCENAY. ANOS et HARMONIUMS pour SALONS, B tĂ©s 06 louant n vnlAnta m. j. . , / ! ? a jo ant Ă volontĂ©, m doigte ordinaire, ou mĂ©caniquement Ă lâaide de cartons perforĂ©s S. G. D. G. MĂ©daille dâor. Exposition internat^ dâEdimbourg PARIS â membre du jury, hors concours, 12, Boulevard des Italiens et EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 MĂ©daille dâor. 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Les yeux sâĂ©taient voilĂ©s dâune tendresse infinie; elle ne souriait pas et restait sans rien dire, semblant attendre quâil parlĂąt. Et Jacques, Ă©tonnamment troublĂ©, se sentait la tĂȘte vide et la gorge sĂšche. Un bond du cheval de Miquette le tira de sa torpeur. 11 la vit filer devant lui au grand trot. Avec sa criniĂšre blonde, argentĂ©e par le pĂąle soleil de fĂ©vrier, et le grand pardessus mastic collĂ© Ă son corps souple et jeune, elle lui apparut en tourbillon blond », telle quâil lâavait entrevue sur la route, le jour de son arrivĂ©e. Elle rejoignit un peloton de chasseurs, et bientĂŽt un rire Ă©clatant apprit Ă M. de TrĂȘne que la jeune fille Ă©tait redevenue la Miquette premiĂšre maniĂšre », celle qui gavrochine et qui rigole » . Le lendemain, Miquette ne parut pas au dĂ©jeuner. La douai- riĂšre annonça qu'elle avait mal Ă la tĂȘte et ne voulait pas manger, mais elle Ă©tait levĂ©e; elle descendrait pour dire adieu aux voya- geurs. Lorsque le landau qui emmenait le duc et la duchesse, et Jacques et Pierrot, avança devant le perron, la jeune fille parut, descendant lâescalier, mais si blanche dans son peignoir blanc, si dĂ©faite, si changĂ©e depuis la veille, que le beau GĂ©rald sâĂ©cria avec intĂ©rĂȘt â Ah ! mon Dieu !... Est-ce que vous ĂȘtes gravement malade, mademoiselle Miquette ?... Elle rĂ©pondit en riant et en secouant sa toison blonde et embroussaillĂ©e â Gravement? Oh! non!... Mademoiselle Miquette ne peut pas ĂȘtre quelque chose de grave ! Et voyant que sa grandâmĂšre et M. de TrĂȘne, frappĂ©s en mĂȘme temps de lâaccent douloureux de son rire et de sa voix, lâexaminaient attentivement, elle reprit â Un petit mal de tĂȘte pas bien mĂ©chant !... M. et madame de Bouillon Ă©taient dĂ©jĂ montĂ©s en voiture. Jacques sâapprocha de la douairiĂšre pour lui baiser la main, et il remarqua quâelle suivait dâun Ćil anxieux Miquette, laquelle Miquette, agenouillĂ©e devant Pierrot, embrassait passionnĂ©ment sa grosse tĂȘte velue. Se sentant regardĂ©e, elle se redressa brusquement, rougit jus- quâaux cheveux et balbutia â Jâadore Pierrot!... Puis comme le regard de sa grandâmĂšre lâinterrogeait, elle perdit la tĂȘte et rĂ©pĂ©ta machinalement â Ce nâest quâun mal de tĂȘte... un tout petit mal de tĂȘte!... Et elle enfouit de nouveau son visage dans les poils du chien. M. de TrĂȘne sâavança â Mademoiselle Miquette, â dit-il dâune voix mal assurĂ©e, â si Pierrot et moi nous ne partions pas?... si nous restions avec vous... avec vous, toujours?... est-ce quâil passerait, ce tout petit mal de tĂȘte?... dites?... Elle lĂącha Pierrot si brusquement quâil roula sur lui-mĂȘme comme une boule, et poussant un cri joyeux, un bon cri sincĂšre et chaud, elle courut Ă Jacques et lui sauta au cou en pleu- rant. â Eh bien! mes enfants, â murmura la douairiĂšre stupĂ©faite et ravie, â ne vous gĂȘnez donc pas !... Tous les invitĂ©s riaient en pensant Ă la tĂȘte quâallait faire la duchesse; mais Miquette ne voyait rien. Elle leva sur M. de TrĂȘne son regard bleu tout voilĂ© de larmes, et lui dit en riant â Alors, comme ça, ça y est !... câest vous qui la connaĂźtrez, la vraie Miquette ?... Illustrations de Albert Lynch. GYP. TĂĂiQ LâOMBRE DE FEU BERNARD Par RENĂ DE PONT-JEST A prĂšs avoir assez patiemment attendu, pendant quelques annĂ©es, la rentrĂ©e des crĂ©ances qui constituaient Ă peu prĂšs toute la fortune laissĂ©e par son pĂšre, Wilhem KĆnig comprit enfin quâil nâobtiendrait pas grand âchose de ceux de ses dĂ©biteurs qui habitaient les Indes, sâil ne se mettait en personne Ă leur poursuite, et il rĂ©solut de se rendre Ă Java. Rien ne put le dĂ©tourner de son projet, ni les conseils dâun vieux parent, Bernard Verbeck, que, par affection, il appelait son oncle, ni les plaisanteries de son cousin LĂ©opold DiĂ©rix, garçon spirituel et sceptique, qui, dâailleurs, ne paraissait, le blĂąmer que pour la forme, ni mĂȘme les larmes de sa jolie cousine Emma, avec laquelle il avait Ă©changĂ© les plus doux serments. Emma, dĂ©sespĂ©rĂ©e, lui proposa de devenir immĂ©diatement sa femme sâil renonçait Ă son excursion; elle finit par lui jurer de lâattendre, lorsquâelle vit que sa rĂ©solution Ă©tait irrĂ©vocable. Il est vrai que Wilhem, beau cavalier de vingt-cinq ans, avait dit Ă la jeune fille, en la pressant sur son cĆur Câest prĂ©cisĂ©ment parce que je tâaime que je veux ĂȘtre riche, afin de te donner tout le bonheur possible. Je sais que le cousin est Ă©pris de toi; il aura bientĂŽt, grĂące Ă son talent dâavocat, une situation brillante; lâoncle Bernard dont nous devons hĂ©riter, chacun pour un tiers, quoique LĂ©opold soit, lui, son seul et vrai neveu â mais il fera son testament en consĂ©quence, â lâoncle Bernard a toujours eu un grain dâambition ; pour que tu prennes place dans la grande bourgeoisie, il voudra un jour te faire Ă©pouser le cousin. Si tu refuses Ă cause de moi, il se fĂąchera et te menacera de nous dĂ©shĂ©riter tous les deux. Alors tu ne pourras rĂ©sister; tu deviendras madame DiĂ©rix, et moi, je me jetterai dans lâEscaut; tandis que si je vais aux Indes, tu auras le droit de rĂ©pondre Ă toutes les propositions Câest pour moi que le pauvre Wilhem est parti ; je lui ai promis de ne pas me marier pendant son absence, ce serait mal de me forcer Ă lui manquer de parole. Attendons tout au moins son retour. » Et Emma lui avait rĂ©pondu, entre deux baisers Eh bien! soit, pars; moi, je prierai pour toi ! » Et voilĂ comment, un soir, Wilhem KĆnig quitta Gand, muni dâune foule de lettres de recommandation ; riche, en plus de son propre avoir, dâune grande bourse de soie gonflĂ©e de doubles ducats dâor que le vieux Verbeck, malgrĂ© sa parcimonie ordinaire, lui avait donnĂ©e en mĂȘme temps quâun dernier conseil, et accom- pagnĂ©, jusquâau coche, des sourires ironiques de son rival, mais aussi en emportant le cĆur de son adorable cousine, quâelle lui avait abandonnĂ© dans un suprĂȘme regard de ses yeux bleus rem- plis de larmes ; myosotis baignĂ©s par la rosĂ©e du matin. Le lendemain, il Ă©tait arrivĂ© Ă Anvers, car câest en pays fla- mand que sâest passĂ©e, il y a dĂ©jĂ bien des annĂ©es, lâhistoire que nous racontons, et trente-six heures plus tard, il sâĂ©tait embar- quĂ© sur le Van-Dyck , beau trois-mĂąts-barque, qui avait dĂ©jĂ fait une dizaine de fois les cinq mille lieues quâil fallait alors franchir avant dâatteindre la riche colonie hollandaise. Wilhem nâeut pas trop Ă se plaindre de la traversĂ©e. A la fin de son quatriĂšme mois de navigation, il aperçut, un soir, Ă lâhorizon rose, les sommets feuillus de lâĂźle des Princes ; les parfums pĂ©nĂ©- trants des forĂȘts tropicales rĂ©veillĂšrent ses sens endormis ; il longea Krokotoa quâun Ă©pouvantable cataclysme devait un jour engloutir en partie, et, le lendemain, au lever du soleil, le Van-Dyck cou- rait Ă travers les bosquets flottants des mille Iles, pour gagner la rade de la capitale des Indes nĂ©erlandaises. Moins de deux heures plus tard, le neveu de lâoncle Verbeck Ă©tait installĂ© Ă lâhĂŽtel de Hollande, Ă Batavia, et ne songeait plus quâĂ poursuivre Ă©nergiquement le but de son voyage. Il Ă©tait dĂ©cidĂ© a ne penser Ă celle quâil aimait que pour puiser dans ce souvenir la force et le courage nĂ©cessaires Ă lâaccomplissement de son Ćuvre. Les choses, malheureusement, ne devaient pas marcher au grĂ© des dĂ©sirs impatients de lâexilĂ© par amour. Il mit assez facilement la main, dans la ville mĂȘme, sur quelques-uns de ses dĂ©biteurs, dont il obtint des parcelles de ses crĂ©ances, mais les plus intĂ©res- sants parmi les anciens clients de son pĂšre avaient quittĂ© Batavia. Wilhem dut se mettre Ă leur recherche. Les uns ne sâĂ©taient pas trop Ă©loignĂ©s, ils habitaient toujours Java, mais dans lâEst, lĂ oĂč les Hollandais laissaient encore une ombre de pouvoir aux petits souverains indigĂšnes. Les autres avaient franchi les DĂ©troits. . On les supposait dans les Ăźles voisines. Certains, disait-on, sâĂ©taient rendus plus loin encore, Ă Singapour. CâĂ©tait, pour notre jeune Flamand, tout lâarchipel Malais Ă visiter. Il nâhĂ©sita point et, pendant trois ans, il courut, du Nord au Sud, de lâEst Ă lâOuest, sans voir en quelque sorte ni la splen- deur de la flore, ni la bizarrerie des mĆurs, ni la beautĂ© miĂšvre des Javanaises Ă la peau dorĂ©e comme les fruits des HespĂ©rides, ni la majestĂ© des ruines qui rappellent la puissance et la civilisa- tion de tant de royaumes disparus. Ce nâĂ©tait plus un voyageur, mais un garçon de recette, nâayant quâun objectif remplir sa sacoche; quâune pensĂ©e Emma; quâun dĂ©sir retourner oĂč il Ă©tait attendu et oĂč lâon priait pour lui. Durant les deux premiĂšres annĂ©es de sa pittoresque excur- sion, Wilhem KĆnig ne sentit pas faiblir un seul instant son courage. Il avait reçu de Gand de bonnes nouvelles lâoncle Ber- nard Ă©tait en parfaite santĂ©, le cousin LĂ©opold devenait un per- sonnage, et la petite cousine lui conservait son cĆur. Mais, tout Ă coup, 'plus de lettres! Il est vrai que, lĂ -bas, on ne devait pas trop III. 30 FIGARO ILLUSTRĂ savoir oĂč lui Ă©crire! NĂ©anmoins, lâinquiĂ©tude le saisit et il nâeut plus quâune idĂ©e fixe regagner lâEurope. Dâailleurs il avait rĂ©ussi, et lorsqu il quitta Singapour, il emportait en argent et en crĂ©ances solides une fortune qui lui permettrait d'Ă©pouser celle quâil aimait, avec ou sans la permission du vieux Verbeck. Cent vingt-deux jours aprĂšs, nâayant rĂȘvĂ© pendant toute la traversĂ©e quâau bonheur quâil avait si vaillamment conquis, il revoyait Anvers. Il y avait prĂšs de cinq ans quâil sây Ă©tait embarquĂ© sur le Van-Dyck. On pense sâil avait hĂąte de regagner sa ville natale. Aussi ne voulut-il point patienter jusquâĂ ce que le voilier sur lequel il avait fait route fĂ»t dans le port. Les formalitĂ©s de douane et de santĂ© remplies, il sauta dans un bateau de pas- sage et, vingt minutes plus tard, il entrait dans le bureau des voitures publiques qui faisaient le service entre Anvers et Gand. Un de ces lourds vĂ©hicules, que traĂźnaient trois solides meck- lembourgeois, allait prĂ©cisĂ©ment partir ; il y prit place, et aprĂšs six heures dâun voyage qui lui parut interminable, il revit enfin la vieille citĂ© dâArtevelde. Son Ă©motion Ă©tait grande; en mettant pied Ă terre, place du MarchĂ©-aux-Grains, il lui sembla tout dâabord quâil pouvait Ă peine se tenir debout, et que les deux tourelles de lâĂ©glise Saint-Nicolas vacillaient. Comment retrou- verait-il tous les siens ? Lâoncle Bernard devait ĂȘtre bien vieux ; le cousin LĂ©opold avait sans doute pris place parmi les grands avocats de la ville. Et Emma, Paimait-elle encore? Avait-elle eu la patience de lâattendre; Ă©tait-elle toujours belle comme autrefois? Et tout en se questionnant ainsi, il jetait autour de lui des regards en mĂȘme temps interrogateurs, inquiets et charmĂ©s. Ah ! câest quâil existe des sensations que ressentent seuls ceux-lĂ qui ont souffert de lâexil. Il serait en effet difficile dâexprimer avec quelle curiositĂ© dâenfant on revoit, aprĂšs une longue absence, les lieux oĂč lâon a passĂ© sa jeunesse. Une maison dĂ©truite, une con- struction rĂ©cente, des arbres disparus, un jardin nouveau, choses auxquelles jadis on nâeĂ»t prĂȘtĂ© aucune attention, tout cela ravive mille souvenirs, Ă©veille mille pensĂ©es, Ă©meut le cĆur et mouille les yeux. On se rappelle sâĂȘtre promenĂ© lĂ avec tels ou tels amis; on se souvient, avec un sourire qui rajeunit lâĂąme, dâavoir pressĂ© ici, sous les ombrages du chemin, quelque petit bras blanc sous son bras dâĂ©colier. Lâamour-propre sâen mĂȘle, ce doux et naĂŻf amour- propre du clocher, si ridiculisĂ©, bien Ă tort; et lâon veut voir sa ville plus florissante que jamais; on en cherche les embellisse- ments ; on y salue les habitations neuves, tout comme si elles Ă©taient Ă soi, et, sur chacun des visages inconnus que lâon ren- contre, lâon veut retrouver une ressemblance, mettre un nom lire un signe dâamitiĂ©. On sâĂ©tonne dâavoir pu quitter tout cela. Wilhem Kcenig resta sous lâempire de ce phĂ©nomĂšne psycho- logique pendant quelques minutes, puis il revint Ă lui et sâĂ©lança Ă travers les quais et les ponts, en sâorientant avec autant dâassu- rance que si, la veille, il avait parcouru le mĂȘme chemin. BientĂŽt il fut sur la place de lâHĂŽtel-de-Ville, quâil franchit rapidement, sans honorer d'un regard le vĂ©nĂ©rable beffroi au campanile flanquĂ© de tourelles, et il gagna la rue du Haut-Port, oĂč devaient toujours demeurer ceux quâil allait enfin revoir. Son Ă©motion Ă©tait si grande quâil riait et pleurait tout Ă la fois. A lâan- gle de la rue, il se mit Ă courir, et, dâun bond, en quelque sorte, se trouva devant la porte de la vieille maison oĂč sâĂ©taient Ă©cou- lĂ©es ses premiĂšres annĂ©es. Cette porte Ă©tait fermĂ©e. Cela ne le surprit pas ; la nuit Ă©tait venue et lâoncle Bernard avait de la pru- dence. Il souleva le lourd marteau de fer et le laissa retomber. Le bruit du choc se rĂ©percuta sous la longue voĂ»te qui condui- sait Ă la cour. Puis il attendit, heureux par avance de la joie quâil apportait Ă son vieux parent et Ă sa jeune cousine, et souriant un peu aussi Ă la dĂ©ception jalouse quâallait Ă©prouver LĂ©opold DiĂ©rix, en le voyant revenir riche et follement amoureux. Cependant le silence avait succĂ©dĂ© au bruit, et on ne rĂ©pondait pas. La maison Ă©tait grande ; sans doute on nâavait rien entendu. Dâune main un peu fiĂ©vreuse, malgrĂ© le calme quâil sâefforçait dâavoir, il frappa de nouveau et. prĂȘta lâoreille. Le mĂȘme Ă©cho retentit, bientĂŽt suivi du mĂȘme silence. Fort surpris, il fit un pas en arriĂšre et leva la tĂȘte pour examiner les lieux. SâĂ©tait-il donc trompĂ© ? Non, câĂ©tait bien lĂ le grand hĂŽtel Ă la façade espagnole et aux toits pointus oĂč il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Il retrouvait Ă gauche de la porte, Ă©mergeant du mur comme une enseigne rouillĂ©e, le grand Ă©teignoir de fer dans lequel jadis, en rentrant, le soir, les valets engouffraient les torches de rĂ©sine qui leur avaient servi Ă Ă©clairer leurs maĂźtres Ă travers la ville, et que le pĂšre Verbeck, respectueux des antiques usages, nâavait jamais voulu faire enlever. Alors il revint Ă la porte et, tout tremblant, saisi dâune indĂ©finissable inquiĂ©tude, reprit le marteau ; mais au moment oĂč il allait le laisser retomber pour la troisiĂšme fois, quelquâun qui sâĂ©tait