Plusieursmembres de l'association PROMETHEAS ont participĂ© avec plaisir pour la p remiĂšre fois Ă  ce carnaval convivial sous les traits des illustres personnages du film « le pĂšre NoĂ«l est une ordure ». FĂ©lix, ZĂ©zette et son indissociable caddie, ThĂ©rĂšse, Pier re, Mr Preskovic et Katia ont dĂ©ambulĂ© le long de l'avenue Clemenceau et Encoreune fois ton article me donne le sourire ! Tu as regardĂ© le PĂšre NoĂ«l est une ordure mardi toi, non ??? Sans rire, je l'aime bien ce gilet, et je vois tout Ă  fait la laine qui brille, du plus belle effet. Donc "pour de vrai" j'adore !! Et ta fille a NoĂ«lĂ  Plougonvelin Issa Doumbia 14h45 Ă©chauffement Plougonvelin Le PĂšre AprĂšs-midi rĂ©crĂ©ative Ă  Venez dĂ©couvrir la NoĂ«l est une ordure schizophrĂ©nie d’Issa le temps La comĂ©die cultissime est de d’une consultation Ă©pique retour ! Avec les comĂ©diens remboursĂ©e (ou non) par du Théùtre Trianon de la SĂ©curitĂ© Sociale. Espace Bordeaux. Placement : kĂ©raudy. Payant. Souvienstoi l’automne dernier. Souviens-toi de ces complots bloggesques. Ca avait commencĂ© avec Forrest Gump, puis on a eu droit au dĂ©fi Couture Lin et ça s’est achevĂ© en apothĂ©ose avec l’annonce d’un swap ZĂ©zette/FĂ©lix/Le PĂšre NoĂ«l est une ordure ! Comment rĂ©sister Ă  ce doux chant de sirĂšne ? Ce Pourdonner un exemple, lorsque la tempĂ©rature de l'air sous abri est de +10° C et que le vent souffle Ă  15 km/h, la TR est de 8° C ; elle baisse Ă  6° C lorsque le vent souffle Ă  40 km/h. Lorsque le thermomĂštre est Ă  -5° C, la TR passe Ă  -10,5° C avec un vent Ă  15 km/h et Ă  -14° C avec un vent Ă  40 km/h. Ce qui explique les gelures de ceux qui oublient de se couvrir le nez Vay Tiền Nhanh Chỉ Cáș§n Cmnd Nợ Xáș„u. See other formats ‱ U d'/ of Otlaua in iiiiiii il 39003002391364 Y h t]ĂȘ Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto LE THEATRE 1912-1913 ABEL HERMANT LE THEATRE 1012-1013 fj iUOti , Edward SANSOT, Successeur 9, Rue de L'Éperorff 9 \1H Le Théùtre 1912-1913 20 Septembre THÉÂTRE RÉJANE. — Les Yeux ouverts, comĂ©die en trois actes de M. Camille Oudinot ; la Princesse et le Porcher, fantaisie rimĂ©e en deux tableaux, de Mme Jacques Terni. THÉÂTRE DE L'AMBIGU-COMIQUE — Nana, drame en cinq actes, de W. Busnach, d'aprĂšs le roman d'Emile Zola. M. Camille Oudinot fait une figure singuliĂšre dans le monde des lettres. Comme il est volontiers cynique en ses propos et en ses thĂ©ories, on le croi- rait, si an ne le connaissait point, prĂȘt Ă  tout pour parvenir. Mais la mauvaise fĂ©e, ou la bonne, l'a douĂ© d'une sensibilitĂ© d'artiste discrĂšte et scrupu- leuse, et cette contradiction de son caractĂšre lui donne, entre parenthĂšses, avec l'hĂ©roĂŻne de sa co- mĂ©die, une amusante ressemblance, qui apparaĂźtra tout Ă  l'heure. Il n'a jamais su faire proprement un mĂ©tier d'Ă©crire, quoi qu'il n'ait rien de l'amateur. Il use avec une rare pudeur de la publicitĂ© et de la rĂ©clame, et ne tire aucun parti de ses succĂšs. Il en remportĂ© deux qui marquent. Son roman Filles du Monde n'est sans doute pas le prototype des Demi-Vierges, comme l'ont insinuĂ© certains criti- ques dans une intention bienveillante. Le livre de 6 LE THEATRE 1912-1913 M. Marcel PrĂ©vost est d'une observation trop per- sonnelle et prise sur le vif pour que l'originalitĂ© en soit suspecte. Mais l'observation de M. Camille Ou- dinol n'est pas moins personnelle ni moins vivante, et son livre demeurera un document de haute valeur sur cet Ă©tat particulier de certaines jeunes filles, qu'il est si difficile de dĂ©finir, et pour quoi M. Marcel PrĂ©vost a trouvĂ© le nĂ©ologisme qui convenait. Au théùtre, M. Camille Oudinot adonnĂ© ChaĂźne anglaise. Je suis un peu gĂȘnĂ© pour dire a quel point je trouve cette comĂ©die charmante, puisque j'ai eu l'honneur de la signer avec lui. Mais non, je ne suis pas gĂȘnĂ©, puisque je n'avais pas d'abord jugĂ© ma part de collaboration suffisante pour laisser mettre mon nom sur l'affiche. Ce fut M. Oudinot qui l'exigea, et seulement lorsque le succĂšs fut avĂ©rĂ©. Contrairement Ă  une opinion trop rĂ©pandue, les relations restent presque toujours courtoises entre collaborateurs, du moins qui ne sont pas illettrĂ©s. * * * Suzanne Oranger est restĂ©e veuve avec une petite fille de sept ans. Elle a un budget de six mille francs par an. Elle se rĂ©signerait Ă  la mĂ©diocritĂ© pour elle-mĂȘme, elle ne s'y rĂ©signe pas pour sa fille. Elle cherche Ă  se tirer d'affaire elle essaie des pauvres expĂ©dients classiques vendre des ouvrages de femme, tenir une pension de famille. Les amis qu'elle sollicite de lui procurer des fonds se dĂ©ro- bent ; elle crĂ©e un joli modĂšle de gilet brodĂ©, on le LE THÉÂTRE 1912-1913 7 lui vole. L'appareilleuse, selon la coutume, arrive Ă  propos et remontre Ă  Suzanne, dĂ©jĂ  instruite par ces expĂ©riences, qu'une femme n'a qu'un moyen de ga- gner sa vie. Ici se marque la dualitĂ© du personnage, qui est la jolie trouvaille de la piĂšce. Suzanne ne s'effarouche point des offres de l'appareilleuse ; elle dit bien haut, d'abord, et comme pour se persuader, qu'une femme entretenue peut valoir mieux qu'une femme mariĂ©e ; elle le croit sincĂšrement, en thĂ©orie quand il s'agit de passer Ă  l'acte, sa sensibilitĂ© bourgeoise se rĂ©- volte. Ce conflit pathĂ©tique est le sujet mĂȘme du drame. Il n'aboutit pas tout Ă  fait Ă  la victoire de la vertu ; il aboutit Ă  la victoire de l'amour, et c'est dĂ©jĂ  un degrĂ© de moralitĂ©. Suzanne a sĂ©duit deux hommes, le riche Ouranof, roi des pĂ©troles et du thon, et le Parisien Olivier Norsant. Olivier, qui craint les liaisons sĂ©rieuses, cĂšde le pas Ă  Ouranof, et elle accepte les prĂ©sents du Russe, mais elle prĂ©- fĂ©rerait le Parisien, et j'imagine que ce n'est pas seulement parce qu'il est plus attrayant que l'autre, mais aussi, surtout peut-ĂȘtre parce qu'il est moins riche. Ouranof n'est d'ailleurs point repoussant, ce n'est point une brute, quoique, par modestie exces- sive, il se qualifie soi-mĂȘme ainsi. Il est mĂȘme sym- pathique. Il sait donner. La gĂ©nĂ©rositĂ© est une forme de l'amour qui ne manque point d'agrĂ©ment elle n'est malheureusement pas Ă  la portĂ©e de tout le monde. Suzanne reconnaĂźt ces avantages d'Ouranof elle ne se rĂ©sout pourtant de lui dire le oui qu'il 8 LE THEATRE 1912-1913 attend depuis deux grands mois qu'aprĂšs avoir vu de ses yeux Norsant lever une autre femme. Mais au premier baiser d'Ouranof, elle a une crise de nerfs, et le Russe, qui l'aime bien, mais qui a hor- reur des simagrĂ©es, commence Ă  regarder avec com- plaisance la fille de l'appareilleuse, qui vient tout bonnement de s'offrir Ă  lui. Cette jeune personne, fort dessalĂ©e, prendra pos- session du roi du thon au troisiĂšme acte, et Suzanne se donnera au Parisien, qui a peur de l'amour, mais qui, enfin, ne boudera plus contre son cƓur. Cette comĂ©die est parfois d'une brutalitĂ© un peu maladroite, mais les situations sont neuves, les scĂš- nes franchement traitĂ©es, et si les nombreux per- sonnages Ă©pisodiques semblent crayonnĂ©s d'un trait un peu gros et un peu mou, les trois caractĂšres prin- cipaux sont, en revanche, fortement et curieuse- ment dessinĂ©s. M. ArquilliĂšre a jouĂ© le rĂŽle d'Ouranof avec quel- que lourdeur, mais avec intelligence et autoritĂ©. M. Cappellani a, comme de coutume, une tenue excellente, un jeu sobre, et la meilleure voix de théùtre, qui ne semble point de théùtre. Mlle Polaire n'a point la physionomie de Suzanne Granger, ce n'est pas sa faute, et elle ne laisse pas de montrer, au cours de ces trois actes, un trĂšs bizarre, mais trĂšs remarquable talent. Elle n'a peut-ĂȘtre pas non plus les toilettes du rĂŽle. Comment peut-elle s'offrir de telles robes, de tels manteaux et de tels chapeaux LE THEATRE 1912-1913 9 avec six mille livres de rentes, en un temps oĂč les aigrettes sont hors de prix ? La comĂ©die de M. Camille Oudinot est prĂ©cĂ©dĂ©e d'une fantaisie rimĂ©e en deux tableaux, de Mme Jac- ques Terni, d'aprĂšs un conte d'Andersen, la Prin- cesse et le Porcher. Le conte d'Andersen est exquis, d'une malice ingĂ©nue ; les vers de Mme Jacques Terni, rimes avec la facilitĂ© la plus gracieuse, l'or- nent sans le surcharger, et la mise en scĂšne, fort brillante, n'a pas nui au succĂšs de cette petite piĂšce, bien supĂ©rieure aux ordinaires levers de rideau. * Nous ne croyons plus, aujourd'hui, Ă  la corrup- tion impĂ©riale. Notre scepticisme retire beaucoup d'intĂ©rĂȘt au roman oĂč Emile Zola a symbolisĂ© cette corruption sous les traits de Nana. Nous craignons aussi de n'y pas trouver un document assez authen- tique des mƓurs du siĂšcle dernier. Chacun sait que les grands romanciers observateurs, notamment Balzac, ont tout inventĂ©, et n'ont jamais rien observĂ©. Mais je crains qu'Emile Zola ne soit allĂ© dans cette voie un peu trop loin. Et, vraiment, ne pas observer ÂŁ ce point lĂ , c'est trop. Nous goĂ»tons cependant l'abondance, la grosse verve de ces pages et ce qu'on appelle le lyrisme du romancier je me suis toujours demandĂ© pourquoi, car on peut apercevoir chez Zola un tempĂ©rament Ă©pique, non point lyri- que c'est justement le contraire ; mais la critique 10 LE THEATRE 1912-1913 n'est pas Ă  cela prĂšs. Ce que nous goĂ»tons surtout, dans le roman de Nana, c'est la naĂŻvetĂ©. Elle est bien plus apparente dans le drame, et encore plus rĂ©- jouissante. William Busnach Ă©tait vraiment un homme de théùtre ; c'est plaisir de voir comme hommes de théùtre, qui savent si bien leur mĂ©tier, et n'en savent point d'autre, font des piĂšces qui n'ont ni queue ni tĂšte. Je me souviens d'avoir dĂ©jĂ  Ă©prouvĂ© ce plaisir en assistant Ă  certains drames que Dumas pĂšre a tirĂ© de ses romans, et qui sont, paraĂźt-il. bien faits. Les directeurs de l'Ambigu ont ajoutĂ© Ă  cette re- prĂ©sentation de Nana un nouvel Ă©lĂ©ment de gaietĂ© en habillant les personnages Ă  la mode de 1912. Nous ne croyons plus Ă  la corruption impĂ©riale, mais nous n'avons pas perdu de mĂȘme toutes nos croyances sur le second Empire, et nous avons peine Ă  conce- voir qu'une personne qui parle de la cour des Tuile- ries, qui ruine un chambellan de NapolĂ©on III, ne porte pas une crinoline. C'est dommage. Mme Paule Andral la porterait fort bien. Cette belle artiste a toute la magnificence physique du personnage. Elle a aussi beaucoup de talent, et nous voudrions l'applaudir plus souvent sur les scĂšnes parisiennes. LE THÉÂTRE 1912-1913 11 22 Septembre THEATRE IMPERIAL. — Son Vice, piĂšce en un acte, de M. LĂ©on Xanrof ; la Petite Jasmin, comĂ©die en trois actes de MM. Willy et Georges Docquois ; SalomĂ© la Danseuse, vision d'art de M. AndrĂ© AvĂšze. Nous avons un nouveau petit théùtre a cĂŽtĂ©, le Théùtre ImpĂ©rial. Le programme d'ouverture se compose de trois piĂšces une piĂšce Ă  thĂšse de M. Xanrof, une comĂ©die de MM. Willy et Georges Docquois, et une vision d'art de M. AndrĂ© AvĂšze, l'un des auteurs de Gribouille. La piĂšce Ă  thĂšse de M. Xanrof tend Ă  prouver que les maris feraient mieux de ne pas tromper leurs femmes, ou de ne pas allĂ©guer, s'ils les trompent, afin de justifier leurs sorties, un vice qu'ils ne pra- tiquent point ; que, si du moins ils s'attribuent celui de l'opium, ils doivent s'informer d'abord, auprĂšs de personnes compĂ©tentes, des procĂ©dĂ©s employĂ©s ordinairement pour fumer cette drogue, et ne pas confondre Ă©tourdiment une pipe d'opium avec un narguilĂ© ; et qu'enfin une Ă©pouse outragĂ©e pourrait bien se venger du faux fumeur avec un vrai, si par le plus grand des hasards la Providence lui en faisait venir un du fond de l'Asie. La comĂ©die de MM. Willy et George Docquors est une variante de Y Autre Danger. Mme Jasmin, grande couturiĂšre, AgĂ©e, dit-elle, de trente-trois ans depuis treize mois, est sur le point d'Ă©pouser son commanditaire et ami, M. Rosebon, ĂąeĂ© de trente VI LE THEATRE 1912-1913 quatre ans. Mme Jasmin, qui une premiĂšre fois s'Ă©tait mariĂ©e presque au sortir de l'enfance, comme les femmes se marient toujours la premiĂšre fois, a une fille, RenĂ©e, ĂągĂ©e de dix-sept ans et demi. Cette fille est insupportable ; Rosebon Ă©prouve pour elle un sentiment tout paternel on sait ce que cela veut dire. Il s'emploie cependant Ă  marier la jeune personne, d'autant que Mme Jasmin prĂ©- fĂ©rerait, par convenance, ne se marier elle-mĂȘme qu'aprĂšs sa fille, et il amĂšne dans la maison un sien ami, Laliette, AgĂ© de trente-trois ans, qui, venu pour la fille, s'Ă©prend naturellement de la mĂšre. On devine qu'il l'Ă©pousera, et que Rosebon Ă©pousera RenĂ©e ; pour en arriver lĂ , il faut d'abord que Robeson aperçoive qu'il aime celle qui doit ĂȘtre sa belle- fille ; il s'en aperçoit quand RenĂ©e lui dĂ©clare qu'elle est amoureuse du cocher. Cette comĂ©die est un peu baroque, et il y paraĂźt peut-ĂȘtre davantage quand on la raconte comme une histoire. A la scĂšne, elle semble moins dĂ©cousue ; elle est conduite un peu lentement, mais fort adroi- tement, par deux hommes qui ont l'instinct et l'ex- pĂ©rience du théùtre, et de surcroĂźt beaucoup d'esprit. Les mots ne portent pas tous, je ne saurais expli- quer pourquoi. Chez RĂ©jane ou au Vaudeville, on dit. C'est que la salle est trop grande ». C'est peut-ĂȘtre ici qu'elle est trop petite. Sarcey avait bien raison de nous assurer qu'au théùtre tout est mystĂ©rieux-, ha Petite Jasmin esl joiiĂše fort agrĂ©ablement par LE THÉÂTRE 1912-1913 13 Mme Lola Noyr, par MM. Georges Coquet et Henry- Roussel, et par M. Pierre Bressol, qui n'a pas obte- nu moins de succĂšs dans le rĂŽle du cocher qu'un peu plus tard dans celui d'HĂ©rode. M. AndrĂ© AvĂšzc nous offre une version nouvelle de l'histoire de SalomĂ©, qu'il faut bien, en effet, ra- fraĂźchir un peu, sans quoi nous finirions peut-ĂȘtre par nous en lasser. Au lever du rideau, HĂ©rodiade, Ă  laquelle Mlle Yiorica Marini prĂȘte l'accent rou- main, tient Ă  SalomĂ© des discours qui rappellent ceux des Femmes damnĂ©es de Baudelaire ; mais SalomĂ© ne veut plus rien savoir le rĂŽle de SalomĂ© est tenu par Mlle SĂ©phora-MossĂ©, remarquĂ©e aux derniers concours du Conservatoire. Au fond du théùtre passent deux nĂ©gresses, dont l'une est vĂȘtue d'une ceinture rose. C'est une vision d'art. Un jeune homme, que l'on appelle IsmaĂ«l, vient raconter Ă  HĂ©rodiade il m'a Ă©tĂ© absolument impossible de comprendre Ă  quel propos que Marie de Magdala renonce Ă  la prostitution et Ă  la danse et s'attache aux pas de JĂ©sus. SalomĂ©, que l'odeur d'homme » met, paraĂźt-il, dans un Ă©tat inconcevable, se prĂ©ci- pite hors de scĂšne et va danser devant HĂ©rode. Puis elle revient, en costume de danseuse, c'est-Ă -dire habillĂ©e presque uniquement d'un rubis. C'est une vision d'art. Elle est encore plus excitĂ©e que quand elle est partie, et elle raconte, selon l'usage, que le tĂ©trarque lui a promis tout ce qu'elle peut souhaiter, fĂ»t-ce la moitiĂ© du royaume. Mais ce qui s'Ă©loigne un pwii rie h tradition, c'est l'Ă©pisode final de la dĂ©- 14 LE THEATRE 1912-1913 collation du PrĂ©curseur. SalomĂ© ne pensait pas du tout Ă  Jean-Baptiste ; alors la perfide HĂ©rodiade lui insinue que, si par hasard elle demandait Ă  HĂ©rode la tĂȘte de ce Jean-Baptiste au lieu de demander la moitiĂ© de son royaume, HĂ©rode refuserait. SalomĂ© se pique, retourne dans la salle du festin, et repa- rait suivie d'un nĂšgre, qu'il faut remercier de sa dis- crĂ©tion car il n'est nu que jusqu'Ă  la taille, et encore la porte-t-il assez haut. Ce nĂšgre prĂ©sente sur un plat le chef de Jean. Pour finir, HĂ©rode sur- vient et fait Ă  SalomĂ© des propositions qu'elle dĂ©- cline. Mais elle se remet Ă  danser pour cette tĂȘte, qui, dit-elle, la regarde, quoique Ă  ce moment la tĂȘte soit tournĂ©e du cĂŽtĂ© jardin et que SalomĂ© se trouve justement du cĂŽtĂ© cour. MalgrĂ© cette petite erreur de mise en scĂšne, Mlle SĂ©phora-MossĂ© exĂ©- cute une danse Ă©chevelĂ©e autour du plat sanglant. C'est une vision d'art. Elle fait mĂȘme une culbute entiĂšre. On ne viendra plus nous dire que les Ă©lĂšves du Conservatoire n'apprennent rien rue de Madrid. 26 Septembre A L'ODÉON. — La Reine Margot, Andromaque, Le Menteur. Est-il vĂ©ritable que la plupart des Français ne connaissent un peu d'histoire de France que grĂące aux romans et aux drames d'Alexandre Dumas ? Il LE THEATRE 1912-1913 15 conviendrait de le regretter. Mais je pense que l'on exagĂšre. Il m'a semblĂ©, ce soir en Ă©coutant la Reine Margot, que les jeunes gĂ©nĂ©rations devenaient un peu rebelles Ă  cette sorte d'enseignement par l'image. Elles ne croient plus que cela est arrivĂ©, du moins de la façon qu'on nous le montre. Elles se reprĂ©sen- tent autrement Charles IX, Catherine de MĂ©dicis, Marguerite de Navarre et Henri IV. Je ne dis pas que le vieux drame soit moins amusant que jadis ; je tendrais mĂȘme Ă  croire qu'il l'est plus et que d'an- nĂ©e en annĂ©e, de reprise en reprise, il le deviendra continuellement davantage. Il est d'une cordialitĂ© qui touche, d'une bonhomie qui dĂ©sarme ; l'assassi- nat mĂȘme s'y pratique avec rondeur ; tous les per- sonnages, qui se ressemblent comme frĂšres et sƓurs, offrent un savoureux mĂ©lange d'hĂ©roĂŻsme et de vul- garitĂ© ; les rois se distinguent par on ne sait quoi de prolĂ©taire, qui est tout Ă  fait sympathique, et les traĂźtres ont le cƓur sur la main. Il y a des dĂ©tails impayables, ainsi ce livre dont les feuillets, trempĂ©s dans une mixture d'arsenic, Ă©taient collĂ©s ensemble pour les tourner, naturellement, le tyran de Sienne mouillait le bout de son doigt... » Enfin, il faut que ce drame soit bien fait, puisqu'il est d'Auguste Ma- quet et de Dumas pĂšre ; et je me demande en quoi consiste cette bonne facture, puisque, du dĂ©but Ă  la in. on ne sait ni oĂč l'on va, ni quel est proprement le sujet, ni auquel de ces hĂ©ros familiers il convient il' 1 s'intĂ©resser plus particuliĂšrement. M. Antoine a bien fait, cependant, de monter une 16 LE THÉÂTRE 1912-1913 de ces grandes machines du dernier siĂšcle, qui ont fait Ă©poque et qui demeurent des curiositĂ©s. La Reine Margot, un peu ennoblie par l'Ăąge, n'est dĂ©placĂ©e sur la scĂšne du second théùtre français. Elle est jouĂ©e sĂ©rieusement et avec intelligence, si- non avec beaucoup d'enthousiasme, par la troupe laborieuse de l'OdĂ©on. Les dĂ©cors sont beaux, la mise en scĂšne adroite, et si nous n'avons pas fris- sonnĂ© aux arquebusades de la Saint-BarthĂ©lĂ©my, c'est uniquement parce que nous n'avons plus la foi. La veille, M. Antoine nous avait invitĂ©s Ă  enten- dre une dĂ©butante et un dĂ©butant Mlle Guintini, prix du Conservatoire , M. Pierre Bertin, qui n'a jamais passĂ© par cette Ă©cole. L'Ă©preuve a Ă©tĂ© plus favorable Ă  celui des deux qui Ă©tait censĂ© ne rien savoir. M. Pierre Bertin n'a peut-ĂȘtre jamais suivi un cours de diction ni appris Ă  dire les vers ; pour- tant il les dit fort bien et son articulation est par- faite. Il a jouĂ© le rĂŽle du Menteur, sans avoir l'air de soupçonner que c'est l'un des plus lourds et des plus dĂ©plaisants du rĂ©pertoire, et il l'a sauvĂ© juste- ment Ă  force de naĂŻvetĂ©. Il a Ă©tĂ© un Menteur char- mant, cela n'est pas ordinaire. Sa timiditĂ© mĂȘme ne l'a pas desservi, encore que sa voix, altĂ©rĂ©e par l'effroi, atteignĂźt des notes d'une hauteur singuliĂšre ; mais ce registre Ă©levĂ© n'allait point mal avec son air d'extrĂȘme jeunesse. M. Bertin serait- il le jeune premier dont les auteurs dramatiques atten- dent la venue pour renouer avec les traditions siques et ne plus rĂ©server le privilĂšge do l'amour aux majeurs de quarante ans ? LE THÉÂTRE 1912-1913 17 28 Septembre PORTE-SAINT-MARTIN. — Reprise de la Robe Rouge, piĂšce en quatre actes de M. Brieux. Je n'espĂšre pas trouver de grandes nouveautĂ©s Ă  dire sur la Robe rouge, maintes fois reprise, et qui a subi toutes les Ă©preuves de la critique. La piĂšce de M. Brieux mĂ©rite sa fortune. C'est une des Ɠuvres les mieux construites, les plus solides du théùtre contemporain, et par Ă©clairs un chef-d'Ɠuvre, un des exemplaires de l'art dramatique — et un des meil- leurs exemples que puissent allĂ©guer les dĂ©tracteurs du théùtre, qui veulent que cet art soit infĂ©rieur, ou du moins Ă©lĂ©mentaire. Je viens de re4ire la Robe rouge, et ensuite de la voir jouer. J'avoue qu'Ă  la lecture, les procĂ©dĂ©s qu'emploie M. Brieux pour crayonner ses personnages m'ont semblĂ© quasi-pri- mitifs, les figures rĂ©duites Ă  un schĂ©ma, les caractĂš- res simplifiĂ©s, parfois outrĂ©s jusqu'Ă  la caricature ; enfin tous ces gens se livrent et se trahissent dans le dialogue avec une naĂŻvetĂ© excessive et. peu vrai- semblable qui sent l'artifice. Mais Ă  la scĂšne, aucun de ces dĂ©fauts n'apparaĂźt plus ; les figures les plus sommairement tracĂ©es s'animent, les personnages vivent, les rĂ©pliques sont justes et naturelles. Puis donc que les piĂšces sont faites pour ĂȘtre jouĂ©es, il faut que les dĂ©fauts qui, Ă  la lecture, nous choquent, ne soient point des dĂ©fauts ; ce sont peut-ĂȘtre des nĂ©cessitĂ©s du théùtre ; et voilĂ , j'imagine, pourquoi, 18 LE THEATRE 1912-1913 il y aura toujours des dĂ©licats qu'il faut plaindre, qui ne feront point assez de cas de l'art dramatique. Je ne reprocherai pas, pour ma part, Ă  M. Brieux, d'Ă©crire sans grĂące et avec une correction douteuse. Il me rĂ©pliquerait trop justement qu'il n'est pas res- ponsable des provincialismes de ses hĂ©ros, et qu'au surplus, il ne se pique pas de sacrifier aux GrĂąces il a d'autres soins, plus utiles. M. Brieux sait ce qu'il veut faire, et il le fait. C'est en ces termes prĂ©- cisĂ©ment que ThĂ©ophile Gautier ou Baudelaire, je ne sais plus lequel des deux, dĂ©finissait le vĂ©ritable artiste, et l'on voit entre parenthĂšses qu'il manque donc quelque chose Ă  la dĂ©finition. Je le dis sans la moindre malice Ă  l'adresse de M. Brieux, qui, encore une fois, cherche sa gloire ailleurs, et est bien libre de la chercher oĂč il lui plaĂźt. Il a prĂ©tendu, dans la Robe rouge, signaler la dĂ©formation professionnelle » des magistrats de province, leur condition mĂ©diocre, leur appĂ©tit d'a- vancement, leurs complaisances indispensables pour les reprĂ©sentants du pouvoir, pour le dĂ©putĂ© du lieu et pour ses agents Ă©lectoraux ; l'idĂ©e de la justice faussĂ©e, mĂȘme chez les plus intĂšgres, l'instinct de l'humanitĂ© Ă©touffĂ© chez les meilleurs, au point qu'ils ne sentent plus la monstruositĂ© de leurs propos quand ils se plaignent de l'indulgence du jury, qui discrĂ©dite le tribunal, ou quand ils parlent d'une session sans condamnation capitale comme les Nor- mands d'une annĂ©e oĂč il n'y a point de pommes. On n'aperçoit guĂšre de remĂšde Ă  ces maux ; il n'y LE THEATRE 1912-1913 19 a point lĂ  de lois Ă  rĂ©former, c'est les Ăąmes qu'il s'agirait de redresser, et M. Brieux n'a guĂšre Ă  prĂȘ- cher il est rĂ©duit Ă  nous prĂ©senter un tableau de mƓurs. Je ne sais si M. Brieux apĂŽtre a souffert de ce resserrement de son sujet ; mais M. Brieux au- teur dramatique n'y a rien perdu aucune de ses piĂšces n'est moins dogmatique, plus rĂ©elle, et n'Ă©- chappe mieux au dĂ©faut de la confĂ©rence ; il n'a pu faire de moralitĂ©, cette fois, que de la façon que Maupassant faisait de la psychologie, en nous mon- trant les gestes de ses personnages. Les divers membres du parquet de Maußéon tra- vaillent de leur mĂ©tier sous nos yeux. Un crime a Ă©tĂ© commis dans le ressort, Ă  Irissary. M. Brieux combine ingĂ©nieusement l'histoire de ce crime, les pĂ©ripĂ©ties de l'instruction avec les petites intrigues de ses magistrats. Ces intrigues sont pour lui l'es- sentiel du drame, et comme, en vrai homme de théùtre, il ne surcharge point, ne dit rien qui ne serve Ă  la piĂšce, il nous apprend peu de chose du crime lui-mĂȘme. Il trouve cependant moyen de nous intĂ©resser au prĂ©venu, Etchepare, mais c'est unique- ment par des traits de caractĂšre, et cela me paraĂźt supĂ©rieur. Nous ne saurons mĂȘme pas, au dernier baisser de rideau, si Etchepare, sur qui pĂšsent de lourdes charges, est coupable, ou s'il est victime de coĂŻncidences et d'apparences. Nous demeurerons Ă  cet Ă©gard, dans le mĂȘme Ă©tat d'esprit que le minis- tĂšre public, le procureur Vagret, et il y a lĂ  encore de la maĂźtrise, une bien adroite façon de nous rendre 20 LE THÉÂTRE 1912-1913 ce Vagret sympathique, en nous obligeant de penser et de sentir comme lui. Mais je ne veux rappeler que trĂšs briĂšvement la fable, qui est trop connue. Vagret est l'un des magistrats de MaulĂ©on qu'a le plus touchĂ©s cette dĂ©formation professionnelle qu'Ă©- tudie M. Brieux. C'est aussi l'un des plus excusa- bles il est trĂšs pauvre, il a une fille, il a une femme modestement ambitieuse, qui voudrait bien le voir conseiller, et qui a dĂ©jĂ  fait l'emplette de la robe rouge. Pour assurer la nomination de Vagret, une condamnation capitale ferait bien au tableau. Vagret demande aux jurĂ©s la tĂȘte d'Etchepare, et la de- mande de bonne foi j'ai dit que les charges sont accablantes. Les preuves, cependant, manquent. Le doute se glisse dans l'esprit de Vagret au moment mĂȘme qu'il prononce son rĂ©quisitoire, et comme il a encore une conscience malgrĂ© la dĂ©formation, loyalement il fait part de ses doutas au jury, qui prononce l'acquittement. La carriĂšre de Vagret est brisĂ©e, c'est Mouzon, le juge d'instruction, qui sera nommĂ© conseiller Ă  sa place. Mais le juge Mouzon, beaucoup plus dĂ©formĂ© que Vagret, ne profitera pas de son triomphe. Au cours d'un^ scĂšne vraiment puissante et belle, nous avons vu cet homme lĂ©g^r. point, mĂ©chant, mettre positivement le prĂ©venu Ă  la question, et employer les plus vilains procĂ©dĂ©s pour tirer de la femme Etchepare des arguments confie le mari. Yanetta Etchepare a Ă©tĂ© jadis condamnĂ©e pour recel. Etehepare l'ignore, Mouzon l'apprend par une note de police. Avec une indiscrĂ©tion dont LE THÉÂTRE 1912-1913 21 les exemples ne sont malheureusement point rares, Mouzon, pendant les dĂ©bats, rĂ©vĂšle Ă  Etchepare le passĂ© de sa femme. Etchepare, une fois acquittĂ©, la chasse, et Yanetta se venge en tuant le mauvais juge d'un coup de couteau. On a reprochĂ© naguĂšre Ă  M. Brieux cet Ă©pisode, qui ne tient pas, disait-on, au sujet mĂŽme, et qui dĂ©- truit l'unitĂ© d'action. Je ne souscris nullement Ă  une telle critique. Il est clair que ce dĂ©nouement ne rĂ©- sulte pas fatalement des prĂ©misses de la piĂšce, mais il est rattachĂ© Ă  l'action avec habiletĂ©, il est d'une irrĂ©prochable vraisemblance, et je ne dĂ©teste pas jus- tement ce qu'il a d'imprĂ©vu et de brusque. Les diverses interprĂ©tations de La Robe rouge ont toujours Ă©tĂ© fort brillantes. M. Huguenet, qui a con- servĂ© son rĂŽle de Mouzon, n'y a jamais fait preuve d'un plus merveilleux naturel, de plus d'aisance ni d'autoritĂ©. Mme Daynes-Grassot la mĂšre d'Etche- pare n'est pas moins admirable Ă  la Porte-Saint- Martin qu'au Vaudeville. Mme Marie Samary est une digne et excellente Mme Vagret. M. Jean Coquelin Vagret a bien du talent, mais le visage trop plein et trop fleuri, il dĂ©place trop d'air et, comme on dit au rĂ©giment, il fait trop de volume pour faire pitiĂ© Ton peut bien concevoir, Ă  la rigueur, que les re- mords le tourmentent, mais on ne voit pas qu'ils le dĂ©vorent. M. Jean Kemm a composĂ© avec la plus curieuse intelligence son personnage d'Etchepare, et Mlle Vera Sergine, qui avait Ă  lutter contre l'illustre souvenir de M mi RĂ©jane, a pris le meilleur parti 22 LE THEATRE 1912-1913 elle n'imite personne, elle est elle-mĂȘme, c'est-Ă - dire une trĂšs grande artiste. 4 Octobre THÉÂTRE DE LA RENAISSANCE. — Reprise de Pata- chon, comĂ©die en quatre actes de MM. Maurice Henne- quin et FĂ©lix Duquesnel. Soucieux de maintenir le joli théùtre de la Renais- sance au rang oĂč l'avait Ă©levĂ© M. Guitry, M. Tar- ride a repris Patachon. On n'aperçoit pas toujours les motifs qui peuvent dĂ©terminer un directeur de théùtre Ă  jouer les piĂšces de M. Duquesnel une pre- miĂšre fois ; il semble, en revanche, toujours naturel de les reprendre. C'est qu'elles ne paraissent pas ordinairement toutes neuves, Ă  la crĂ©ation ; Ă  la re- prise, elles n'ont pas l'air d'avoir sensiblement vieilli. D'ailleurs, ces considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur l'Ɠuvre de M. FĂ©lix Duquesnel s'appliqueraient moins peut- ĂȘtre Ă  Patachon qu'aux autres piĂšces du mĂȘme au- teur. Celle-ci est vraiment agrĂ©able et amusante. M. Maurice Hennequin y a collaborĂ©. Je rappellerai l'argument en peu de mots. M. Du- quesnel trouve, paraĂźt-il, singuliĂšrement intĂ©ressante — il n'a point tort — la situation d'une fille dont les parents vivent chacun de son cĂŽtĂ©, et qui est tiraillĂ©e entre les deux. Il l'Ă©crivait hier encore Ă  l'un de nos confrĂšres. Il trouve mĂȘme cette situation si intĂ©res- LE THÉÂTRE 1912-1913 23 santĂ© qu il n'a pas hĂ©sitĂ© Ă  tirer du sac deux moutu- res comme il dirait lui-mĂȘme en son langage de critique. N'y avait-il pas quelque chose comme cela dans cette autre piĂšce, moins bien venue que Pata- chon, Sa Fille, qu'il donnait au Vaudeville l'an der- nier, avec la collaboration de M. Barde, je crois ? Mais revenons Ă  Patachon. Le comte Max de Tilloy, pĂšre de Lucienne, ne con- naĂźt que l'amour terrestre, et le pratique, non sans excĂšs. La comtesse ne veut entendre parler que de l'amour divin. Le comte vit Ă  Paris, comme tous les viveurs, et l'on devine, sans qu'il soit besoin de plus amples commentaires, par quels mĂ©rites il a obtenu le sobriquet de Patachon. La comtesse vit en pro- vince comme toutes les dĂ©votes. Elle habite Blois. Elle y est entourĂ©e de gens de sacristie, et gouvernĂ©e par un Tartufe du rĂ©pertoire, M. Leputois-MĂ©rinville. Ce Leputois s'est mis en tĂȘte de marier Lucienne Ă  un sien neveu, Evariste. Mais Lucienne aime ailleurs, bien entendu. Elle aime le marquis Robert de Re- vray, et elle a horreur des cagots. Elle porte toute l'affection qu'elle doit Ă  sa mĂšre, prĂšs de qui elle passe huit mois par an ; mais elle s'amuse davantage Ă  Paris auprĂšs de son pĂšre, quoiqu'elle ne lui puisse consacrer que quatre mois. Elle veut rĂ©concilier ses parents, et fait vƓu de ne pas se marier elle-mĂȘme avant de les avoir remis ensemble. Elle le dĂ©clare tout net Ă  Robert de Revray, qui le dit au comte, qui prend le parti de mystifier la comtesse pour assurer le bonheur de Lucienne. Il quitte Paris, il tombe Ă  24 LB THÉÂTRE 1912-1913 Blois, feint de renoncer Ă  Satan et Ă  9es pompes, et soutient ce rĂŽle jusqu'au jour du mariage. Mais Le- putois-MĂ©rinville surprend, un peu tard, des lettres du comte Ă  sa maltresse, la baronne de VerdiĂšre, oĂč Patachon raconte en se moquant ce qu'il a ma- chinĂ©. Leputois-MĂ©rinville livre les lettres Ă  la com- tesse ; celle-ci, outrĂ©e, veut faire annuler le mariage, et empĂȘcher, en attendant, que les mariĂ©s ne le con- somment. Patachon engage Robert Ă  entrer tout bon- nement chez Lucienne par la fenĂȘtre, et Ă  faire son levoir. Robert, qui n'est pas hardi comme un page, hĂ©site un peu ; mais Lucienne se fait si peu prier qu'il suit enfin le conseil du beau-pĂšre. Le mal Ă©tant fait, la comtesse ne peut plus poursuivre l'annulation en cour de Rome ; elle se rĂ©signe et. pendant qu'elle est en train, se rĂ©concilie, tout de bon cette fois, avec le comte. Patachon sent qu'il devient vieux, et qu'il faut songer Ă  faire la retraite, comme dit, non plus M. Duquesnel, mais Racan. Cette fable est un peu innocente elle n'est ni dĂ©- plaisante ni invraisemblable. La piĂšce est bien me- nĂ©e, rondement, Ă©crite d'un style alerte, Ă©gayĂ©e d'assez bonnes plaisanteries, dont les meilleures sont Ă  l'adresse de ces dames et de ces messieurs, dĂ©votes et cafards du BlĂ©sois. On avait naguĂšres Ă©tĂ© un peu surpris de rencontrer ces drĂŽleries sous la plume de M. Duquesnel, qui Ă©crit, comme chacun sait, dans un journal bien pensant ; mais c'est peut-ĂȘtre juste- ment pour ce motif qu'il est rĂ©duit Ă  faire de l'anti- clĂ©ricalisme un article d'exportation ? A moins qu'il LE THÉÂTRE 1912-1913 25 ne faille imputer cet esprit voltairien Ă  M. Maurice Hennequin, qui a beaucoup d'esprit. L'interprĂ©tation de Patachon est satisfaisante. Le rĂŽle du comte avait Ă©tĂ© créé par M. Noblet ; mais les auteurs se sont heureusement rappelĂ©, au moment de la reprise, qu'ils l'avaient Ă©crit pour M. Tarride, et ils se sont avisĂ©s que M. Tarride en avait davantage la carrure et les Ă©paules, comme on parle en argot de théùtre. Je n'aurais pas cru que de telles Ă©paules fussent nĂ©cessaires pour supporter le rĂŽle de Pata- chon. Mais, grĂące Ă  sa carrure, ou simplement peut- ĂȘtre Ă  son talent et Ă  son naturel, M. Tarride le joue fort bien. M. Bullier est amusant en Leputois-MĂ©rin- ville, et M. Victor Boucher a fait du neveu Evariste une si curieuse, une si admirable composition qu'on rĂȘve de le voir interprĂ©ter, Ă  la ComĂ©die-Française, certain personnage d'Emile Augier qui ressemble Ă  Evariste comme un frĂšre. M. Deschamps est, dĂšs Ă  prĂ©sent, l'un de nos meilleurs jeunes premiers ; il a de la naĂŻvetĂ© et de la tendresse. MM. Cousin et Mau~ loy sont bien plaisants. M lle CĂ©cile Guyon a jouĂ© avec une grĂące dĂ©licieuse le rĂŽle de Lucienne ; et il a paru monstrueux qu'avec tant de jeunesse et de vivacitĂ©, M m * Marguerite Ca- ron fĂ»t dĂ©jĂ  tombĂ©e dans la dĂ©votion. 26 LE THÉÂTRE 1912-1913 5 Octobre THÉÂTRE DU VAUDEVILLE. — La Prise de Berg-op- Zoom, comĂ©die en quatre actes de M. Sacha Guitry. Je serais bien embarrassĂ© si j'avais le goĂ»t des catĂ©gories et s'il fallait dĂ©finir la Prise de Berg-op- Zoom. Il paraĂźt difficile de nier que ce soit un vau- deville, et mĂȘme qui s'Ă©gare parfois dans la farce d'atelier. Mais M. Sacha Guitry a une façon Ă  lui de pratiquer le vaudeville, qui n'est ni la rigueur gĂ©omĂ©trique de M. Georges Feydeau, ni la noncha- lance de M. Tristan Bernard. On devine que, s'il voulait, il aurait autant de dextĂ©ritĂ© que M. Feydeau, et qu'il doit le faire exprĂšs quand il a l'air d'ĂȘtre moins adroit. A coup sĂ»r, il n'a pas la foi. Il ne prend pas au sĂ©rieux les combinaisons du genre. Mais il aime les situations baroques ou cocasses que ces combinaisons lui fournissent, parce qu'elles ou- vrent le champ Ă  sa fantaisie, et aussi par gageure, parce que son talent singulier est de donner aux inventions les plus arbitraires un air de vĂ©ritĂ© hu- maine. Je prĂ©fĂšre peut-ĂȘtre, pour mon compte, une fantaisie dont le dĂ©part serait plus spontanĂ©, moins laborieux ; mais celle de M. Sacha Guitry, si elle vient de plus loin que la fantaisie des poĂštes, ne laisse pas de la rattraper quelquefois, aprĂšs cette Ă©lapo supplĂ©mentaire, et de s'Ă©lever aussi haut, jus- qu'Ă  des effusions d'un lyrisme qui surprendrait ses auditeurs, s'il n'avait un art consommĂ© pour leur faire insensiblement franchir les espaces. LE THÉÂTRE 1912-1913 27 Le dialogue de M. Sacha Guitry est aussi d'une qualitĂ© bien curieuse. Il est plein de traits d'esprit, dont quelques-uns sont de la meilleure qualitĂ©, quel- ques autres d'une qualitĂ© plus mĂ©diocre, mais qui tous appartiennent Ă  M. Sacha Guitry, et nullement Ă  ses personnages. Ses mots, trĂšs nombreux, soin trĂšs rarement ce qu'on appelle plaquĂ©s ce sont tou- jours des mots de situation, et d'un imprĂ©vu, d'une gaminerie charmante ce ne sont jamais ou presque jamais des mots de caractĂšre. Il s'ensuit que ce dia- logue, qui est d'excellent théùtre, devrait, en revan- che, paraĂźtre artificiel ; mais je ne saurais dire com- ment s'arrange M. Guitry, et je pense bien qu'il n'en sait rien lui-mĂȘme le dialogue est de convention, et le ton du dialogue est si parfaitement naturel, si juste, qu'il n'en demeure que cette derniĂšre impres- sion, le ton, ici comme ailleurs, faisant la chanson. Je ne me charge point d'expliquer ces contradic- tions apparentes, ni par oĂč les piĂšces de M. Sacha Guitry sĂ©duisent elles sĂ©duisent, c'est la grande affaire. M. NoziĂšre Ă©crivait, l'an dernier, que ce jeune homme est aimĂ© des dieux. M. NoziĂšre est bien hardi d'affirmer ces choses-lĂ , qui sont un se- cret impĂ©nĂ©trable pour les mortels ; mais chacun peut juger que M. Sacha Guitry est aimĂ© infiniment du public des rĂ©pĂ©titions gĂ©nĂ©rales, et. pour un au- teur dramatique, cela vaut beaucoup mieux. M. Sacha Guitry avait pris soin de ne commetre aucune indiscrĂ©tion avant la premiĂšre, et avait mĂȘme enveloppĂ© sa piĂšce d'un certain mystĂšre. Il n'Ă©tait 28 LE THÉÂTRE 1912-1913 pas jusqu'Ă  ce titre la Prise de Berg-op-Zoom, qui n'intriguĂąt les foules. A vrai dire, il ne les intriguait pas beaucoup. Des personnes, mĂȘme d'esprit moyen, avaient devinĂ© qu'il s'agissait d'une opĂ©ration amou- reuse figurĂ©e en termes militaires par maniĂšre d'al- lĂ©gorie, de quelque femme malaisĂ©e Ă  prendre, et qu'il faut emporter d'assaut, comme Berg-op-Zoom. Je dois, d'ailleurs, m'empresser de dire Ă  ces per- sonnes avisĂ©es que ce n'est pas cela du tout. DĂšs le lever du rideau, nous sentons, autre mystĂšre, que M. Sacha Guitry sait bien oĂč il nous mĂšne, mais qu'il entend que nous n'en soupçonnions rien nous-mĂȘmes avant d'ĂȘtre arrivĂ©s. Or, nous ne serons arrivĂ©s qu'au troisiĂšme acte, et M. Guitry s'entend Ă  merveille Ă  nous faire languir jusque-lĂ  ; mais cela rend peut- ĂȘtre les deux premiers actes, en effet, un peu lan- guissants, malgrĂ© la drĂŽlerie des scĂšnes, la bizar- rerie du milieu et le comique falot des personnages. Nous sommes chez les Vannaire. LĂ©o Vannaire est un bon garçon, pas un aigle, et il a la manie de dĂ©couper des silhouettes de bois. Il dĂ©coupe jusqu'Ă  la planche Ă  repasser. Il fait des copeaux dans le salon, oĂč il a Ă©tabli son Ă©talier, et sa femme, Pau- lette, aussi ordonnĂ©e que vertueuse, a horreur de toute cette menuiserie. Elle n'a pas non plus grand amour pour son mari, mais elle est de ces femmes pour qui la faute est inconcevable. Vannaire a une sƓur qu'il a mariĂ©e richement dans l'intention bien arrĂȘtĂ©e d'emprunter de l'argent Ă  son beau-frĂšre. Enfin, il y a deux autres personnages, un ami de LE THEATRE 1912-1913 29 Vannaire, Rocher, et la maĂźtresse de Rocher, Lu- cienne ou Lulu, modĂšle Ă  l'occasion. Lulu plaĂźt fort Ă  LĂ©o Vannaire, qui se met Ă  dĂ©couper sa silhouette, en attendant mieux. Pendant qu'il travaille, un do- mestique affolĂ© vient l'avertir que deux Ă©tranges personnages font une enquĂȘte sur le mĂ©nage Van- naire chez tous les fournisseurs du quartier. Cela sent la police. Vidal le beau-frĂšre demande Ă  LĂ©o s'il n'aurait point, par hasard, fait quelque sottise qui expliquerait cette surveillance. LĂ©o se trouble et avoue qu'il a dĂ©tournĂ©, la semaine derniĂšre, une personne d'un Ăąge trop tendre. M me Vannaire, qui est sortie pour un essayage, revient. Les domes- tiques la mettent au courant, et son benĂȘt de mari ne peut se tenir de lui avouer la cause prĂ©sumĂ©e de l'enquĂȘte. Elle craint le scandale, tĂ©lĂ©phone au com- missaire de police de son quartier, et lui demande un rendez-vous, que le commissaire lui accorde pour le lendemain, quatre heures, non pas au commis- sariat, mais chez lui. Paulette a contĂ©, entre temps, aux Vidal, qu'un inconnu la suit depuis plusieurs jours obstinĂ©ment. Et voilĂ  un mystĂšre de plus, peut- ĂȘtre moins impĂ©nĂ©trable que l'auteur n'imagine, car il m'a bien paru qu'hier soir on devinait, dĂšs ce pre- mier acte, que l'enquĂȘte Ă©tait menĂ©e par le suiveur, que la police n'avait aucun soupçon du dĂ©tournement de mineure, et que Paulette allait, mal Ă  propos, le rĂ©vĂ©ler au commissaire. Il faut, de la part du public, s'attendre Ă  tout, mĂȘme Ă  des Ă©clairs. D'ailleurs, ce qu'on ne devinait point rt qui est le principal, c'est 30 LE THEATRE 1912-1913 que suiveur et commissaire ne font qu'une seule et mĂȘme personne. Nous avions dĂ©jĂ  vu, dans une piĂšce de M. Capus, les effets plaisants que peut tirer un vaudevilliste de ce personnage double du commis- saire de police, qui a une Ă©charpe et un cƓur. Je me hĂąte d'ajouter que M. Sacha Guitry n'a rien em- pruntĂ© Ă  M. Capus. En outre, ce qui le soucie le moins, c'est le cĂŽtĂ© vaudevillesque de cette situation. Il n'en jouera que tout Ă  la fin de la piĂšce, pour amener son dĂ©nouement. Pendant tout le second acte, nous ne soupçonnons pas encore l'identitĂ© du com- missaire et du suiveur, Charles HĂ©riot. Charles HĂ©- riot rencontre, dans un corridor du théùtre, Paulette, qui, outrĂ©e de cette poursuite, le prie de la laisser en paix. Il lui dĂ©clare, avec une tranquille assurance, qu'il l'aime, qu'elle l'aimera, qu'ils sont faits l'un pour l'autre, et qu'elle viendra chez lui le lendemain Ă  quatre heures. Elle y vient, en effet, puisqu'elle a demandĂ© un rendez-vous au commissaire de police, et, Ă  la vue de Charles HĂ©riot, elle Ă©prouve une sur- prise que nous partageons, puisque nous apprenons en mĂȘme temps qu'elle-mĂȘme que le commissaire est HĂ©riot et qu'HĂ©riot est le commissaire. Leur scĂšne est Ă  peu prĂšs tout le troisiĂšme acte, qui nous pave avec usure de ces prĂ©parations un peu lentes. Ils se disent les plus jolies choses, et toujours aussi imprĂ©- vues que tendres. Paulette est sĂ©duite avec une rapi- ditĂ© incroyable, mais on sait que, selon Octave Feuil- let, les honnĂȘtes femmes sonf celles qui tombent le plus vite. D'ailleurs, elle ne tombe point. Il est dĂ©- LE THÉÂTRE 1912-1913 31 cidĂ© qu'elle divorcera, qu'elle Ă©pousera Hcriot, et que, s'ils n'attendent pas tout un an pour s'aimer, ils diffĂ©reront au moins jusqu'au 24 du mois courant l'almanach Ă  effeuiller qui est pendu derriĂšre le bu- reau du commissaire nous apprend que c'est aujour- d'hui le 15. Ils choisissent le 24, parce que c'est, toujours d'aprĂšs le mĂȘme almanach, l'anniversaire de la prise de Berg-op-Zoom et voici enfin l'expli- cation du titre. Paulette ne peut s'empĂȘcher de trouver le dĂ©lai un peu long, et, tandis que sa tĂȘte repose sur l'Ă©paule du commissaire, elle arrache, une Ă  une, furtivement, les feuilles de l'Ă©phĂ©mĂ©ride. Certaine grande dame du dix-huitiĂšme siĂšcle, et Jean-Jacques Rousseau, qui la cite, auraient beau- coup aimĂ© ce calendrier que l'on n'effeuille que d'une main. Bien que la date rĂ©elle soit le 15, ce sera donc de- main le 24, et Paulette promet de revenir pour signer la capitulation de Berg-op-Zoom. Elle est cependant trop honnĂȘte, ou trop bourgeoise, pour tenir sa pro- messe ; elle attendra le divorce et le mariage elle prie HĂ©riot, par tĂ©lĂ©phone, de venir lui rendre visite chez elle le mari l'entend tĂ©lĂ©phoner et mande lui- mĂȘme par tĂ©lĂ©phone le commissaire de police pour constater le flagrant dĂ©lit ; on devine la scĂšne, le commissaire allĂ©guant l'impossibilitĂ© oĂč il est de jouer a la fois le rĂŽle de commissaire et d'amant et de dresser procĂšs-verbal contre lui-mĂȘme ; finale- ment. cVsf le mari qui consent Ă  se laisser prendre en conversation criminelle avec Lulu, qui se trouve 32 LE THEATRE 1912-1913 lĂ  Ă  point nommĂ© ; on le tient, d'autre part, grĂące Ă  son aventure de la semaine derniĂšre avec la mineure. La Prise de Berg-op-Zoom est jouĂ©e Ă  merveille. On dit souvent que les interprĂštes sont des collabo- rateurs. M. Sacha Guitry auteur serait bien injuste s'il faisait difficultĂ© de reconnaĂźtre tout ce qu'il doit Ă  la collaboration de M. Sacha Guitry acteur. Il est impossible d'imaginer une plus parfaite intelligence de la piĂšce, du texte et du personnage. Mais le con- traire serait surprenant. Ajoutez que M. Guitry pos- sĂšde parfaitement le mĂ©tier, qu'il l'ait appris ou non, qu'il a tous les dons et que, parfois, il rappelle le grand Guitry de façon saisissante je sais que je ne pourrais lui faire de compliment plus sensible. Mℱ Charlotte LysĂšs joue le rĂŽle de Paulette avec une justesse, une finesse et une distinction qui sont aussi peu que possible de thĂ©Atre. Elle est touchante par une sorte de froideur, par la rĂ©serve, par l'Ă©motion contenue. Elle a une physionomie nette et franche qui est prĂ©cisĂ©ment celle du personnage, elle a l'in- telligence et In crrfice. M. DieudonnĂ© et les excellents artistes du Vaude- ville. MM. Joffrr>. Baron fils. Georees Ela- teau, M mM Jane Sabrier, Ellen-AndrĂ©e, Marthe De- bienne, ont mĂ©ritĂ© des applaudissements trĂšs chaleu- reux. La Prise de Berrj-np-Zoom a Ă©tĂ© fort bien mise en scĂšne par M. Quinson. LE THÉÂTRE 1912-1913 33 10 Octobre COMÉDIE-ROYALE. — Le Mari honoraire, comĂ©die en un acte, de M. Pierre Montrel ; le Baiser dĂ©fendu, opĂ©- rette en un acte, de M. GĂ©o Sam, musique de M. Ed. MathĂ©; SĂ©ance de Nuit, comĂ©die en un acte, de M. Geor- ges Feydeau ; Tante AglaĂŻs, piĂšce en deux actes, de M. Louis BĂ©niĂšre. THÉÂTRE MICHEL. — Chonchette, opĂ©rette en un acte, de MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet, musique de Claude Terrasse ; la Bonne Maison, comĂ©die en trois actes, de MM. Gandrey et Henri Clerc ; Son Inno- cence, piĂšce en un acte, de MM. Paul François et G. GuillerĂ© ; la Cloison, comĂ©die en un acte, de M. Claude Gevel. La rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale de la ComĂ©die-Royale, qui a commencĂ© hier vers neuf heures, s'est terminĂ©e vers six heures et demie ce soir, aprĂšs un entr'acte, il est vrai, de dix-sept heures environ, dĂ» Ă  une panne d'Ă©lectricitĂ©. Le lever de rideau, bien que le courant ne fut pas alorslnterrompu, n'a pas Ă©tĂ© vu de beau- coup plus de spectateurs que la piĂšce de M. BĂ©niĂšre, qu'on n'a pas jouĂ©e. Je n'oserais affirmer que Le Mari honoraire, de M. Pierre Montrel, soit un rĂ©gal de dĂ©licats il n'est du moins destinĂ©, comme tous les levers de rideau, qu'Ă  ces happy few, Ă  qui Stendhal rĂ©servait sa Chartreuse de Parme. AprĂšs le Mari ho- noraire, nous avons eu une opĂ©rette de M. GĂ©o Sam, musique de M. Ed. MathĂ©, le Baiser dĂ©fendu, et me voilĂ  encore obligĂ© de parler de ce qui ne me regarde pas. La musique de M. MathĂ© m'a paru facile et 34 LE THÉÂTRE 1912-1913 agrĂ©able ; elle ne choque aucune de nos habitudes ; c'est mĂȘme au point qu'il semble parfois qu'on l'ait dĂ©jĂ  entendue. Le livret de M. GĂ©o Sam est une fan- taisie. Nous voyons d'abord, dans un jardin, deux dames habillĂ©es en persanes, comme elles l'Ă©taient toutes cet Ă©tĂ© sur les plages, oĂč, par Ă©conomie, elles usaient leurs costumes des fĂȘtes orientales du prin- temps. Mais ces deux personnes tiennent des dis- cours tels qu'un instant nous nous sommes crus Ă  Lesbos. L'arrivĂ©e d'un personnage en veston et d'un autre en redingote nous montre qu'il n'en est rien et que l'action est contemporaine. Ces deux person- nages viennent Ă  la lettre de tomber du ciel, car ils Ă©taient en ballon. Celui qui porte une redingote, et qui a de plus un gong pendu Ă  la ceinture, est un nommĂ© Morton, qui se vante de n'avoir connu l'a- mour qu'une seule fois, le jour qu'il a engendrĂ© son fils MikaĂ«l, lequel est justement le personnage en veston. Moins heureux que son pĂšre, MikaĂ«l ne con^ naĂźt pas l'amour du tout ; il est fiancĂ© Ă  une demoi- selle Phulosas, riche de vingt millions, et M. Phu- losas pĂšre entend que son futur gendre demeure in- tact jusqu'au mariaere. MikaĂ«l voudrait bien se dĂ©- niaiser et. comme on dit vulgairement, il ne pense qu'Ă  ch. ChĂ©rubin aussi ne pensait qu'Ă  ça, mais au- trement, et il on parlait mieux, quoique sans musi- que, sauf une pauvre romance sur l'air de Rffal- brouck. Vous devine/ que les deux dames, malgrĂ© leurs propos inquiĂ©tants du dĂ©but, se prĂ©cipitant sur MikaĂ«l. qui fait moitiĂ© du chemin. M. Mor- LC THÉÂTRE 1812-1913 35 ton, qui craint ces sortes d'accidents, a pris la prĂ©- caution de mettre aux cĂŽtes de son fils un satyre. Ce satyre, ingĂ©nieusement nommĂ© Coquino, a pour fonction d'Ă©carter de MikaĂ©l le danger fĂ©minin, en satisfaisant lui-mĂȘme par avance, et avec la prodi- galitĂ© coutumiĂšre aux satyres, les dĂ©sirs que son jeune maĂźtre pourrait inspirer Ă  des personnes entre- prenantes. Malheureusement, ce Coquino, un jour qu'il renouvelait dans un harem l'un des travaux d'Hercule, a Ă©tĂ© surpris par le pacha et a subi ce que j'appellerai par Ă  peu prĂšs une diminutio capitis. "est un faux satyre, c'est moins encore. Bref le fils Morton couche, rĂ©vĂ©rence parler, avec Gilda ; le pĂšre Morton couche avec Philo, et le satyre Coquino ne couche avec personne. Tout s'arrange, car MikaĂ«l Ă©pousera Gilda, qui a cinq cent mille livres de rente, ce qui faisait Ă  peine dix millions autrefois, mais en fait bien prĂšs de vingt aujourd'hui. M. Morton pĂšre Ă©pousera Philo, et Coquino, qui est incurable, conti- nuera de n'Ă©pouser personne. Cette opĂ©rette est bien gaie. Nous nous serions crus au collĂšge d'autant que c'est lĂ -dessus qu'on nous a renvoyĂ©s nous coucher, de bonne heure ; nous avons eu tout le loisir de rĂȘver Ă  M lleB Lina Do- rey et Routchine. qui sont charmantes. Envions MM. FerrĂ©al MikaĂ«l et CornĂ©ly Morton ; plaignons de tout notre cƓur M. Rivera Coquino. Aujourd'hui, nous avons eu enfin la piĂšce de M. BĂ©niĂšre, Tante AglaĂŻs, et nous avons pu voir en pleine clartĂ© Mme RĂ©jane, de qui le fantĂŽme seul 36 LE THÉÂTRE 1912-1913 nous Ă©tait apparu hier Ă  la pĂąle lueur des bougies. Les reines sont partout chez elles et il nous importe peu d'admirer M me RĂ©jane ici ou ailleurs, dans un grand cadre ou dans un petit, sur un théùtre d'ordre ou Ă  cĂŽtĂ© elle n'est jamais moins admirable. Ce qu'elle peut ajouter Ă  un rĂŽle est prodigieux, presque scandaleux, et devrait faire honte aux au- teurs. Ne jouerait-elle pas Ă  merveille ces piĂšces d'avant Goldoni, dont les interprĂštes improvisaient le texte ? J'avoue cependant qu'elle m'intĂ©resse davan- tage quand l'auteur de la comĂ©die ne lui laisse pas toute la besogne et collabore un peu avec elle. Je crains que ce ne soit point cette fois et que M. BĂ©- niĂšre ne se soit trompĂ©. Il y avait peut-ĂȘtre un drame Ă  tirer de l'affaire Humbert deux petits actes n'y suffisent point. Celle qu'on a appelĂ©e la Grande ThĂ©rĂšse n'Ă©tait pas si grande qu'on veut bien le dire, mais sa figure lĂ©gendaire est grandiose et sa valeur de symbole est considĂ©rable. Pour ne point rééditer l'histoire du testament, M. BĂ©niĂšre a imaginĂ© une trĂšs honnĂȘte fille qui se vante d'avoir fait fortune dans la galanterie. L'idĂ©e est plaisante, mais il en a tirĂ© un parti mĂ©diocre. Les premiĂšres dupes sont la sƓur et le beau-frĂšre d'AglaĂźs. chez qui elle est ve- nue prendre sa retraite et qui la croient bougre- ment riche ». On la dorlote, on la flatte, durant tout le premier acte, qui est assez bien venu et rappelle un peu Papillon c'est bien le droit de M. BĂ©niĂšre, un peu Tante LĂ©ontine cela regrettable. La vraie piĂšce commence au deuxiĂšme acte, quand AglaĂŻs est L1C THÉÂTRE 1912-1913 37 dupe des marchands et des prĂ©teurs, el ce pe sont plus alors que scĂšnes dĂ©cousues, de facture bien sage, mais dĂ©nuĂ©es d'intĂ©rĂȘt. Lorsqu'Ă  la fin le beau- frĂšre et la sƓur ouvrent le coffre-fort, qui est vide, il y a bien un petit coup de théùtre, mais c'est seule- ment parce qu'ils y trouvent une botte de foin, au lieu d'un bouton de culotte qu'on attendait. MM. Chautard, Marcel Simon et Gaston Dubosc, M mcs Alex et Miller se sont fait applaudir aux cĂŽtĂ©s de M me RĂ©jane. Le spectacle se termine de la plus joyeuse façon par SĂ©ance de nuil, l'une de ces comĂ©dies en un acte qui sont peut-ĂȘtre les Ɠuvres les plus originales, et je dirai mĂȘme les plus puissantes, de M. Georges Feydeau. Sa verve y devient d'autant plus intense qu'il lui donne moins d'espace et qu'il lui mesure le temps ; son invention est prĂ©cipitĂ©e et inĂ©puisable. Oui pourrait rĂ©sister Ă  la cocasserie, Ă  l'imprĂ©vu — ou tout, simplement Ă  l'esprit d'un tel dialogue ? De mĂȘme que le lever de rideau de la ComĂ©die- Royale, celui du théùtre Michel a Ă©tĂ© rĂ©servĂ© Ă  une Ă©lite trop restreinte. Mous avons eu la joie d'ap- plaudir ensuite Chonchelle, que l'on sait gĂ©nĂ©rale- ment par cƓur, paroles et musique, et qui a pris, en moins de dix ans, un petit air classique aussi flatteur pour M. Claude Terrasse que pour MM. Ro- bert de Fiers et Gaston de CaiĂŻlavet. M. Max Dearly 3 38 t& THÉÂTRE 1912-1913 est toujours incomparable eu Saint-Guillaume, son meilleur rĂŽle. M" e Alice Bonheur joue et chante fort joliment. La nouveautĂ© du programme est une comĂ©die en trois actes de MM. Gandrey et Henri Clerc, la Bonne maison. Elle rappelle un peu le Meilleur de nuit, avec moins de philosophie, ou avec une philosophie moins amĂšre tous Tes mĂ©nages Ă  trois ne prĂȘtent pas nĂ©- cessairement Ă  des rĂ©flexions profondes. Celui de LĂ©a, d'Emile Heurtemotte et de Victor est nĂ© d'un hasard. Emile Heurtemotte Ă©tait venu simplement passer la nuit chez LĂ©a, comme tout le monde, et sans aucune idĂ©e de s'y Ă©tablir, car sa devise est celle de Vivant Dcnon Point de lendemain ». Mais la goutte dispose. Un accĂšs soudain le retient au lit ; LĂ©a, qui est bonne fille, envoie chercher son propre mĂ©decin, administre les drogues Ă  Emile et lui ex- plique, tout en le droguant, qu'elle a le goĂ»t de ce genre de rĂ©gularitĂ© qu'on nomme collage. Elle a aussi un amant de cƓur, Victor. Elle ne le dit pas Ă  Emile, mais Victor, qui ne peut pas deviner la prĂ©- sence d'Emile, survient c'est son heure. Heurte- motte a des scrupules et veut partir. Victor n'en a point et le conjure de rester. Heurtemotte cĂšde et, comme l'accĂšs se prolonge, a tout le temps de s'at- tacher Ă  Victor autant qu'Ă  LĂ©a. Un de ses amis, RĂ©gnier, le vient voir, lui fait honte de sa complai- sance et veut, pour le tirer de lĂ , lui dĂ©montrer que LĂ©a est au premier venu. Il entreprend donc la jeune personne elle est avertie, elle le gifle. Heurtemotte LE THÉÂTRE 1912-1913 39 reste dans la Bonne maison. Il feint mĂȘme, une fois guĂ©ri, d'ĂȘtre encore malade pour y demeurer plus longtemps. Cette jolie piĂšce, finement Ă©crite, est finement jouĂ©e par M. Polin, qui a cependant un peu de lourdeur et qui fait un peu trop de grimaces mais il a la goutte. M. Decaye RĂ©gnier se fait trĂšs crĂą- nement gifler, et il faut admirer le naturel, la vĂ©ritĂ© parfaite de M. Lucien Rozenberg, dans le rĂŽle de Victor, qui n'Ă©tait point cependant, il me semble, tout Ă  fait de son emploi. Une des originalitĂ©s du spectacle de M. Michel Mortier est qu'il se termine, comme il commence, par un lever de rideau Son innocence, de MM. Paul- François et G. GuillerĂ©. Ce petit acte, non sans mĂ©- rite et assez plaisant, a Ă©tĂ© trĂšs bien jouĂ© par M. De- caye et M lle Timmy. 