approchĂ©, sans quâil lâeĂ»t vu arriver, lui dit . Oh! vous pourriez frapper longtemps; ça ne vous avancerait Ă rien la maison est inhabitĂ©e. â Comment! inhabitĂ©e? Et M. Verbeck? â Vous ĂȘtes donc Ă©tranger, Monsieur? Il y a dĂ©jĂ deux ans que le malheur a eu lieu ! â Le malheur ! Quel malheur? ^ â Eh ! le brave M. Verbeck est mort. Un matin, on lâa trouvĂ© tuĂ© dâun coup de couteau. On lâavait assassinĂ© pour le voler ! » Wilhem Ă©tait atterrĂ©. Le passant Ă©tait parti avant quâil fĂ»t revenu de sa stupeur. AussitĂŽt il alla de porte en porte .chercher des dĂ©tails et sâinformer de ce quâĂ©taient devenus LĂ©opold et Emma. On finit par lui dire oĂč il pourrait les trou- ver tous les deux. TrĂ©buchant comme un homme ivre, il se dirigea vers la demeure de lâavocat DiĂ©rix qui habitait Ă lâau- tre bout de la ville, tout prĂšs du Palais de Justice. Notre jeune hĂ©ros Ă©tait Ă ce point Ă©mu de ce quâil venait dâapprendre que, le long du chemin, il ne fit aucune rĂ©flexion. Son esprit avait Ă©tĂ© comme subi- tement paralysĂ© par lâinattendu du choc. OĂč Ă©taient tous ses rĂȘves, toutes ses espĂ©rances ? Lorsquâil arriva devant la maison quâon lui avait indiquĂ©e, il lui sem- bla quâil venait Ă peine de quitter la rue du Haut-Port. Cependant il avait marchĂ© prĂšs dâune demi-heure. Personne ne rĂ©pondit Ă son premier coup de mar- teau. Il frappa une seconde fois, et il entendit enfin aller et venir dans le couloir, mais Ă pas craintifs, comme si lâon hĂ©sitait Ă ouvrir. Enfin la porte de la rue sâentre-bĂąilla.. Monsieur LĂ©opold DiĂ©rix? » demanda-t-il Ă la servante qui dirigeait sur lui les rayons de la lanterne quâelle tenait Ă la main. â Monsieur est trĂšs souffrant, fit vivement cette femme, et... â Je suis son cousin Wilhem, de retour des Indes. Je suis sĂ»r quâil me recevra ! Il y a cinq ans que je ne lâai vu ! » Et il poussa doucement la porte, certain dâavance de la bonne rĂ©ception dont il allait ĂȘtre lâobjet. En effet, de lâintĂ©rieur, on lui cria Entre, entre donc ! » CâĂ©tait LĂ©opold qui avait reconnu sa voix et lâap- pelait. Il sâĂ©lança vers la piĂšce dâoĂč cette invitation Ă©tait partie, mais sur le seuil de cette salle il hĂ©sita, car elle Ă©tait Ă peine Ă©clairĂ©e par une petite veilleuse dont les faibles rayons ne permettaient de rien dis- tinguer. Heureusement que le cousin DiĂ©rix Ă©leva la voix de nouveau, pour dire que câĂ©tait bien lĂ quâil se trouvait, et Wilhem, en effet, lâaperçut dans lâombre. Dâabord il pensa que la servante allait apporter une FIGARO ILLUSTRĂ 1 19 lampe, mais, au contraire, elle avait disparu; ses pas pesants faisaient gĂ©mir le parquet, Ă lâĂ©tage supĂ©rieur. Par ici ! » rĂ©pĂ©tait LĂ©opold, que lâhĂ©sitation et lâĂ©tonne- ment de son visiteur ne devaient pas surprendre cependant. Il l'avait saisi par la main ; seulement Wilhem ne reconnais- sait pas la main tiĂšde et solide de son joyeux compagnon dâen- fance. Elle Ă©tait sĂšche, osseuse et brĂ»lante. Mais, ie nây vois pas, lui dit-il. â Ah ! pardon, rĂ©pondit DiĂ©rix, en lâattirant vers un fauteuil, câest que je ne puis supporter aucune lumiĂšre artificielle DĂšs que le jour baisse, je suis presque condamnĂ© Ă lâobscuritĂ©. â Pauvre ami ! Câest sans doute depuis le malheur... » A ces mots, lâavocat avait fait un brusque mouvement. 11 tenait sa tĂȘte entre ses deux mains et rĂ©pĂ©tait dâune voix sourde Oui, le malheur, le malheur!... Tu sais donc tout? â Depuis quelques minutes seulement. » Et Wilhem raconta de quelle maniĂšre il avait appris les choses. Puis les questions se pressĂšrent sur ses lĂšvres. Comment cela Ă©tait-il arrivĂ©? Quâavait-il donc fait? QuâĂ©tait devenue Emma? LĂ©opold ne tentait pas de lâinterrompre. TrĂšs probablement le souvenir de la fin terrible de son oncle lui Ă©tait particuliĂšre- ment douloureux Ă Ă©voquer. Alors KĆnig nâinsista point, mais ce fut seulement lorsquâil lui demanda pour la troisiĂšme fois des nouvelles de leur jeune parente que DiĂ©rix rompit le silence pour rĂ©pondre, avec un accent plein dâamertume Ah ! Emma ! ChĂšre cousine ! AprĂšs la... le malheur, je lui ai offert de la prendre ici, avec moi, mais elle a prĂ©fĂ©rĂ© accepter lâhospitalitĂ© de nos vieux amis Merens. Je lâai laissĂ©e libre, car elle parlait de se retirer dans quelquâun de ces bĂ©guinages qui sont les antichambres des couvents. Je la vois fort peu. Du reste, je ne reçois personne ; je ne sors que pour aller au Palais. » . Cette façon de parler par phrases entrecoupĂ©es Ă©tait Ă©tonnante de la part de LĂ©opold, si communicatif, si bavard, si railleur jadis. Il lui rĂ©pugnait visiblement de donner aucun dĂ©tail sur lâĂ©vĂ©nement tragique oĂč lâoncle Bernard avait trouvĂ© la mort, et il Ă©tait Ă©vident aussi quâil ne disait pas toute la vĂ©ritĂ© Ă propos de la jolie Emma. Il avait dĂ» se passer entre elle et lui quelque chose quâil taisait, peut-ĂȘtre un refus bien net de la chĂšre fiancĂ©e de devenir sa femme. Or cette pensĂ©e occupait si dĂ©licieusement le cĆur de Wilhem, quâil rĂ©pondait Ă peine aux questions que son cousin sâĂ©tait mis tout Ă coup Ă lui faire sur son voyage, et que, soudain, lâinterrompant, il lui demanda l'adresse des Merens, puis, lorsqu'il la connut, se dirigea vers la porte de la piĂšce, aprĂšs lui avoir promis de revenir le lendemain. DiĂ©rix ne fit rien pour le retenir. Il appela au contraire sa servante pour quâelle lâĂ©clairĂąt, mais au moment oĂč la bonne femme arrivait avec sa lanterne, il se rejeta en arriĂšre, tant il crai- gnait la moindre lumiĂšre pour sa vue affaiblie. Comme lâassassinat de notre oncle lâa frappĂ© ! se dit alors KĆnig en sâĂ©loignant Ă grands pas. Allons ! Emma seule me renseignera. » Et, oubliant tout pour ne plus songer quâĂ celle qui lâavait fidĂšlement attendu, il gagna rapidement la maison des Merens. Dix minutes plus tard, on lâannonçait Ă Emma qui, aprĂšs un premier cri de stupeur, suivi dâun cri de joie, se jeta dans ses bras, en prĂ©sence des braves gens qui lâavaient recueillie. Mais bien vite, discrĂštement, les Merens les laissĂšrent seuls, comprenant tout ce quâils avaient Ă se dire, et aussitĂŽt la jeune fille sâaffaissa dans un fauteuil, en sanglotant. Wilhem se mit Ă genoux devant elle, la força doucement Ă lever sur lui ses beaux yeux remplis de larmes, prit ses petites mains dans les siennes, la calma par de douces paroles, et quand il la vit plus maĂźtresse dâelle-mĂȘme, il lui demanda Comment cet Ă©pouvantable crime a-t-il Ă©tĂ© commis ? Pour- quoi ne vois-tu presque jamais LĂ©opold ? » A ce nom, Emma rougit un peu, puis reprenant entre ses deux mains celles de son cousin, elle lui dit, comme si elle suivait lâune de ses plus intimes pensĂ©es avant de rĂ©pondre Ă celui qui lâinterrogeait Ah ! il Ă©tait temps que tu revinsses, ami, jâaurais fini par mourir de chagrin ! Oui, je vais tout te raconter, tout ce que je sais du moins. Il y a deux ans que cela est arrivĂ©, et câest encore aujourdâhui un mystĂšre pour tout le monde. Oh ! câest horrible ! â Courage, ma bien-aimĂ©e, courage, je tâĂ©coute. » Et il prit place auprĂšs dâelle, ses regards fixĂ©s avec ravissement sur son doux et gracieux visage, oĂč le chagrin avait dĂ©jĂ esquissĂ© dâimperceptibles rides. AprĂšs un instant de recueillement, elle commença Tu te rappelles combien Ă©tait bon notre oncle Bernard, malgrĂ© son ordre et son Ă©conomie; aussi, lorsque jâeus le malheur de perdre ma grandâmĂšre, il y a plus de trois ans, il me fit immĂ©- diatement venir chez lui et mâinstalla dans la chambre du second Ă©tage, lĂ oĂč tu as passĂ© ta jeunesse. Ne voulant pas lui ĂȘtre Ă charge et surtout rester inutile, je mâoccupais de la maison. Il vieillissait et ma prĂ©sence semblait lui ĂȘtre agrĂ©able. Il est vrai que je le soignais comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© mon pĂšre et quâil me traitait comme sa fille. JâĂ©tais bien heureuse, car je pensais que tu allais rentrer en Europe, et avec LĂ©opold qui, trois ou quatre fois par I 20 FIGARO ILLUSTRĂ semaine, venait partager notre repas du soir, nous parlions sou- vent de toi, et il ne me faisait pas trop la cour. Un jour que nous avions dĂźne' ensemble, tous les trois, notre oncle alla reconduire M. DiĂ©rix jusquâau bout de la rue, et lorsquâil revint, il me dit, tout embarrasse', quâil Ă©tait chargĂ© pour moi dâune communication importante. Le pauvre homme ne savait comment sây prendre; câĂ©tait bien certainement la pre- miĂšre fois quâun semblable message lui Ă©tait confiĂ©. Bref, LĂ©opold lâavait priĂ© de me deman- der de devenir sa femme. Tu penses que je refusai bien vite. Notre vieil ami, tout honteux de son in- succĂšs , me fit presque des excuses et mâassura quâil ne me parlerait plus jamais de ce mariage. Seulement, Ă partir de ce moment-lĂ , le cousin vint moins souvent rue du Haut-Port. Je crois quâil mâaimait vraiment, car, en face de moi, il ne sa- vait quelle contenance tenir, quoique je lui eusse dit, en lui tendant la main Restons bons amis ; ce nâest pas ma faute si mon cĆur nâest plus Ă moi depuis long- temps. Il appartient tout entier Ă Wilhem ! » KĆnig remercia avec un baiser, dans un tendre enlacement. La char- mante enfant, qui ne sâĂ©- tait pas dĂ©fendue, pour- suivit Je le surprenais sou- vent Ă me regarder dâune façon Ă©trange; il me fai- sait presque peur. Il nâĂ©- tait plus joyeux comme jadis ; il avait Ă©videm- ment une idĂ©e fixe qui le prĂ©occupait, et je mâen voulais beaucoup en pen- sant que jâĂ©tais peut-ĂȘtre la cause du changement qui sâĂ©tait opĂ©rĂ© en lui. Quelques mois se passĂšrent ainsi, et notre brave oncle, tout triste de la solitude qui sâĂ©tait faite autour de lui et aussi de ne pas recevoir de tes nouvelles, tomba ma- lade. Je le soignai de mon mieux, et LĂ©opold voulut me seconder. A tour de rĂŽle, nous passions les nuits dans la chambre du cher parent. Lui et M. DiĂ©rix avaient souvent ensemble de longues conversations, qui cessaient brusquement Ă mon arrivĂ©e. Je les trouvais parfois cau- sant dâaffaires, rangeant des papiers, et alors je me retirais pour ne pas les gĂȘner. Enfin, un jour, une lettre annonça que tu avais en partie atteint ton but et que tu ne tarderais pas trop Ă revenir. M. Verbeck en Ă©prouva un mieux sensible. Moi, je remerciai Dieu, et le cousin partagea notre joie. Pour la premiĂšre fois, depuis longtemps, il nous parut plus gai que de coutume, et je lui fus reconnaissante de ce mouvement dâaffection pour toi. Son amour avait disparu ; jâen Ă©tais enchantĂ©e. La perspective de ton retour, lâamĂ©lioration qui sâĂ©tait manifestĂ©e dans la santĂ© de notre vieil ami, le retour Ă lâexpansion de LĂ©opold, tout cela avait ramenĂ© le bonheur dans la maison. Eh bien ! câest Ă ce moment-lĂ que cet Ă©pouvantable Ă©vĂ©nement devait avoir lieu. CâĂ©tait le 17 mars, je mâen souviens; M. DiĂ©rix nous avait quittĂ©s aprĂšs le dĂ©jeuner, en nous disant quâil ne pourrait nous voir que le jour suivant. Un travail pressĂ© le retiendrait chez lui ; il serait obligĂ© de veiller fort tard. Je dĂźnai donc seule avec notre oncle, et lorsquâil fut couchĂ©, lorsque jâeus fini de lui faire la lec- ture, comme tous les soirs, je renvoyai Marie, notre femme de journĂ©e, et je montai dans ma chambre pour me mettre au lit. Que sâest-il passĂ© pendant cette nuit oĂč je nâentendis rien dâanormal? Encore aujourd'hui, Dieu seul lĂ©sait ! Le lendemain, vers sept heures et demie, je fus rĂ©veillĂ©e par des cris rĂ©pĂ©tĂ©s qui venaient du premier Ă©tage. Je pris Ă peine le temps de me vĂȘtir et me prĂ©cipitai dans lâescalier. Mais je fus arrĂȘtĂ©e au passage par Marie, pĂąle, tremblante, qui me repoussa chez moi en me disant Ne descendez pas, Mademoiselle, câest trop affreux ! Pauvre M. Bernard 1 » A mes questions, elle ne rĂ©pondait que par des sanglots, et câest bien difficilement que jâobtins quelques dĂ©tails. En arrivant dans la chambre de M. Verbeck, elle lâavait trouvĂ© Ă©tendu le long de son lit et percĂ© dâun coup de couteau si violent que lâarme Ă©tait restĂ©e dans la plaie. Le garçon bou- langer avec qui elle Ă©tait entrĂ©e dans la maison Ă©tait montĂ© Ă son cri dâĂ©pouvante et avait appelĂ© les voisins. Lâun dâeux Ă©tait allĂ© aver- tir le cousin. On avait eu quelque peine Ă lâĂ©veil- ler, car il sâĂ©tait couchĂ© peu de temps avant le lever du jour, et il accou- rut, les yeux encore gon- flĂ©s par son travail de la nuit. DĂšs que je le sus lĂ , je descendis et le trouvai affaissĂ© sur un siĂšge, dans un Ă©tat dâanĂ©antissement qui me fit craindre un instant pour sa raison. Jâeus Ă peine le courage de jeter un coup dâĆil sur le lit oĂč lâon avait couchĂ© le pauvre oncle recouvert dâun drap. Une large ta- che de sang rougissait le parquet. CâĂ©tait horrible ! A cet instant les magis- trats arrivĂšrent. Ils restĂšrent lĂ plus dâune heure, fouillĂšrent la maison du haut en bas et questionnĂšrent lon- guement Marie, mais ils interrogĂšrent vainement M. DiĂ©rix. Il ne pouvait prononcer une parole ; on fut obligĂ© de le recon- duire chez lui. Quant Ă moi, je nâavais rien Ă dire, je ne savais rien ; je racontai comment jâavais Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©e par les cris de notre servante. Puis les choses sui- virent leur cours ordi- naire. On fit une enquĂȘte et lâĂąutopsie du malheu- reux. Les mĂ©decins re- connurent quâii nâavait reçu quâun seul coup, mais mortel. Il avait Ă©tĂ© frappĂ© avec un large et fort couteau que lâassassin avait pris dans la cuisine. Par consĂ©- quent, lâarme ne pouvait mettre sur aucune piste. De plus, ni empreintes de pas dans la cour, ni traces d'effraction Ă la porte de la rue. Le secrĂ©taire seul avait Ă©tĂ© forcĂ© pour y prendre tout lâargent quâil renfermait. Ce quâil y avait de certain, disaient les magistrats, câest que le mĂȘme couteau avait tuĂ© la victime et servi Ă ouvrir le meuble, car on avait trouvĂ© sur les bords de la plaie des petits morceaux de bois provenant du secrĂ©taire. Lâassassinat avait donc suivi le vol. CâĂ©tait tout ce quâon pouvait affirmer. Probablement, le voleur, surpris par M. Verbeck, sâĂ©tait jetĂ© sur lui et lâavait tuĂ© pour cacher son premier crime. Tu penses si ce malheur fit du bruit. On aimait tant notre oncle! Lâenterrement eut lieu trois jours aprĂšs. Toute la ville suivit le convoi. LĂ©opold, lui, Ă©tait si malade quâil ne put y venir. Jâallais le voir tous les jours, mais nous Ă©vitions de parler de lâĂ©vĂ©- nement. Notre affection pour celui qui nâĂ©tait plus faisait quâaux premiĂšres paroles sur ce triste sujet, nous Ă©clations en sanglots. Une quinzaine plus tard, M. Verbeck nâayant pas eu le temps de nous partager son bien, comme il nous lâavait promis si sou- vent, M. DiĂ©rix, son plus proche parent, son unique neveu, car nous nâĂ©tions, nous, que ses cousins, fut mis en possession de sa fortune. Il me constitua aussitĂŽt une pension de deux cents ducats, et je me retirai chez les Merens. A partir de cette Ă©poque, LĂ©opold parut de plus en plus triste. Il sâĂ©loigna de ses amis; câest Ă peine si on le vit de temps en temps au Palais, oĂč souvent il ne venait que pour sâen aller tout Ă coup, sans quâon sĂ»t pourquoi, aprĂšs sâĂȘtre livrĂ© Ă quelque excentricitĂ©. Ainsi, il lui arrivait parfois de sâarrĂȘter brusquement dans sa plaidoirie et de quitter lâaudience sans motif apparent. FIGARO ILLUSTRE Evidemment, son cerveau nâĂ©tait plus en Ă©quilibre. Il dut cesser de plaider. Je le vois trĂšs rarement. » Câest par ces paroles quâEmma termina son rĂ©cit, souvent interrompu par les larmes. Wilhem resta encore de longs instants avec elle, mais il dut la quitter pour chercher un gite, puisque cette vieille maison familiale oĂč il aurait Ă©tĂ© si heureux de rentrer Ă©tait fermĂ©e. Il dĂ©sirait, du reste, ĂȘtre seul pour mettre un peu dâordre dans ses idĂ©es. Il lui semblait quâil Ă©tait revenu, lui, pour dĂ©couvrir lâassassin de lâinfortunĂ© Verbeck. Le jour suivant, il retourna chez M. DiĂ©rix, qui le reçut de la façon la plus amicale, en pleine lumiĂšre cette fois. Alors il fut frappĂ© de lâaltĂ©ration de ses traits et du change- ment qui sâĂ©tait fait dans son caractĂšre. Il Ă©tait maigre, hĂąve, dĂ©charnĂ©, presque chauve. Ses paupiĂšres se soulevaient et sâabais- saient incessamment sous lâinfluence de mouvements nerveux; ses yeux ne se fixaient sur rien, et ses regards Ă©taient oscillants, inquiets; on eĂ»t dit quâil voulait voir derriĂšre lui. Sa gaietĂ© dâau- trefois avait disparu. Il Ă©tait grave, sombre, taciturne. Lorsque son cousin lui parla du pauvre oncle, il ne put retenir ses larmes, dominer son agitation, et ce quâil lui dit de lâĂ©vĂ©nement ne lui apprit rien de nouveau. On nâavait jamais pu trouver le coupa- ble; il nâen- savait pas davantage, comme tout le monde. Alors rapportons-nous-en au hasard, ou plutĂŽt Ă cet enchaĂź- nement fatal qui dirige tout, » lui rĂ©pondit Wilhem. Et lorsquâil vit que son jeune cousin allait le quitter, LĂ©opold sâinforma de ses projets, mit gĂ©nĂ©reusement sa bourse et son crĂ©dit Ă sa disposition. Mais le fiancĂ© dâEmma Ă©tait, nous le savons, revenu presque riche; il remercia donc son parent de sa gĂ©nĂ©rositĂ©, et nâaccepta que lâhospitalitĂ© dans lâancienne maison de feu Bernard. Personne, jusquâalors, nâavait voulu la louer, mais il nâĂ©prouvait, lui, aucune terreur ridicule Ă lâhabiter. Au contraire, il y rentrait avec une douce et respectueuse mĂ©moire du passĂ©. Il sây installa le jour mĂȘme. Son intention Ă©tait dây atten- dre lâencaissement de quelques crĂ©ances solides qui devaient assurer sa situation de fortune, puis dây ramener le plus vite pos- sible sa jolie cousine, devenue enfin madame KĆnig. Câest de cette mĂȘme piĂšce oĂč un misĂ©rable avait assassinĂ© le bon Verbeck quâil avait fait sa chambre Ă coucher. Aucun meu- ble nâen avait Ă©tĂ© enlevĂ©, sauf le secrĂ©taire ; Wilhem lâavait rem- placĂ© par une grande table de travail, toujours entre les deux fenĂȘ- tres, en face du lit. Mais tout cela nâĂ©veillait dans lâesprit du jeune homme aucune lugubre pensĂ©e. Lorsque, seul, il parcourait ces vieilles choses du regard, il puisait dans le spectacle quâelles lui offraient et dans les souvenirs quâelles Ă©voquaient la convic- tion de plus en plus profonde en son esprit que le ciel lui per- mettrait un jour de dĂ©couvrir le lĂąche meurtrier. Dâun commun accord, les deux amoureux avaient fixĂ© Ă un an plus tard la date de leur mariage, et ils commencĂšrent cette existence charmante de ceux qui ont le droit de compter sur un avenir de bonheur. Wilhem donnait Ă Emma tout le temps quâil pouvait enlever Ă ses occupations, et assez souvent il voyait DiĂ©rix, qui semblait revenir Ă la vie ordinaire. Cependant sa bizarrerie prĂ©occupait toujours son cousin, surtout depuis un fait inexplicable dont il avait Ă©tĂ© tĂ©moin. Un jour, il Ă©tait allĂ© le trouver Ă lâaudience â car il sâĂ©tait remis aux affaires. Il lui avait dit quâil terminerait sa plaidoirie vers quatre heures, mais, contre son attente, le temps sâĂ©tait Ă©coulĂ© rapidement, et la tombĂ©e de la nuit le surprit au milieu de sa dis- cussion. Alors, quand les gardes apportĂšrent de la lumiĂšre, il sâarrĂȘta tout Ă coup, comme si la voix lui manquait brusquement, et, sans sâexcuser, sans mĂȘme prendre le temps de rĂ©unir ses papiers, il se glissa Ă travers la foule et disparut. Personne nâavait pu se rendre compte de ce qui lui Ă©tait arrivĂ©. Wilhem le pensa malade et courut aprĂšs lui, mais il marchait si vite quâil ne put le rejoindre quâau moment oĂč il franchissait le seuil de sa porte. Quâas-tu donc? lui dit-il, câest de la folie ! Voyons, Ă©coute- moi, sois donc plus calme ! » LĂ©opold ne rĂ©pondit pas, et, se jetant dans son cabinet Ă peine Ă©clairĂ© par une petite lampe, dont la clartĂ© nâaurait mĂȘme pas suffi pour lire, il tomba dans un fauteuil. On entendait ses dents claquer les unes contre les autres. KĆnig lui prit les mains ; elles Ă©taient glacĂ©es. Ses yeux, brillants de fiĂšvre, parcouraient avec effroi les angles les plus obscurs de la piĂšce. MalgrĂ© toutes ses instances pour quâil acceptĂąt ses soins, il le pria si Ă©nergi- III 31 122 FIGARO ILLUSTRĂ quement de le laisser seul, que Wilhem partit, dĂ©sespĂšre' de lâĂ©tat dans lequel il le quittait. Aussi, le lendemain, fut-il tout e'tonnĂ© de le voir arriver chez lui, malgrĂ© la rĂ©pugnance quâil avait toujours manifestĂ©e Ă ren- trer dans la maison de la rue du Haut-Port. M. DiĂ©rix sâexcusa de ce qui sâĂ©tait passĂ© la veille, et, de lui-mĂȘme, proposa Ă son cousin dâaller faire une promenade dans la campagne. Le temps, assez sombre jusquâĂ cette heure de la journĂ©e, sâĂ©tait subitement Ă©clairci, et, Ă la grande joie de celui qui avait si longtemps habitĂ© les pays tropicaux, le soleil avait percĂ© les nuages et rĂ©chauffait tout de ses rayons. Le cĂŽtĂ© de la rue oĂč se trouvait le vieil hĂŽtel de feu Bernard Ă©tait dans lâombre. Le fiancĂ© dâEmma ne fit quâun bond pour traverser la chaussĂ©e, et, lĂ , il se retourna, pensant que LĂ©opold lâavait suivi. A son grand Ă©tonne- ment, il lâaperçut au contraire sur le pas de la porte, jetant Ă droite et Ă gauche des regards effarĂ©s, et ne paraissant pas disposĂ© Ă le rejoindre. Il l'appela. Non, non, » fit-il par signes, en remuant la tĂȘte. KĆnig, stupĂ©fait, traversa de nouveau la chaussĂ©e pour se rapprocher de son parent, qui lui dit aussitĂŽt, de cette voix Ă©tran- glĂ©e quâil avait dans ses crises Je te demande pardon, mais jâavais oubliĂ© un travail pres- sant ; je retourne chez moi. Je te reverrai ce soir ou demain! » Et, sans autre explication, il se mit Ă marcher Ă grands pas, en se glissant Ă lâombre, le long des maisons. Dans la crainte quâil ne lui arrivĂąt quelque chose, Wilhem le suivit, et il assista alors Ă un spectacle tout Ă la fois bizarre et navrant. Lâavocat paraissait assez calme tant quâil marchait Ă lâombre, mais dĂšs quâil arrivait Ă un endroit fortement Ă©clairĂ© par les rayons du soleil, sâil avait un carrefour Ă traverser, il sâarrĂȘtait un instant, regardait de tous cĂŽtĂ©s, attendait quâil fĂ»t seul et, dâun bond, la tĂȘte baissĂ©e, courait jusquâĂ lâombre la plus proche. Son cousin se tenait Ă quelques pas derriĂšre lui, de façon Ă ne pas ĂȘtre vu, mais Ă un carrefour quâil se prĂ©parait Ă traverser, il lâarrĂȘta Ă temps, car une lourde voiture venait du cĂŽtĂ© opposĂ© au soleil et il ne lâavait pas aperçue. KĆnig le tira Ă lui, et ils se trouvĂšrent en pleine lumiĂšre, au milieu de la voie. LâĂ©trange maniaque poussa aussitĂŽt un cri rauque et voulut sâĂ©chapper, mais Wilhem le retint vigoureusement et lui dit Ah ! ça, dĂ©cidĂ©ment, tu es fou ! Tu vas te faire tuer pour ne pas rester une seconde au soleil. On dirait vraiment que tu as peur de ton ombre ! » A ces mots, LĂ©opold devint affreusement pĂąle et fixa son sau- veur, non pas dâun Ćil inquiet, troublĂ©, comme cela lui arrivait frĂ©quemment, mais avec un regard dur, profond, interrogateur. On eĂ»t dit quâil voulait lire au fond de sa pensĂ©e. Sa voix Ă©tait brutale, saccadĂ©e, presque menaçante, en lui disant Quoi! peur de quoi? Câest toi qui es fou! Je suis pressĂ©, voilĂ tout! Ah! ah! peur de mon ombre... de mon ombre! ah ! ah !... mon ombre ! » Et le malheureux riait, dâun rire dâinsensĂ©, Ă faire pleurer. Puis il sâĂ©lança de lâautre cĂŽtĂ© de la rue, et son cousin le laissa aller, puisquâil ne voulait pas de ses services. Le soir mĂȘme, KĆnig raconta tout Ă Emma, et celle-ci fut de son avis. DĂ©cidĂ©ment le pauvre DiĂ©rix, quâils avaient cru guĂ©ri, perdait la raison. Il ne sâagissait plus que de le surveiller affec- tueusement. Malheureusement, moins dâun mois aprĂšs, Wilhem tomba lui-mĂȘme assez sĂ©rieusement malade dâun rhumatisme articulaire, qui affectait surtout son bras droit. Il ne pouvait sâen servir et fut obligĂ© dâavoir recours Ă lâobligeance de son parent, quâil avait revu et qui semblait plus calme. Avec un dĂ©vouement parfait, lâavocat se mit Ă la disposition du patient, qui le chargea de sa correspondance, car il avait sou- vent des courriers auxquels il fallait rĂ©pondre sans aucun retard. GrĂące Ă sa future femme, aucuns soins ne manquaient Ă notre hĂ©ros. MalgrĂ© toutes ses priĂšres, sachant bien que sa rĂ©putation Ă©tait Ă lâabri du moindre soupçon, lâadorable enfant avait voulu se faire sa garde, et elle Ă©tait rentrĂ©e dans sa petite chambre, au second Ă©tage de lâhĂŽtel de la rue du Haut-Port. Or, un soir que Wilhem avait passĂ© la journĂ©e entiĂšre sans voir LĂ©opold, et quâil avait reçu plusieurs lettres auxquelles il Ă©tait indispensable de rĂ©pondre immĂ©diatement, il lâenvoya cher- cher. M. DiĂ©rix sâempressa dâaccourir. Au moment mĂȘme oĂč il franchissait le seuil de la maison, Emma Ă©tait assoupie dans un fauteuil, et afin quâelle pĂ»t reposer tranquillement, son fiancĂ© avait descendu lâabat-jour de la lampe. La chambre Ă©tait donc peu Ă©clairĂ©e. Etendu sur son lit, lâancien voyageur par amour rĂȘvait au passĂ©, et sa mĂ©moire Ă©voquait tous les Ă©vĂ©nements qui lui Ă©taient survenus depuis son dĂ©part de Gand, jusquâĂ son installation dans cette mĂȘme piĂšce oĂč son oncle avait trouvĂ© une fin si mystĂ©rieuse. Soudain, il entendit LĂ©opold monter lâescalier, puis il le reconnut qui, avant dâentrer, entre-bĂąillait la porte et parcourait la chambre du regard. Mais il Ă©tait si bien habituĂ© Ă cette sin- guliĂšre manie quâil y fit Ă peine attention. Depuis longtemps, il avait remarquĂ© cette bizarre prĂ©caution quâil prenait toujours avant de pĂ©nĂ©trer dans un endroit quelconque. Ou il craignait de rencontrer d'autres personnes que celles quâil venait trouver et se garait, pour ainsi dire, contre la surprise, ou il agissait ainsi pour se rendre compte de la façon dont Ă©tait Ă©clairĂ©e la piĂšce dans laquelle il devait entrer. Wilhem nâavait jamais pu ĂȘtre bien fixĂ© Ă cet Ă©gard, mais il nâen plaignait pas moins son parent, et il respectait cette susceptibilitĂ© nerveuse qui devait ĂȘtre pour lui une intolĂ©rable souffrance. Câest toi ? lui demanda-t-il », en lui indiquant un siĂšge. Satisfait sans doute de son examen, DiĂ©rix poussa entiĂšrement la porte, vint serrer doucement la main dâEmma qui avait ouvert les yeux, demanda avec affection de ses nouvelles au malade, et sâenquit du service quâil rĂ©clamait de lui. KĆnig le lui dit et ils se mirent Ă causer de leurs affaires, Ă demi-voix, ce qui permit Ă la charmante enfant de clore de nouveau les paupiĂšres et de bientĂŽt sâendormir complĂštement. Et bien ! fit lâavocat, lorsque son cousin lui eut minutieu- sement expliquĂ© comment il devait mettre Ă jour sa correspon- dance, confie-moi ces lettres, jây rĂ©pondrai demain matin. â Elles sont sur mon bureau, fit Wilhem ; la cousine va te les donner. â Non, laisse-la dormir, je vais les prendre ! » , Et il se leva pour gagner la table placĂ©e, nous lâavons dit, entre les deux fenĂȘtres, Ă lâendroit mĂȘme oĂč se trouvait jadis le secrĂ©taire que lâassassin de lâoncle Bernard avait forcĂ©. Pendant ce temps, KĆnig avait instinctivement arrĂȘtĂ© ses yeux sur le doux visage de sa fiancĂ©e, qui avait succombĂ© Ă la fatigue, mais souriait en dormant. Je ne les trouve pas, dit brusquement LĂ©opold, qui exa- minait tous les papiers Ă©pars sur le bureau, oĂč sont-elles donc ? â Sur la table, jâen suis certain, jâai vu Emma les y ranger. Ce sont de grandes feuilles bleues. Tiens, lĂ , au milieu; je les reconnais dâici ! â Non, mais non ! rĂ©pĂ©tait DiĂ©rix, qui touchait fiĂ©vreuse- ment Ă tout et passait devant les lettres sans les voir. â Ah ! ça dĂ©cidĂ©ment tu es aveugle, mon bon ami ! Du reste, on nây voit pas ici ; prends la lampe, au moins ! » Et il enleva brusquement lâabat-jour. La lumiĂšre inonda la chambre et lâĂ©claira jusque dans les moindres angles. La scĂšne Ă©trange qui se passa alors est difficile Ă dĂ©crire. A ce subit Ă©clat de la lumiĂšre, LĂ©opold, debout entre la lampe et le mur, tendu dâun papier vert pĂąle, jeta un cri qui rĂ©veilla FIGARO ILLUSTRĂ 123 la jeune fille et glaça de terreur Wilhem. Celui-ci se redressa Ă©pouvantĂ© et, du geste, recommanda le silence Ă Emma. Toujours faisant face aux fenĂȘtres et sâĂ©loignant Ă reculons de la table, lâhallucinĂ© Ă©tendait ses mains tremblantes, en bĂ©gayant des mots incomprĂ©hensibles. Ses yeux ne quittaient pas une ombre, la sienne, qui se dessinait sur la muraille et, naturel- lement, grandissait au fur et Ă mesure quâil se rapprochait de la lampe. Ses jambes semblaient ne plus pouvoir le soutenir. Encore elle! toujours elle! malĂ©diction! murmurait-il, en sâefforçant de dĂ©tourner la tĂȘte, mais toutefois sans quitter lâombre des yeux, avec ce mouvement oblique du regard qui lui Ă©tait habituel. Me suivras-tu donc toujours! Suis-je damnĂ©! GrĂące ! pardon ! » KĆnig se leva, courut Ă son cousin et lui mit la main sur lâĂ©paule, en lui disant Quâas-tu? Reviens Ă toi? Pourquoi donc as-tu peur de ton ombre ? » Lâavocat se retourna brusquement, les yeux hagards, les che- veux hĂ©rissĂ©s, la bouche crispĂ©e par un rictus affreux. Il rĂ©pĂ©tait Mon ombre! mon ombre! Mais je nâen nâai plus dâombre... il lâa emportĂ©e. Ah ! plutĂŽt mourir que de souffrir ainsi ! â Mon pauvre ami », fit Wilhem en lui prenant le bras. DiĂ©rix se dĂ©gagea brutalement. Sa voix Ă©tait rauque, guttu- rale, profonde. On eĂ»t dit un autre individu enfermĂ© en lui- mĂȘme qui parlait. Son corps nâavait que des mouvements auto- matiques, comme sous la puissance dâune volontĂ© Ă©trangĂšre. Taisez-vous, suppliait-il ; ah ! taisez-vous donc ! Eloignez la lumiĂšre. Peut-ĂȘtre va-t-elle mâaccuser. Ah ! lâombre, toujours lâombre! Il y a deux ans quâelle ne me quitte pas. Pourquoi? Ah! pourquoi? Pour