12 Octobre THEATRE FEMINA. — L'EnjĂŽleuse, comĂ©die en trois actes de MM. Xavier Roux et Maurice Sergine. La piĂšce de MM. Xavier Roux et Sergine est une Ɠuvre extrĂȘmement soignĂ©e, d'une distinction un peu laborieuse et trĂšs assaisonnĂ©e d'esprit. Que lui man- que-t-il pour passionner les foules ? Un rien de vul- garitĂ© peut-ĂȘtre, ou l'intĂ©rĂȘt dramatique. Il y a bien une situation, et, Ă  la rigueur, cela peut suffire. Cer- taines piĂšces, notamment de M. Henry Rernstein, semblent faites pour un acte, et cet acte pour une 40 LE THÉÂTRE 1912-1913 scĂšne. Mais il faut que la situation unique soit bien forte, et bien particuliĂšrement de théùtre », pour fournir et suffire Ă  toute une piĂšce. Entendons- nous je ne rĂ©pĂšte point ici, en d'autres termes, la distinction des piĂšces oĂč il y a une piĂšce et des piĂšces oĂč il n'y en a pas cette formule me paraĂźt l'une des plus vides de sens et de substance, et des plus nuisibles qu'ait inventĂ©es la critique du dernier siĂšcle ; d'autant que l'on omet de dĂ©finir cette piĂšce, qui, selon les grammairiens de l'art dramatique, doit se trouver dans toute piĂšce pour la rendre viable ; et quand son absence est trop Ă©vidente, dans un chef- d'Ɠuvre, par exemple dans BĂ©rĂ©nice, on se tire d'af- faire en nous disant que le gĂ©nie crĂ©ateur consiste Ă  tirer quelque chose de rien ». Cette billevesĂ©e est de M. Nisard. Mais je maintiens que certaines situa- tions sont de théùtre, et d'autres point. Je crois que ce qui distingue les unes des autres, c'est qu'on peut rendre le spectateur entiĂšrement tĂ©moin des pre- miĂšres, et qu'on ne peut mettre les autres sur scĂšne que partiellement ou point du tout. Il suit de lĂ  que la situation de toutes la moins scĂ©nique est celle qui aboutit au geste qu'on ne peut dĂ©cidĂ©ment pas mon- trer. Et telle est justement la situation capitale de XEnjĂŽleuse. Quand, exaspĂ©rĂ© par les coquetteries de Lucienne Rouvray, le sanguin M. Caslellon l'empoi- gne et la veut tout bonnement prendre de force, la scĂšne a beau ĂȘtre bion menĂ©e, touchante, pathĂ©tique, il y manquera toujours un Ă©lĂ©ment essentiel d'intĂ©- rĂȘt, puisque nous ne pouvons pas douter du rĂ©sultat LE THEATRE 1912-1913 41 nĂ©gatif, ou du moins qu'on ne nous montrera rien que de nĂ©gatif, et cela seul compte, pour le specta- teur, qu'on lui met devant les yeux. N'allez pas croire, sur ce qui prĂ©cĂšde, que l'EnjĂŽ- leuse soit encore une piĂšce Ă  satyres. C'est, au con- traire, une trĂšs honnĂȘte piĂšce. Lucienne Rouvray et Jacques Rouvray, architecte diplĂŽmĂ© par le gouver- nement, font le plus gentil mĂ©nage ; ils s'adorent. Si Lucienne enjĂŽle » tout le monde et n'importe qui, le commis de son mari, un homme de lettres amateur, et jusqu'Ă  un gĂ©nĂ©ral persan, c'est bien machinalement, sans penser Ă  mal, et peut-ĂȘtre parce que toutes les femmes sont ainsi. Mais elle ne veut pas mĂȘme croire qu'elle ne le fasse point ex- prĂšs elle prĂ©tend servir les intĂ©rĂȘts de son mari et allumer la clientĂšle. Le fort client, Castellon, prend un instant les choses au tragique, et dit Ă  Jacques vertement ce qu'il pense des maris que leurs femmes aident Ă  ce point-lĂ . Castellon est bien sĂ©vĂšre. Jac- ques ne l'est pas moins, au dĂ©nouement, car il in- vite sa femme Ă  ne plus se mĂȘler de ses affaires. Mon Dieu, il n'y avait pas si grand mal. Les personnages de Balzac sont moins bĂ©gueules, et, chez lui, l'Ă©pouse de l'expĂ©ditionnaire ne se gĂȘne pas pour dire Ă  son Ă©poux Je crois bien que j'ai fait ton chef de bu- reau. » Nous n'avons plus de ces franchises ce n'est pas qu'il nous soit venu des scrupules ; mais nous avons davantage de savoir-faire, et nous avons observĂ© que l'hypocrisie sert le vire plus encore qu'elle ne rend hommage Ă  la vertu. 42 LE THEATRE 1912-1913 L'EnjĂŽleuse est jouĂ©e par M. ArquilliĂšre avec une parfaite justesse de ton, un naturel excellent, une Ă©motion mesurĂ©e, et une sĂ»retĂ© de mĂ©tier bien remar- quable. .M. Louis Gauthier interprĂšte aimablement le rĂŽle un peu terne du mari. M me Monna Delza est pleine de grĂące. M lle Jane Danjou est agaçante c'est un compliment, si l'on prend le mot dans son ancien sens ; mais la dĂ©viation qu'il a subie est significative, et doit avertir cette jeune artiste, et bien d'autres, qu'entre agaçante et insupportable il n'y a pas un abĂźme. M. Bertet joue le petit rĂŽle du gĂ©nĂ©ral per- san avec l'accent russe, pour indiquer sans doute qu'il ne reste presque plus rien de son malheureux pays, partagĂ© entre la Russie et l'Angleterre. Enfin, M. Henry-Roussell a cru devoir, pour paraĂźtre sur la scĂšne du théùtre Femina, emprunter sa tĂšte au directeur de Je Sais Tout. 14 Octobre THEATRE DES ARTS. — Marie d'AoĂ»t, piĂšce en 3 actes, de M. LĂ©on FrapiĂ© ; Une Loge pour Faust », comĂ©die en un acte de M. Pierre Veber. Marie d'AoĂ»t, de M. LĂ©on FrapiĂ©, nous rĂ©servait une bonne surprise. Nous savions officiellement, par les avant-premiĂšres, qu'il s'agissait d'une servante de cabaret, bousculĂ©e, violĂ©e et rendue mĂšre par un .Garçon livreur tout cela eu une fois, oh ! ces garçons livreurs Ăź ensuite consolĂ©e, rĂ©habilitĂ©e, Ă©pousĂ©e par THEATRE 1912-1913 43 un caissier idĂ©aliste et sensible ». Et nous pensions avoir lieu de craindre que la piĂšce ne fĂ»t Ă  thĂšse et Ă  couplets, morale, sociale, tranchons le mot, en- nuyeuse. Elle est bien un peu tout cela, mais elle est aussi amusante, gaie, solennelle sans prĂ©tention, si ces deux mots se peuvent accoupler ; c'est, en der- niĂšre analyse, un vaudeville, qui n'est pas fabriquĂ© par un ouvrier de théùtre fort expert, mais qui a, en revanche, des qualitĂ©s de comĂ©die, et oĂč certains caractĂšres sont crayonnĂ©s d'un trait un peu gros, mais ferme et juste. La touchante aventure de Marie d'AoĂ»t, qui est le sujet de la piĂšce, passe au second plan, et le dĂ©noue- ment est amenĂ© par la combinaison passablement ar- tificielle de l'intrigue principale avec une intrigue secondaire, qui vient au premier plan Ă  tout propos. Ce n'est peut-ĂȘtre pas lĂ  une composition fort bien Ă©quilibrĂ©e. Le caissier idĂ©aliste et sensible », Guidot, a un fils, Laurent, trĂšs mauvais sujet. Ce jeune homme, qui gagne cent cinquante francs par mois, est si bien habillĂ©, et surtout si bien chaussĂ©, qu'on soup- çonne Ă  premiĂšre vue qu'il pourrait bien recevoir de l'argent des dames. Ce serait un jugement, tĂ©mĂ©raire, et, au contraire, il leur en donne ; Ă  telles enseignes que, chargĂ© d'encaisser trois mille francs, il les a mis dans sa poche, Ă  l'intention d'une petite amie. L'heure Ă©tant venue de les rendre, il court, affolĂ©, Ă  la maison de commerce oĂč son pĂšre est caissier, et dĂ©termine cet homme scrupuleux, mais faible, Ăź\ 44 LE THÉÂTRE 1912-1913 prendre tout bonnement les trois mille francs dans la caisse du patron, qui est en voyage. Il faut dire, Ă  la dĂ©charge de Guidot pĂšre premiĂšrement, qu'il ne fait Ă  son fils aucun reproche et pas le moindre ser- mon ; deuxiĂšmement, qu'il est l'ami d'enfance de Taingras, son patron, que Taingras est le plus sale caractĂšre, mais le plus brave homme du monde, et eĂ»t donnĂ© les trois mille francs si Guidot n'avait pas Ă©tĂ© dans l'impossibilitĂ© de les lui demander. Lorsque, en effet, Taingras revient, et que Guidot lui avoue le dĂ©tournement, il ne fait pas plus de re- proches ni de sermon Ă  Guidot pĂšre que Guidot pĂšre n'en fait Ă  Laurent, mais il veut absolument savoir pourquoi son caissier a eu besoin de trois mille francs. Guidot a honte de rĂ©vĂ©ler l'indĂ©licatesse de son fils, et se tait obstinĂ©ment. Ce silence exaspĂšre le vieux garçon maniaque, qui veut percer le mys- tĂšre et fait suivre son employĂ© par la police. Mais la brouille du patron et de son caissier commence de faire jaser sur la place. Laurent, qui vient d'ob- tenir un avancement peu mĂ©ritĂ©, uniquement dĂ» Ă  l'honorabilitĂ© notoire de son papa, craint que cette brouille ne lui fasse tort, et supplie lui-mĂȘme Gui- dot de tout dire Ă  Taingras. Comme le vieux brave homme s'entĂȘte, la jeune fripouille prend le parti de suggĂ©rer Ă  M. Taingras une explication fantaisiste de Femploi des trois mille francs. Il insinue que son vertueux pĂšre pourrait bien avoir une histoire de femme, et que la femme, pourrait bien ĂȘtre cette ser- vante de cabaret, cette Marie d' \Ăčl. qui lui apporte LE THÉÂTRE 1912-1913 45 son dĂ©jeuner au bureau tous les matins. — Je note en passant que j'ai pu, sans parler d'elle, raconter presque toute la piĂšce. Taingras est enchantĂ© d'avoir surpris enfin le se- cret qui l'empĂȘchait de dormir. Il s'en va chez Marie d'AoĂ»t, qui loge dans un misĂ©rable garni ; et comme Laurent, ce malin, a su persuader Ă  son pĂšre qu'il devait honorer d'une visite la pauvre fille, patron et caissier se rencontre chez elle. Taingras fiance le caissier et la servante, et tout le monde est content, tout le monde est sauvĂ© ; mais je doute que Laurent frĂ©quente beaucoup chez sa belle-mĂšre. La piĂšce de M. LĂ©on FrapiĂ© est remarquablement jouĂ©e par M. Janvier, touchant et simple, mĂȘme quand son texte manque de simplicitĂ© ; par M. Lu- cien Dayle, plein de bonhomie et de drĂŽlerie dans le rĂŽle de Taingras ; par M. Dullin, fort pittoresque en policier amateur, ci-devant professeur de l'Univer- sitĂ©. M. RenĂ© Rocher Laurent a su comprendre la diffĂ©rence qu'il y a entre le dandysme de Brummel et le chic d'un petit employĂ©, qui s'habille mieux. M" e Marthe Barthe a interprĂ©tĂ©, avec une douceur Ă©mouvante, une rĂ©serve digne, une sorte de modestie sans humilitĂ©, le joli rĂŽle de Marie d'AoĂ»t. Le spectacle commençait par une amusante fantai- sie de Pierre Veber. Vue loge pour Faust. Cette loge, qui est celle du ministre des beaux-nrts, passe de main en main et finalement revient aux premiers porteurs. 46 LE THÉÂTRE 1912-1913 15 Octobre THÉÂTRE ANTOINE. — Une Affaire d'or, comĂ©die en trois actes de M. Marcel Gerbidon. Il y a bien du talent, de la nouveautĂ©, de l'intĂ©rĂȘt sĂ©rieux, de l'amusement dans la piĂšce de M. Marcel Gerbidon, une fable ingĂ©nieuse et significative, des caractĂšres bien dessinĂ©s. Je lui ferai un reproche elle manque un peu — comment dirais-je ? — de grandiose. L'un des maĂźtres de la critique drama- tique, un de ceux qui ne sont plus, se plaignait na- guĂšre Ă  tout propos, que les auteurs contemporains n'eussent point l'envergure d'Eschyle ou de Shakes- peare. Je ne jurerais pas que Shakespeare ni Eschyle fussent Ă  leur place et Ă  leur aise dans le cadre des VariĂ©tĂ©s ou des Bouffes-Parisiens. Mais M. Gerbi- don n'a pas craint d'aborder un sujet qui oblige il traite la question d'argent ; le lieu de sa piĂšce est New- York, ville que la plupart de nos compatriotes ne connaissent que par ouĂŻ-dire, mais qu'ils se figu- rent colossale ; tous ses personnages sont milliar- daires et le disent, ou le deviennent, ou cessent de l'ĂȘtre entre neuf heures et minuit ; ils conçoivent des affaires qui passent notre imagination ; leurs divers types reprĂ©sentent plusieurs gĂ©nĂ©rations d'AmĂ©ri- cains du Nord, ou mĂȘme symbolisent des idĂ©es gĂ©- nĂ©rales ; bien plus, le vieux monde est confrontĂ© avec le nouveau, et le dĂ©saccord de leurs sensibilitĂ©s produit les Ă©vĂ©nements de la piĂšce. Tout cela est d'une observation appliquĂ©e, d'une psychologie fine LE THÉÂTRE 1912-1913 47 et parfois juste ; mais au point de l'histoire oĂč nous sommes, un conflit franco-amĂ©ricain n'est pas encore un sujet psychologique, c'est un sujet Ă©pique. Les dissentiments conjugaux de Monsieur et Madame Roumestan pouvaient suffire Ă  illustrer les petites diffĂ©rences de tempĂ©rament qui se remarquent chez nous entre les familles du Nord et celles du Midi je ne trouve pas que John Gibbs et Mrs Gibbs, sa femme, nĂ©e Germaine Lesage, soient des hĂ©ros assez considĂ©rables pour personnifier le tempĂ©rament yan- kee et le tempĂ©rament français. FĂ©licitons cependant M. Gerbidon d'avoir crayonnĂ© cet AmĂ©ricain et cette Parisienne, qui ne sont pas plus grands que nature, ni mĂȘme peut-ĂȘtre aussi grands, mais qui vivent ; et fĂ©licitons-le surtout d'avoir inventĂ© un autre mariage mixte que celui de l'hĂ©ritiĂšre amĂ©ricaine et du noble EuropĂ©en dĂ©sargentĂ©. Le premier acte m'a paru le meilleur, sans doute parce que l'Ă©tude des mƓurs est la partie supĂ©rieure de la piĂšce. C'est une maniĂšre de prologue. Nous sommes donc Ă  New-York, dans les bureaux de la banque Hutchinson, dans un cabinet rĂ©servĂ© aux doux premiers secrĂ©taires, John Gibbs et Sam Royce. Sam Royce est d'origine irlandaise et de sensibilitĂ© lui-ouropĂ©enne, au lieu que Gibbs est yankee pur- sang, ou selon la formule. L'Irlandais est fiancĂ© Ă  la dactylographe Emma, John cherche une autre dac- tylographe qui dĂ©charge Emma d'une part de la besogne. Une Française, Germaine Lesage, se prĂ©- sente. Comme il est rude, il la reçoit peu courtoise- 48 LE THÉÂTRE 1912-1913 ment ; comme elle a de la dignitĂ©, elle le rembarre mais comme elle a surtout besoin de gagner son pain, elle pleure ; il s'attendrit et l'engage. John a prĂ©cĂ©demment reçu la visite de son pĂšre, Timothv. un gros fermier du XĂ©braska, paysan ma- drĂ©, entre nous, beaucoup plus normand qu'amĂ©ri- cain. Gibbs pĂšre a semĂ© des pĂ©pites d'or dans l'une de ses terres, et compte raisonnablement, par ce moyen, en centupler le prix. Le banquier Hutchin- son, qui ne soupçonne point la fraude, pense rouler le vieux fermier et acquĂ©rir le domaine Ă  bon compte. Il ignore que son secrĂ©taire est le fils du fermier. Mais c'est. Timothv Gibbs qui roule Hutchinson, et le domaine qui vaut bien trois cents dollars, est payĂ© par le banquier quinze cent mille francs. L'entracte est de douze annĂ©es. Dans l'intervalle, John Gibbs a Ă©pousĂ© Germaine Lesage, et acquis une fabuleuse fortune. Les Gibbs ont un enfant, qui est Ă©levĂ©, comme tous les enfants de milliardaires, dans un luxe fou. et qui dĂ©pĂ©rit faute de privations. Gibbs est un vertueux mari, car il a des principes, mais Germaine trouve que ce n'est pas un mari, car il a des affaires et ne saurait penser Ă  autre chose. L'oxtrĂȘme hardiesse de ses entreprises effarouche aussi la pauvre femme, et quand elle apprend que Gibbs combine un trust du charbon qui ruinera des milliers de gens, Ă  commencer par Hutchinson et Sam Royce, elle proteste que par tous les moyens elle empĂȘchera un tel crime. Gibbs ne fait qu'en rire e\ l'engage Ă  se mĂȘler de ce qui la regarde. LE THEATRE 1912-1913 49 Germaine, pour empĂȘcher ce qu'elle appelle un crime, a usĂ© du moyen le plus Ă©lĂ©mentaire elle a divulguĂ© les machinations de Gibbs. Le trust est constituĂ©, il fonctionne, causant grĂšves, ruines et suicides ; cependant les principales victimes gardent un front serein. C'est qu'elles ont pris leurs prĂ©cau- tions et font venir des charbons d'Europe, Gibbs, Ă  son tour, va ĂȘtre ruinĂ© ; il s'affole, et quand il dĂ©- couvre enfin que sa femme l'a trahi, il la chasse. Le pĂšre Gibbs arrive Ă  propos pour tout remettre en ordre et tirer la morale de la piĂšce. Il reconnaĂźt que Germaine n'a pas jouĂ© correctement son rĂŽle d'Ă©- pouse, mais il avoue que John est aussi allĂ© un peu trop loin. D'ailleurs. John entrevoit dĂ©jĂ  une façon de retourner les choses Ă  son profit et de rĂ©tablir sa fortune. Il se lancera donc plus que jamais dans les grandes affaires et ne se retirera point Ă  la campa- gne comme Germaine souhaitait. Mais le vieux Thi- mothy y a, depuis l'autre acte, emmenĂ© son petit-fils, qui est dĂ©jĂ  en voie de devenir un fort garçon. La comĂ©die de M. Marcel Gerbidon est richement montĂ©e. Le palais du milliardaire ne m'a point paru fort dĂ©sirable », comme ils disent mais si l'ar- gent ne fait point le bonheur, il ne fait pas non plus le goĂ»t. M. GĂ©mier a composĂ© avec soin, avec science et avec son intelligence coutumiĂšre, le personnage de Timothy Gibbs, M me AndrĂ©e MĂ©gard est sincĂšre, touchante et belle en Françoise transplantĂ©e sur l'au- tre rive. On a beaucoup et justement applaudi M me " Dermoz et Jane Fusier. M. Rscoffier John Gibbs. 50 THÉÂTRE 1912-1913 16 Octobre THÉÂTRE DU GYMNASE. — Reprise du DĂ©tour, piĂšce en trois actes, de M. Henry Bernstein. J'Ă©prouverais un Ă©tonnement bien vif s'il n'Ă©tait pas Ă©tabli d'ici Ă  demain par le consentement uni- versel que le DĂ©tour est la meilleure piĂšce de M. Henry Bernstein. Lorsqu'un auteur a le talent et l'autoritĂ© de M. Bernstein, et qu'il est parvenu Ă  un rang aussi Ă©minent, l'on ne porte plus guĂšre sur lui, Ă  chacune de ses premiĂšres et de ses reprises, que des jugements, pour ainsi dire, de style. Donne-t-il une piĂšce nouvelle ? Si grand qu'en puisse ĂȘtre le succĂšs, on s'accorde, tout en la louant, Ă  louer da- vantage, Ă  prĂ©fĂ©rer et comme Ă  regretter la prĂ©cĂ©- dente. Si c'est une de ses anciennes piĂšces que l'on reprend, la critique y aperçoit quelques rides, mais ne nie point qu'elle ne tienne le coup. Et si enfin on reprend sa premiĂšre piĂšce, alors, il n'y a qu'un cri C'Ă©tait la meilleure ! » Cette opinion est adoptĂ©e avec d'autant plus d'em- pressement qu'on en peut dĂ©duire que l'auteur arrivĂ© avait bien du talent avant d'avoir du succĂšs, qu'il n'a pas tenu tout ce qu'il semblait promettre, et qu'il a fait, depuis ses Ă©clatants dĂ©buts, des progrĂšs Ă  re- bours. Je ne crois pns, toutefois, que notre prĂ©dilec- tion pour les premiers essais des grands auteurs soit dĂ©terminĂ©e seulement par la malveillance. Elle doit ĂȘtre, dans une certaine mesure, justifiĂ©e ; car LE THÉÂTRE 1912-1913 51 elle est quelquefois sincĂšre et naĂŻve. Du temps que j'Ă©tais au collĂšge, l'on n'avait pas encore supprimĂ© le concours gĂ©nĂ©ral, que l'on va prochainement rĂ©ta- blir. Tous les ans, depuis l'origine, les copies les plus remarquables avaient les honneurs de l'impres- sion. C'est ainsi que nous pouvions lire des devoirs de nos aĂźnĂ©s glorieux. Je me souviens, entre autres, d'un discours français de Sainte-Beuve et d'une am- plification de Michelet, que nous trouvions bien su- pĂ©rieurs, pour le fond et pour la forme, Ă  tel cha- pitre de l'Histoire de France ou Ă  telle Causerie du Lundi. Comme nous n'Ă©tions pas alors suspects de porter envie Ă  Michelet ni Ă  Sainte-Beuve, et que nous n'avions aucun profit Ă  publier qu'ils n'ont fait que dĂ©choir depuis la rhĂ©torique, il faut donc croire que les Ɠuvres de dĂ©but, et mĂȘme les devoirs d'Ă©coliers, ont un charme, ou une valeur, ou une signification, et que nous sentions tout cela confu- sĂ©ment. Du moins, pour la critique, une Ɠuvre de dĂ©but est un document plus intĂ©ressant que les Ɠuvres de l'Ăąge mĂ»r. L'originalitĂ© de l'auteur ne s'y aperçoit pas ordinairement Ă  la premiĂšre audition ou Ă  la premiĂšre lecture on s'Ă©tonne, Ă  la reprise, de voir comme elle Ă©tait dĂ©jĂ  formĂ©e. On la reconnait Ă  prĂ©- sent, parce que les Ɠuvres venues depuis, et qui nous servent de termes de comparaison, nous ont familiarisĂ©s avec elle peu Ă  peu mais il est fort na- turel qu'on ne l'ait pas aperçue du premier coup, parce qu'elle ne s'Ă©tait pas encore dĂ©pouillĂ©e de tous 52 LE THÉÂTRE 1912-1913 les Ă©lĂ©ments Ă©trangers qui enveloppent la person- nalitĂ©, mĂȘme la plus singuliĂšre et la plus jalouse, en ce temps de culture extrĂȘme et de trĂšs vieille ci- vilisation. Lorsque l'Ăąge et la maturitĂ© viennent, le crĂ©ateur original Ă©limine de lui, et parfois avec une sĂ©vĂ©ritĂ© excessive, tout ce qui n'est pas rigoureuse- ment de lui-mĂȘme. 11 se manifeste chez l'individu ce qu'on appellerait, pour un peuple, une crise de nationalisme et ce nationalisme est souvent un peu Ă©troit. C'est pourquoi l'Ɠuvre de dĂ©but, qui n'est jamais, qui ne peut ĂȘtre supĂ©rieure Ă  l'Ɠuvre de ma- turitĂ©, est pourtant plus variĂ©e et plus nombreuse et surtout elle nous instruit mieux du talent de l'au- teur, pareeque nous l'y pouvons avec fruit Ă©tudier Ă  l'Ă©tat naissant, aprĂšs l'avoir Ă©tudiĂ©, en d'autres Ɠuvres, Ă  l'Ă©tat d'achĂšvement. La diffĂ©rence de physionomie est si frappante, entre le DĂ©tour et. les autres piĂšces de M. Bernstein. qu'il semble Ă  premiĂšre vue que l'auteur ait brusque- quement changĂ© de route, au lieu de poursuivre son Ă©volution. Mais je n'en crois rien, et je vois dĂ©jĂ  dans le DĂ©tour, et mĂȘme dans le MarchĂ©, tout l'au- teur de Samson, d'IsraĂ«l, de l'AssĂ»ut je vois, Ă  cha- que rĂ©plique, sa signature, sa marque, et. pour par- ler comme lui, sa griffe. Je rappelle la donnĂ©e du DĂ©tour. Jacqueline, fille d'une femme entretenue, Ă©levĂ©e parmi les camarades et les amants de sa mĂšre, sem- ble vouĂ©e, fatalement, Ă  la galanterie. Elle n'v rĂ©- pugne pas. du moins thĂ©oriquement. Elle n'a ni LE THEATRE 1912-1913 53 principes ni prĂ©jugĂ©s, mais une certaine propretĂ©, si j'ose dire et un goĂ»t de l'ordre qui est peut-ĂȘtre le plus sĂ»r fondement d'une morale pratique. Un Parisien, brave garçon, qui l'aime et ne lui dĂ©plaĂźt pas, lui propose une liaison, qu'elle pourrait accep- ter sans honte, car il n'est pas assez riche pour qu'elle ait le sentiment de se vendre en lui cĂ©dant. Mais un provincial, et de surcroĂźt protestant, lui propose de l'Ă©pouser, et, avec une joie presque puĂ©- rile, elle accepte. Elle se trouve affreusement dĂ©- pnvsĂ©e et seule, dans le milieu bourgeois oĂč elle a cru naĂŻvement que ses instincts l'adapteraient. La vertu agressive de ses beaux-parents, l'hypocrisie d'une petite belle-sƓur la rĂ©voltent ; l'accueil indis- crĂštement empressĂ© que l'on affecte de lui faire par devoir et par charitĂ© l'humilie ; il lui paraĂźt inju- rieux que l'on se donne tant de mal pour la rĂ©habi- liter ; enfin, elle Ă©touffe, et quand le Parisien du premier acte, Cyril, revient Ă  point nommĂ© pour la tirer de cet infernal paradis, elle le suit sans trop hĂ©siter, mais non pas de gaietĂ© de cƓur. J'ai du chagrin » est le dernier mot de la piĂšce. Jacqueline, par le dĂ©tour du mariage, revient, je ne veux pas dire Ă  la cralanterie. mais Ă  l'irrĂ©gularitĂ©, Ă  quoi ses origines la condamnaient. Un tel sujet ne fournit pas. Ă  proprement parler, do situations ni surtout la situation unique et qui prĂȘte A une seule grande scĂšne. — comme cette merveilleuse seĂšne du Voleur, si frĂ©quemment imitĂ©e depuis, et qui a toujours autant de 54 L E THEATRE 1912-1913 succĂšs, mĂȘme quand elle n'est pas de M. Bernstein. C'est une sorte de roman psychologique ; et, si M. Bernstein avait eu la maladresse de dĂ©buter dans la littĂ©rature par des rĂ©cits, l'on n'aurait pas manquĂ© de lui dire, lors de la premiĂšre du DĂ©tour, qu'ainsi que tous les romanciers il n'entendait rien au théù- tre. Ce reproche, qui semblerait aujourd'hui comi- que, eĂ»t Ă©tĂ© dĂšs lors injuste. Si je pouvais reprendre une Ă  une les scĂšnes du DĂ©tour, je montrerais faci- lement que chacune expose un Ă©tat d'Ăąme ou des mouvements d'Ăąme, et que les moyens d'expression n'appartiennent qu'Ă  l'art dramatique, dont M. Henry Bernstein n'Ă©tait pas maĂźtre en ce temps-lĂ  moins qu'aujourd'hui, Ă©tant nĂ© homme de théùtre. Il est vrai que nulle piĂšce contemporaine n'est peut-ĂȘtre plus chargĂ©e de psychologie que le DĂ©tour, et nulle autre n'est moins encombrĂ©e d'analyse psychologi- que. Ce n'est mĂȘme pas la psychologie de Maupassant, qui esquive aussi l'analyse, et qui traduit le senti- ment par le geste, mais qui est, en consĂ©quence, des- criptive, exclusivement propre au roman, et qui s'Ă©- vanouit Ă  la scĂšne. C'est la vraie psychologie de théùtre et justement pour ce motif je ne la puis dĂ©- finir, car elle n'a ni procĂ©dĂ©s, ni formules ; elle ne se discute point elle se manifeste, elle existe, et elle n'existe que sur le plateau. Mais je ne voudrais pas que l'on se mĂ©prit Ă  ce mot h psychologie de théùtre ». Je n'insinue pas qu'elle est arbitraire ou de convention, ni qu'elle est LE THEATRE 1912-1913 55 sommaire. Tout au contraire, elle est, sans analyse, d'une vĂ©ritĂ© que les analystes les plus fins ont rare- ment Ă©galĂ©e ; elle est d'une vĂ©ritĂ© moyenne, d'une vĂ©ritĂ© complexe, elle n'escamote aucune des hĂ©sita- tions, des inconsĂ©quences, des contrariĂ©tĂ©s qui sont habituelles au pauvre coeur humain, et si gĂȘnantes pour la conduite d'une piĂšce que d'ordinaire l'auteur dramatique les supprime tout bonnement. Le mĂ©rite supĂ©rieur de M. Henry Bernstein est d'avoir su cons- truire une piĂšce dont l'architecture ne laisse rien Ă  dĂ©sirer, sans rectifier ni sans ramener Ă  une gĂ©omĂ©- trie hors nature les matĂ©riaux hasardeux que la rĂ©a- litĂ© lui fournissait. Les critiques dramatiques ont dĂ©cidĂ© une fois pour toutes que les piĂšces bien faites sont toujours bien jouĂ©es. Cela est possible, mais j'avoue que la preuve de cette nĂ©cessitĂ© ne m'apparaĂźt point. Je crois, en revanche, que les piĂšces, mĂȘme bien faites, mais trĂšs profondĂ©ment vraies comme le DĂ©tour, sont fort difficiles Ă  jouer. M. Henry Bernstein a eu la rare bonne fortune de rencontrer deux inter- prĂ©tations presque parfaites. On ne saurait avoir oubliĂ© l'admirable dĂ©but de Mme Simone. Elle Ă©tait Jacqueline elle-mĂȘme. Mme Madeleine LĂ©ly est toute diffĂ©rente de Mme Simone et elle interprĂšte le rĂŽle avec une si belle sincĂ©ritĂ©, une sensibilitĂ© si exquise que l'on croit encore avoir devant les yeux la Jacqueline que M. Bernstein a rĂȘvĂ©e. Mme Ju- liette Darcourt Raymonde. la mĂšre de Jacqueline joue Ă  miracle ces mĂšres si jeunes, qui n'auront ja- 56 LE THÉÂTRE 1912-1913 mais l'Ăąge de raison. Mme CĂ©cile Caron, dans le rĂŽle de la belle-mĂšre protestante ; Mme Louise Mai - quet, dans le rĂŽle scabreux de la princesse Uranu, et Mlle Suzanne Goldslein, dans celui de l'hypocrite belle-sƓur, sont remarquables. Le rĂŽle de Rousseau pĂšre est une des plus heureuses compositions de M. SigiidrĂ«t. J'ai admirĂ© le naturel, l'autoritĂ©, l'Ă©mo- tion discrĂšte de M. DumĂ©ny Cyril. Des artistes qui mĂ©riteraient la vedette, MM. Lefaur, Puylagarde, GandĂ©ra. tiennent des rĂŽles de trop peu d'importance. Enfin. M. Capellani a obtenu un grand et lĂ©gitime succĂšs et nous a, une fois de plus, charmĂ©s par l'in- telligence et la sĂ»retĂ© de son jeu, par sa simplicitĂ©, par sa mesure, par son goĂ»t. 22 Octobre THÉÂTRE IMPÉRIAL. — Le Voile d'amour, opĂ©rette en deux actes, de MM. NoziĂšre et GuĂ©rin. musique de M. Paul Marcelles Comme on fait son lit... comĂ©die en trois actes de M Frappa. Le Théùtre ImpĂ©rial , ouvert depuis trois semaines, donnait hier, 21 octobre, son deuxiĂšme spectacle do la saison. C'est beaucoup pour une bonbonniĂšre. Si M. Paul Franck a l'intention de recevoir aussi soin ont cet hiver, il devrait inviter par sĂ©ries, com- me aux chasses. Tl nous a offert, hier soir, un morceau de choix. Le Voile £» suivent. Elles sont effroyables. Ginette, alĂŻolĂ©e de jalousie, ne cesse pas de l'aire la navette entre Mar- seille et Pans, et ne peut se dĂ©cider Ă  partir pour Mexico. Le cousin de Pont-l'EvĂȘque ne se rĂ©signe pas facilement a perdre sa part de trois millions, et ni l'achat d'un habit noir, ni une soirĂ©e passĂ©e au Rat-Mort ne suffisent Ă  le consoler. Mais des galles assez rĂ©jouissantes ayant successivement appris Ă  M. le prĂ©sident Montigny-Marlotte qu'il est cocu avec sa maĂźtresse et cocu avec sa femme, le ciel se rassĂ©rĂšne au moment que l'on pouvait prĂ©cisĂ©ment craindre que l'orage n'Ă©clatĂąt, et Ginette part pour le Mexique, non seulement avec le pharmacien, mais avec son mari, Ă  qui elle a pardonnĂ©, et qui sera dĂ©- corĂ© tout de mĂȘme ; car j'avais oubliĂ© de vous dire qu'il y avait une croix en souffrance. La Part du Feu est jouĂ©e comme rarement vaude- ville le fut, par MM. Victor Boucher, AndrĂ© Lefaur et Hurteaux. Renan avait tort peut-ĂȘtre d'Ă©galer la beautĂ© Ă  la vertu. Mais, au théùtre, il n'y a aucun inconvĂ©nient Ă  dire que la beautĂ© vaut le talent Mmes Ariette DorgĂšre, Marcelle Praince, Templey, sont bien jolies. * * * Pour l'anniversaire de Racine, la ComĂ©die-Fran- çaise a jouĂ© samedi un Ă -propos, ou plutĂŽt une comĂ©die de qualitĂ©, le Sacrifice, dont l'auteur est M. ValĂšre Gille, poĂšte belge, c'est-Ă -dire français. J'ai lu avec grand plaisir le Sacrifice, mais ne l'ai 166 LE THÉÂTRE 1912-1913 pu voir la ComĂ©die, toujours discrĂšte, n'avait poinl convoquĂ© les critiques Ă  la rĂ©pĂ©tition. Les directeurs de bonbonniĂšres sont moins discrets. Ils sonnent le tocsin chaque fois qu'ils changent de lever de ri- deau. Ils devraient mĂ©diter la fable de l'enfant qui crie au loup quand le loup n'y est pas, et qu'on ne croit plus quand il serait peut-ĂȘtre intĂ©ressant de voir le loup. Enfin, croyons encore M. Mortier pour cette fois, mais c'est bien parce qu'il s'agit d'une piĂšce de M. Pierre Veber. Celle-ci, comme les au- tres Ɠuvres du mĂȘme auteur, est ingĂ©nieuse, bien faite, symĂ©trique et balancĂ©e Ă  la façon des piĂšces de Marivaux, avec une causticitĂ© qui ne tient pas du marivaudage, et une psychologie fort pessimiste ou, du moins, dĂ©sabusĂ©e. M. Pierre Veber pense que les femmes ne distinguent pas volontiers les hommes qui n'ont pas Ă©tĂ© distinguĂ©s par d'autres femmes, et que le dĂ©sir est une forme de la jalou- sie. Mme Barbet-MaltournĂ© c'est le principal per- sonnage des Bonnes Relations partage cette opinion de son auteur, et la met en pratique. Mais elle veut, en outre, que le mari ou l'amant qu'elle chipe Ă  une amie n'appartienne plus ensuite qu'Ă  elle seule, car elle ne prĂȘte pas, dit-elle, sa brosse Ă  dents. Comme je la comprends ! Elle se promet Ă  M. Trigaud, qui vient de lui faire une dĂ©claration, si j'ose m'expri- mer ainsi, sur la bouche. Mais elle ne se rendra effectivement Ă  lui qu'aprĂšs qu'il sera brouillĂ© avec Mme Trigaud. Trigaud entame, dans l'instant mĂȘme, une scĂšne de rupture avec sa femme, et de LE THÉÂTRE 1912-1913 167 la meilleure foi du monde. Mais la scĂšne tourne autrement et aboutit Ă  une naissance neuf mois aprĂšs. Mme Barbet-MaltournĂ©, que l'amour aveugle, croit que l'enfant est de Melchior, ami intime des Trigaud, cesse d'aimer Trigaud, le croyant cocu, et se met Ă  aimer Melchior, croyant qu'il est l'amant de Mme Trigaud. Elle finit par apprendre la vĂ©ritĂ©, et nous ne savons pas au juste si elle couronnera la flamme de Melchior, mais, en somme, peu nous importe l'essentiel est que les Trigaud soient rĂ©- conciliĂ©s et donnent, le plus tĂŽt possible, un petit frĂšre ou une petite sƓur Ă  Jean-Pierre. C'est la grĂ»ce que nous leur souhaitons, en cette nuit de NoĂ«l. Souhaitons aussi aux excellents interprĂštes de MM. Pierre Veber et Claude Rolland d'assurer leur mĂ©moire d'ici Ă  demain. Cette comĂ©die, qui est lĂ©gĂšre, gagnerait Ă  ĂȘtre jouĂ©e sans hĂ©sitations. 10 Janvier ATHÉNÉE. — La Main mystĂ©rieuse, comĂ©die d'aventures en trois actes, de MM. Fread Amy et Jean MarsĂšle. Il me souvient qu'aux temps hĂ©roĂŻques de la psy- chologie, l'IrrĂ©parable de Bourget venait de paraĂź- tre dans la Nouvelle Revue, une dame, et cependant titrĂ©e, scandalisa Trouville en criant sur les plan- ches Moi, c'est Gaboriau qui me pince ! » Je n'ai pas tout Ă  fait le mĂȘme goĂ»t, il n' y a pas que Gabo- Ifr* LE THÉAÏHE 19BM913J riau qui me pince, el je lui prĂ©fĂ©rerai toujours M. Paul Bourget, mais j'avoue que Gabonau ne laisse pas de me pincer quelquefois ; pour parler avec plus de gĂ©nĂ©ralitĂ©, j'adore les histoires de po- lice et de voleurs. Eiles sont le dernier refuge du merveilleux, et elles ont, sur les contes de fĂ©es, l'avantage d'ĂȘtre possibles. D'ailleurs, les rĂ©cits arabes du moins font au voleur, sinon au policier, la grande place qui lui est due ; mais c'est Ă  la lit- tĂ©rature la plus moderne que revient l'honneur d'a- voir aperçu et proclame la gloire vĂ©ritable du dĂ©- tective, personnage en effet quasi fabuleux, thau- maturge, intelligence ou mĂȘme gĂ©nie au service de la vertu, de la justice et de l'innocence persĂ©cutĂ©e, enfin le plus poĂ©tique, le plus sympathique des hĂ©ros de roman ou de drame. Tel est l'avis de la comtesse Mirendol, et c'est ce qu'elle remontre Ă  sa fille GeneviĂšve en bien meil- leurs termes que je ne fais ici, quand cette jeune personne, qui aime le timide ingĂ©nieur AndrĂ© Bur- tin, apprend que l'ingĂ©nieur n'est pas un ingĂ©nieur, mais fils de dĂ©tective, dĂ©tective lui-mĂȘme, et qu'elle semble d'abord, si j'ose dire, un peu dĂ©frisĂ©e par cette rĂ©vĂ©lation. Elle se remet bientĂŽt et tombe d'ac- cord avec sa mĂšre que rien n'est beau comme un dĂ©tective, surtout quand il a les charmes personnels de M. AndrĂ© Burtin, et aussi quand on a besoin de ses services. En effet, les vols se multiplient Ă  Phi- ladelphie, oĂč s'est nouĂ©e l'intrigue oĂč la comtesse, Française, mais plus AmĂ©ricaine que nature, et sa LE THÉÂTRE 1912-1913 169 fille, se sont Ă©tablies depuis douze ans. Nous voyons AndrĂ© Burtin lui-mĂȘme chercher avec angoisse dans tous les coins un mĂ©daillon qui lui a Ă©tĂ© dĂ©robĂ©, et qui n'a pas de valeur intrinsĂšque, mais qui contient un document unique la signature du fameux ArsĂšne Lupin, sur un bout de papier. On ne dĂ©cou- vre pas le mĂ©daillon, mais, cinq minutes plus tard, une dĂ©tonation appelle tous les invitĂ©s de la com- tesse Ă  la grille du parc, oĂč, par suite d'un Ă©clate- ment de pneu, l'automobile de la Bilonzoni, can- tatrice italienne, vient de faire panache. Tandis que les uns s'empressent autour de la voiture renversĂ©e, et que les autres cherchent partout la victime de l'accident, qui a disparu, nous voyons entrer en scĂšne une personne masquĂ©e et affublĂ©e de ce vĂȘte- ment Ă©lĂ©gant qu'on appelle, en style de catalogue, le parapluie du chauffeur. Cette personne, qui sem- ble nĂ©anmoins appartenir au sexe fĂ©minin, fait main basse sur tout ce qu'il y a d'argent dans les rĂ©ticules de ces dames abandonnĂ©s çà et lĂ  sur les tables, et dĂ©molit, grĂące Ă  un truc de jiu-jitsu, l'athlĂšte mon- dain GĂ©orgie Buckingham, qui passait mal Ă  propos avec une boĂźte de pharmacie. Deux minutes plus tard, toute la compagnie revient avec la Bilonzoni, qu'on a enfin retrouvĂ©e, courant comme une folle Ă  travers le parc, et nous commençons de nous deman- der si la main mystĂ©rieuse » qui opĂ©rait tout Ă  l'heure devant nous n'est point celle de la Bilonzoni, La comtesse Mirendol, qui est du premier mouve- ment, n'hĂ©site pas une minute Ă  en ĂȘtre persuadĂ©e, il 170 LE THÉÂTRE 1912-1913 ce qui ne l'empĂȘche point d'emmener le soir mĂȘme la Bilonzoni sur son yacht, vers Atlantic-City, oĂč elle doit donner, le lendemain, une grande fĂȘte mu- sicale et sportive, avec le concours de la cantatrice et de plusieurs boxeurs. Vous pensez bien qu'on vole sur ce yacht comme dans un bois, et que les charges s'accumulent contre la Bilonzoni. On retrouve une de ses Ă©pingles Ă  cheveux dans le coffre-fort, qui a Ă©tĂ© forcĂ©. Le capi- taine du yacht a tirĂ© sur une femme qui s'Ă©chappait de la cabine de la comtesse, oĂč elle Ă©tait entrĂ©e par un hublot, et le manteau de cette femme a Ă©tĂ© trouĂ© par la balle. Percy Beitham, fiancĂ© de la Bilonzoni, lui ordonne de montrer son manteau, elle affecte une grande indignation, jette le manteau a la mer, GĂ©orgie Bukingham le repĂȘche le manteau est trouĂ© d'une balle. Ce dernier incident dĂ©termine la comtesse Mirendol a faire usage de la tĂ©lĂ©phonie sans fil et Ă  requĂ©rir le chef de la police d'Atlantic- City, qui viendra cueillir la coupable au dĂ©barque- ment. Cependant la comtesse, qui ne manque pas de flair, a eu quelques instants de doute. Il lui semble que les charges s'accumulent d'une façon un peu artificielle et que les piĂšces Ă  conviction sont dĂ©po- sĂ©es tout exprĂšs oĂč les gens qui font l'enquĂȘte les dĂ©couvriront du premier coup. Nous doutons bien plus encore que la comtesse ; car, si nous avons vu, au premier acte, une femme, dissimulĂ©e sous le t parapluie du chauffeur », chiper tout ce qui traĂź- LE THÉÂTRE 1912-1913 171 nait, nous avons vu, au deuxiĂšme acte, un des chauf- feurs du yacht sans jeu de mots se glisser dans la cabine de la comtesse et travailler le coffre-fort. Nous doutons, ou plutĂŽt nous ne savons pas du tout Ă  quoi nous en tenir, et c'est dans cet Ă©tat d'es- prit si favorable Ă  l'intĂ©rĂȘt que les auteurs de la Main MystĂ©rieuse ont su adroitement nous mettre quand le rideau tombe pour la seconde fois. DĂšs qu'il se relĂšve, nous apprenons cent choses, plus merveilleuses encore que tout ce qui prĂ©cĂšde, et vraiment inattendues. Nous voyons reparaĂźtre le chauffeur du yacht, vĂȘtu cette fois d'une magnifique redingote ; et cela ne suffirait pas Ă  nous faire dou- ter qu'il soit voleur de profession ; mais AndrĂ© Bur- tin tombe dans ses bras, l'appelle mon pĂšre », et du coup nous devinons qu'il est prĂ©cisĂ©ment le con- traire d'un voleur et qu'il ne s'introduisait naguĂšre dans la cabine de la comtesse que pour des motifs de la plus honorable curiositĂ©. En voici bien d'une autre la comtesse elle-mĂȘme survient ; et, Ă  la vue du faux chauffeur, transformĂ© en gentleman, elle se trouble et pour que Mme Augustine Leriche se trouble, il faut qu'il y ait quelque chose lĂ -dessous. C'est, en effet, qu'elle a reconnu Guerchard car, bien que le ci-devant chauffeur se fasse appeler maintenant sir Francis Jettorn, il est le fameux Guerchard en personne, l'adversaire d'ArsĂšne Lu- pin. Devinez-vous dĂšs lors qui est la comtesse ? Si vous ne le devinez pas. vous n'avez aucune ima- gination ou aucun sens de la logique de théùtre. 172 LE THÉÂTRE 1912-1913 La comtesse est Aime veuve ArsĂšne Lupin, d'oĂč il suit presque fatalement que c'est elle aussi la vo- leuse. Et voici le fils de Guerchard, amoureux de la fille d'ArsĂšne Lupin ! C'est Ă  peu prĂšs la mĂȘme si- tuation que dans le Cid, mais les hĂ©ros ne sont pas rĂ©duits Ă  laisser faire le temps ni leur vaillance. Un simple attendrissement de Guerchard pĂšre assurera le dĂ©nouement que nous souhaitons, et qui ne nous a jamais Ă  vrai dire inspirĂ© la moindre in- quiĂ©tude. AndrĂ© Burtin-Guerchard Ă©pousera Gene- viĂšve Lupin-Mirendol, la comtesse ne fuit pas en aĂ©roplane, comme elle en avait l'intention ; elle finit mĂȘme pas confesser publiquement que la main mystĂ©rieuse est la sienne, et qu'elle a volĂ© tout en- semble par charitĂ© et par plaisanterie. Ses victimes ont la bonne grĂące d'en rire et nous trouvons nous- mĂȘmes la plaisanterie fort agrĂ©able. La Main mystĂ©rieuse a Ă©tĂ© mise en scĂšne par M. Deval avec autant d'habiletĂ© que de goĂ»t. Le salon de la comtesse Mirendol, au premier acte, est amusant, pas trop lourdement luxueux, et meublĂ© de jouets Ă©lectriques tout nouveaux qui ne diverti- ront pas moins les parents que les enfants. Le yacht fait honneur Ă  l'industrie française ; car je ne doute point que la comtesse Mirendol, qui est patriote, ne l'ait fait construire en France. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e, par des artistes qui prennent autant de plai- sir Ă  nous donner la comĂ©die que nous Ă  l'entendre. Mme Augustine Leriche a une verve naturelle, dont l'Ă©galitĂ©, comme la mesure, me semble admirable ; LE THÉÂTRE 1912-1913 173 Mme Leone Devimeur est de la plus touchante sen- sibilitĂ©. Mme Jeanne Loury a fait de la Bilonzoni une figure Ă  caractĂšre bien dessinĂ©. M. Garcin AndrĂ© Burtin a une certaine froideur mystĂ©rieuse, MM. Guyon fils et Harry Baur la plus intelligente fantaisie. MM. Gallet, Cueille, Lecocq, Randall, TĂ©- rof, Sauriac, MathĂ© et Dubourdieu, Mmes Yvonne AndrĂ©, Jeanne FrĂ©maux, Roseraie et Rose Grane ont composĂ© des rĂŽles moindres avec autant de soin que de grands rĂŽles, et ont ĂźmĂ©ritĂ© leur trĂšs vif succĂšs. 11 Janvier THEATRE REJANE. — Alsace, piĂšce en trois actes, de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille. Notre manie funeste de l'originalitĂ© nous fait mĂ©- connaĂźtre les vĂ©ritĂ©s les moins douteuses, dĂšs qu'elles sont admises ; et les principes mĂȘmes de conduite, de politesse ou de bon goĂ»t ne nous pa- raissent plus dignes que de figurer sur le carnet d'un Flaubert, parmi les maximes prud'hommesques et les bĂȘtises bourgeoises, quand il nous semble que trop de gens les ont rĂ©pĂ©tĂ©s. Cette façon de voir est bien peu philosophique. Les vĂ©ritĂ©s ne perdent, point ni ne gagnent Ă  ĂȘtre vulgarisĂ©es. Il faudrait mĂȘme souhaiter que les utiles devinssent banales. Mais la vanitĂ© française ne s'en accommoderait point. 10. 174 LE THÉÂTRE 1912-1913 Qui oserait citer encore, sans s'excuser d'un sou- rire, le mot fameux de Gambetta Pensons-y tou- jours, n'en parlons jamais » ? Cette recommanda- tion n'est cependant pas moins sage aujourd'hui qu'hier ; nous venons d'en faire, au Théùtre RĂ©- jane, assez cruellement l'Ă©preuve. Puisque dĂ©cidĂ©ment je ne rougis pas de citer des mots qui ont traĂźnĂ© partout, les auteurs d'Alsace me permettront de leur en rappeler un de Corneille, aprĂšs celui de Gambetta c'est qu'Ă  vaincre sans pĂ©ril on triomphe sans gloire ». Cet adage s'appli- que aussi bien au théùtre. Si l'on veut que je le tra- duise en un langage plus moderne, plus nietzschĂ©en, je dirai qu'il faut vaincre dangereusement. Si l'on prĂ©fĂšre la terminologie de M. de la Palice, je dirai qu'on ne risque rien quand c'est Ă  coup sĂ»r, et que cela peut sembler parfois dĂ©sobligeant Ă  ceux qui n'aiment pas d'avoir les mains forcĂ©es d'applaudir. Si, par exemple, comme au baisser de rideau du premier acte, vous nous montrez des Alsaciens chantant Ă  demi-voix la Marseillaise, tandis que dehors peut-ĂȘtre la police allemande les Ă©coute, il est fatal qu'une partie des spectateurs Ă©clate en applaudissements, que quinze secondes plus tard ceux qui applaudissent regardent de travers ceux qui s'abstiennent, et que ceux qui s'abstiennent se laissent aller, pour confesser leurs sentiments civi- ques ou patriotiques, et que l'acte se termine par une ovation. Si, Ă  la fin du deuxiĂšme acte, vous montrez un vieil Alsacien maltraitĂ© par deux offi- LE THÉÂTRE 1912-1913 175 ciers allemands, et que vous lui fassiez dire le mot de Cambronne, et que l'hĂ©roĂŻne de la piĂšce ajoute Eh bien quoi ! Vous n'allez pas le tuer parce qu'il a parlĂ© français ! » l'effet ne sera pas moins sĂ»r que celui de la Marseillaise. Je ne le dĂ©sapprouve pas j'ai pour le mot de Cambronne autant d'admiration que de sympathie, et j'avoue que, depuis bien des annĂ©es, je n'hĂ©site jamais Ă  le profĂ©rer chaque fois qu'il m est commode ; mais si fiers que nous soyons d'ĂȘtre Français quand ce petit mot nous vient aux lĂšvres, il ne faudrait pas en oublier les origines. Ce n'est pas un mot de victoire, et je rappelle aux amateurs que sa cĂ©lĂ©britĂ© date de Waterloo. AprĂšs ces deux baissers de rideau, je me deman- dais ce que nous aurions pour le troisiĂšme et le der- nier acte. Nous avons un dĂ©nouement ingĂ©nieux, factice, de pur théùtre, mais enfin de bon théùtre si vous voulez. L'Alsacien qui a Ă©pousĂ© une Alle- mande, et qui, la guerre dĂ©clarĂ©e, n'a le courage de se rĂ©soudre ni pour son ancienne ni pour sa nou- velle patrie, a celui du moins de se faire Ă©charper dans la rue en criant Vive la France ! » et vient mourir entre les bras de sa mĂšre. Mme RĂ©janc a su tirer parti de cette fin aussi magnifiquement que du dernier geste et de la derniĂšre phrase de la Course du Flambeau — qu'il va de soi que je ne compare pas. L'effet a Ă©tĂ© si puissant qu'une spectatrice du balcon l'a accompagnĂ© d'une attaque de nerfs, et cet incident, qui n'est pas si ordinaire au théùtre 176 LE THÉÂTRE 1912-1913 RĂ©jan* que dans un autre théùtre du voisinage, n'a pas laissĂ© de contribuer Ă  l'Ă©motion finale. Il n'est point aisĂ© de raconter, sauf peut-ĂȘtre en quatre mots, la piĂšce de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille. La donnĂ©e en est fort simple, peu neuve, et a dĂ» coĂ»ter davantage Ă  leur mĂ©moire qu'Ă  leur invention. La famille Orbay a Ă©migrĂ© par- tiellement. Par une assez bizarre et, je crois, assez rare anomalie, ce sont les parents qui sont allĂ©s s'Ă©tablir en France, et Jacques, le fils, qui est restĂ© au pays, n'Ă©tant point de nature Ă  se dĂ©raciner. Il est tombĂ© amoureux d'une jeune fille allemande, Marguerite Schvvartz. Mme Orbay revient de Paris tout exprĂšs pour empĂȘcher le mariage et je pense qu'elle l'empĂȘche en effet cette fois ; mais, un peu plus tard, Ă©tant devenue veuve, elle n'a plus la force de rĂ©sister Ă  son fils, qu'elle voit trop malheu- reux. Jacques Orbay Ă©pouse donc Marguerite, et c'est dĂšs le dĂ©but, malgrĂ© l'amour, la mĂ©sintelli- gence, l'antagonisme, le duel quotidien et sourd des deux races imprudemment rapprochĂ©es. Le conflit devient plus atroce quand la guerre menace, puis Ă©clate entre la France et l'Allemagne, et il aboutit enfin au tragique dĂ©nouement que j'ai dĂ©jĂ  dit. Tous les sujets simples ne sont pas gĂ©nĂ©raux, et celui-ci prĂ©sente, plus que tout autre peut-ĂȘtre, l'agrĂ©ment comme le pĂ©ril de la particularitĂ©. Il est particulier de la pire façon, puisqu'il est actuel. D'illustres exemples montraient Ă  M. Leroux et LE THÉÂTRE 1912-1913 177 Camille que l'on y peut trouver prĂ©texte Ă  la plus curieuse comme Ă  la plus douloureuse psychologie est-ce Ă  cause de ces exemples mĂȘmes, et par une modestie outrĂ©e, qu'ils ont retranchĂ© dĂ©libĂ©rĂ©ment de leur piĂšce tout ce qui en pouvait faire l'intĂ©rĂȘt et la qualitĂ© ? Sans doute, ils ont, si je puis dire, crayonnĂ© le conflit de deux races ; ils ont mis en prĂ©sence quelques types joliment dessinĂ©s de Fran- çais et quelques caricatures d'Allemands, point trop chargĂ©es, point trop injustes, mais enfin des cari- catures ce qui me paraĂźt prodigieux, c'est qu'ils aient oubliĂ© de dessiner les deux figures centrales, et que ni Jacques Orbay ni Marguerite Schwartz, qui devraient s'opposer en pleine lumiĂšre et au pre- mier plan, n'aient point ni l'un ni l'autre la moindre apparence de caractĂšre. A dĂ©faut de cette psycholo- gie qui n'est peut-ĂȘtre possible que dans un livre, le sujet d'Alsace prĂȘtait Ă  la description de mƓurs. Je me hĂąte de reconnaĂźtre que MM. Gaston Leroux et Lucien Camille ont ici fait preuve de talent, que tout le pittoresque de leur piĂšce est bien venu, que le premier acte notamment est touchant et amusant d'un bout Ă  l'autre, et que si par la suite maints dĂ©- tails ont paru choquants ou pĂ©nibles, c'est qu'il n'Ă©tait point possible d'Ă©viter cet Ă©cueil. Et voilĂ  prĂ©cisĂ©ment ce qu'il faut regretter. Enfin, le sujet d'Alsace pouvait prĂȘter aux dĂ©clamations, Ă  l'exhi- bition du patriotisme, et ici encore je me plais a reconnaĂźtre que MM. Lucien Camille et Gaston Le- roux, visiblement soucieux d'Ă©viter le couplet et la 178 LE THÉÂTRE 1912-1913 tirade, ont fait un louable effort de sobriĂ©tĂ©. Je ne le crois pas suffisant. Comme tous les sentiments, le patriotisme a sa pudeur ; c'est peut-ĂȘtre mĂȘme, de tous les sentiments humains, le plus rĂ©servĂ© et le plus farouche. Il a des occasions si belles de s'attester en actes, qu'il rĂ©pugne, quand il est sin- cĂšre, Ă  s'exprimer en paroles. Nous avons su tout rĂ©cemment montrer au monde, qui a compris, la soliditĂ© du nĂŽtre, son calme, sa froideur et sa vertu de silence. J'avoue que le chauvinisme français ne s'Ă©tait pas souvent manifestĂ© de la sorte dans les temps anciens. Cette allure plus virile et parfaite- ment exempte de forfanterie est peut-ĂȘtre une acqui- sition toute nouvelle et prĂ©cieuse qu'il vient de faire il ne doit plus la perdre, et c'est pourquoi je trouve regrettable un spectacle qui semble fait pour rame- ner les spectateurs Ă  l'Ă©tat d'esprit oĂč Ă©taient nos pĂšres il y a quarante ans, quand ils criaient A Berlin ! » Je voudrais enfin signaler l'inconvĂ©nient qu'il y a et peut-ĂȘtre le ridicule, Ă  dĂ©clarer la guerre et Ă  mobiliser derriĂšre le manteau d'Arlequin, aujourd'hui sur le théùtre RĂ©jane, demain sur le théùtre Sarah-Bernhardt Ă  dĂ©faut de la ComĂ©die- Française, dans le moment mĂȘme que l'Europe entiĂšre tĂ©moigne un amour si entĂȘtĂ© de la paix et une peur si raisonnable des coups qui font mal . Je ne puis qu'indiquer ici. oĂč la place m'est me- surĂ©e, ces diverses objections et comme je les ai faites sans aucune rĂ©ticence, je tiens Ă  rĂ©pĂ©ter, en terminant, ce que j'ai dit au dĂ©but de cet article, LE THÉÂTRE 191^-1913 179 savoir que la piĂšce de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille a remportĂ© le plus brillant succĂšs. Je le constate et je m'en rĂ©jouis d'abord pour Mme RĂ©- jane directrice, qui a tant de fois mĂ©ritĂ© le succĂšs matĂ©riel sans l'obtenir, qu'il est trop juste qu'elle l'obtienne cette fois. Quant Ă  Mme RĂ©jane crĂ©atrice du rĂŽle de Jeanne Orbay, je ne me souviens pas, aprĂšs l'avoir vue dans tous ses rĂŽles, de l'avoir jamais vue plus humaine, plus naturellement dra- matique, plus sĂ»re de son art et de son mĂ©tier, qui ne sont Ă  vrai dire ni un art ni un mĂ©tier, plus maĂźtresse de nos nerfs et de nos cƓurs. Elle est admirablement secondĂ©e par Mme VĂ©ra Sergine, qui trouve moyen de communiquer une vie rĂ©elle au pauvre personnage de Marguerite. Mmes Rosine Maurel, Miller et Lemercier ont composĂ© avec le plus remarquable talent les trois bons rĂŽles de Mme Schwartz, de Mme Honneck et de la vieille servante KaterlĂ©. Mlle Isabelle Fusier jouera certainement quelque jour l'Ami Fritz. Une jeune artiste venue tout exprĂšs de Berlin, Mlle Kate-Marlit, a Ă©gayĂ© toute la salle par une charge un peu grosse, mais bien drĂŽle, de jeune fille allemande qui se croit dis- crĂšte et bien Ă©levĂ©e. M. Rollan a jouĂ© avec chaleur et sincĂ©ritĂ© Jacques Orbay. MM. Chautard, Gorby, Dalleu, Bosman, Raoul, Leroux, Laurent, Donnio, nous ont tour Ă  tour Ă©mus, effrayĂ©s et divertis. M. Marcel Simon, excellent dans le rĂŽle du vieux domestique François, a mis en scĂšne la piĂšce de 180 LE THÉÂTRE 1912-1913 MM. Gaston Leroux et Lucien Camille avec un goĂ»t et une habiletĂ© dignes des plus grands Ă©loges. 15 Janvier RENAISSANCE. — La Folle EnchĂšre, comĂ©die en trois actes, de M. Lucien Besnard. Mlle GeneviĂšve de la Roche-TrĂ©mont est orphe- line et pauvre, mais fort bien apparentĂ©e. L'un de ses oncles, le marquis des Authieux, n'est qu'un assez mĂ©diocre hobereau ; mais elle a un autre oncle qui, si j'ose dire, en vaut plusieurs, car c'est Son Eminence Mgr l'archevĂȘque de Paris en per- sonne. Elle est de plus, Ă  son insu, recherchĂ©e en mariage par le grand journaliste catholique Maxime Langeais. Ce Maxime Langeais, qui a cinquante ans, ne s'en fait pas accroire, et n'espĂšre point de plaire par son charme. Mais il sait que GeneviĂšve aime passionnĂ©ment le vieux chĂąteau, le vieux pi- geonnier de la Roche-TrĂ©mont, oĂč elle a Ă©tĂ© Ă©levĂ©e, et qu'elle va ĂȘtre rĂ©duite Ă  s'en dĂ©faire. Il a formĂ© le dessein de l'acheter, de le rendre Ă  GeneviĂšve moyennant mariage, enfin de se faire Ă©pouser, moi- tiĂ© par reconnaissance et moitiĂ© par force. Le jour qu'il vient dans le pays causer de cette affaire avec M e Bouvery, notaire, deux jeunes Pari- siens viennent aussi Ă  l'Ă©tude, s'enquĂ©rir de propriĂ©- tĂ©s Ă  louer dans les environs. C'est le fils et la fille LE THEATRE 1912-1913 181 de l'illustre chimiste Jean Marnier, ancien ministre, membre de toutes les acadĂ©mies, et dont les funĂ©- railles lurent nationales, niais civiles. François Mar- nier, retournant chez, le notaire aprĂšs avoir visitĂ© une des bicoques, qu'il louera tout Ă  l'heure, voit GeneviĂšve Ă  la fenĂȘtre ; il est si troublĂ© Ă  elle vue qu'il oublie de serrer le frein de son automobile, dĂ©molit la charrette anglaise de Mlle de la Uoche- TrĂ©mont, qui est devant la porte, et endommage mĂȘme un peu le petit valet de pied ; mais comme François Marnier est interne des hĂŽpitaux, il rĂ©pare aussitĂŽt lui-mĂȘme le mal qu'il a causĂ© ; et cet acci- denl a pour unique elĂŻel de rompre la glace entre François, Mme Desclos sa sƓur, GeneviĂšve et le marquis des Authieux. La glacĂ© est mĂȘme si particuliĂšrement rompue entre François el GeneviĂšve que la chance du Maxime Langeais nous paraĂźt dĂšs lors fort, dimi- nuĂ©e. Langeais se mĂ©fie, mais n'est pas homme Ă  renoncer. N'a-t-il point L'argent ? François, qui n'en a point ou guĂšre, apprend par hasard, cinq minutes avant l'adjudication, ce que le journaliste machine, et lui souffle le chĂąteau en mettant une folle enchĂšre de prĂšs de deux cent mille francs. Rien ne grise comme les chiffres, tant qu'il ne s'agit point de rĂ©aliser. Mais lorsqu'il faut rĂ©gler les comptes, c'est autre chose. François Marnier s'est mis dans un fort mauvais cas. Son. beau-frĂšre Desclos parle de conseil judiciaire. D'ailleurs, la Roche-TrĂ©mont n'est mĂȘme pas encore Ă  François le premier venu 11 182 LE THEATRE 1912-1913 peut surenchĂ©rir dans les quarante jours ; et c'est bien ce que Langeais compte de faire. La situation serait inextricable, si l'amour, et aussi le clergĂ©, ne devaient avoir le dernier mot. Monseigneur a un faible pour sa niĂšce. Il a surtout horreur de Lan- geais, et il aime encore mieux marier GeneviĂšve au fils d'un athĂ©e que l'on a enterrĂ© civilement, que de s'allier au puissant journaliste catholique. Ceci est fort spirituel. Ajoutons, pour achever de justifier le prĂ©lat, que le puissant journaliste catholique est un vilain monsieur, qu'il est juif naturellement, qu'il s'appelle Colmar, et qu'il n'a changĂ© que de nom de ville mais le second Ă©tait mieux trouvĂ©. Je regrette un peu, je l'avoue, que M. Lucien Besnard, choisissant des personnages si importants et si reprĂ©sentatifs, ne les ait pas heurtĂ©s l'un contre l'autre plus rudement. Un grand pamphlĂ©taire, un prince de l'Eglise et l'hĂ©ritier d'un prince de l'intel- ligence mĂ©ritaient, de liver des batailles plus Ă pros et de n'ĂȘtre point vaincus ni vainqueurs si aisĂ©ment. M. Besnard ne les a voulu mĂȘler qu'Ă  une fable ro- manesque, Ă  laquelle eussent peut-ĂȘtre suffi des hĂ©ros de moindre envergure. Ne nous plaignons point cependant qu'il ait relevĂ© le genre de la comĂ©- die aimable et tendre, en distribuant les rĂŽles Ă  des personnages moins convenus, moins fatiguĂ©s par l'usage, et qui ne figurent point sur les catalogues ordinaires des emplois de théùtre. Si peut-ĂȘtre il n'a pas exigĂ© d'eux tout, ce que nous aurions souhai- tĂ©, il a du moins l'honneur de les avoir inventĂ©s et LE THÉÂTRE 1912-1913 183 dessinĂ©s. D'une comĂ©die qui risquait de n'ĂȘtre qu'agrĂ©able, il a fait une curieuse galerie de carac- tĂšres il nous a, une fois de plus, tĂ©moignĂ© la rare qualitĂ© de son esprit, la dĂ©licatesse et la sĂ»retĂ© de son goĂ»t. Je ne fais point fi non plus de l'agrĂ©ment d'autant que celui de la Folle EnchĂšre est sans fa- deur ; il est mĂȘme parfois un peu rustique et un peu rude. C'est une Ɠuvre de plein air ; elle est honnĂȘte et elle est saine ; et tous les personnages inspirent la sympathie, non point, comme au théùtre, parce qu'ils sont douĂ©s de toutes les vertus ou de toutes les hypocrisies, mais parce qu'ils sont vivants et vrais. C'est presque miracle que les nombreux direc- teurs, simultanĂ©s ou successifs, de la Renaissance, .-lient trouvĂ© une minute entre deux signatures de traitĂ©s pour s'occuper de la Folle EnchĂšre. Cette minute, Ă  vrai dire, ils ne l'ont point trouvĂ©e, mais M. Lucien Besnard n'y a rien perdu. M. Calmettes a bien voulu assumer la besogne que M. Tarride se voyait, Ă  son bien grand regret sans doute, contraint de nĂ©gliger. Il a mis en scĂšne avec amour la piĂšce de M. Lucien Besnard, et il l'a mise en scĂšne Ă  la perfection les enfants adoptĂ©s ou recueillis se trou- vent parfois, en fin de compte, les mieux Ă©levĂ©s. M. Calmettes a remportĂ© un double succĂšs ; car il interprĂšte le rĂŽle du cardinal-archevĂȘque et il est magnifique sous la pourpre. M. Charles Dechomps est un excellent amoureux, naturel, comique et. sen- sible. M m * Catherine Fontenoy est simplr. frnnchc. 184 LE THÉÂTRE 1912-1913 nette ; Mme AndrĂ©e Pascal a cette grĂące qui est toujours la plus forte. M me Luce L'olas a composĂ© de façon plaisante un rĂŽle de vieille Anglaise. MM. Buliier, Mauloy, Cousin, Alerme sont des artistes intelligents et sĂ»rs. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e. 26 Janvier AU THÉÂTRE FÉMINA. — L'Epate, comĂ©die en trois actes de MM. Alfred Savoir et AndrĂ© Picard. A L'ODÉON. — Sylla, tragĂ©die en quatre actes, en vers, de M. Alfred Mortier. — Inauguration de la COMÉDIE- MARIGNY. Le titre que Al M. Alfred Savoir et AndrĂ© Picard ont donnĂ© Ă  leur belle comĂ©die est presque français, puisque l'AcadĂ©mie a consacrĂ© au moins L'adjectif d'oĂč Ă©pate dĂ©rive. Mais si les auteurs ont eu vrai- ment souci de se conformer au dictionnaire officiel de L'usage, il faut regretter que les Quarante ne soient pas encore Ă  la lettre S, et n'aient, pas natu- ralisĂ© les mots anglais snob, snobisme, qui ont bien autrement de caractĂšre et de gĂ©nĂ©ralitĂ©. La comĂ©die de MAL Picard et Savoir mĂ©ritait un titre plus consi- dĂ©rable, et qui sentit moins L'argot. Elle est vrai- ment, et dans toute son ampleur, la comĂ©die du snobisme, cpii est bien la plus significative qualitĂ© des sociĂ©tĂ©s bourgeoises je ne dis pas des pures dĂ©mocraties, mais de celles oĂč il subsiste une no- LE THÉÂTRE 1912-1913 185 blesse, hĂ©rĂ©ditaire ou factice, rĂ©elle ou apparente. Le snobisme est peut-ĂȘtre plus rĂ©pandu en Angle- terre, oĂč la littĂ©rature veut qu'il soit nĂ©. Mais je crois qu'il s'est dĂ©veloppĂ© en France plus magnifi- quement ; il est plus utile ; il y est devenu l'un des soutiens de la sociĂ©tĂ©, de mĂȘme que l'adultĂšre. Il a eu, dans l'ordre esthĂ©tique, la plus heureuse influence il nous a, par exemple, rendus musiciens. Les artistes lui doivent un public, sinon averti, du moins superstitieux. Dans l'ordre moral d'une RĂ©pu- blique, il joue Ă  peu prĂšs le mĂȘme rĂŽle que Mon- tesquieu assignait Ă  l'honneur dans les monarchies. Notre civilisation seiait bien menacĂ©e, si nous n'avions pas le snobisme ; nous n'en devons donc pas mĂ©dire, mais il ne faut pas oublier non plus que c'est Ă  l'occasion une maladie, et en tout Ă©tat de cause une source inĂ©puisable de comique. Le grand mĂ©rite de MM. Savoir et Picard est d'avoir envisagĂ© le snobisme sous ces divers aspects ; d'en avoir tirĂ© tout ce qu'un tel sujet comportait de satire, de comĂ©die et de drame ; d'avoir dessinĂ© des sil- houettes, des figures et des caractĂšres d'avoir re- nouvelĂ© une fable en soi-mĂȘme banale ; d'avoir osĂ© tout montrer et tout dire, avec une sincĂ©ritĂ© entiĂšre, avec une ĂąpretĂ© presque naĂŻve, et cependant avec tant de goĂ»t et de tact que rien dans leur piĂšce, mĂȘme le scabreux, n'est ni choquant ni pĂ©nible, et que l'impression d'ensemble demeure agrĂ©able. Je ne doute point que l'Epate ne porte, comme on dit, sur le public, et je n'y trouve cependant aucune com- 186 LE THEATRE 1912-1913 plaisance ; mais la facture de la piĂšce dĂ©note chez les deux auteurs une sĂ»re pratique du mĂ©tier, une parfaite connaissance de la scĂšne ; ils ne sont dĂ©jĂ  plus de ceux qui ont besoin de flatter le spectateur pour le prendre ils pourraient, s'ils voulaient, lui faire violence ; mais ils le prennent et le tiennent mieux sans rien tenter prĂ©cisĂ©ment pour cela, rien qu'en disant toute leur pensĂ©e en toute franchise, avec une hardiesse d'instinct, peut-ĂȘtre inconsciente. Plus encore que les dĂ©tails et le pittoresque de leur piĂšce, j'en ai admirĂ© l'armature solide. J'ai admirĂ© le progrĂšs de l'action, qui va de la petite comĂ©die de marionnettes parisiennes Ă  la tragĂ©die bour- geoise, sans qu'un instant, au cours de ces trois actes, il y ait une disparate, et que les changements de ton soient seulement sensibles. J'ai admirĂ©, si je puis dire, la hiĂ©rarchie des caractĂšres, et comme chacun des personnages se trouve exactement Ă  son plan. Il n'y en a, Ă  proprement parler, que trois. Borel pĂšre, qui se fait appeler Borel-Borel, est un des meilleurs types de parvenus que nous ait encore prĂ©- sentĂ© le théùtre contemporain. Ancien gĂ©rant d'un petit cafĂ© Ă  Marseille, enrichi par de hasardeux commerces, il est restĂ©, comme cela se voit trĂšs sou- vent chez nous, homme du peuple, d'une mĂ©diocritĂ© sympathique, sentimental comme dans les roman- ces, pĂšre tendre et faible, peut-ĂȘtre point trĂšs rigou- reusement honnĂȘte, mais brave homme. Ce n'est certes pas grĂące Ă  son intelligence qu'il est parvenu. LE THÉÂTRE 1912-1913 187 et d'ailleurs on ne sait ni comment ni pourquoi il a fait fortune mais sait-on jamais comment et pour- quoi les gens font fortune ? Le succĂšs non seulement ne se justifie guĂšre, mais la plupart du temps il ne s'explique mĂȘme pas. Borel-Borel est devenu snob comme il est devenu riche, sans le savoir, sans le vouloir au surplus, dans le mĂ©nage, ce n'est pas le mari qui porte le snobisme. L'intrigante, c'est M me Borel-Borel, fille d'un peintre en bĂątiments, devenue peintre amateur, et qui pourrait aussi bien s'ĂȘtre mise femme de lettres. Je ne crois pas qu'elle soit non plus bien mĂ©chante, ni d'une vĂ©ritable im- moralitĂ©, quoiqu'elle ait pris jadis un amant pour faire comme tout le monde, que son fils AndrĂ© ne soit Borel-Borel que de nom, et qu'elle donne Ă  sa fille des conseils que ne dĂ©savouerait pas la plus experte appareilleuse. Mais elle est ambitieuse jus- qu'Ă  la manie, jusqu'Ă  la bĂȘtise. Elle est ambitieuse de petites choses, enfin elle rĂ©pond parfaitement Ă  la dĂ©finition de Thackeray elle est snob. La fille de Borel-Borel, Lucienne, est infiniment supĂ©rieure Ă  ses parents. Elle semble nĂ©e ; et ceci encore est observĂ© fort judicieusement ; car, en dĂ©- pit des thĂ©ories traditionnalistes, Ă  prĂ©sent, les Ă©ta- pes se brĂ»lent, et pour produire un gentleman ou une jeune fille de qualitĂ©, une gĂ©nĂ©ration suffit, oĂč jadis il en fallait trois. Lucienne, fort bien Ă©levĂ©e elle a dĂ» s'Ă©lever toute seule, n'est pas ce que l'on appelle la jeune fille moderne, mais elle est encore moins ce que l'on appelle la vraie jeune fille, type 188 LE THEATRE 1912-1913 qui n'a d'ailleurs jamais existĂ© qu'au théùtre. Ses parents la promĂšnent et l'exhibent depuis l'Ăąge le plus tendre Ă  travers les casinos et les kursaals, en Ecosse, en NorvĂšge, en Egypte et en Italie. Elle leur sert d'amorce, elle leur sert, si j'ose m'exprimer ainsi, Ă  raccrocher les Ă©trangers de distinction avec lesquels ils souhaitent faire connaissance. A huit ans, elle les a dĂ©jĂ  aidĂ©s Ă  engager la conservation, dans un salon d'hĂŽtel, avec le roi Milan. Puis sa mĂšre s'est mise Ă  rechercher pour elle le mariage Ă©blouissant. Lucienne n'est point difficile Ă  marier, puisqu'elle a une grosse dot ; mais, grĂące Ă  l'ambi- tion capricieuse de M me Borel-Borel, qui ne veut plus entendre parler des prĂ©tendus les plus huppĂ©s, dĂšs qu'elle les a amenĂ©s par ses manƓuvres Ă  se dĂ©- clarer et Ă  faire leur demande, Lucienne a dĂ©jĂ  ratĂ© plus de mariages qu'une fille pauvre. Elle n'a jamais aimĂ© personne, mais elle est trop vivante, trop saine et trop proche de la nature pour avoir pu ĂȘtre si souvent fiancĂ©e sans Ă©motion. Elle ne peut l'ĂȘtre une fois de plus sans dĂ©goĂ»t. L'Ă©pisode essen- tiel de l'Epate est justement la rĂ©volte attendue de Lucienne Ă  la suite d'une nouvelle machination et rupture de mariage. Cette honnĂȘte fille, pour se dĂ©gager de la vilenie de ses entours. pour se rĂ©- vĂ©ler Ă  ses propres yeux, par une sorte de besoin de propretĂ©, veut se donner quand on veut trafiquer d'elle et elle se donne en effet Ă  un garçon humble et timide qui l'aime, qu'elle n'aime pas. qui n'a mĂȘme pas osĂ© lui avouer son amour, qui n'a pas LE THEATRE 1912-1913 189 de titre Ă  vendre et qui ne peut pas ĂȘtre soupçonnĂ© de courir la dot. L'aventure se terminera fatalement j>;ir un mariage, mais ce dĂ©nouement, que la situa- lion sociale des personnages rend indispensable, n'esl banal qu'en apparence il est sauvĂ© par l'ex- ticiin' discrĂ©tion, par la sĂ©cheresse des scĂšnes Ă  peine amoureuses, qui le prĂ©parent ; et il est prĂ©cĂ©dĂ© do la scĂšne la plus poignante, la plus touchante, la plus vraie, entre le pĂšre et la fille. L'interprĂ©tation de YEpate est fort remarquable, et manque cependant un peu d'harmonie. Le grand succĂšs a Ă©tĂ© pour M me Juliette D'arcourt M, me Borel- Borel, dont la vivacitĂ©, la frivolitĂ©, la jeunesse ne sauraient ĂȘtre bien qualifiĂ©es que par l'Ă©pithĂšte rĂ©- cemment admise aux honneurs du Dictionnaire. M me Darcourt joue les scĂšnes les plus dangereuses sans avoir l'air d'y toucher elle en ferait passer de bien plus dangereuses encore. M. Vilbert n'est pas su- pĂ©rieur dans le comique, ainsi qu'on l'aurait pu croire, mais sa bonhomie est charmante, il est vrai, il est sensible, et personne ne pleure mieux que lui. M me GĂ©niat a composĂ© avec beaucoup d'art et avec la plus louable simplicitĂ© son personnage de Lu- cienne. Elle a bien encore, par instant, le ton de l'antre maison, mais elle a aussi de beaux accents naturels et pathĂ©tiques elle connaĂźtra le succĂšs sur le boulevard ou aux Champs-ElysĂ©es. M me Margue- rite Deval est fort spirituelle et fort amusante ; M. Pierre Juvenet, en vieux beau fatiguĂ©, a fait beau- coup rire ; et un jeune dĂ©butant, M. Maurice Varny, 11. 190 LE THEATRE 1912-1913 a jouĂ© dans le sentiment le plus juste le rĂŽle du timide jeune homme, Ă  qui Lucienne Borel-Borel se donne sans l'aimer encore, mais qu'elle aimera cer- tainement demain. * * * Pour la troisiĂšme matinĂ©e de ses reprĂ©sentations d'Ɠuvres inĂ©dites, M. Antoine nous a donnĂ© la re- prise de Sylla, tragĂ©die en quatre actes, en vers, de M. Alfred Mortier, jouĂ©e TannĂ©e derniĂšre Ă  Monte- Carlo. L'Ɠuvre de M. Alfred Mortier n'est pas sans mĂ©rite. C'est une tragĂ©die. Il faut assurĂ©ment un certain courage pour Ă©crire aujourd'hui une tragĂ©- die Ă  peu prĂšs classique, et la tentative de M. Mor- tier est hautement honorable. Il ne s'ensuit pas qu'elle soit trĂšs intĂ©ressante. Je n'ai ni le loisir ni la place de reprendre ici et de discuter la thĂ©orie de BrunetiĂšre sur l'Evolution des genres ; mais il est trop certain que les genres littĂ©raires meurent, et que ce n'est pas seulement la mode qui les tue. Il n'est pas moins certain qu'une fois morts ils ne ressuscitent pas, et qu'une tragĂ©die, comme une Ă©popĂ©e, n'est plus qu'un exercice d'Ă©cole ou de ca- binet. Le SnUa de M. Alfred Mortier ne pouvait ĂȘtre qu'un devoir ; mais il y a de bons et mĂȘme d'excel- lents devoirs, et nous ne pouvons nous dispenser de rendre hommage Ă  la conscience de l'auteur, Ă  son Ă©rudition et Ă  son intelligence de l'histoire, Ă  la nettetĂ© de son style, Ă  la belle tenue de ses vers. M. Antoine a Ă©gayĂ© de quelques ornements cette LE THÉÂTRE 1912-1913 191 Ɠuvre grave. 11 y a de beaux dĂ©cors, une musique de scĂšne de M. Louis Vuillemin, et mĂȘme un diver- tissement, dansĂ© par Mlle IrĂšne Markly. M. Des- jardins a dessinĂ© avec vigueur la figure de Sylla, M" e Gilda Darthy est belle et passionnĂ©e. MM. GrĂ©- tillat, Vargas, HervĂ©, ont mĂ©ritĂ© de chaleureux ap- plaudissements. * * Je sors de la ComĂ©die-Marigny Ă  une heure trop tardive pour rendre compte des Eclaireuses mais je ne veux pas me refuser le plaisir d'annoncer dĂšs ce soir le grand succĂšs que vient d'obtenir la comĂ©- die de M. Maurice Donnay. VoilĂ  une de ses plus fortes Ɠuvres, des plus attachantes, des plus diver- tissantes elle est pleine de grĂące et pleine de pen- sĂ©e. VoilĂ  aussi un nouveau théùtre, un vrai théùtre de comĂ©die et de drame ; c'est une joie et c'est une revanche cela nous console des boĂźtes ou bonbon- niĂšres superflues qui pullulent dans tous les quar- tiers. 28 Janvier COMÉDIE-MARIGNY. — Les Eclaireuses, piĂšce en quatre actes, de M. Maurice Donnay. J'ignore si M. Maurice Donnay, qui est un mathĂ©- maticien repenti, saurait encore Ă©tablir la formule de sa courbe, ou si mĂȘme elle peut ĂȘtre exprimĂ©e 192 LE THEATRE 1912-1913 par une formule calculable. Elle ne semble, Ă  nos yeux du moins mais nous n'avons qu'un lointain souvenir de notre gĂ©omĂ©trie, elle ne semble obĂ©ir Ă  aucune loi ; ainsi que la ligne de ses piĂšces, elle a des retours, dos sinuositĂ©s elle est la figure du caprice et du bon plaisir. Je pense bien que M. Don- nay sait oĂč il va, et conduit sa carriĂšre comme les fables qu'il imagine, avec la mĂȘme infaillible sĂ»- retĂ© que les gens tout d'une piĂšce, bien carrĂ©s et bien directs. Mais il ne vise pas comme un tireur les buts qu'il se propose, et rĂ©pugnerait Ă  les attein- dre par la plus courte trajectoire. Il aime les che- mins dĂ©tournĂ©s, qui mĂšnent aussi bien Ă  Rome ; il aime les dĂ©tours et les mĂ©andres comme Verlaine aimait les nombres impairs. Son Ɠuvre n'est pas le royaume de la justice, mais celui de la grĂące. Il sait oĂč il mĂšne ses actions et ses personnages, et il sait quelle carriĂšre lui-mĂȘme il fournit, et, encore une fois, il ne juge pas toujours Ă  propos de nous mettre dans la confidence ; il nous mĂ©nage ainsi bien des surprises. Celle d'hier soir nous a Ă©tĂ© sin- guliĂšrement agrĂ©able. Sans vouloir diminuer le mĂ©- rite des Ɠuvres les plus rĂ©centes de M. Maurice Donnay, il est certain que, par exemple, dans La Patronne, ce bon plaisir dont je parlais tout Ă  l'heure nuisait Ă  la composition de la piĂšce, et y mettait, avec beaucoup de charme, un peu d'incerti- tude ; que, dans le MĂ©nage de MoliĂšre, nous n'a- vions pas retrouvĂ© toute l'aisance ordinaire de M. Maurice Donnay, et que son talent nous avait semblĂ© LE THEATRE 1912-1913 193 mĂ»ri peut-ĂȘtre, mais un peu assagi, un peu attristĂ© ; enfin, il nous avait paru que, clans ces derniers temps, ce talent inimitable ne perdait rien sans doute de sa valeur, mais perdait un peu de sa phy- sionomie. Et ce qui nous a Ă©tĂ©, hier soir, manifestĂ© soudain avec Ă©clat, c'est que, justement, l'originalitĂ© de Maurice Donnay, donl nous avions pu croire un instant que le progrĂšs Ă©tail ralenti, avait poursuivi, Ă  notre insu et dans un malicieux secret, son accom- plissement, qu'elle venait seulement d'atteindre Ă  son pĂ©riode. Le premier mĂ©rite qu'il convienne de reconnaĂźtre aux Eclaireuses est, celui de l'originalitĂ©, d'une originalitĂ© pour ainsi dire absolue ; nulle ceu vre de M. Donnay ne porte mieux sa marque et sa signature ; il l'a mise partout, et sous chaque mot je dĂ©fie les moins LettrĂ©s des spectateurs de ne pas reconnaĂźtre Ă  chaque rĂ©plique son style, sa poĂ©sie, et d'y ĂȘtre insensibles, encore que les gens qui ne savent pas le français prĂ©tendent qu'au théùtre l'Ă©cri- ture importe peu. Jamais il n'a construit une piĂšce plus Ă  son grĂ©, selon sa fantaisie, selon les seules rĂšgles de son esprit, et jamais il n'a mieux rĂ©ussi Ă  construire. Cette fois. Ips dĂ©fauts ou les dangers do sa volontaire nonchalance se sont Ă©vanouis. Un bel ordre rĂšgne dans les Eclaireuses. un bel ordre qui n'est pas apparent. Il n'y a pas de rigueur. La pensĂ©e de M. Maurice Donnay se laisse aller par- fois, Ă  la façon de celle de Montaigne et songez qu'au théùtre cela est unique. Mais M. Donnay est aussi un homme de théùtre si adroit qu'il peut ris- 194 LE THÉÂTRE 1912-1913 quer de tels tours de force. Et puis, il avait cette fois tant de choses Ă  dire qu'il ne les pouvait pas ranger sĂ©vĂšrement par catĂ©gories, et il a tout dit ce qu'il devait dire. Il n'a rien omis ou redoutĂ© de son sujet. Quelle richesse ! Quelle substance ! Ce n'est point ici une Ɠuvre dĂ©charnĂ©e par les prĂ©ten- dues nĂ©cessitĂ©s du théùtre, ni rĂ©duite au nĂ©cessaire scĂ©nique. Elle est abondante, elle est complexe, elle ne rĂ©pudie point les charmantes inutilitĂ©s. Elle est rĂ©elle elle est donc innombrable. Celle enfin de ses qualitĂ©s que je prise le plus, et qui une fois encore accuse la signature de Maurice Donnay, c'est qu'elle est exempte de tout pĂ©dantisme. Le sujet Ă©tait menaçant ; on savait que les Eclaireuses traitaient du fĂ©minisme, on pouvait craindre une piĂšce Ă  thĂšse, ou une de ces piĂšces qui font penser. Mais non, ce n'est pas M. Maurice Donnay qui pouvait faire la piĂšce doctorale sur le fĂ©minisme, et il ne l'a point faite. Sa comĂ©die est une comĂ©die aussi lĂ©gĂšre que profonde ; c'est une comĂ©die d'amour, oĂč l'amour est modifiĂ© par une atmosphĂšre, par des caractĂšres, et, si je puis dire, par des circonstances fĂ©ministes, oĂč il y a de belles pa- roles d'amour, mais aucune confĂ©rence ni sur l'a- mour ni sur le fĂ©minisme. Les Eclaireuses sont par lĂ  une Ɠuvre toute française, et il n'en pouvait ĂȘtre diffĂ©remment ; car dans les crĂ©ations oĂč se marque l'originalitĂ© d'un artiste, doit Ă©galement se marquer l'originalitĂ© de son pays et de sa race. Je sais qu'en le disant, je ferai un sensible plaisir Ă  M. Maurice LE THEATRE 1912-1913 195 Donnay, qui est patriote. Il l'est de la bonne ma- niĂšre. Il a, naguĂšre, Ă©crit un bien joli couplet sur la patrie, qu'il compare Ăč une assiette peinte. J'ad- mire beaucoup les assiettes que peint M. Maurice Donnay. Il tĂ©moigne ses sentiments de bon Fran- çais en illustrant notre littĂ©rature, et je lui assure qu'on est beaucoup plus fier d'ĂȘtre son concitoyen quand on Ă©coute les Eclaireuses que lorsque l'on est obligĂ©, par une sotte de lĂ cbe biensĂ©ance, de pren- dre part, dans un 3 salle de théùtit, Ă  certaines ma- nifestations bruyantes et de mauvais goĂ»t, dont je me plaignais l'autre jour. Les fĂ©ministes, les eclaireuses » que nous prĂ©- sente Maurice Donnay, ne sont pas les grotesques ni les monstres que l'on pouvait craindre, bien qu'il se rencontre parmi elles jusqu'Ă  une suffragette an- glaise. C'est la plus jolie, et elle a une si naĂŻve fa- çon de raconter comment elle casse les vitres. Si Donnay nous avait voulu infliger une piĂšce Ă  thĂšse, nous devrions mĂȘme lui reprocher le choix trop par- ticulier et trop agrĂ©able de ses personnages ; mais je rĂ©pĂšte qu'il ne s'agit point de thĂšse, et Ă  peine d'idĂ©es. Jeanne Dureille est une enthousiaste, ce n'est point une fanatique, et si elle professe, non si elle croit, ou mieux si elle sent que la femme est L'Ă©gale de l'homme, c'est qu'elle-mĂȘme est supĂ©- rieure au commun des femmes. Elle a reçu cette culture que l'on rĂ©servait jadis aux garçons, et dont ils pourraient se montrer moins fiers, car la plupart n'en profitent point et restent des sots. Elle a Ă©tĂ© 196 LE THÉÂTRE 1912-1913 au collĂšge. Elle a conservĂ© des relations avec cer- taines de ses anciennes camarades, qui, doctores- ses, avocates, gagnent leur vie. Elle n'a nul besoin de gagner la sienne elle est du monde sa mĂšre, M me Challerange, lui a donnĂ© trois cent mille francs de dot. et elle a Ă©pousĂ© un riche industriel. Le mĂ©- nage est mĂ©diocrement je veux dire moyennement heureux. On ne s'aime guĂšre, on ne se hait, point ; il o'y a point de griefs rĂ©ciproques, point d'infidĂ©- litĂ©s, et les Dureille ont deux enfants, qu'ils ckĂ©ris- senl comme il sied et qui devraient assurer du moins la paix du foyer. Et cependant ees Ă©poux, Ă  certains Ă©gards modĂšles, ne peuvent plus vivre ensemble. pour des raisons purement morales. Jeanne, sans que son orgueil soit excessif, ne peut subir l'auto- ritĂ©, la suprĂ©matie nĂ©cessaire du chef de famille. Paul Dureille. avec les meilleures intentions du monde, tenterait, vainement d'abdiquer ses principe», ou. si l'on veut, ses prĂ©jugĂ©s de mĂąle, et de compo- ser avec une Ă©pouse qu'il honore, s'il ne l'aime plus d'amour, que, pour des motifs intĂ©ressĂ©^, mais res- pectables, il entend garder. A la suite d'une que- relle qui, Ă  l'un comme Ă  l'autre, semble d'abord futile, tous deux prennent conscience du dissenti- ment profond, irrĂ©mĂ©diable qui les sĂ©pare. Jeanne rĂ©clame le divorce. Paid Dureille finit par y con- sentir et je note ici aue leur scĂšne est grave el belle, comparable Ă  celle du dernier acte de Maison de PoupĂ©e, avec une clartĂ© qui n'a rien de Scandi- nave, et avec l'accent français. LE THEATRE 1912-1913 197 C'est au second acte que nous voyons les adeptes du fĂ©minisme groupĂ©es autour de Jeanne affranchie. La galerie est curieuse, et l'on pense bien que M. Maurice Donnay a crayonnĂ© les divers types avec bienveillance, mais sans aveuglement. Ces dames, qui viennent de fonder un cercle d'Ă©tudes, une Ă©cole fĂ©ministe, sont, pour la plupart, des mondaines qui ne haĂŻssent pas de s'amuser. Elles rĂ©citent des vers, on sent le snobisme poindre et nous ne dĂ©sespĂ©rons pas de les voir un jour jouer au bridge. L'Anglaise toutefois, Edith Smith, sort de prison. Une certaine doctoresse Orpailleur est assez terrible Ă  considĂ©- rer, mĂȘme de loin ; du reste, on ne l'avait pas invi- tĂ©e, et elle se plaint sans mĂ©nagement de cet oubli. La femme de lettres, Charlotte Alzet, est plutĂŽt de Montmartre que du faubourg Saint-Germain. L'Ă©tu- diante Germaine Luceau est une fĂ©ministe intĂ©grale, mĂȘme dans l'ordre du sentiment et je recommande, entre parenthĂšses, la scĂšne oĂč elle se trahit, Ă  tous les Ă©crivains, ou soi-disant tels, qui prennent un peu trop souvent pour thĂšme de leurs drĂŽleries ce sujet scabreux et triste M. Maurice Donnay leur a mon- trĂ© comment l'honnĂȘte homme doit parler de ces choses-lĂ . Une autre doctoresse, Rose Bernard, que Jeanne consulte pour son fils, exprime des idĂ©es fort saines sur la nĂ©cessitĂ© d'aimer, mĂȘme lorsque l'on est fĂ©ministe ; et nous pressentons que l'amour ne va pas tarder de redevenir le srrand intĂ©rĂȘt de la piĂšce. Jeanne, au moment de divorcer, s'est enlacĂ©e Ă  198 LE THÉÂTRE 1912-1913 ne se remarier jamais ; elle a mĂȘme jurĂ©, bien lĂ©gĂš- rement, qu'elle n'aimerait plus. Mais ce qui doit arriver arrive Ă  l'heure dite. Nous la voyons d'abord en butte aux sollicitations d'un banquier israĂ©lite, Steinbacher, bailleur de fonds de l'Ă©cole fĂ©ministe, fort aimable homme, spirituel, mais satyre par ac- cĂšs. Puis nous voyons reparaĂźtre un ancien ami du mari, Jacques Lehelloy, et nous n'apprendrons qu'Ă  la fin, mais nous devinons dĂ©jĂ , que, bien avant le divorce, Jacques et Jeanne s'aimaient Ă  leur insu. Leur duel est le dernier Ă©pisode de la comĂ©die. Il n'en occupe guĂšre plus de la moitiĂ©, mais il la sou- tient toute. Il y a trois reprises Ă  la premiĂšre, Jac- ques a l'avantage, et Jeanne, en dĂ©pit du serment tĂ©mĂ©raire qu'elle a fait, consent Ă  devenir la maĂź- tresse. Mais elle ne se donne point tout entiĂšre, elle demeure trop fidĂšle Ă  la cause ; l'amant souffre de ce partage, comme autrefois le mari, et cette symĂ©- trie de situations est habilement prĂ©sentĂ©e. Jacques veut Ă©pouser Jeanne, elle refuse, mais elle l'aime et elle n'aimait pas Dureille elle cĂ©dera c'est la troi- siĂšme phase du combat. Elle vient, amoureuse et vaincue, se rendre Ă  merci Ă  l'homme qui n'est plus son ennemi, et qui serait, s'il voulait abuser de la victoire, son maĂźtre ; et le duo dĂ©licieux qui termine la piĂšce Ă©gale les plus belles scĂšnes d'Amants. Je rappelle ce que j'ai dit. en commençant, de cet art ondoyant et souple les piĂšces de M. Maurice Donnav ne se racontent point. Je ne me suis rĂ©signĂ© que par devoir Ă  vous en donner cet aperçu, qui LE THÉÂTRE 1912-1913 199 n'est mĂȘme pas, qui ne pouvait pas ĂȘtre une analyse. Les piĂšces de M. Donnay ne se laissent pas saisir ; elles se dĂ©robent, elles Ă©chappent. J'envie les spec- tateurs qui verront les Eclaireuses pour leur diver- tissement et qui n'auront pas la charge d'en faire le compte-rendu j'envie probablement une multitude. M. Abel Deval, qu'il faut remercier encore de nous avoir donnĂ© un nouveau théùtre, vaste et ma- gnifique, a montĂ© les Eclaireuses avec luxe, avec goĂ»t, avec intelligence. Les dĂ©cors de MM. Ronsin, Marc Henri, Laverdet et Bertin sont des Ɠuvres d'art et, en dĂ©pit de certaines Ă©trangetĂ©s nĂ©cessaires, des merveilles de bon goĂ»t. L'interprĂ©tation est d'un si bel ensemble que le directeur y doit bien ĂȘtre aussi pour quelque chose. Je veux citer tous les noms M" 9 Marcelle Lender, M, meg Blanche Toutain, Spi- nelly, Alice Nory, Marthe Barthe, Ellen AndrĂ©e, Marie-Laure, AndrĂ©e Barelly, A. de Pouzols, Ca- mille Preyle, Bl. Barat, Vareskaa, Francesca Flori, Claude, Marthe Maillet, Odette Carlia. M. Signoret a donnĂ© au banquier Steinbacher une plaisante, un peu effrayante et, en fin de compte, fort agrĂ©able physionomie. M. Jacquier joue bien un rĂŽle de vieux domestique. M. Henry-Roussell, le premier mari, est excellent, et le rĂŽle n'Ă©tait point fort avantageux. L'autoritĂ©, la maĂźtrise de M. Claude Garry sont au- dessus de l'Ă©loge. Enfin. M lle Gabrielle Dorziat, qui Ă©tait dĂ©jĂ  une artiste de premier rang, est une grande artiste depuis hier soir. Elle a vĂ©ritablement créé, vĂ©cu le personnage difficile de Jeanne. Sa sen- 200 LE THÉÂTRE 1912-1913 sibilitĂ©, si je puis dire, secrĂšte, est admirable ; son mĂ©tier, son art atteignent Ă  la perfection. Elle a la voix la plus touchante, une diction irrĂ©prochable parlerai-je de sa beautĂ©, dois-je louer son Ă©lĂ©gance, qui est si peu de théùtre, sa distinction, la simpli- citĂ©, la noblesse de ses attitudes, et, comme l'on di- sait autrefois au sens latin, cette incomparable dĂ©- cence ? 29 Janvier THÉÂTRE DES ARTS. — On ne peut jamais dire..., piĂšce en quatre actes, de M. Bernard Shaw, version française de M. et Mme Augustin Hamon. Je pense m'expliquer assez bien les succĂšs for- midables de M. Bernard Shaw en Angleterre. Il sem- ble Ă  premiĂšre vue bizarre que, dans un pays oĂč le modeste adultĂšre n'est pas tolĂ©rĂ© sur la scĂšne, oĂč l'on rĂ©duit Ă  un flirt celui de l'Enigme, et oĂč l'hĂ©- roĂŻne de Paul Hervieu devient la femme de CĂ©- sar » qui ne doit pas ĂȘtre soupçonnĂ©e. M. Bernard Shaw puisse impunĂ©ment exhiber des mĂšres appa- reilleuses, poursuivre de ses sarcasmes les prĂ©jugĂ©s les plus utiles, les sentiments que la convenance nous impose, ou que peut-ĂȘtre mĂȘme la Nature nous suggĂšre. Mais la pudeur anglaise, que l'on ap- prĂ©cie mal sur le continent, a des fantaisies, des inconsĂ©quences qui font ma joif. Toutes les person- nes qui ont seulement passĂ© deux jours sur le South- le théùtre 1912-1913 k JUl Goast, savent avec quelle facilitĂ©, avec quelle naĂŻ- vetĂ© les Anglais tirent leur chemise au pied mĂȘme des Ă©criteaux qui leur prescrivent la dĂ©cence, du inoins Ă  partir de Ɠuf heures du malin, et avec quelle naĂŻvetĂ© aussi les jeunes filles viennent con- sidĂ©rer les hommes qui sont beaux. Je ne rappel- lerai pas les commoditĂ©s singuliĂšres que donne Ă  l'exercice de la prostitution L'ignorance oĂč Ton en- tend officiellement demeurer quant Ă  celte l'orme de l'activitĂ© humaine ; mais il me souvient d'un spec- tacle oĂč j'assistai par hasard l'Ă©tĂ© dernier dans Hyde Park, et qui Ă©tait bien significatif, je dirai mĂȘme symbolique. Le roi, revenant d'Irlande avec la reine, passa, environ six heures, le long de la Serpen- tine, oĂč s'Ă©battaient selon l'usage quelques centaines de gamins. Quand ils virent le splendide cortĂšge, et surtout le cher roi George, la bien-aimĂ©e reine Mary, l'enthousiasme leur fit oublier qu'ils n'Ă©taient pas en costume de cour. Ils se mirent Ă  galoper au bord de l'eau, en poussant de sauvages hourras. Quel- ques-uns avaient bien des serviettes-Ă©ponges, mais Ă  la main, et c'est au-dessus de leurs tĂȘtes qu'ils les brandissaient, comme des drapeaux. Je le rĂ©pĂšte, ce spectacle un peu comique, mais bien touchant, me paraĂźt reprĂ©sentatif des incohĂ©rences de la pudeur anglaise. L'hypocrisie anglaise n'est pas, Ă  l'occasion, inoins contradictoire. Quand on prend le pli de la mĂ©nager, elle est sur l'Ɠil et se voile pour la moin- dre chose. Quand on la brutalise, elle se laisse faire. 202 LE THÉÂTRE 1912-1913 elle ne trouve pas cela si dĂ©sagrĂ©able, et ce n'est pas toujours par indignation qu'elle pousse de petits cris. Elle me rappelle la dame bien connue qui, dans le sac des villes, demande avec intĂ©rĂȘt OĂč viole-t-on ? » Xe vous y trompez pas, c'est justement parce que M. Bernard Shaw est shocking qu'il fait avaler tout ce qu'il veut Ă  la pudeur et Ă  la pruderie de ses compatriotes, et que l'on a pu crĂ©er en sa faveur ce mouvement de snobisme qui s'appelle au- trement succĂšs. Je doute que, malgrĂ© le zĂšle apostolique de M. et de M me Augustin Hamon, malgrĂ© l'aide que leur prĂȘte M. Jacques RouchĂ©, M. Bernard Shaw s'em- pare de l'opinion française aussi victorieusement. Ce n'est pas que notre snobisme ne soit aussi tou- jours prĂȘt Ă  s'offrir ; ni que nous manquions d'hy- pocrisie mais la nĂŽtre a Ă©tĂ© violĂ©e si souvent, que cela ne lui fait plus aucun plaisir ; elle est blasĂ©e. Ce n'est pas davantage que nous soyons, pour des raisons ethniques, incapables de comprendre M. Ber- nard Shaw. Je ne dĂ©savouerai pas ici ce que j'ai pu Ă©crire ailleurs de l'Ăąme Ă©trangĂšre. Je crois que deux individus de races diverses ne peuvent point s'en- tendre absolument, et que leur intimitĂ© ne saurait ĂȘtre bien profonde. Il y a toujours des degrĂ©s. Les Anglais ont un caractĂšre si tranchĂ©, si personnel, qu'ils ne ressemblent point ni Ă  nous-mĂȘmes, ni aux outres peuples ils ne sont pas cependant si diffĂ©- rents de nous que les Japonais. Nous avons des pa- rentĂ©s avec eux ; et l'une des plus certaines de quoi LE THÉÂTRE 1912-1913 203 on ne s'aviserait point d'abord est celle de l'esprit. Je ne dis pas l'intelligence, mais l'esprit. J'espĂšre que je ne froisserai pas nos amis, si j'ose dire que la plupart d'entre eux ne sont pas cultivĂ©s avec ex- cĂšs, ni spĂ©cialement intellectuels. Mais presque tous ont un certain esprit naturel, une ironie discrĂšte, qui ressemblent aux mĂȘmes qualitĂ©s françaises, comme le mot humour Ă  humeur, qu'ils nous ont pris. M. Bernard Shaw, qui ne saurait avoir moins d'esprit que la majoritĂ© de ses compatriotes, et qui, en effet, a, si j'ose dire, Ă©normĂ©ment d'esprit, de- vrait nous ĂȘtre intelligible par lĂ . Si justement son esprit ne nous sĂ©duit guĂšre, et parfois nous Ă©chappe, c'est qu'il n'est pas français Ă  coup sĂ»r, mais il n'est guĂšre davantage anglais. Il est immodĂ©rĂ©, il est Apre, il est sec. Il est d'une cruautĂ© presque sadique ; et certes je n'en ferais pas reproche Ă  M. Bernard Shaw, s'il exerçait cette cruautĂ© quand cela en vaut la peine ; mais j'arrive ici au dĂ©faut capital de cet auteur, et qui rend ses mots, ses sarcasmes, irri- tants au suprĂȘme degrĂ© la cruautĂ© de M. Bernard Shaw n'a aucun sens des proportions. Il croit en- core que les piĂšces a thĂšse ont une influence et une portĂ©e vraiment cet anarchiste manque de tout scepticisme. Il croit, par une sorte de mĂ©galomanie que la dĂ©formation du théùtre excuse, il croit qu'il est un prophĂšte, un prĂ©curseur, et qu'il bouleverse la sociĂ©tĂ© parce qu'il bat en brĂšche quelques men- songes de l'ordre social. Quand on voit comme les rĂ©volutions mĂȘmes changent peu la face du monde, 2U4 LE THÉÂTRE 1912-1913 l'on ne peut se dĂ©fendre de sourire de cette pauvre perspective. C'est peu de chose en vĂ©ritĂ© que de renverser les valeurs sociales est-ce que cela comp- te ? Ah ! quand FrĂ©dĂ©ric Nietzsche se flattait d'avoir renversĂ© les valeurs morales, et d'ouvrir une Ăšre nouvelle Ă  l'activitĂ© des hommes, du moins des maĂź- tres, il n'y avait point lĂ  d'erreur d'optique ni aucun Ă©garement d'orgueil. D'ailleurs, il faisait gĂ©nĂ©rale- ment dire ces choses-lĂ  par Zarathoustra, qui a plus de prestige que M me Crampton ou M, me \\ 'iirren. Et puis, quand il les disait en son propre nom, il ne disait somme toute qu'une vĂ©ritĂ© indis- cutable. Le monde aurait cette fois bien changĂ©, si Zarathoustra ou Par delĂ  le bien et le mal en Ă©taient devenus les nouveaux Ă©vangiles, s'il avait pu vrai- ment dĂ©truire la vieille morale, — qui est proba- blement Ă©ternelle dans toutes les hypothĂšses, soil qu'un dieu l'ait Ă©dictĂ©e, ou pie notre raison prati- que nous l'impose, ou qu'elle rĂ©sulte nĂ©cessairement des conditions de la vie en commun. Lorsque FrĂ©- dĂ©ric Nietzsche s'intitulait l'AntĂ©christ, il avait rai- son, il Ă©tait vraiment l'AntĂ©christ. Mais lorsque l'on a dĂ©moli quelques idĂ©es reçues, tournĂ© en ridicule quelques erreurs de conduite ou mĂȘme de psycho- logie, quelques illusions, quelques prĂ©jugĂ©s, il ne faut pas s'en faire accroire on n'a fait que trĂšs peu de dĂ©gĂąt. Je ne voudrais pas chagriner M. Bernard Shaw en disant de lui la chose qui lui sera sĂ»rement la plus dĂ©sagrĂ©able, mais je suis bien obligĂ© de la dire M. Bernard Shaw est inoffensif. LE THÉÂTRE 1912-1913 2ÛS 11 ne me reste guĂšre de place, et je vais ĂȘtre rĂ©duil Ă  vous conter la piĂšce d'hier en quelques lignes. Je serais bien empĂȘchĂ©, d'ailleurs, soit de la conter longuement et en dĂ©tail, soit mĂȘme de la rĂ©sumer. M. Shaw a l'habitude un peu puĂ©rile de se moquer continuellement et laborieusement du public. Son anarchie est si rigoureuse qu'il prend toujours exac- tement le contre-pied de la logique. Il est vrai que cela le fait retomber dans une autre espĂšce de logi- que, qui est comme l'envers de la raison. Il est vrai aussi que cette fois il a le droit et le devoir d'ĂȘtre absurde, puisque sa piĂšce veut dĂ©montrer que l'ab- surde seul arrive. You never can tell, que M. et M me Hamon traduisent assez vaguement par On ne peut jamais dire..., signifie que les personnages de M. Shaw vont faire de neuf heures Ă  minuit prĂ©ci- sĂ©ment tout ce qu'ils se promettaient de ne point faire. Cela pourrait mieux s'intituler Il ne faut ja- mais dire Fontaine... » C'est un proverbe ; un pro- verbe Ă©pileptique, composĂ© Ă  la façon des pantomi- mes anglaises. La donnĂ©e rappelle les Eclaireuses. M me Clandon et sa fille Gloria sont des indĂ©pendantes et des fĂ©ministes, et Gloria, qui dĂ©clare hautement que l'amour lui fait horreur, Ă©pousera au dĂ©nouement son dentiste Valentin, Ă  qui, dĂšs le deuxiĂšme acte elle a donnĂ© ses lĂšvres, selon une coutume univer- selle, mais plus particuliĂšrement anglaise. M me Clandon vit depuis dix-huit ans sĂ©parĂ©e de son mari. Elle n'a mĂȘme pas voulu jusqu'Ă  prĂ©sent rĂ©vĂ©ler le nom de cet homme, ni Ă  Gloria, ni Ă  ses deux autres 206 LE THÉÂTRE 1912-1913 enfants plus jeunes, Dolly et Philippe qui sont en- core plus mal Ă©levĂ©s que des petits AmĂ©ricains. Quand ils lui demandent Qui est papa ? » elle leur reproche d'ĂȘtre indiscrets. J'avais d'abord ima- ginĂ© que You never can tell signifiait Ă  peu prĂšs Ce jue je ne puis dire — que M. Arthur Meyer me pardonne. La curiositĂ© de ces enfants, charmants mais insupportables, est bientĂŽt satisfaite par un moyen de théùtre, qui a au moins le mĂ©rite de l'in- vraisemblance, M. Crampton c'est le mari et le pĂšre est justement le propriĂ©taire du dentiste Valentin, et vient se faire arracher une dent aprĂšs Dolly, Ă  qui il succĂšde dans le fauteuil de torture. Comme les Clandon ont invitĂ© Valentin Ă  dĂ©jeuner, ils invitent Ă©galement Crampton. et par ce moyen toute la fa- mille se trouve rĂ©unie au deuxiĂšme acte, oĂč Dolly, Philippe, et mĂȘme Gloria, manifestent les senti- ments que des enfants doivent Ă©prouver Ă  l'endroit de leur pĂšre, quand ils ne l'ont pas vu depuis dix- huit ans, et le connaissent depuis cinq minutes. Les choses se gĂąteraient sans le secours d'un maĂźtre d'hĂŽtel qui a infiniment de tact. Le fils de ce maĂźtre d'hĂŽtel est avocat, et arrange le diffĂ©rend des Ă©poux Crampton-Clandon ; il conclut aussi le mariage de Gloria et de Valentin, au cours d'un bal costumĂ©, oĂč l'on est un peu surpris de voir les personnages aller et venir par les portes, au lieu d'entrer par la cheminĂ©e et de sortir par le plafond aprĂšs avoir crevĂ© la caisse du piano, comme il serait si naturel et si plaisant. LE THEATRE 1912-1913 207 La piĂšce de M. Bernard Shaw n'a pas Ă©tĂ© trĂšs heureusement traduite par M. et M me Hamon. Lors- que l'on traduit en français, c'est, il me semble, en français que l'on doit traduire, et il y a des fautes comme je m'en rappelle », qu'il serait prĂ©fĂ©rable d'Ă©viter. J'attendais je vous cause », mais per- sonne n'a demandĂ© la communication. En revanche, la mise en scĂšne est amusante, les dĂ©cors sont du meilleur goĂ»t, et l'interprĂ©tation est fort remarqua ble. L'humeur morose de M. Janvier nous fait suffi- samment comprendre que son fils ni ses filles n'en- tendent pas la voix du sang. Les deux plus jeunes, Dolly et Philippe, M ,le Lucienne Roger et M. Joa- chim, sont fort gentils malgrĂ© leur dĂ©plorable Ă©du- cation. M. Dayle est du meilleur comique dans le rĂŽle du vieux maĂźtre d'hĂŽtel. M 11 ' Nelly Cormon semble pĂ©nĂ©trer toutes les intentions de l'auteur, et cela ne doit pas ĂȘtre toujours commode. Enfin M. Jacques de FĂ©raudy a fait preuve du talent le plus divers, le plus consommĂ©. Nul ne paraĂźt, Ă  l'heure prĂ©sente, plus capable de tenir un rĂŽle de jeune pre- mier, d'amoureux, ou mĂȘme un grand premier rĂŽle. pr fĂ©vrier THÉÂTRE DE LA RENAISSANCE. — Reprise de l'En- chantement, piĂšce en quatre actes, de M. Henry Ra- Ăźaille. La critique manquerait de prudence pt de perfidie, si elle rĂ©servait Ă  l'Enchantement ces grĂąces dont je 208 LE THÉÂTRE 1912-1913 disais l'autre jour qu'elle est prodigue envers les Ɠuvres de dĂ©but. Je sais bien que V Enchantement est la premiĂšre comĂ©die moderne et rĂ©elle de M. Henry bataille. Mais l'Ăąge des piĂšces, de mĂȘme que celui des personnes, ne dĂ©pend point de la chro- nologie. Chez les personnes, il est plutĂŽt un trait du caractĂšre, et comme elles naissent d'ordinaire avec leur caractĂšre tout formĂ©, du moins virtuellement, l'on peut dire sans trop de paradoxe qu'un mĂȘme homme a toujours le mĂȘme Ăąge. Ce sont aussi des caractĂšres, et non une date, qui mĂ©ritent Ă  une Ɠu- vre d'art la qualification d'oeuvre de dĂ©but. L'En- chantement ne prĂ©sente aucune de ces faiblesses par oĂč un auteur dĂ©butant se trahit. L'originalitĂ© de M. Henry Bataille apparaĂźt entiĂšrement dĂ©gagĂ©e de toute imitation, de toute assimilation, de toutes les influences, mĂȘme de ces influences plus intimes qu'il vaudrait mieux appeler des amitiĂ©s. Sa sensi- bilitĂ© se connaĂźt et n'hĂ©site point. Ses procĂ©dĂ©s de crĂ©ation sont prĂ©cisĂ©ment les mĂȘmes que dans la Femme nue ou Maman Colibri. Son mĂ©tier est pres- que aussi sĂ»r, et dĂ©jĂ  il possĂšde ce pouvoir quasi miraculeux d'expression scĂ©nique par la vertu du- quel il a pu produire sur nos théùtres, depuis douze ans, tant de secrets et de mystĂšres d'Ăąme, sans ja- mais employer l'analyse, mĂȘme celle qui est tolĂ©- rable dans le roman et trop souvent tolĂ©rĂ©e sur les planches, ans jamais faire autre chose que du théùtre, du vrai théùtre, le plus clair, le plus net, le plus riche de pĂ©ripĂ©ties et d'action aussi bien LE THÉÂTRE 1912-1913 209 que de sentiments, le plus humain, — comme on dit, le plus public car il est aussi capable d'Ă©mouvoir les humbles que de faire sentir » les riches d'esprit. Tout cela, je le trouve dans l'Enchantement, au mĂȘme titre, au mĂȘme degrĂ© que dans les autres piĂšces de M. Bataille, qui sont nĂ©es plus tard dans l'ordre des temps ; et comme je disais tout Ă  l'heure qu'un homme est toujours le mĂȘme homme Ă  tous les Ăąges, je crois pouvoir dire que M. Henry Bataille a toujours Ă©tĂ© le mĂȘme poĂšte je n'entends pas seu- lement identique, mais formĂ© dĂšs l'origine, mĂ»r dĂšs sa saison printaniĂšre, et douĂ© du verbe souverain Ă  l'Ăąge des balbutiements. J'ai revu hier soir V Enchantement, et je l'avais relu, pour obĂ©ir au conseil de Becque, qui disait que les piĂšces sont faites pour ĂȘtre lues, non pour ĂȘtre jouĂ©es. Ce mot, quand on y rĂ©flĂ©chit, est as- surĂ©ment le plus cruel qu'Henry Becque ait jamais dĂ©cochĂ© Ă  ses confrĂšres. Il suffit, pour s'en persua- der, de lire des piĂšces. Celles de M. Henry Bataille supportent cette Ă©preuve. D'abord, elles valent la peine d'ĂȘtre lues, parce qu'il prend la peine de les Ă©crire ; mais cette lecture — chose peut-ĂȘtre assez inattendue — dĂ©montre surtout qu'elles sont des piĂšces de théùtre ; car il semble, quand on les lit. que les dessous qu'on y dĂ©couvre ne puissent pa- raĂźtre qu'Ă  la lecture, et l'on est surpris et Ă©mer- veillĂ©, quand on les voit reprĂ©sentĂ©es ensuite, d'aper- cevoir que l'on y pĂ©nĂštre encore plus avant et sans effort, que l'art prĂ©tendu infĂ©rieur les grandit au 12. 210 LE THEATRE 1912-1913 lieu de les diminuer, et que cette fameuse perspec- tive du théùtre peut aussi s'ouvrir sur des profon- deurs. * * * DĂ©jĂ  presque vieille fille, Isabelle vient d'Ă©pouser Georges Dessandes, l'un des nombreux amis qui de- puis la mort des siens l'entourent, sans l'avoir ja- mais sollicitĂ©e de rien que d'une honnĂȘte affection de camarades. Isabelle ignore l'amour, dĂ©libĂ©rĂ©- ment. Elle dĂ©clare Ă  qui veut l'entendre, le soir mĂȘme du mariage, qu'elle se marie sans passion, et qu'elle a choisi Georges entre tous les autres parce qu'elle ne l'aime pas d'amour, parce qu'il lui parait incapable de ce qu'on appelle amour dans les ro- mans, armĂ© de bon sens et d'Ă©goĂŻsme, uniquement soucieux de la paix. Isabelle cependant n'est pas incapable elle-mĂȘme de passion. Elle chĂ©rit, d'une tendresse dĂ©sordonnĂ©e, sa petite sƓur Jeannine, Ă  qui elle a servi de mĂšre. Or, ce mĂȘme soir du ma- riage, Ă  l'heure oĂč les derniers invitĂ©s vont partir, Jeannine tente de s'empoisonner. Isabelle, en dĂ©gra- fant le corsage de sa sƓur, y trouve une lettre adres- sĂ©e Ă  Georges, lettre d'adieu, aveu d'amour Ă©perdu. La tentative de suicide est sans gravitĂ© et n'aura point de consĂ©quences physiques. Ce qui est grave, et plus encore pour Isabelle ou mĂȘme pour Georges que pour Jeannine, c'est que maintenant l'amour est dans la maison ». Isabelle est dĂ©sormais obligĂ©e de soigner Ă  toute heure le mal terrible qu'elle ne LE THÉÂTRE 1912-1913 211 connaissait point, qu'elle se flattait de ne jamais connaĂźtre, comme les religieuses dans les hĂŽpitaux, comme le prĂȘtre au confessionnal, pansent des plaies pour eux toujours mystĂ©rieuses, et dont les prĂ©ser- veront leurs vƓux. Mais la tĂ©mĂ©raire volontĂ© des hommes et des femmes n'a pas le mĂȘme pouvoir de propitiation qu'un serment fait Ă  la divinitĂ©. En soi- gnant le mal, Isabelle apprendra d'abord Ă  ne le plus mĂ©connaĂźtre, puis elle en subira la contagion ; elle sera sĂ©duite par l'enchantement qui a sĂ©duit la premiĂšre sa petite sƓur, et Ă  son tour elle passera par toutes les phases de la passion, et par toutes les alternatives, jusqu'Ă  dĂ©lester sa rivale si aimĂ©e, puis Ă  vouloir se sacrifier pour elle, jusques enfin Ă  rĂ©- pĂ©ter par une sorte d'imitation machinale, ou fatale, le geste de Jeannine, et comme elle Ă  vouloir mourir. C'est ici que le bon sens de l'homme se manifeste. Georges, qui n'a pas laissĂ© de subir aussi par instants l'influence du divin mal, et qui a tĂ©moi- gnĂ© mĂȘme Ă  Jeannine au moins des pitiĂ©s Ă©quivo- ques, mais qui en a par-dessus les yeux, Georges intervient assez brutalement, remet les choses au point, et chaque personne en sa place. On voit, je pense, comment un tel sujet, envisagĂ© et traitĂ© Ă  la mode de M. Bataille, est beau et neuf. et comme, d'autre part, cette rivalitĂ© de deux sƓurs deviendrait aisĂ©ment banale, Ă  peine relevĂ©e d'un assaisonnement de perversitĂ©, si M. Bataille ne nous montrait que les apparences de ses personnages et leurs actes. Mais il a l'intuition, je ne dirai pas de 212 LE THÉÂTRE 1912-1913 leurs replis de conscience, je dirai de leur incons- cient ; et comme il est aussi un enchanteur, il nous fait part de cette seconde vue. Nous passons les surfaces oĂč seulement la banalitĂ© rĂ©side, et nous atteignons des lointains oĂč elle n'a pas plus d'im- portance que les imperceptibles agitations du flot pour les habitants des abĂźmes. Comme toutes les piĂšces oĂč il y a une grande com- plication de sentiments. l'Enchantement pouvait presque aussi bien prĂȘter au vaudeville qu'Ă  la tra- gĂ©die, et un homme de théùtre timide, ou respec- tueux des prĂ©jugĂ©s tels que la distinction des genres, n'eut pas manquĂ© de faire tout son possible pour n'Ă©gayer point les spectateurs, surtout Ă  contre- temps. M. Henry Bataille, au contraire, n'a pas es- quivĂ© le comique, il n'a pas considĂ©rĂ© qu'il en eĂ»t le droit, il l'a mĂȘme parfois appuyĂ©. Le rĂŽle de Georges est presque entiĂšrement de comĂ©die. Peut- ĂȘtre aussi cela est-il accusĂ© par le jeu de M. Gaston Dubosc, qui l'interprĂšte en excellent comĂ©dien, — mais il faudrait un peu plus qu'un comĂ©dien. M me Berthe Bady, elle, est plus qu'une interprĂšte et Ă  peine une interprĂšte Le rĂŽle a paru Ă©crit pour elle, et elle a vraiment paru le crĂ©er. Je ne le dis nulle- ment pour dĂ©sobliger M me Jane Hading, qui jouait Isabelle en 1900. et tout autrement, mais avec la plus remarquable intelligence. Je prĂ©fĂšre ne point parler de M lle Jane Renouardt Jeannine, car je ne saurais partager l'opinion favorable que l'on m'a semblĂ© avoir un peu partout de son interprĂ©tation. LE THÉÂTRE 1912-1913 213 M"" Catherine Laugier m'a surpris. A-t-elle voulu critiquer, par le moyen de la caricature, les mau- vaises maniĂšres des femmes du monde, nos contem- poraines ? En ce cas, elle a exagĂ©rĂ©. Je lui assure que le laisser-aller de la bonne compagnie est pure- ment moral dans les salons, on soigne encore le maintien, et si l'on a le grand tort d'emprunter par- fois aux populations des boulevards extĂ©rieurs leur argot, on ne leur emprunte jamais ni leurs intona- tions ni leurs inflexions de voix. 3 FĂ©vrier THÉÂTRE CLUNY. — La Cocotte Bleue, vaudeville en quatre actes de M. Emile Herbel. Ainsi que cette dame du meilleur monde, qui di- sait, mettant le nez Ă  sa fenĂȘtre Tiens, il fait beau ce matin, je vais me f... en blanc », Cliquette aime Ă  se f... en bleu. On l'appelle la Cocotte bleue », non qu'elle se livre Ă  la prostitution, fi ! ce sont des malintentionnĂ©s qui disent cela. Mais comme elle a un fort joli corps, elle ne refuse pas d'en faire part, moyennant finance, Ă  de nombreux amis, et mĂȘme Ă  des amateurs inconnus. L'un de ces der- niers, vieux marcheur, et selon l'usage, Ă©tourdi comme un jeune homme, Ă©gare chez Cliquette un paquet de lettres, qui pourraient nuire Ă  un mĂ©nage. 214 LE THEATRE 1912-1913 c'est-Ă -dire Ă  trois personnes. Vous avez dĂ©jĂ  devinĂ©, si vous ĂȘtes nĂ© vaudevilliste, le sujet de la Cocotte bleue il s'agit de remettre la main sur ces lettres, et dame ! si on les rattrapait avant minuit, le spec- tacle se terminerait trop tĂŽt. Je n'insinue pas qu'il se termine trop tard, et qu'il y a des longueurs. L'excellent public du théùtre Cluny m'a paru se divertir infiniment, et je crois que, durant plusieurs mois, on rira bien dans le quartier. La Cocotte bleue est jouĂ©e avec une gaietĂ© Ă©tour- dissante par M me Franck-Mel, M me Gabrielle Chalon, M Ile Jenny Lington, et par l'excellente troupe de Cluny, car il y a encore une troupe Ă  Cluny. C'est peut-ĂȘtre le dernier théùtre qui en possĂšde une ; c'est dommage. 