me dĂ©noncer! â Mais LĂ©opold, supplia son cousin Ă haute voix, câest moi, câest nous; Ă©coute-moi ! » Et il le força Ă le regarder en face. Emma sâĂ©tait approchĂ©e dâeux ; lâaffolĂ© les fixa un instant, puis ses regards se tournĂšrent soudain vers le lit, dont les couvertures rejetĂ©es traĂźnaient Ă terre. Il poussa alors un horrible sanglot et tomba Ă genoux en rĂ©pĂ©tant Vous voyez, il nây est plus! Il est lĂ -bas, dans son ombre! Pardon ! oui, oui, câest moi qui lâai tuĂ©! » KĆnig comprit tout. Ah ! monstre, misĂ©rable ! » fit-il, en le repoussant. Et prenant sa fiancĂ©e dans ses bras, il sâĂ©loigna avec horreur de lâinfĂąme, contenant sa colĂšre pour ne pas venger lui-mĂȘme le malheureux Bernard. Le silence sâĂ©tait fait, silence terrible, navrant, dĂ©sespĂ©rĂ©, plein de haine et de terreur. Emma pleurait. Ce fut le meurtrier qui, le premier, reprit la parole, toujours Ă genoux, convulsĂ©, rampant sur le plancher. Oui, gĂ©mit-il de sa voix lugubre, oui, je suis un assassin! Oui, jâai frappĂ© le meilleur des hommes... Je me souviens. Il Ă©tait lĂ , sur ce lit, endormi, je le croyais, et son testament Ă©tait lĂ -bas, dans un tiroir. Ce testament partageait son bien entre nous, je le savais, il me lâavait dit... Moi, je voulais tout, parce que jâaimais une femme, et je croyais que cette fortune me la donnerait. Lâoncle Verbeck sâest rĂ©veillĂ© au moment oĂč je mâemparais de son testament. Alors jâai perdu la tĂȘte, jâavais un couteau Ă la main, je lâai frappĂ©. Il est tombĂ©, foudroyĂ© ! Mais jâai eu beau fuir, son ombre mâa poursuivi, je lâai chaque jour Ă cĂŽtĂ© de moi. Elle mâapparaĂźt partout, je ne suis plus seul ! Son ombre mâac- compagne, toujours, toujours ! Jâai vĂ©cu vingt ans en deux annĂ©es. Tenez ! Pardon, grĂące, ne me trahissez pas, je rendrai tout! Ah! lâombre, lâombre vengeresse ! » Et il sâĂ©tendit sur le sol, lourdement, comme une masse inerte. MalgrĂ© lâhorreur quâil lui inspirait, Wilhem lui mit la main sur le cĆur ; il ne battait plus. Alors il se laissa tomber sur un siĂšge, Ă©pouvantĂ©... Lorsquâil revint Ă lui, il vit Emma agenouillĂ©e Ă cĂŽtĂ© du cadavre de lâassassin qui, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© Ă la justice des hommes, avait Ă©tĂ© trahi et tuĂ© par lâimplacable remords ! RENĂ DE PONT-JEST. Illustrations de F. -H. Kaemmerer. librairie D PARIS E LâĂDITION EMILE TESTARD, ĂDITEUR is, EUl; DIE OOITDĂ, 1S - N AT I farts O N A L E CITE librairie artistique non, offre cette annĂ©e trois onvra»r, bien ,]ic Ions lu nus mli-iTl itt.'. ...... V- ,, . " tons du pins haut interet littĂ©raire et artistique. Non, alla,,, b, â ' 'V, 'r m ma, rement. Nos le, teins ,1, ces e wte. imt quelques bois spccuncns tirs illustrations. notlres SYLVIANE, par Ferdinand Fabre. est le dernier de F. Fabre; on rr- tiouve, dans cette Ćuvre nouvĂȘllc, les qualitĂ©s de force et de ^âtin. are Ferdinand Fabre au nremier ranit de ,, romanenu , oontomporains. A celte Wpre ob s*er,at?âą 1 Tl 9 ^ne; a cotte autre, la gaietĂ© sans bride de ' Jean le, pour cette Kn Tr Tr^nr ost ĂźossurĂ© dâavance d'un succĂšs Ă©gal aux plus Ă©clatants qu'il ait obtenus dĂ©jĂ . I C'est l'.'n" 11 "' ' "! * e *' vre de Deorge Sand est d'un rare et puissant intĂ©rĂȘt. IrĂȘlnrie tp ll"""' n . ;lv '' nlmTS âą'yant le Berry pour théùtre, un rĂ©cit d'histoires extraordinaires auquel sert de cadre hoac de K'' C .r ' inla ' ,lus dâun est terrible. Quoi, par exemple, de saisissant dans son ensemble, d'effrayant li'-criution i . . ' s . S0IU ;uni Ă' , ' 0l . nme lu siĂšge du chĂąteau de Briantes par les bohĂ©miens et les reitres j* Et les dĂ©licates "i vus c-iaj 1 l ! a ', sa 'i IS i' l da n, s Ă©tendues et arides ou riantes vallĂ©es, de chĂąteaux minutieusement visitĂ©s Ă lâintĂ©rieur Isidii'iiopm im .i * , ls ' Q ue de caractĂšres finement dĂ©taillĂ©s, Ă les croire observĂ©s sur le vif le vieux marquis 1 1111111 110,1 et loyal, fort respectable et trĂšs ridicule; LĂ uriane, jolie veuve de quinze ans; Mario, le petit hĂ©ros; Alvimar, sombre scĂ©lĂ©rat; Mercedes, Pilar, Lucilio, Adamas et les autres, dont la rousse Bellinde et La FlĂšche, bavard, insolent et voleur ! Mais nous nâavons pas Ă raconter le drame qui se dĂ©roule dans les Beaux Messieurs de Bois-DorĂ© », ni Ă faire ressortir la douce philosophie, la morale et les idĂ©es persistantes dâhumanitĂ© qui s'en dĂ©gagent. Disons-le simplement trĂšs fortement pensĂ©e, dâune haute conscience littĂ©raire, lâĆuvre porte du commencement Ă la fin, la marque de son auteur, sans conteste lâun des plus grands, des plus purs Ă©crivains de ce temps-ci. Les Beaux Messieurs de Bois-DorĂ© » ont Ă©tĂ© publiĂ©s en 1858 pour la premiĂšre fois. Ils ont etc rĂ©imprimĂ©s depuis. Quand Ă cette Ă©dition, elle est telle, pensons-nous, que les connaisseurs la peuvent souhai- ter. Du moins, rien nâa Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© pour la rendre tout Ă fait digne de leurs la patien^ uniisT * __ ble il est maĂźtre dâun ^ talent fertile en ressources, spirituel, adroit, souple, Ă©prouvĂ©. Aussi, , cl ^aume de ses compositions serre de prĂšs le texte, et. quoi *»» » stracturc et dans ses aspirations, que ne lâa ait l'aatenr lui-mĂ©me uans les lignes qui suivent d-,m'J»L l i ĂŻr ĂŻ dit_i !' s'"' coura Ăż les impressions personnelles, nest pas im livre de symnatliip, mais nn livre lionnrtcte. Je souhaite que ceux dont I idĂ©al a Ă©tĂ© l'alliance franco-russe, mĂȘme avant l'aflirmation solennelle Ăźle celle-ci, y trouvent de nouveaux arguments en faveur de leur thĂšse internationale et je crois qu'ils les y pourront trouver, car les sujets dâadmiratiou ont de beaucoup dĂ©passĂ©, pour moi, ceux de critique. nâai pas fait ce volume e cause, celle-ci fut-elle devenue la mienne. Je l'ai fait poui donner Ă dâautres l'impression des merveilles que j'ai vues, le dĂ©sir de les voir comme moi, l'idĂ©e dâune civilisation es- sentiellement diffĂ©rente de la nĂŽtre et plus rĂ©- solue. aujourd'hui que jamais, Ă se dĂ©fendre contre la nĂŽt»e ; pour faire revivre, en des descriptions fidĂšles, en des dĂ©tails vĂ©cus, les admirables coins de nature que j'ai contem- plĂ©s et lâĂ©trange nou- veautĂ© que j ai rencontrĂ©e dans ces paysages lointains ; pour montrer tout ce que le voyage de -Russie a de pittoresque et de sĂ©duisant 1 ,0IU ' Ă's simples touristes qui ont, dans leurs poches, des crayons et non des traitĂ©s. » .Le lecteur verra Ă quel point le programme a Ă©tĂ© bien rempli, regard des admirables descriptions de la Russie en hiver, par ThĂ©ophile Gautier, d pourra mettre des pages de belle prose aussi et inspirĂ©es par le spectacle beaucoup moins connu de la Russie dans la belle saison, celle oĂč un pays confinant dâaussi prĂšs l'Orient mĂ©rite extrĂȘmement dâĂȘtre vu. En face des paysages de neige, il trouvera des paysages de soleil. Le livre est aussi dâun poĂšte, d'un poĂšte avant tout. * 1 Et, de mon humble Ă©tat de poĂšte, dit encore, en effet, M. Armand Silvestre, j ai tire la libertĂ© de dire bien des choses 'qu'un homme dâambition quelconque eĂ»t sans doute gardĂ©es pour lui. Je nâai pas Ă me cacher de donner des larmes Ă la Pologne martvre et de plaindre et de louer ceux qui partout ont combattu et souffert pour la sainte libertĂ©. Mon ignorance mĂȘme des causes Ă©ventuelles et de la suprĂȘme raison des guerres passĂ©es m'a permis de m'Ă©lever plus haut pour dĂ©fendre le droit auguste, et supĂ©rieur Ă tous les autres, de la souffrance. Le poĂšte regarde, sâindigne et s'attendrit. » Ce passage donne bien la note vibrante du livre, la note Ă©mue qui doit en faire le succĂšs en mĂȘme temps que sa complĂšte sincĂ©ritĂ©. Un tel ouvrage Ă©lait nĂ©cessaire au moment oĂč l'opinion est si vivement passionnĂ©e pour tout ce qui touche Ă la Russie. Il donnera la note juste dans ce concert iuĂ©gal. Gette Ćuvre de franchise sera accueillie comme elle le mĂ©rite. De superbes dessins que le maĂźtre illustrateur Henri Linos a pris surplace et dont les plus intĂ©ressants passages du livre sont comme soulignĂ©s, savoureux comme des croquis et ayant cependant la tenue artistique de vieilles estampes, achĂšvent de donner Ă ce curieux volume la vraie physionomie d'impression immĂ©diate et de chose pensĂ©e tout ensemble, le double caractĂšre qui on fait tout Ă la fois un ouvrage de fond pour les bibliothĂšques et le plus vivant des livres dâactualitĂ©. Le Prix du volume est de 25 francs. Telles sont les trois nouveautĂ©s que nous offre, Ă cette saison des Ă©trennes, la Librairie de l'Ădition Nationale et on conviendra quâelles sont bien faites pour sĂ©duire non seulement les amateurs, les dĂ©licats, les bibliophiles, mais encore tout le public en gĂ©nĂ©ral. Cependant ce nâest pas tout. La mĂȘme li- brairie a un catalogue si riche dĂ©jĂ , tant au point de vue littĂ©raire quâau point de vue ar- tistique, que la nomenclature des ouvrages dâĂ©trennes est fort aisĂ©e Ă dresser. Quel plus beau cadeau Ă faire que, par ex- emple, lâArt dâĂȘtre grandâpĂšre, ce merveilleux in-40 quâont illustrĂ© si brillamment Madame Madeleine Lemaire, et MM. ThĂ©venot, Rudaux, F'ouriĂ©, Dantan ; ou que le Théùtre de Victor Hugo, complet en quatre volumes ornĂ©s de soixante-quinze eaux-fortes puissantes et colo- rĂ©es par les Courtry, les Champollion, les La- lauze, les Flameng, etc., dâaprĂšs les compositions originales de MM. Bida, Maignan, MĂ©lingue, Henri Pille, Bordes, Moreau de Tours, Adrien Moreau, Maurice Leloir, Henri Martin, Roche- grosse, etc. A ceux qui prĂ©fĂšrent les PoĂ©sies, ne trouve- t-on pas Ă Y Edition Nationale la magistrale LĂ©gende des SiĂšcles en quatre volumes illustrĂ©s par Cormon, Cabanel, Henner, J. -P. Laurens, MerciĂ©, Rodin, Adan, Ribot, Le Blant, Jules Lefebvre, etc. ; ou Les Contemplations en deux volumes ornĂ©s de compositions nombreuses par des artistes tout aussi illustres, comme Fran- çais Duez, Dagnan-Bouveret, Ămile LĂ©vy, Deschamps, RaphaĂ«l Collin, T. Robert-Fleury, Brouillet, etc. Enfin les volumes du Roman de Victor Hugo seront aussi recherchĂ©s. Quoi de plus beau, de plus littĂ©raire, de plus artistique que cette magnifique Ă©dition de Notre-Dame de Paris, comprenant y 5 eaux-fortes de GĂ©ry-Bichard, dâaprĂšs les compositions originales de Luc-Olivier Merson. Lâillustration de Merson est un chef-dâĆuvre reconnu aujourdâhui et la Notre-Dame de Paris quâil nous a constituĂ©e est simplement une merveille. Câest un des livres dont notre siĂšcle aura le plus de droit de sâenorgueillir. Il faut terminer cette rapide analyse et nous ne pouvons mieux le faire quâen parlant des MisĂ©rables, de Victor Hugo. LâĂ©dition que vient de terminer M. Testard se compose de cinq volumes in-4 0 , avec une^ illustration aussi riche quâabondante plus de 240 eaux-fortes de MM Muller, Faivre, Desmoulin, Courtry, Boilot, etc. Lâillustrateur, câest Georges Jeanniot, un maĂźtre II le prouve cette fois sans rĂ©plique car lui seul de nos jours Ă©tait capable dâun effort aussi soutenu, aussi brillant. Toute la presse lâa dit derniĂšrement Ă lâoccasion de la belle expo- sition que Y Ădition Nationale avait organisĂ©e, Salle Petit, rue de SĂšze, et câĂ©tait justice. Nous devons nous arrĂȘter. Il ne nous reste plus quâĂ engager vivement tous nos lecteurs Ă ne pas complĂ©ter lâachat de leurs livres dâĂ©trennes sans consulter en librairie le superbe Catalogue de Y Ădition Nationale. * LES THEATRES DE PARIS 1891 OPERA Bertrand en est le maĂźtre et je crois quâil est sage DâĂȘtre envers lui silencieux. Il est de ceux quâon attend Ă lâouvrage Et qui ne trompent pas lâespoir quâon met en eux. OPĂRA-COMIQUE Le 8 mars dernier, M. Carvalho, dont on connaĂźt la grande habiletĂ© et lâintelligence artistique, reprenait possession de la direction du théùtre qui lui avait Ă©tĂ© si injustemĂ©nt retirĂ©e. Avec la nouvelle direction, le public est revenu en foule Ă la salle de la place du ChĂątelet. DĂšs son arrivĂ©e, M. Carvalho sâest empressĂ© de monter un ouvrage nouveau le RĂȘve, drame lyrique de MM. Emile Zola, L. Gallet et Bruneau, dont la premiĂšre reprĂ©sentation a Ă©tĂ© un imposant Ă©vĂ©nement artistique. Le succĂšs de cet ouvrage, admirablement interprĂ©tĂ© par M mcs Simonnet. Deschamps, Jehin, et MM. Engel, Bouvet et Lorrain, a Ă©tĂ© complet; et le RĂȘve commence Ă faire son tour dâEurope; Ă Londres, Ă Bruxelles, lâouvrage de M. Bruneau a reçu le meilleur accueil et prochainement il sera repris Ă lâOpĂ©ra- Comique. Ensuite, M. Carvalho a fait entrer triomphalement et dĂ©finitivement au rĂ©pertoire deux ouvrages quâil avait montĂ©s Ă la salle Favart LakmĂ©, de MM. Gondinet, Philippe Gille et LĂ©o Delibes et Manon, de MM. Meilhac, Philippe Gille et Massenet. Les reprises de ces deux ouvrages ont produit un effet considĂ©rable. Dans la dĂ©licieuse partition de LĂ©o Delibes dĂ©butait M n ° Jane Horwitz, une jeune artiste dont le chant est aisĂ©, souple et hardi, qui vocalise avec perfection. LakmĂ© va fournir une brillante carriĂšre qui sera comme la radieuse prĂ©face de Kassia, lâĆuvre posthume du grand compositeur enlevĂ© Ă lâart français en pleine maturitĂ© de talent et de savoir. M"° Sandersoivqui avait conquis une brillante renommĂ©e dans Esclarmonde, sâest taillĂ© dans Manon un succĂšs Ă©norme et lâopĂ©ra-comique de Massenet si fin et si distinguĂ©, fait encore chaque fois le maximum. VoilĂ pour le passĂ©. Pour le prĂ©sent, M. Carvalho remet en scĂšne plusieurs piĂšces du rĂ©pertoire; ce rĂ©pertoire est une fortune quâil faut savoir entretenir. Actuellement Carmen, Mignon, Mireille, les Dragons de Villars, la Fille du RĂ©giment, les Noces de Jeannette, le Chalet, Richard CĆur-de-Lion, sont entiĂšrement remontĂ©s ; HaydĂ©e , qui avait disparu de lâaffiche depuis trop long- temps, vient dâĂȘtre repris et a valu Ă M"'° Landouzy un nouveau succĂšs. Dans quelques jours Lalla Rouk reparaĂźtra, avec M 1 ' 3 Vuillefroy, une dĂ©butante, laurĂ©at du Conservatoire, douĂ©e dâune trĂšs jolie voix. Puis viendront successive- ment la Dame blanche, le Barbier de SĂ©ville, le PrĂ© aux Clercs, le Domino noir. Fra Diavolo, lâEclair, le DĂ©serteur , le Postillon de Longjumeau ; tous ces ouvrages seront repris avec des distributions nouvelles pour les matinĂ©es des dimanches et des jours de fĂȘte, toujours trĂšs recherchĂ©es par les familles. Des ouvrages nouveĂąux sont Ă lâĂ©tude Chevalerie rustique, lâopĂ©ra-comique de Mascagni qui a obtenu un immense succĂšs Ă lâĂ©tranger et dont on attend la reprĂ©sentation Ă Paris avec impatience. M 11 â CalvĂ©, qui a créé cet ouvrage en Italie, en sera lâinterprĂšte principale. Puis on sâoccupera d ' Enguerrande, un grand ouvrage lyrique de MM. Ămile Bergerat, Wilder et Chapuis ; des Troyens, de Berlioz, dont la reprise sera certainement un Ă©vĂ©nement artistique. A partir du r r dĂ©cembre, les soirĂ©es du jeudi et du samedi