6 FĂ©vrier THÉÂTRE SARAH-BERNHARDT. — Servir, piĂšce en deux actes, de M. Henri Lavedan ; la Chienne du Roi, piĂšce en un acte, de M. Henri Lavedan. La trĂšs belle piĂšce de M. Lavedan, Ă©loquente, Ăąpre, fanatique, par endroits presque sauvage, a obtenu hier soir au théùtre Sarah-Bernhardt les honneurs du triomphe. Elle n'a donnĂ© lieu Ă  aucune protestation. Il fallait s'y attendre les manifesta- tions au théùtre, comme les Ă©meutes dans la rue, nf* le théùtre 1912-1913 215 se produisent que si on a oubliĂ© de les prĂ©voir. Na- guĂšres dĂ©jĂ , le Prince TAurec, aprĂšs avoir, comme Servir, effrayĂ© la ComĂ©die-Française, eut au Vau- deville une premiĂšre sans incidents. M. Jules Cla- relie avait cependant prononcĂ© ce mot historique Le Prince clAuree ! ce serait la dynamite Ă  la ComĂ©die ! » 11 exagĂ©rait. Le Prince cĂŻAurec, satire fort siprituelle et assez mordante, ne passait point le ton de la meilleure compagnie. Mais quand mĂȘme cette comĂ©die eĂ»t Ă©tĂ© de nature Ă  dĂ©terminer des ex- plosions, il Ă©tait d'avance probable qu'elle ne ferait pas sauter le quartier de la ChaussĂ©e-d'Antin, sim- plement parce que cela Ă©tait attendu et avait Ă©tĂ© pronostiquĂ©. Servir Ă©tait presque assurĂ© de triom- pher sans contestation, pour la mĂȘme raison nĂ©ga- tive, — et aussi pour d'autres raisons ; dont la plus Ă©vidente est que toutes les idĂ©es Ă©mises par M. Henri Lavedan au cours de son drame ne sont guĂšre discutables et doivent emporter sans dĂ©bat le con- sentement universel. Je n'en excepterai pas cer- taines des thĂ©ories professĂ©es par le lieutenant Eu- lin, qui est dans la piĂšce, si l'on peut dire, l'avocat du diable, que le public, emportĂ© par son enthou- siasme, a un peu inconsidĂ©rĂ©ment applaudies, sans apercevoir qu'elles Ă©taient en contradiction avec les opinions personnelles de l'auteur de mĂȘme, l'on a acclamĂ© M me Gilda Darthy, quand elle a dĂ©clarĂ© qu'une mĂšre n'a pas d'autre patrie que ses enfants, et il est bien clair que M. Henri Lavedan ne l'ap- prouvait pas de penser momentanĂ©ment ainsi. MĂȘme 216 LE THÉÂTRE 1912-1913 les doctrines pacifistes du lieutenant Eulin, expri- mĂ©es avec discrĂ©tion, et qui ne peuvent ĂȘtre sus- pectĂ©es de lĂąchetĂ©, seraient Ă  la rigueur acceptables, si elles n'Ă©taient point dĂ©veloppĂ©es par un officier en uniforme ; et ceci entre parenthĂšses est la grosse invraisemblance de la piĂšce, quoique M. Lavedan l'ait sauvĂ©e bien entendu avec toute l'adresse qu'on pouvait espĂ©rer de lui. Enfin, nous avons bien une petite rĂ©volte intĂ©rieure, lorsque nous entendons faire l'Ă©loge de l'espionnage ; le caractĂšre français y rĂ©pugne cela est absurde, mais honorable, et je ne souhaiterais pas pour ma part que nous fussions corrigĂ©s de cette absurditĂ©, ni de quelques autres du mĂȘme ordre 6 ; mais M. Henri Lavedan use d'ar- guments si justes, que l'on ne saurait manquer de s'y rendre 6 ; et puis on lui sait grĂ© d'aborder brave- ment une question scabreuse, de soutenir une vĂ©ritĂ© peu sympathique ; et comment aussi rĂ©sisterait-on Ă  l'artiste admirable qui prĂȘte Ă  l'Ă©loquence de M. La- vedan sa grande voix ? Le Colonel Eulin s'est fait espion, parce qu'il a atteint l'Ăąge de la retraite, et qu'il ne peut pas vivre sans servir. Jamais, depuis la Kundry de ParsifaL le mot servir n'avait Ă©tĂ© articulĂ© sur une scĂšne de théùtre avec un tel accent de ferveur mystique. Il ne s'agit point lĂ  seulement de patriotisme. M. La- vedan, et mĂȘme, je crois, son colonel Eulin, recon- naissent fort bien que la patrie est chĂšre Ă  tous les cƓurs bien nĂ©s, que le patriotisme n'est pas plus le privilĂšge d'une caste que d'un parti. Mais ils pen- LE THÉÂTRE 1912-1913 217 sent que l'Ă©tat militaire est un sacerdoce, et qu'il y a la mĂȘme diffĂ©rence entre le militaire et le civil au regard de la patrie qu'entre le prĂȘtre et le laĂŻque au regard de Dieu. Comme le caractĂšre du prĂȘtre, celui du soldat est indĂ©lĂ©bile. On est soldat comme on est prĂȘtre, in Ɠlernum. Un prĂȘtre, mĂȘme dĂ©fro- quĂ©, mĂȘme interdit, reste prĂȘtre. Mais Eulin, Ă  la retraite, n'est pas un soldat dĂ©froquĂ© et n'entend pas ĂȘtre interdit il veut servir, Ă  n'importe quelles basses besognes ; il s'est fait espion. Cette fonction l'oblige Ă  de frĂ©quents voyages, Ă  de brusques Ă©clipses. Ses allures sont mystĂ©rieuses, Ă©quivoques ; si bien que Mme Eulin, son irrĂ©pro- chable compagne depuis trente annĂ©es, en vient Ă  dou- ter de lui, et de la plus banale façon qu'une femme puisse douter de son mari. L'intĂ©rĂȘt de la piĂšce n'est point, heureusement, ce malentendu vulgaire. C'est le dissentiment du pĂšre et de son plus jeune fils qui a fourni Ă  M. Lavedan une situation, un peu arbi- traire sans doute, mais poignante et cornĂ©lienne. Le colonel est devenu l'espion de son propre enfant, le lieutenant Eulin. Pierre, qui est artilleur, a dĂ©- couvert la formule d'une poudre verte, plus puis- sante que tous les explosifs connus, et qui assure- rait la maĂźtrise du monde au peuple possesseur d'une telle arme. Bien que pacifiste, il ne partage pas l'opinion de Nobel, qui fabriquait des engins de destruction pour rendre la guerre impossible. Il n'a fait qu'une seule fois, au pĂ©ril de sa vie, l'Ă©preu- ve de sa poudre verte. Il a depuis lors gardĂ© sous 13 218 LE THEATRE 1912-1913 clef ses documents et ses formules, dans une petite maison de Vincennes, oĂč il Ă©tait naguĂšre en garni- son il est prĂ©sentement Ă  OrlĂ©ans. Mais il ne croit pas que ces papiers y soient encore suffisamment en sĂ»retĂ©, il va les confier Ă  sa mĂšre, dont il est le fils prĂ©fĂ©rĂ© Mme Eulin, fille, femme et mĂšre de soldats, a souffert si cruellement de la guerre et de la servitude militaire qu'elle est presque con- quise aux idĂ©es de son dernier fils. Or, dĂšs l'origine, le colonel, qui Ă©pie le lieutenant, a surpris son secret. Il a suivi les progrĂšs de la formidable invention. Ce vieux pĂȘcheur, qui, seul dans une barque, s'approchait tĂ©mĂ©rairement de l'Ăźle que Pierre allait faire sauter, c'Ă©tait le colonel dĂ©guisĂ©. Il reste encore quelques notes Ă  voler. Le ministre les rĂ©clame d'urgence Ă  Eulin la guerre est sur le point d'Ă©clater, et par une coĂŻncidence un peu bizarre, mais tragique, la cause occasionnelle du conflit est l'assassinat du fils aĂźnĂ© d'Eulin, qui servait Ă  la lĂ©gion. Pierre et sa mĂšre arrivent Ă  Vin- cennes dans l'instant mĂȘme oĂč le colonel vient de prendre et de livrer les documents ; et la confronta- tion du pĂšre et du fils, sous les yeux de la mĂšre dou- loureuse, donne lieu Ă  l'un des plus graves dĂ©bats, Ă  l'une des scĂšnes les plus atroces que nous ayons eu sujet d'applaudir dans le théùtre contemporain. L'intĂ©rĂȘt n'en est pas affaibli par le pressentiment que nous pouvons avoir du dĂ©nouement. Nous som- mes avertis en effet qu'un coup de canon nous annoncera au moment voulu la dĂ©claration de la LE THÉÂTRE 1912-1913 219 guerre. Pierre s'est vante de ne marcher Ă  l'ennemi que si sa conscience l'y autorisait, mais nous ne dou- tons guĂšre qu'elle ne lui ordonne de faire son devoir. Mme Eulin elle-mĂȘme, dans une minute d'exaltation, a dit qu'en cas de guerre elle voudrait se battre comme un homme. Et pourquoi non ? Platon, qui n'Ă©tait pas pacifiste, ne nous recommande-t-il pas d'associer nos femmes Ă  tous nos travaux, et mĂȘme Ă  nos travaux guerriers ? Quant au colonel Eulin, il est chargĂ© d'une mission qu'on ne nous explique pas, mais oĂč nous savons du moins qu'il pĂ©rira le premier. Je suis bien aise d'avoir eu, il y a quelques se- maines, l'occasion d'Ă©numĂ©rer, Ă  propos d'Alsace, toutes les objections qu'il me semble que l'on peut faire Ă  ce genre de piĂšces cela me dispense d'y revenir Ă  propos de l'Ɠuvre de M. Henri Lavedan. Je me hĂąte de dire que je ne fais naturellement aucune comparaison entre Servir et Alsace. La piĂšce de M. Lavedan n'est pas situĂ©e prĂ©cisĂ©ment, comme celle de M. Gaston Leroux. L'auteur n'est donc pas obligĂ© de nommer la puissance Ă  qui nous sommes censĂ©s dĂ©clarer la guerre il l'appelle la puissance ennemie », et cela est aussi dĂ©cemment vague que cette autre expression l'ennemi hĂ©rĂ©- ditaire », dont les souverains ont accoutumĂ© d'user en leurs discours, mĂȘme quand ils entretiennent avec tous leurs voisins des relations cordiales ou correctes. Enfin, il n'y a dans Servir aucune de ces fautes de tact et de goĂ»t, qui sont peut-ĂȘtre, du 220 LE THÉÂTRE 1912-1013 moins pour des Français, les pires pĂ©chĂ©s contre le patriotisme. La piĂšce de II. Henri Lavedan, sĂ©vĂšre, concise, et d'une superbe tenue de style, est noblement jouĂ©e. J'ignore si l'auteur a rencontrĂ© chez ses interprĂštes cette foi qu'il se plaignait de n'avoir pas trouvĂ©e Ă  la ComĂ©die-Française, et je ne veux pas dĂ©cider si elle est nĂ©cessaire, mĂȘme pour jouer Servir, ni rĂ©- pĂ©ter les arguments du Paradoxe sur le comĂ©dien. Mais, qu'il ait Ă©tĂ© ou non touchĂ© de la grĂące, M. Lucien Guitry nous a crayonnĂ© hier soir une figure de hĂ©ros militaire vraiment sublime. Ce qui me sĂ©duit le plus dans ce bel art, c'est la sĂ»retĂ© et le sommaire de l'indication. Tous les dĂ©tails sont Ă©liminĂ©s, il ne reste que l'essentiel, et l'effet est sai- sissant. Il me semble que Lucien Guitry a quelque chose du gĂ©nie de notre Forain, et que tous les deux ont une mĂȘme façon de dessiner. M. Paul Capellani a jouĂ© avec beaucoup de sincĂ©ritĂ©, d'intelligence, de force, le rĂŽle plutĂŽt ingrat de Pierre Eulin. MM. Mosnier et DecƓur ont Ă©tĂ© simples et tou- chants, M m * Gilda Darthy pathĂ©tique et trĂšs belle. La Chienne du Roi, qui prĂ©cĂšde sur l'affiche Servir, est une sorte de divertissement historique, oĂč M. Henri Lavedan a fait le plus agrĂ©able usage de son Ă©rudition. M 1 " Jane Hading a su donner Ă  M"" du Barry une grande allure, un peu dĂ©hanchĂ©e M. A. Calmettes. dĂ©cidĂ©ment vouĂ© aux rĂŽles ecclĂ©- siastiques, a interprĂ©tĂ© celui de l'abbĂ© O'Gorman avec autant de talent que, le mois dernier, celui d l'archevĂȘque de Paris. LE THEATRE 1912-1918 221 10 FĂ©vrier COMÉDIE-FRANÇAISE. — L'Embuscade, piĂšce en quatre acte» de M. Henry Kistemaeckers. La ComĂ©die-Française n'est pas un théùtre de quartier, et je crois qu'elle mĂ©connaĂźtrait son intĂ©rĂȘt ainsi que sa tradition, si elle ne maintenait pas une diffĂ©rence essentielle entre son rĂ©pertoire et celui de Belleville ou de l'Ambigu. Je ne crois pas non plus qu'un auteur soit fort avisĂ©, de produire sa piĂšce dans ce beau cadre, et de la mener dans le inonde si elle n'est pas habillĂ©e pour cela. En re- cherchant le voisinage, du moins thĂ©orique, de Ra- cine, de Marivaux, de Beaumarchais, il nous oblige de prendre garde Ă  la qualitĂ© de son Ɠuvre, et, en l'espĂšce, de nous apercevoir qu'elle n'appartient Ă  la littĂ©rature, comme ce personnage d'Emile Augier appartenait Ă  la noblesse, que par ses prĂ©tentions. II m'est assurĂ©ment pĂ©nible de le constater ; mais je me demande Ă  quoi pourrait servir la critique, si ce n'Ă©tait Ă  tracer une ligne de dĂ©marcation bien nette entre ce qui est littĂ©rature et ce qui ne l'est point. Et puis, je n'aime pas les inĂ©galitĂ©s trop riantes. L'on a proprement assassinĂ©, il y a trente ans, pour quelques phrases malheureuses, M. Geor- ges Ohnet, qui savait bien autrement que M. Kiete- ruaeekers camper un personnage et ordonner une action. Il n'est pas question d'infliger Ă  l'auteur de 1' Embuscade un traitement si cruel les mƓurs se 222 LE THÉÂTRE 1912-1913 sont adoucies. Nous le reconduirons seulement par la main jusques au delĂ  des frontiĂšres de notre RĂ©- publique, avec tous les mĂ©nagements de la politesse — sans toutefois couronner son front de bandelettes, ni rĂ©pandre des parfums sur ses cheveux. Mais, me dira-t-on, Y Embuscade, si ce n'est point de la littĂ©rature, n'est-ce point du théùtre ? Certes oui puisqu'il paraĂźt qu'il y a divorce entre ces deux choses. J'avouerai mĂȘme que c'est du bon théùtre, et que du bon théùtre est bon, comme dirait MoliĂšre qui n'a jamais on amie. On sent que peu Ă  peu il revient Ă  la rĂšgle r[ h l'ordre ; il ne dĂ©tournera mĂȘme pas HĂ©lĂšne d'y revenir comme lui ; et cependant, pour elle, il s'agit de reprendre la chaĂźne conjugale, de se soumettre Ă  un mari indigne, mĂ©diocre, qui l'a naguĂšre aban- donnĂ©e, qu'elle ne hait mĂȘme plus qu'elle a oubliĂ©. HĂ©lĂšne s'y rĂ©signera, avec dĂ©sespoir, mais avec rai- son Mon cƓur se rĂ©volte, dit-elle, mais mon esprit se soumet. » Mais le hasard est parfois pitoya- ble HĂ©lĂšne mourra. La mort n'est pas seulement, comme le disait Goncourt, le dĂ©nouement le plus distinguĂ©, c'est aussi celui qui arrange tout le mieux. Te dĂ©nouement, de M. Capus demeure donc opti- timiste, d'un optimisme mĂ©lancolique. A vrai dire. 238 LE THÉÂTRE 1912-1913 nous avions pressenti dĂšs le dĂ©but cette mort oppor- tune et facile, et quelques palpitations d'HĂ©lĂšne, au premier acte, nous avaient laissĂ© prĂ©voir qu'elle s'Ă©teindrait sous nos yeux, entre les bras de son ami, au cinquiĂšme acte. Car la piĂšce a cinq actes ! M. Capus n'a pas re- doutĂ© cette coupe aujourd'hui presque inusitĂ©e. 11 a osĂ© Ă©crire une grande comĂ©die, bien ordonnĂ©e, conduite sans hĂąte, sans non plus cette nonchalance qu'on lui a reprochĂ©e quelquefois. Il a fait de gran- des scĂšnes qui ne sont pas finies aussitĂŽt que com- mencĂ©es, et oĂč les personnages se disent tout ce qu'ils ont Ă  se dire, sans avoir l'air d'ĂȘtre pressĂ©s par l'heure d'un train. Je le querellerai toutefois un peu sur son troisiĂšme acte il m'a paru donner une importance disproportionnĂ©e Ă  l'un des Ă©pisodes, et ralentir fĂącheusement, au milieu juste du spectacle, la marche de la piĂšce, jusque-lĂ  et ensuite bien sim- ple, nette et directe. C'est l'acte oĂč SĂ©bastien Real, qui a trouvĂ© chez l'imprĂ©sario CabaniĂšs une situa- tion bien rĂ©tribuĂ©e, s'aperçoit que son patron est une canaille, et lui jette sa dĂ©mission. C'est, comme bien vous pensez, le soir d'une reprĂ©sentation de gala oĂč se pĂąment tous les rastaquouĂšres et tous les snobs de Paris. M. Capus n'a pas su rĂ©sister au plai- sir d'en crayonner quelques types il joue Ă  mer- veille de ces fantoches, mais cette fois nous avons peut-ĂȘtre moins goĂ»tĂ© un intermĂšde, cependant, des plus joyeux, qui nous divertissait un peu trop long- temps des deux personnages vraiment intĂ©ressants LE THÉÂTRE 1912-1913 239 de la piĂšce. L'intĂ©rĂȘt que ceux-ci nous inspirent, ils ne le mĂ©ritent du moins par aucun artifice, par aucun excĂšs de sentiment ni de langage, et voilĂ  ce que j'estime, ce que je goĂ»te le plus dans cette agrĂ©able, touchante et sĂ©rieuse comĂ©die c'est la convenance, la justesse parfaite du ton, l'exacte modĂ©ration. Les deux amants sont passionnĂ©s, l'un des deux mourra tout Ă  l'heure ; jamais ni l'un ni l'autre ne se mon- trent infĂ©rieurs au drame oĂč ils participent, Ă  ce drame de l'amour et de la mort, qui est, dans un dĂ©cor moderne ainsi que dans un dĂ©cor ancien, avec des personnages rois ou anonymes, le plus gran- diose des drames humains, et jamais ni l'un ni l'au- tre ne paraĂźt sentir, ni ne s'exprime autrement que ne ferait Ă  l'ocasion un des spectateurs qui l'Ă©cou- tent. Nous les sentons proches de nous, pareils Ă  nous, et nous en concevons un peu d'orgueil, dont il faut remercier M. Alfred Capus en mĂȘme temps que nous l'applaudissons. Nous en devons remercier aussi les deux excel- lents interprĂštes, dont je veux louer plus encore la sincĂ©ritĂ© que le talent. M me Vera Sergine aime sans phrases, et elle Ă©meut profondement sans exhaler une plainte. Son Ă©nergie n'est pas moins admirable que son intelligence, et l'on oublierait presque de parler de sa beautĂ©. M. Rozenberg, passant avec aisance d'une petite scĂšne Ă  la grande scĂšne du Vaudeville, a su rendre toutes les nuances du rĂŽle de SĂ©bastien Real. Son jeu a quelque chose de franc, de viril, de sain et de probe il convient tout Ă  fait au person- 24J LE THEATRE 1912-1913 nage. M me Emilienne Dux a interprĂ©tĂ© avec le plus remarquable talent une belle-mĂšre trĂšs estimable, mais un peu sĂ©vĂšre. M. LĂ©rand, M. Joffre et M mt Ellen-AndrĂ©e, dont les rĂŽles sont peu de chose quant au texte, ont trouvĂ© moyen de crĂ©er des types que l'on n'oubliera pas, et je voudrais citer tous les autres, mais ils sont trop ; tous mĂ©riteraient une mention, car la piĂšce de M. Capus est trĂšs bien jouĂ©e d'ensemble ; elle a Ă©tĂ© aussi mise en scĂšne par M. Porel avec le goĂ»t le plus sĂ»r. 18 Mars PORTE-SAINT-MARTIN. — Cyrano de Bergerac, comĂ©- die hĂ©roĂŻque en cinq actes, en vers, de M. Edmond Rostand reprise. Nous avons Ă©tĂ©, hier soir, les tĂ©moins d'une sort* 1 de miracle, sans prĂ©cĂ©dent, je crois, au théùtre, oĂč il ne se produit guĂšre, cependant, que des Ă©vĂ©ne- ments merveilleux. Il n'est point rare qu'une piĂšce ĂągĂ©e de quelques annĂ©es plaise, Ă  la reprise, par son mĂ©rite propre, par ses grĂąces ou par la mĂ©lan- colie des souvenirs qu'elle Ă©voque car l'attendrisse- ment au théùtre n'est pas moins de rĂšgle que le pro- dige. Mais qu'un chef-d'Ɠuvre reconnu, qualifiĂ© chef-d'Ɠuvre par le consentement universel, dont la premiĂšre reprĂ©sentation fut notĂ©e comme une vie- LE THÉÂTRE 1812-1913 241 toire du gĂ©nie français, qui depuis fut reprĂ©senta des milliers et des milliers de fois sur toutes les scĂšnes des deux mondes, que tous les spectateurs d'une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale ont eux-mĂȘmes vu, lu, relu et qu'ils savent Ă  peu prĂšs par cƓur ; que ce chef-d'Ɠuvre ressuscitĂ© les surprenne plus encore qu'il ne les sĂ©duit ; qu'avant de les transporter d'en- thousiasme il les frappe d'Ă©tonnement, qu'enfin ce soit comme une rĂ©vĂ©lation, voilĂ  bien qui est conce- vable Ă  peine et miraculeux ; et je prie mes lecteurs de croire que, selon ma coutume, je parle Ă  la ri- gueur, je dis, sans excĂšs de langage, ce qui est. Si, contre ma coutume, je fais allusion au succĂšs effectif de l'Ɠuvre, c'est qu'il a ici une signification particuliĂšre je ne connais pas de piĂšce de théùtre qui soit plus de théùtre que celle-ci, et l'accueil du public me le confirme ; je ne connais pas de sujet de piĂšce plus dangereusement subtil, plus rebelle Ă  la rĂ©alisation scĂ©nique ; le tour de force admira- ble de M. Edmond Rostand, c'est d'avoir, du pre- mier au dernier mot de son drame, perpĂ©tuellement et facilement rĂ©solu cette antinomie. La premiĂšre de Cyrano fut saluĂ©e, il y a quinze ans, comme une renaissance du drame français en vers ce n'Ă©tait pas assez dire. Je ne veux diminuer aucune des Ɠuvres illustres qui sont notre richesse et notre orgueil ; mais, quand je songe Ă  quel point les dra- mes de Victor Hugo, pour n'en point citer d'autres, tout en provoquant notre admiration, la dĂ©solent, je ne puis m'empĂȘcher de reconnaĂźtre qu'avant u 242 LE THÉÂTRE 1912-1913 Cyrano nous possĂ©dions trĂšs peu de drames en vers, qui fussent tout ensemble des chefs-d'Ɠuvre du théùtre et de la poĂ©sie. Je n'entends point par lĂ  que Cyrano soit fabriquĂ© Ă  la façon des drames de Du- mas pĂšre, auxquels on a osĂ© quelquefois le compa- rer, Ă  cause, j'imagine, de l'acte du camp et de la scĂšne des victuailles. MĂȘme pour le mĂ©tier le plus matĂ©riel — je ne parle pas naturellement du reste — M. Edmond Rostand n'a pas la moindre parentĂ© avec Dumas pĂšre, dont les drames, ceux du moins qui sont tirĂ©s de romans, sont aussi mal bĂątis qu'on peut le souhaiter, ou plutĂŽt ne sont bĂątis d'aucune maniĂšre. Des reprises rĂ©centes nous ont permis, d'ailleurs, de reconnaĂźtre qu'ils n'ont plus aucune action sur le public, mĂȘme par ceux de leurs Ă©pi- sodes que l'on pourrait plus ou moins comparer a cette scĂšne du camp de CyraĂźin ; et la reprise d'hier nous a montrĂ©, au contraire, quelle action immĂ©- diate, directe, peut exercer sur ce mĂȘme public un poĂšte qui a le gĂ©nie du théùtre, par un Ă©pisode de la psychologie la plus prĂ©cieuse et du lyrisme, si je puis le dire, le plus transcendant, comme celui de Roxane au balcon. J'ai si fortement Ă©prouvĂ©, hier soir, le sentiment d'une rĂ©vĂ©lation et d'une nouveautĂ©, que je me lais- serais volontiers aller Ă  vous raconter Cyrano j'ou- blie qu'il s'agit d'une reprise. Celle-ci prĂ©sentait un intĂ©rĂȘt singulier. Sans doute, Cyrano a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© re- pris plusieurs fois, et mĂȘme Ă  Paris, quoiqu'il ne l'ait jamais Ă©tĂ© encore avec cette solennitĂ© ; et sans LE THÉÂTRE 1912-1913 243 doute il subira maintes et maintes fois pareille Ă©preu- ve. Mais la plus pĂ©rilleuse, la plus dĂ©cisive aussi Ă©tait celle d'hier soir, aprĂšs quinze annĂ©es rĂ©volues, si prĂšs et si loin d'un premier contact avec le public. Quinze ans, c'est l'Ăąge auquel les piĂšces de théùtre risquent le plus de paraĂźtre dĂ©modĂ©es et vieillies. Je ne dirai pas qu'hier soir Cyrano n'a semblĂ© avoir aucune ride, selon l'expression consacrĂ©e. Car, lors- que l'on dit que les piĂšces n'en ont point, c'est une façon polie et dĂ©tournĂ©e de faire entendre que, si on y avait regardĂ© de plus prĂšs, on aurait bien pu en apercevoir quelques-unes. La vĂ©ritĂ© est que per- sonne, hier, n'a songĂ© Ă  l'Ăąge du drame de M. Ros- tand, ni mĂȘme qu'il eĂ»t un Ăąge. Je me souviens qu'il v a quinze ans on expliquait le succĂšs immense de cet autre Don Quichotte par un renouveau d'idĂ©al en France, par une crise de chevalerie, enfin par le pa- nache. Nous avons dĂ», depuis quinze ans. subir une quinzaine au moins de crises analogues et de rĂ©ac- tions, puisque tous les ans et tous les six mois on nous tĂąte le pouls, et l'on annonce tour Ă  tour notre dĂ©cadence ou notre risorgimento. Les directeurs de la Porte-Saint-Martin sont bion habiles ; ils ont le flair de l'opportunitĂ© ; ils ont su reprendre Cyrano ;'i la minute prĂ©cise oĂč nous nous trouvions dans le mĂȘme Ă©tat d'Ăąme qu'il y a quinze ans, Ă  la fin de dĂ©cembre ; Ă  moins quo nous n'ayons pas changĂ© depuis lors autant ni aussi souvent que l'on veut bien nous le raconter. Il s'est trouvĂ©, hier comme en ce temps-lĂ , que le hĂ©ros de M. Rostand avait juste- 244 LE THÉÂTRE 1912-1913 ment la figure que nous souhaitions. Il est toujours, plus que jamais, notre hĂ©ros national, le mauvais garçon tout dĂ©bordant de bontĂ©, le bravache plein de bravoure vraie, le hĂąbleur qui a de l'esprit, le li- bertin qui est religieux au sens le plus Ă©levĂ© du mot, le Quasimodo en qui rayonne une Ăąme splendide, et dont mĂȘme la laideur physique est une laideur Ă  ca- ractĂšre, une laideur pour les peintres. Il nous est revenu tout prĂȘt pour une nouvelle popularitĂ©, et cette popularitĂ©, qui souffle, comme l'esprit de Dieu, oĂč elle veut, a soufflĂ© autour de lui en tempĂȘte dĂšs sa premiĂšre apparition. Les soirs comme hier soir, l'emploi de la critique se borne Ă  une acclamation unanime. Qui pourrait ĂȘtre tentĂ© de refuser sa voix Ă  ce concert ? Il est si reposant, et si rare, et si bon de pouvoir admirer ! MM . Hertz et Coquelin ont montĂ© Cyrano de Ber- gerac avec plus de luxe encore que naguĂšre. Tous les dĂ©cors sont beaux, celui du camp et celui du jardin d'automne, au dernier acte, sont admirables. L'interprĂ©tation est digne de la gloire de l'Ɠuvre. Co- quelin avait fait de Cyrano une figure que l'on ne saurait oublier. M. Le Bargy ne l'a point fait ou- blier il en a dessinĂ© une autre, toute diffĂ©rente, et c'est encore Cyrano. Comme il avait dĂ©jĂ  jouĂ© le rĂŽle en tournĂ©e, nous avions eu quelques Ă©cho9 de ces reprĂ©sentations. On prĂ©tendait, entre autres cho- ses, que M. Le Bartry Ă©tait un Cyrano triste, et cela me portait Ă  craindre qu'il ne fĂ»t trop gai. Il n'esl ni l'un ni l'autre il a composĂ© le rĂŽle avec la plu» LE THÉÂTRE 1912-1913 245 exacte intelligence du texte, et de ce qu'il y a sous le texte. Ses moyens d'expression sont vraiment extra- ordinaires, et je ne crois pas notamment que jamais un comĂ©dien ait disposĂ© d'une voix plus puissante et plus souple. La physionomie et l'allure du person- nage sont rendues avec un art pittoresque qui mĂ©rite les plus grands Ă©loges. C'est bien tour Ă  tour le gueux, le soudard, le poĂšte rĂȘveur et philosophe. Au dernier acte, c'est un spectre effrayant ; il semble, quand il entre en scĂšne, venir d'outre-tombe. Dans ce dernier acte de Cyrano, M. Rostand a touchĂ© au sublime shakespearien l'interprĂšte aussi y a tou- chĂ©. M me AndrĂ©e MĂ©gard a jouĂ© Roxane avec infi- niment de grĂące et de tendresse, parfois avec un peu d'affĂ©terie, mais le rĂŽle l'exige ; elle a le talent, aujourd'hui si rare, de dire les vers. M. Jean Co- quelin est un excellent Ragueneau. M. Max Desjar- dins et M. Jean Kemm ont jouĂ© en artistes accomplis les rĂŽles de Guiches et de Carbon de Castel-Jaloux. 20 Mars RENAISSANCE. — Le Minaret, comĂ©die en trois actes, de M. Jacques Richepin. Ceci est un conte, que l'on aurait mĂȘme appelĂ© philosophique au dix-huitiĂšme siĂšcle, bien qu'il soit assez malaisĂ© d'y apercevoir aucune philosophie, M. 246 LE THÉÂTRE 1912-1913 sauf la plus pratique. Mais combien de contes, en ce siĂšcle-lĂ , n'eurent de philosophique que le nom ! C'est aussi un conte oriental Ă  la maniĂšre du dix-hui- tiĂšme, oĂč l'on se souciait peu d'information prĂ©cise, de couleur locale, et oĂč l'Orient, pour les conteurs, Ă©tait un lieu de mystĂšre commode, asile de la chi- mĂšre et de l'utopie, Ă  peu prĂšs comme cet Incon- naissable que les agnostiques veulent bien assigner Ă  la religion pour son domaine propre et son dernier- refuge. M. Jacques Richepin a Ă©tĂ© fort avisĂ© de ne mettre Ă  la scĂšne qu'une Perse de fantaisie. Sans doute il en sait beaucoup plus long sur l'Orient que Voltaire et que Montesquieu, et il n'aurait pas eu grand'peine Ă  trouver des personnes compĂ©tentes qui lui en eussent appris encore davantage. Mais c'est une chose curieuse que j'observe, et je serais fort em- pĂȘchĂ© de l'expliquer, il ne semble point possible de donner, soit par la peinture, par la littĂ©rature ou par le théùtre, une reprĂ©sentation exacte et rĂ©aliste des races qui n'ont pas coutume de s'exprimer elles- mĂȘmes par ces moyens. Nos peintres orientalistes n'ont que trop souvent dĂ©montrĂ© cette bizarre im- puissance ; et je crois qu'on la vĂ©rifierait surtout au théùtre, et que cela vient de ce qu'il n'existe pour ainsi dire pas de théùtre dans les pays musulmans. Je pense que, si M. Jacques Richepin, aprĂšs s'ĂȘtre entourĂ© de documents, avait prĂ©tendu nous faire connaĂźtre, par les procĂ©dĂ©s ordinaires de la scĂšne, la psychologie des femmes de harem, ou mĂȘme sim- plement leurs gestes, et les façons amoureuses des LE THÉÂTRE 1912-1913 247 jeunes premiers de lĂ -bas, il aurait eu bien des chan- ces d'Ă©chouer. L'une des raisons de son succĂšs est qu'il n'a pas eu d'ambitions si hautes ni si vaines il s'est amusĂ© Ă  nous raconter une histoire gauloise, Ă  laquelle il a voulu ajouter une parure singuliĂšre- ment Ă  la mode en ce moment-ci ; et comme il s'amu- sait de bonne loi en nous la racontant, cette joie n Ă©tĂ© communicative. Il nous a divertis, il nous a Ă©blouis, — il ne nous a pas choquĂ©s la piĂšce est trĂšs libre, mais saine, et si jeune ! Il est rĂ©confortant, par le temps qui court, de voir un jeune homme de l'Ăąge de M. Richepin qui ne rougit point, ni qui ne baisse point les yeux quand il parle de l'Ɠuvre 'de chair, qui se dĂ©clare franchement ennemi de la chastetĂ©, et qui volontiers, comme Stendhal, qualifierait cette vertu de ridicule. L'idĂ©e du Minaret n'est pas sans quelque ressem- blance avec celle de la Veuve Joyeuse ; mais comme nous sommes en Orient, il y a plusieurs veuves c'est tout un harem qui est veuf, et joyeux. Les veuves musulmanes, dont la condition n'est guĂšre enviable, ont ordinairement peu de raisons de se rĂ©jouir ainsi, et n'en manquent point de regretter leur maĂźtre et leur Ă©poux sincĂšrement. Mais le cheik... hĂ©las ! je m'aperçois que j'ai oubliĂ© son nom j'aime mieux le taire que l'Ă©corcher. Le cheik, tout court, n'Ă©tait pas un Ă©poux Ă©goĂŻste, comme tant d'autres. Il ne s'est paĂ© dit AprĂšs moi la fin du monde, — ou de mon harem. » Au lieu d'en faire des cadeaux Ă  diverses personnes, ou de le laisser vendre Ă  l'encan, il a dĂ©- 248 LE THEATRE 1912-1913 cidĂ© que ses femmes choisiraient elles-mĂȘmes un nouveau maĂźtre, au suffrage universel, Ă  la majoritĂ© absolue des voix, et sans reprĂ©sentation des mino- ritĂ©s car il ne les laisse point libres d'en nommer plusieurs, mais un seul, aprĂšs toutefois avoir Ă©tabli une liste de trois admissibles. L'Ă©lection dĂ©finitive doit avoir lieu Ă  la suite d'un concours ; et je dois avouer qu'au premier mot de ce concours j'ai trem- blĂ© que l'auteur ne fĂ»t allĂ© un peu loin ; mais, au contraire, la principale Ă©preuve consiste, pour les concurrents, Ă  respecter ces dames toute la nuit. Vous devinez bien que l'un au moins des candidats est aimĂ© secrĂštement d'une des veuves ci-devant favo- rites du dĂ©funt, et que cette tendresse secrĂšte a Ă©tĂ© cause de son succĂšs au premier tour. Mais il s'agit de gagner au second tour plusieurs voix, et notam- ment celle de l'autre veuve cf-devant favorite. La premiĂšre, Myriem, qui est la plus maligne, persuade Ă  Noureddine, son amoureux, de faire la cour Ă  l'au- tre, Zouz-ZuvabĂ©. Noureddine obĂ©it sans enthou- siasme et obtient un rendez-vous pour ce soir, sur la terrasse, au pied du minaret. La nuit est merveil- leuse et le dĂ©cor est de M. Ronsin. Noureddine est Ă  deux doigts de tromper Myriem avec Zouz-ZuvabĂ© ; et le pire, c'est que Myriem n'est pas beaucoup plus loin de tromper Noureddine avec un autre prĂ©ten- dant, Mustapha. Dans une tragĂ©die symbolique, qui fut jouĂ©e jadis au Vaudeville, une bergĂšre, aprĂšs une longue conversation avec un berger, et finale- ment un baiser significatif, s'Ă©criait tout d'un coup LE THÉÂTRE 1912-1913 249 Il m'a eue ! Il m'a eue ! » Ni Zoux-ZuvabĂ© ni My- riem n'ont lieu de pousser cette exclamation, et elles se bornent Ă  dire, l'une Ă  Noureddine, l'autre Ă  Mus- tapha, qu'elles ne les ont pas trompĂ©s tout Ă  fait. Noureddine proteste d'autre part Ă  Myriem qu'il a jouĂ© une comĂ©die et que Zouz-ZuvabĂ© ne lui chante guĂšre. Naturellement, Zouz-ZuvabĂ© entend cette im- pertinence, et le rĂ©sultat de l'imbroglio est que ni Noureddine ni Mustapha n'obtiennent une seule voix, mais que le troisiĂšme concurrent est Ă©lu Ă  l'unani- mitĂ©. C'est un riche et joyeux bossu. Comme My- ryem n'en aime pas moins Noureddine, elle le lui dĂ©clare, et le lui prouverait, si le bossu ne surve- nait Ă  temps pour constater qu'il n'est pas encore cocu, mais que l'on peut l'ĂȘtre en Orient comme ailleurs. Sur ce, le cadi, Ă  point nommĂ©, produit un autre testament du feu cheik, qui annule les prĂ©cĂ©- dentes dispositions le harem suivra la destinĂ©e ordinaire, selon la loi de Mahomet, et le bossu Fel- Fel, aprĂšs avoir failli ĂȘtre cocu d'avance, ne sera mĂȘme pas mari. M m * Cora Laparcerie nous a donnĂ©, du joli conte de M. Jacques Richepin, une de ces Ă©ditions de luxe oĂč chaque page est encadrĂ©e de dessins et de minia- tures, qui parfois mĂȘme empiĂštent sur le texte. Les dĂ©cors et les costumes ne laissent pas d'ĂȘtre Ă  l'oc- casion un peu audacieux, et je ne crois pas cepen- dant qu'on y puisse relever une seule faute de goĂ»t. Il faut louer MM. Ronsin et Poiret d'avoir su donner Ă  leur imagination tant de libertĂ© sans lui permettre 250 LE THÉÂTRE 1912-1913 aucune fĂącheuse incartade, et de nous avoir Ă©tonnĂ©s quelquefois, mais toujours charmĂ©s. L'interprĂ©tation du Minaret est excellente et tout Ă  fait de mĂȘme ordre que la piĂšce elle est jeune, elle est aimable, elle mĂ©rite presque toujours d'ĂȘtre applaudie, et lĂ  oĂč elle le mĂ©riterait moins, elle a trop de grĂące pour ne pas dĂ©sarmer. M me Cora Laparcerie dit avec naturel des vers Ă©crits avec facilitĂ© ; elle est voluptueuse, elle est passionnĂ©e, et elle sait avoir quand il le faut au- tant de belle humeur que de passion. M me Marcelle Yrven accorde Ă  nos regards les mĂȘmes faveurs que naguĂšres Ă  ceux du cheik dĂ©funt ; j'aime beaucoup la franchise et la simplicitĂ© de son jeu. M Ue Mireille CorbĂ© sait se plaindre avec autant d'ingĂ©nuitĂ© qu'IphigĂ©nie de n'avoir point connu les douceurs de l'amour. M. Jean Worms est un sĂ©duisant \oured- dine, et vraiment maĂźtre maintenant de son beau ta- lent. M. Claudius est un peu triste, mais le rĂŽle du Grand-Eunuque est-il bien avantageux ? N'est-ce pas ce que l'on appelle, en argot de théùtre, un faux bon rĂŽle » ? M. FĂ©lix Galipaux. en revanche, semble un bossu pleinement satisfait. Il a raison de l'ĂȘtre, cor il a trouvĂ© cette fois un de ces rĂŽl^s. aujourd'hui trop rares, oĂč il peut tout ensemble dĂ©brider et mo- dĂ©rer son incomparable verve. M. Harry Baur a une magnifique prestance, une excellente voix et une diction que la vile prose ne lui avait pas encore per- mis de nous faire si bien apprĂ©cier. La musique de M. Tiarko Rirhepin est. comme la poĂ©sie de M. Jac- ques Richepin, savante, facile et colorĂ©e. LE THÉÂTRE 1912-1913 251 21 Mars BOUFFES-PARISIENS. — Le Secret, piĂšce eu trois actes, de M. Henry Bernstein. Le Secret n'est pas seulement une piĂšce profondĂ©- ment touchante, intĂ©ressante, pathĂ©tique, sans doute la plus originale et la plus belle de AI. Henry Bern- stein c'est le premier exemple, et du mĂȘme coup le modĂšle achevĂ©, d'une sorte de piĂšce entiĂšrement nouvelle. Peut-ĂȘtre que ces Ă©pithĂštes vont sembler bien emphatiques et bien excessives quand j'aurai dit a I M'es cela que tout l'intĂ©rĂȘt du Secret est psycholo- gique, et que c'est une piĂšce Ă  caractĂšres il est vrai que les auteurs dramatiques n'ont pas attendu le commencement du vingtiĂšme siĂšcle pour en Ă©crire, que c'est mĂȘme une assez vieille mode, et qui sem- blait depuis longtemps ĂȘtre tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude. Mais, outre qu'un homme d'aujourd'hui ne se conten- terait plus de la psychologie sommaire et naĂŻve des peintres de caractĂšres d'autrefois, et que la mise en Ɠuvre d'une science plus complexe, plus subtile, plus adĂ©quate Ă  l'innombrable rĂ©alitĂ©, lui rend donc la tAche plus difficile, il est empĂȘchĂ© encore par toutes les rĂšgles arbitraires et par toutes les entraves que, depuis cent ans, la prĂ©tendue grammaire de l'art théùtral a multipliĂ©es. J'Ă©crivais derniĂšrement, que pas une piĂšce de MoliĂšre n'est bien faite, et l'on a compris, j'imagine, que je l'Ă©crivais avec approba- tion. Longtemps encore aprĂšs MoliĂšre, la comĂ©die 252 LE THÉÂTRE 1912-1913 est demeurĂ©e plastique et souple, et ce n'est qu'au dĂ©but du siĂšcle dernier qu'elle s'est raidie dans des formules qui ne lui permettent plus que les petits sujets, les imbroglios et les historiettes. Je sais bien que l'on peut faire bon marchĂ© de cette grammaire de Scribe, quoique cent ans d'usage et de succĂšs lui aient donnĂ© l'autoritĂ© et le prestige, qu'une critique pĂ©dante l'ait promulguĂ©e, et que des hommes de la taille de Dumas fils, mĂȘme en protestant ou Ă  leur insu, s'y soient asservis. Les lois, ni dans l'ordre lit- tĂ©raire, ni dans l'ordre politique, ne durent pas quand elles n'ont pas de raison d'ĂȘtre ; il n'y a de lois du théùtre que celles que les conditions mĂȘmes du théù- tre imposent ; et nous avons vu, en effet, la comĂ©die, tout rĂ©cemment, s'affranchir de toutes celles-ci. Mais il est d'autres gĂȘnes, et mĂȘme de nouvelles, dont elle ne saurait s'affranchir, parce que ce sont vraiment les conditions du théùtre qui les nĂ©cessitent, celles du moins du théùtre d'aujourd'hui cette briĂšvetĂ©, ce mouvement, cette hĂąte que le public contemporain exige, et faute de quoi on ne le prendrait pas, qui li- mitent le champ de l'auteur dramatique, et lui ren- dent notamment impraticable l'Ă©tude approndie des Ăąmes. Il est Ă  remarquer qu'on n'a jamais vu moins de caractĂšres au théùtre que depuis que nous avons la prĂ©tention de les connaĂźtre mieux, je veux dire plus scientifiquement. Les efforts de l'Ă©cole natura- liste dans cette voie, efforts aussi maladroits que vains, sont instructifs. M. Henry Bernstein est, le premier, venu Ă  bout Je ce qui me paraissait, hier LE THÉATftK 1912-1913 encore, une impossibilitĂ©. Il a Ă©crit un drame Ă  ca- ractĂšres, et ce drame, Ă  premiĂšre vue, par son as- pect, par sa construction, par ses façons de saisir, de secouer, de dominer le public, par tous ses pro- cĂ©dĂ©s enfin et par tous ses moyens, ne semble nulle- ment diffĂ©rer des drames prĂ©cĂ©dents de M. Henry Bernstein ; et il n'est pourtant, du premier au dernier mot, que l'Ă©tude d'une femme ; Ă©tude complĂšte, pres- que mĂ©dicale, clinique ; sans une seule complaisance aux faussetĂ©s du théùtre, sans mise au point, sans souci de cette fameuse optique théùtrale ; et c'est, je le rĂ©pĂšte, la piĂšce la plus scĂ©nique, la plus drama- tique, la mieux conçue, la plus poignante que M. Bernstein ait jamais Ă©crite. Ce n'est pas lĂ  un tour de force, mais le bel et heureux effort d'un art parfai- tement conscient, mĂ»ri, auquel je ne veux pas don- ner le nom de mĂ©tier. M. Bernstein analyse aussi curieusement, aussi exactement que ferait un psy- chologue de profession, et avec autant de mĂ©thode. Seulement il ne nous expose pas les rĂ©sultats de sa recherche il nous fait assister Ă  son expĂ©rience et nous avons le sentiment de la poursuivre en mĂȘme temps que lui. Il fait vivre son personnage devant nous, et il en rĂšgle toutes les actions, tous les gestes, de telle sorte que chacun nous trahisse un peu de ce mystĂ©rieux caractĂšre, que nous ne cesserons pas de connaĂźtre Ă  chaque minute un peu plus, et que nous ne connaĂźtrons tout entier qu'au dernier baisser de rideau. La gradation est merveilleuse au dĂ©but, Gabrielle 15 254 LE THÉÂTRE 1912-1913 Jeannelot nous paraĂźt tout ordinaire, une femme comme tant d'autres, Ă  peine Ă©nigmatique. Belle, ri- che, heureuse, amoureuse, aimĂ©e de son mari, qui fut son compagnon d'enfance, elle est l'honnĂȘte fem- me qui n'a guĂšre de mĂ©rite Ă  l'ĂȘtre, mais Ă  qui l'on ne saurait raisonnablement reprocher les commodi- tĂ©s de sa vertu. Son mari, Constant, est peintre Ă  ses moments perdus, et prĂ©fĂšre le golf. Ils sont dans leur salon, aprĂšs dĂ©jeuner, ils disent des choses de peu d'importance, et leur bonheur serait complet si la locataire de l'Ă©tage supĂ©rieur ne les assommait de ses gammes. HĂ©las ! nos contemporains n'ont au- cune vertu sociale, ni aucun respect du repos et de la libertĂ© d'autrui. Constant Jeannelot fait allusion Ă  certaines difficultĂ©s d'intĂ©rĂȘt qu'il a prĂ©sentement avec sa sƓur, Gabrielle lui donne des conseils de modĂ©ration, de la voix la plus nette, et apparemment avec une entiĂšre franchise. Rien d'ailleurs n'attire notre attention sur ces rĂ©pliques, et ne les marque d'un accent particulier. Puis, Gabrielle parle de son amie Henriette Hozeleur, de qui elle a reçu un mot, qui va venir ; Gabrielle et Constant sont comme la sƓur et le frĂšre d'Henriette, restĂ©e veuve d'un mari indigne, aprĂšs deux ou trois ans de martyre. Un jeune secrĂ©taire d'ambassade, Denis Le Guenn, re- cherche depuis assez longtemps Henriette, et n'en finit pas cependant de demander sa main, ni mĂȘme de se dĂ©clarer. Constant Ă©l Gabrielle s'entretiennent de ce mariage probable, que Constant souhaite de tout son cƓur ; Gabrielle manifeste quelques inquiĂ©- LE THÉÂTRE 1912-1913 255 tudes, mais que l'on ne saurait attribuer qu'Ă  une tendresse ombrageuse, ou Ă  sa prĂ©voyance de grande amie raisonnable. Denis Le Guenn est un brave gar- çon, mais qui ne paie pas de mine. Il est peu bril- lant, Henriette l'Ă©clipsera, Henriette est orgueilleuse ne se sentira-t-elle pas humiliĂ©e de sa propre supĂ©- rioritĂ© sur son mari ? Henriette est fiĂšre elle est pauvre et Denis Le Guenn est riche, elle ne peut pas avoir l'air de courir aprĂšs lui. Denis Le Guenn est un peu ridicule, il n'est pas grand ; Henriette est grande et Ă©lĂ©gante... Gabrielle Jeannelot est per- suadĂ©e que son amie et Denis s'aiment, elle craint qu'ils ne s'aiment pour leur malheur, et qu'ils ne se mĂ©nagent des dĂ©sillusions, peut-ĂȘtre des catastro- phes. Henriette survient, on renvoie Constant, et elle montre Ă  Gabrielle une lettre qu'elle a reçue de Denis le matin. La lettre ne peut guĂšre laisser de doutes sur les intentions du jeune diplomate ; ce n'est pas toutefois une demande positive, Denis sol- licite d'abord quelques instants d'entretien avec M*' Jeannelot. Henriette a pris sur elle de rĂ©pondre que son amie la recevrait cet aprĂšs-midi. On l'annonce. Gabrielle fait passer Henriette dans la piĂšce voisine, elle le reçoit. L'entretien est extrĂȘmement embarrassĂ©, malgrĂ© les efforts de Gabrielle pour mettre Ă  l'aise le pauvre jeune homme, timide jusqu'au comique. Il finit ce- pendant par faire entendre qu'un scrupule l'a jusqu'ici empĂȘchĂ©, l'empĂȘche encore de demander la main d'Henriette. Il est trĂšs tendre, il est jaloux, 256 LE THÉÂTRE 1912-1913 d'une jalousie raffinĂ©e. Il veut possĂ©der toute, la femme qu'il aimera, qu'il Ă©pousera. Jamais, dans ses rĂȘves les plus lointains, il n'a conçu que cette jalou- sie presque maladive lui permit d'Ă©pouser une femme qui ne fĂ»t pas vierge et neuve. Certes, il ne prend nul ombrage de l'abominable mari qui a fait tant de mal Ă  Henriette. Mais elle est jeune, belle ; elle avait toutes les excuses, elle Ă©tait libre. Comment croire que, jusqu'Ă  ce jour, elle n'ait pas Ă©tĂ© aimĂ©e, qu'elle n'ait pas aimĂ©, qu'elle n'ait pas vĂ©cu ? Cette pensĂ©e seule rend Denis presque fou. Il sait qu'il n'aurait aucun droit d'en vouloir Ă  Henriette, mais il sait aussi qu'il ne pourrait pas se dĂ©fendre de la torturer, et qu'il serait lui-mĂȘme horriblement mal- heureux. Il ne pose pas Ă  Gabrielle de question prĂ©- cise, et il avoue son angoisse avec tant de dĂ©licatesse, avec de telles rĂ©ticences, qu'elle n'est point choquĂ©e. Elle lui affirme, elle lui jure, en le regardant bien dans les yeux, qu'Henriette est sans reproche. Et, dĂšs qu'il est sorti riant et pleurant de joie, elle rap- pelle M me Hozeleur ; et son premier mot est pour lui conseiller, toujours avec la mĂȘme franchise, mais avec une Ă©trange insistance, de tout avouer Ă  Denis Henriette a un secret, Henriette a eu un amant. Elle a Ă©tĂ© pendant un an la maĂźtresse d'un certain Charlip Ponta-Tulli. qu'elle a mĂȘme dĂ» Ă©pouser. Gabrielle lui persuade qu'elle se prĂ©pare de terribles lende- mains si elle n'avoue pas cette liaison Ă  Denis, qui soupçonne, qui sait peut-ĂȘtre ce qui en est. A la vĂ©ritĂ©, aucune des paroles de Denis ne nous avait LE THÉÂTRE 1912-1913 257 donnĂ© ce sentiment, et le conseil de Gabrielle nous Ă©tonne. Il n'Ă©tonne pas, mais il rĂ©volte M me Hoze- leur elle n'aura jamais le courage de risquer son bonheur et de faire cet aveu, peut-ĂȘtre inutile. Com- ment Denis saurait-il, soupçonnerait-il une liaison qui n'est connue que des deux intĂ©ressĂ©s et de Ga- brielle, car Constant lui-mĂȘme l'ignore ? Mais M m ' Jeannelot est si affirmative, si alarmante, qu'Hen- riette se laisse enfin convaincre elle va tout dire Ă  Denis ; et quand il reparaĂźt, naturellement elle ne lui dit rien. Les fiançailles sont conclues, les deux fiancĂ©s partent ensemble. M. et M me Jeannelot res- tent seuls ; et, Ă  brĂ»le-pourpoint, Ă  propos de rien, Gabrielle se met Ă  raconter Ă  son mari, qui n'en a jamais rien su, l'aventure d'Henriette. On sent, lors- que Ă  temps le rideau baisse, qu'elle va lui donner sans malveillance, rien que pour s'amuser un peu, les dĂ©tails les plus circonstanciĂ©s. II nous a paru que de scĂšne en scĂšne, de rĂ©plique en rĂ©plique, et continuellement, nous pĂ©nĂ©trions plus avant dans la familiaritĂ© de Gabrielle, et que nous n'Ă©tions pas loin de surprendre le secret de son caractĂšre qui, bien plus que la liaison ancienne de M mo Hozeleur, est le secret » de la piĂšce, mais nous ne saurions le dĂ©finir, prĂ©ciser une accusation nous ne sentons encore, Ă  la fin du premier acte, qu'un malaise, une mĂ©fiance, des soupçons vagues. Ils s'aggravent, sans trop se prĂ©ciser, dĂšs le dĂ©but du deuxiĂšme acte. Nous sommes Ă  Deauville, chez une vieille tante des Jeannelot, qui reçoit Ă©galement 258 LE THÉÂTRE 1912-1913 les Denis Le Guenn, et Charlie Ponta-Tulli est in- vitĂ©. Est-ce par hasard, ou bien qui aurait suggĂ©rĂ© Ă  la bonne dame, qui ne savait rien de cette histoire, l'idĂ©e de rĂ©unir Henriette et Ponta-Tulli ? Selon l'usage, Denis se prend d'amitiĂ© pour l'ancien amant de sa femme, et ce ridicule exaspĂšre Henriette. Elle est au supplice. La prĂ©sence seule de Ponta l'indi- gne, et ses galanteries insolentes l'effraient. Elle aime son mari, elle est heureuse, elle veut dĂ©fendre son bonheur. Elle le dĂ©fend gauchement ; elle a des allures bizarres ; elle parle rudement Ă  Denis. Elle supplie Gabrielle de chasser Ponta-Tulli ; et, de nouveau, la mauvaise grĂące de M m6 Jeannelot nous surprend, nous inquiĂšte. Cette femme si Ă©videmment intelligente a les mots les plus malheureux, elle raille mal Ă  propos le mari devant la femme, elle calme Henriette de telle façon qu'elle l'excite ; elle congĂ©- die Ponta-Tulli de telle façon qu'elle le retient. Elle finit par lui mĂ©nager un entretien avec Henriette, malgrĂ© la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e d'Henriette, et nous dĂ©couvrons, au cours de cette conversation, en mĂȘme temps qu'ils le dĂ©couvrent eux-mĂȘmes, que c'est elle naguĂšre qui a brouillĂ© Henriette et Ponta- Tulli. Denis revient au plus fort du dĂ©bat, demande Ă  sa femme des explications qu'elle ne peut impro- viser, et tout se termine par des cris, par des injures, par une bataille entre les deux hommes. Henriette a enfin vu clair, et nous aussi, dans l'Ăąme de Gabrielle. qui nous est rĂ©vĂ©lĂ©e par cette sĂ©rie de coups de théùtre aussi sĂ»rement, aussi prĂ©cisĂ©ment LE THÉÂTRE 1912-1913 259 que par une analyse Ă  la façon des romanciers. Nous ne la connaĂźtrons cependant toute qu'Ă  la fin, lorsque dans l'ardeur du remords, elle fera sa confession gĂ©nĂ©rale Ă  son mari, au moment mĂȘme qu'elle vient de dire que s'il soupçonnait son infamie et ses cri- mes, elle en mourrait et cette contradiction est d'une vĂ©ritĂ© admirable. Gabrielle est un monstre, qui, non par envie, non par jalousie vulgaire et humaine, mais par une effroyable malice innĂ©e, par sadisme, dĂ©truit autour d'elle le bonheur, dont la seule vue l'offense. Elle est la mĂ©chante », elle n'est pas vile, parce qu'elle n'est pas mesquine, et elle atteint Ă  une sorte de grandeur par la monstruositĂ©. Et ce qui lui vaut peut-ĂȘtre la misĂ©ricorde divine, ce qui lui vaut, Ă  la fin, aprĂšs le dĂ©goĂ»t, la pitiĂ© de son mari, c'est qu'elle est, cette infĂąme crĂ©ature, une crĂ©ature capable d'aimer. Non seulement elle adore son mari, le seul Ă  qui jamais elle n'ait fait aucun mal, mais elle aime ses victimes. Elle a vraiment aimĂ© Henriette comme une sƓur, et quand elle le lui dit, humblement, en se traĂźnant Ă  ses genoux, pour une fois la menteuse ne ment pas. Aussi, Henriette ne sera pas plus inflexible que Constant. Denis non plus ne sera pas inexorable pour Henriette, si peu coupable, et la tragĂ©die s'achĂšvera dans la sĂ©rĂ©nitĂ© du pardon, sans que rien, vous pouvez le croire, n'en attĂ©nue jusqu'Ă  la suprĂȘme minute et n'en gĂąte la magnifique ĂąpretĂ©. Je ne crois pas avoir vu depuis de longues annĂ©es piĂšce mieux'jouĂ©e que le Secret. M me Simone est re- 260 LE THEATRE 1912-1913 venue d'AmĂ©rique plus maĂźtresse qu'elle ne le fut jamais de toutes les ressources de son art. Chose curieuse, aprĂšs avoir, pendant plus de quatorze mois, jouĂ© uniquement en anglais, elle n'a plus au- cune de ces petites imperfections d'articulation et de dĂ©bit que l'on pouvait auparavant lui reprocher. Sa voix est admirablement posĂ©e et nuancĂ©e, son jeu est prĂ©cis, ses gestes sont nets et rares. Ce serait lui faire injure que de parler d'une intelligence qui est pres- que passĂ©e en proverbe. Quant Ă  sa sensibilitĂ©, ce n'est pas au critique qu'il appartient de la contester ou de la dĂ©fendre le public en a dĂ©cidĂ© ce soir, et son jugement ne sera pas rĂ©formĂ© les jours suivants. Je doute qu'un seul des spectateurs du Secret puisse entendre ses cris de dĂ©tresse sans ĂȘtre bouleversĂ©. On ne saurait moins ressembler Ă  M m ' Simone que M me Madeleine LĂ©ly, et elles sont Ă©gales. Depuis com- bien d'annĂ©es n'avions-nous pas vu deux grandes artistes jouer ensemble ? Au lieu de se nuire, elles se font rĂ©ciproquement valoir, et elles donnent une belle leçon aux autres Ă©toiles, qui ne se soucient pas ordinairement de briller de compagnie. J'avoue que je me trouve Ă  court d'Ă©pithĂštes pour louer MM. Claude Garry et Victor Boucher, dont la maĂźtrise a Ă©tĂ© bien proche de la perfection. M. Henry-Rous- sell a jouĂ© avec chaleur le rĂŽle assez peu avantageux de Charlie Ponta, et M m ' Marcelle Josset fort bien aussi celui de la tante ĂągĂ©e, complaisante Ă  son insu, chez qui se dĂ©roulent les terribles scĂšnes du deu- xiĂšme et du troisiĂšme acte. LE THÉÂTRE 1912-1913 261 5 Avril COMÉDIE DES CHAMPS-ELYSÉES. — L'ExilĂ©e, piĂšce en quatre actes, de M. Henry Kistemaeckers. La nouvelle ComĂ©die des Champs-ElysĂ©es est agrĂ©able et commode. Elle se trouve Ă  plusieurs Ă©ta- ges au-dessus du sol ; mais en AmĂ©rique les salles de spectacles sont placĂ©es encore beaucoup plus haut. ; ce n'est une nouveautĂ© que pour Paris. Des personnes bien informĂ©es m'expliquent le motif de cette Ă©lĂ©vation. Il y a, paraĂźt-il, un autre théùtre dans le mĂȘme immeuble je l'ignorais. A l'Ă©tage de M. LĂ©on Poirier, le public est d'abord mis de belle humeur par l'excellent accueil qu'il re- çoit. Point d'ouvreuses, la mendicitĂ© est interdite, le service du vestiaire est fait par des domestiques cos- tumĂ©s. Le foyer est de petites dimensions, mais dĂ©- corĂ© de panneaux de M. Vuillard, fort beaux. Le ri- deau, de M. Roussel, est admirable, d'une composition classique, d'une vigueur de tons qui irrite et d'une harmonie qui enchante. Ce rideau est, Ă  vrai dire, le seul ornement de la salle, et voilĂ  qui est fort bien conçu. Lorsqu'on se tourne vers le fond, on est si rebutĂ© par la nuditĂ© des balcons, si attristĂ© par leur gris morne, et offensĂ© par le rouge des lo- ges, qu'on n'a qu'une idĂ©e, c'est de se retourner au plus vite vers la scĂšne si c'est pendant la reprĂ©sen- tation, et vers l'admirable rideau de M. Roussel si c'est pendant l'entr'acte. L'acoustique enfin de la 15. 262 LE THÉÂTRE 1912-1913 salle est d'une Ă©galitĂ© parfaite ; il m'a paru qu'on entendait bien de partout, quand on entendait, et que, dans les moments oĂč l'on entendait moins, les meil- leures places n'Ă©taient pas privilĂ©giĂ©es. Je pense que les interprĂštes de l'ExilĂ©e n'Ă©taient pas encore accoutumĂ©s Ă  la salle dont ils faisaient, hier soir, la premiĂšre Ă©preuve. Ils se sont mis peu Ă  peu au diapason convenable, mais nous avons pres- que entiĂšrement perdu une bonne moitiĂ© du premier acte. Cela n'a pas laissĂ© de jeter quelque obscuritĂ© sur l'exposition, qui est faite, j'en suis persuadĂ©, avec adresse, et qui n'a point paru l'ĂȘtre. La piĂšce a pu sembler aussi un peu compliquĂ©e elle est, au contraire, d'une simplicitĂ© extrĂȘme. Elle illustre cette thĂšse de psychologie, que les gens d'un mĂȘme pays se doivent aimer entre soi, et qu'un jeune Français, par exemple, n'hĂ©sitera jamais Ă  trahir une maĂźtresse Ă©trangĂšre, fĂ»t-elle princesse, quand le hasard met une Française sur son chemin. Henri Virey a mĂȘme si peu d'hĂ©sitation Ă  tromper la princesse Gina que nous en sommes un peu surpris, un peu choquĂ©s, et que nous aimerions bien voir plus avant dans son cƓur. Mais nous sommes au théùtre, il ne s'agit pas d'analyse. Si vous me demandez comment cet Henri Virey se trouve Ă  la cour de Goldavie », comment la com- tesse de Granviers-Charlieu et sa niĂšce, M lle Jacque- line de TĂ©roines, s'y trouvent Ă©galement, je crains de commettre quelque erreur, car c'est cela prĂ©cisĂ©ment que je n'ai pas bien entendu. Je crois que la com- LE THÉÂTRE 1912-1913 263 tesse de Granviers-Charlieu n'a pas de titre officiel, et qu'elle est surtout retenue dans une petite cour for- maliste et assommante par l'amitiĂ© qu'elle porte Ă  la princesse Gina. Celle-ci est la femme de l'hĂ©ritier, simple brute, Ă  qui l'on ne saurait d'ailleurs repro- cher sa volontĂ© bien rĂ©solue de sauver la couronne et la dynastie. Le frĂšre cadet de l'hĂ©ritier a des idĂ©es plus larges il est libĂ©ral, morphinomane, il a fait ses Ă©tudes de mĂ©decine Ă  Paris. Henri Virey est un de ses camarades du Quartier, qu'il a fait venir pour instruire ou pour amuser les petits princes. Le jeune prĂ©cepteur leur enseigne l'histoire de la RĂ©volution. L'hĂ©ritier le trouve mauvais et n'a peut-ĂȘtre pas tort. Virey, ce qui est plus grave, a nouĂ© des relations avec les chefs d'une Ă©meute qui se prĂ©pare, et sert d'intermĂ©diaire entre eux et le prince libĂ©ral, LĂ©o- pold. Au moment oĂč la piĂšce commence, Virey s'en est allĂ© causer avec les rĂ©voltĂ©s, il ne rentre pas, et l'on s'inquiĂšte. La superstitieuse Gina a cependant bon espoir, parce qu'elle voit comme un arc-en-ciel autour de la cigarette allumĂ©e de son beau-frĂšre, et autour des bougies. Ce phĂ©nomĂšne ne rassure point, mais trouble au contraire LĂ©opold qui est mĂ©decin, et sur certaines questions qu'il pose Ă  Gina, nous pressentons qu'il n'est pas impossible qu'elle de- vienne aveugle avant la fin de la piĂšce. Virey repa- raĂźt enfin. Il a une scĂšne d'amour avec Gina, Ă  dis- tance, chacun de part et d'autre d'une porte grande ouverte. On peut les voir du salon de rĂ©ception sans rien soupçonner de ce qu'ils disent, mais on n'a qu'Ă  264 LE THÉÂTRE 1912-1913 entrer au second plan pour Tes entendre. C'est ce qui arrive Ă  M 11 * de TĂ©roines, et nous devinons bien Ă  son air qu'elle aime Virey, et qu'elle est dĂ©sespĂ©rĂ©e d'ap- prendre qu'il est l'amant de la princesse ; mais ni Virey ni la princesse ne s'aperçoivent de rien. La TiĂšre jeune fille garderait son secret si elle n'entendait, quelques minutes plus tard, l'Ăąme dam- nĂ©e de l'hĂ©ritier, le policier Streck, ordonner Ă  un garde de tuer Virey par accident, le lendemain, Ă  la chasse. Elle jette sur ses Ă©paules le premier manteau qu'elle trouve, et qui est justement un renard bleu appartenant Ă  la princesse, et elle court avertir Vi- rey au milieu de la nuit. Virey comprend enfin que Jacqueline l'aime, puisqu'elle veut lui sauver la vie. Cette scĂšne unique occupe tout le deuxiĂšme acte. Au troisiĂšme se produisent les divers coups de théùtre que ces prĂ©parations nous donnaient lieu d'espĂ©rer. Ce n'est pas pour rien que Jacqueline est allĂ©e chez Virey enveloppĂ©e d'un manteau de la princesse Gina Streck, toujours aux aguets, l'a vue sortir et l'a prise pour la princesse. Quand celle-ci veut sau- ver Virey qui vient d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©, Streck la dĂ©nonce Ă  l'hĂ©ritier, l'accuse d'avoir Ă©tĂ© la nuit chez le prĂ©- cepteur. Elle dĂ©couvre qu'une femme, en effet, y est allĂ©e, et que c'est Jacqueline. La rĂ©volution a Ă©clatĂ© dans le mĂȘme temps. Toutes ces secousses hĂątent le progrĂšs du mal qui menaçait Gina, et elle est pres- que subitement frappĂ©e de cĂ©citĂ©. Cette pĂ©ripĂ©tie a pour objet de mĂ©nager, au der- nier acte, une scĂšne un peu trop arbitraire peut-ĂȘtre LE THÉÂTRE 19121913 265 pour ĂȘtre vraiment touchante, mais enfin dramati- que. Gina a recouvrĂ© la vue Ă  la suite d'une opĂ©ra- tion ; Virey et Jacqueline la croient toujours aveu- gle ; elle les torture en rappelant l'amour du passĂ© a Virey, devant la jeune fille dont elle feint d'ignorer la prĂ©sence, et elle ne se dĂ©ment qu'Ă  la minute oĂč Jacqueline tombe Ă©vanouie dans les bras de Virey. Gina se souvient qu'elle est princesse et pardonne ; son mari le prince hĂ©ritier ayant Ă©tĂ© fort Ă  propos tuĂ© par les rebelles, et son beau-frĂšre ayant abdiquĂ©, elle deviendra officieusement la bienfaitrice et la pro- tectrice du royaume de Goldavie, dont LĂ©opold sera le roi constitutionnel. La piĂšce de M. Henry Kistemaeckers a Ă©tĂ© remar- quablement jouĂ©e par M me " Marthe BrandĂšs, Juliette Darcourt et Monna Delza, par MM. Gauthier, Ar- quilliĂšre, Maury, Henry Beaulieu, Arvel et DumĂ©ny. 7 Avril THEATRE FEMINA. — Eh !... Eh ... revue en deux actes, de MM. Rip et Bousquet. THÉÂTRE MICHEL. — Blanche CĂąline, comĂ©die eu trois actes de M. Pierre Frondaie. Eh!... Eh!... la nouvelle revue de MM. Rip et Bousquet, est bien la plus amusante des piĂšces qui tiennent prĂ©sentement l'affiche. Je suis fĂąchĂ© de l'avouer, car j'ai par principe horreur des revues 266 LE THÉÂTRE 1912-1913 mais la mauvaise foi a des limites et je ne peux pas m'empĂȘcher de dire la vĂ©ritĂ©, quand on m'a fait rire sans dĂ©semparer pendant trois heures d'horloge. La revue de MM. Rip et Bousquet n'est pas seulement trĂšs amusante, elle est de la plus jolie qualitĂ© d'es- prit. Enfin, c'est une espĂšce de chef-d'Ɠuvre. Je trouve immoral qu'un genre de théùtre aussi peu relevĂ© prĂȘte au chef-d'Ɠuvre, mais on n'y peut rien. Les auteurs de ce scandale ne se contentent pas, comme certains fabricants, de mettre leurs scĂšnes bout Ă  bout, de les assaisonner d'ordures, et d'inju- rier leurs plus notables contemporains. Ils ont souci de la composition, de l'art. Ils ont de la probitĂ©, et le respect de leur travail. Ils sont ingĂ©nieux ; leur esprit s'accommode exactement Ă  la besogne théù- trale qu'ils ont entre toutes prĂ©fĂ©rĂ©e et choisie. Tout ce qu'ils voient, ce qu'ils observent, semble prendre de soi-mĂȘme chez eux figure de scĂšne de revue de mĂȘme tout ce qu'Ovide, poĂšte trop facile, tentait d'Ă©crire, prenait forme de vers. Je ne veux point dire que MM. Rip et Bousquet ont trop de facilitĂ© ; je ne sais mĂȘme pas s'ils ont de la facilitĂ©, c'est leur secret. Ce qui paraĂźt, c'est qu'ils ont reçu du ciel un don singulier ils sont nĂ©s crĂ©ateurs de revues ; et cela n'est peut-ĂȘtre point un magnifique privilĂšge, ni mĂȘme trĂšs enviable ; c'est du moins une originalitĂ©, il n'en faut dĂ©daigner aucune, et il ne faut jamais omettre de louer trĂšs haut celui qui est passĂ© maĂźtre en son mĂ©tier. Un des mĂ©rites de MM. Rip et Bousquet, et, je LE THÉÂTRE 1912-1913 267 crois, une des raisons de leur succĂšs, est qu'ils ne sont pas trĂšs mĂ©chants ni trĂšs cruels, ou qu'ils ont l'intelligence de l'ĂȘtre de moins en moins. Ils ne sont mĂȘme pas trĂšs insolents, mais ils en ont l'air c'est l'essentiel. Ils sont plutĂŽt effrontĂ©s ; et comme c'est une Ă©pithĂšte qu'on n'attribue d'ordinaire qu'aux pa- ges, on est tentĂ© de trouver leur verve trĂšs jeune par association d'idĂ©es. Elle est surtout trĂšs franche ; ils sont gais, c'est un cas presque unique les auteurs comiques ne sont presque jamais gais ; parmi ceux du rĂ©pertoire, en citerez-vous un autre que Beaumar- chais qui ait jamais ri de bon cƓur ? Enfin, MM. Rip et Bousquet ont osĂ©, je crois, les premiers, faire de grandes scĂšnes amplement dĂ©veloppĂ©es, au lieu de ces bouts de scĂšne de rien du tout que les autres nous servent. Ces grandes scĂšnes nous font juger que les ressources de leur invention sur un seul sujet sont vraiment inĂ©puisables, et elles mettent aussi bien mieux en valeur le talent des interprĂštes. Il faut, par exemple, que ces interprĂštes soient de premier ordre pour tenir le coup ; mais MM. Rip et Bous- quet, qui avaient hier soir toutes les chances, n'ont rencontrĂ© en effet que des interprĂštes de premier ordre. M. Signoret, qui jouait naguĂšre, avec un ta- lent si mesurĂ©, si juste, si fin, Y Assaut d'Henry Bern- stein et les Eclaireuses de Maurice Donnay, a jouĂ© trois des grandes scĂšnes dont je parlais tout Ă  l'heure avec une puissance extraordinaire de comique et mĂȘme de burlesque, avec la plus brillante et la plus libre fantaisie. VoilĂ  un enseignement pour tous les 268 LE THÉÂTRE 1912-1913 comĂ©diens. Qu'ils soient bien certains que l'on n'a droit Ă  la fantaisie qu'aprĂšs avoir passĂ© Ă  l'Ă©cole de la vĂ©ritĂ©, et que les talents les plus affranchis sont aussi toujours les plus disciplinĂ©s. M lle EdmĂ©e Fa- vart a chantĂ© avec l'art le plus fin, le goĂ»t le plus sĂ»r et une voix dĂ©licieuse, des refrains dĂ©jĂ  un peu anciens, que l'on ne nous avait pas chantĂ© si bien depuis Judic et Granier. L'on a souvent parlĂ©, en ces derniers temps, de la rĂ©surrection de l'opĂ©rette française il est impossible qu'elle ne ressuscite point, quand nous avons une chanteuse d'opĂ©rette comme M lle EdmĂ©e Favart. M" e RĂ©gine Flory a dansĂ©, et elle a plu. Sa danse de ClĂ©opĂ tre, si dĂ©shabillĂ©e qu'elle soit, est beaucoup plus dĂ©cente que ce qu'on danse dans les salons de la meilleure sociĂ©tĂ©. J'ai Ă  peine besoin d'ajouter qu'elle a un caractĂšre d'art qui manque tout Ă  fait au pas de l'ours. Je crains que Blanche CĂąline ne soit pas la meilleure piĂšce de M. Pierre Frondaie. Mais l'auteur, qui est doublement homme d'esprit, avait pris d'avance sa revanche avec l'Homme qui assassina, et cela ne l'empĂȘchera point sans doute de prendre une revan- che de plus un jour prochain. Blanche CĂąline c'est un surnom, Blanche CĂąline est une petite fille du peuple, modeste et tendre. Elle a pour amant un tout jeune peintre, dĂ©pourvu de talent, trĂšs joli garçon, point mĂ©chant, mais faible, capable de toutes les fai- blesses. Un homme fort la rencontre par hasard, LE THÉÂTRE 1912-1913 269 tombe amoureux d'elle et devient son protecteur, sans plus. Les deux amants, Blanche et AndrĂ©, s'aiment sous son nez avec une naĂŻvetĂ© entiĂšre, et il les laisse faire, ne voulant causer aucune peine, mĂȘme lĂ©gĂšre, ni Ă  l'un ni Ă  l'autre. Mais AndrĂ© se conduit fort mal. Dans un instant de dĂ©tresse, au lieu de travailler, il emprunte vingt-cinq louis Ă  une actrice qui le trouve bien physiquement et ne le lui a pas envoyĂ© dire. Blanche CĂąline est indignĂ©e de ce procĂ©dĂ©. LaforĂȘt le protecteur jusque-lĂ  dĂ©sintĂ©ressĂ© veut dĂ©livrer Blanche de ce petit... comment dire? Il l'enlĂšve, et cette fois la revendique pour lui, du droit qu'ont les hommes forts de prendre tout, mĂȘme leurs femmes, aux hommes faibles. C'est ce qu'il explique avec un peu de solennitĂ© Ă  AndrĂ©, qui vient rĂ©clamer Blan- che. Si vous ne me la rendez pas, je me tuerai ! » dit AndrĂ©. Voici un revolver », dit LaforĂȘt. AndrĂ© est un peu gĂȘnĂ© sur le moment, cela se conçoit, mais enfin il ne peut dĂ©cemment pas se dispenser de pren- dre le revolver qu'on lui tend, et comme il n'est pas seulement faible, mais maladroit, il fait partir le coup sans le vouloir. Le plafond seul est atteint. La piĂšce de M. Pierre Frondaie est bien jouĂ©e par MM. Gaston Dubosc et AndrĂ© Lefaur. M. BenĂ© Mau- prĂ© ne manque ni de sincĂ©ritĂ© ni d'inconscience. M m * Michelle a beaucoup de charme, de naĂŻvetĂ©, d'Ă©mo- tion, et une physionomie fort, intĂ©ressante de comĂ©- dienne dramatique. M me Lucienne Guett a donnĂ© une belle allure a la maĂźtresse brillante que LaforĂȘt 270 ix THÉÂTRE 1912-1913 quitte un peu brusquement pour la douce et humble CĂąline. 10 Avril THEATRE ANTOINE. — Le Chevalier au Masque, piĂšce en cinq actes et six tableaux, de MM. Paul Armont et Jean Manoussi. On a fait Ă  la nouvelle piĂšce du théùtre Antoine une sorte de publicitĂ© assez Ă©trange on nous a prĂ©- venus que c'est une piĂšce d'Ă©tĂ©. Comme ni le calen- drier ni le thermomĂštre ne nous permettent point de croire que la belle saison soit venue, j'imagine que ces mots piĂšce d'Ă©tĂ© », ont un sens mystĂ©rieux, ou- tre leur signification usuelle, et je redoute mĂȘme que ce sens mystĂ©rieux ne soit pĂ©joratif. On entend peut- ĂȘtre par piĂšce d'Ă©tĂ© une piĂšce dĂ©pourvue de grandes ambitions, qui ne vise qu'Ă  divertir un public com- mode et bon enfant ? Ce ne sont pas toujours celles- lĂ  qui rĂ©ussissent le moins, et le Chevalier au Masque en serait donc le modĂšle, car il est fort divertissant, il a parfaitement rĂ©ussi, et il pourrait bien se laisser jouer jusqu'au retour de la vilaine saison. Les au- teurs n'ont affichĂ© qu'une prĂ©tention, qui est de faire quelque chose de neuf dans le genre historique, de n'emprunter Ă  l'histoire que le cadre et les dĂ©cors, et d'inventer entiĂšrement les personnages et l'action. Je ne leur cacherai pas que cela ne me paraĂźt point si neuf. C'est un procĂ©dĂ© familier Ă  la plupart des ro- LE THÉÂTRE 1912-1913 271 manciers et dramaturges historiques. Ils Ă©vitent au- tant que possible d'employer les Ă©vĂ©nements connus, qui ne peuvent procurer aucune surprise Ă  des lec- teurs ou Ă  des spectateurs instruits — et qui n'est instruit par le temps qui court? MM. Paul Armont et Jean Manoussi n'ont pas d'ailleurs appliquĂ© Ă  la rigueur leur principe, puisqu'ils mettent en scĂšne Bonaparte et FouchĂ©, que le sujet de leur drame est une tentative d'enlĂšvement du Premier Consul en 1802 et que nous savons tous qu'on ne s'est dĂ©barrassĂ© dĂ©finitivement de lui qu'en 1821. Mais cela ne nous empĂȘche pas du tout de nous intĂ©resser au complot, de nous demander avec anxiĂ©tĂ© et mĂȘme avec an- goisse s'il aboutira. Nous croyons que c'est arrivĂ©, voilĂ  le miracle du théùtre. MM. Paul Armont et Jean Manoussi sont des hommes de théùtre. Leur piĂšce est une excellente piĂšce de théùtre. Je n'en veux qu'une preuve elle est effroyablement compliquĂ©e, et cependant elle semble claire Ă  la scĂšne ; je parie que, si je vous la raconte, vous n'y comprendrez plus rien. Je vais cependant essayer. Voici Le chevalier de Saint-Genest, de son mĂ©tier cons- pirateur royaliste, s'occupe particuliĂšrement de sĂ©- questrations et suppressions de personnes. Il excelle Ă  enlever un haut fonctionnaire, mĂȘme environnĂ© de ses satellites. Il rĂȘve de s'en prendre Ă  Bonaparte lui-mĂȘme, et pour dĂ©tourner les souçons sur une autre personne c'est l'enfance de l'art, il suppose, il suscite un faux Saint-Genest que l'on arrĂȘtera a sa place. Il pousse mĂȘme la perversitĂ© jusqu'Ă  instruire 272 LE THÉÂTRE 1912-1913 la police de l'existence de ce faux Saint-Genest, qui aurait formĂ© le dessein d'enlever le prĂ©fet d'Evreux. Une police bien avertie en vaut plusieurs. Celle de FouchĂ© fait tout ce qu'une police peut faire, du moins au théùtre, pour empĂȘcher un coup de théùtre amu- sant. Elle n'arrive qu'Ă  faire coup de théùtre double. Le faux Saint-Genest qui est beau, jeune, brave s'introduit dans la prĂ©fecture, et enlĂšve le prĂ©fet. Mais le prĂ©fet n'Ă©tait pas le prĂ©fet. C'Ă©tait un agent de Fou- chĂ©, Brisquet. Le faux Saint-Genest, au lieu de servir les projets du vrai Saint-Genest, les a dĂ©jouĂ©s ; le vrai Saint-Genest veut se dĂ©barrasser de lui par le mĂȘme moyen que prĂ©cĂ©demment, et va lui confier une mission non moins pĂ©rilleuse que l'enlĂšvement du prĂ©fet, aprĂšs avoir dĂ»ment averti la police, de sorte que cette fois-ci il soit bien pris, jugĂ© sommai- rement et exĂ©cutĂ©. Mais j'ai dit que le faux Saint- Genest — je ne sais pas en vĂ©ritĂ© pourquoi je ne l'appellerais pas par son nom Hubert de TrĂ©viĂšres — j'ai dit que TrĂ©viĂšres Ă©tait beau, qu'il Ă©tait jeune, qu'il Ă©tait brave. Il est donc aimĂ©. Mlle Laurette de Clamorgan, fille de l'un des principaux complices de Saint-Genest, aime TrĂ©viĂšres elle lui rĂ©vĂšle la machination dont on veut le rendre victime. Hubert s'indigne, puis fait bien mieux que s'indigner il veut damer le pion Ă  son sosie, et pratiquer lui- mĂȘme l'enlĂšvement du Premier Consul. Il se dĂ©- guise en hussard, se trouve seul dans la rue avec Bonaparte, et au moment juste que l'autre Saint-Ge- nest, le vrai, tente son coup. Ici, par un revirement LE THÉÂTRE 1912-1913 273 soudain, le chevaleresque TrĂ©viĂšres se fait le dĂ©fen- seur du Premier Consul menacĂ© ; il est touchĂ© de la grĂące bonapartiste ; il sauve l'homme providen- tiel. Bonaparte est reconnaissant il promet les plus hautes destinĂ©es Ă  TrĂ©viĂšres, et Ă  Mlle Laurette de Clamorgan, que le conspirateur repenti ne va point manquer d'Ă©pouser. Le vrai Saint-Genest est moins excusable mais l'on s'aperçoit Ă  propos que c'est une femme travestie, et l'on s'empresse de lui ren- dre la libertĂ©. J'allais oublier de dire que FouchĂ©, aprĂšs de longues hĂ©sitations, accepte le ministĂšre de la police ; mais il fallait s'y attendre. J'ai dĂ» omet- Ire aussi dans ce compte rendu sommaire cent dĂ©- tails amusants, et notamment une foule d'Ă©vasions. On ne cesse point de s'Ă©vader dans cette piĂšce. On s'y Ă©vade comme Ă  la SantĂ©. M. GĂ©mier ne paraĂźt qu'au dernier acte ; il ne s'en est pas moins donnĂ© la peine de composer, de la façon la plus curieuse et la plus authentique, la figure de FouchĂ©. M. Saillard ne ressemble pas phy- siquement Ă  Bonaparte ; mais il en joue le rĂŽle avec tant de conviction, qu'on ne peut s'empĂȘcher de croire qu'on voit le Premier Consul en personne. On sent Ă©galement que M. CandĂ© ferait n'importe quoi pour son roi et pour son Dieu. M. Escoffier Hubert de TrĂ©viĂšres, est un aventurier sĂ©duisant. M me Germaine Dermoz a de la beautĂ©, de la gran- deur d'Ăąme et une bien belle voix. M lle Jeanne Fusier est intrĂ©pide et charmante, et M m * Alice AĂ«l a beau- coup d'esprit. 274 LE THÉÂTRE 1912-1913 12 Avril THÉÂTRE DE L'ƒUVRE. — La Brebis Ă©garĂ©e, piĂšce en trois actes et un prologue de M. Francis Jammes. THEATRE DES ARTS. — Les Deux Versants, piĂšce en trois actes de William Vaughan Loody, traduction de Mme Madeleine et de M. Louis Cazamian. Mis en goĂ»t par le grand et lĂ©gitime succĂšs de V Annonce faite Ă  Marie, M. LugnĂ©-PoĂ« nous a don- nĂ© hier soir un nouveau spectacle de caractĂšre chrĂ©tien, la Brebis Ă©garĂ©e, de M. Francis Jammes. M*. LugnĂ©-PoĂ« est un directeur avisĂ©, bien qu'il ne dirige qu'un théùtre intermittent. Il sait d'oĂč le vent souffle. Je crois pourtant que cette fois il s'est trom- pĂ©. J'aperçois une petite diffĂ©rence entre M. Paul Claudel et M. Francis Jammes, c'est que M. Paul Claudel a peut-ĂȘtre du gĂ©nie. Il a sĂ»rement de la littĂ©rature, du style, un tempĂ©rament puissant et riche. M. Francis Jammes n'a que la foi elle ne dĂ©- place pas toujours les montagnes. M. Francis Jammes a dit de son propre style qu'il balbutie. Je le trouve indulgent. Il a l'habitude fĂą- cheuse de parler Ă  ses lecteurs, ou aux spectateurs, le langage dont usent les nourrices quand elles veulent agacer leurs poupons. Lorsqu'il Ă©lĂšve le ton, M. Francis Jammes atteint assez ordinairement Ă  l'Ă©loquence d'un prĂ©dicateur de catĂ©chisme ; mais nous avons passĂ© l'Ăąge de la premiĂšre communion. Nous savons aussi faire la distinction de la naĂŻvetĂ© LE THÉÂTRE 1912-1913 275 et de la niaiserie. Nous concevons que les amis et les admirateurs de M. Francis Jammes comparent ses petits vers Ă  ceux des vieux noĂ«ls de France, mais nous ne saurions nous empĂȘcher, n'Ă©tant point aveuglĂ©s par une admiration amicale, de leur trouver infiniment plus de ressemblance avec ces autres petits vers qui courent Ă  l'entour des mirlitons. AprĂšs un interminable prologue de cette poĂ©sie, oĂč la Brebis Ă©garĂ©e s'entretient avec la Femme adul- tĂšre, bien que cette femme et cette brebis ne soient qu'une mĂȘme personne, M. Francis Jammes nous conte, en une sĂ©rie de petits actes Ă©triquĂ©s, l'aven- ture Ă©difiante d'une jeune femme qui abandonne son pieux mari pour faire un petit tour en Espagne, avec un amant non moins pieux. Cette communautĂ© de foi arrange tout au dĂ©nouement il suffit de l'inter- vention d'un capucin. Le rĂŽle de ce religieux a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© avec beaucoup de vĂ©ritĂ© par M. LugnĂ©- PoĂ«, qui n'a pas Ă©tĂ© moins remarquable dans un rĂŽle de brocanteur. L'heureux Ă©vĂ©nement de la soi- rĂ©e a Ă©tĂ© la rĂ©vĂ©lation de M me Gladis Maxhance. Quant Ă  M. Francis Jammes, la reprĂ©sentation de la Brebis Ă©garĂ©e n'ajoutera rien Ă  sa gloire, qui est universelle comme la plupart des gloires mĂ©con- nues, mais elle lui fera certainement la meilleure publicitĂ©. La piĂšce du théùtre des Arts, jouĂ©e te mĂȘme soir, nous offre un choix de personnages plus sanguine 27b' LE THÉÂTRE 1912-1913 et moins falots que ceux de M. F" rancis Jammes. Malheureusement, ils ont aussi des Ăąmes, et comme ces Ăąmes sont primitives, elles manquent parfois de simplicitĂ©. Ruth Ghent a beau vivre au dĂ©sert, ses sentiments nous paraissent aussi peu explica- bles que ceux de maintes hĂ©roĂŻnes d'Ibsen. \ous avions Ă©tĂ© charmĂ©s au premier acte de l'adresse et de l'Ă©nergie dont elle use pour n'ĂȘtre pas violĂ©e par trois sauvages, mais seulement enlevĂ©e et, s'il vous plaĂźt, Ă©pousĂ©e par le mieux dĂ©grossi des trois. Il nous a paru qu'ensuite elle mettait un peu trop de temps Ă  pardonner ce rapt, lĂ©gitimĂ© par le mariage, et qu'elle discourait un peu trop. Heureusement la venue d'un enfant, d'un bĂ©bĂ©, comme dirait M. Jam- mes, arrange tout au troisiĂšme acte, et le dĂ©noue- ment de cette piĂšce frĂ©nĂ©tique est presque aussi attendrissant que celui de la Brebis Ă©garĂ©e. Les dĂ©cors des Deux Versants sont de M. Maxime Dethomas. Ils sont fort curieux et fort beaux. La piĂšce est trĂšs bien jouĂ©e d'ensemble, et surtout par M. Janvier. 17 Avril THÉÂTRE NATIONAL DE L'ODÉON. — La Rue du Sen- tier, comĂ©die en quatre actes de MM. Pierre Decour- celle et AndrĂ© Maurel. Comme il y a plus de choses au ciel et sur la terre que les philosophes n'ont coutume d'en aper- LE THÉÂTRE 1912-1913 277 cevoir, il y a aussi dans La sociĂ©tĂ© maintes espĂšces qui Ă©chappent ordinairement aux naturalistes, aux observateurs qualifiĂ©s des mƓurs, je veux dire aux romanciers et gens de théùtre, — ou qui ne les intĂ©- ressent que de loin en loin. Certes, un Balzac, un Zola s'avisent qu'il est des hommes douĂ©s d'une sen- sibilitĂ© humaine parmi ceux qui exercent les profes- sions libĂ©rales, ou mĂȘme qui pratiquent les mĂ©tiers serviles. Mais la littĂ©rature, aprĂšs des incursions en fin de compte assez rares dans le domaine de cette humanitĂ©-lĂ , se hĂąte toujours de revenir Ă  l'Ă©- tude de l'homme et de la femme du monde, que Paul Hervieu a si ingĂ©nieusement comparĂ©s aux rois et aux reines de tragĂ©die, et qui ont en effet remplacĂ©, pour la commoditĂ© de nos psychologues, les person- nages dĂ©matĂ©rialisĂ©s, les types abstraits de notre lit- tĂ©rateure classique. Le haut commerce est, je crois, celle des classes de la sociĂ©tĂ© prĂ©sente que nos ro- manciers et nos dramaturges ont le plus rĂ©solument et le plus iniquement nĂ©gligĂ©e. On nous a montrĂ© quelquefois les grands industriels et leurs Ă©pouses dĂ©traquĂ©s par l'excĂšs de richesse et de luxe, et qui font la fĂȘte on n'a guĂšre pris la peine de nous les faire voir Ă  l'Ă©tat normal. Les Ɠuvres que la Rue du Sentier a pu nous rappeler, hier, par instants, sont dĂ©jĂ  anciennes. C'est Fromont ieune et Rister aĂźnĂ©, ce livre charmant, oĂč l'on trouve, avec tout le savoir- faire de Daudet, toute la sensibilitĂ© de Dickens ; c'est Serge Panine je cite le livre et la piĂšce de M. Georges Ohnet qui appartiennent plutĂŽt Ă  la 16 278 LE THÉÂTRE 1912-1913 littĂ©rature d'Ă©tudes mondaines, pour le beau carac- tĂšre de femme de tĂȘte, de commerçante retirĂ©e et enrichie, si net, si parisien, si français, et rendu par M. Georges Ohnet avec un art peut-ĂȘtre un peu rude, mais puissant. La plus belle parure de la Rue du Sentier est un caractĂšre de femme justement de mĂȘme naturel et de mĂȘme valeur. Ce qui peutrĂȘtre aussi m'a suggĂ©rĂ© le souvenir de Serge Panine, c'est que Mme Grumbach, qui interprĂšte le rĂŽle de Mme Morisset, rapelle Mme Pasca, et non pas seu- lement par la beautĂ© farouche du masque. Le drame naĂźt de l'antipathie de Mme Morisset et de sa bru. Mme Morisset, veuve, a deux fils ; l'un, le cadet, ThĂ©odule, fait des bĂȘtises ; l'autre, l'aĂźnĂ©. Julien, est le modĂšle des fils et des commerçants. Il est l'associĂ© de sa mĂšre, mais elle reste la vraie, la seule patronne du MĂ»rier d'Argent, et, comme on l'appelle, la grande patronne. Julien est peu sĂ©dui- sant, timide, il passe pour faible. Il tĂ©moigne cepen- dant en maintes occasions, une vĂ©ritable force de vo- lontĂ©; il prouvera, au moins Ă  deux reprises, qu'il est bien le fils de cette mĂšre. M me Morisset veut, pour un anniversaire, offrir une fĂȘte Ă  ses employĂ©s ; elle s'adresse Ă  un vieux cabot, Labourdette qui se nommerait aussi bien Delobelle, et qui dirige un conservatoire d'amateurs. Elle retrouve lĂ  une amie d'enfance. Mℱ Herbelin, qui a vĂ©cu en cigale, tandis qu'elle-mĂȘme suivait l'exemple de la fourmi. M"* Herbelin a une fille, Catherine, qui se destine au théùtre, et qui fut naguĂšre l'amie d'enfance de Ju- LE THÉÂTRE 1912-1913 279 lien Morisset, sa compagne de jeux, son premier rĂȘve. Les jeunes gens se retrouvent, comme tout Ă  l'heure les deux mĂšres ; mais, dans l'intervalle, plu- sieurs messieurs, qui reprĂ©sentent la peinture, la puissance de l'argent, celle du journalisme et celle de la publicitĂ©, ont fait entendre assez brutalement Ă  Catherine qu'elle n'a aucune chance de parvenir si elle leur rĂ©siste. La pauvre fille, qui est naĂŻvement honnĂȘte, se trouve toute dĂ©semparĂ©e ; son ancien petit amoureux survient Ă  propos ; et quand il lui offre de la sauver par le mariage, elle est Ă©perdue de joie, de reconnaissance, mais aussi de peur la terrible M me Morisset consentira-t-elle jamais Ă  ma- rier son fils, l'hĂ©ritier du nom, avec une comĂ©dienne, mĂȘme repentie ? La grande patronne, en effet, ne consent point, et c'est ici que le faible Julien montre qu'il n'est pas si faible. Il menace sa mĂšre des actes respectueux et d'une liquidation. M m * Morisset, ulcĂ©- rĂ©e, cĂšde, d'assez mauvaise grĂące, et non point ce- pendant sans bontĂ©. Elle est impĂ©rieuse et dure, elle n'est point sĂšche. Elle fait son possible, du moins pendant l'entr'acte, pour s'entendre avec sa bru leurs natures sont trop diverses. Catherine a un peu d'esprit, un peu de culture, une Ă©lĂ©gance bien innocente, mais effrayante. Catherine lit des romans elle les choisit bien, elle aime Madame Bovary la grande patronne ignore Madame Bo- vary, mais devine que c'est une lecture dangereuse pour une femme indĂ©pendante, dĂ©placĂ©e dans le milieu bourgeois, et qui s'ennuie. Mme Moris^l. 280 LE THÉÂTRE 1912-1913 qui n'a jamais eu le temps mĂȘme de s'amuser, croit que l'ennui est un pĂ©chĂ© elle n'a pas tort ; cette grande patronne m'inspire beaucoup de sympathie. Elle n'a pas raison de monter Julien contre Cathe- rine, mais elle a peut-ĂȘtre des raisons. Catherine, Ă  force de s'ennuyer, cherche des divertissements, qui ne sont pas encore coupables, qui sont dĂ©jĂ  inquiĂ©- tants. Elle n'aime d'amour que son mari, mais elle a trop d'amitiĂ© pour le peintre du premier acte, Vilfroy. Julien se dĂ©fend mal, il est tiraillĂ© entre sa mĂšre et sa femme. Il fait une scĂšne mal justifiĂ©e, et Catherine commet une inconsĂ©quence elle vient Ă  cinq heures, seule, chez Vilfroy, qui peint des choses mĂ©diocres dans un magnifique atelier aux environs du parc Monceau. Toutes ces pĂ©ripĂ©ties, bien mĂ©nagĂ©es, manquent peut-ĂȘtre d'imprĂ©vu, mais voici une situation neuve, et qui assurera, je pense, le succĂšs de la Bue du Sentier. Catherine est Ă  peine arrivĂ©e chez Vil- froy, que l'on apporte au peintre une lettre un ano- nyme lui donne avis que M me Morisset et Julien viennent surprendre Catherine chez lui. Us attri- buent cette lettre au cadet, ThĂ©odule c'est le mari lui-mĂȘme qui l'a Ă©crite. Il croit que sa femme le trompe, mais il a voulu lui Ă©pargner l'humiliation d'ĂȘtre prise sur le fait par la belle-mĂšre. Catherine s'envole. Mme Morisset reconnaĂźt son erreur et est obligĂ©e de s'excuser. Julien revient sans elle deux minutes plus tard, avoue son subterfuge et demande raison Ă  Vilfroy. Ce Vilfroy n'est pas un mĂ©chant LE THÉÂTRE 1912-1913 281 homme. Il sent bien que Julien et Catherine s'aiment toujours. La grandeur d'Ăąme du mari le touche. Il jure que Catherine n'a jamais Ă©tĂ© sa maĂźtresse, et engage lui-mĂȘme Julien Ă  une rĂ©conciliation que le beau trait de la lettre rendra facile. Elle n'est point si facile, et le dernier acte commence par des mena- ces de divorce ; mais il s'achĂšve, comme nous n'avions jamais cessĂ© de l'espĂ©rer, par un dĂ©noue- ment heureux, honnĂȘte, et de plus parfaitement vrai- semblable. La mise en scĂšne est juste, souvant amusante. J'ai dĂ©jĂ  dit qu'il faut admirer M me Grumbach. M ,Ie N'ory, qui a tant de grĂące, a aussi beaucoup de force. M. Vargas est vraiment un comĂ©dien du premier rang, plein de goĂ»t et de mesure, d'une sensibilitĂ© pour ainsi dire secrĂšte. M. GrĂ©tillat a bien jouĂ© le rĂŽle de Vilfroy mais il semble que le costume moderne l'Ă©tonnĂ© un peu. C'est un membre de Y Epa- tant qui ressemble au bouillant Achille ou Ă  T'Atrid^ Agamemnon, roi des rois. 24 Avril COMEDIE-FRANÇAISE. — Riquet Ă  la Houppe, comĂ©die fĂ©erique en quatre actes, en vers, de ThĂ©odore de Ban- ville. — Venise, comĂ©die en un acte, en prose, de MM. Robert de Fiers et G. -A. de Caillavet. Je ne serais pas Ă©tonnĂ© d'apprendre que les jeunes poĂštes d'aujourd'hui mĂ©connaissant ThĂ©odore de dfi. 282 LE THÉÂTRE 1912-1913 Banville. Je n'en serais pas bien attristĂ© non plus. On lui rendra justice un jour ou l'autre, bientĂŽt. On le relira, quand on aura tout doucement perdu l'habitude de croire que ThĂ©ophile Gautier est im- peccable et que Leconte de Lisle est intĂ©ressant. On s'apercevra qu'il est l'un des deux grands poĂštes de sa gĂ©nĂ©ration, et que l'autre est Baudelaire. On s'a- percevra aussi qu'il ne faut point le flĂ©trir des Ă©pi- thĂštes de parnassien et de virtuose. Sans doute, il a rimĂ© ; il a tranchĂ© d'un mot la question des licences poĂ©tiques en disant qu'il n'y en a point ; il a Ă©crit Le plus simple est d'avoir du gĂ©nie », et je ne ju- rerais pas qu'il eĂ»t du gĂ©nie ; mais il eut infiniment de poĂ©sie et d'esprit ; et ce fut un virtuose d'un genre singulier le virtuose sceptique. Il sourit et il joue de sa perfection, mais il est parfait. Il est virtuose comme Renan est religieux. Sa poĂ©sie res- semble Ă  celle des anciens, parce qu'elle est d'une beautĂ© merveilleuse et Ă  la fois d'une charmante familiaritĂ©. Elle est divine Ă  portĂ©e de la main. Elle est divinement puĂ©rile ; et je ne crois pas qu'aucun de nos contemporains soit jamais arrivĂ©, en s'y efforçant, Ă  ĂȘtre aussi enfant que cet AnacrĂ©on parisien ; mais la puĂ©rilitĂ© de Banville n'est pas aux dĂ©pens de son intelligence ni de sa malice ; elle n'est pas sotte, ni niaise ; elle n'est pas une de ces maladies qu'on ferait bien d'aller soigner dans un sanatorium. On dĂ©couvrira ausi, un jour, que ce poĂšte est un excellent homme de théùtre, comme Musset, comme LE THEATRE 1912-1913 283 tous les vrais poĂštes. Je viens d'en faire l'Ă©preuve. J'ai voulu lire son Riquel Ă  la Houpe avant de le voir jouer. L'avouerai-je ? J'ai Ă©tĂ© d'abord dĂ©sen- chantĂ©. Je suis arrivĂ© Ă  la ComĂ©die-Française prĂ©- venu ; et dĂšs les premiers vers, j'ai Ă©tĂ© saisi de voir comme cette fantaisie, comme cette poĂ©sie se rĂ©ali- sait sur les planches pour quoi elle semble si peu faite, comme ces personnages de rĂȘve prenaient de la substance et de la vie, comme tout passait la rampe. J'avais craint d'entendre rĂ©citer, en guise d'hommage Ă  un vieux poĂšte glorieux, un poĂšme un peu morne, un peu traĂźnant, un peu ennuyeux ; et j'assistais Ă  une vĂ©ritable piĂšce, pleine d'action et de mouvement, amusante ! Je ne saurais guĂšre, cependant, la raconter. Vous connaissez, d'ailleurs, le conte d'oĂč elle est UrĂ©e. 11 est vrai qu'elle ne lui ressemble guĂšre. Elle est plus significative et plus profonde, et avec cela, chose curieuse, d'une naĂŻvetĂ© certainement plus naturelle et plus sincĂšre. Le roi Myrtil, dont le trĂ©sor est Ă  sec, vit parmi les dĂ©- combres de son chĂąteau. Son fou Clair de Lune, son page Zinzolin, lui-mĂȘme, sont vĂȘtus de haillons ; les fleurs libres ont envahi ses parterres et transformĂ© ses jardins Ă  la française en un parc anglais. Sa fille Rose est plus belle que les roses ; mais hĂ©las, elle est bĂȘte comme une oie. Le prince Riquet Ă  la Houppe la vient demander en mariage il est affreux, il est borgne, il est bossu ; elle pousse des cris d'ef- froi ; elle aimerait mieux, Ă  la rigueur, le joli Ă©cuyer Luciole. Riquet Ă  la Houppe tombe amoureux de 284 LE THÉÂTRE 1912-1913 Rose et se dĂ©sespĂšre. La fĂ©e sa marraine lui ensei- gne qu'il ne faut jamais dĂ©sespĂ©rer quand on a de l'esprit. Il lui suffit de dĂ©biter Ă  la princesse quel- ques vers dĂ©licieux pour Ă©veiller cette intelligence qui sommeillait ; et soudain, comme par miracle, voilĂ  que Rose sait tout. Elle lit, elle chante, elle raisonne. Les prĂ©tendants accourent. Elle les dĂ©dai- gne, et par pitiĂ© d'abord, puis par reconnaissance, puis par amour, c'est le hideux Riquet Ă  la Houppe qu'elle choisit. Mais comme l'amour de Riquet a donnĂ© l'esprit Ă  Rose, l'amour de Rose donne Ă  Ri- quet la beautĂ© — du moins dans une certaine me- sure, ajoute le poĂšte, qui tient Ă  sauver la vraisem- blance. La piĂšce est montĂ©e avec un peu trop de luxe, et peut-ĂȘtre un peu trop bien jouĂ©e. L'excĂšs en tout est un dĂ©faut. M. Georges Berr est un trĂšs admira- ble Riquet, mais je crains qu'il n'ait vu le rĂŽle trop grand. Du moins dit-il les vers Ă  la perfection je ne ferai pas le mĂȘme compliment Ă  tous les inter- prĂštes. M. AndrĂ© Brunot est un Clair de Lune aima- ble et rĂ©joui ; M. CrouĂ© est du meilleur comique en roi Myrtil ; M. GuilhĂšne est tout Ă  fait agrĂ©able en Ă©cuyer Luciole et M me Berthe Bovy, en page Zin- zolin, a Ă©gayĂ© Ă  plusieurs reprises toute la salle par ses mimes, par sa drĂŽlerie, par son intelligence futĂ©e. AprĂšs Riquet Ă  la Houppe, la ComĂ©die-Française nous offrait une piĂšce en un acte. Venise, de MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet. J'Ă©crivais LE THEATRE 1912-1913 285 derniĂšrement, Ă  propos de la reprise du DĂ©tour, que les critiques aiment bien de prĂ©fĂ©rence les piĂšces de dĂ©but d'un auteur ultĂ©rieurement arrivĂ©. Il y a une autre petite perfidie du mĂȘme genre qui consiste Ă  prĂ©fĂ©rer leurs saynĂštes, au dĂ©triment de leurs piĂšces en trois, quatre ou cinq actes. Je n'userai pas de ce procĂ©dĂ© envers MM. Robert de Fiers et Gaston de Caillavet, et je n'irai pas crier par-dessus les toits que Venise vaut mieux que V Habit vert ou Primerose ; mais aucune considĂ©ration ne m'empĂȘ- chera de dire que c'est une petite Ɠuvre exquise, et qu'aprĂšs celle de Banville, qui nous prĂ©parait Ă  la sĂ©vĂ©ritĂ©, elle nous a procurĂ© le plaisir le plus dĂ©li- cat. Venise ne se passe point Ă  Venise, comme la Semaine folle que donne prĂ©sentement l'AthĂ©nĂ©e, et dont je ne saurais, pour des raisons de modestie, dire moi-mĂȘme tout le bien que j'en pense. Mais, comme dans la Semaine folle, il est fort question de l'atmosphĂšre de Venise. Henriette n'a jamais trompĂ© Georges, son mari, non par excĂšs de moralitĂ©, mais parce que ses flirts ne lui ont jamais parlĂ© d'amour dans un dĂ©cor appropriĂ©. Et voici qu'Ă  l'instant mĂȘme oĂč un nouveau candidat, Max, se dĂ©clare, on apporte un tableau que Georges qui est amateur vient d'acheter. Ils ne savent pas d'abord trop bien ce que cela peut reprĂ©senter. Puis ils voient Ă  peu prĂšs que c'est Venise, ils croient y ĂȘtre, et naturelle- ment tout ce qui s'ensuit. Georges revient juste Ă  temps pour les calmer et leur apprendre que le tableau est une Ă©tude de Billancourt pendant les 286 LE THÉÂTRE 1912-1913 inondations. Max est expĂ©diĂ© aussitĂŽt. Henriette reste seule avec son mari et le fait parler de Venise. Il n'en parle pas plus mal que Max, les deux Ă©poux fredonnent ensemble sole mio, et le rideau tombe assez prĂ©cipitamment. Cette trĂšs jolie piĂšce est jouĂ© Ă  ravir par M.ℱ Ma- rie Leconte, M. Georges Le Roy et M. Numa. 29 Avril VAUDEVILLE. — Les Honneurs de la Guerre, comĂ©die en trois actes, de M. Maurice Hennequin. On ne se marie pas pour s'amuser, du moins les hommes. Le comte FrĂ©dĂ©ric de Cermoise, qui aspire au repos, a voulu Ă©pouser une vraie jeune fille, et comme elles deviennent rares Ă  Paris, il l'est allĂ© chercher au fin fond de la Bretagne, Ă  Quimper. Yvonne de Kersalec ne sait rien de la vie ; mais c'est justement pourquoi elle ne demande qu'Ă  s'instruire. Rien ne lui paraĂźt si neuf ni si enivrant que de se coucher Ă  trois heures du matin. Elle prend goĂ»t aux restaurants de nuit, et quand elle a fini de souper Ă  l'aube, elle veut encore aller faire un petit tour au Bois. Nul ne lui paraĂźt plus beau, plus Ă©lĂ©gant, plus spirituel, et homme du monde plus accompli, que Stanislas de Pressigny, surnommĂ© Cotillon Premier ce surnom seul me dispense d'en dire plus long. LE THEATRE 1912-1913 287 Cotillon Premier lui enseigne la valse chaloupĂ©e, elle se pĂąme entre ses bras ce n'est qu'une figure de chorĂ©graphie, mais indicative d'un danger pro- chain, et FrĂ©dĂ©ric de Cermoise, outre l'ennui de ne se jamais coucher Ă  dix heures, a une crainte affreuse d'ĂȘtre cocu. Il ne veut point l'ĂȘtre, il prĂ©fĂ©rerait de divorcer Ă  temps. Vous avez bien devinĂ© qu'il aime Yvonne et qu'elle l'aime. Mais il n'en sait rien, ni elle. Il croit qu'il perdrait sa femme sans douleur, il apprĂ©hende seulement d'ĂȘtre ridicule. Or, ce n'est pas tout de divorcer, encore faut-il se tirer de cette Ă©preuve avec les honneurs de la guerre ; et c'est comme Ă  qui perd gagne quand on est condamnĂ© pour avoir trompĂ© sa femme, cela est honorable ; lorsque l'on fait pour ainsi dire authentiquer par les tribunaux son propre cocuage, c'est le dĂ©sastre. Aussi, FrĂ©dĂ©ric de Cer- moise a beau surprendre chez Cotillon Premier Yvonne, qui n'y faisait d'ailleurs point de mal, il refuse de porter plainte, et veut se faire Ă  son tour surprendre par elle. La naĂŻve jeune femme est tou- chĂ©e de cette gĂ©nĂ©rositĂ©, qui nous paraĂźt suspecte, d'autant que nous savons Ă  quoi nous en tenir, Cer- moise ayant pariĂ© devant nous vingt-cinq louis avec un sien ami qu'il obtiendrait les honneurs de la guerre. M ma de Cermoise va donc chercher le com- missaire n'oublions pas que nous sommes chez Cotillon, mais on lui a dit simplement de passer dans la piĂšce voisine on le fait tourner comme un toton. 288 LE THEATRE 1912-1913 M. de Cermoise s'est muni d'une comparse pour le flagrant dĂ©lit. C'est une aimable petite modiste, Francine Leroy, qui fait de trĂšs jolis chapeaux ; mais, comme elle les aime trop, et qu'au lieu de les livrer Ă  ses clients elle les porte, son commerce languit. Au cours de l'entretien, elle avoue Ă  Cer- moise qu'elle n'est pas noctambule et qu'elle se couche volontiers Ă  dix heures ; il commence de concevoir pour elle un sentiment sĂ©rieux. Puis, il est pincĂ©, successivement, par son beau-pĂšre, le marquis de Kersalec, et par sa belle-mĂšre, la mar- quise, lesquels arrivĂ©s de la veille Ă  Paris, croient naturellement que c'est leur gendre qui fait la fĂȘte et ne soupçonnent point que c'est leur fille. Le com- missaire survient c'est un ancien croupier de l'Epa- tant, qui connaĂźt Cermoise. Il n'en rĂ©dige pas moins son procĂšs-verbal, et les Kersalec, bons chrĂ©tiens, sont suffoquĂ©s d'apprendre que leur fille veut di- vorcer. Ils la maudissent. Ils lui rouvrent leurs bras, au dĂ©but du troisiĂšme acte, quand elle leur annonce qu'elle a dĂ©chirĂ© le procĂšs-verbal et qu'elle ne divorcera point. Les Ker- salec imaginent qu'elle s'est rendue Ă  leurs bonnes raisons. Ce n'est point tout Ă  fait cela. Dans l'inter- valle, elle a rencontrĂ© l'ami qui venait payer Ă  FrĂ©- dĂ©ric les cinq cents francs du pari. Cotillon Premier lui a, de plus, expliquĂ© l'Ă©tat d'Ăąme de son mari et le titre de la piĂšce. C'est elle qui veut avoir les hon- neurs de la guerre. Elle pardonne Ă  l'Ă©poux censĂ© infidĂšle, et elle installe Cotillon-Stanislas de PrĂšs- LE THÉÂTRE 1912-1913 signy dans sa chambre et dans son lit. M. de Cer- moise s'empresse d'installer dans son lit et dans sa chambre la jolie Franchie Leroy. M. et \l me de Ker- salec, qui n'ont jamais rien vu de pareil en Breta- gne, sont atterrĂ©s. La situation est, comme on dit, trop tendue pour durer plus longtemps ; et, en effet, elle ne dure point. Mme de Cermoise, quand elle voit son mari embrasser la modiste du cĂŽtĂ© cour, ne peut plus maĂźtriser sa jalousie ; M. de Cermoise ne peut da- vantage maĂźtriser la sienne quand il voit sa femme embrasser M. de Pressigny du cĂŽtĂ© jardin, et dĂšs lors le dĂ©nouement est acquis. C'est un vaudeville bien construit, un peu trop bien, et trop symĂ©trique mais c'est un vaudeville Ă©lĂ©gant, d'une qualitĂ© supĂ©rieure, et qui justifie son adresse rue de la ChaussĂ©e-d'Antin. Ces sortes de piĂšces ont fait naguĂšres la fortune du théùtre qui porte aussi le nom de Vaudeville. Je ne vois pas pourquoi le genre n'y rĂ©ussirait point une fois en- core. Il est un peu surannĂ©, qu'importe ? Les genres ne sont pas si nombreux, ils passent le temps Ă  mou- rir et Ă  ressusciter. L'essentiel est de plaire la piĂšce de M. Maurice Hennequin a beaucoup plu. Elle est fort spirituelle et de trĂšs bonne compagnie. Le plus gros mot qu'on y relĂšve est celui de MoliĂšre, avec quelques jurons vĂ©niels. J'ajoute que M. Maurice Hennequin Ă©crit avec soin et en français. Mais je m'arrĂȘte j'ai peur de lui faire le plus grand tort. La piĂšce est bien montĂ©e et bien jouĂ©e. M. Rozen- 17 290 LE THÉÂTRE 1912-1913 berg joue avec aisance et naturel le mari. M. Flateau a donnĂ© une physionomie plaisante au rĂŽle de Sta- nilas de Pressigny, qui aurait pu aussi ĂȘtre distri- buĂ© Ă  M. Rosenberg. M. LĂ©rand est amusant dans un rĂŽle Ă  transformations. M" 6 FrĂ©valles a un peu plus de mĂ©lancolie que d'entrain. M lle Ariette Dor- gĂšre est aimable et mĂȘme touchants. M. Joffre est un vieux chouan, si j'ose dire, tout crachĂ©. La beau- tĂ© et la gaietĂ© de M me Marie Magnier sont Ă©galement Ă©clatantes. 30 Avril LES ESCHOLIERS. — Ainsi soit-il, comĂ©die en un acte, de MM. Charles Gallo et Martin Valdour ; la Bonne Ecole, comĂ©die en un acte, de M. Jean Herwel ; l'Etat second, piĂšce en trois actes de M. François de Nion. THÉÂTRE SARAH-BERNHARDT. — Le Bossu, drame en cinq actes et dix tableaux d'Anicet Bourgeois et Paul FĂ©val. Le cercle des Escholiers, qui aura sa petite page dans l'histoire du théùtre contemporain, est certai- nement le plus discret des cercles dramatiques ses spectacles sont rares, mais toujours choisis et bien montĂ©s. Celui d'hier m'a semblĂ© particuliĂšrement heureux. La premiĂšre piĂšce, en un acte, de MM. Charles Gallo et Martin Valdour, n'est pas un lever de rideau, puisqu'elle ne se joue pas devant les LE THÉÂTRE 1912-1913 291 banquettes, et qu'elle se laisse Ă©couter avec intĂ©rĂȘt. C'est le dialogue, finement, et parfois mĂȘme un peu prĂ©cieusement Ă©crit, d'un bon curĂ© de campagne et d'une fameuse comĂ©dienne, devenue chĂątelaine sur le tard, demeurĂ©e philanthrope, mais qui a changĂ© le genre de sa philanthropie. Elle donne au curĂ© des leçons de diction, et mĂȘme d'Ă©loquence sacrĂ©e. Sur l'entrefaite, il apprend d'un sĂ©nateur rĂ©action- naire que sa bienfaisante paroissienne est une pĂ©- cheresse repentie. Il a d'abord quelques scrupules et veut suspendre les leçons. Mais il s'avise Ă  temps que le pasteur chrĂ©tien doit prĂ©fĂ©rer les brebis qui se sont Ă©garĂ©es momentanĂ©ment Ă  celles qui n'ont aucune fantaisie. Et tout finit le mieux du monde ainsi soit-il ! c'est le titre. M. BĂ©nĂ©dict, en vieux curĂ©, est d'une onction, d'une naĂŻvetĂ© et d'une ma- lice charmantes. La piĂšce de M. François de Nion est l'adaptation Ă  la scĂšne d'un cas de pathologie nerveuse, rare, mais fort connu le dĂ©doublement de la personna- litĂ©, accompagnĂ© de la manie ambulatoire. Ces bi- zarreries de notre pauvre humanitĂ© .ne sont pas si malaisĂ©es que l'on pense Ă  mettre sous forme de roman ou de piĂšce. Je croirais mĂȘme plutĂŽt qu'elles fournissent Ă  l'homme de lettres ou de théùtre des pĂ©ripĂ©ties et des dĂ©nouements trop faciles. J'ignore d'ailleurs si M. de Nion a fait sa piĂšce avec facilitĂ©, mais je sais qu'elle est fort habilement conduite. Lucienne Dalbet est la fille d'un Ă©mule de Charcot, le professeur Josnard, qui ae trouve ainsi Ă  portĂ©e 292 LE THÉÂTRE 1912-1913 de nous expliquer le cas des dĂ©doublĂ©s et des am- bulants, sans avoir trop l'air de le 'aire exprĂšs. Nous sommes avertis, au dĂ©but, que Lucienne est un sujet », et que l'an dernier, en Bretagne, elle a eu, Ă  la suite d'une mauvaise nouvelle, une crise de catalepsie. Nous sommes Ă©galement avertis que son mari, Gaston Dalbet, qu'elle adore, ne tardera pas Ă  la tromper avec sa cousine Madeleine. A la fin de l'acte, nous avons tout lieu de croire que Lu- cienne trouve la mort dans une catastrophe analo- gue Ă  celle du Bazar de la CharitĂ©. Mais nous ne sommes pas trĂšs Ă©tonnĂ©s d'apprendre, au deuxiĂšme acte, qu'elle a Ă©tĂ© sauvĂ©e par miracle, qu'elle est tombĂ©e dans le sommeil cataleptique, et qu'Ă  son rĂ©veil elle s'en est allĂ©e tout droit devant elle, sans rien se rappeler de son existence antĂ©rieure, et affu- blĂ©e d'un nouveau moi. Une vague influence du passĂ© l'a cependant ramenĂ©e en Bretagne, et c'est lĂ  que ses parents la retrouvent, dans une boutique de mercerie. Son pĂšre la rĂ©veille, ou la ressuscite par des procĂ©dĂ©s qui m'ont paru un peu sommaires. En outre, il n'a pas songĂ©, avant de pratiquer cette rĂ©surrection, que Gaston, dans l'intervalle, avait Ă©pousĂ© Madeleine, et qu'il en allait falloir informer la ressuscitĂ©e. C'est la situation du colonel Chabert, avec quelques changements. Lucienne, qui est une femme Ă©nergique, veut d'abord dĂ©fendre ses droits et revendiquer son mari. Mais elle apprend que Madeleine est enceinte. Alors elle veut cĂ©der la place, disparaĂźtre ; elle ne eonnaĂźt qu'un moyen de LE THEATRE 1012-1913 293 disparaĂźtre c'est de mourir. Mais son pĂšre en con- naĂźt un autre, et pour lui sauver du moins la vie, il la remet, encore par le moyen de quelques passes trĂšs simples, dans son Ă©tat second. La curieuse piĂšce de M. François de ion est fort bien interprĂ©tĂ©e. M 1,e AndrĂ©e MĂ©ry nous a ravis par la nettetĂ©, par la justesse, la mesure de son jeu, et par une certaine grĂące brusque. La reprĂ©sentation s'achevait par une saynĂšte intutulĂ©e la Bonne Ecole, qui n'est guĂšre que la reproduction phonographique d'une scĂšne de mĂ©nage, mais assez plaisante. M. Georges Baillet a interprĂ©tĂ© avec talent le rĂŽle d'un mari pacifique, et M me AmĂ©lie DiĂ©terle a Ă©tĂ©, de toutes les femmes insupportables, la plus agrĂ©able Ă  entendre et Ă  regarder. 9 Mai THEATRE ANTOINE. — L'EntraĂźneuse, piĂšce en quatre actes, de M. Charles Esquier. Poursuivant sa saison d'Ă©tĂ© avec une persĂ©vĂ©rance digne d'un meilleur printemps, M. GĂ©mier nous a donnĂ© hier une piĂšce assez intĂ©ressante, l'Entrat- neuse, dĂ©jĂ  reprĂ©sentĂ©e avec succĂšs le mois dernier Ă  Bruxelles. L'auteur, M. Charles Esquier, fut na- guĂšres pensionnaire de la ComĂ©die-Française il y paraĂźt. C'est peut-ĂȘtre parce qu'on le sait, maÎ9 je crois bien qu'on s'en apercevrait si par hasard on 294 LE THÉÂTRE 1912-1913 ne le savait point. Nous nous demandons quelquefois ce que l'on apprend au Conservatoire ce n'est certes pas Ă  jouer la comĂ©die, c'est peut-ĂȘtre Ă  en Ă©crire. Seulement les Ɠuvres d'acteurs se recon- naissent Ă  des rĂ©miniscences, Ă  un emploi immodĂ©rĂ© de ce qu'on appelle les effets ». Chose curieuse, ces mĂȘmes effets, qui rĂ©ussissent de temps en temps, ou du moins qui ont rĂ©ussi, dans les comĂ©dies des auteurs qui r \ sont pas comĂ©diens, ne portent pres- que jamais ins les comĂ©dies des auteurs-acteurs. Cela s'explique par l'habitude qu'ils ont de toujours voir les piĂšces Ă  l'envers, comme les ouvriers des Gobelins voient les tapisseries. C'est un phĂ©nomĂšne de cette fameuse optique théùtrale, que nos aĂźnĂ©s de la critique ont inventĂ©e, en nĂ©gligeant de la dĂ©- finir. Les piĂšces des auteurs-acteurs sont aussi trĂšs bien faites. On dĂ©sespĂšre d'y rencontrer une mala- dresse. Aucun assaisonnement n'y manque, mĂȘme celui de l'imprĂ©vu. Mais, par une malchance, cet imprĂ©vu-lĂ  est toujours celui oĂč l'on s'attendait, et bien que nos aĂźnĂ©s de la critique nous aient serinĂ© qu'il faut toujours rĂ©aliser les vƓux secrets du spectateur, j'estime pour ma part qu'il vaut encore mieux prĂ©venir se9 dĂ©sirs, Ă©tonner son imagination, et qu'il nous sait grĂ© d'une surprise, au lieu qu'il ne sait grĂ© qu'Ă  lui-mĂȘme d'un pressentiment vĂ©rifiĂ©. Le compositeur Jean CĂ©saire demeure encore Ă  Montmartre. C'est dire qu'il est jeune, qu'il a du gĂ©nie, de l'enthousiasme, une femme amoureuse et pauvre, et que les directeurs de théùtre ne lui re- LE THÉÂTRE 1912-1913 295 connaissent aucun talent. Il n'arrive pas Ă  faire jouer son opĂ©ra, l'Ile FantĂŽme, qui est un chef-d'Ɠuvre naturellement. Il est aigri, il est nerveux, il fait des scĂšnes Ă  sa femme Françoise, qu'il rend responsable de ses dĂ©ceptions. C'est dans l'ordre. Elle se jure de le faire parvenir, fĂ»t-ce au prix que l'on devine elle n'est pas la premiĂšre amoureuse qui se dĂ©voue de cette façon-lĂ , et ne sera pas la derniĂšre, espĂ©- rons-le. Justement, elle est aimĂ©e d'un dĂ©putĂ© so- cialiste, Le Goulet, qui est millionnaire, comme tous les dĂ©putĂ©s socialistes. Le Goulet invite Françoise Ă  devenir sa maĂźtresse, moyennant quoi il comman- ditera un théùtre, et sur ce théùtre l'Ile FantĂŽme sera jouĂ©e. Françoise devient la maĂźtresse de Le Goulet, l'Ile FantĂŽme est jouĂ©e, triomphe, et Jean CĂ©saire devient l'amant de sa principale interprĂšte, bien entendu. Françoise apprend l'infidĂ©litĂ© de son mari et le supplie de rompre avec la cantatrice. Elle est peut-ĂȘtre la premiĂšre femme de qui une priĂšre si maladroite soit exaucĂ©e. Jean rompt. Ger- maine la cantatrice, pour se venger, lui rĂ©vĂšle que Françoise le trompe avec I Ăź Goulet. Françoise vient prĂ©cisĂ©ment de signifier Ă  Le Goulet qu'elle prĂ©fĂšre dĂ©sormais s'en tenir lĂ . Le Goulet crie, et se juge volĂ© il n'a pas ton. CĂ©saire se juge Ă©galement volĂ© ; j'ose dire qu'il a du toupet. Il demande avec arrogance Ă  Françoise pourquoi elle le trompe. Ce n'est pas bien malin Ă  deviner, mais c'est le sujet de la grande scĂšne du trois. Elle est bien traitĂ©e et ne laisse pas d'ĂȘtre pathĂ©tique. Elle est fatale Ă  la 296 LE THÉÂTRE 1912-1913 pauvre Françoise, dont le cƓur nous a inquiĂ©tĂ© dĂšs le dĂ©but, et qui meurt brusquement au quatriĂšme acte, par une fatalitĂ© dĂ©plorable, au moment oĂč les amis de CĂ©saire se prĂ©cipitent sur la scĂšne pour lui apprendre qu'il est dĂ©corĂ©. Le rĂŽle de Françoise s'ajuste Ă  merveille au talent et au physique de M lle Juliette Margel. Elle n'est point la femme que l'on sacrifie, mais celle qui se sacrifie elle-mĂȘme avec une sombre rĂ©solution. Elle a de l'Ă©nergie, une sensibilitĂ© profonde c'est une belle artiste. M. Francen donnait, m'a-t-on dit, de trĂšs grandes espĂ©rances. Il en donne encore beau- coup, il en a dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ© quelques-unes. M. CandĂ© a bien jouĂ© le dĂ©putĂ© socialiste. Nous avons vive- ment applaudi M me Dermoz et M. Saillard. Ăźi Mai COMÉDIE DES CHAMPS-ELYSÉES. — Le Trouble-FĂȘte, comĂ©die en trois actes et un Ă©pilogue, de M. Emond Fieg ; la Gloire ambulanciĂšre, comĂ©die en un acte, de M. Tristan Bernard. FĂ©licitons d'abord II. LĂ©on Poirier de nous avoir offert un spectacle de la plus rare distinction et d'une qualitĂ© littĂ©raire. Il est honorable pour lui d'avoir montĂ© le Trouble-FĂȘte, de M. Edmond Fleg, la Gloire ambulanciĂšre, de M. Tristan Bernard ; et. si ces deux piĂšces obtiennent de surcroĂźt le succĂšs ma- LE THÉÂTRE 1912-1913 297 tĂ©riel qu'elles mĂ©ritent, que je prĂ©vois, que je sou- haite, cela sera honorable pour le publie. La eomĂ©- die de M. Edmond Fleg manque peut-ĂȘtre d'un gros intĂ©rĂȘt, sans ĂȘtre pour cela moins intĂ©ressante. Elle est aimable, elle est plaisante, elle est pathĂ©tique, elle est dramatique, avec un sujet qui ne semblait point, Ă  premiĂšre vue, fort théùtral ; je lui reproche- rais mĂȘme d'ĂȘtre un peu artificiellement composĂ©e et de ne pas assez surprendre ou dĂ©cevoir nos prĂ©- visions. Mais il n'importe, car si la composition en est arbitraire, les sentiments et les mƓurs y sont ob- servĂ©s et rendus avec une entiĂšre naĂŻvetĂ©. Le cadre est rigide et gĂ©omĂ©trique, le tableau est une Ă©tude d'aprĂšs nature, oĂč la nature n'est point dĂ©formĂ©e. Le trouble-fĂȘte, c'est l'enfant, que des parents trop jeunes, trop amoureux ou trop Ă©goĂŻstes ne dĂ©- siraient point mais M. et M me Florent n'ont pas Ă©tĂ© malins », comme le dit ingĂ©nument M m * Florent elle-mĂȘme. Elle s'aperçoit, au premier acte, qu'elle a de ces craintes qu'on appelait autrefois des es- pĂ©rances. Elle n'ose les avouer Ă  son mari. Un petit accident banal de grossesse l'oblige a rĂ©vĂ©ler ce fatal secret, et Julien Florent, cinq minutes aprĂšs avoir pestĂ© contre une paternitĂ© Ă©ventuelle, pleure de joie dans les bras de sa femme telles sont les charman- tes inconsĂ©quences des gens qui ont le cƓur lĂ©ger, mais bien placĂ©. VoilĂ  tout le premier acte vous sentez que ces sortes de piĂšces sont Ă  peu prĂšs im- possibles Ă  raconter. Au deuxiĂšme acte, l'instinct de Ăźn maternitĂ© s'est Ă©veillĂ© chez la femme, et celui de 17. 298 LE THÉÂTRE 1912-1913 la paternitĂ© s'est rendormi pour un temps, selon la rĂšgle, chez le mari. Lise Florent est mĂšre avec excĂšs, si le mot excĂšs n'est point sacrilĂšge. Elle a voulu nourrir elle-mĂȘme son enfant, elle refuse de le se- vrer c'est le mari qui est sevrĂ© — je ne sais pas je me fais bien comprendre. HĂ©las ! la nature a de_ exigences, et il n'est que trop vrai que les droits les plus lĂ©gitimes de l'amour ne s'accordent pas tou- jours avec les devoirs de la maternitĂ©. Julien Florent, qui aime Lise de tout son cƓur, est cependant sur le point de la tromper avec une dĂ©testable femme de lettres, dont il plaide le divorce. Lise veut retenir son mari, elle ne veut pas sacrifier son fils c'est un conflit qui en vaut bien d'autres. Julien quitte le domicile conjugal, et va mĂȘme jusqu'au bas de l'es- calier, mais il remonte par l'ascenseur il a, comme dit joliment M. Fleg, l'esprit de l'ascenseur ». A l'Ă©pilogue, nous retrouvons les deux Ă©poux rĂ©con- ciliĂ©s, Lise assagie, c'est la paternitĂ© de Julien qui passe maintenant toute mesure pendant l'entr'acte, l'enfant a veilli de deux ans, et est devenu un petit homme. La comĂ©die de M. Edmond Fleg est fort bien jouĂ©e. M. Louis Gauthier sait toujours exprimer de la façon la plus touchante les sentiments honnĂȘtes et sains. Il n'est pas seulement l'un de nos meilleurs comĂ©diens, mais l'un des plus humains et des plus sympathiques. M. Mauloy, dnns un rĂŽle difficile et peu dĂ©veloppĂ©, a de la correction, de l'Ă©motion, une justesse d^ fon parfaite. La grĂące de M Ɠ " Gladvs LE THÉÂTRE 1912-1913 -99 Maxhence est peut-ĂȘtre un peu apprĂȘtĂ©e, mais cons- tamment agrĂ©able. Elle ne manque ni de sensibilitĂ© ni de force. Je n'ose dire que M me de Pouzols soit la simplicitĂ© mĂȘme. Je veux chercher une petite querelle Ă  Tristan Bernard ; il a imaginĂ© naguĂšre les plus jolis titres du monde le Fardeau de la LibertĂ©, le Petit CafĂ©, le Danseur inconnu. Pourquoi semble-t-il, Ă  prĂ©sent, avoir une prĂ©dilection pour les titres, tranchons le mot, hom, les, comme les Phares Soubigou et, cette fois, la Gloire ambulanciĂšre ? Cette rĂ©serve est d'ail- leurs la seule que je puisse faire, et c'est bien pour- quoi je la fais, car il faut rompre la monotonie des Ă©loges. Cette Gloire ambulanciĂšre, qui a un si vilain titre, est une des farces les plus amusantes que nous devions Ă  Tristan Bernard, et l'on sait qu'il y a l'em- barras du choix. Il s'agit d'une dame affligĂ©e d'une certaine infirmitĂ©, beaucoup moins rare chez les femmes que l'infirmitĂ© passagĂšre dont il est question au premier acte de M. Fleg. Cette infirmitĂ© a pris, au cours de la nuit derniĂšre, un caractĂšre soudain de gravitĂ©. Je ne sais pas trop comment dire. Bref, la dame a le ventre ballonnĂ©, au point que le mĂ©de- cin illustre qu'on a appelĂ© en consultation n'arrive pas Ă  le palper commodĂ©ment ni Ă  voir de quoi il retourne. Dans le doute, il prescrit une opĂ©ration chirurgicale. Brusquement, la nature agit d'elle- mĂȘme, et vous devinez, je l'espĂšre, sans qu'il soit besoin que j'y insiste davantage, quel est ce dĂ©noue- ment, vĂ©ritablement heureux. La piĂšce est jouĂ©e 300 LE THEATRE 1912-1913 avec l'entrain le plus louable et une impayable drĂŽ- lerie par MM. DumĂ©ny, Beaulieu, Arvel, Gorieux, Herrmann, FugĂšre, par M mes Juliette Darcourt, Mil- ler, Madeleine Lyrisse et Fonteney. 