seront rĂ©servĂ©es chaque semaine aux abonnĂ©s. Il est inutile de dire que ces reprĂ©sentations seront des plus brillantes; nous avons, du reste, publiĂ© dans le Figaro, les noms de la plupart de ces abonnĂ©s, lâĂ©lite de la sociĂ©tĂ© parisienne. Fit le programme de M. Carvalho sera complĂ©tĂ© par le parlement lorsque celui-ci aura acceptĂ© de ramener lâOpĂ©ra-Comique Ă sa vĂ©ritable place, au centre de Paris. Nous avons lieu de croire que trĂšs prochainement le ministre de lâInstruction publique dĂ©posera Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s le projet de reconstruction de lâOpĂ©ra-Comique et que ce projet, si impatiemment attendu par lâopinion, si vigoureusement rĂ©clamĂ© par la presse, sera acceptĂ© par le parlement. GYMNASE Le Gymnase vient toujours, aprĂšs la ComĂ©die-Française, en tĂȘte des scĂšnes littĂ©raires. La grande piĂšce quâon y prĂ©pare est due Ă cette fĂ©conde et heureuse colla- boration Ernest Blum et Raoul TochĂ©, oĂč lâinstinct théùtral et lâexpĂ©rience sâallient Ă lâobservation sagace, Ă la finesse, Ă lâesprit parisien du meilleur aloi. Cet ouvrage que M. Victor Koning monte avec lâentente et le goĂ»t dont il a donnĂ© tant de preuves, dĂ©passera, par ses attractions inĂ©dites, les fastes, pour- tant fameux, de Paris-fin-de-siĂšcle, des mĂȘmes auteurs. Viendront ensuite trois actes de MM. Alphonse Daudet et LĂ©on Hennique, inspirĂ©s par la Menteuse, nouvelle de lâĂ©minent romancier qui a pris place parmi les premiers auteurs dramatiques. Abstenons-nous dâindiscrĂ©tions trop prĂ©ma- turĂ©es quelques mois nous sĂ©parent encore de cet Ă©vĂ©nement littĂ©raire. La troupe du Gymnase, dĂ©jĂ si riche en talents, compte maintenant dans ses rangs M. Louis Delaunay, le fils du sociĂ©taire retraitĂ© de la ComĂ©die-Fran- çaise, professeur au Conservatoire. Peintre, Louis Delaunay obéßt, en nĂ©gligeant lâatelier pour embrasser la carriĂšre oĂč brilla son pĂšre, Ă une vocation Ă laquelle il nâa pu rĂ©sister plus longtemps. A de prĂ©cieuses qualitĂ©s scĂ©niques, il joint une belle prestance et une voix dâun timbre doux et grave Ă la fois. Autre recrue Montigny, qui sâest fait applaudir Ă lâAmbigu et au Vaudeville. Nous ne saurions ne pas mentionner RaphaĂ«l Duflos, premier rĂŽle et jeune premier rĂŽle au jeu correct et sobre, mais entraĂźnant; Noblet, le charmant comique qui doit sa rĂ©putation Ă ce théùtre du Gymnase, oĂč lâon sut le mettre en relief ; LĂ©on NoĂ«l, Hirch, Nertann, Plan, Charles Masset, de solides soutiens. Et NumĂšs, donc! NumĂšs, dĂ©jĂ fort goĂ»tĂ© et que sa crĂ©ation du Gardien du' SĂ©rail, dans Mon oncle Barbassou, a fait apprĂ©cier davantage. Cette piĂšce a Ă©tĂ© Ă©galement favorable Ă la bonne Desclauzas, en qui certains aristarques ne voulaient voir quâune plaisante artiste dâopĂ©rette et de fĂ©erie, et reconnaissent enfin une vĂ©ritable comĂ©dienne. En tĂȘte du personnel fĂ©minin brille avec Ă©clat, Mâ"° RaphaĂ«le Sisos, qui sera la principale interprĂšte de MM. Blum et TochĂ© et de MM. Daudet et Hennique ; M mo RaphaĂ«le Sisos, lâĂ©lĂ©gante comĂ©dienne au jeu sincĂšre et Ă la voix pĂ©nĂ©trante, que les crĂ©ations de RĂ©voltĂ©e, de Numa Roumestan,. de Musotte ont placĂ©e au premier rang. Voici un groupe dâune sĂ©duction et dâun capiteux !... M"" Darlaud et Demarsy, M"° Julia Depois, un fin camĂ©e; M"* Lucy GĂ©rard, la jolie langoureuse; M u ° LĂ©cuyer une bien gracieuse vignette; Mââ Marie AugĂ©, Bertine, PrĂ©jal... dâautres encore. Nous nâinsisterons pas sur la restauration annuelle du Gymnase. Il est, nul ne lâignore, de tradition Ă ce théùtre, de profiter de la clĂŽture pour rafraĂźchir et redorer la salle. Il ne faut pas quâun pouce de velours montre sa trame, quâil manque une frange ou un clou... Et Ă prĂ©sent, on veille aussi au parfait fonc- tionnement des appareils des lorgnettes automatiques. VAUDEVILLE Le Vaudeville possĂšde aujourdâhui une des plus belles troupes de Paris, la plus nombreuse certainement et la plus complĂšte des théùtres de genre. Qua- rante-six artistes des deux sexes en font partie, sans compter un petit contingent de dix-huit Ă©lĂšves, soit au total soixante-quatre comĂ©diens et comĂ©diennes. Les principaux sont MM. DieudonnĂ©, Boisselot, AndrĂ© Michel, CandĂ©, Lagrange, LacressonniĂšre, Galipaux, Mayer, Peutat, Laroche, Achard, Berny, BĂ©juy, Garnis, Mangin, Deroy, auxquels, au mois de septembre prochain, vien- dront se joindre lâamusant comique Hittemans et un jeune premier rĂŽle qui a eu d'immenses succĂšs en Russie Valbel. Du cĂŽtĂ© des femmes ; Mesdames Ha- ding, BrandĂšs, Grassot, Samary, LĂ©onide Leblanc, CĂ©cile et Marguerite Caron, DĂ©a DieudonnĂ©, Hahne, Verneuil, Thomsen, FĂ©riel, Roybet, Nory, Chassin, Dharcourt, Goby, Marcel, etc. Câest grĂące Ă ce nombreux choix dâartistes que M. Albert CarrĂ© a pu, sans entraver ses reprĂ©sentations du soir, fonder les matinĂ©es du jeudi, vouĂ©es aux jeunes auteurs et dont la premiĂšre, composĂ©e des Jobards de MM. Guinon et Denier, a obtenu un succĂšs constatĂ© par toute la presse. Ce qui rend ces mati- nĂ©es particuliĂšrement intĂ©ressantes, câest le large Ă©clectisme qui prĂ©side Ă la rĂ©ception des piĂšces. Les jeunes auteurs pourront librement sây donner carriĂšre et y essayer leurs forces. Point de genre particulier, point d 'Ă©cole surtout en dehors de laquelle il ne serait pas de salut. Les piĂšces reçues jusquâici pour les Jeudis du Vaudeville sont la Paix du Foyer 3 actes de M. Germain ; la Part du Mari i acte de MM. Grizel et Sou- laine; Tel 3 actes de M. Lelorrain ; la Cruelle i acte de M. Laya ; Le nid des autres 3 actes de M. Lecorbeiller ; lâHeureuse date i acte de M. Xanroff; Sarita i acte de M. Paul SonniĂšs, le Lundi de ma femme i acte de M. Hey- monet ; la Nargue 3 actes de M. Leclercq, Suzanne Derville i acte de M. de Castro, etc. Câest Ă©galement Ă lâadresse des jeunes auteurs, pour leur offrir le moyen de faire une Ă©tude comparative du théùtre Ă©tranger moderne que M. CarrĂ© fera jouer prochainement lâHedda Gabier, dâIbsen, par MUe BrandĂšs et quâil montera, par la suite, toute Ćuvre qui, de par le monde, aura, par son succĂšs, appelĂ© lâattention. Les soirĂ©es du Vaudeville sont de mĂȘme assurĂ©es par la rĂ©ception dâune sĂ©rie dâĆuvres dont les plus plus importantes sont Petite Madame 3 actes de M. Henri Meilhac ; les Polichinelles 5 actes de M. Becque ; la Crise 3 actes de M. Boniface ; les Boulevardiers 3 actes de M. AurĂ©lien Scholl; le Sous-prĂ©fet de ChĂąteau-Busard 3 actes de M. Gandillot; Maman 4 actes de M. Alexandre Hepp ; une comĂ©die nouvelle de M. Jules LemaĂźtre; un vaudeville en 3 actes de MM. Blum et TochĂ©; un autre de Bisson pour les dĂ©buts dâHittemans; et enfin une comĂ©die psychologique que M. Jules Case est en train de tirer, pour M lle BrandĂšs, de son joli roman Jeune mĂ©nage. Le Vaudeville, comme on le voit, a du pain sur la planche..., et mĂȘme du gĂąteau. LES VARIĂTĂS Lugete, veneres, Bertrand, O VariĂ©tĂ©s, vous dĂ©laisse, â . Ce fut un adieu dĂ©chirant Lugete, veneres, Bertrand â Ainsi, lorsque sâen va lâamant Tout en pleurs, on voit la maĂźtresse Lugete, veneres, Bertrand, O VariĂ©tĂ©s, vous dĂ©laisse. Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Il y fit naĂźtre bien des gloires ; En maĂźtre habile il les^mena. Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Aussi son nom demeurera GravĂ© dans toutes les mĂ©moires â Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Il y fit naĂźtre bien des gloires. â Comptez chacun de ses fleurons Granier, Judic, Chaumont, RĂ©jane Et les Dupuis et les Barons. Comptez chacun de ses fleurons Cooper, Lassouche, gais lurons, Et ceux que jâomets, Dieu me damne ! Comptez chacun de ses fleurons Granier, Judic, Chaumont, RĂ©jane! LâOpĂ©ra bientĂŽt le verra Triompher par droit de conquĂȘte. Sâil est un maĂźtre on le saura, LâOpĂ©ra bientĂŽt le verra. Il sera grand dans lâopĂ©ra, Sâil fut charmant dans lâopĂ©rette, LâOpĂ©ra bientĂŽt le verra Triompher par droit de conquĂȘte. PALAIS-ROYAL Le Palais-Royal, cet heureux théùtre qui depuis cinquante ans a fait la fortune de tous ceux qui lâont dirigĂ©, poursuit son petit bonhomme de chemin sous la raison sociale Mussay et Boyer. Ces deux derniers Ă©lus sont dignes de leurs intelligents devanciers, car ils ont dĂ©jĂ payĂ© leur bienvenue par de beaux et solides succĂšs ; ils savaient fort bien que le Palais-Royal possĂšde un des plus riches rĂ©pertoires des théùtres de genre, et souvent, entre le succĂšs dâhier et le succĂšs Ă venir, ils ont pris au hasard dans cette magnifique collection commencĂ©e par Melesville, Bayard. Dumanoir, Duvert, Lausanne, Clairville, Labiche , Gondinet , et continuĂ©e par Meilhac, HalĂ©vy, Sardou, BarriĂšre , Lambert Thiboust, Murger, Blum, TochĂ© et Bisson; avec de pareils noms, ils peuvent braver le soleil en attendant la pluie. GAITE Cette heureux théùtre qui ne compte plus que par des succĂšs, tient toujours sa mascotte avec le Voyage de Sujette, On a tour Ă tour fĂȘtĂ© la ioo, la 200 e , la 3 oo c de la ravissante piĂšce de Chivot, Duru et Vasseur, et Ton attend trĂšs tranquillement la 400°. M. DebruyĂšre ne sâendort pas sur ses lauriers et, dans le silence du cabinet directorial du square des Arts -et-MĂ©tiers, de grandes confĂ©rences ont lieu tous les jours entre directeurs, auteurs et dĂ©corateurs. Ce que lâon prĂ©pare, nous nâen savons rien, mais ce que nous pouvons avancer, sans crainte de nous voir dĂ©mentir un jour, câest que ce qui sortira de tout cela, ce sera des merveilles. Lâintelligent directeur de la GaitĂ© est assez connu pour quâon ait confiance en son goĂ»t artistique, il nbus lâa prouvĂ© encore tout. derniĂšrement nâest-ce pas lui quia dĂ©couvert cette diva qui a donnĂ© un regain de succĂšs au Voyage de Sujette-, câest de M 11 Cassine que nous voulons parler. Inconnue la veille, la presse parisienne lâa consacrĂ©e Ă©toile le lendemain de la reprĂ©sentation oĂč, sous ses ravissants costumes, on lâa vue apparaĂźtre toute joyeuse sur la scĂšne oĂč elle avait pourtant deux dangers Ă affronter un rĂŽle des plus lourds Ă remplir et le souvenir dâune interprĂ©tation antĂ©rieure qui nâavait rien laissĂ© Ă dĂ©sirer. La jolie M li0 Cassine a gaillardement remportĂ© sa premiĂšre victoire et nous lâattendons avec toute confiance dans la prochaine crĂ©ation que son directeur lui confiera. Il est une chose quâil faut encore dire, câest que le directeur de la GaĂźtĂ© nâa pas affaire Ă des ingrats. Il a une clientĂšle qui lui est fidĂšle. Par le choix de ses piĂšces , par le soin quâil met Ă les monter, car il en dirige lui-mĂȘme les rĂ©pĂ©ti- tions, il a fait de son théùtre lâendroit modĂšle oĂč tout le monde peut aller et oĂč les familles se rendent sans crainte, car jamais une scĂšne, une phrase de mauvais goĂ»t nâest venue froisser les nombreux spectateurs, mĂȘme les plus scrupuleux, qui frĂ©quentent la salle du square des Arts-et-MĂ©tiers. PORTE-SAINT-MARTIN Aujourdâhui, le plus confortable, le plus Ă©lĂ©gant, le plus moderne enfin, des théùtres parisiens. , GrĂące, en effet, aux transformations que lui a fait subir M. Emile Rochard, son nouveau directeur, la Porte-Saint-Martin est devenue, avec les Ă©lĂ©ments de confort et de haut luxe qui la spĂ©cialisent, la salle la plus coquettement artisti- que de Paris. Le principe de la nouveautĂ© absolue, partout, a guidĂ© M. Rochard dans les amĂ©liorations de toutes sortes quâil a rĂ©alisĂ©es. Câest ainsi quâau rez-de-chaussĂ©e, un hall immense qui, lâaprĂšs-midi, est la salle dâattente des bureaux de lâadministration, devient le soir une galerie oĂč le public trouve, au moment de prendre ses places, un abri luxueusement Ă©clairĂ© et chauffĂ© ; pendant les entrâactes une galerie oĂč il peut circuler Ă lâaise, fumer sans ĂȘtre obligĂ© dâaller au cafĂ© ou de sortir sur le boulevard, faire sa corres- pondance, lire les journaux, tĂ©lĂ©phoner, etc. DerriĂšre le contrĂŽle, de spacieux lavatorys sont installĂ©s avec le goĂ»t le plus raffinĂ©. DerriĂšre le couloir des baignoires,- un bar. Au premier, le foyer du public prolongĂ© dâun jardin d'hiver, vĂ©ritable mer- veille de la serrurerie et de la vitrologie. Partout, tapis Ă©pais aux riches couleurs, tentures de soie, siĂšges mobiles, aussi confortables que pratiques. , Les avant-scĂšnes meublĂ©es, comme de vĂ©ritables salons, de -cartels, de di- vans et de fauteuils Louis XV et Louis XVI, et Ă©toffĂ©es de lourdes draperies dâun merveilleux effet. Tout le théùtre, enfin, bouleversĂ© et réédifiĂ© sur des plans du xx e siĂšcle ! De plus, une crĂ©ation, qui dĂ©jĂ , le nouveau théùtre Ă peine ouvert, a obtenu ses lettres de grande naturalisation dans les clubs lâabonnement. Oui, un abonnement qui, pour 3 o louis, donne au titulaire ses petites et ses grandes entrĂ©es dans toutes les parties du théùtre. Un foyer de la danse avec le plus ravissant corps de ballet. Bien dâautres choses encore, qui provoquent lâadmiration et lâĂ©tonnement mĂȘme, tant câest un spectacle nouveau pour les parisiens que de voir un théùtre rĂ©aliser toutes les nĂ©cessitĂ©s quâa créées le modernisme. Et ce nâest point la vo- gue de la fĂ©erie en cours de reprĂ©sentation qui est faite pour amoindrir lâĂ©clat de lâinauguration qui vient dâavoir lieu. FOLIES-DRAMATIQUES Ce théùtre est depuis le I er fĂ©vrier dernier sous la direction de M. Albert Vizentini, qui vient de lui rendre son Ă©clat dâantan. Ce directeur, sympathique Ă tous, a dĂ©crochĂ© la timbale du succĂšs avec la Fille de Fauchon la Vielleuse , dont la rĂ©ussite est Ă©clatante. Il faut remonter aux triomphes populaires de la Fille de Madame Angot et de la Fille du Tambour-Major , pour quâune nouveautĂ© des Folies-Dramatiques rencontre un tel empressement du public, une telle unanimitĂ© de la presse parisienne. Aussi, tout le quartier du ChĂąteau- dâEau est en liesse et le bureau de location ne dĂ©semplit pas. Il nây a pas Ă dire le nouvel opĂ©ra-comique de MM. A. Liorat, W. Busnach et Fonteny, rĂ©unit tous les suffrages et se trouve heureusement Ă la portĂ©e des familles. La mĂšre y peut conduire sa fille rara avis. On sâintĂ©resse Ă cette action morale pleine de dĂ©tails ingĂ©nieux, de scĂšnes amusantes et gaies, avec une petite pointe de sentiment tout Ă fait dĂ©licat. Pour la musique de M. Louis Varney, jamais cet Ă©lĂ©gant compositeur nâa Ă©tĂ© mieux inspirĂ© ! Il possĂšde Ă un haut degrĂ© la sĂšve mĂ©lodique et le sentiment scĂ©nique. Sa mĂ©lodie est toujours spirituelle, son orchestration claire et vibrante. Plus dâune page deviendra vite populaire. Câest de lâopĂ©ra-comique du bon temps, sans conteste, la meilleure partition dâun maestro justement applaudi. L'interprĂ©tation nâa mĂ©ritĂ© que des Ă©loges. M n '° Thuillier-Leloir dĂ©jĂ nommĂ©e la Miolan-Carvalho des Folies, M 11 â Zelo Duran aussi agrĂ©able Ă voir quâĂ entendre, Gobin plus exhilarant que jamais, Guyon toujours si fin, si aimĂ©, LarbaudiĂšre, Lacroix, Bellucci, Lamy, la mignonne FrĂ©der, un orchestre exquis, tous enfin constituent un ensemble remarquable que conduit vaillamment lâexcellent chef dâorchestre Baggers. Dans les dĂ©cors, les costumes, etc., nous retrouvons le goĂ»t et lâentente de M. A. Vizentini. Nous lui devions dĂ©jĂ les mises en scĂšnes du Voyage dans la lune, d 'OrphĂ©e aux Enfers, de Paul et Virginie , de Ma Cousine. Celle de la Fille de Fanchon la Vielleuse est dans un autre genre une victoire aussi mĂ©ritĂ©e. En voilĂ pour deux cents reprĂ©senta- tions ! RENAISSANCE La Renaissance fut, sous la direction Koning, le théùtre Ă la mode par excellence, et tend Ă le redevenir aujourd'hui, grĂące aux efforts couronnĂ©s de succĂšs de M. Lerville, le sympathique successeur de M. Samuel. Une des plus coquettes salles de spectacle de Paris, la Renaissance est et doit ĂȘtre le lieu de rendez-vous du public Ă©lĂ©gant. Câest lĂ que naquirent jadis, pour sâenvoler ensuite de par le monde, toutes ces Ćuvres charmantes la Petite MariĂ©e, le Petit Duc, GiroflĂ©-Girofla, qui avaient recontrĂ© dans Jeanne Granier une interprĂšte que, longtemps, on desespĂ©ra de pouvoir remplacer. Ce genre de lâopĂ©rette, quâon croyait mort par lâabus quâon en fit, M. Lerville le ressuscite aujourdâhui, mais en le rajeunissant, en le transformant, en lâhabillant suivant les goĂ»ts du jour, ayant du reste cette bonne fortune de possĂ©der la seule artiste qui soit, Ă lâheure actuelle, dans tout lâĂ©clat de son talent. M"' 0 Simon-Girard est la chanteuse adorĂ©e du public qui, par sa grĂące, sa verve, sa gaietĂ©, et la science consommĂ©e de son art, attire la foule et la tient sous le charme. Avec un tel atout dans la main, on est certain de gagner la partie. Aussi M. Lerville est-il assurĂ© du succĂšs, et câest pourquoi la Renaissance voit renaĂźtre les beaux soirs dâautrefois, les soirs heureux oĂč le directeur nâa quâun regret ne pas possĂ©der une salle assez grande pour contenir les flots de spec- tateurs assiĂ©geant ses bureaux de location. BOUFFES-PARISIENS Le théùtre des Bouffes-Parisiens est en pleine prospĂ©ritĂ©. AprĂšs Cendril- lonnette et lâEnfant Prodigue dont les centiĂšmes » ont Ă©tĂ© fĂȘtĂ©es dans ce théùtre bienheureux en moins de six mois, voici lâextraordinaire Miss Helyett dont lâanniversaire a eu lieu le 12 novembre 1891, et qui entre en pleine vogue dans sa seconde annĂ©e. Tous nos compliments Ă lâhabile direction de M. EugĂšne Larcher, dont la compĂ©tence en matiĂšre de mise en scĂšne est indiscutĂ©e aujourdâhui. Les artistes du théùtre portent des noms aimĂ©s du public. Il suffit de citer en tĂȘte M Mo Biana Duhamel, la divette de la troupe, puis MM. MaugĂ©, Piccaluga, Lamy, Jannin, Tauffenberger, BĂ©rard, DĂ©sirĂ©, Wolff, et M mos Maurel, DebĂ©no, ThĂ©ry, etc., etc... M. EugĂšne Larcher s'attache surtout Ă varier son rĂ©pertoire. Nous avons dĂ©jĂ citĂ© lâEnfant Prodigue, une pantomime dramatique dâun genre nouveau, interprĂ©tĂ©e par des comĂ©diens tels que CourtĂšs, M mcs Crosnier, Duhamel, FĂ©licia Mallet qui doit sa rĂ©putation au Cercle funambulesque dont M. E. Larcher Ă©tait un des fondateurs. La musique de cette Ćuvre si originale est due Ă M. AndrĂ© Wormser, un prix de Rome, s. v. p. ! Puis, aprĂšs la curieuse Miss Helyett, vaudeville-opĂ©rette dont la partition est signĂ©e Audran, nous aurons un opĂ©ra-comique de M. Vidal, encore un prix de Rome. Cette prĂ©fĂ©rence de M. E. Larcher pour des compositeurs distinguĂ©s indique, chez le jeune directeur, une intention bien arrĂȘtĂ©e de relever le genre du théùtre des Bouffes. Le choix des musiciens de lâorchestre conduits par un chef de premier ordre, M. Thibault, en est une preuve de plus. Nous ne pouvons donc que soutenir de toutes nos forces une entreprise conduite avec un tel souci dâintĂ©rĂȘts artistiques et avec lâaide dâune adminis- tration financiĂšre Ă lâabri de toute critique. NOUVEAUTĂS La bonbonniĂšre du boulevard des Italiens ! La salle la plus coquette et 1 b plus gaie qui soit Ă Paris ! Des lâentrĂ©e trĂšs lumineuse, oĂč flambe le nom magique de Mily- Meyer », lâĂ©toile prĂ©fĂ©rĂ©e du public parisien, on est sĂ©duit, captivĂ©, car tout attire et charme en ce minuscule théùtre, depuis le confortable de lâamĂ©nagement intĂ©- rieur, jusquâĂ sa clientĂšle si choisie et si brillante toujours. Aux NouveautĂ©s, on fait peu ou point de reprises. Il faut, plus quâĂ tout autre, au public de ce théùtre, la comĂ©die inĂ©dite, bien parisienne et de saveur croustillante. Il faut les costumes chatoyants et les dĂ©colletĂ©s qui font valoir le buste et la jambe. Il faut les dĂ©cors tout battants neufs, pimpants et char- mants. Câest le théùtre enfin oĂč, par excellence, la Revue en jupe courte doit venir fredonner ses couplets sarcastiques ou lĂ©gers. M. Henri Micheau lâa bien compris. Aussi ses piĂšces nouvelles sont-elles toujours montĂ©es avec goĂ»t, car son théùtre est select » et les boulevardiers qui le frĂ©quentent, aprĂšs les dĂźners fins au - cabaret Ă la mode, payant bien, ont droit dâĂȘtre exigeants. Le directeur des NouveautĂ©s a du reste dĂ©butĂ© au boulevard des Italiens de façon heureuse. La Demoiselle du TĂ©lĂ©phone lui a permis, par son retentissant succĂšs, de prĂ©parer une belle saison dâhiver. Avec les rentrĂ©es tardives de la campagne, la saison ne commence guĂšre qu'Ă NoĂ«l et câest cette Ă©poque que lâon a choisie pour la rĂ©apparition de M Uo Mily-Meyer dans la Vertu de Lolotte. M"'° Mathilde, lâamusante duĂšgne, a continuĂ© ses succĂšs avec la reprise fructueuse que lâon vient de faire de Cocard et Bicoquet. Enfin M. Micheau annonce une sĂ©rie de piĂšces qui promettent, parait-il, dâĂȘtre trĂšs gaies, comme la Nuit du i 3 \ de M. P. Ferrier, et Mimi Pinson, de MM. Emile Blavet et Delilia, enfin une Revue. Il y aura lĂ de belles occasions de produire MM. Germain, Guy et Tarride, les amusants comĂ©diens, et cette sĂ©rie de jolies femmes qui sâappellent AimĂ©e Martial, Prelly, Nancy Berthin et la futĂ©e Narlav. CLUNY Depuis quinze jours, le théùtre Clunv joue V Armce Franco -Russe, dont le succĂšs constatĂ© unanimement par toute la presse parisienne, attire chaque soir un nombreux public au boulevard Saint-Germain. Jamais MM. Milher et NumĂšs nâont Ă©tĂ© plus heureux que cette annĂ©e dans dans lâagencement de leur Revue de TannĂ©e 1891. EncadrĂ©e de jolis dĂ©cors au milieu desquels fourmillent une foule de jolies femmes dĂ©licieusement habillĂ©es par Landolf et des joyeux artistes dont lâĂ©loge nâest plus Ă faire, lâArmĂ©e Franco-Russe deviendra sĂ»rement centenaire Ă Clunv et permettra Ă M. LĂ©on Marx, lâheureux et habile directeur de ce charmant petit théùtre de monter Ă loisir les nouveautĂ©s reçues, savoir Popotle, vaude- ville en trois actes de MM. Gugenheim et de Jassaud; Inviolable, trois actes de M. Maurice Hennequin, digne continuateur du nom paternel; Les Argonautes du Faubourg Saint- Denis, vaudeville de MM. G. Rolle et E. Ratoin ; Le Grand- Prix de Paris, de M. Adrien Barbusse ; une piĂšce nouvelle dâAlbert BarrĂ©, lâau- teur d 'Antonio, pĂšre et fils. Comme reprises, M. LĂ©on Marx tient en rĂ©serve le Truc d' Arthur, Les Do- minos Roses, et enfin Doit-on le dire? Les Chemins de fer et Trois Femmes pour un Mari, dâaurifĂšre mĂ©moire sur la rive gauche. Rappelons Ă nos lecteurs que le théùtre Cluny est le meilleur marchĂ© de Paris et quâil donne des matinĂ©es tous les dimanches et fĂȘtes Ă 2 heures. MENUS-PLAISIRS U e théùtre des Menus-Plaisirs est en passe de devenir un de nos premiers théùtres dâopĂ©rettes. Lâorchestre est de premiĂšre valeur et composĂ© dâelĂ©ments pris dans les concerts Lamoureux et Colonne. Dans la coquette et gentille salle du boulevard de Strasbourg on est toujours sĂ»r dâentendre des exĂ©cutions mu- sicales dignes dâun théùtre lyrique. M. de LggoanĂšre, dont la rĂ©putation nâest plus Ă faire comme chef dâorchestre, conduit sa phalange dâartistes en maĂźtre exercĂ©. Du cĂŽtĂ© de la scĂšne nous trouvons des artistes de premiĂšre valeur M mes Stella, Auguez, MĂ©aly, Berthe Legrand, Lara, Dorival, Ava, Noralv. MM. Perrin, Vandenne, Saint-LĂ©on, Dartrey, Philippon, Mavat, JĂącquin, etc., etc., forment une troupe homogĂšne, qui ne demande quâĂ marcher de lâavant. Du reste les heureuses crĂ©ations de l 'Oncle CĂ©lestin et de Le Coq ont dĂ©jĂ mis en lumiĂšre une partie de cette vaillante troupe. Finissons en formant le vĆu quâune rĂ©ussite complĂšte accompagne la Revue de MM. Delilia et J. Jouv, pour laquelle M. de LagoanĂšre a fait de nombreux engagements importants de femmes et dâartistes spĂ©ciaux Ă ce genre de spectacles. La salle des Menus-Plaisirs ne desemplira pas cet hiver. DEUX-CIRQUES Cirque dâHiver et Cirque dâĂ©tĂ©, tous deux sous la direction de M. Victor Franconi. Au Cirque dâĂtĂ©, fondĂ© en 1840, on a, en 1867, adjoint les Ăcuries-Salon qui nâont dâĂ©gales que celles de Chantilly; enfin, en 1886, la transformation du Cirque a Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e. LĂ ont Ă©tĂ© installĂ©es les spacieuses loges et le prome- noir-fumoir. De notables embellissements, en cours dâexĂ©cution, feront de cet Ă©tablissement, du style grec le plus pur, une des plus Ă©lĂ©gantes, des plus confor- tables et des mieux amĂ©nagĂ©es des salles de spectacle du monde entier. Lâins- tallation de la lumiĂšre Ă©lectrique a fait disparaĂźtre la chaleur que dĂ©gageait le gaz, de sorte que les Parisiens et les nombreux Ă©trangers qui se sont donnĂ© rendez-vous chaque annĂ©e dans la capitale au moment de la â saison â, trouvent au Cirque la fraĂźcheur et le rire. On sâabonne aux soirĂ©es du Cirque, comme Ă celles de lâOpĂ©ra et du Théùtre-Français ; le samedi et le mercredi, le public des Ă©lĂ©gantes et aussi le copurchic sây rencontrent. Pendant lâhiver, câest la population active et commerçante des quartiers du Temple, du Marais et de la Bastille, qui prend dâassaut lâĂ©tablissement du Cirque dâHiver, fondĂ© en 1 8 5 1 , Public joyeux, public bon enfant, auquel il faut des dompteurs de lions, dâours, de loups et de panthĂšres pour les applaudir avec frĂ©nĂ©sie. Le caissier des deux Cirques se plait Ă constater le succĂšs. Le premier Cirque, fondĂ© Ă Paris, date de 1774 ; il eut pour crĂ©ateur Antoine Franconi, lâaĂŻeul de M. Victor Franconi, le directeur actuel des Cirques dâHiver et dâĂtĂ©; ces deux Ă©tablissements, sous son habile direction, conti- nuent Ă se maintenir trĂšs prospĂšres. NOUVEAU-CIRQUE Entre les rues Saint-HonorĂ© et du Mont-Thabor, au numĂ©ro 25 1 de la pre- miĂšre, en plein cĆur de Paris, lĂ oĂč furent successivement le Panorama de Reichshoffen, construit par Garnier, le bal Valentino, le Cirque-Olympique et, en remontant le cours des Ăąges, le couvent des Capucines, sâĂ©lĂšve Ă prĂ©sent le Nouveau-Cirque, rendez-vous du public Ă©lĂ©gant des deux mondes. Cet Ă©tablissement, unique en son genre, a Ă©tĂ© Ă©difiĂ© sur les plans, de MM. Sauffroy et Gridaine ; la façade et le vestibule, Ćuvre de Garnier, ont Ă©tĂ© scrupuleusement respectĂ©s, mais le reste a Ă©tĂ© lâobjet de transformations con- sidĂ©rables. Le programme tracĂ© aux ingĂ©nieurs Ă©tait de faire un Cirque oĂč, Ă lâexemple des arĂšnes anciennes, on pĂ»t, Ă un moment donnĂ©, ressusciter les jeux nautiques. Construit sur ces donnĂ©es, le Nouveau-Cirque possĂšde une piste mobile quâune puissante machinerie, Ă©tablie par lâingĂ©nieur Edoux, peut faire descendre dans les dessous, mettant ainsi Ă dĂ©couvert un vaste bassin oĂč les acrobates de lâeau, succĂ©dant aux Ă©cuyers et aux câowns, viennent intĂ©- resser le public Ă leurs exercices. Le Nouveau-Cirque et ses annexes occupent une surface de 2,5oo mĂštres de superficie. La salle est Ă©lĂ©gamment dĂ©corĂ©e; tout est joli de couleur et de ton ; les fleurs sont dues au pinceau de M. EugĂšne Petit, les motifs de peinture sont de M. Corneiller, les vitraux de M. Magniadas. M. Delaunay a complĂ©tĂ© cet ensemble par des panneaux reprĂ©sentant les exercices des Cirques romains au temps des CĂ©sars ; son Ćuvre est trĂšs artistique et bien venue. La piste, superbe, harmonieuse dans ses dimensions, est recouverte dâun Ă©pais tapis sur lequel des chevaux galopent sans soulever la moindre pous- siĂšre. Six rangs de fauteuils confortables entourent cette piste, puis vient, tout aussitĂŽt, une rangĂ©e de splendides loges luxueusement amĂ©nagĂ©es, dont plu- sieurs sont louĂ©es Ă TannĂ©e par les principaux Cercles de Paris.' Au-dessĂčs se trouve un promenoir spacieux, Ă©lĂ©gant, dâoĂč l'Ćil plonge admi- rablement sur la piste et oĂč Ton peut fumer, sans craindre dâincommoder les spectatrices des fauteuils et des loges. An vaste cafĂ©-foyer, des bars, des divans entourent ce promenoir. En bas sont des Ă©curies-modĂšles pour 20 chevaux. LâĂ©clairage de toutes les parties de lâĂ©tablissement salles, loges, promenoir, Ă©curie, sous-sol, chambre des machines, etc., est fait tout entier par la lumiĂšre Ă©lectrique produite par une machine de 200 chevaux. Cette intĂ©ressante instal- lation, due Ă M. Solignac, peut ĂȘtre visitĂ©e pendant les reprĂ©sentations. Outre des exertices Ă©questres et nautiques, le Nouveau-Cirque donne aussi des pantomimes. La GrenouilliĂšre , bouffonnerie nautique, la Foire de SĂ©ville, scĂšnes de mĆurs espagnoles, le Carnaval de Venise, la Noce de Chocolat, dĂ©sopilantes clowneries nautiques, le Combat naval, un bijou de mĂ©canisme Ă©lectrique. Le Nouveau-cirque est, du reste, en de bonnes mains; la Direction en est IJ â ....... uvj/uxo iiuio . vrai nom ? H*-r-