15 Mai AMBIGU. — Mon ami l'assassin, piĂšce en cinq actes et six tableaux de MM. Serge Basset et A. Yvan. On a remarquĂ© souvent que les grands observa- teurs n'observent pas ils inventent, ils anticipent, et c'est la rĂ©alitĂ© qui a la complaisance d'imiter aprĂšs coup leurs descriptions. Il paraĂźt que les ro- manciers et les auteurs de drames ou mĂ©lodrames, qui combinent des Ă©vĂ©nements et n'imaginent que de l'action, peuvent anticiper tout comme les peintres de mƓurs. Cette heureuse aventure est arrivĂ©e Ă  MM. Serge Basset et Antoine Yvan, et leur vaudra sans doute un grand succĂšs, quoique, dans Mon ami l'assassin, personne ne chante la Marseillaise. Ils ont prĂ©vu les bandits en automobile ! Ils ont prĂ©vu l'attaque Ă  main armĂ©e d'une banque ! Je dis bien qu'ils l'ont prĂ©vue, puisque leur drame est Ă©crit, dit-on, depuis cinq ans. Il se trouve aujourd'hui ac- tuel, grĂące au retard coutumier du rĂ©el sur l'ima- ginaire ; et, d'autre part, MM. Serge Basset et An- toine Yvan, qui ont cette chance, n'ont aucune res- ponsabilitĂ© car il est peu probable que les Bonnot, LE THÉÂTRE 1912-1013 301 les Garnier et les Callemin, si infectĂ©s qu'ils fussent de littĂ©rature, aient forcĂ© les coffres-forts de l'Am- bigu pour prendre des leçons de crime dans le ma- nuscrit de Mon ami l'assassin. D'ailleurs, on le sau- rait. Le drame de MM. Yvan et Basset ne vaut pas seu- lement par l'intĂ©rĂȘt historique ; il pose un cas de conscience, qui n'est pas trĂšs ordinaire, mais qui n'est pas non plus invraisemblable. Nous comptons tous parmi nos relations les meilleures des gens qui ont fait un peu de prison — pour des motifs unique- ment correctionnels, ou, s'il s'agit de cour d'assises, pour des erreurs de simple moralitĂ© il est plus rare, quand on appartient Ă  la bonne compagnie, que l'on ait l'occasion de serrer une main sanglante ; mais enfin cela peut se prĂ©senter. Un mĂ©decin me contait naguĂšre qu'un apache, Ă  qui il venait de sauver la vie, lui avait proposĂ©, en guise de paie- ment, de le dĂ©barrasser d'un ennemi ou de plusieurs, s'il en avait. Supposez qu'un gredin de cette espĂšce vous ait rendu ce service-lĂ  ou un autre, et que, par la suite, il soit sur le point d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©, jugĂ© et guillotinĂ©. Le sauverez-vous ? Le livrerez-vous ? Moi, je n'hĂ©siterais pas. et je crois que tout Fran- çais, pris individuellement, serait pour le bandit contre la police et la sociĂ©tĂ©. Mais les spectateurs, mĂȘme Français, dĂšs qu'ils sont rĂ©unis, Ă©prouvent des sentiments collectifs, qui ne s'accordent pas tou- jours Ă  leurs sentiments individuels. Ils n'aimeraient pas que l'obligĂ© faillĂźt Ă  ses devoirs de reconnais- 302 LE THÉÂTRE 1912-1913 sance, et livrĂąt son ami l'assassin ils n'admettraient pas davantage qu'il faillit Ă  son devoir social, et ne le livrĂąt point. MM. Serge Basset et Antoine Yvan se sont tirĂ©s de ce dilemme d'une façon bien ingĂ©- nieuse ; car c'est la police qui dĂ©couvre elle-mĂȘme la retraite de Cravero, et Armand Gilette, enfermĂ© dans une chambre blindĂ©e, asphyxiĂ© dĂ©jĂ  plus qu'Ă  demi par l'acide de carbone, se trouve dans l'im- possibilitĂ© d'intervenir quand mĂȘme il le voudrait. — Je m'aperçois que je commence par le dĂ©noue- ment, et que vous ne connaissez ni Armand Gilette ni Cravero. Armand Gilette est un fils de famille. Il est fianc 1 Ă  M" e Huguette de Valleray, et veut en consĂ©quence rompre avec sa maĂźtresse, Emma Pantzer. Emma est une fille de la derniĂšre catĂ©gorie, mais elle a les mĂȘmes prĂ©tentions que si elle appartenait Ă  la ga- lanterie la plus huppĂ©e. Elle rĂ©clame un cadeau de rupture de cent mille francs. Armand Gilette refuse. Cravero est le frĂšre d'Emma ; c'est un coquin, mais il a fait ses Ă©tudes Ă  Louis-le-Grand. C'est aussi un bon frĂšre, point trop scrupuleux. Il ne rĂ©pugne pas au chantage, il vient menacer Armand Ă  domicile, et reconnaĂźt en lui un labadens. Il lui prĂȘte aussitĂŽt trente mille francs, au lieu de lui en extorquer cent mille. La marraine d'Huguette de Valleray, M me Josion. s'occupe d'oeuvres de charitĂ©. Elle a maintes fois prĂȘtĂ© de grosses sommes au frĂšre d'Huguette, Paul de Valleray, brave garçon, mais dont la conduite LE THÉÂTRE 1912-1913 303 laisse beaucoup Ă  dĂ©sirer. Elle refuse aujourd'hui de le recevoir ; il s'en va en profĂ©rant des menaces il est pris de vin. Un personnage Ă©quivoque, nommĂ© Cocuelle, vient justement de dĂ©terminer M m8 Josion Ă  retirer de chez son notaire, M e Robichon, une somme de cent mille francs. La nuit tombe. M me Jo- sion est seule. Cocuelle reparaĂźt, suivi d'un compa- gnon mystĂ©rieux qui pĂ©nĂštre dans le boudoir de M me Josion, la tue et s'empare des cent mille francs. Armand Gilette arrive Ă  cet instant mĂȘme, se prĂ©- cipite sur l'assassin, qui lui Ă©chappe, mais qu'il re- connaĂźt c'est Cravero, c'est son bienfaiteur, c'est son ami ! Naturellement, les soupçons planent sur Paul de Valleray qui tout Ă  l'heure a profĂ©rĂ© des menaces. Armand seul sait la vĂ©ritĂ©. Il ne veut pas dĂ©noncer Cravero, mais sa conscience est le théùtre de ce que Spinosa appelait un combat intĂ©rieur. Je n'ai pas trĂšs bien saisi pourquoi il prenait pour confidents de ses angoisses les employĂ©s de la banque Roberty, Ă  Choisy-le-Roi ; mais cette indiscrĂ©tion n'a aucune consĂ©quence ; car, cinq minutes plus tard, les ban- dits arrivent dans leur automobile, et fusillent les employĂ©s de la banque Roberty, qui ne raconteront plus jamais rien Ă  personne. Armand Gilette, qui est sorti de scĂšne un instant avec Paul de Valleray toujours soupçonnĂ© du premier crime, revient Ă  point pour assister au dĂ©part des bandits. Une fois onrore il reconnaĂźt Cravero, et il ne balance plus Ă  le dĂ©noncer. 304 LE THÉÂTRE 1912-1913 Mais il prĂ©fĂ©rerait que Cravero se dĂ©nonçùt lui- mĂȘme. Pour l'y rĂ©soudre, il se risque dans le re- paire des bandits. Ce repaire est un magnifique hĂŽ- tel de l'avenue du Bois de Boulogne. Cravero y a installĂ© les bureaux d'une agence, dont l'objet n'est pas fort bien dĂ©fini, mais dont le titre est rassurant Conscience et VĂ©ritĂ©. Armand Gilette invite donc Cravero Ă  se dĂ©noncer, et comme il manque d'en- thousiasme, le menace d'un revolver. Les amis de Cravero, qui sont cachĂ©s dans les armoires, en sor- tent brusquement, coiffent Armand d'une cagoule, le ligotent et lui annoncent qu'il va mourir asphy- xiĂ©. Nous assistons Ă  la premiĂšre partie de cette opĂ©ration, et le dĂ©cor, comme je le disais plus haut, est une cellule blindĂ©e. Armand Gilette est dĂ©jĂ  en proie aux hallucinations, il croit revoir Huguette, sa chĂšre fiancĂ©e, quand la police survient, avertie par Huguette elle-mĂȘme, qu'Emma Pantzer a mise assez maladroitement sur la piste de Cravero, en essayant une fois encore de la faire chanter. Cravero est enfin pris, la justice des hommes sera satisfaite espĂ©rons qu'Armand Gilette n'aura aucun remords. et surtout qu'il ne rendra jamais les trente mille francs. Mon ami V assassin est mis en scĂšne de la plus amusante façon. Le tableau des bandits en automo- bile est trĂšs bien rĂ©glĂ©, et je dirais que voilĂ  un clou. si je ne eraisnais de discrĂ©diter, par ce jeu de mots, la marque Panhard-Levnssor si avantageusement eonnue. L'interprĂ©tation est fort bonne. M. Armand LE THEATRE 1912-1913 305 Bour a composĂ© le rĂŽle de Cravero avec autant de soin, d'intelligence et d'art qu'il eĂ»t fait un rĂŽle de grande comĂ©die. M me Carmen de Raisy est belle et fatale, M 1Ie Guyta-RĂ©al naĂŻve et tendre, M. DamorĂšs inquiet et passionnĂ©. 19 Mai COMEDIE-FRANÇAISE. — Vouloir, piĂšce en quatre actes, de M. Gustave Guiches. Bien que l'homme moral ait Ă©tĂ© probablement in- divisible et complet Ă  toutes les Ă©poques de l'histoire, les psychologues, du moins littĂ©rateurs, en tiennent pour la vieille distinction des trois facultĂ©s de l'Sme et attribuent une prĂ©dominance tantĂŽt Ă  l'une, tantĂŽt Ă  une autre, tantĂŽt Ă  la troisiĂšme, selon la mode, qui varie assez rĂ©guliĂšrement. Il y a une trentaine d'annĂ©es, c'est l'intelligence qui avait le pas ; comme elle n'est point la plus banale de nos trois facultĂ©s, cette prĂ©sĂ©ance avait quelque raison d'ĂȘtre on pour- rait encore la revendiquer aujourd'hui. Le tour de la sensibilitĂ© est venu, Ă  la gĂ©nĂ©ration suivante. Main- tenant, la volontĂ© est Ă  l'ordre du jour, comme au temps de la Terreur, la vertu. La volontĂ© paraĂźt si belle que nous l'admirons sous foutes ses formes j'en compte jusqu'Ă  trois, que je dĂ©signerai par les mĂȘmes Ă©pithĂštes que les thĂ©ologiens font les Eglises. Nous avons la volontĂ© souffrante, la volontĂ© mili- 306 tE THÉÂTRE 1912-1913 tante et la volontĂ© triomphante. La premiĂšre est celle des neurasthĂ©niques et des malades imaginaires ; elle n'est pas sans agrĂ©ment, c'est au moins une dĂ©- lectation morose. La seconde est celle qui s'Ă©vertue Ă  se ressusciter soi-mĂȘme dans les maisons de santĂ©, ou qui, dĂ©jĂ , se mĂȘle aux luttes de la vie. La troi- siĂšme est celle qui, dans la vie ou au théùtre, assure les dĂ©nouements. M. Gustave Guiches, rien qu'en in- titulant sa piĂšce Vouloir a dĂ©jĂ  su toucher le public au bon endroit. J'ajoute qu'il ne nous a pas, Dieu merci ! donnĂ© une piĂšce Ă  thĂšse sur la volontĂ©, ni une piĂšce d'observation, si je puis dire, clinique, mais bel et bien une comĂ©die dramatique et roma- nesque cela ne doit pas nous surprendre. N'est-ce pas le conflit des volontĂ©s particuliĂšres et de la fata- litĂ© qui crĂ©e dans le rĂ©el des incidents de drame et des pĂ©ripĂ©ties de romans ? Philippe d'Estal a perdu, voilĂ  deux ans, sa fem- me qu'il adorait. Ce coup l'a jetĂ© bas. DĂ©putĂ©, grand orateur, Philippe avait dĂ©jĂ  renoncĂ©, du vivant de Mℱ d'Estal, Ă  sa carriĂšie et Ă  sa gloire, dont elle Ă©tait fiĂšre, mais jalouse, et s'Ă©tait confinĂ© avec elle dans un vieux chĂąteau dont l'aspect seul engendre la mĂ©lancolie. Il n'est cependant devenu tout de bon mĂ©lancolique et hypocondriaque qu'aprĂšs le veuvage. Il n'admet auprĂšs Ăče lui qu'une petite cou- sine, qui le veille, et le vieux mĂ©decin du pays. Il fuit dĂšs que les malades d'un sanatorium voisin font invasion chez lui par la grille entr'ouverte du parc. Ce sont pourtant de bien joyeux malades, el LE THÉÂTRE 1912-1913 307 terriblement bien portants. Le mĂ©decin mondain qui les soigne, le docteur Didiaix, est d'une gaietĂ© fĂ©- roce ; et c'est la premiĂšre fois, entre parenthĂšses, que nous avons vu M. Henry Mayer jouer, sur la scĂšne de la ComĂ©die-Française, un rĂŽle un peu rĂ©- veillĂ©. Ce docteur Didiaix est aussi un vilain homme, qui a des embarras d'argent, et mettrait sans scru- pule l'embargo sur une jeune et riche veuve, soit pour le mariage ou pour la commandite. Il en a jus- tement une sous la main, qui passe deux ou trois jours au sanatorium, mais Ă  titre d'invitĂ©e. Or, cette veuve fut neurasthĂ©nique, elle aussi, prĂ©cĂ©demment, et fut guĂ©rie par un grand mĂ©decin des nerfs, le doc- teur Richard Lemas. Richard Lemas est le beau- frĂšre de Philippe d'Estal. Il vient au chĂąteau, Ă  la fois comme beau-frĂšre et comme mĂ©decin. Bien qu'il garde pieusement le souvenir de sa sƓur dĂ©funte, Richard Lemas pense qu'une autre femme pourrait seule opĂ©rer la cure de Philippe ; il songe Ă  Lau- rence la riche veuve, dĂšs qu'il apprend qu'elle se trouve dans le voisinage ; et il a d'autant plus de mĂ©rite Ă  la rĂ©server pour son beau-frĂšre qu'il fut jadis passionnĂ©ment amoureux d'elle. Il y a un peu de complaisance dans toutes ces rela- tions, ces alliances et ces rencontres, mais qu'im- porte, s'il en rĂ©sulte une belle situation de théùtre ? Le sacrifice de Richard Lemas est hĂ©roĂŻque ; mais qui est illustre mĂ©decin est un professionnel de l'hĂ©- roĂŻsme, ou de la volontĂ© c'est la mĂȘme chose. Il dira tout Ă  l'Heure, avec une magnifique et doulou- 308 LE THÉÂTRE 1912-1913 reuse Ă©loquence Ah ! maintenant, je sais ce que c'est que vouloir. C'est vouloir ce qu'on ne veut pas. » Il fait cependant de bon coeur et sans trop se forcer le premier sacrifice, qu'il croit utile. Il en est bien payĂ©, il a le bonheur de voir Laurence heu- reuse et Philippe ressuscitĂ©. Mais la guĂ©rison de Philippe est encore prĂ©caire ; il est irritable, jaloux. Un imbĂ©cile, qui Ă©crit des revues pour les salons, chante devant lui un couplet sottement perfide Ă  l'adresse de M me d'Estal il la soupçonne d'avoir un passĂ©. Deux minutes plus tard, Lemas donne une verte leçon au docteur Didiaix. encore Ă  propos de M ms d'Estal. Il y a envoi de tĂ©moins, duel. Les soup- çons de Philippe se prĂ©cisent. Il accuse sa femme d'avoir Ă©tĂ© la maĂźtresse de Lemas. il la malmĂšne, il l'insulte, et voilĂ  le fruit du sacrifice ! Lemas ne peut se dĂ©fendre d'avouer Ă  Laurence qu'il l'a jadis aimĂ©e elle lui reproche de n'avoir pas parlĂ© plus tĂŽt elle lui dĂ©clare qu'elle aurait Ă©tĂ© fiĂšre de de- venir sa femme. Mais est-elle encore la femme de Philippe ? Il l'a chassĂ©e, elle est libre ! Elle prĂ©tend quitter cette maison, et la quitter au bras de Richard Lemas. Lemas hĂ©site, il est dĂ©chirĂ© a-t-il le droit de profiter de cette brouille, de cette rupture ? Lau- rence paraĂźt si dĂ©terminĂ©e au divorce qu'il est prĂšs de cĂ©der. Mais le dĂ©sespoir de Philippe, une me- nace HĂ© suicide l'effraient. Il n'est pas de ceux qui vivent leur vie et. qui vont leur chemin en passant sur les tombes il achĂšve le cruel sacrifice, il rĂ©con- cilie Philippe et Laurence. LE THÉÂTRE 191^-1913 309 La belle piĂšce de Al. Gustave Guiches, intĂ©res- sante, touchante, parfois profonde, a Ă©tĂ© dignement mise en scĂšne et interprĂ©tĂ©e de la plus remarquable façon. M. Maurice de FĂ©raudy a jouĂ© le rĂŽle du doc- teur Lemas avec une Ă©nergie, une sensibilitĂ© virile et une simplicitĂ© vraiment admirables. M me CĂ©cile Sorel a donnĂ© Ă  Laurence une belle figure au dĂ©- but, peut-ĂȘtre un peu trop grande dame pour ce mi- lieu bourgeois, elle n'est plus, au moment de la crise, qu'une vraie femme qui aime et qui souffre. M. Georges Grand m'a rarement paru plus Ă©mou- vant M lle Maille a su faire d'un rĂŽle de rien la plus spirituelle composition. MM. Siblot, Falconnier, Granval, Nurr a, Lafon, Jacques GuilhĂšne, Gerbault et Raynal, M mes Suzanne Devoyod, AndrĂ©e de Chau- veron, Jeanne RĂ©my, Laurence D'uluc, LĂ©o Malrai- son, ont su donner d'amusantes physionomies Ă  des personnages de second plan que l'auteur a trĂšs lĂ©gĂšrement mais trĂšs joliment crayonnĂ©s. 21 Mai ODÉON. — Dannemorah, comĂ©die en deux actes, en vers, de M. P. de Puyfontaine. — RĂ©ussir, piĂšce en trois actes, de M. Paul Zahori. Les efforts que fait M. Antoine pour dĂ©couvrir le uĂ©nie deux fois environ par mois, mĂ©ritent notre admiration. On ne peut espĂ©rer qu'ils soient ton- 310 LE THÉÂTRE 1912-1913 jours couronnĂ©s de succĂšs ; mais le spectacle que nous a offert l'OdĂ©on hier soir est d'une inutilitĂ© qui passe vraiment la permission. Il se compose de deux piĂšces. La premiĂšre, Dannemorah, de M. Philibert de Puyfontaine, est une lĂ©gende Scandinave. Elle manque de clartĂ©, comme il fallait s'y attendre. C'est proprement la nuit polaire, oĂč brille une seule Ă©toile, celle de M Ue Guintini. Il s'agit d'un roi, fou comme le roi Lear ; mais le roi Lear Ă©tait en mau- vais termes avec ses filles ; celui-ci aime trop la sienne. Son excuse est qu'elle ressemble Ă  sa mĂšre, qui est morte. Il y a aussi une marĂątre, qui veut sup- primer la jeune princesse, de qui elle est jalouse, comme toutes les marĂątres. Mais la jeune princesse est sauvĂ©e par l'intervention d'un jeune prince, qui l'aime, et qui m'a paru avoir avec elle des liens de parentĂ© encore assez Ă©troits. L'autre piĂšce, de M. Zahori, est intitulĂ©e RĂ©ussir. Le principal personnage est un dĂ©putĂ© sur le point de devenir ministre. Pour dĂ©crocher cette timbale, il se croit obligĂ© de sacrifier sa vertueuse Ă©pouse, et j'imagine qu'il s'y rĂ©sout sans trop de peine, car elle est raisonneuse et assommante. Mais il se croit Ă©galement obligĂ© de faire la cour Ă  une intrigante, dont l'oncle, sĂ©nateur, doit former le nouveau cabi- net, et il n'a vraiment pas de chance, car cette intri- gante est prĂ©tentieuse et aussi ennuyeuse que sa femme lĂ©gitime. Cette derniĂšre finit par se retirer aux champs, en compagnie d'un cousin apiculteur, Ă  qui M. GrĂ©tillat a su donner une physionomie sym- LE THÉÂTRE 1912-1913 311 pathique. M. Vargas est toujours un des deux ou trois meilleurs comĂ©diens de Paris, mais il a rare- ment jouĂ© un rĂŽle plus dĂ©nuĂ© d'intĂ©rĂȘt que celui du dĂ©putĂ© Vives. M me MĂ©tivier, MM. Coste et Bonvallet ont composĂ© avec le plus grand soin des person- nages d'ailleurs insignifiants. M 1168 de France et Mi- chel sont assez plaisantes en petites ouvriĂšres, cou- sines de ministre. Heureusement, M. Antoine, prenant d'avance et deux fois sa revanche, nous avait rendu l'avant-veille le touchant David Copperfield de M. Max Maurey, et nous avait conviĂ©s, il y a quelques jours, Ă  une merveilleuse reprĂ©sentation d'Esther, d'aprĂšs les ta- pisseries de de Troy. Je veux, Ă  propos de reprises, signaler celle des Berceuses, de MM. Pierre Veber et Michel Provins, au théùtre Michel. Je crois me souvenir que je fus, l'an dernier, trĂšs sĂ©vĂšre pour cette piĂšce. J'ai Ă  peine besoin de dire que je n'aurais aucun scrupule Ă  changer d'opinion, si mon article acerbe avait nui naguĂšre aux Berceuses de façon Ă  me donner des remords. Mais on les a jouĂ©es indĂ©finiment, et on recommence. Je suis heureux de constater, une fois de plus, l'impuissance de la critique nous pouvons juger en toute sĂ©curitĂ© selon notre conscience, puis- que nous ne faisons de mal Ă  personne. 312 LE THÉÂTRE 1912-1913 30 Mai ODÉON. — MoĂŻse, tragĂ©die en cinq actes, en vers, de Chateaubriand. CHATELET. — Marie-Magdeleine, drame en trois actes, de M. Maurice Maeterlinck. Si l'on n'avait un sentiment vif du devoir, ce n'est assurĂ©ment pas pour le plaisir qu'on irait, par trente degrĂ©s de chaleur, entendre MoĂŻse l'aprĂšs- midi et Marie-Magdeleine aprĂšs dĂźner. Il est vrai que la premiĂšre de ces deux cĂ©rĂ©monies sacrĂ©es avait lieu Ă  l'OdĂ©on, oĂč nous allons si souvent que nous finirons par y aller sans nous en apercevoir. M. An- toine a eu d'ailleurs bien raison d'offrir Ă  notre curiositĂ© un peu molle la tragĂ©die de Chateaubriand, prĂ©cisĂ©ment le mĂȘme jour que le ChĂątelet nous a offert le drame de Maeterlinck. Cette coĂŻncidence nous a permis de faire entre les deux un parallĂšle, Ă  quoi autrement nous n'aurions pas songĂ©. Nous avons ainsi remarquĂ©, entre autres, qu'il y a beau- coup plus de vers dans le drame de Maeterlinck, qui est en prose, que dans la tragĂ©die de M. de Chateau- briand, qui est hĂ©las ! en vers. On sait que M. Mae- terlinck a un faible pour les vers blancs. Des scĂšnes entiĂšres de Marie-Magdeleine sont Ă©crites comme le prologue du Sicilien. J'avoue que je ne puis com- prendre ce systĂšme. Rien n'est si dĂ©plaisant Ă  l'oreille qu'une prose entremĂȘlĂ©e de vers au petit bonheur, et sans que rien justifie le mĂ©lange ni le LU THEATRE 19i2-1913 313 dosage. 11 me paraĂźt, de surcroĂźt, extraordinaire qu'un bel Ă©crivain cĂ©rame M. Maurice Maeterlinck substitue, quand il a la sagesse d'Ă©crire en prose, le rythme pauvre et monotone du vers français au ry- thme innombrable de la prose française. La comparaison de MoĂŻse et de Marie-Magdeleinc nous a obligĂ©s, en outre, de prendre garde Ă  une chose que le respect dĂ» Ă  l'auteur de PellĂ©as et de VOiseau Bleu nous aurait empĂȘchĂ©s probablement de voir ou de signaler c'est que son drame est une amplification de rhĂ©torique, du mĂȘme ordre que la tragĂ©die de M. de Chateaubriand ; qu'elle n'en dif- fĂšre pas sensiblement, ni de cent tragĂ©dies de cette Ă©poque oĂč le classicisme agonisait ; et que notam- ment, cĂ©dant Ă  la mode de ce temps-lĂ , M. Maeter- linck a cru devoir Ă©gayer d'une petite histoire d'a- mour celle de la passion de Xotre-Seigneur JĂ©sus- Christ, de mĂȘme que M. de Chateaubriand a cru de- voir dĂ©ranger MoĂŻse qui causait avec l'Eternel, pour lui faire rompre, si j'ose m'exprimer aussi vulgai- rement, le collage d'un IsraĂ©lite et d'une jeune Ama- lĂ©cite. Si grave que soit la figure de MoĂŻse, cela ne me choque pas outre mesure je suis plus Ă©tonnĂ© d'apprendre que Marie-Magdeleine, si elle avait voulu couronner la flamme de Lucius Verus, JĂ©sus n'aurait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© mis en croix. Evidemment toute l'histoire du monde en aurait Ă©tĂ© changĂ©e. On assure que cette idĂ©e n'est pas de M. Maeterlinck et qu'il Ta empruntĂ©e d'un auteur allemand, M. Paul HĂ©ryse. Il eĂ»t mieux fait de laisser Ă  M. Paul HĂ©ryse it SU LE THÉÂTRE 1912-1913 une si Ă©trange invention. On ne prĂȘte, dit-on, qu'aux riches, mais les riches n'ont pas besoin d'emprun- ter. Je goĂ»te davantage les idĂ©es personnelles de M. Maeterlinck. J'ai admirĂ© la scĂšne oĂč Lazare, Ă  peine sorti du tombeau, vient chercher la MagdalĂ©enne pour la conduire au Christ. 11 y a lĂ  un magnifique symbole. Je suis moins sensible Ă  la philosophie mĂȘme de l'Ɠuvre, et les combats, encore symboli- ques, d'instincts ou de doctrines morales, qui se li- vrent dans l'Ăąme obscure de la pauvre petite cour- tisane, m'Ă©tonnent, mais ne m'intĂ©ressent guĂšre. Je ne crois pas devoir m'Ă©merveiller non plus du pro- cĂ©dĂ© de théùtre grĂące auquel JĂ©sus, personnage principal de l'Ɠuvre, nous est dĂ©robĂ©. Ce procĂ©dĂ© n'est pas neuf il est renouvelĂ© de YArlĂ©sienne. Au surplus, le Christ ne paraĂźt pas sur la scĂšne du ChĂą- telet, mais on l'entend dans la coulisse ; on est mĂȘme surpris de l'entendre dire Ă  la foule qui veut lapider Madeleine Que celui qui est sans pĂ©chĂ© lui jette la premiĂšre pierre ». Il l'avait dĂ©jĂ  dĂźt Ă  propos de la Femme adultĂšre il est inconcevable que la parole divine se rĂ©pĂšte. Marie-Magdeleine est jouĂ©e fort convenablement. La critique me paraĂźt bien sĂ©vĂšre, bien injuste pour M me Georgette Leblanc. Elle a, du moins Ă  premiĂšre vue, toutes les apparences d'une grande artiste. Je conviens qu'il lui manque quelque chose ; mais je n'ai pu dĂ©mĂȘler si c'est le mĂ©tier ou le don. M. Ro- ger Karl, en Lucius Verus, est beau et brutal. M. LE THÉÂTRE 1912-1913 315 Roger Monteaux a dit avec beaucoup d'habiletĂ© et d'enthousiasme le rĂ©cit de la rĂ©surrection de Lazare. Ce n'est pas sa faute si ce rĂ©cit est un peu long. Enfin M. Denis d'InĂšs, de l'OdĂ©on, a Ă©tĂ© fort re- marquable dans le rĂŽle du philosophe Silanus. Cette transition, que je ne cherchais pas, me ra- mĂšne Ă  MoĂŻse. La tragĂ©die de Chateaubriand est aussi convenablement jouĂ©e, et M. JoubĂ© nous a of- fert une belle rĂ©plique vivante de la statue de Michel- Ange — qu'on revoit toujours avec plaisir. Mais je ne veux point m'extasier, comme c'est l'usage, sur les tours de force hebdomadaires qu'accomplit la troupe de l'OdĂ©on. Je les trouve mĂ©ritoires, mais re- grettables. Les jeunes comĂ©diens ou tragĂ©diens ne sont pas Ă  l'OdĂ©on pour faire des tours de force, mais pour appliquer l'enseignement du Conserva- toire, ou pour apprendre leur mĂ©tier, s'il ne l'ont pas appris rue de Madrid. Ce n'est pas les exercer, c'est les gĂąter, et peut-ĂȘtre Ă  jamais, que de rĂ©cla- mer d'eux une besogne fastidieuse, excessive, hĂą- tive et improvisĂ©e. Ăź" Juin ATHÉNÉE. — Reprise du Bourgeon, comĂ©die en trois actes, de M. Georges Feydeau. Le Bourgeon, de M. Georges Feydeau, mĂ©ritait d'ĂȘtre repris. Ce n'est pas seulement une jolie et 316 LE THÉ\TRE 1912-1913 amusante piĂšce, Ă  qui son titre dĂ©fend de jamais vieillir, — bien vivace, puisque entre les mains de M. Porel, naguĂšre, elle n'a pu mourir provisoire- ment qu'aprĂšs la centiĂšme, — c'est aussi une piĂšce exemplaire qui prouve que rien n'est impossible Ă  un auteur dramatique sĂ»r de son mĂ©tier, et surtout Ă  M. Georges Feydeau. Je ne connais pas de sujet plus scabreux. M. Feydeau n'est pas assurĂ©ment le premier qui ait osĂ© prendre la pubertĂ© pour thĂšme. D'autres, plus ingĂ©nus, avaient eu cette audace avant lui, et il me suffira de citer Paul et Virginie, qui peut ĂȘtre mis entre toutes les mains. Mais si nous sourions Ă  peine quand un XĂ©ron nous proteste que son innocence commence Ă  lui peser, nous ris- quons d'ĂȘtre scandalisĂ©s lorsque c'est un jeune sĂ©- minariste qui fait un aveu du mĂȘme genre Ă  un brave curĂ© de campagne, et lorsque, de plus, il s'accuse d'avoir pressenti dans un rĂȘve poĂ©tique, mais toute- fois prĂ©cis, la dĂ©lectation morose du pĂ©chĂ©. Nous risquons nous sommes devenus si bĂ©gueules !, nous risquons d'ĂȘtre scandalisĂ©s bien davantage, et peut- ĂȘtre de nous rĂ©volter, quand la nature reprend dĂ©ci- dĂ©ment ses droits, quand notre sĂ©minariste, Mau- rice de Plounidec, aprĂšs avoir Ă©treint d'un bras puissant, pour la sauver des eaux. M 1Ie Etiennette de Marigny, qui se noyait, l'Ă©treint encore, cette fois pour se perdre soi-mĂȘme. Mais ces diverses pĂ©ripĂ©ties sont prĂ©sentĂ©es avec tant d'art qu'elles ne nous inquiĂštent pas un instant. Elles n'inquiĂštent mĂȘme pas le bon curĂ©. Tout passe, grĂące Ă  des chan- LE THEATRE 1912-1913 317 gements de costumes. Vous devinez dans quelle tenue Maurice, qui prenait un bain, a opĂ©rĂ© le sau- vetage d'Etiennette ; lorsque, tout Ă©mue de recon- naissance, et dĂ©jĂ  d'amour, elle veut, cinq minutes plus tard, le remercier, il reparaĂźt en soutane Ah ! dit-elle, c'est dommage ! » Lorsqu'il est sur le point d'oublier des vƓux que, d'ailleurs, il n'a pas en- core prononcĂ©s, il est militaire qui oserait lui re- procher de se comporter avec les belles en vĂ©ritable soldat français ? VoilĂ  un des bienfaits de la loi qui a mis, selon l'expression vulgaire, le sac au dos des curĂ©s. Ces divers changements de costumes sont si naturels qu'Ă  peine s'avise-t-on Ă  quel point ils sont ingĂ©nieux mais il fallait y penser. La piĂšce abonde en trouvailles de cet ordre. C'est une idĂ©e charmante d'avoir purifiĂ©, du moins momentanĂ©- ment, l'amour d'Etiennette, et d'avoir montrĂ© de quelles touchantes et de quelles comiques abomina- tions est capable la maman la plus austĂšre, quand elle croit que la santĂ© de son fils est en jeu. La mar- quise de Plounidec ne craint pas de venir solliciter elle-mĂȘme Etiennette d'un service que je ne saurais dĂ©finir, et qu'elle est encore beaucoup plus empĂȘ- chĂ©e que moi de prĂ©ciser. C'est Etiennette nui re- fuse. La scĂšne pouvait ĂȘtre pĂ©nible, M. Georges Fevdeau en a fait un vrai petit cb>f-HV**nvtfe ; Ge qui me plaĂźt, c'est que toutes ces h^biMĂ©s ont un air facile et bon enfant. Il v faut re^ard^r rlf» trĂšs prĂšs pour apercevoir qu'elles sont de l'art le nl'is raffinĂ©. Le ton mĂȘme de la piĂšce ne la rend pas, Ă  18. 318 LE THEATRE 1912-1913 premiĂšre vue, fort diffĂ©rente des autres Ɠuvres du mĂȘme auteur. M. Feydeau n'a nullement cru devoir rĂ©primer sa verve, parfois un peu grosse, mais tou- jours si abondante, si franche, — si française et si classique. Si jamais piĂšce a mĂ©ritĂ© le nom de comĂ©- die, c'est bien le Bourgeon ; si parfois cette comĂ©die se dĂ©guise en vaudeville, croyez que c'est par pure coquetterie. Le Bourgeon, qui avait obtenu au Vaudeville une interprĂ©tation fort brillante, n'a guĂšre Ă©tĂ© moins heu- reux Ă  l'AthĂ©nĂ©e. M. AndrĂ© BrĂ»lĂ© a repris le rĂŽle de Maurice de Plounidec ; il semble, comme le rĂŽle et la piĂšce, n'avoir pas vieilli d'un jour. Ce comĂ©dien excellent jouit du privilĂšge fort rare, Ă  peine conce- vable, de pouvoir interprĂ©ter avec la mĂȘme vrai- semblance les rĂŽles d'amoureux, les premiers rĂŽles et Les rĂŽles d'adolescents. Il n'a jamais rencontrĂ© de personnage plus avantageux que celui de Maurice de Ploudinec, ni qui pĂ»t mettre mieux en valeur la souplesse et la variĂ©tĂ© de son talent. M Ue Madeleine Carlier, qui a la rĂ©putation dangereuse et mĂ©ritĂ©e d'ĂȘtre jolie femme, aura bientĂŽt, si elle continue, la rĂ©putation d'ĂȘtre une de nos meilleures comĂ©dien- nes. M Ue Jeanne Rolly, qui a créé le rĂŽle d'Etien- nette, l'accusait, le chargeait un peu, et je crois qu'elle n'avait pas tort ; en le jouant avec un peu plus de mollesse, M lle Carlier l'a jouĂ© peut-ĂȘtre avec plus de vĂ©ritĂ©, et nous a montrĂ© qu'elle est capable de simplicitĂ© et de naturel. M me Marie-Laure la marquise ne nous a pas fait oublier Anna Judic, et LE THEATRE 1912-1913 319 au surplus ce serait un crime que nous ne lui par- donnerions pas, mais elle nous a charmĂ©s par sa tendresse, par sa bontĂ©, par sa naĂŻvetĂ©, par son au- toritĂ©. M. Guyon fils, qui a autant de conscience que de talent, et qui compose toujours ses rĂŽles avec le plus grand soin, touche, dans celui du curĂ© Bour- set, Ă  la perfection. M. Jules Berry est un de nos rares jeunes premiers. M. AndrĂ© Dubosc, libĂ©ral Ă©garĂ© dans un milieu dĂ©vot, a autant de distinction que de bon sens. M. Gallet et M me CĂ©cile Caron for- ment un couple impayable de tartufes, le mĂąle et la femelle. Et je ne veux pas oublier M ,le Harnold, ni M. StĂ©phen, ni MM. Cueille, LagrenĂ©e, TĂ©rof, M me " Loury, Grane, Darlet et Norma. 3 Juin A L'ƒUVRE. — Marthe et Marie, lĂ©gende dramatique en cinq actes de M. Edouard Dujardin. Le titre de M. Edouard Dujardin est symbolique. Il fallait s'y attendre, mais je n'osais pas l'espĂ©rer. Je redoutais encore une piĂšce Ă©vangĂ©lique, et je m'apprĂȘtais Ă  dire, mutatis mutandis Oui nous dĂ©livrera des Grecs et des Romains ? » Enfin, nous avons Ă©tĂ© quitte pour In peur. La scĂšne du drame n'est pas en JudĂ©e, mais Ă  Florence, Marthe et Marie sont bien nommĂ©es ainsi par allusion aux deux sƓurs de Lazare, mais voilĂ  tout ; et M. Edouard 320 LE THÉÂTRE 1912-1913 Dujardin a mĂȘme poussĂ© la discrĂ©tion jusqu'Ă  donner le nom de Marthe Ă  celle qui, selon l'Ă©vangile, devrait s'appeler Marie, et le nom de Marie Ă  celle qui devrait s'appeler Marthe. Ces deux jeunes personnes sont les filles d'un aventurier, qui est mort elles sont donc orphe- lines, et une riche, une bienfaisante fermiĂšre les a recueillies. Elle est Ă©galement morte, en destinant Marthe Ă  son fils FĂ©licien, et elle a chargĂ© un vieil intendant, BĂ©nĂ©dict, son exĂ©cuteur testamentaire, de surveiller Ă  ce mariage. Le jeune FĂ©licien revient de l'universitĂ© pour ĂȘtre mĂ©decin de village. Mais il a secrĂštement d'autres ambitions. Il a vu de prĂšs les grands banquiers de Florence. Il ne distingue » pas Marthe si M. Edouard Dujardin veut bien me permettre d'emprunter cette expression au théùtre de Meilhac et d'HalĂ©vy. Marie, qui est ambitieuse, lui plaĂźt davantage, et il file avec elle sur une ga- liote. FĂ©licien n'est pas encore assez riche pour se faire banquier alors il se fait commis de banque ; d'ail- leurs il devient trĂšs vite patron, grĂące Ă  une suite d'heureux hasards. Il achĂšte Ă  un vieux seigneur ruinĂ© son palais, moyennant une rente viagĂšre, et le vieux seigneur n'a pas plus tĂŽt signĂ© le marchĂ©, d'une main tremblante, que la rente s'Ă©teint avec lui. FĂ©licien achĂšte une cargaison de blĂ© un incen- die au mĂȘme instant dĂ©vore les greniers de la ville, mais Ă©pargne la fin!!*» de FĂ©licien il peut affamer Florence, il est maĂźtre de la citĂ© du lys rouge. Ce- LE THÉÂTRE 1912-1913 321 pendant, il vit entoure de parasites. Ai-je besoin de vous dire qu'il n'est pas heureux ? Vous savez aussi bien que moi que l'argent ne fait pas le bonheur. FĂ©licien essaie de tromper Marie pour se distraire, mais elle a le mauvais goĂ»t de lui rendre la pareille. Ils se brouillent, ils se raccommodent. Comme on chantait naguĂšre dans je ne sais plus quelle revue On se colle, on se dĂ©colle, c'est la vie ! » L'amant de Marie, un vilain homme, Patenta, tente d'assas- siner FĂ©licien. Marie se jette au-devant du coup, elle est blessĂ©e dangereusement. C'est une bonne leçon pour tous les deux, ils reviennent Ă  la vie cham- pĂȘtre. Mais quand ils arrivent au villaere. ils y re- trouvent naturellement Marthe, Ă  laquelle ils ne pen- saient plus. Marie comprend que Marthe est la vĂ©ri- table Ă©pouse de FĂ©licien elle se sacrifie, elle arra- che d'une main hĂ©roĂŻque l'appareil posĂ© sur sa bles- sure, qui se rouvre, et elle meurt en donnant Ă  FĂ©- licien d'excellents conseils. La piĂšce de M. Edouard Dujardin a beaucoup de mouvement et d'intĂ©rĂȘt ; elle est ensemble un peu primitive et un peu compliquĂ©e, elle est d'une naĂŻve- tĂ© charmante. Elle est Ă©crite sans obscuritĂ©. M. Edouard Dujardin, autrefois si srrave, a aujourd'hui le sourire, et c'est lui-mĂȘme qui nous le dit en pro- pres termes, sans que cette expression d'origine rĂ©cente jure avec les costumes de la Renaissance ni avec le dĂ©cor florentin. M llB Blanche DufrĂšne a une voix dĂ©licieuse, de belles attitudes, de beaux gestes, et une grande vĂ©hĂ©mence dans l'apostrophe. M lte 322 LE THÉÂTRE 1912-1913 Blanche Jackson a composĂ© avec talent le rĂŽle de Marthe, qui n'est pas bien avantageux. M. Fon- taine FĂ©licien a pris devant les spectateurs de l'ƒuvre l'engagement d'obtenir son premier prix au Conservatoire le mois prochain. M. Bourny l'intendant a le sĂ©rieux et la politesse d'un vieux serviteur, M. LugnĂ©-PoĂ« la majestĂ© et le style d'un vieux seigneur ruinĂ©. 5 Juin AU GYMNASE. — ReprĂ©sentation du Théùtre national .polonais de LĂ©opol. AU THEATRE CLUNY. — Les Loups noirs, piĂšce en cinq actes et huit tableaux de MM. Le Paslier et Pont. A LA COMEDIE DES CHAMPS-ELYSEES. — Reprise du Poulailler, comĂ©die en trois actes de M. Tristan Bernard. AUX ESCHOLIERS. — Coup double, un acte, en vers, de MM. Jean Renouard et LĂ©on Le Clerc ; Le Tournant, comĂ©die en un acte de M. Lionel Nastorg ; l'Epreuve d'amour, un acte, en vers, de M. Henry Grawitz ; la Vraie Loi, piĂšce en deux actes, de M. RenĂ© Carraire. A L'AMBIGU. — Reprise des OberlĂ©, piĂšce en cinq actes, d'Edmond Haraucourt, d'aprĂšs le roman de M. RenĂ© Bazin. Les directeurs sont en proie, depuis huit jours, Ă  une sorte de frĂ©nĂ©sie maligne, que guĂ©rira prochai- nement, contre toutes les rĂšgles, non pas le premier froid, mais la premiĂšre bonne chaleur. Quand cha- le 1 J 12-1913 323 cun crie On part, on ferme ! » ils rouvrent. Point de soirĂ©e sans trois gĂ©nĂ©rales ou premiĂšres ; c'est trop de deux, et encore je dis deux par excĂšs de politesse. Je sens bien que les Polonais en gĂ©nĂ©ral sont sympathiques, et en particulier les comĂ©diens polo- nais du théùtre de LĂ©opol, qui donnent en ce mo- ment des reprĂ©sentations au Gymnase. Ils sont dis- crets, ils ne font pas d'esbroufe, peu de rĂ©clame ils finiront par se faire remarquer, comme les gens qui ne portent pas de dĂ©corations. Mais j'avoue que je n'entends pas le polonais. Je ne suis pas le seul, et je crains que cette ignorance ne leur fasse tort. On n'a pas besoin de savoir le russe pour suivre un ballet russe. Cela est si Ă©vident que je ne crois pas devoir y insister davantage. On peut suivre un opĂ©ra dont le texte est Ă©tranger, la musique Ă©tant un langage universel. On n'y perd pas grand'chose, souvent mĂȘme l'on y gagne, ou l'on y gagnerait, et si, par exemple, le livret de Julien Ă©tait Ă©crit en tamoul... Mais je ne veux pas empiĂ©ter sur mon Ă©minent collaborateur et ami Reynaldo Hahn. Il est clair que, pour suivre une comĂ©die, mieux vaudrait la comprendre ; faute de quoi elle se rĂ©duit Ă  une pantomime. Je m'empresse toutefois de publier que la pantomime des artistes de LĂ©opol est majes- tueuse, noble, d'expression vive, et qu'en s'aidant un peu du programme, on peut encore s'intĂ©resser aux pĂ©ripĂ©ties de leur jeu. Le théùtre Cluny nous a offert une piĂšce Ă  grand 324 LE THÉÂTRE 1912-1913 spectacle, simplement. Les Loups noirs sont des apa- ches masquĂ©s qui se livrent Ă  la traite des blanches . Je demande grĂące pour cette plaisanterie mĂ©diocre; je ne serai pas seul, d'ailleurs, Ă  la risquer elle s'impose ; et puis, en fin de saison, il ne faut pas ĂȘtre difficile. Les loups noirs enlĂšvent trois blan- chisseuses je ne le fais pas exprĂšs. Les fiancĂ©s de ces blanchisseuses poursuivent les loups, qui sont dĂ©vorĂ©s par des requins, car l'action se continue pendant une traversĂ©e. L'un des bandits Ă©tait un fils de famille Ă©garĂ©, l'un des fiancĂ©s Ă©tait un mauvais sujet repenti. Il y a aussi une erreur judiciaire, et un innocent que je plains car, s'il est regrettable en tout Ă©tat de cause d'ĂȘtre accusĂ© d'un crime que l'on n'a pas commis, il est singuliĂšrement dĂ©sobli- geant d'ĂȘtre soupçonnĂ© de vagabondage spĂ©cial. Fi- nalement, l'innocence est reconnue, la vertu rĂ©com- pensĂ©e, le vice puni. Ce drame est un peu lent, mais l'excellente troupe de Cluny le joue le plus vite possible. La ComĂ©die des Champs-ElysĂ©es a repris l'amu- sant Poulailler de M. Tristan Bernard, qui triompha naguĂšre au théùtre Michel, et qui n'a aucune raison sĂ©rieuse de ne pas triompher chez M. Poirier. Le second spectacle des Escholiers n'est pas tout Ă  fait aussi intĂ©ressant que le premier. Il se compose de trois petits actes et d'une piĂšce en deux actes. Le premier petit acte est en vers, c'est Coup double, de MM. Jean Renouard et LĂ©on Le Clerc. Egalement malheureux en amour, un berger, Lucas, une ber- LE THÉÂTRE 1912-1913 325 gĂšre, Muguette, pensaient se tuer. Ils se recontrent, ils s'arrangent ensemble, et ils ne sont plus malheu- reux. M. Got est le berger Lucas, M"° Ducos est la bergĂšre Muguette. Jugeant que sa maĂźtresse, M me de Savigny, devient froide, Georges Maupreux lui signiiie qu'il vaut mieux rompre Ă  temps et de bonne grĂące, et l'exĂ©- cute poliment. C'est le Tournant, de M. Lionel Nas* torg, oĂč M lle LĂ©onie Yahne et M. Henry Burguet ont tĂ©moignĂ© la sensibilitĂ© la plus aimable. L'Epreuve d'amour est un acte en vers de M. Henry Grawitz. Le dĂ©cor est antique. Une lune errante Ă©claire la scĂšne, oĂč \l lle Yvonne Garrick semble charmante sous le costume grec, Ă  peine dĂ©colletĂ©e, mais M. RenĂ© Rocher l'est davantage. Il joue le personnage d'un inconstant, Lucius, et M Ue Yvonne Garrick est Lydie, sa maĂźtresse. Une bonne amie conseille Ă  Lydie de se faire passer, la nuit et la lune aidant, pour la courtisane GlycĂšre, et d'Ă©prouver ainsi l'amour de Lucius. Mais ce petit capricieux de Lucius devient tout d'un coup la fidĂ©- litĂ© mĂȘme, et jure Ă  Lydie de l'aimer Ă©ternellement. La Vraie Loi, de M. RenĂ© Carraire, est une piĂšce en deux actes. Alfred Darbant, fils d'un banquier qui a mis fin Ă  ses jours, vit dans l'indigence avec sa sƓur Odile et sa mĂšre. Un vieil ami, MercƓur, aide ces dames selon sa propre expression Ă  join- dre les deux bouts. Alfred, employĂ© de banque, prend de l'argent dans la caisse pour l'offrir Ă  une chanteuse il joue aux courses, il perd, il veut se 19 320 LE THÉÂTRE 1912-1913 tuer. Odile et M me Darbant lui rĂ©vĂšlent alors que M. Darbant pĂšre ne s'est tuĂ©, jadis, que sur l'injonc- tion de M me Darbant elle-mĂȘme, qui a voulu ainsi sauver l'honneur de la famille. Cette rĂ©vĂ©lation rend au jeune Alfred le goĂ»t de la vie, et j'avoue que je ne comprends guĂšre pourquoi. Il n'importe. Mer- cƓur Ă©pouse Odile et sauve une fois de plus l'hon- neur de la famille, mais sans drame, en rembour- sant tout bonnement la somme que son futur beau- frĂšre a volĂ©e. M me ThĂ©rĂšse Kolb a Ă©mu tous les spec- tateurs quand elle a racontĂ© la mort de son mari. M me Lara a de beaux mouvements. M. MauprĂ© est un peu mou, mais c'est le rĂŽle qui veut cela. M. Mar- quet est plein de dignitĂ©, de bontĂ©, de tendresse. Enfin, l'Ambigu a fait une excellente reprise du beau drame que M. Edmond Haraucourt a tirĂ© du beau roman de M. RenĂ© Bazin, les OberlĂ©. EspĂ©rons que cette fois encore, le patriotisme rĂ©ussira au théùre de l'Ambigu, et que la littĂ©rature qui s'y ajoute ne diminuera pas le succĂšs. 10 Juin THÉÂTRE ANTOINE. — Reprise du BaptĂȘme, comĂ©die en trois actes, de MM. Alfred Savoir et NoziĂšre. Le BaptĂȘme, de MM. Alfred Savoir et NoziĂšre, que M. LugnĂ©-Poe vient de reprendre au thĂ©Atre Antoine pour la saison d'Ă©tĂ©, est une des rares piĂš- LE THÉÂTRE 1912-1913 327 ces neuves, fortes, hardies sans esbroufe, qui aient Ă©tĂ© jouĂ©es depuis dix ans. Elle obtint naguĂšres, Ă  l'ƒuvre, un succĂšs sans exemple, puisque les piĂš- ces y doivent ĂȘtre jouĂ©es rĂ©guliĂšrement deux ou trois fois, et qu'elle eut dix-sept reprĂ©sentations. Elle a pourtant tout ce qu'il faut pour ne plaire Ă  per- sonne. Les auteurs ont osĂ© toucher la question juive; et comme ils n'insultent pas les juifs, ils ne se mĂ©- nagent aucune sympathie dans le camp antisĂ©mite ; mais comme d'autre part ils leur disent certaines vĂ©ritĂ©s, attristantes plutĂŽt que dĂ©sobligeantes, ils ne donnent pas moins d'ombrage aux juifs. Il n'y a point, dans ces trois actes, trace d'habile malveil- lance ni pour un parti ni pour l'autre ; il n'y a point de caricature ni, Ă  proprement parler, de satire ; MM. Savoir et NoziĂšre ont mĂȘme rĂ©sistĂ© Ă  la tenta- tion de crayonner avec trop d'ironie le jeune noble coureur de dots, ou le prĂ©lat mondain. Ils ont fait de Mgr Lecourtois un homme d'Ă©glise politique, d'infiniment de tact et d'esprit, qui veut bien ramener les Ăąmes Ă  Dieu, mais qui ne veut pas les rafler. Ils n'ont pas refusĂ© le comique, qui Ă  mainte reprise jaillissait de leur sujet mĂȘme. Leur comĂ©die cepen- dant est sĂ©rieuse, parce que nulle part elle ne s'amuse aux surfaces elle pĂ©nĂštre jusqu'Ă  l'intime des sen- timents, elle cherche, elle trouve et elle illustre la cause secrĂšte des gestes. La psychologie des per- sonnages est juste, complexe et inconsĂ©quente, parce qu'elle est profonde. Jamais MM. Savoir et IVoziĂšre ne prĂȘtent Ă  leurs 328 LE THÉÂTRE 1912-1913 crĂ©atures un mobile unique, Ă©lĂ©mentaire, exclusive- ment mesquin et vil, ou noble. L'essentiel de leur piĂšce est l'attrait qu'exerce la religion chrĂ©tienne sur tous les membres d'une famille, d'une tribu juive dĂ©racinĂ©e, transportĂ©e de Francfort Ă  Paris ; et certes tous obĂ©issent plus ou moins Ă  l'intĂ©rĂȘt, intĂ©rĂȘt d'affaires, snobisme ; mais ils obĂ©issent en mĂȘme temps Ă  des influences plus mystĂ©rieuses, Ă  l'inquiĂ©tude hĂ©rĂ©ditaire du juif nomade qui. aprĂšs tant de siĂšcles, voudrait enfin se fixer, qui souhaite une patrie, et qui sent qu'on pourrait donner de la patrie Ă  peu prĂšs la mĂȘme dĂ©finition que Salluste donne de l'amitiĂ© Vouloir et ne pas vouloir les mĂȘmes choses ». Ils sentent que la religion est ce qui lie entre eux les hommes le plus fortement, et que leur religion est ce qui les sĂ©pare. M me Bloch veut conquĂ©rir les salons en se conver- tissant avec fracas, mais peut-on suspecter la sin- cĂ©ritĂ© de cette nĂ©ophyte, si, contrairement Ă  ce que NapolĂ©on disait de la France, elle a en elle assez de religion pour hĂ©siter entre deux religions, la catho- lique ou la protestante, et si elle apporte de sur- croĂźt dans cette controverse tout l'esprit de subtilitĂ© d'une talmudiste ? HĂ©lĂšne Blbch n'aurait peut-ĂȘtre pas songĂ© au baptĂȘme, si elle ne songeait aussi au mariage ; mais, dĂšs qu'elle a ouvert le catĂ©chis- me, c'est le baptĂȘme qui est la grande affaire. Elle souffrait obscurĂ©ment d'appartenir Ă  une race oĂč les femmes sont Ă  peu prĂšs exclues du temple ce qui la sĂ©duit dans le christianisme, c'est que JĂ©sus est LE THÉÂTRE 1912-1913 329 le dieu des femmes. Elle l'attendait, et elle s'Ă©lance Ă  lui d'une telle ardeur, qu'aprĂšs s'ĂȘtre convertie pour se marier, elle ne se marie point, et entre su couvent. Le pĂšre lui-mĂȘme, si prĂ©occupĂ© qu'il soit des rĂ©sultats matĂ©riels d'une conversion, a encore des arriĂšres-pensĂ©es mĂ©lancoliques, des hĂ©sitations et des scrupules. Seul, le fds aĂźnĂ©, AndrĂ© Bloch, ne paraĂźt guĂšre se soucier que d'ĂȘtre reçu, et n'a hĂąte de devenir chrĂ©tien qu'afin de pouvoir sans inconvĂ©- nient Ă©pouser une juive riche ; mais, en revanche, le fds cadet, qui a, lui, toutes les tares physiques de la race, qui est laid, crĂ©pu, malingre, tend les bras Ă  JĂ©sus, dieu des humbles, et consolateur des disgraciĂ©s. Cette figure de Lucien Bloch est une des plus curieuses de la piĂšce, ensemble, par un assez bizarre mĂ©lange, touchante et peu sympathique. Elle fait opposition Ă  la superbe figure de l'aĂŻeule, qui survit presque centenaire, fiĂšre de la fortune et de la situa- tion acquise, encore ambitieuse, capable de com- prendre tous les calculs, tous les sacrifices, mĂȘme de conscience, et cependant qui dĂ©sapprouve, juive immuable, cet abandon de la tradition et de la foi des ancĂȘtres. Ça, dit-elle en son jargon de Franc- fort, ça je n'aurais pas fait. » Et quand, restĂ©e seule avec son pauvre petit-fils Lucien, elle l'entend qui lit une priĂšre Adorable JĂ©sus, divin modĂšle de la perfection Ă  laquelle nous devons aspirer, je vais m'appliquer... », elle lui retire le livre des mains et prononce avec solennitĂ© le grand acte de foi de sa 330 LE THÉÂTRE 1912-1913 race Ecoute, IsraĂ«l, l'Eternel est notre dieu, l'Eternel est un. » Le succĂšs du BaptĂȘme Ă  la reprĂ©sentation d'hier a Ă©tĂ© Ă©clatant. Il rĂ©jouira tous ceux qui aiment Ă  voir, de temps Ă  autre, une belle chose rĂ©ussir. Les personnages de cette piĂšce forment une vĂ©ritable galerie de types ; aussi n'est-elle pas fort aisĂ©e Ă  dis- tribuer et Ă  interprĂ©ter. Elle a Ă©tĂ© cependant fort honnĂȘtement jouĂ©e, — trĂšs remarquablement par M. LugnĂ©-PoĂ©, ainsi que par M me Jeanne Cheirel. 13 Juin CHATELET. — La Plsanelle ou la Mort parfumĂ©e, comĂ©- die en un prologue et trois actes de M. Gabriele d'Annun- zio, musique de scĂšne, prĂ©lude et danses de M. Ilde- brando da Parma. Lorsque par hasard le public ne s'est pas trĂšs bien tenu Ă  une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale, l'auteur et le direc- teur mĂ©contents ne manquent point de dire que ces gens-lĂ  n'ont aucune notion de la civilitĂ© puĂ©rile et honnĂȘte ; car ils Ă©taient des invitĂ©s, obligĂ©s comme tels Ă  une perpĂ©tuelle et courtoise approbation. Je n'ai jamais souscrit, pour ma part, Ă  cette doctrine. J'estime que, les soirs de gĂ©nĂ©rale, nous sommes de service, et non point toujours volontaire, et que, si nous n'achetons pas Ă  la porte en entrant le droit de siffler, nous ne laissons pas cependant de la payer LE THEATRE 1912-1913 331 assez cher quelquefois. Mais hier, par exception, nous Minus bien des imitĂ©s. i\os coupons, qui por- taient les noms de M me Ida Rubinstein et de M. Ga- briele d'Annunzio, en taisaient foi. La critique est donc dĂ©sarmĂ©e, elle doit se rĂ©duire Ă  une manifes- tation de politesse, Ă  laquelle je m'associe bien vo- lontiers, — en priant seulement que l'on m'excuse, si mon tempĂ©rament plus calme ne me permet pas de pousser la dĂ©fĂ©rence jusqu'Ă  l'enthousiasme et jusqu'au cri, comme faisaient hier soir, dĂšs la chute du rideau, aprĂšs le silence morne des actes, cer- tains des admirateurs probablement plus intimes du poĂšte et de sa belle interprĂšte. Je suis bien aise d'avoir cet excellent prĂ©texte pour vous parler peu ou ne vous parler point de la Pisanella elle-mĂȘme. Je serais, Ă  la vĂ©ritĂ©, bien em- pĂȘchĂ© de le faire. J'ai la plus grande admiration pour M. Gabriele d'Annunzio, et mĂȘme une admi- ration, dans une certaine mesure, effrĂ©nĂ©e ; car les sentiments qu'il inspire doivent ĂȘtre, ce me semble, au mĂȘme diapason que ceux de ses personnages passionnĂ©s. Il est, en italien, un poĂšte merveilleux, et miraculeux en français. Il sait notre langue com- me je souhaiterais Ă  la plupart de nos compatriotes et confrĂšres de la savoir. Il est aussi un grand hom- me de théùtre, et la Crinrnnda est vraiment une chose de beautĂ© ». Je ne peux pas douter que la Pisanelle ne soit aussi une belle dĂ©livrĂ©, et que nous ne devions Ă  la lecture y apercevoir des grĂąces, des tĂ©mĂ©ritĂ©s, des splendeurs d'images, qui seront ton- 332 LE THÉÂTRE 1912-1913 jours assez latines pour ne nous paraĂźtre pas Ă©tran- gĂšres. Je me persuade aussi que nous y retrouverons la logique et la clartĂ© mĂ©diterranĂ©enne ; oui, nous serons Ă©tonnĂ©s que l'on ait pu nous la dĂ©figurer hier soir au point de nous la faire paraĂźtre incohĂ©rente. Mais un systĂšme Ă©trange de dĂ©clamation, oĂč alter- naient le hurlement et le murmure, tous deux Ă©ga- lement inarticulĂ©s, nous a empĂȘchĂ©s de saisir un seul vers blanc, un mot, une syllabe ; et nous se- rions rĂ©duits Ă  des hypothĂšses sur le sujet mĂȘme de la piĂšce, si une rĂ©clame abondante qui passe un peu la permission ne nous avait d'avance infor- mĂ©s de tout ce que nous devions Ă  la rigueur savoir, pour ne pas nous croire durant la reprĂ©sentation dĂ©chus de notre intelligence, mais frappĂ©s seule- ment de surditĂ©. Nous savons donc que la Pisanelle est une femme de Pise, amenĂ©e par des corsaires Ă  Famagouste, dans l'Ăźle de Chypre. Ce n'est qu'une pauvre petite courtisane, mais sa venue monte les imaginations, dĂ©jĂ  passablement Ă©chauffĂ©es et brouillĂ©es. Cer- tains des personnages, notamment l'oncle du roi, sont hantĂ©s par les souvenirs du paganisme et de VĂ©nus, souveraine de l'Ăźle. D'autres, et le roi lui- mĂȘme, sont des chrĂ©tiens mystiques, des disciples fervents et humbles de François d'Assise. La Pisa- nelle arrive au moment que l'oncle du roi vient de raconter une histoire de statue Ă©pousĂ©e par un mau- vais plaisant, qui rappelle une nouvelle cĂ©lĂšbre de MĂ©rimĂ©e ou le livret de Zampa, et au moment que le LE THEATRE 1912-1913 333 jeune roi, Ă  qui l'on propose en mariage toutes les jeunes reines ou princesses d'Europe actuellement disponibles, dĂ©clare qu'il n'Ă©pousera aucune d'elles, mais de prĂ©fĂ©rence dame PauvretĂ©. Je n'ai pas bien dĂ©mĂȘlĂ© si la Pisanelle semble Ă  ce petit roi dame PauvretĂ© en personne, et si elle apparaĂźt Ă  son oncle comme une incarnation de Cvpris, une femme de pierre analogue Ă  celle dont l'histoire a Ă©tĂ© racontĂ©e tout Ă  l'heure, ou simplement comme une courti- sĂątes fort dĂ©sirable. Toujours est-il que le roi met la Pisanelle dans un couvent oĂč elle a, avec les nonnes, une conversation interminable Ă  propos de figues, que l'oncle du roi vi^nt l'enlever, et que le roi tue son oncle. C'en est trop la reine mĂšre, aprĂšs avoir feint de flatter la Pinasellej la grise, ce qui l'excite Ă  danser, puis, faisant tenir deux tigres tout prĂȘts en cas qu'il soit utile, appelle une douzaine de haladins armĂ©s de bouquets de roses et ces ba- ladins, aprĂšs avoir, si j'ose dire, srigotĂ© d'une façon assez ridicule autour de la Pinaselle qui danse tou- jours. Y Ă©touffent sous les fleurs c'est la mort par- fumĂ©e. J'ai goĂ»tĂ© la musique de scĂšne de M. Ildebrando da Parma. Quel beau nom. quoi qu'en dise Boileau ! Je ne puis croire que ce soit un pseudonyme, comme on me l'a prĂ©tendu. Cette musique est inspirĂ©e du plus oricinal de nos compositeurs français elle n'est donc originale qu'au second degrĂ©, mais elle est toujours en situation. Les dĂ©cors de M. Bakst sont d'une beautĂ© barbare ; ils manquent parfois 334 LE THEATRE 1912-1913 d'harmonie, mais il n'offensent ni le bon sens ni mĂȘme le goĂ»t, et eette fois du moins on peut presque toujours assigner un nom aux divers objets qu'ils reprĂ©sentent. Les costumes sont proprement admi- rables. Nous avons eu peut-ĂȘtre de la peine Ă  rete- nir le nom de M. Wsewolode Meyerhold, mais on nous l'a rĂ©pĂ©tĂ© si souvent depuis un mois que nous ne l'oublierons plus. C'est lui qui a rĂ©glĂ© la mise en scĂšne. Il fait jouer toute la piĂšce au dernier plan de cet Ă©norme théùtre, ce qui ne rend pas l'acousti- que meilleure ; mais les groupements de foule, les mouvements d'ensemble ou individuels, et les moin- dres attitudes sont des inventions du plus beau style, et sur ce point l'effet n'a pas dĂ©menti la pu- blicitĂ© prĂ©liminaire. Plusieurs des interprĂštes sont fort intĂ©ressants. M. de Max, dans le rĂŽle de l'oncle du roi, a une fois de plus tĂ©moignĂ© qu'il n'est pas un improvisateur, et qui s'abandonne Ă  son seul gĂ©nie, mais au con- traire le plus savant et le plus disciplinĂ© des tragĂ©- diens. M. HervĂ©, qui nous avait accoutumĂ©s Ă  un jeu plus mesurĂ©, nous a Ă©tourdis par la violence de ses cris et de ses gestes. M. JoubĂ© n'a pas criĂ© moins fort, ni ne s'est pas tordu moins. M. Puyla- garde a eu le grand mĂ©rite de jouer avec force, intelligence et sincĂ©ritĂ©, un personnage dont il m'est impossible de comprendre la fonction dans la piĂšce. M me EugĂ©nie Nau a bien composĂ© le rĂŽle de la devine. M me Suzanne Munte est bien la reine, poli- tique, ambitieuse, et au besoin meurtriĂšre. Je ne sau- LE THÉÂTRE 1912-1913 335 rais, pour les motifs que j'ai allĂ©guĂ©s au dĂ©but de cet article, louer Mme Ida Rubinstein qu'avec une extrĂȘme rĂ©serve. Mais nous devons la remercier une fois de plus du spectacle dont elle nous a rĂ©ga- lĂ©s. Ce fut, comme on disait dans le français du temps de Corneille, un cadeau » magnifique. Ce fut aussi, malheureusement, une de ces Ă©preuves oĂč se soumettent de leur plein grĂ© certains philosophes qui rĂ©pudient les principes de la morale tradition- nelle, mais qui veulent ĂȘtre, de temps en temps, ascĂštes en amateurs, par orgueil ou par curiositĂ©. Cette Ă©preuve-ci nous a permis de mesurer, et non sans une fiertĂ© lĂ©gitime, quelle prodigieuse force de rĂ©sistance le savoir-vivre nous donne contre l'ennui. 