Bloavez mad, parce qu'en breton, fĂȘter la bonne annĂ©e me semble plus conforme Ă ce blog qui doit tout Ă la Bretagne! A mes fidĂšles lecteurs, cette photographie prise au couchant, face au large, le dernier jour de l'annĂ©e, en gris! Il continue toutefois Ă faire un froid de gueux! Ce soir, c'est fĂȘte... pas forcĂ©ment la meilleure de l'annĂ©e! Je me souviens d'un nouvel an particuliĂšrement rĂ©ussi. Du moins a-t-il laissĂ© dans nos souvenirs une trace indĂ©lĂ©bile et je dois avouer que j'en ris encore! Ainsi donc, nous avons Ă©chouĂ© ce soir-lĂ , chez des amis d'amis, dans leur merveilleux pavillon de banlieue chic oĂč l'escalier monumental Ă©tait assurĂ©ment le pilier central occupant un bon quart de la maison. LĂ , intriguĂ©s par autant de munificence, nous aurions dĂ» partir. Pourtant, ZĂ©zette du pĂšre NoĂ«l est une ordure, un espĂšce de grand gars affublĂ© d'un bide de femme enceinte et d'une jupette Ă carreaux, rouges et bleus, nous ayant accueillis avec un sourire racoleur ne semblait pas prĂšs Ă nous lĂącher, pas question de partir en courant! Quid? Ah oui, petit dĂ©tail qui vaut son pesant de cacahuĂšte, la soirĂ©e Ă©tait dĂ©guisĂ©e, le thĂšme Ă©tant un personnage de film. Nous avions donc passĂ© l'aprĂšs-midi Ă nous demander comment nous pourrions nous travestir, le plus sobrement possible afin d'Ă©viter le ridicule. La copine a dĂ» botter en touche, elle y allait comme on va Ă l'abattoir, le mari de la copine avait optĂ© pour un grand drap blanc nĂ©gligemment jetĂ© sur l'Ă©paule Ă la maniĂšre de Laurence d'Arabie, se disant, au moins pour danser je m'en dĂ©barrasserai vite fait, et mĂȘme pour le dĂźner. S. avait dessinĂ© sur ses doigts les lettres hate et love, comme dans la nuit du chasseur, film inconnu des convives qui ont mis la soirĂ©e, voire plusieurs jours avant de trouver le dĂ©guisement. Quant Ă moi, j'avais optĂ© pour tenue de soirĂ©e, j'avais donc mis ma plus belle veste. Nous Ă©tions assurĂ©ment les mauvais coucheurs, ceux qui plombaient assurĂ©ment une soirĂ©e dĂ©jĂ bien entamĂ©e. J'ai de vague souvenir du dĂ©but, de l'entrĂ©e du dĂźner de la galantine? des bouchĂ©es Ă la reine? Coup de bol nous Ă©tions Ă peu prĂšs assis cĂŽte Ă cĂŽte, riant non pas des blagues Ă©culĂ©es des convives, totalement imbĂ©ciles, mais de la situation autour de l'escalier central, assis entre la cheminĂ©e monumentale en marbre et les fenĂȘtres Ă petits carreaux. Par contre, je me souviens trĂšs bien, mais alors vraiment trĂšs bien de l'arrivĂ©e du plat principal et de la tĂȘte effondrĂ©e de mon amie devant un magnifique cochon de lait entourĂ© de patates, dans son jus sur un lit de verdure! Ce fut je dois bien l'avouer l'apothĂ©ose, j'ai Ă©tĂ© prise d'un fou-rire dĂ©vastateur pour l'ambiance communicatif avec mes amis, nous laissant exsangues. A minuit et cinq minutes, on s'est barrĂ© comme des voleurs sans attendre la bĂ»che, crĂ©meuse Ă souhait et nous avons fini la soirĂ©e entre nous, riant encore de ce nouvel an foirĂ©, il faut bien le dire. Depuis, je me mĂ©fie et vous conseille de lire ce billet qui Ă bien des Ă©gards rĂ©sume le genre de plan pourri d'il y a 20 ans! En attendant, les douze coups de minuit, portez-vous bien, prenez soin de vous, aimez-vous et Ă l'annĂ©e prochaine! Bloavez mad!
ï»żî î Disponible Dentier avec des dents Ă©cartĂ©es idĂ©al pour entrer dans la peau du personnage de ZĂ©zette dans le "PĂšre NoĂȘl est une ordure" ! ModĂšle selon nos arrivages DĂ©tails du produit RĂ©fĂ©rence PC19427 RĂ©fĂ©rences spĂ©cifiques Vous aimerez aussi Les clients qui ont achetĂ© ce produit ont Ă©galement achetĂ©... Filet pour cheveux Prix 2,20 ⏠A enfiler avant votre perruque et ainsi passer des cheveux... Ventre gonflable Prix 7,50 ⏠Ce ventre est Ă gonfler vous mĂȘme et donnera une impression de... Dentier avec des dents Ă©cartĂ©es idĂ©al pour entrer dans la peau du personnage de ZĂ©zette dans le "PĂšre NoĂȘl est une ordure" ! ModĂšle selon nos arrivages
Un poste de police. Un tĂȘte-Ă -tĂȘte, en garde Ă vue, entre un commissaire et son AVEC QUENTIN DUPIEUX AU POSTE! semble eÌtre un film sur la banaliteÌ, le quotidien. Ce commissariat deÌpeupleÌ, la nuit, deÌgage aussi un imaginaire treÌs français. Câest dâailleurs aussi votre premier vrai film français. Le quotidien, lâanodin, câest un peu la note que je cherchais, et il y avait aÌ lâorigine du projet une grosse envie de France, effectivement. Jâai pu expeÌrimenter des choses treÌs inteÌressantes dans les quatre films que jâai tourneÌs aux EÌtats-Unis, mais quand jâai dirigeÌ Alain Chabat et Jonathan Lambert en français dans REÌALITEÌ, je me suis rendu compte que jâeÌtais bien plus aÌ ma place pour maiÌtriser le langage et construire des personnages en profondeur. Je me suis senti plus efficace, plus capable, par le simple fait de parler dans ma langue et par la culture commune que je partage avec Chabat et Lambert. Mes films ameÌricains se sont faits un peu au deÌtriment de ma plume. Creuser dans une langue que je comprends parfaitement, comme je le fais avec AU POSTE !, me permet dâavoir une palette plus eÌtendue. Câest un peu comme si je deÌcouvrais les deux comeÌdiens principaux, GreÌgoire Ludig et BenoiÌt Poelvoorde, ont un jeu plutoÌt sobre. MeÌme quand GreÌgoire Ludig regarde la main sortir du casier, son regard nâest pas hysteÌrique, câest presque nonchalant. Ça, câest une autre note du film. Je voulais que GreÌgoire Ludig incarne une sorte de Monsieur Tout-le-monde. Je lâavais vu dans un film de Marion Vernoux, ET TA SĆUR, et jâavais eÌteÌ saisi par sa capaciteÌ aÌ eÌtre reÌel. Il est treÌs geÌneÌreux, dâautant plus que dans AU POSTE!, il nâa pas forceÌment le roÌle le plus excitant, celui qui a la bonne vanne au bon moment. Je voulais eÌviter de tomber dans lâempilage de sketchs. Avec BenoiÌt comme avec GreÌgoire, deÌs que ça sonnait trop eÌcrit, que ça semblait de la blague pour la blague, on enlevait des choses, on rendait ça plus quotidien, normal. La gamme de BenoiÌt est pheÌnomeÌnale. Il est souvent employeÌ pour la partie haute de cette gamme, quand il joue son personnage un peu gueulard. Mais il sait faire une infiniteÌ de film fait penser aux anneÌes 70, aÌ travers les tons beiges, le choix des lieux, le genre du film aussi... Le film nâest pas un pastiche, ce nâest pas une relecture des seventies. Câest un magma de tout un tas de choses. Je cherche toujours aÌ faire un objet qui soit un monde total. La direction artistique et les deÌcors de ma femme Joan y sont eÌgalement pour beaucoup ; tous ces choix visuels qui donnent au final ce look au film se font aÌ eÌtait lâideÌe de deÌpart du reÌcit? Jâavais une grosse envie de filmer du dialogue, de faire un film aÌ texte, sans doute parce que jâeÌtais leÌgeÌrement frustreÌ par mes films ameÌricains de ce point de vue-laÌ. Or câest de laÌ que je viens, depuis mes courts-meÌtrages et STEAK. Les personnages bavardent beaucoup dans mes films!Vos films ameÌricains sont davantage dans une sorte de plasticiteÌ presque un peu cartoon, alors quâAU POSTE! est un vrai film aÌ texte. Câest laÌ ouÌ la banaliteÌ mâinteÌresse. Câest lieÌ au reÌalisme, mais aussi au fait de redonner du corps aÌ mes personnages aÌ travers le texte. On remodelait le film en changeant une virgule ou en ajoutant trois lignes. Sur mes films ameÌricains, il y avait moins de nuances. Quand un comeÌdien nâarrivait pas aÌ donner ce que je voulais, câeÌtait treÌs compliqueÌ de reÌeÌcrire rapidement. AU POSTE! sâest fait dans une reÌeÌcriture permanente. Trois mots en plus ou en moins changeaient toute la sceÌne. Jâai eu envie que les personnages soient plus incarneÌs, humains, reÌels, avec des traits de caracteÌre. Je pense que je viens dâouvrir une nouvelle peÌriode de mon cineÌma. Je la vois se blague entre aller-retour» plutoÌt que va-et- vient», câest une chose quâon ne peut imaginer que lorsquâon a une parfaite connaissance de la langue française. Et câest la meÌme chose sur le sentiment du quotidien que deÌgagent ces moments ouÌ la femme de GreÌgoire Ludig sâendort aÌ ses coÌteÌs, ouÌ la voisine ouvre la porte, ouÌ il fait semblant de fumer parce quâil est seul. Oui, je crois que câest ineÌdit chez moi et ça va avec mon retour en France. Je vais forceÌment me mettre aÌ parler de trucs que je connais. On nâest plus uniquement dans le fantasmagorique, ouÌ un mec mort peut revenir trois sceÌnes plus tard. DeÌs que je commence aÌ tourner en rond, treÌs naturellement, sans meÌme y penser, jâai toujours envie dâinjecter de nouveaux eÌleÌments. Sinon, je mâennuie. Pendant longtemps, je mâamusais aÌ rajouter aÌ chaque nouveau film, un eÌleÌment suppleÌmentaire de la grammaire cineÌmatographique. Aujourdâhui, je viens tout simplement dâinjecter encore un nouvel eÌleÌment le aussi votre premier film nocturne. Jâai longtemps eÌteÌ aÌ lâaise aÌ lâexteÌrieur, avec ce grand ciel bleu de Californie et cette lumieÌre pour laquelle jâavais une vraie fascination. Jâai eu envie de faire lâinverse. Et câeÌtait un bonheur total de tout penser saisissez bien cette sensation de la nuit. Câest une nuit de bars encore ouverts mais quasi vides, des commissariats ouÌ la nuit semble tout figer dans le temps. En meÌme temps, vu que votre cineÌma est quand meÌme lieÌ aÌ la reÌverie, ça paraiÌt presque logique que vous vous confrontiez aÌ la nuit. Oui, il reste quelque chose du reÌve, ça plane encore. Mais le but, câest aussi dâeÌtre un peu moins seul dans mon monde de reÌves. En travaillant davantage les personnages, en racontant un truc un peu plus ancreÌ, je crois quâon peut emmener les gens un peu plus loin. Quand on part du postulat dâun pneu qui roule tout seul comme dans RUBBER, le truc dingue est deÌjaÌ poseÌ. ApreÌs, il nây a plus quâaÌ deÌrouler lâideÌe. Le poumon qui fume de BenoiÌt, câest un gag inteÌgreÌ aÌ la reÌaliteÌ meÌme, non aÌ un truc entieÌrement reÌussissez aÌ inventer de nouvelles figures aÌ partir dâacteurs quâon a vus dans plein de films. On nâa jamais vu AnaiÌs Demoustier comme ça par exemple, pour des questions capillaires, bien suÌr, mais aussi pour son jeu. Le conditionnement se fait beaucoup par le sceÌnario. Il contient toujours quelque chose qui permet au comeÌdien de se projeter dans un ailleurs. Câest ce quâils viennent chercher chez moi, je crois et câest ainsi que je les accueille. AnaiÌs, je lâavais vue dans un film dâEmmanuel Mouret, CAPRICE, et je lâai trouveÌe formidable. Au deÌpart, je projetais quelque chose de treÌs reÌaliste dans son personnage et puis, au fil dâune discussion au cafeÌ avec elle, je lui ai dit quâelle eÌtait comme ZeÌzette dans LE PEÌRE NOEÌL EST UNE ORDURE, en imaginant quelque chose dâun peu inconseÌquent elle ouvre la porte, elle dit une connerie et elle ferme la nây a jamais de moquerie ou de meÌpris envers les personnages. Vous parvenez aÌ leur trouver une poeÌtique propre. Je pense que câest lieÌ au fait que jâai des envies de cineÌma. Je me dis quâun film doit faire un peu reÌver, estheÌtiquement, eÌmotionnellement. Ici, le deÌcor fait reÌver. Cette nuit, elle fait reÌver. Et les personnages doivent aussi faire un peu reÌver. BenoiÌt, avec ce vieux holster, me fait un peu reÌver, mais de manieÌre douce, sans que ce soit trop voyant ou moustache ou cette coupe de cheveux, câest aussi un vrai plaisir pour les comeÌdiens. Absolument. Ce nâest pas un deÌguisement, câest une envie de fabriquer quelque chose de singulier. Jâai envie que ces personnages existent en vrai. Et câest la meÌme chose pour les deÌcors ou lâestheÌtique, de manieÌre plus geÌneÌrale. Ici, tout compte, les meubles, les deÌcors, les acteurs, alors que la comeÌdie est souvent juste un lieu pour faire rire, mais de moins en moins pour faire reÌellement du cineÌma. Sur un film comme TOOTSIE de Sidney Pollack, la direction artistique est dingue. Câest ça qui fait que je vibre je suis dans un puis, il y a lâalchimie entre les comeÌdiens. Oui, il se passe vraiment quelque chose quand tous sont heureux dâeÌtre laÌ. On le sent immeÌdiatement quand ils ne sont pas heureux dâeÌtre ensemble. Alors on cache la miseÌre avec du deÌcoupage, de la musique, mais au final, on a le sentiment bizarre de voir un truc faux car les gens ne sâaiment pas. Tant que je nâeÌtais pas suÌr que ça marche entre GreÌgoire et BenoiÌt, je froÌlais lâeÌchec en permanence car aucun artifice nâaurait pu reÌcupeÌrer ça. Ils sont trop souvent ensemble. Mais tout sâest passeÌ merveilleusement bien. Quand les acteurs sont heureux de travailler ensemble, cette sensation parvient au spectateur. Câest dâautant plus important dans un film ouÌ lâon reste un bon moment avec deux comeÌdiens dans une seule pieÌce, dans un film doteÌ dâune formule un peu bizarre une courte dureÌe pour un long-meÌtrage mais un rythme finalement assez faites de longues reÌpeÌtitions avec les comeÌdiens avant le tournage ? Non. On a reÌpeÌteÌ un peu le samedi avant le tournage, dans le deÌcor, pour que les acteurs se rencontrent et sâapproprient les lieux. En fait, nous avons trouveÌ la note le premier jour de tournage. On creusait les choses ensemble. Lâerreur serait de robotiser des acteurs aussi puissants que BenoiÌt et GreÌgoire, en leur demandant de respecter le texte aÌ la y a peu de musique contrairement aÌ vos autres films, en tout cas, elle se fait plus discreÌte. Et puis aÌ la fin, il y a ce morceau orchestral presque un peu atone. Câest la premieÌre fois quâil y a si peu de musique et surtout pas de musique eÌlectro. La musique du film, ce sont les voix, les dialogues. Ça aurait eÌteÌ un contresens de rajouter de la musique en fond. LâideÌe pour le morceau de fin, câeÌtait de faire une musique française aÌ la François de Roubaix. Jâavais fait une liste dâinstruments que je souhaitais faire entendre aÌ David, le compositeur de la nâa dâailleurs pas lâimpression que les sons du commissariat soient treÌs preÌsents. Ils semblent preÌsents et absents aÌ la fois. On avait ajouteÌ plein de sons de portes qui claquent, de teÌleÌphones qui sonnent, mais en fait, ils annulaient le film. On a alors retireÌ des choses, baisseÌ dâautres. Ce relatif vide sonore auquel on a abouti faisait peur aÌ plein de gens. Mais jâai tenu bon. Il fallait que tout soit moindre des choses, quand on fait un film avec quelques personnages qui se parlent dans un meÌme lieu, câest que ce soit confortable. Si câest anxiogeÌne et moche, si la lumieÌre est crue, alors câest comme une prise dâotages pour les AVEC BENOIÌT POELVOORDE Connaissiez-vous le travail de Quentin Dupieux avant quâil vous propose AU POSTE !? Non, je nâavais vu que RUBBER, sans savoir que câeÌtait de lui. En revanche, on sâeÌtait croiseÌ chez un ami commun quand il eÌtait plus jeune mais on ne sâeÌtait jamais revu. Jâai tout de suite aimeÌ le sceÌnario que jâai lu en eÌtant constamment plieÌ de rire. Câest un des sceÌnarios les plus droÌles et mieux eÌcrits que jâai pu lire. On est alleÌ boire un verre et jâai tout de suite compris que jâavais affaire aÌ quelquâun de treÌs singulier. On eÌtait censeÌ se voir une heure pour faire connaissance, se renifler le derrieÌre, et finalement on a passeÌ toute la soireÌe ensemble. JâeÌtais venu avec une teÌte de cheval en plastique que jâavais trouveÌe dans un magasin de farces et attrapes. On sâest beaucoup amuseÌ!Câest important pour vous de bien vous entendre avec un reÌalisateur? Pas neÌcessairement de bien sâentendre, mais au moins de savoir pourquoi on est laÌ. En vieillissant, jâai besoin de savoir ce que le reÌalisateur a en teÌte. Quentin sait exactement ce quâil veut. Il est impressionnant de preÌcision. Il travaille dâailleurs sans combo soit lâeÌcran de controÌle aujourdâhui utiliseÌ sur presque tous les tournages, sans perdre une seconde, sans personne dâinutile sur le plateau. Il fait lui-meÌme la lumieÌre et le cadre, si bien que contrairement aux autres tournages, je nâai quasiment jamais attendu entre les prises! On nâa fait que travailler, travailler, ce qui mâa beaucoup aviez-vous envisageÌ le personnage? Je ne preÌpare jamais les