15 Juin GRAND-GUIGNOL. — L'Affaire ZĂ©zette, piĂšce en un acte, de MM. A. VĂ©ly et L. Mirai ; la Buvette, piĂšce en un acte, de M. Pierre Montrel ; Terres chaudes, piĂšce en deux tableaux, de M. Lenormand ; la Petite Dame en blanc, comĂ©die en un acte, de M. Paul Giafferi ; Dans la PouchkinskaĂŻa, drame en deux actes, de M. Gaston- Charles Richard ; la RĂ©ussite, de M. Max Maurey reprise. Le nouveau spectacle du Grand-Guignol est variĂ©, intĂ©ressant. Je le recommande volontiers Ă  toutes les personnes qui n'aimeraient pas mieux aller pren- dre le frais au Bois, ou simplement, comme Sarcey, Ă  la ComĂ©die-Française. Il se compose d'un drame 336 LE THÉÂTRE 1912-1913 nĂšgre, d'un drame russe, et de quatre petites comĂ©- dies, dont l'une, la RĂ©ussite, de M. Max Maurey, dĂ©jĂ  reprĂ©sentĂ©e naguĂšre, mĂ©rite sa rĂ©putation. L'une des trois autres, intitulĂ©e la Buvette, est un tableau de mƓurs parlementaires et a naturellement pour auteur un dĂ©putĂ©. La satire est gaie, juste, et il y a mĂȘme, Dieu me pardonne, des clefs Ă  cette buvette. Des deux comĂ©dies qui restent, l'une est une histoire de diamant, l'autre une histoire de col- lier de perles. Quelle fortune, mon empereur ! Le diamant est saisi, rendu, repris et donnĂ©. Le collier est perdu, trouvĂ©, volĂ©, restituĂ©, et tout finit, pour lui comme pour le diamant, Ă  la satisfaction des spectateurs. Des deux drames, le nĂšgre et le russe, c'est le russe qui est le plus noir, si j'ose me permettre cette plaisanterie d'Ă©tĂ© car il se termine par une fusil- lade gĂ©nĂ©rale. L'autre, qui aurait pu ĂȘtre intitulĂ© familiĂšrement le Cafard, est une Ă©tude de mƓurs coloniales. Elles ne sont pas belles. Il semblerait, d'aprĂšs M. Lenormand. que les blancs, sous prĂ©- texte de civilisation, n'ont importĂ© chez les nĂšgres que la mĂ©chancetĂ© gratuite, le sadisme. Cette plante funeste a prospĂ©rĂ© merveilleusement sous les tropi- ques, et les personnages nĂšgres de la piĂšce sont encore pires que les personnages blancs. M. Lenor- mand a curieusement modifiĂ©, pour l'adapter Ă  un tel sujet, l'esthĂ©tique ordinaire du mĂ©lodrame, et nu dĂ©nouement les mĂ©chants sont rĂ©compensĂ©e, tan- dis que les bons sont impitoyablement punis. Cette LE THÉÂTRE 1912-1913 337 conclusion, qui ferait scandale Ă  l'Ambigu, ravira les clients ordinaires du Grand-Guignol. Les six piĂšces que nous a donnĂ©es M. Max Mau- rey sont, comme d'habitude, fort bien jouĂ©es, avec un grand esprit de solidaritĂ© les artistes du Grand- Guignol ne se soucient pas de briller individuelle- ment, et chacun se sacrifie Ă  l'effet d'ensemble. 20 Juin THEATRE MICHEL. — Les Sauveteurs, un acte, de M. Claude GĂ©vel ; l'Amour Ă  quinze ans, fantaisie en un acte, de M. Chappe ; le DĂ©mon, esquisse de M. Edmond Fleg ; la Lettre du soir, jeu d'acteurs, de M. SĂ©verin-Mars. La vie, dit-on, serait supportable sans les plaisirs. MM. les directeurs de théùtre estiment que nous n'en avons pas encore notre content, et ils ont in- ventĂ© les saisons d'Ă©tĂ©. Il paraĂźt que la clĂŽture du théùtre Michel Ă©tait un deuil public, au moins pari- sien le théùtre Michel vient de rouvrir, rĂ©jouis- sons-nous. Pour ne point nous charger l'estomac, M. Mortier nous a offert un spectacle coupĂ©. D'abord, M Ue Mona GondrĂ© nous a chantĂ© de petites chansons anciennes. Cela n'est pas de ma compĂ©tence. Toutefois, puisque M" 9 Mona GondrĂ© joue aussi la comĂ©die, elle me permettra bien de lui donner un conseil qu'elle 338 LE THÉÂTRE 1912-1913 songe Ă  l'enfance. Cette heure bĂ©nie va sonner. Vous avez quatorze ans, mademoiselle, vous n'en aurez bientĂŽt plus trente. M. StĂ©phen, en revanche, a prodigieusement quinze ans, dans la fantaisie de M. Chappe. M me Annie Warley marque un peu plus, et c'est tant mieux, car la loi autorise la pratique de l'amour Ă  cet Ăąge, mais je ne sais pas si elle en autorise le spectacle. La Lettre du soir, de M. SĂ©veriiĂź Mars, est un jeu d'acteurs ». Je me demande, sans trop d'an- goisse, si cela me concerne. Je me pose la mĂȘme question Ă  propos du DĂ©mon, de M. Edmond Fleg, qui est une esquisse ». Je suis bien sĂ»r, en effet, que ce n'est pas une piĂšce. Les personnages, deux amants, qu'une haine rĂ©ciproque rive l'un Ă  l'autre, commencent Ă  se disputer dĂšs le lever du rideau, sans avoir pris soin de se faire prĂ©senter Ă  nous. Mais la scĂšne est Ăąpre et belle, et elle a Ă©tĂ© jouĂ©e remar- quablement par M me Jeanne Iribe, qui fait d'Ă©ton- nants progrĂšs. M. Burguet a de la sincĂ©ritĂ©, mais de la mauvaise humeur. Et pourquoi semble-t-il tou- jours prĂšs de pleurer, quand il se met en colĂšre ? J'allais oublier les danses puĂ©riles et gracieuses de M me Karina-Karinowa. La reine douairiĂšre de Gran- de-Bretagne ne me l'aurait pas pardonnĂ©, car elle honore cette charmante ballerine de sa protection ‱ elle est si bonne ! LE THEATRE 1912-1913 339 22 Juin COMÉDIE FRANÇAISE. — Les Ombres, comĂ©die en un acte, en vers, de M. Maurice Allou. L'aimable comĂ©die de M. Maurice Allou rĂ©pond Ă  un desideratum qu'on a exprimĂ© bien souvent. Les piĂšces de théùtre ne sont pas toujours intĂ©ressantes ; mais il serait neuf fois sur dix passionnĂ©ment intĂ©- ressant de savoir ce qui va se passer entre les per- sonnages aprĂšs le dĂ©nouement, ce dĂ©nouement fĂ»t-il la mort. M. Allou ose le premier nous donner un de ces Ă©pilogues, que notre curiositĂ© rĂ©clamait. Les Ombres sont l'acte supplĂ©mentaire de toutes les piĂšces qui ont pour sujet le collage — dirais-je. si nous n'Ă©tions rue de Richelieu. Lycoris et EuryclĂ©e, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ensemble » sur la terre, sont encore ensemble aux enfers, depuis dix ans, et naturellement cela menace de durer l'Ă©ternitĂ©. Ils en ont assez tous les deux. A ce moment, le mari d'EuryclĂ©e, Nisias, meurt ; et comme d'ĂȘtre mari, cocu et veuf, cela n'empĂȘche pas de faire des farces, il imagine de conter Ă  son ancienne femm^ qu'il n'est pas mort, mais aussi vivant qu'OrphĂ©e, et qu'il va la ramener Ă  l'Ă©tage supĂ©rieur, de mĂȘme qu'Eurydice. Eurv- clĂ©e est folle de joie, pour trois raisons premiĂšre- ment, il lui plaĂźt de revivre, deuxiĂšmement de quit- ter son amant, et troisiĂšmement de reprendre son mari. Quand elle apprend que ce dernier lui a montĂ© ce qu'on appelle, mĂȘme sur les bords du Styx, un 340 Ltt THÉÂTRE 1912-1913 bateau, elle est bien fĂąchĂ©e ; mais elle se console en prĂ©sentant l'un Ă  l'autre le mari et l'amant, et en constituant pour jamais un de ces mĂ©nages Ă  trois, oĂč rĂ©side seulement, ci-dessous comme ici-bas, le bonheur et l'accord parfait. M lle Marie Leconte a jouĂ© le joli rĂŽle d'EuryclĂ©e avec une grĂące, une coquetterie et, si j'ose dire, une canaillerie vraiment infernales. M. Dehelly reste jeune, lĂ©ger, vif, jusque dans le tĂ©nĂ©breux sĂ©jour. M. CrouĂ© est un mari retors, mais en fin de compte bon enfant, et le Minos que nous prĂ©sente M. Reynal n'est pas non plus bien effrayant. Je crois mĂŽme que c'est le bon juge. 28 Juin PORTE-SAINT-MARTIN. — Tartarln sur les Alpes, comĂ©- die pittoresque en cinq actes et sept tableaux, de M. LĂ©o MarchĂ©s, d'aprĂšs le roman d'Alphonse Daudet. Je crois que MM. Hertz et Coquelin ont mis la main sur la vĂ©ritable piĂšce d'Ă©tĂ© Tartarin sur les Alpes ! Nous y voudrions ĂȘtre nous-mĂȘmes. La co- mĂ©die que M. LĂ©o MarchĂ©s a tirĂ©e du roman cĂ©lĂšbre d'Alphonse Daudet n'est pas seulement pittoresque elle est fidĂšle, elle est ingĂ©nieuse, enfin elle est amu- sante. Elle est amusante comme toutes les piĂšces Ă  LE THÉÂTRE 1912-1913 *il accent. L'accent suffit Ă  provoquer notre hilaritĂ©, par l'effet d'un mĂ©canisme que les philosophes du rire devraient Ă©tudier. Les auteurs de piĂšces Ă  accent n'ont pas besoin de se mettre en frais leurs per- sonnages pourraient Ă  la rigueur dire n'importe quoi ; cela du moins permet d'aborder les sujets simples et de faire de l'esprit avec bonhomie, sans chercher midi Ă  quatorze heures. Seulement, c'est tantĂŽt un accent qui nous Ă©gaie, tantĂŽt un autre, il m'est impossible de dĂ©mĂȘler pourquoi. Affaire de mode sans doute. Aujourd'hui, nous sommes tout Ă  la Belgique. Pourtant, boufre vaut god ferdam, et si nous nous pĂ»mons de rire Ă  Sais-tu, monsieur?...» nous n'avons aucune excuse de bĂąiller Ă  Vous me connaissez, Gonzague... » Ne craignons rien, nous n'en avons pas fini avec ceux de la Provence le Midi remontera. Si les hommes de quarante Ă  cinquante ans m'ont paru, hier soir, en Ă©coutant l'aimable comĂ©die de M. MarchĂ©s, rire avec un peu de nonchalance et du bout des lĂšvres, c'est qu'il est bien mĂ©lancolique d'entendre, aprĂšs un quart de siĂšcle, des plaisante- ries que l'on a trouvĂ©es trĂšs drĂŽle autrefois. Chose curieuse, cela est presque aussi mĂ©lancolique si on les trouve moins drĂŽles, ou s'il paraĂźt qu'elles n'ont rien perdu. Mais les tout jeunes gens et les enfants, qui Ă©taient nombreux hier Ă  Ta Porte-Saint-Martin, riaient Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. C'est d'un bon augure pour la carriĂšre de la piĂšce. Souhaitons que Tarta- rin prolonge, comme on dit dans le dialecte parti- 342 LE THEATRE 1912-1913 culier des chemins de fer, la validitĂ© de son billet de retour ; souhaitons mĂȘme qu'il le perde. Son voyage est bien agrĂ©able, puisqu'il lui arrive encore des aventures ; et l'on prĂ©tendait qu'il n'en arrive plus ! Il est vrai que ces aventures ne paraissent pas dater tout Ă  fait d'aujourd'hui, ni mĂȘme d'hier, et M. MarchĂ©s n'a peut-ĂȘtre pas raison de faire plu- sieurs fois rĂ©pĂ©ter au hĂ©ros d'Alphonse Daudet que nous sommes en 1913. S'il avait gardĂ© les chiffres de l'autre siĂšcle, la peinture de l'hĂŽtel du Righi-Kulm nous eĂ»t fait peut-ĂȘtre l'effet d'une peinture exacte, et non d'une caricature, d'ailleurs bien plaisante. Et, qui sait ? Les nihilistes russes auraient pris un petit air historique, sans rien attĂ©nuer de leur fan- taisie. Mais qu'importe ? On s'intĂ©ressera sans y croire — et n'est-ce pas justement ce qu'il fallait ? — aux amours de Tartarin et de Sonia; on ne prendra pas trop au sĂ©rieux, ni les dangers que court notre alliĂ© le tsar que Tartarin appelle familiĂšrement Nicolas, ni ceux que Tartarin court lui-mĂȘme en escaladant le mont Blanc ; on ne tremblera pas plus qu'il ne sied quand la corde rompt et qu'il glisse on ne s'Ă©tonnera pas, ne l'ayant qu'Ă  demi cru mort. de le voir soudain reparaĂźtre Ă  la sĂ©ance du Club alpin, oĂč la fanfare joue une marche funĂšbre ; et lorsque la marche funĂšbre se change brusquement en Marseillaise, on s'associera volontiers Ă  la joie des Tarasconnais, en rĂ©pĂ©tant avec eux le refrain de l'hymne national ; on s'y associera d'autant plus LE THEATRE 1912-1913 343 volontiers qu'il est un peu tard lorsqu'enfin cette Marseillaise Ă©clate. Tartarin sur les Alpes est magnifiquement mis en scĂšne. La monotonie Ă©tait Ă  craindre rien ne ressemble Ă  un glacier comme un autre glacier ; mais rien ne ressemble moins Ă  un dĂ©cor de M. Jus- seaume qu'un autre dĂ©cor de M. Jusseaume. Il Ă©tait aussi bien difficile de donner, sur un plateau de théùtre, l'illusion d'une marche ascensionnelle. Je ne dirai pas que l'on ait rĂ©ussi tout Ă  fait Ă  en donner l'illusion on a du moins donnĂ© la charge, et elle est fort amusante, je se saurais trop souvent rĂ©pĂ©ter cette Ă©pithĂšte. M. Vilbert, dans le rĂŽle de Tartarin, est simplement admirable, d'intelligence, de naturel, d'autoritĂ©. M me Leone Devimeur est au^si Russe et aussi nihiliste que le texte de son rĂŽle l'au- torise Ă  l'ĂȘtre ce n'est pas beaucoup mais elle est charmante, et les femmes n'ont pas trente-six fa- çons de charmer selon les latitudes. MM. Lorrain, Chabert, Rasseuil. bien d'autres encore, M mes Dorsy, Gravil, Dancour, ont fort adroitement composĂ© et. dessinĂ© les physionomies de leurs rĂŽles, petits ou grands. Imp. L. Caillot et Fils, Rennes. BIBUOtHCCA 1 g s n t 9 La BibliothĂšque UniversitĂ© d'Ottawa ÉchĂ©ance JAN 2 6 \27\ The Library University of Otta< Date due a39003 00239136^b CE PN 1655 .H4 1914 COO HERHANT, ACC 1208954 A8E LE THEATRE { See other formats THE LIBRAKt isRIGHAM ’VOUNG U ÏVERSITY PROVO, UTAH A I rc'c'syn i /a r a r\r^ \ Éclairage Ă©lectrique pour Chambre Ă  coucher MAISON H. BEAU & M. BERTRAND-TAILLET, 226, rue Saint-Denis. LENTHÉR1C - FARDS DU TINTORET - 245, rue S'-HonorĂ©. Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ©, LES BOITES POUR BAPTÊMES Ce qui ne se fait plus LES DRAGÉES Ce qui se fait LES BONBONS EN CHOCOLAT PIHAN &/ILISL Ancienne Maison Ad. SAMUEL LA CARROSSERIE INDUSTRIELLE MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©, Exposition Internationale, 1890. — DIPLOME D’HONNEUR CompagnieColoniale C H 0 C 0 L AT S .g'.'HiS, QUALITÉ SUPÉRIEURE m TT T7I Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE A. AA J— 1 ComposĂ©e exclusivement THÉS HOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ 6 fr.; petit modĂšle 150 gr. environ 3 fi*. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Paris DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS LA SEULE VÉRITABLE EAU DE B0T0T ENCRES DE CH. LORILLEIIX ET C ,e . l'O* MARQUE PAPETERIES DU M , A R A I S ‱ H &Uar G fJ 7 \jai i'yLUUtlilL JL1J11LL. 7 ? DeuxiĂšme sĂ©rie. — N° 14. FIGARO ILLUSTRE Mai 1891 J. MACHARD. — le loup. t Exposition des Pastellistes y. » A i i w SOZMIIMI^IIRE! FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE La LĂ©gende de J Il an Garin , par Albert Lynch. Le Matin aprĂšs le Bal , par A. -A. Anderson. Le Loup , par Jules Machard. Exposition des Pastellistes;. Le Mois parisien , par La Grand’ville. Le Prince Louis-NapolĂ©on photographie directe. La derniĂšre RĂ©sidence du Prince NapolĂ©on Ă  P r ail gins photographie directe,. Les Livres, par R. M. Couverture Les Lilas, La LĂ©gende de Juan Garin, par Maurice Spronck. Illustrations en couleurs de Albert Lynch. AcquittĂ©e ! roman par FortunĂ© du Boisgobey troisiĂšme partie. Illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Aline de Kerla%, par le Comte E. de KĂ©ratry. Illustra- tions de Jules Girardet. ZĂ©phyr me, monologue par Paul Poirson. Illustrations de F. de Myrbach. par Madame Madeleine Lemaire. Le Mois Parisien Abondance de Salons. — Martiaux et Industriels. — Le Salon des littĂ©rateurs. — Aquarellistes et Pastellistes. — Une tempĂȘte sous un crĂąne. — be mouvement mondain. — La direction de l'OpĂ©ra. — RĂ©- formes urgentes. — JosĂ©phin Soulary. — Le Prince Louis-NapolĂ©on. Nous voici dans le mois du blaireau, de l’huile de lin et de la tĂ©rĂ©- benthine. Tout pour les peintres, tout par les peintres ! Abondance de Salons. Les kilomĂštres de peinture, d’aquarelle, de dessin, d’eaux- fortes, se sont partagĂ©s une fois encore entre le Palais de l’Industrie et le Champ de Mars. Et pourtant, malgrĂ© l’immensitĂ© des empla- cements, on n’est pas arrivĂ© Ă  rĂ©aliser ce rĂȘve la cimaise pour tous. Il y a toujours, parmi nos sympathiques huileux, des cris, des grince- ments de dents et des rĂ©criminations. L’hom- me, a dit Lamartine, est infini dans ses vƓux. Cette annĂ©e, au Champ de Mars, les sculpteurs ne peuvent pas se plaindre — mais ils se plaindront tout de mĂȘme. On leur a livrĂ©, dans le Palais des Beaux-Arts, une nef immense dĂ©corĂ©e avec goĂ»t par Jambon et oĂč les ouvrages de sculp- ture se trouvent isolĂ©s, dispersĂ©s dans un jar- din fĂ©erique ornĂ© de deux fontaines monu- mentales, l’une de Da- lou, l’autre d’Injalbert. D’autres amĂ©liora- tions ont Ă©tĂ© faites. Les aquarelles, les pastels, les gravures sont Ă  l’aise dans les deux pavillons d’angle. On a pratiquĂ© une large baie dans le salon rouge oĂč Ă©taient exposĂ©es, l’an dernier, les toiles de Meissonier et de Ribot, et l’on a remplacĂ© le vĂ©lum par un plafond de Dubufe. Gervex expose, dans le salon bleu, le plafond qu’il peint pour l’HĂŽtel de Ville. Bref, les Mar- tiaux vont ĂȘtre installĂ©s avec autant de coquet- terie que les Industriels et leur exposition ne se ressentira plus du voisi- nage des matĂ©riaux de dĂ©molitions. Le provisoire semble faire place au dĂ©finitif. Le Salon des littĂ©rateurs est en voyage. Il est parti pour Londres. Souhaitons que certaines toiles, dĂ©jĂ  maladives, ne soient pas achevĂ©es par le mal de mer. Toutefois, il serait injuste de trop mĂ©dire de cette petite exposition oĂč se trouvent des Ɠuvres curieuses. On y a revu quelques beaux dessins de Victor Hugo et une intĂ©- ressante ‱ sĂ©rie de tableaux de ThĂ©ophile Gautier dont quelques-uns sont d’un dessin remarquable et d’une couleur charmante. Le goĂ»t de Gautier le portait vers la peinture. Tout jeune homme, il Ă©tait entrĂ© chez Rioult. Le premier modĂšle de femme, dit-il, ne me parut pas beau et me dĂ©sappointa singuliĂšrement, tant l’art ajoute Ă  la nature la plus parfaite. C’était ce- pendant une trĂšs jolie fille dont j’apprĂ©ciai plus tard, par compa- raison, les lignes Ă©lĂ©- gantes et pures. Mais d’aprĂšs cette impres- sion, j’ai toujours prĂ©- fĂ©rĂ© la statue Ă  la femme et le marbre Ă  la chair. » La plupart des vi- vants, de ceux que la fantaisie de Bergerat a classĂ©s dans un Luxembourg » idĂ©al, par opposition aux morts, classĂ©s dans un Louvre » hypothĂ©- tique, appartiennent Ă  l’école impressionniste. Beaucoup ont la verve et la couleur, mais peu savent dessiner con- grĂ»ment. Bouguereau n’a pas d’élĂšves parmi les littĂ©rateurs peintres, dont la plupart se bor- nent Ă  pointiller ou Ă  laver des paysages sans oser aborder la figure. Quant au nu, absence complĂšte. Il faut croire que c’est trop difficile. Il restera de cette exposition un catalo- gue fort amusant qui contient quelques mots spirituels et de jolis vers. Citons encore l’Ex- position des Aquarel- listes, prĂ©cieuse sĂ©lec- tion d’Ɠuvres des maĂź- tres du genre, et celle des Pastellistes , oĂč figure le Loup de J. Ma- chard, que nous repro- duisons Ă  notre pre- miĂšre page. ak> Tandis que les ta- bleaux » des littĂ©rateurs traversent la Manche Ă©tonnĂ©e, les logistes de l’École des Beaux-Arts pĂąlissent pour soixante- douze jours, dans leurs ateliers cellulaires, devant une toile sur laquelle ils doivent reprĂ©senter JĂ©sus apaisant la tempĂȘte. Le sujet est beau, mais ceux des logistes qui n’ont jamais vu la mer doivent avoir quelque peine Ă  se la figurer entre les murs blancs d’une chambrette de deux mĂštres de large sur trois de long. S. A. I. Mgr LE PRINCE LOUIS-NAPOLEON srigham young university PROVO, UTAH FIGARO ILLUSTRÉ XIX Leur effort imaginatif pourrait vraiment ĂȘtre intitulĂ© Une tempĂȘte sous un crĂąne. Le second Ă©tage de l’École manque de vagues, et celles que les logistes pourraient crĂ©er, en renversant leur seau de toilette, ne leur donneraient qu’une idĂ©e insuffisante des grands spectacles de la nature. D’autre part, le sujet mĂȘme est assez embarrassant. Si l’on peint la mer en fureur, Ă  quoi voit-on que JĂ©sus l’apaise? Et si on la dĂ©peint trĂšs calme, comment peut-on savoir qu’elle a Ă©tĂ© tempĂ©tueuse ? Les logistes n’ont qu’un moyen de s’en tirer c’est d’escamoter la mer, qui sera cachĂ©e par le rebord de la barque ; mais, alors, le tableau pourrait ĂȘtre indiffĂ©remment appelĂ© JĂ©sus apaisant la tempĂȘte » ou Une partie de pĂȘche Ă  Bougival ». Attendons-nous, l’annĂ©e prochaine, Ă  entendre ce dialogue entre le jury des logistes et ceux-ci Avez-vous vu le pic du Midi dans la matinĂ©e du treize dĂ©cembre mil huit cent vingt-sept? Jamais, pas mĂȘme en rĂȘve ; car nous n’étions pas nĂ©s. — C’est parfait... Vous avez trente-six heures pour Ă©baucher ce sujet et soixante-douze jours pour le peindre. Et maintenant, faites un chef-d’Ɠuvre. » Ă»fe» Les femmes sont gĂ©nĂ©ralement affolĂ©es, en ce moment, par les prĂ©paratifs de leur toilette de Vernissage. NĂ©anmoins, le mouvement mondain ne s’arrĂȘte pas. La PotiniĂšre du Bois de Boulogne jabote avec entrain, et nos amazones, infiniment plus agrĂ©ables Ă  regarder que celles du Daho- mey, luttent de grĂące et de hardiesse dans les allĂ©es rajeunies. On se montre la baronne Adolphe de Rothschild, la comtesse d’Araman, la duchesse d’Albufera, mademoiselle Le Gonidec, la com- tesse Louis de Montesquieu, la baronne de Rothviller. Le concours hippique a donnĂ© un fort coup de fouet aux promenades Ă©questres. D’autre part, dans les salons, on a fort cotillonnĂ©. Les rĂ©ceptions de la princesse Gortchacow ont Ă©bloui et charmĂ© le tout Paris Ă©lĂ©gant et diplomatique. De grands mariages, comme celui de la troisiĂšme fille du marquis de Clermont-Tonnerre avec le vicomte de Pommereu, hĂ©ritier du marquis d’Aligre, ont Ă©talĂ© les merveilles de leurs corbeilles Ă©blouis- santes. Bijoutiers et orfĂšvres n’ont pas chĂŽmĂ©. Nos mondains n’oublient d’ailleurs pas les pauvres, et il suffit, pour le prouver, de rappeler la vente si fructueuse organisĂ©e par la com- tesse, .Ferdinand de la Ferronnays, au bĂ©nĂ©fice de ses chers orphelins. ah La question de la direction de l’OpĂ©ra est enfin rĂ©solue. Il faut avouer que les politiciens sont cruels. Depuis trois mois, il Ă©tait abso- lument dĂ©cidĂ© que M. Bertrand remplacerait MM. Ritt et Gailhard. NĂ©anmoins, le ministre a laissĂ© tranquillement les candidatures se produire et les candidats se tourmenter au point d’en ĂȘtre malades Ah ! la place Ă©tait convoitĂ©e ! Elle en vaut la peine ; mais que de tracas el e va donner a l’heureux vainqueur ». Il faut, pour assumer de telles responsabilitĂ©s, avoir le goĂ»t de l’apostolat. M. Bertrand a des idĂ©es intĂ©ressantes. Il se propose de monter de vastes Ɠuvres comme la Prise de Troie, de Berlioz, He'ro- diade, de Massenet, Samson et Dalila, de Saint-SaĂ«ns, SalammbĂŽ, de Reyer, Otello de Verdi, la Vie pour le T?ar, de Glinka, les MaĂźtres chanteurs et Lohengnn, de Wagner, OrphĂ©e et Armide, de GlĂŒck, etc. 11 organisera des reprĂ©sentations Ă  prix rĂ©duit et des reprĂ©sentations de gala auxquelles prendront part les artistes de la ComĂ©die-Française. I crĂ©era pour ses abonnĂ©s des jive o'cloks qui auront peut-ĂȘtre le succĂšs de ceux du Figaro. Puissent son zĂšle et son activitĂ© galvaniser l’orchestre de l’OpĂ©ra, qui trop souvent sommeille, comme parfois le bon HomĂšre, et qui joue autant de la lorgnette que des instruments de musique. Puisse aussi le nouveau directeur mettre Ă  la retraite les choristes des deux sexes qui ont depuis longtemps atteint la limite d’ñge et qui ne donnent plus au public, selon l’expression de Bossuet, que les restes d une voix qui tombe. a £» Le mois a vu disparaĂźtre JosĂ©phin Soulary, le poĂšte lyonnais auquel on doit le vers si original Tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rĂȘve. La foule ne connaĂźt guĂšre de JosĂ©phin Soulary que son sonnet inti- tule Les deux CortĂšges. Deux cortĂšges se sont rencontrĂ©s Ă  l’Église 1 un pour le baptĂȘme, l’autre pour l’enterrement d’un enfant, Et, merveilleux retour qu’inspire la priĂšre, La jeune mĂšre pleure en regardant la biĂšre, La femme qui pleurait sourit au nouveau-nĂ©. C’est gracieux ; mais le qualificatif auteur des Deux CortĂšges, Ă©tait devenu un cauchemar pour Soulary, comme celui d’auteur du Vase brisĂ© pour CoppĂ©e. La popularitĂ© est une paresseuse qui acclame volontiers quatorze vers pour se dispenser de lire le reste. Les gĂ©ants seuls, comme Hugo, Gautier, Musset ou Baudelaire, arrivent Ă  secouer l’apathie de la masse lettrĂ©e, Ă  s’imposer aux mĂ©moires indolentes. Et encore !... Nous ayons donnĂ©, dans notre prĂ©cĂ©dent numĂ©ro, le dernier por- trait du prince NapolĂ©on — une vraie mĂ©daille antique, — d’aprĂšs une photographie du comte L. Primoli. La physionomie du prince Victor est assez connue pour que nous n’ayons pas Ă  la reproduire ici, mais nos lecteurs noussaurontgrĂ© de pu- blier aujourd’hui le portrait du prince Louis, dans son uniforme simple et coquet Ă  la fois de lieutenant-colonel des dragons de Nijni-Novgorod. Le prince Louis NapolĂ©on est nĂ© en 1864. Il est grand, mince, Ă©lancĂ©; quand il cause, il a une façon toute particuliĂšre de regarder son interlocuteur dans le blanc des yeux, et qui intimiderait si la pĂ©nĂ©tration de ce regard n’était tempĂ©rĂ©e par l’amĂ©nitĂ© de la parole. Le prince Louis s’est vouĂ© tout entier Ă  l’état militaire. AprĂšs avoir accompli en France son annĂ©e de volontariat dans un rĂ©giment de ligne Ă  Blois — d’oĂč il est sorti avec le grade de caporal — il est entrĂ© au service de l’Italie comme officier de dragons. L’adhĂ©sion de l’Italie Ă  la triple alliance-exposant les troupes italiennes Ă  combattre un jour la France, c’est au Tzar que le prince a demandĂ© Ă  servir dans une armĂ©e amie. Le prince Louis s’est toujours tenu Ă  l’écart de la politique, et il est bien dĂ©cidĂ© Ă  dĂ©cliner la charge que lui impose le testament paternel, en le transformant en chef de parti. la grand’ville. La derniĂšre rĂ©sidence du prince NapolĂ©on, la villa de Prangins, est une construction vaste et confortable bĂątie sur une partie des terrains dĂ©pendant du domaine de Prangins. Ce domaine, ainsi que le chĂą- teau de Prangins, aprĂšs avoir appartenu au prince NapolĂ©on sous l’Empire, a Ă©tĂ© vendu par lui en 1874. Une portion en a Ă©tĂ© distraite et a constituĂ© le parc de la villa dont nous donnons ici l’aspect. La façade que reprĂ©- sente notre dessin re- garde le lac de GenĂšve, dont elle n’est sĂ©parĂ©e que par une immense pe- louse bordĂ©e d’une allĂ©e qui longe les eaux bleues du LĂ©man. Les grandes baies vitrĂ©es qui occu- pent le milieu du bĂąti- ment Ă©clairent une vaste galerie sur laquelle ouvre le grand salon oĂč se trou- vent rangĂ©s, dans de hau- tes vitrines, tous les prĂ©- cieux et nombreux sou- venirs de l’époque impĂ©- riale, cataloguĂ©s et Ă©ti- quetĂ©s par les soins du prince dĂ©funt. La façade opposĂ©e, oĂč se trouve l’entrĂ©e, reproduit la mĂȘme dispo- sition architecturale que celle du lac mais les baies centrales sont remplacĂ©es par trois fenĂȘtres au premier Ă©tage, sans compter une fenetre pour chaque avant-corps. La porte d’entrĂ©e s’ouvre, non pas au milieu, mais sur le cĂŽtĂ© droit de la façade; elle est protĂ©gĂ©e par un toit que supportent des piliers de briques et de pierre blanche. AprĂšs avoir traversĂ© un vestibule, on pĂ©nĂštre dans un hall de vaste di- mension, aux murailles garnies de tableaux, puis on passe dans le salon dont nous avons parlĂ© plus haut. A droite, dans le pa- villon de droite, au rez- de-chaussĂ©e, se trouvent l’office, la salle Ă  manger et une grande salle de billard, donnant sur la façade du lac ; Ă  gauche la chambre Ă  coucher du prince, un petit cabinet de travail et un grand cabinet qui fait pendant Ă  la salle de billard. Un parc, relativement considĂ©rable, enveloppe la propriĂ©tĂ©. Il est percĂ© de larges allĂ©es, ornĂ© de statues, de colonnes, etc., rafraĂźchi par de petits lacs intĂ©rieurs ; on y trouve une ferme, une scierie, un port pour les yachts, et diverses autres dĂ©pendances ; sur le point le plus Ă©levĂ© se dresse une statue de bronze de NapolĂ©on I er , mĂ©diateur de la ConfĂ©dĂ©ration suisse. Le prince s’occupait beaucoup de Prangins ; tous les dĂ©tails d’amĂ©- XX FIGARO ILLUSTRÉ nagement, d’exploitation et d’entretien Ă©taient rĂ©glĂ©s par lui avec cette prĂ©cision qui est dans le caractĂšre de sa race. Et quand on le voyait donner ses ordres Ă  son modeste'personnel, on ne pouvait s’empĂȘcher Ă  penser au grand exilĂ©, Ă  NapolĂ©on administrant son royaume de l’ile d’Elbe, comme il avait gouvernĂ© l’Europe. T. G. PRIME AUX ABONNÉS Figaro IllustrĂ© mensuel, premiĂšre annĂ©e avril Ă  dĂ©cembre iSgoj. Un magnifique volume richement reliĂ© avec fers spĂ©ciaux , 24 francs port en sus au lieu de 32 francs. Figaro-Exposition. Recueil sur l’Exposition de 188g, mĂȘme format que le Figaro IllustrĂ©, nombreuses illustrations en noir et couleurs, Ă©dition Boussod, Valadon et C ie . — Prix 20 francs port en sus au lieu de 3o francs. Adresser les demandes Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence. Les Livres Ce qui rend parfois trĂšs facile, trop facile mĂȘme, Ă  notre grĂ©, les fonctions de bibliographe, c’est la disette frĂ©quente de bons livres. Des mĂ©diocres, il y en a toujours en abondance, — hĂ©las ! car nous sommes obligĂ©s de les lire — et je ne crois pas que la satisfaction que l’on peut Ă©prouver Ă  dĂ©guster les ouvrages de mĂ©rite, parvienne Ă  compenser la souffrance que l’on ressent Ă  ingurgiter les productions sans valeur. Mais le public, que nous avons mission d’amuser et de distraire, n’a que faire de nos plaintes. Il peut assurĂ©ment les apprĂ©cier, Ă©tant lui-mĂȘme quelquefois trompĂ©, mais il demande Ă  s’y soustraire et dĂ©sire que nous l’aidions Ă  Ă©viter les lectures ennuyeuses ou mal- saines. C’est Ă  quoi nous nous efforçons. Pour ceux que charme une Ă©rudition aimable, voici sans con- teste le livre de la saison c’est le Rabelais d’Arthur Heulhard. En racontant avec sa science de bĂ©nĂ©dictin, mais aussi avec son brillant talent de journaliste, les voyages Ă  Rome, l’exil Ă  Metz, les dĂ©mĂȘlĂ©s avec la Sorbonne du premier romancier français, notre collaborateur a Ă©difiĂ© une vĂ©ritable restitution du xvie siĂšcle. TraitĂ© par tout autre, le sujet n’eĂ»t pas manquĂ© d’ĂȘtre indigeste et seuls les Ă©rudits y eussent trouvĂ© plaisir. Mais tel n’est pas le cas. A l’aide de recherches patientes et sĂ»res, Heulhard a ressuscitĂ© une des plus charmantes Ă©poques de l’histoire de la sociĂ©tĂ© française ; et l’évocation, sous sa plume, s’est trouvĂ©e attrayante comme un roman. A la suite du grand Rabelais, en le suivant Ă  travers ses pĂ©rĂ©grinations en Italie ou en Lorraine, il y a — vous pouvez m’en croire, — quelques bonnes journĂ©es Ă  passer sous le rĂšgne de François I er . Ă . Venons maintenant aux romans. Ce dernier mois en est fĂ©cond. L’ Institutrice, de M. Adrien Chabot, qui' a Ă©tĂ© trĂšs remarquĂ© dans la Revue des Deux-Mondes. C’est une Ă©tude psychologique fort Ă©mou- vante et d’une observation trĂšs serrĂ©e. Le style Ă©lĂ©gant n’est pas le moindre mĂ©rite de ce livre. Je me garderai de recommander aux lecteurs du Figaro IllustrĂ© LĂ -bas , le livre Ă  sensation, dans lequel M. Huysmans a rassemblĂ© tous les documents connus et inconnus sur la sorcellerie diabolique. Je me sers Ă  dessein du mot document », parce que tout en Ă©tant une Ɠuvre de pure imagination dans la forme, dans le fond, La-bas est remarquable par la connaissance approfondie des pratiques Ă©tranges du moyen Ăąge. Ce livre, encore une fois, mĂ©rite d’ĂȘtre signalĂ© aux curieux, parce qu’il a une valeur d’étude ; mais la lecture n’en doit ĂȘtre abordĂ©e qu’avec une extrĂȘme prudence. Parmi les volumes parus tout rĂ©cemment se trouve le dernier livre de ThĂ©odore de Banville ; il a pour titre Marcelle Rabbe. C’est le rĂ©cit d’une aventure trĂšs parisienne, trop parisienne mĂȘme parce qu’elle est un peu alambiquĂ©e et manque passablement de vraisem- blance. Mais, Ă  part cela — et faut-il demander au roman et au roman de poĂšte surtout d’ĂȘtre vraisemblable — le charme est touchant et d’un sentiment Ă©levĂ©. Il est de plus Ă©crit dans cette langue Ă©tincelante et harmonieuse qui appartenait Ă  Banville. Autre livre posthune le livre des Derniers Samedis de A. de Pont- martin, pour les amateurs de documents historiques, contient de trĂšs intĂ©ressants souvenirs, oĂč figurent successivement le duc d’Aumale, Blaze de Bury, le comte de Paris, M. de Falloux, Nisard, la duchesse de Berry, Monseigneur Darboy, la marquise de la Rochejacquelein, etc. Ă . En quittant la France, oĂč il laissait les plus vives sympathies, le gĂ©nĂ©ral Tcheng-Ki-Tong, a laissĂ© aussi en guise de P. P. C. un livre d’observation des plus amusants, qui vient de paraĂźtre Ă  la Librairie Charpentier, sous ce titre Les Parisiens peints par un Chinois. Mais il a laissĂ© une autre Ɠuvre littĂ©raire encore, dont la lecture sera un rĂ©gal de raffinĂ©. C’est un vaudeville chinois des plus curieux, qui paraĂźtra prochainement dans le Figaro IllustrĂ© , accompagnĂ© de charmantes illustrations de FĂ©lix RĂ©gamey. de Kock resserrĂ©, avec une note particuliĂšre d’ironie macabre et concise. Et comme on ne lit plus de Paul de Kock, il faut lire Xanrof si l’on veut rire un peu. R. M. Chemin de Fer d’OrlĂ©ans EXCURSION de PARIS aux CHATEAUX de la LOIRE par trains rapides et Ă  prix rĂ©duits. FÊTES DE LA PENTECOTE EN TOURAINE ET VISITE DE BLOIS ET DE CHAMBORD DĂ©part de Paris le Dimanche matin II Mai. — Retour Ă  Pans le mĂȘme jour. D'accord avec la SociĂ©tĂ© des Voyages Ă©conomiques, la Compagnie fera Ă©mettre, du 1 er au 15 mai inclus, des billets d’excursion comprenant 1° Le transport en chemin de fer. — 2° Les repas vin compris. — 3° Le transport en omnibus et en voitures. — 4° Les entrĂ©es dans les monuments. — 5° Les soins des Guides-Conducteurs. Par les soins et sous la responsabilitĂ© de la SociĂ©tĂ© des Voyages Ă©conomiques. Prix de l'Excursion complĂšte l ro classe, 29 fr. 50 2° classe, 25 fr. 25. LE NOMBRE DES PLACES EST LIMITÉ Les Billets sont dĂ©livrĂ©s 1° A la gare de Paris-Austerlitz ; 8, rue de Londres ; 7, rue Paul-Lelong; 5, rue Gaillon ;. 30, rue Notre- Dame-de-Xazareth ; 0, place Saint-Sulpice ; G, rue Française; 7, place de la Madeleine; 21 bis, rue de Paradis; 34, boulevard de SĂ©bastopol; G3, rue des Archives; 18, rue Jean-Jacqucs-llousseau. 2° Aux Bureaux de vente de la SociĂ©tĂ© les Voyages Ă©conomiques, 10, rue Auber et 161, rue Montmartre, Ă  Paris. A VIS. — Les Voyageurs n’auront pas droit Ă  la franchise des bagages. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e Billets d’Aller et Retour de PARIS Ă  BERNE et Ă  INTERLAKEN via Dijon-Pontarlier-NcuchĂąlel. Valables pendant G0 jours. Trajet direct et rapide de Paris Ă  Berne [l’° et 2° classe sans changement de voiture. De Paris Ă  Berne T° classe, 110 fr. 30; 2 ° classe. 82 fr. 30; 3° classe, 60 fr. 45. De Paris Ă  Interlaken 1ℱ classe, 121 fr. 95; 2° classe, 91 fr. 85; 3 e classe, GG fr. 30. Billets dĂ©livrĂ©s du 15 avril au 15 octobre 1891 et donnant le droit d’arrĂȘt dans toutes les gares du parcours. Ils sont valables pour tous les trains com- portant des voitures de la classe du billet, Ă  la condition, toutefois, que pour le parcours Ă  effectuer l’affiche de la marche des trains dispose que les voyageurs de mĂȘme classe Ă  plein tarif, ont accĂšs dans le train. Franchise de bagages de 30 kilogs sur le parcours — Aucune fran- chise sur le parcours suisse. Aller Paris, l ro et 2° classe, 7 h. 50 soir; 3“ classe, 10 heures soir. — Berne, l ro et 2° classe, 9 h. 15 matin; 3° classe, 5 h. 38 soir. — Interlaken, T° et 2° classe, 1 h. 55 soir. Retour Interlaken, T" et 2° classe, 9 h. 40 matin, 1 h. 17 soir; 3° classe, 1 h. 17 soir. — Berne, T" et 2 e classe, 4 h. 50 matin, 3 h. 25 soir, G heures soir ; 3 e classe, G heures soir. — Paris, T° et 2° classe, 11 h. 13 soir, 5 h. 35 matin, 7 h. 5 matin ; 3° classe, 11 h. 10 matin. Voitures directes l r ° classe, coupĂ©-lit. De Paris Ă  Berne, dans le train partant de Paris Ă  7 h. 50 du soir ; De Berne Ă  Paris, dans le train arrivant Ă  Paris Ă  7 h. 5 du matin. On peut so procurer des billets Ă  la gare de Paris et dans les bureaux-succursales rue Saint-Lazare, 88 ; rue des Petites-Ecuries, 11; rue de Rambuteau, 6 ; rue du Louvre, 44; rue de Rennes, 45; rue Saint-Martin, 252; place de la RĂ©publique, 8; rue Sainte-Anne, G, et rue MoliĂšre, 7 ; rue Etienne-Marcel, 18 ; au bureau gĂ©nĂ©ral des billets de chemins de 1er de l’HĂŽtel Terminus de la gare de Paris-Saint-Lazare GĂ©nĂ©ral-Tickot- Office; Ă  l'agence Lubin, boulevard Haussmann, 36; Ă  l’agence Cook et fils, .place de l’OpĂ©ra, 1, et Grand-HĂŽtel, boulevard des Capucines; Ă  l’agence des Vagons-Lits, place de l’OpĂ©ra, 3; Ă  l’agence H. Gaze et fils, rue Scribe, T; Ă  l’agence des Voyages Ă©cono- miques, rue Auber, 10; et Ă  l’agence des Indicateurs Duchcmin, rue de Grammont, 20. Chemin de Fer du Nord PARIS — LONDRES Cinq services rapides dans chaque sens.. — Trajet en 7 h. 1/2. — TraversĂ©e en 1 h. 1/4. Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2° classes. DĂ©parts de Pans Via Calais-Douvres 8 h. 22, 11 h. 3o du matin, 3 h. 30 Club-Train n’a pas lieu le samedi et 8 h. 25 du soir. — Via Boulogne-Folkes- toiie 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Via Douvres-Calais . 8 h. 20, 11 h. du matin, 3 h. In Club-Train n’a pas lieu le dimanche et 8 h. 15 du soir. — Via Folkestone- Boulogne 10 h. du matin. . Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă  prix trĂšs rĂ©duits et Ă  heures fixes via Calais, en 10 heures. DĂ©part, de Paris Ă  6 h. 10 du soir. — DĂ©part de Londres Ă  7 h. du soir. Un service de nuit Ă  prix trĂšs rĂ©duits et Ă  heures variables, via Boulogne- Folkcstone. Ă ,Ă ,Ă ,ÂŁ&Ă ,Ăą.±àƱà,&,Ăą,Ă ,Ă ,Ă ,Ă ,Ă ,*.Ă ,±à,Ă ,Ă ,ĂšJiĂ , Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ cfe» Le Journal du Canonnier Bricard 1 jg2- 1 8ojJ est un digne pen- dant des fameux Cahiers du Capitaine Coi'gnet. Coignet nous a dĂ©peint avec son inimitable sincĂ©ritĂ© la pĂ©riode glorieuse de l’épopĂ©e impĂ©- riale. Bricard, lui, n’a pas Ă©tĂ© Ă  la mĂȘme fĂȘte rien de lamentable comme ces campagnes de Flandres et de Hollande, sous une pluie continuelle, avec des bivouacs dans la boue et dans l’eau; en route nuit et jour, sans pain et sans souliers. Bricard est un enfant de Paris, mais de la race des bons Parisiens de ce temps-lĂ . Son style est net, prĂ©cis et, de sa simplicitĂ©, jaillissent Ă  chaque instant des effets littĂ©- raires que ne prĂ©mĂ©ditait certes pas le brave canonnier, quand il traçait son journal au jour le jour. "Nous pouvons, sans scrupule, parler ici de Xanrof, puisqu'il a maintenant entrĂ©e dans les salons officiels. Son recueil, intitulĂ© Pochards et Pochades , est tout simplement dĂ©sopilant. C’est du Paul PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, 18 fr. 5 o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C le , AsniĂšres. §§11 PAR mkvrice spronck quarante kilomĂštres environ de Barcelone, vers l’ouest, dans la direction de Saragosse, le Montserrat se dresse, dominant de son ampleur Ă©norme les derniers contreforts des PyrĂ©nĂ©es. C’est lĂ  que les saintes lĂ©gendes ont placĂ© l’ermite Juan Garin . Depuis des temps trĂšs anciens, chaque annĂ©e, Ă  date fixe, des thĂ©ories de fidĂšles continuent d’y affluer, et l’image miraculeuse de la Vierge noire elle-mĂȘme, ses trĂ©sors et son Ă©glise, ne sont pas l’objet d’une vĂ©nĂ©ration plus populaire que la farouche retraite qui abrite l’homme de Dieu, ses pĂ©chĂ©s et son expiation. La grotte est creusĂ©e dans la paroi abrupte de la profonde fissure qui fendit la montagne en deux jusqu’au tiers de sa hau- teur, il y a bientĂŽt dix-neuf cents ans, Ă  l’heure et Ă  la minute prĂ©cises oĂč, dans JĂ©rusalem, le voile du temple se dĂ©chira par le milieu, tandis que le Sauveur expirait sur la croix. On arrive Ă  ce repaire Ăąpre, Ă©troit et bas, par un dangereux sentier qui s’élĂšve en lacets au-dessus des vieux bĂątiments monastiques. Maintenant il est fermĂ© par une grille scellĂ©e; au fond, dans la pĂ©nombre, la statue de l’anachorĂšte, assise sur la terre, frĂŽlĂ©e par les lianes, tachĂ©e par des plaques de moisissure, prend, avec sa pĂąleur, un aspect Ă  moitiĂ© fantastique; le sol est couvert d’une couche Ă©paisse de cartes de visite cornĂ©es, bizarre hommage des Ăąmes pieuses Ă  celui qui vĂ©cut lĂ  sa vie Ă  la fois mystique et romanesque. Celte vie, il n’est pas trĂšs malaisĂ© d’en connaĂźtre l’histoire. Le fraile qui vend des mĂ©dailles, des cierges et des chapelets bĂ©nis, ne refuse jamais de la conter pendant ses loisirs Ă  ceux qui lui en font la demande, et dont la requĂȘte ne semble pas dictĂ©e trop ostensiblement par un futile appĂ©tit de curiositĂ© mondaine. La vocation de Juan Garin ne le poussait pas d’abord vers le renoncement Ă©rĂ©mitique. Il avait Ă©tĂ© soldat avant d’ĂȘtre ascĂšte; et, Ă  vingt ans, il avait dĂ©jĂ  guerroyĂ© un peu partout contre les Sarrasins, envahisseurs des pays d’Espagne, ennemis de Dieu et adorateurs de trois idoles qui ont nom Mahomet, Apollon et Ter- vagant. Bien des fois, il avait assistĂ© Ă  des assauts et pillages de villes; et son cƓur se dilatait dans les cris et les mĂȘlĂ©es des com- bats, aux escalades des murailles croulantes ou bien dans les plaines labourĂ©es par les sabots des chevaux et le piĂ©tinement des hommes d’armes, alors que, de sa large Ă©pĂ©e Ă  deux mains, il s’ouvrait IĂŻ. 21 J. FIGARO ILLUSTRÉ un chemin sanglant au milieu des lignes paĂŻennes. C’étaient lĂ  ses vraies joies; car il Ă©tait brave et robuste, et rien ne l’enivrait plus que les pe'rils et les prouesses des batailles, pas mĂȘme la douceur d’entendre les filles chuchoter d’admiration Ă  son passage, quand il promenait sa belle prestance Ă  travers lĂšs rues. Un jour pourtant, ayant Ă©tĂ©' Ă©tourdi d’un coup de masse Ă  l’at- taque du castel de Val-Fonde, il tomba prisonnier des infidĂšles, et ceux-ci l’emmenĂšrent en leurs cite's maudites, Ă  pied, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, et ils le soumirent, ainsi qu’un esclave, Ă  des ouvrages durs et vils, parce qu’il refusait de renier la foi du Christ pour sacrifier Ă  d’impures images. Il lui fallut vivre ainsi dans l’humiliation et la misĂšre, et son dĂ©sespoir en devint si grand qu’il manqua de mourir, loin de ses compagnons, sans secours, sans confession, peut-ĂȘtre en Ă©tat de pĂ©chĂ©, traĂźnant comme un chien, le long d’un mur, sa douloureuse agonie. Cette Ă©preuve lui fit faire rĂ©flexion ; dans une priĂšre ardente, il promit au Seigneur, s’il le guĂ©rissait et s’il le dĂ©livrait de sa servitude, de renoncer Ă  jamais aux plaisirs et Ă  la sociĂ©tĂ© du monde, et de se consacrer aux devoirs du solitaire, dans les montagnes de sa province, en un lieu si escarpĂ©, si Ăąpre, que les chevriers eux-mĂȘmes ne conduisent pas jusque-lĂ  leurs troupeaux, et que, Ă  certaines heures seulement oĂč la brise monte des vallĂ©es, on entend quelques notes grĂȘles de la chanson des pĂątres et le tintement cristallin des clochettes pendues au cou des chĂšvres. Son vƓu fut Ă©coutĂ©; dans la nuit suivante, il sentit s’apaiser la fiĂšvre qui consumait ses membres, et, peu aprĂšs, les princes de l’Aragon ayant taillĂ© en piĂšces les troupes des rois maures et con- quis de nombreux captifs, ils proposĂšrent des Ă©changes; Juan Garin se trouva parmi ceux que l’émyr renvoya en libertĂ© vers les rĂ©gions du Nord, et il pleura de bonheur quand, Ă  la place des minarets blancs d’ou le moueddin gĂ©mit ses appels, il revit les clochers d’églises pointant au-dessus des villages. Il ne prit que le temps de courir Ă  Barcelone embrasser son pĂšre et sa mĂšre ; il leur fit part de son serment et de sa rĂ©solution, puis, vĂȘtu d’une robe de grosse laine brune,- les reins serrĂ©s par une corde, un bĂąton Ă  la main, il partit pour le Montserrat avec l’intention de n’en plus revenir. La pratique de la vie religieuse commença aussitĂŽt pour lui, et il s’y adonna avec l’ardeur qu’il portait dans le sang et qu’il dĂ©pensait jadis en son mĂ©tier de soldat. Les longues oraisons, les veillĂ©es mĂ©ditatives, les mortifications, les jeĂ»nes Ă©maciĂšrent son corps et firent briller ses yeux ; mais son Ăąme s’emplit d’une bĂ©a- titude qui lui semblait un avant-goĂ»t des allĂ©gresses Ă©ternelles que Dieu rĂ©serve Ă  ses Ă©lus aux sĂ©jours paradisiaques. En ses extases, il n’était pas rare qu’il entendĂźt au-dessus de sa tĂȘte le frĂ©missement du vol des anges, ou bien de suaves harmo- nies qui glissaient Ă  travers les branches des arbres, sans qu’il fĂ»t possible de savoir d’oĂč elles Ă©manaient. Des visions de formes blanches et sveltes s’ébauchaient aussi parfois Ă  ses regards ; et elles n’étaient sĂ»rement pas des fantasmagories du diable, car jamais Garin n’éprouvait un bien-ĂȘtre plus parfait qu’aprĂšs ces apparitions fugitives, et il savait par expĂ©rience quel accablement douloureux laisse en nos cƓurs la prĂ©sence des dĂ©mons. ' Tous les monstres de l’enfer l’avaient hantĂ© en effet au dĂ©but de sa solitude, et il avait eu Ă  lutter contre les malices insidieuses par oĂč ils cherchaient Ă  irriter ses sens. Mais, peu Ă  peu, lassĂ©s et vaincus, ils s’étaient retirĂ©s au loin, et pas un n’osĂ it affronter l’homme que protĂ©geait Dieu. Les nuits de Sabbat, quand la che- vauchĂ©e des boucs et des sorciĂšres passait au galop prĂšs des cimes du Montserrat, les bĂȘtes se cabraient dans "les nuages, comme prises d’effroi, et faisaient un dĂ©tour pour Ă©viter l’asile de l’ermite. On le savait dans les villages de la plaine, et la rĂ©putation de Juan Garin Ă©tait grande parmi les personnes avisĂ©es. C est pourquoi, dĂšs qu’une femme ou un enfant paraissaient en proie Ă  quelque possession, on les lui amenait et il les guĂ©rissait. Souvent mĂȘme il n’était pas besoin de paroles consacrĂ©es ni de l’im- position des mains aussitĂŽt qu’on entrait dans les sentiers sauvages qui conduisaient Ă  la grotte de l’ascĂšte, les esprits du mal, saisis de crainte, abandonnaient le corps de leurs victimes, et on les voyait distinctement s’enfuir Ă  travers les herbes, sous la forme de renards, de rats, de serpents, de lĂ©zards ou d’autres animaux ignobles. Il avait trente-deux ans, et depuis sept annĂ©es il ignorait le monde, quand arriva l’aventure qui faillit perdre son Ăąme et qui modifia si profondĂ©ment le cours de son existence. La ville et la province de Barcelone Ă©taient gouvernĂ©es alors par le comte VilfrĂ©do. Ce seigneur, assurĂ© contre les incursions sarrasines par la force de ses armes, intelligemment servi par ses ministres et aimĂ© de ses sujets, aurait Ă©tĂ© le plus heureux des souverains absolus, si sa fille unique Riquilda n’eĂ»t souffert d’un mal Ă©trange qui la prenait Ă  des intervalles variables et qui agitait son corps de tressauts involontaires. Non seulement les remĂšdes terrestres de la mĂ©decine, mais aussi les remĂšdes cĂ©lestes, les exorcismes, avaient Ă©tĂ© employĂ©s en vain; aussi, bien qu’elle fĂ»t merveilleusement belle, nul gentilhomme ne la demandait en mariage. Son pĂšre se rĂ©pandait en lamentations; malgrĂ© son peu de succĂšs, il continuait ses tentatives thĂ©rapeutiques avec l’espoir tenace et de plus en plus improbable d’un rĂ©sultat final. Mais les semaines s’ajoutaient aux semaines, et les mois aux mois; et les moindres chances de guĂ©rison avaient Ă©tĂ© Ă©puisĂ©es, quand le ALBERT LYNCH ... Comme elle s'Ă©tait mise les pieds nus, pour aller cueillir une touffe d'iris... LA LÉGENDE DE JUAN GARIN. Chromotypographie BOUSSOD, VALADON & €'‱ FIGARO ILLUSTRÉ, 1891 FIGARO ILLUSTRÉ 83 comte entendit parler des incroyables miracles qu’opĂ©rait l’ermite du Montserrat. Il vit lĂ  une Ă©preuve suprĂȘme qu’il ne convenait pas de nĂ©gli- ger, et, rĂ©unissant une nombreuse escorte de cavaliers et de dames, il se dirigea vers la rĂ©sidence de l’ascĂšte, afin de lui conduire sa fille et de la laisser entre ses mains jusqu’à l’heure oĂč il aurait acquis la certitude qu’elle Ă©tait dĂ©livrĂ©e de toute espĂšce de malĂ©fices. C’était une grave imprudence, et que le fait d’avoir vĂ©cu au moyen Ăąge ne suffit pas Ă  excuser. Elle fut cause d’incalculables malheurs et de crimes qui auraient certainement rebutĂ© la misĂ©- ricorde de Dieu, si cette misĂ©ricorde n’était pas infinie. Quand, en effet, les dĂ©mons abandonnĂšrent Riquilda, ce fut pour se rabattre impitoyablement sur Juan Garin. Jamais l’infor- tunĂ© n’avait Ă©tĂ© plus assailli de leurs embĂ»ches. Il eut beau se mortifier avec persistance et s’agenouiller sur la terre en serrant entre ses bras l’humble croix de bois oĂč il avait jadis puisĂ© tant de paix et de foi, maintenant son Ăąme volait vers d’autres objets, et des images profanes hantaient sa pensĂ©e. Il n’entendait plus l’écho des cantiques que chantent les bien- heureux; il ne sentait plus, dans son sommeil, passer sur son front le souffle des anges; et il se surprit Ă  regretter les vƓux Ă©ternels qui liaient sa jeunesse et sa force en ce sombre dĂ©sert. Que n’était-il soldat encore, Ă  courir les routes et Ă  chercher for- tune! Pourquoi avait-il changĂ© sa cotte de mailles contre un froc de bure, plus lourd Ă  ses Ă©paules que son ancien Ă©quipement d’acier? Tristesse et misĂšre! Il Ă©tait moins libre et moins riche Ă  prĂ©sent qu’au temps oĂč il subissait l’esclavage dans les villes des rois maures. Il soupçonna bien un moment que la vue de sa compagne pouvait n’ĂȘtre pas Ă©trangĂšre Ă  ses mauvaises rĂȘveries. Descendant alors au fond de son cƓur, il s’était interrogĂ© avec la minutie d’un directeur attentif rien de suspect ne lui Ă©tait apparu. Et pourtant, Ă  mainte reprise, pour plus de certitude, il Ă©tait revenu sur ce sujet, s’énumĂ©rant en dĂ©tail les perfections de Riquilda, Ă©vocantavec une complaisance inconsciente son fin profil de vierge, un peu dĂ©licat et pĂąle, sa dĂ©marche, le son de sa voix, la clartĂ© de ses yeux, la grĂące de ses gestes, tout ce qui en elle eĂ»t pu susciter une cause de sĂ©duction dangereuse. Ces examens intimes, frĂ©- quemment renouvelĂ©s, avaient dissipĂ© ses doutes; il Ă©tait sĂ»r de lui, maĂźtre de ses sens et inaccessible au pĂ©chĂ©. D’ailleurs, quand il parlait Ă  la jeune fille, il le faisait toujours sur un ton de brusquerie hautaine afin de mieux Ă©carter la moindre tentation de familiaritĂ© ami- cale. Il commandait, et elle obĂ©issait, craintive et muette d’admiration devant cet homme qui domptait les puissances des tĂ©nĂšbres. Un soir cependant, au milieu du calme crĂ©pusculaire, comme elle s’était mise les pieds nus pour aller cueillir une touffe d’iris en fleurs, Ă  l’autre bord du torrent, prĂšs d’une sorte de bassin sablonneux plein d’eau transparente, Garin la vit sans qu’elle le soupçonnĂąt, et il ressentit une subite commotion. Il Ă©tait Ă  l’une de ces pĂ©riodes de trouble oĂč les idĂ©es les plus contradictoi- res se heurtaient en dĂ©sordre dans le chaosde son esprit. Ilaurait voulu Ă©prou- ver quelque atroce souffrance physique, les dislocations du chevalet, ou l’horrible agonie du feu, ou pis encore, non pas pour mortifier la chair infĂąme, non pas pour gagner la gloire du martyr, mais pour la voluptĂ© seule de la torture. Des Ă©nergies incoercibles s’amoncelaient dans son sein; et quand Riquilda l’aperçut et s’approcha, une flamme emporta sa rai- son, et il commença Ă  lui parler d’amour, comme un fou, sans comprendre ses propres paroles. Mais elle les comprenait, bien qu’elle n’en eĂ»t jamais entendu de semblables, et elle les Ă©coutait avec dĂ©lices ; et ils restĂ©-, rentl’unĂ  cĂŽtĂ© de l’autre tandisque lanuit montait vers eux du fond des plai nĂ©s, silen- cieuse et lente. A l’aube seulement , la jeune femme s’endormit dans un sourire, Ă  l’heure indĂ©cise oĂč l’horizon se teignait de blancheurs et oĂč les Ă©toiles mourantes s’effaraient Ă  travers les cieux. Et aussitĂŽt, dĂšs que la lumiĂšre du soleil eut envahi l’espace, elle dissipa brusquement, comme une brume matinale, le dĂ©lire de passion qui avait hallucinĂ© Juan Garin. Il se redressa avec un frisson; il aperçut son crime; il en jugea en une seconde l’infamie ineffaçable, et lui qui n’avait tremblĂ© devant aucun pĂ©ril, il frĂ©mit d’une peur lĂąche en pensant au comte VilfrĂ©do. La colĂšre divine l’effrayait moins en ce moment que la honte publique de la justice humaine; et c’est Ă  elle surtout qu’il voulait Ă©chapper. Supplier Riquilda de se taire? Implorer sa pitiĂ© et son pardon? Quel affront! Quelle impossibilitĂ©! En admettant qu’elle fĂ»t assez habile pour dissimuler d’abord leur faute commune, ne se trahi- rait-elle pas bien vite dĂšs qu’elle serait rentrĂ©e au palais paternel? Il la contemplait endormie et sereine; il rĂ©flĂ©chissait au temps oĂč elle n’était pas venue le troubler dans sa solitude, Ă  ce temps oĂč il vivait heureux et qui ne se retrouverait plus, et qui lui semblait passĂ© depuis des siĂšcles. Peu Ă  peu, en songeant qu’elle avait Ă©tĂ© l’origine premiĂšre de sa perte, il sentait une rage sourde, puis une haine furieuse T’envahir contre elle; des mots d’injures brutales lui sifflaient entre les lĂšvres ; un besoin de la frapper, de la meurtrir de coups injectait ses yeux de sang. A la fin, avec un cri rauque, il saisit un couteau, et subitement ivre de fiĂšvre, de colĂšre et d’angoisse, il. lui coupa la gorge. Alors, sans mĂȘme attendre que le cadavre fĂ»t refroidi, il creusa un trou dans la terre, y dĂ©posa sa victime, et s’enfuit parla campagne, au hasard, droit devant lui, interpellant de phrases incohĂ©rentes les paysans qu’il croisait sur sa route. Vingt-sept annĂ©es se passĂšrent. On avait oubliĂ© Juan Garin, quoiqu’il habitĂąt toujours la grotte tĂ©moin de sa saintetĂ© et de ses Ă©garements; mais maintenant Il erra longtemps ainsi, mendiant son pain, couchant la nuit sur les revers des fossĂ©s, pleurant sa dĂ©chĂ©ance, plus misĂ©rable que les plus pauvres d’ici-bas qui possĂšdent la suprĂȘme richesse du sommeil. En vain il tendait vers le ciel ses mains dĂ©charnĂ©es pour en implorer le repos de sa conscience; nulle parole d’en haut ne consolait son repentir. Plusieurs fois, il crut que la mort Ă©tait proche, et il en conçut encore plus d’épouvante; car la mort, c’était la damnation sans espoir en son Ă©ternitĂ©. Las de traĂźner partout son fardeau dĂ© crimes, il aurait voulu au moins en allĂ©ger le poids, et trouver une autre Ăąme oĂč il pĂ»t dĂ©poser l’abomi- nable secret de la sienne. Un seul hom- me, le vicaire de JĂ©sus-Christ, le reprĂ©- sentant du maĂźtre crucifiĂ© qui n’avait pas maudit ses bourreaux, lui paraissait assez puissant pour le relever par son absolu- tion, et il rĂ©solut d’aller l’implorer Ă  Rome mĂȘme. Il partit donc comme un pĂšlerin, parcourant des contrĂ©es inconnues oĂč des brigands manquĂšrent de le tuer, et oĂč la soif, la faim et la froidure achevĂš- rent de briser son corps et de blanchir ses cheveux. Il Ă©tait presque comme un vieillard quand il arriva dans la citĂ© sainte, et qu’il fut entendu en confession par le successeur de l’apĂŽtre Pierre'. Le souverain pontife l’écouta avec mansuĂ©tude et essuya ses larmes ; il ne voulut nĂ©anmoins pas l’absoudre immĂ©- diatement de ses forfaits, avant qu’il eĂ»t mĂ©ritĂ© sa grĂące par une nouvelle et longue pĂ©riode de remords et de vertus. Mais il l’assura que cette expiation ne demeure- rait pas inutile ; un jour viendrait oĂč Dieu mĂȘme lui indiquerait, par des mar- ques manifestes, que ses pĂ©chĂ©s Ă©taient remis. Seulement, il avait failli par orgueil, par confiance prĂ©somptueuse en sa sagesse et en sa force ; c’était par l’humilitĂ© qu’il devait racheter son salut, une humilitĂ© telle que le monde n’en aurait point vu d’exemples semblables. Il retournerait au Montserrat, en mar- chant sur les genoux et sur les mains, en ne prononçant jamais aucune parole, en ne levant jamais les yeux vers le ciel, en ne se nourrissant que d’herbes et de racines, comme font les bĂȘtes dans les bois; et il continuerait Ă  vivre ainsi jus- qu’à l’heure oĂč il recevrait le signe de son pardon. Alors toute souillure serait lavĂ©e en son Ăąme, et le bonheur perdu refleurirait en lui. 8 4 FIGARO ILLUSTRÉ il n’y entrait que la nuit, comme un fauve, et, le reste du temps, il rampait Ă  travers les halliers, cherchant pĂąture, Ă©vitant les hommes et attendant l’indulgence divine. Peu Ă  peu ses vĂȘtements, pourris par l’eau et arrachĂ©s par les ronces, Ă©taient tombĂ©s en lambeaux, et sa nuditĂ© n’était couverte que de longs poils Ă©pais, pareils Ă  la fourrure des loups et des ours. Les pĂątres qui, par hasard, avaient pu l’apercevoir, ne le reconnaissaient pas, et ils le fuyaient. Or, un jour que VilfrĂ©do chassait dans la montagne, ses piqueurs s’emparĂšrent de l’ermite, et le comte, croyant tenir un animal d’une espĂšce Ă©trange, le ramena Ă  Barcelone pour le mon- trer Ă  ses amis et le faire servir Ă  l’amusement des fĂȘtes. On l’exhibait aprĂšs les festins dont on lui jetait les miettes, et les femmes et les enfants le regardaient avec terreur, quoiqu’il portĂąt au cou une lourde chaĂźne de fer. Souvent aussi le peuple Ă©tait admis Ă  le contempler Ă  travers les barreaux d’une grande cage, et il fallait empĂȘcher qu’on l’assommĂąt Ă  coups de pierres, tant les spectateurs Ă©taient unanimes Ă  le trouver hideux. Il supportait pourtant sans plaintes sĂ©s souffrances et ses humiliations; leur duretĂ© lui Ă©tait mĂȘme une douceur, et il pensait qu’elles avançaient l’approche du moment oĂč l’offrande de sa pĂ©nitence serait acceptĂ©e en paiement de ses crimes. Cette heure arriva enfin, et dans des circonstances telles qu’il n’était pas permis de mettre en doute leur caractĂšre miraculeux. Une fois qu’on avait, comme de coutume, conduit l’ermite devant la cour de Barcelone, on entendit un enfant qu’allaitait sa nourrice crier au captif d’une voix forte LĂšve-toi, Juan Garin, et bĂ©nis le Seigneur, car il t’annonce par ma bouche que tu es pardonnĂ©. » Ce fut un singulier Ă©moi dans la salle, surtout quand on vit l’ĂȘtre monstrueux et velu, que les gardes surveillaient avec dĂ©fiance, se redresser, puis s’agenouiller en face de VilfrĂ©do et raconter, les mains jointes, les abominables tentations auxquelles il avait cĂ©dĂ©. Dieu ayant usĂ© de misĂ©ricorde, il eut Ă©tĂ© dĂ©licat pour le comte de se montrer moins accommodant. Il consentit donc Ă  oublier, et ne demanda qu’a connaĂźtre la place oĂč reposait sa fille, afin de la faire ensevelir avec les honneurs conformes Ă  son rang. Par un dernier prodige, quand on eut creusĂ© le sol et dĂ©couvert le corps de Riquilda, on la trouva, au bout de trente annĂ©es, telle qu’elle Ă©tait, vivante; et dĂšs que la lumiĂšre eut frappĂ© son visage, ses yeux s’ouvrirent, la couleur revint Ă  ses joues, et elle s’éveilla de son sommeil. Une fine ligne rouge marquait seulement sur la blancheur de son cou la trace du poignard, et elle affirma ne plus avoir aucune souvenance des accidents passĂ©s. Cette considĂ©ration ne fut sans doute pas Ă©trangĂšre Ă  l’amour que lui voua un gentilhomme de haut lignage qui, peu aprĂšs, demanda sa main; elle l’épousa, et ils furent heureux. Quant Ă  Juan Garin, il se retira dĂ©finitivement au Montserrat et y vĂ©cut jusqu’à la plus extrĂȘme vieillesse dans une piĂ©tĂ© Ă©di- fiante. C’est Ă  elle seule qu’il doit la vĂ©nĂ©ration des pĂšlerins; mais ce fut son existence tout entiĂšre qui lui valut d’ĂȘtre chantĂ© au xvi e siĂšcle par don Cristoval de ViruĂšs, capitaine des armĂ©es du roi Philippe II, en un poĂšme de trente mille vers, qu’on ne lit plus parce qu’il est bien long, mais qui contient d’admirables beautĂ©s, si l’on en croit l’auteur de Don-Quichotte. MAURICE SPRONCK. Illustrations de Albert Lynch. AcquittĂ©e ROMAN PA R FORTUNÉ DU BOISGOBEY — Suite — ! ni erait-ce une mauvaise nouvelle ? demanda madame deNoyal Ă  Robert en voyant qu’il fronçait le sourcil. — Je n'en sais rien, car ce n’est pas clair du tout, rĂ©pondit Robert avec humeur. Ecoutez et dites-moi si vous comprenez ce langage des nĂšgres Accours dare-dare. T’attends gare , cinq heures. Surtout, manque pas train. Si manquais, sauterions. » C’est parfaitement adressĂ© Ă  M. Robert du Plessis, chez madame la baronne de Noyai, villa des Roses, Chatenay. » Dans ce galimatias Ă©lectrique il n’y a d'intelligible que cette indication."