personnages. Si jâaime un projet, je viens compleÌtement vierge, je suis treÌs malleÌable. Avec Quentin, on nâa dâailleurs jamais parleÌ du personnage. Ce nâest pas son genre. Rien de ce quâil fait ne sâapparente aÌ la façon tradi- tionnelle de faire du cineÌma. On a simplement fait une lecture un apreÌs-midi avant le tournage avec GreÌgoire Ludig et Marc Fraize, de manieÌre aÌ poser les bases. Par contre, il exige de connaiÌtre son texte par cĆur, ainsi que le texte de son partenaire, et ce, deÌs la reÌpeÌtition! Câest important car les dialo- gues fonctionnent sur du tac au tac, ça doit frotter constamment. Et puis, il y avait toujours le risque de faire certaines sceÌnes en un seul plan, avec lâimpos- sibiliteÌ de rattraper quoi que ce soit au montage si ça ne marchait pas. Donc on doit tout connaiÌtre sur le bout des doigts. Parfois, il y avait plus de dix pages de dialogues aÌ apprendre. CâeÌtait au fond un peu comme au theÌaÌtre, alors que sur un film, geÌneÌrale- ment on peut dire une reÌplique, couper, reprendre, etc. Quentin deÌteste le cineÌma ouÌ on deÌcoupe, ouÌ on fait un raccord dans lâaxe, un plan serreÌ, jeu est dans une sorte dâentre-deux eÌtrange, ni haut en couleur comme dans certains films, ni taciturne ou deÌpressif comme dans dâautres, mais au milieu du gueÌ. Cela me fait plaisir dâentendre ça ! Quentin mâa permis dâeÌviter que je me repose sur mes acquis. Il le fait parfois de manieÌre un peu seÌche dâailleurs, il est direct, frontal ! Je suis orgueilleux comme tous les acteurs, et le premier jour, jâeÌtais un peu deÌstabi- liseÌ. Mais nous avons fini par trouver nos marques. Pour rire, je lui disais jâespeÌre que ça vaut la peine de sâenfermer pendant un mois dans la maison des communistes ». Visiblement, ça en valait la peine ! En tout cas, Quentin eÌtait treÌs attentif aÌ la meÌlodie des voix. Il y a un son quâil voulait entendre et il mâa pousseÌ aÌ le trouver, en retranchant mes petites scories dâacteur. Il a souvent dâexcellentes indications de jeu. La premieÌre seÌquence au teÌleÌphone, on lâa faite deux jours de suite, deÌs le deÌbut du tournage, car on ne trouvait pas tout aÌ fait le bon y a quelque chose qui a changeÌ sur ce film dans votre manieÌre dâappreÌhender le jeu ? Je ne sais pas, mais en tout cas, jây ai pris beaucoup de plaisir. Mais je crois quâil ne faut pas commencer sa carrieÌre avec un film de Quentin, car ensuite les autres tournages paraissent dâune len- teur et dâun gaspillage dâeÌnergie incommensurables. Chez lui, toute lâeÌnergie est concentreÌe sur le travail, câest treÌs enrichissant. Il est arriveÌ, par exemple, quâon refasse une prise une trentaine de fois. Il faut eÌtre treÌs reÌsistant. Du matin au soir, on passait de Dupieux au pieu! Mais avec cette meÌthode, aÌ la fin, on fait corps avec son personnage. En tant que comeÌ- dien, on se deÌbarrasse de tous les trucs seÌcurisants. Il nous demande de ne pas nous planquer derrieÌre des vieux trucs dâ quoi par exemple ? Si par exemple on connaiÌt mal son texte, on va prendre des temps qui ne servent aÌ rien, ou alors on va forcer sur certains mots parce quâon sait que ça rendra bien. Il perçoit tout de suite ces choses-laÌ. Mais ça ne lâempeÌche pas dâeÌtre deÌtendu. Câest quand meÌme le seul reÌalisateur que je connaisse qui est venu sur le plateau avec son chien! Moi aussi je viens avec mon chien, mais un reÌalisateur norma- lement nâa pas le temps de sâoccuper de son chien!CâeÌtait compliqueÌ de jouer ce ton comique qui nâest pas tout aÌ fait comique, mais qui doit quand meÌme faire rire ? Ce nâeÌtait pas simple, en effet! Et comme on nâavait pas de combo, on ne savait pas toujours si ça allait marcher, une fois le film monteÌ. Il nây avait pas de scripte non plus, qui aurait pu nous dire ce quâon avait tourneÌ ou pas. Il y avait juste une jeune fille qui nous soufflait et nous faisait reÌpeÌter le texte. Parfois, je ne savais plus si on avait vu telle partie ou pas, dâautant plus quâaÌ certains moments du film, on redit la meÌme chose trois ou quatre fois, mais diffeÌremment. Et puis, on ne tournait jamais dans lâordre. Mais câeÌtait treÌs excitant, ça nous obligeait aÌ eÌtre constamment dans une meÌcanique de connaissiez GreÌgoire Ludig, votre partenaire ? Non, je ne lâavais jamais rencontreÌ. Câest un comeÌdien extraordinaire. La grande force de Quentin, câest quâil sait treÌs bien sâentourer. Je crois quâil faut vraiment eÌtre treÌs bon acteur pour jouer avec Dupieux. On peut treÌs vite perdre pied si on nâa pas les eÌpaules solides. Je me souviens dâune sceÌne ouÌ il y avait plusieurs figurants. Au fil des prises, on en voyait de moins en moins! Il les virait un aÌ un, alors quâils ne parlaient meÌme pas ! Mais visiblement, ils nâeÌtaient pas assez bons. Il pouvait nous faire tenir sur quatre minutes sans couper dans un dialogue avec un autre acteur. Il faut avoir un peu de bouteille pour tenir la distance, surtout si on nâa jamais fait de theÌaÌtre, ce qui est mon et GreÌgoire Ludig vous eÌtes vite apprivoiseÌs? Oui, on sâest entendu tout de suite. Il est treÌs rieur et je le suis aussi. Câest bien simple, on riait tout le temps. On avait tous les deux aÌ cĆur dâeÌtre geÌneÌreux avec lâautre. Et puis, jouer devant un type qui a une moustache pareille, ça aide! On riait tous les jours de cette moustache quâil assumait avec AVEC GREÌGOIRE LUDIG Comment avez-vous rencontreÌ Quentin Dupieux? Quentin mâa envoyeÌ un message directement sur Twitter. CâeÌtait une prise de contact directe. Je trouve pas mal que les reÌseaux sociaux puissent aussi servir aÌ ça. Câest un peu aÌ lâimage de Quentin, il va droit au but! Puis on sâest vu, on sâest plu, et jâai lu le sceÌnario qui mâa eÌpateÌ. Tout sâest passeÌ assez simplement. Je nâeÌtais pas un grand connaisseur de son cineÌma ou de sa musique mais jâavais vu REÌALITEÌ et STEAK. Du coup, je ne suis pas arriveÌ avec des ideÌes preÌconçues ou des automatismes censeÌs le seÌduire. Quentin prend des acteurs quâil aime et qui font sens avec les personnages quâil eÌcrit. La simpliciteÌ de Fugain, mon personnage, il lâa vue dans le roÌle de Pierrick que jâai joueÌ dans ET TA SĆUR de Marion Vernoux. JâeÌtais capable dâeÌtre normal et pas seulement de faire lâidiot avec une moustache. Je joue donc un mec normal, mais avec une moustache!On a justement beaucoup parleÌ de normaliteÌ et de quotidien avec Quentin Dupieux aÌ propos de AU POSTE!... Il fallait eÌtre un peu lâĆil du spectateur. LâideÌe eÌtait de jouer ce personnage de façon normale, sans jamais eÌtre dans le surjeu. En tout cas, câest la direction que mâa donneÌe Quentin. Jâaimais bien, aÌ la lecture, le fait que les personnages soient tous hyper bien dessineÌs mais que finalement on ne sache pas grand-chose dâeux, quâils restent un peu flous. Fugain regarde des eÌmissions avec des chevaux, sa femme dort aÌ ses coÌteÌs, mais tout reste un peu mysteÌrieux. Pour autant, on ne se pose pas trop de questions, ce ne sont pas des excentriques, on les suit dans leur normaliteÌ. Câest ce qui me plaisait faire une comeÌdie avec un mec dimension eÌtait-elle deÌjaÌ perceptible au sceÌnario ? Oui. Ce qui eÌtait droÌle dans le sceÌnario, câest ce deÌcalage entre un mec qui va eÌtre interrogeÌ dans une affaire criminelle et qui a lâair moins preÌoc- cupeÌ par le fait dâeÌtre possiblement suspect que par la fermeture des restaurants, vu quâil a treÌs faim! Et en meÌme temps, il est sous lâautoriteÌ de la police, alors il ne lâouvre pas trop. Mais le personnage est tellement sympa et arrangeant que de toute façon, il ne penserait pas vraiment aÌ lâouvrir. Il est un peu naiÌf. Quand il fait remarquer au personnage joueÌ par BenoiÌt Poelvoorde que de la fumeÌe sort de son ventre, la reÌponse du commissaire suffit aÌ lui faire accepter cette le Palmashow, vous croquez les person- nages en poussant un peu le curseur vers lâexceÌs, la caricature. LaÌ, on a le sentiment quâil fallait au contraire baisser ce curseur. Oui, il fallait apporter du rien », tout en habitant le personnage. Si on ne lâhabite pas, il y a un risque que le spectateur sâennuie rapidement. Et il eÌtait treÌs important que mon personnage reste sympa. ApreÌs tout, câest un Monsieur tout-le-monde, on doit eÌtre de son coÌteÌ quand il essaie de cacher le corps ou quand il ment. Il est un peu comme Ned Flanders dans Les Simpson, le voisin sympa, qui a une moustache aussi dâailleurs, avec le meÌme coÌteÌ flegmatique, un peu aÌ lâ la lecture du sceÌnario, aviez-vous des reÌfeÌrences de personnages ou dâacteurs en teÌte? Non, jâeÌtais tellement plongeÌ dans lâhistoire que je me suis surtout imagineÌ ces deux gars. Le sceÌnario est tellement eÌloigneÌ de tout ce que le cineÌma peut proposer que jâavais le sentiment dâeÌtre face aÌ une sorte de peÌpite, un ovni. Avec Quentin, on a un peu chercheÌ le personnage. Quentin mâa dit tu es un peu Magnum, tu as une chemise ouverte, tâes un peu sympa, un peu gentil, un peu profiteur aussi mais pas compleÌtement non plus, tu es un vieux gars sympa, le voisin de palier qui peut oublier dâeÌteindre le gaz mais involontairement ». En tout cas je ne voulais pas quâil fasse de blagues, ni le rendre droÌle de façon artificielle. Dâailleurs, il tente une fois de faire une blague mais ça ne marche eÌteÌ facile pour vous de trouver le personnage ? Oui, câest alleÌ plutoÌt vite. On a fait une reÌpeÌtition avant, une petite matineÌe de rodage. Le rythme des reÌpliques eÌtait treÌs important. Il fal- lait que le rythme soit un peu soutenu, meÌme si lâatmospheÌre reste un peu apathique. Tout a rouleÌ assez vite. Jâavais quand meÌme des Rolls face aÌ moi BenoiÌt Poelvoorde, Marc Fraize, Philippe Duquesne. On eÌtait content de se retrouver le matin, on eÌtait bien ensemble, meÌme sâil nây avait pas de feneÌtre ni de lumieÌre. Et Quentin laisse libre cours aux acteurs et aÌ la comeÌdie. Câest quand meÌme agreÌable de ne pas eÌtre coupeÌ au bout de vingt secondes pour faire un autre a-t-il eu quelques moments dâimprovisation ? Non, treÌs peu, peut-eÌtre un ou deux mots ajouteÌs mais Quentin connaiÌt tellement la musique de ses phrases quâil nây a rien besoin dâajouter. Il nâest pas musicien pour rien. Il a toujours eÌteÌ direct mais bienveillant, sans jamais eÌtre arrogant ou preÌten- tieux. Câest simplement quelquâun qui sait exacte- ment ce quâil la premieÌre fois que vous travailliez avec BenoiÌt Poelvoorde ? Non, je lâavais croiseÌ sur LES EÌMOTIFS ANONYMES de Jean-Pierre AmeÌris. AÌ mon grand eÌtonnement, il sâest souvenu de moi. On sâest mer- veilleusement bien entendu. Je suis fan de tout ce quâil a fait, en particulier de CâEST ARRIVEÌ PREÌS DE CHEZ VOUS et MONSIEUR y a un vrai gouÌt pour les duos chez Quentin Dupieux. Vous-meÌme fonctionnez sur un duo dans le Palmashow. On imagine bien que câeÌtait un bonheur de former ce duo avec BenoiÌt Poelvoorde, qui partage comme vous cette double culture cineÌmatographique et teÌleÌvisuelle. Oui, ce qui me plaiÌt dans les duos, câest lâef- fet ping-pong. Je fais ce meÌtier pour partager ce que je joue, ce que je vis. Sur le Palmashow, lâosmose que nous avons David Marsais et moi ne sâexplique pas. Face aÌ BenoiÌt, câest encore autre chose. Je voyais son Ćil qui peÌtillait et qui semblait me dire je serai aÌ lâeÌcoute, je vais te balancer une petite vanne pour que tu rebondisses encore mieux». Câest magnifique de jouer dans ces conditions. On sent que personne ne va tirer la couverture aÌ lâautre. Câest lâessence meÌme des duos. On sait que lâautre ne va pas nous emmerder, que ça va eÌtre zen». Parfois, ça tient aÌ rien. Par exemple, quand BenoiÌt doit sentir lâodeur de chair bruÌleÌe sur le briquet, il a eu un mouvement de recul et a eu cette sorte dâonomatopeÌe inattendue Ouuuuuuuu !!! ». Comme je ne mâattendais pas aÌ une telle reÌaction, jâai eÌclateÌ de rire. Que ça me fasse rire, ça a deÌtendu BenoiÌt. Ça a eÌteÌ deÌclencheur dâune bonne humeur et dâune grande seÌreÌniteÌ entre pensez que pour quâun film comique soit reÌussi, il faut aussi que les acteurs sâamusent? Je crois, oui. Quand on sâamuse pour de vrai, quâon ne fait pas de private joke » et quâon nâessaie pas dâeÌtre droÌle, ça se voit aÌ lâimage. On peut aimer ou pas, mais on ressent quand les acteurs ont pris du plaisir aÌ faire faut une sinceÌriteÌ du comique. Oui, exactement. Ce quâon retrouve jusque dans le personnage que joue BenoiÌt dâailleurs. Quant aÌ Fugain, je lâai aussi abordeÌ avec beaucoup de sinceÌriteÌ, sans aucun surplomb. La force du per- sonnage de Fugain, câest quâil y croit jusquâau bout. AÌ la fin, quand on lui annonce quâil jouait en fait dans une pieÌce de theÌaÌtre, il est hyper content. Moi, je serais parti immeÌdiatement en les traitant de grands malades! Mais pas Fugain. Sa grande qua- liteÌ, câest son premier degreÌ. Câest moustache man », ce nâest pas un guerrier, il ne raÌle avec une moustache influe-t-il sur le jeu? Oui, compleÌtement. Une moustache raconte tellement un homme. Elle est bien fournie, on dirait une fausse, le genre quâon pose avec un velcro. Mais en fait non, câest une vraie moustache, avec laquelle jâai veÌcu pendant deux mois, au grand plai- sir de ma copine! Ça aide parce quâune moustache, câest comme un chapeau, un costume, ça donne une autre contenance. Tous les matins, au maquillage, je voyais cette gueule dans le miroir, les cheveux en arrieÌre et la moustache au-dessus des leÌvres. Ça suf- fisait aÌ poser le personnage, inutile dâen rajouter des tonnes. Un regard, un clignement dâĆil, avec ou sans moustache, ça change tout! CâeÌtait assez cool dâavoir une moustache en fait. Dans les sketchs avec David Marsais on se fait souvent une moustache, mais pour de faux. Une fois le sketch termineÌ, on lâenleÌve. LaÌ, je vivais dans le corps de Fugain en qui est treÌs reÌussi dans le film, câest quâil pourrait nâeÌtre quâun objet un peu deÌcaleÌ et absurde, mais il est plus que ça, on est vraiment dans du cineÌma poeÌtique, dans une reÌverie. Est-ce que vous le sentiez pendant le tournage? Oui. Rien que le fait dâeÌtre plongeÌ dans ce commissariat imagineÌ, pendant trois semaines, on avait lâimpression dâeÌtre sur une autre planeÌte, sans compter les reÌves dans les reÌves, les illustrations, les flashbacks qui nâen sont pas vraiment. Et puis, il y a aussi ce que raconte le film. Ce sont des personnages qui doivent faire avec le temps. Le personnage de Poelvoorde passera le temps quâil faudra pour reÌsoudre son enqueÌte. Fugain, lui, attend. On est dans une temporaliteÌ qui flotte. On ne sait jamais vraiment ouÌ on est. AÌ Paris? Ailleurs? En 2018? En 1980? Il y a un flou volontaire que jâaime bien et qui mâa forceÌment influenceÌ dans le recueillis par Jean-SeÌbastien Chauvin
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