., et la signature Raoul Vignemale. » — Un de vos amis, je crois ? demanda la baronne. — Oui... vous ne le connaissez pas, mais je vous ai parlĂ© de lui. - - Vous lui avez dit que vous passeriez la journĂ©e chez moi ? — Non... et je ne m’explique pas comment il a pu le savoir. ' — C’est Ă©trange, en effet... mais pourquoi vous rappelle-t-il Ă  Paris, en toute hĂąte ? — Du diable si je le devine ! — Il affirme que si vous manquiez le train, vous sauterie \... qu’entend-il par ces paroles? — C’est de l’hĂ©breu pour moi. — Ne m’avez-vous pas dit que ce monsieur fait des affaires ? — Parfaitement et celles que j’ai faites avec lui ne m’ont pas rĂ©ussi. — Il me semble que dans l’argot qu’on parle Ă  la Bourse, sauter... signifie perdre tout son argent. — - Parfaitement!... mais, pour le moment, je n’ai rien de pareil Ă  craindre, car je me suis liquidĂ© avant-hier et Ă  moins que Vignemale ne se soit permis de m’engager dans une nouvelle opĂ©- ration sans me prĂ©venir... — Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas rester dans l’incerti- tude. Partez, mon ami !... partez vite ! le train qu’il vous recom- mande de ne pas manquer, quitte la gare de Sceaux Ă  quatre heures trente-quatre... vous n’avez pas de temps Ă  perdre. — Au diable Vignemale et les affaires !... Je suis venu Ă  Cha- tenay pour vous voir... J’y suis ; j’y reste. — Et moi, je vous supplie de partir. Je me reprocherais toute ma vie d’avoir Ă©tĂ©, en vous retenant ici, la cause d’un dĂ©sastre financier qui pourrait compromettre votre fortune... et si vous restiez malgrĂ© ma priĂšre, je serais si tourmentĂ©e que je ne vous parlerais pas d’autre chose... nous passerions une triste journĂ©e... mieux vaut cent fois que vous reveniez demain me rassurer, quand vous aurez vu votre ami et prĂ©venu la catastrophe qui vous menace. » Robert commençait Ă  se dire que ce serait plus sage. Il ne doutait pas de l’honnĂȘtetĂ© de Vignemale; il le croyait incapable de s’ĂȘtre servi fie son nom pour tenter un coup de Bourse insensĂ©, mais il se dĂ©fiait des entraĂźnements de ce brave garçon qui ne rĂȘvait que spĂ©culations colossales et qui voyait toujours la hausse quand mĂȘme. Avec un associĂ© de cette trempe, une mauvaise nouvelle tom- bant subitement sur le marchĂ© pouvait ruiner l’association en vingt-quatre heures. * Voir le Figaro illustrĂ© , fascicules de Mars et d’ Avril 1891. Il y avait donc urgence et ç’eĂ»t Ă©tĂ© une folie de rhanquer la chance qui lui restait de se tirer de ce mauvais pas. La veille encore, aprĂšs avoir lu ce tĂ©lĂ©gramme alarmant, Robert n’aurait pas hĂ©sitĂ© une minute et maintenant il lui en coĂ»tait de quitter brusquement cette veuve charmante Ă  laquelle il venait de se fiancer, au pied levĂ©, tout prĂšs d’un nid de merles. Vous le voulez ? demanda-t-il. — Je l’exige. — Vous en avez le droit, puisque je vous appartiens. Promet- tez-moi seulement que vous me recevrez demain matin. — Aussi matin qu’il vous plaira. — Alors, je pars et je reviendrai demain, par le premier train. Vous n’aurez pas peur de rester seule, cette nuit, dans votre villa, Ă  l’entrĂ©e du parc oĂč on entend marcher derriĂšre les charmilles ? » demanda Robert du Plessis. Il souriait en Ă©voquant ce souvenir; mais madame de Noyai pĂąlit. Et Robert qui lui avait pris la main, sentit cette main trem- bler dans les siennes. Je ne m’y promĂšnerai plus qu’avec vous, dans ce parc maudit, murmura la baronne en se serrant contre lui. — Je l’espĂšre bien! s’écria-t-il gaiement. Je crois que vous n’y courriez aucun danger ; mais il y a trop de petites portes et la grand’route passe trop prĂšs du mur. C’est trĂšs gai les environs de Paris, mais ils sont trop mal frĂ©quentĂ©s, surtout le dimanche, et vous ferez bien de ne plus vous asseoir sur ce banc, lĂ -bas, devant la grille. . . — Je m’en garderai bien... J’ai eu trop peur de cette vilaine bande... Je vais de ce pas voir mes pauvres rosiers que l’hiver a gelĂ©s... Mais ne vous attardez pas, je vous en prie... Je serais au dĂ©sespoir si vous manquiez votre ami, et je ne serai rassurĂ©e qu’aprĂšs vous avoir revu. A demain, donc!... Pensez Ă  moi et promettez-moi de ne plus jouer. II. 22 86 FIGARO ILLUSTRÉ — Je pourrais vous rĂ©pondre Je le jure !... Mais je ne veux pas abuser des serments. Je tiendrai celui que nous venions d’échanger quand ce malencontreux petit-bleu nous a dĂ©rangĂ©s. — J ai le pressentiment qu’il va vous sauver d’un dĂ©sastre, car vous arriverez Ă  temps, dit la baronne aprĂšs avoir regardĂ© a. sa montre. Voulez-vous, avant de traverser la cour, prier SĂ©ve- rine de venir me rejoindre au champ des roses... Vous croyez donc que je vais la rencontrer ? demanda Robert un peu surpris de la commission. , ~ E . lle est certainement dans le petit salon du rez-de-chaus- see, assise prĂšs de la fenĂȘtre ouverte... Elle y passe toutes ses journĂ©es Ă  Ă©crire... — A Ă©crire quoi ?... Ses mĂ©moires ? — Peut-ĂȘtre bien, rĂ©pondit gaiement madame de Noyai. Ne prenez pas la peine de monter le perron... La fenĂȘtre du salon oĂč elle se tient est de plain-pied avec l’allĂ©e oĂč vous devez pas- ser.. En vous approchant, vous verrez mademoiselle Dahun courbĂ©e sur son pupitre ; vous lui direz que je la demande et elle voudra bien, j’espĂšre, interrompre ses Ă©critures. — Compris !... Je vais vous l’envoyer. Si, par hasard, elle Ă©tait sortie, ne vous attardez pas Ă  la chercher. . . ce serait pour se promener dans le jardin et je saurais bien 1 y trouver. Allez, mon ami!... Le temps s’écoule et les trains n attendent pas. f sauve, » dit Robert en prenant sa course vers la villa, pendant que madame de Noyai s’acheminait Ă  pas lents yeis le champ des roses qui s’étendait de l’autre cĂŽtĂ© de la piĂšce d eau. r Robert, avec cette mobilitĂ© d’esprit qui Ă©tait le moindre de ses defauts, n aspirait plus qu’à rejoindre Vignemale le plus tĂŽt pos- sible,. et il se serait volontiers dispensĂ© de faire un crochet pour avertir la demoiselle de compagnie que la baronne l’attendait. 11 le ht pourtant et il trouva la fenĂȘtre ouverte. Mais il eut beau s en approcher, jusqu’à s’y accouder, il ne vit qu’un fau- teuil vide, devant un vaste bureau chargĂ© de registres et de pa- pieis. FatiguĂ©e sans doute de rĂ©diger des lettres ou de rĂ©gler des comptes, mademoiselle SĂ©verine avait quittĂ© la place, et" Robert allait passer son chemin, lorsqu’il avisa, accrochĂ© au mur, en face de la fenĂȘtre, un portrait en pied que le soleil de mai Ă©clairait en plein. Il l’éclairait mĂȘme trop, car en tombant d’aplomb sur le personnage reprĂ©sente, la lumiĂšre crue de midi lui faisait comme une aureole qui gĂȘnait la vue de Robert placĂ© Ă  contre-jour. Tout ce qu il put distinguer d’abord, ce fut un nom gravĂ© en lettres noires, sur une moulure, au bas du cadre dorĂ©, et ce nom lui sauta aux yeux un nom et une date P. Cadornac — 1880 Le nom du peintre, Ă©videmment, et la date de l’Exposition ou le tableau avait figurĂ©. Il n’en fallait pas tant pour piquer la curiositĂ© de Robert du 1 lessis qui ne s attendait guĂšre Ă  trouver lĂ  une Ɠuvre de son ami, 1 artiste montmartrois. Le poi trait Ă©tait un portrait d’homme. Robert en changeant de place et en se faisant un abat-jour avec sa main, finit par trou- ver le point de vue pour examiner la figure sans ĂȘtre Ă©bloui par des reflets aveuglants. F Et il Ăźeconnut tout de suite le monsieur qui avait posĂ©. Ce monsieur, c’était le marquis de ChĂ©nerailles. . , R .? be ,U n ’ en pouvait croire ses yeux. Cadornac, en entrant au Moulin-Rouge, un soir de novembre, lui avait parlĂ© du portrait a lui commande et royalement payĂ© par le marquis. Mais comment cette Ɠuvre d’art ornait-elle le petit salon ou pour mieux dire le cabinet de travail de SĂ©verine Dahun. L’ancienne institutrice de Jeanne Caristie Ă©tait-elle donc la parente ou la maitiesse de ce seigneur plus ou moins authentique ? 1 endant que Robert se posait cette question, difficile Ă  rĂ©sou- dre instantanĂ©ment, sa mĂ©moire se rĂ©veilla tout Ă  fait. La voilĂ , parbleu!, la ressemblance que je cherchais! dit-il entre ses dents. Les traits ne sont pas les mĂȘmes; mais l’air du visage et 1 expression du regard... C’est frappant et je ne sais comment 1 idee de comparer ces deux tĂȘtes ne m’est pas venue plus tĂŽt. Il est vra .1 que je n’en avtfis pas encore eu l’occasion. Maintenant. que j ai revu ChĂ©nerailles en peinture, aprĂšs avoir cause de prĂšs avec la SĂ©verine, je suis sĂ»t qu’ils sont du mĂȘme sang... il parait qu ils ne s’en cachent pas, puisque cette espĂšce de gouvernante expose dans ses petits appartements le portrait du marquis. A quel degrĂ© sont-ils parents?... S’ils Ă©taient frĂšre et sƓur, la Dahun qui est... ou se dit... demoiselle, s’appellerait Chenerailles comme ce marquis... Ă  moins que celui-ci ne se donne un nom qui n’est pas le sien... et je n’en serais pas trĂšs surpris... Madame de Noyai doit savoir Ă  quoi s’en tenir sur la famille et sur les relations de sa gouvernante. Demain elle me renseignera. Maintenant, conclut Robert en pirouettant sur ses talons avec la belle insouciance qui formait le fond de son caractĂšre il s agit de ne pas manquer le train. » Il ne le manqua pas. Sceaux n'est pas loin de Chatenay et il avait de bonnes jambes. Il arriva cinq minutes avant l’heure du dĂ©part et il sauta dans un compartiment vide, en maugrĂ©ant tout haut contre le petit-bleu qui le rappelait Ă  Paris. Au fond, il Ă©tait trĂšs inquiet. II redoutait un dĂ©sastre financier qui 1 aurait ruinĂ© et il savait grĂ© Ă  Vignemale de l’avoir averti quoiqu il ne comprĂźt rien Ă  sa dĂ©pĂȘche. PassagĂšrement Ă©clairĂ© par une lueur de sagesse, Robert se disait que cette alerte lui servirait de leçon et se promettait de renoncer dĂ©finitivement Ă  cet infernal jeu de Bourse qui ne lui avait, jamais procurĂ© que des Ă©motions dĂ©sagrĂ©ables. , C’était d ailleurs le seul parti qu’il eĂ»t Ă  prendre, puisqu’il Ă©tait dĂ©cide Ă  quitter Paris et Ă  n’y revenir que mariĂ©. Il l’avait jurĂ© et il comptait tenir sa parole; mais il savait bien — et madame de Noyai savait aussi — qu’on ne se marie pas du jour au lendemain, pas plus Ă  l’étranger qu’en France. Il y a de longues formalitĂ©s Ă  remplir, et les fiancĂ©s de la villa des'Roses auraient forcĂ©ment le temps de rĂ©flĂ©chir avant de s’unir par un lien irrevocable. Aussi, pendant le court voyage de Sceaux Ă  Paris, en chemin de fer Robert pensa-t-il beaucoup moins Ă  l’avenir conjugal qui 1 attendait en Italie qu’aux menaçantes nouvelles qu’il allait apprendre en descendant du train. Il ramenait peu de voyageurs, ce train de cinq heures. Les excursionnistes du dimanche dĂźnent volontiers Ă  la campagne et les premiĂšres classes Ă©taient presque vides. En descendant, Ă  l’arrivĂ©e, Robert chercha des yeux Vigne- male. Il n’y avait pas dix personnes dans la salle d’attente et Vignemale n’y Ă©tait pas. Le train Ă©tait entrĂ© en gare quelques minutes aprĂšs l’heure rĂ©glementaire. Vignemale, arrivĂ© trop tĂŽt, avait-il dĂ©jĂ  quittĂ© la place? Evidemment non; mais il pouvait ĂȘtre en retard. L’em- barcadĂšre de Sceaux est trĂšs loin des grands boulevards, et les nacres, Ă  Pans, ne vont pas vite. Robert attendit. Il se planta sur la plus haute marche de l’escalier et il y resta en observation espĂ©rant voir poindre Ă  l’entrĂ©e de la cour, Vignemale assis dans quelque Victoria attelĂ©e d’un cheval poussif. Il n’aperçut que des cochers en maraude qui circulaient au pas, cherchant Dratique Pas le moindre Vignemale Ă  l’horizon. Dix minutes se passĂšrent. Robert trĂ©pignait d’impatience et les suppositions les plus incohĂ©rentes lui venaient Ă  l’esprit. Pour quelle cause Vignemale manquait-il au rendez-vous donnĂ© par le tĂ©lĂ©graphe ?... Fallait-il croire que le dĂ©sastre qu’il voulait prĂ©venir Ă©tait consommĂ© et que le pauvre garçon n’avait pas osĂ© venir apporter Ă  son ami la nouvelle de ce malheur ? Je le connais, l’animal, gromelait du Plessis; il est fou en affaires; mais il n’est pas malhonnĂȘte. S’il m’a jouĂ© le tour de me ruiner, il est trĂšs capable de se faire sauter la cervelle... Je serais dans une jolie situation !... Mais dans quelle mauvaise opĂ©ration a-t-il bien pu me fourrer, depuis que je l’ai quittĂ©, hier, Ă  trois heures ?... Ce serait donc, hier soir, Ă  la petite Bourse... Qu’est-il arrivĂ© depuis?... Ce matin, il n’y avait aucune apparence de crise ministĂ©rielle, et il n’était question d’aucun incident avec l’Alle- magne. C’est impossible ! Un homme arriva, criant les journaux du soir. Robert les acheta et y chercha vainement l’annonce d’un Ă©vĂ©nement poli- tique ou financier. Vignemale n’arrivait toujours pas. Robert, outrĂ©, _ eut une vellĂ©itĂ© de retourner Ă  Sceaux par le piemiei train qui allait partir, et il n’aurait peut-ĂȘtre pas mal fait ; mais la colĂšre l’emporta. FIGARO ILLUSTRÉ 87 Je le trouverai, dit-il entre ses dents; il faut que je le trouve et qu’il m’explique sa conduite... L’amitiĂ© a des bornes... S’il s’est moquĂ© de moi, il me le paiera cher. » Sans plus dĂ©libĂ©rer, Robert hĂ©la un cocher qui passait et sauta dans la voiture en disant Rue de Provence, 36 » — l’adresse de Raoul Vignemale. Il n’espĂ©rait pas l’y rencontrer, mais il espĂ©rait qu’on l’y renseignerait. Par extraordinaire, le fiacre marchait bien et vingt minutes aprĂšs, il entra dans la rue Drouot. C’était lĂ  que se trouvaient les bureaux de l’agent de change qui comptait Vignemale parmi ses associĂ©s — associĂ© pour un huitiĂšme. L’idĂ©e vint Ă  Robert de demander en passant si on ne l’y avait pas vu. C’était dimanche ; mais la veille d’une liquidation les em- ployĂ©s ont de la besogne, et justement Robert aperçut, sous la porte cochĂšre, .le vieux caissier des titres qu’il connaissait et qu’il appela. Ce brave homme sourit quand du Plessis s’informa si Vignemale Ă©tait venu, en ayant soin d’ajouter Oh ! je sais bien qu’il ne travaille pas les jours fĂ©riĂ©s... mais le bruit court qu’il est arrivĂ© de grosses nouvelles... d’Egypte...» Il disait d’Égypte », comme il aurait dit des Iles BalĂ©ares », au hasard. Pas que je sache, rĂ©pondit le caissier. Je viens de voir le patron... il m’en aurait parlĂ©. Calme plĂ ĂŻ partout, cher monsieur. On est Ă  la hausse en plein... et demain, en Bourse, la rente montera comme une soupe au lait. » DĂ©cidĂ©ment, l’aventure tournait Ă  la mystification. DĂ©livrĂ© d’une grosse inquiĂ©tude, Robert respira; mais il ne se tint pas pour satisfait, et il se fit conduire rue de Provence. Il se demandait maintenant s’il avait bien interprĂ©tĂ© les termes du tĂ©lĂ©gramme de Raoul. Le mot sauterions » pouvait s’en- tendre de plus d’une façon. Il s’agissait peut-ĂȘtre d’une affaire qui n’avait rien de commun avec la situation de la place et par suite de laquelle Vignemale avait absolument besoin de l’assis- tance. immĂ©diate de son ami. Ils Ă©taient assez- liĂ©s pour que du Plessis lui pardonnĂąt de l’avoir dĂ©rangĂ© dans un cas pareil. Restait Ă  expliquer pourquoi Vignemale n’était pas venu Ă  la gare. Rue de Provence, Robert apprit que Vignemale venait de sortir en disant Ă  son concierge qu’il allait au cercle. Sur quoi, Robert, Ă  bout de conjectures, pensa que son cama- rade avait ramassĂ© une querelle et cherchait des tĂ©moins. Il le savait mauvais coucheur. La supposition n’avait donc rien d’invraisemblable. Le cercle dont ils faisaient partie tous les deux Ă©tait Ă  deux pas, boulevard des Capucines. Robert y courut, toujours en fiacre, et quand il y arriva, la premiĂšre figure qu’il aperçut en levant les yeux vers le premier Ă©tage, ce fut celle de Robert Vignemale, appuyĂ© sur la rampe du balcon et fumant tranquillement un Ă©norme cigare. C’est trop fort ! grommelait Robert en sautant sur le trottoir, aprĂšs avoir payĂ© son cocher. Monsieur flĂąne ici, pendant que je cours aprĂšs lui ! Je ne sais pas s’il a un duel, mais c’est Ă  moi d’abord qu’il va avoir affaire. » Vignemale, du haut de son observatoire, l’avait aperçu et il exĂ©cutait une joyeuse pantomime, levant les bras au ciel pour saluer l’apparition d’un ami qu’il n’attendait pas, et, Ă  grand ren- fort de gestes, l’invitant Ă  monter. Robert ne se fit pas prier. Il enjamba quatre Ă  quatre les marches du large escalier, et il entra comme un obus dans les salons du cercle, Ă  peu prĂšs dĂ©serts par ce dimanche printanier quatre joueurs de whist attablĂ©s dans un coin et deux ou trois vieillards sommeillant, allongĂ©s sur des fauteuils Ă  bascule. Per- sonne au balcon oĂč Vignemale prenait le frais. Te voilĂ  ! s’écria-t-il en se reculant pour faire une place Ă  du Plessis. Parbleu ! tu tombes bien !... J’étais en train d’avaler ma langue et j’aurais dĂźnĂ© ici avec des birbes qui m’assomment. Nous allons frĂ©ter un cab qui nous mĂšnera faire un tour au Bois, et nous finirons notre soirĂ©e aux Ambassadeurs ou au cirque. Ça te va-t-il ? — Je te rĂ©pondrai quand tu m’auras dit pourquoi tu m’as rappelĂ© Ă  Paris. — Moi!... Ah! elle est raide, celle-lĂ ! J’aurais Ă©tĂ© fort empĂȘ- chĂ© de t’écrire... je ne savais pas oĂč tu Ă©tais. — Tu le savais si bien, que tu as parfaitement mis l’adresse. — Villa des Roses, hein ? demanda Vignemale en clignant de l’Ɠil d’un air moqueur. — Oui... villa des Roses... et — Bon ! tu entres dans la voie des aveux. Tu es si cachottier que tu ne m’as jamais dit oĂč tu passes tous tes dimanches depuis six semaines, et tu me rendras cette justice que je ne te l’ai jamais demandĂ©... Mais je l’ai devinĂ©... et si tu te figures que je suis le seul!... Tes voyages Ă  Chatenay, c’est le secret de Polichinelle, dans notre monde de la Bourse... — Il ne s’agit pas de cela, interrompit sĂšchement Robert. Tu m’as tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu m’attendrais Ă  cinq heures, Ă  l’arrivĂ©e du train de Sceaux. Je veux savoir pourquoi tu ne t’y es pas trouvĂ©. — - Par la raison bien simple que je ne t’y avais pas donnĂ© rendez-vous. — Tu oses le nier? — - Absolument. » Robert tira de sa poche le tĂ©lĂ©gramme et le mit sous le nez de Vignemale qui demanda, sans s’émouvoir — - Qu’est-ce que c’est que ce petit-bleu ? — C’est toi qui me l’as expĂ©diĂ©. Nieras-tu ta signature ? — Je ne la nierais pas si je la voyais sur l’original de la dĂ©- pĂȘche; mais une signature tĂ©lĂ©graphiĂ©e ne signifie rien... Quel- qu’un s’est servi de mon nom et je serais curieux de savoir qui... Laisse-moi un peu examiner ce papier suspect. » Et aprĂšs y avoir jetĂ© les yeux, Vignemale s’écria Tu as cru qu’il venait du bureau de Sceaux ? — Naturellement. — As-tu vu le petit tĂ©lĂ©graphiste qui l’a apportĂ© ? — Non, il m’a Ă©tĂ© remis par un valet de pied qui l’a reçu. — Alors, je suis fixĂ©. Mon cher, ceci est un faux tĂ©lĂ©gramme, et je m’étonne que tu t’y sois trompĂ©. Si tu l’avais regardĂ© avec FIGARO ILLUSTRE un peu d’attention, tu aurais remarquĂ© que l’enveloppe ne porte pas de timbre d’arrivĂ©e et que le corps de la dĂ©pĂȘche a Ă©tĂ© Ă©crit Ă  la main, au lieu d’ĂȘtre imprimĂ© par l’appareil. — C’est vrai, murmura du Plessis aprĂšs avoir vĂ©rifiĂ©. On aurait donc volĂ© ce papier bleu dans un bureau de tĂ©lĂ©graphe?... — Probablement... Et ce n’est pas difficile. Il y a toujours des formules qui traĂźnent sur les tables oĂč le public Ă©crit les tĂ©lĂ©grammes. — - Mais pourquoi m’a-t-on envoyĂ© cette fausse dĂ©pĂȘche ? Pour te faire une farce, parbleu ! Mais, qui ? Tout ce que je sais, c'est que je n’y suis pour rien. Quant Ă  l’auteur de cette fumisterie, tu finiras certainement par le dĂ©- couvrir. — Je ne vois pas comment je pourrais... — - Si j’étais Ă  ta place, je me dirais Nous sommes en mai... donc ceci n’est pas un poisson d’avril. Un simple farceur n’au- rait pas pris tant de peine pour l’unique plaisir de me faire faire un voyage inutile. Il avait un but. Je commence Ă  le croire ; mais quel but?... - Si tu Ă©tais mariĂ©, on pour- rait supposer qu’un joli Monsieur a inventĂ© ce truc pour te dĂ©cider Ă  lui laisser le champ libre auprĂšs de ta femme... Mais comme tu n’as pas encore fait la sottise de te conjoindre, tu n’es pas dans ce cas-lĂ ... A moins que... — - AchĂšve ! — Non... non... je ne me mĂȘle jamais des affaires de cƓur de mes amis, quand mes amis ne m’en parlent pas, et comme tu ne m’as jamais dit un mot des tiennes, tu trouveras bon que je garde mes hypothĂšses pour moi. » Robert commençait Ă  com- prendre et comme il n’avait plus de motifs pour cacher ses visites Ă  la baronne, puisque Vignemale et d’autres les connaissaient Eh bien ! oui, dit-il brus- quement, j’étais chez madame de Noyai, quand on m’a remis cette fausse dĂ©pĂȘche. Es-tu tou- jours d’avis qu’on me l’a expĂ©diĂ©e pour m’éloigner ? — Ça m’en a tout l’air. Je ne sais pas oĂč tu en es avec elle; mais assurĂ©ment, ce n’est pas pour voir si les feuilles poussent aux arbres que tu vas tous les jours Ă  Chatenay . . . tu y vas pour flirter... Tu n’es peut-ĂȘtre pas le seul et un rival que ta prĂ©- sence gĂȘnait Ă  bien pu te jouer ce tour. D’accord avec la baronne ? Tout au moins avec le larbin qui t’a apportĂ© ce petit-bleu , comme s’il l’avait reçu des mains d’un employĂ© du tĂ©lĂ©graphe... Mais’dis-moi donc un peu ce que tu t’es imaginĂ© en lisant ce logogriphe... — J’ai cru que tu m’avais engagĂ© sans ma permission dans une mauvaise affaire et que je risquais de perdre beaucoup d’argent. — Tu as une jolie opinion de moi ! — Je n’ai pas pris le temps de rĂ©flĂ©chir. — Bon ! mais moi qui rĂ©flĂ©chis, je constate que le faussaire me connaĂźt et sait que nous opĂ©rons Ă  la Bourse de compte Ă  demi... La preuve c’est qu’il s’est servi de mon nom... Jela trouve mauvaise!... et je voudrais mettre la main sur ce polisson pour lui tirer les oreilles... et mĂȘme pour les lui couper, s’il en vaut la peine. Veux-tu m’aider Ă  le chercher ? — Je ne demande pas mieux. — Alors, il faut me dire toute la vĂ©ritĂ© sur les relations que tu as renouĂ©es avec la baronne de Noyai. Il me semble que tu as un peu changĂ© d’opinion depuis le jour oĂč elle a Ă©tĂ© acquittĂ©e... Tu la croyais coupable... — J’ai acquis la certitude qu’elle Ă©tait innocente, dit vivement Robert. — Et moi qui la dĂ©fendais, j’en doute maintenant. — Parce que tu ne la connais pas. Si tu la voyais, si tu l’en- tendais, tu serais convaincu, comme je le suis, qu’elle a Ă©tĂ© accusĂ©e Ă  tort. — Ainsi soit-il ! Ce qu’il y a de certain, c'est que sa cousine a Ă©tĂ© bel et bien assassinĂ©e... — Par un inconnu qui rĂŽdait autour de la villa des Roses et qui poursuivait la pauvre enfant de ses dĂ©clarations. — Qu’en sais-tu?... Si c’est madame de Noyai qui te l’a dit, le tĂ©moignage est sujet Ă  cau- ‱ tion... Mais je n'ai pas la moin- dre envie d’instruire Ă  nouveau le procĂšs de la baronne... Je n’ai qu’une question Ă  te poser et je te prie d’y rĂ©pondre nette- ment. Es-tu son amant ? — Non, et je ne le serai ja- mais. — VoilĂ  qui est catĂ©gorique... et incomprĂ©hensible. Est -ce qu’elle ne te plaĂźt pas?... Ou bien qu’elle ne veut pas de toi? — Je ne serai pas son amant, parce que je veux l’épouser. — Te moques-tu de moi ?... Ou parles-tu sĂ©rieusement ? — TrĂšs sĂ©rieusement. Je l’ai- me, je suis sĂ»r d’ĂȘtre aimĂ©, et je suis las de vivre comme je vis. — A quand la noce ? de- manda Vignemale avec un sang- froid imperturbable. — Madame de Noyai va re- tourner en Italie; je partirai avec elle ou j’irai l’y rejoindre, et nous nous marierons lĂ -bas. — C’est dommage... Si tu te mariais Ă  Paris, on refuserait du monde Ă  la porte de l’église. — Fais-moi grĂące de tes apprĂ©ciations, rĂ©pliqua sĂšche- ment Robert du Plessis. Tu m’as demandĂ© oĂč j’en Ă©tais avec ma- dame de Noyai; je viens de te le dire, et je ne t’ai pas demandĂ© ton avis. Je ne te demande mĂȘme pas de me garder le se- cret . Peu m’importe que le monde m’approuve ou me blĂą- me. J’ai le courage de mon opi- nion. Maintenant, rest,ons-en lĂ , \ je te prie. Toutes les objections que tu pourrais me faire ne chan- geraient rien Ă  ma rĂ©solution. — Moi, te prĂȘcher!... Pour qui me prends-tu, mon cher ? Tu es bien libre de te marier Ă  ta fantaisie. Tous les goĂ»ts sont dans la nature ; le meilleur est celui qu’on a... VoilĂ  ma devise.... Et s’il ne fallait pas passer les Alpes pour ĂȘtre un de tes tĂ©moins, je t’en servirais trĂšs volontiers... Je ne te reproche qu’une chose, c’est de ne pas m’avoir averti plus tĂŽt. — Je viens de m’engager aujour- d’hui seulement. — LĂ -bas?... A la Villa des Ro- ses ?. . . Alors 1 epetit-bleu qui t’a rappelĂ© Ă  Paris est bien mal tombĂ©, et puisque tu as cru qu'il Ă©tait de moi, tu as dĂ» m’envoyer Ă  tous les diables. — J’en conviens. C’est en nous promenant dans le parc que nous avons - Ă©changĂ© notre parole, madame de Noyai et moi. On m’a remis le tĂ©lĂ©- gramme un quart d'heure aprĂšs. — L’as-tu montrĂ© Ă  la baronne ? — Naturellement... et c’est elle qui m’a conseillĂ© de partir. Je la reverrai demain matin. — -OĂč cela ? — A Chatenay... Et je ferais peut-ĂȘtre bien d’y retourner dĂšs ce soir pour la rassurer. » Vignemale hocha la tĂȘte comme un chirurgien qui se trouve en prĂ©sence d’un beau cas pathologique. Et il se disait Toi, mon bonhomme, tu es pincĂ© dans les grands prix ; mais je te sauverai malgrĂ© toi. Et il dit gaiement Tu aurais tort. Elle s’imaginerait que tu es jaloux et d’ailleurs il ne faut jamais surprendre les femmes. Mainte- nant, j’espĂšre que tu ne te dĂ©fies plus de moi et que tu vas me permettre de chercher Ă  Ă©claircir avec toi le mystĂšre de la fausse dĂ©pĂȘche. — TrĂšs volontiers ; je te l’ai dĂ©jĂ  dit. — Alors, tu ne te fĂącheras pas si je te demande comment vit madame de Noyai, Ă  la campagne. — Elle y vit trĂšs retirĂ©e... elle n’y reçoit que moi. — Mais elle a un Ă©tat de maison ? — TrĂšs restreint. Une femme de chambre, un valet de pied et une gouvernante. — Que diable peut-elle faire d’une gouvernante ? — C’est l’ancienne institutrice de sa cousine... elle l’a gardĂ©e FIGARO ILLUSTRÉ 89 comme demoiselle de compagnie... une demoiselle de trente-cinq ans qui rĂ©pond au joli petit nom de SĂ©verine. — Elle en a un autre, je suppose? — Son nom de famille est Dahun. — Dahun ?... c’est drĂŽle... la charge oĂč je suis intĂ©ressĂ© compte parmi ses clientes une dame Dahun qui fait de grosses opĂ©ra- tions... elle a achetĂ© l’autre jour pour huit cent mille francs de Suez... Ă  terme... et elle est venue hier lever les titres. — AssurĂ©ment, ce n’est pas celle-lĂ  que j’ai vue Ă  la villa des Roses. — La capitaliste dont je te parle habite Paris... dans le quar- tier des Champs-ElysĂ©es... je ne l'ai jamais vue, mais je ne sais qui m’a racontĂ© qu’elle s’était enrichie en gĂ©rant la fortune d’un mĂ©nage de millionnaires. Elle aurait commencĂ© par ĂȘtre la maĂź- tresse du mari et elle serait restĂ©e l’amie de la femme. Je me ren- seignerai plus exactement. Comment est la demoiselle de compa- gnie de la baronne ? Pas mal du tout, en dĂ©pit de son Ăąge... une rousse avec des yeux superbes... des yeux de feu et une physionomie Ă©tonnam- ment intelligente. Sur quel pied est-elle avec madame de Noyai? Sur un pied d’intimitĂ© et. presque d’égalitĂ©, autant que j’ai pu en juger... je ne la connaissais guĂšre que de vue quand aujour- d’hui, pour la premiĂšre fois, elle m’a parlĂ©. — Assistait-elle au coup de la dĂ©pĂȘche? — Non. Pourquoi cette question? Pourquoi r... voyons!... tu sais bien qu’un chien d’arrĂȘt avant de se^ mettre Ă  quĂȘter, commence par prendre le vent de tous les cĂŽtĂ©s... tu es le chasseur, et je suis le chien puisque je vais t’aider Ă  chercher le drĂŽle qui t’a mystifiĂ©. Bon ! mais cette SĂ©verine n’y est pour rien. Qui sait ?... suppose que tes. frĂ©quentes visites Ă  la baronne lui dĂ©plaisent... Elle aurait pris un bon moyen pour t’en dĂ©goĂ»ter. — Et pourquoi mes visites Ă  madame de Noyai lui dĂ©plai- raient-elles? ' , Elle a peut-ĂȘtre une toquade pour toi. Ça arrive aux vieilles filles, ces choses-lĂ . J’en ai connu une qui Ă©tait folle d’un jeune homme. Il ne voulait pas d’elle et elle ne pouvait pas le forcer Ă  l’épouser, mais elle l’a empĂȘchĂ© de se marier. DĂšs qu’il faisait la cour Ă  une femme, elle tendait des piĂšges Ă  sa rivale et elle rĂ©us- sissait toujours Ă  la perdre de rĂ©putation. Elle l’aurait tuĂ©e, je crois, plutĂŽt que de souffrir que le monsieur l’épousĂąt... et elle en est venue Ă  ses fins... il est restĂ© garçon. -7 Ta su PP os ition n’a pas le sens commun. Cette SĂ©verine se soucie fort, peu de moi... mais je sais que madame de Noyai a des ennemis qui voudraient la contraindre Ă  s’éloigner de Cha- tenay. — Vraiment ? -7 Je ne voulais pas le croire, mais j’en ai eu la preuve aujour- d'hui. Une troupe de polissons est venue chanter devant une des grilles de son parc des chansons injurieuses et j’ai reconnu le chef de la bande... Tu l’aurais reconnu aussi, car tu le rencontres tous les jours... c’est un ancien danseur des bals publics qui s’est fait remisier... — Colimard !... Jules Colimard ! — Au Moulin-Rouge, on l’appelait Fil-de-Soie. — Parfaitement. Et maintenant, il travaille pour un coulis- sier. C’est Ă  dĂ©goĂ»ter de la Bourse. — Et il a des clients? — Des clients trĂšs calĂ©s. J’en connais un qui lui fait gagner de trĂšs beaux courtages... le marquis de ChĂ©nerailles... tu le connais aussi, car tu m’as racontĂ© jadis qu’un soir, il t’a tirĂ© des mains de trois chenapans qui t’avaient assailli dans la rue. Est-ce que tu l’as revu depuis qu’il t’a secouru si Ă  propos? — Je l’ai rencontrĂ©, voilĂ  tout. — Tu auras maintenant l’occasion de le voir de prĂšs et assez souvent. Il s’est fait prĂ©senter au Cercle. 11 y a dĂźnĂ© hier et aprĂšs le dĂźner il m’a gagnĂ© vingt-cinq louis Ă  l’écartĂ©... juste la moitiĂ© des cinquante que t’a fait perdre jadis contre moi l’acquittement de la baronne. » Ces souvenirs, Ă©voquĂ©s coup sur coup, mirent Robert du Plessis dans un Ă©tat d’agitation qu’il cherchait inutilement Ă  dis- simuler. Vignemale. semblait prendre Ă  tĂąche de le surexciter, en remet- tant sur le tapis de vieilles histoires qui n’avaient, en apparence, aucun rapport avec ce qu’il appelait le coup du petit-bleu. Et Robert commençait Ă  se demander si Vignemale n’avait pas touchĂ© juste en insinuant qu’il y avait au fond de tout cela une rivalitĂ© de femmes. SĂ©verine n’avait-elle pas dit que si la baronne se remariait, elle quitterait la maison? M. de ChĂ©ne- railles. n’avait-il pas offert son portrait Ă  l’ancienne institutrice qui lui ressemblait tant? Et ce gentilhomme employait comme intermĂ©diaire Ă  la Bourse, Colimard, dit Fil-de-Sole, qui s’en allait le dimanche, Ă  Chatenay, narguer madame de Noyai. Tous ces gens-lĂ  s’entendaient-ils contre la baronne? Si M. de ChĂ©nerailles eĂ»t Ă©tĂ© son ennemi, il n’aurait pas pris sa dĂ©fense dans la chambre des dĂ©libĂ©rations du Jury. L’était-il devenu depuis l’acquittement qu’il avait enlevĂ© si brillamment ? Autant de problĂšmes que Robert n’était pas en Ă©tat de rĂ©soudre. Vignemale, qui l’observait du coin de l’Ɠil, ne cherchait point Ă  le tirer d’embarras. On eĂ»t dit qu’il prenait plaisir Ă  l’y voir et il coupa court Ă  la situation, en disant d’un air dĂ©gagĂ© Mon cher, tu as bien de la bontĂ© de te mettre martel en tĂȘte pour si peu de chose. Tout s’éclaircira, un jour ou l’autre. D’ail- leurs, puisque tu es dĂ©cidĂ© Ă  Ă©pouser, l’histoire du faux tĂ©lĂ©- gramme ne signifie rien et je ne comprends pas que tu t’en prĂ©oc- II. 23 FIGARO ILLUSTRE go cupes si fort. Il sera temps demain d’y penser. La nuit porte conseil, allons dĂźner aux Champs-ElysĂ©es. — Allons ! » dit Robert plus rĂ©signĂ© que rassurĂ©. Ils avaient quittĂ© le balcon et ils traversaient le grand salon pour descendre sur le boulevard, quand' un valet de chambre du Cercle prĂ©senta sur un plateau une lettre Ă  Robert du Plessis, en disant Elle est arrivĂ©e hier... Mais monsieur n’est pas venu le soir. » Robert la prit avec un geste d’impatience. Les messages le poursuivaient. J’ai comme une idĂ©e que c’est d’une femme, » dit Vigne- male. Le pli large et carrĂ© n’avait pourtant pas l’air d’un billet doux. Robert fit sauter le cachet et chercha inutilement la signature. Serait-ce encore une fumisterie?» demanda gaiement Vigne- male. La lettre avait quatre pages d’une grosse Ă©criture rĂ©guliĂšre, une Ă©criture de teneur de livres, et Robert y lut ceci Un ami que vous ne connaissez pas tient Ă  vous empĂȘcher de faire une sottise dont vous vous repentiriez toute votre vie. Vous vous ĂȘtes laissĂ© enguirlander par la plus fausse et la plus perverse des baronnes. Elle a des vues sur vous et depuis qu’elle vous a attirĂ© Ă  Chatenay, elle a dĂ©jĂ  rĂ©ussi Ă  vous per- ce suader qu’elle n’a pas tuĂ© sa cousine. La vĂ©ritĂ© est. qu’elle ne l’a pas tuĂ©e de sa main ; elle est bien trop lĂąche. Mais c’est elle qui l’a condamnĂ©e Ă  mort et le meurtrier n’a fait qu’exĂ©cuter la sentence. J’ai des preuves et quoique l’ineptie, du jury qui l’a acquittĂ©e lui ait assurĂ© l’impunitĂ©, il ne tiendrait qu’à moi de la livrer au mĂ©pris et Ă  l’exĂ©cration des honnĂȘtes gens. Mais son complice qui, lui, n’a pas Ă©tĂ© jugĂ©, paierait pour elle, si je le -dĂ©nonçais et ce serait injuste, car il n’a Ă©tĂ© qu’un instrument. Je ne le dĂ©noncerai pas, mais il faut que vous sachiez ce que vaut cette femme et ce qu’elle veut. Il y a cinq ans qu’elle s’est jurĂ© de vous Ă©pouser. Le jour oĂč Jeanne lui a avouĂ© qu’elle vous aimait, le crime a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© et, le lendemain, la malheu- reuse enfant tombait frappĂ©e Ă  mort dans une allĂ©e du parc oĂč la guettait le meurtrier que la baronne y avait amenĂ©. Cette femme est un monstre. Elle ferait sauter une ville pour satis- faire un de ses caprices et elle compte sur vous pour lui rou- vrir les portes du monde qui l’a chassĂ©e. Elle n’a pas encore osĂ© dĂ©masquer ses projets, mais elle ne tardera guĂšre, car sa situation Ă  Chatenay n’est plus tenable.. Elle. va ĂȘtre forcĂ©e de partir et elle vous proposera de la suivre. Si vous aviez la fai- te blesse d’y consentir, vous seriez un homme Ă  la mer. Il est encore temps de rompre. Vous voilĂ  averti. Si vous ne suivez pas l’avis dĂ©sintĂ©ressĂ© que je vous donne, ne vous en prenez qu’à vous-mĂȘme de tous les malheurs qui rĂ©sulteront de votre folie ! » Eh bien? » interrogea Vignemale. Robert lui passa la lettre, en disant Lis. Elle est anonyme. Qu’en penses-tu ? — Qu’elle a Ă©tĂ© Ă©crite par une femme, dit Vignemale, aprĂšs avoir lu. — Je n’en crois rien. C’est une Ă©criture d’homme. — Les idĂ©es sont certainement d’une femme... quant Ă  l’écri- ture, c’est la mĂȘme que celle du tĂ©lĂ©gramme; vois plutĂŽt, reprit Vignemale, en mettant sous les yeux de son ami la piĂšce de com- paraison. — - Il y a de l’analogie, mais... — C’est la mĂȘme, te dis-je, et voilĂ  une dĂ©couverte qui pourra nous mettre sur la bonne voie. On t’a Ă©crit hier pour te dĂ©tour- ner d’aller Ă  Chatenay. On t’a tĂ©lĂ©graphiĂ© aujourd’hui pour t’en faire dĂ©guerpir. Et les deux messages sont de la mĂȘme main... — Et tu en conclus?... — Que la baronne a une ennemie dans son entourage... — Une ennemie qui la calomnie indignement. — - Je ne sais pas si elle la calomnie. C’est trĂšs canaille les lettres anonymes, mais on n’a pas toujours tort de faire son profit des indications qu’on y trouve. — Alors, tu crois que madame de Noyai a payĂ© un scĂ©lĂ©rat pour assassiner sa cousine, Ă  seule fin d’empĂȘcher sa cousine de m’épouser ? — Je n’affirme rien, mais il y a longtemps que cette idĂ©e-lĂ  m’est venue. Te rappelles-tu notre conversation Ă  la cour d’as- sises?... Je t’ai demandĂ© si la baronne n’aVait pas eu un sentiment pour toi. Tu t’es fĂąchĂ© tout rouge. Je plaisantais alors, mais il me parait maintenant que j’avais devinĂ©... et tu peux t’attendre Ă  de nouvelles dĂ©nonciations, quand madame de Noyai sera ta femme. Mais je n’ai pas de conseils Ă  te donner, car je suis pour la libertĂ© individuelle... je t’ai dĂ©jĂ  fait Ă  ce sujet ma profession de foi. Epouse ou n’épouse pas, mon cher!... nous resterons toujours bons amis. Et si je pince l’aimable farceuse qui s’est servi de mon nom, j’aurai avec elle une petite explication qui lui ĂŽtera l’envie de recommencer. Pour le moment, nous n’avons rien de mieux Ă  faire que de dĂźner en plein air, pour nous rafraĂźchir les idĂ©es. Je propose la terrasse du cafĂ© des Ambassadeurs. Nous y trouverons peut-ĂȘtre des gens de connaissance et nous terminerons cette petite fĂȘte au concert. Tu as renoncĂ©, je suppose, Ă  l’idĂ©e saugrenue de retourner, ce soir, Ă  Chatenay? — ComplĂštement. — Alors, en route pour les Champs-ElysĂ©es et Ă  demain les affaires sĂ©rieuses. » Robert suivit son ami sans se faire prier. La lettre anonyme et les commentaires de Vignemale avaient jetĂ© une douche d’eau froide sur l’enthousiasme de l’amoureux de la baronne et il s’aper- cevait un peu tard qu’il s’était trop pressĂ© de s’engager. Il n’était certes pas convaincu que madame de Noyai fĂ»t coupable, mais il commençait Ă  douter qu'elle fĂ»t innocente et il Ă©tait disposĂ© Ă  prendre le temps d’éclaircir ses doutes, avant de se lier pour la vie. Il ne craignait pas d’ĂȘtre ruinĂ©, puisque l’avis qu’il avait reçu n’était qu’une mystification et tout en se promettant de renoncer aux spĂ©culations hasardeuses, il se prĂ©occupait surtout de sa nouvelle situation vis-Ă -vis de la dame de la villa des Roses. Mais il ne lui dĂ©plaisait pas d’oublier jusqu’au lendemain les soucis qui le tourmentaient et il agrĂ©a trĂšs volontiers la proposition de passer la soirĂ©e en joyeuse — ou tout au moins en nombreuse compagnie. Les deux amis avaient causĂ© longuement avant de quitter le Cercle et quand ils arrivĂšrent au restaurant des Ambassadeurs, ils le trouvĂšrent encombrĂ©. La tempĂ©rature de ce dimanche printa- nier avait attirĂ© lĂ  le ban et l’arriĂšre-ban des amateurs de dĂźners en plein air. Il y en avait partout et, sur la terrasse qui domine le concert, toutes les tables Ă©taient occupĂ©es. Des Ă©trangers apparte- nant au genre rastacouĂšre l’avaient envahie ; des gommeux de troisiĂšme catĂ©gorie y faisaient la fĂȘte avec des demoiselles sans importance, et des couples bourgeois s’y Ă©taient installĂ©s pour se rĂ©galer de bonne cuisine et de musique gratuite. Diable! grogna Vignemale, nous sommes volĂ©s... pas une tĂȘte de notre monde!... pas une horizontale un peu cotĂ©e... et qui pis est, pas une place !... Nous allons ĂȘtre obligĂ©s d’aller chercher fortune ailleurs. » Robert, mieux avisĂ© que son camarade, venait d’apercevoir, tout prĂšs d’eux, assis tout seul Ă  une table oĂč quatre convives auraient pu dĂźner Ă  l’aise, un monsieur qu’il ne s’attendait guĂšre Ă  rencontrer lĂ  et qui s’était empressĂ© de le saluer. Tiens! dit Ă  demi-voix Vignemale, le gros client de Coli- mard!... s’il Ă©tait gentil, ce capitaliste, il nous offrirait de faire mettre, en face de lui, deux couverts pour nous. Tu le connais FIGARO ILLUSTRÉ 9i de longue date et depuis qu’il est de notre Cercle, il m’a dĂ©jĂ  gagnĂ© vingt-cinq louis. Il ne lui en coĂ»terait rien de nous faire une politesse et nous ne serions pas obligĂ©s de dĂ©camper faute de chaises pour nous asseoir ». Le gros client de Colimard, c’était le marquis de ChĂ©nerailles, et il devina sans doute ce que Vignemale disait Ă  son ami, car il se leva et vint, de la meilleure grĂące du monde, les inviter Ă  prendre place Ă  la table oĂč il dĂźnait solitairement. J’attendais, leur dit-il, deux amis qui m'ont fait faux bond ; je ne les attends plus et j’ai deux places Ă  vous offrir. » Vignemale ne fit pas de façons pour accepter et Robert n’en lit que pour la forme. En d'autres circonstances, il aurait peut-ĂȘtre hĂ©sitĂ©, mais il lui sembla qu’il fallait profiter de cette rencontre imprĂ©vue pour Ă©lucider certains cĂŽtĂ©s obscurs de sa situation prĂ©sente l’histoire du portrait, par exemple ce portrait qu’il avait vu chez la demoi- selle de compagnie. Il y avait aussi les rapports entre le marquis et Colimard, dit Fil-de-Soie, qu'il aurait voulu tirer au clair. Deux sujets difficiles Ă  aborder; mais, entre hommes, dans un dĂźner improvisĂ©, la causerie va par ricochets. Il ne s’agissait que de trouver un joint, et ce joint Vignemale pourrait le fournir, Vigne- male qui parlait Ă  tort et Ă  travers de tout, mĂȘme de ce qu’il ne savait pas. M. de ChĂ©nerailles, que Robert du Plessis avait peu pratiquĂ©, Ă©tait d’un naturel beaucoup moins exubĂ©rant et les rares relations qu’ils avaient eues ensemble Ă©taient toujours restĂ©es cĂ©rĂ©mo- nieuses ; mais, ce soir-lĂ , il semblait disposĂ© Ă  se livrer davantage et il se montra si aimable et si simple que toute gĂȘne disparut dĂšs le dĂ©but du pique-nique. On dĂźna au champagne, chacun pour son Ă©cot, et le RƓderer, carte noire, dĂ©lia les langues des convives. Le marquis avait beaucoup voyagĂ©, beaucoup vu, beaucoup retenu; il avait dĂ» vivre dans le meilleur monde et il tint, comme on disait autrefois, le dĂ© de la conversation, racontant avec esprit d’amusantes anecdotes, sans trop se mettre en scĂšne personnelle- ment, ce qui est le comble de l’art de la causerie. Robert crut mĂȘme s’apercevoir qu’il Ă©vitait de parler de sa famille, de son passĂ© et de son pays d’origine; mais les vrais nobles ne parlent jamais noblesse. Si celle de M. de ChĂ©nerailles ne datait pas des croisades, M. de ChĂ©nerailles Ă©tait incontesta- blement un gentleman accompli, et si ses antĂ©cĂ©dents eussent Ă©tĂ© douteux, il n’aurait pas Ă©tĂ© portĂ©, Ă  Paris, sur la liste du jury, oĂč sont inscrits beaucoup plus de bourgeois patentĂ©s que de grands seigneurs et oĂč son nom avait figurĂ© Ă  cĂŽtĂ© de celui de M. Dau- phin, tapissier. Vignemale lui donnait la rĂ©plique et la conversation ne lan- guissait pas ; mais Robert n’avait pas encore rĂ©ussi Ă  l’amener sur les sujets qui le prĂ©occupaient, quand, Ă  propos d’une mon- daine dĂ©classĂ©e qui venait de s’enrĂ©gimenter dans la grande armĂ©e des horizontales, M. de ChĂ©nerailles se mit Ă  dire Savez-vous, messieurs, ce qu'est devenue, depuis ses aven- tures judiciaires, la petite baronne de Noyai ? » Robert s’attendait si peu Ă  cette question qu’il resta coi. Vous croyez peut-ĂȘtre, reprit le marquis, qu’elle a disparu pour toujours comme une Ă©toile filante ?... Eh bien ! pas du tout!... AprĂšs une Ă©clipse de quelques mois, elle s’est rĂ©installĂ©e tout prĂšs de Paris, dans la villa oĂč elle fut arrĂȘtĂ©e l’an dernier. Je le tiens de bonne source. — C’est trĂšs crĂąne de sa part, dit Vignemale. J’étais Ă  la Cour d’assises quand elle y a passĂ© et j’avais devinĂ© que cette blonde suave Ă©tait une maĂźtresse femme. Vous verrez qu’elle finira par reprendre sa place dans le monde oĂč elle a brillĂ©. — Pourquoi pas? demanda timidement Robert. Elle a Ă©tĂ© acquittĂ©e. — J’étais du jury, dit M. de ChĂ©nerailles, et j’ai beaucoup contribuĂ© Ă  la faire acquitter. J’étais convaincu de son inno- cence. » Dans les quelques visites qu’il avait Ă©changĂ©es autrefois avec le marquis, Robert avait toujours hĂ©sitĂ© de lui parler de ce qui s’était passĂ© dans la salle des dĂ©libĂ©rations. M. de ChĂ©nerailles, qui ne lui en avait pas dit un mot, lui faisait maintenant la partie belle, puisqu’il y venait de lui -mĂȘme. Et il conti- nua Je n’avais jamais Ă©tĂ© reçu chez madame de Noyai quand j’ai Ă©tĂ© appelĂ© Ă  la juger et je ne connaissais que les faits du procĂšs. Maintenant que je suis mieux informĂ©, si c’était Ă  refaire... A 92 FI G A RO I LL US TR É — Vous le referiez, chantonna Vignemale sur l’air 'des Bri- gan ds d ’ O ffe n b ac h . — Je ne crois pas, dit gravement M. de ChĂ©nerailles. La baronne s’en est tirĂ©e ; mais elle l’a Ă©chappĂ© belle. — Auriez-vous donc acquis plus tard la preuve qu’elle Ă©tait coupable ? — La preuve matĂ©rielle, non ; mais la conviction absolue. Et cette conviction, je l’ai puisĂ©e dans les renseignements que m’a donnĂ©s une personne que je. connais depuis de longues annĂ©es et qui a Ă©tĂ© beaucoup mĂȘlĂ©e Ă  la vie de madame de Noyai. Elle n’a pas vu commettre le crime, mais elle sait pourquoi il a Ă©tĂ© com- mis, et cette personne, c’est l’ancienne institutrice de la jeune tille assassinĂ©e. — La SĂ©verine ! s’écria Robert du Plessis. — Mademoiselle SĂ©vĂšre Dahun... Vous l’avez vue souvent chez la baronne. — Qui l’a comblĂ©e de bienfaits et qu’elle rĂ©compense en l’ac- cusant d’un crime odieux ! — Elle aurait pu la perdre et elle n’a rien dit au juge qui a instruit le procĂšs. C’est beaucoup plus tard... tout rĂ©cemment, qu’elle est venue me consulter, comme elle aurait consultĂ© son confesseur sur un cas de conscience... Vous pourriez vous Ă©ton- ner qu’elle m’ait choisi pour me confier un secret qui lui pesait, si je ne vous disais que sa famille a Ă©tĂ© alliĂ©e Ă  la mienne et qu’elle est un peu ma parente. » Peu s’en fallut que Robert n'interrompit M. de ChĂ©nerailles pour lui dire Elle vous ressemble comme si elle Ă©tait votre sƓur ». Il se tut, de peur d’arrĂȘter le marquis dans la voie des confidences oĂč il s’était engagĂ© sans qu’on l’en priĂąt. Vignemale, moins rĂ©servĂ©, s’empressa d’ajouter Elle doit ĂȘtre parente aussi d’une de nos clientes qui porte le mĂȘme nom et qui vient de retirer huit cent mille francs de valeurs qu’elle avait chez mon patron. — Cette cliente, c’est elle, rĂ©pondit tranquillement M. de ChĂ©nerailles. Ma vieille amie a su, Ă  force d’intelligence et d’économie, se constituer un trĂšs joli capital... et c’est moi qui lui ai conseillĂ© de rĂ©aliser. Elle va se retirer en province, et j’es- pĂšre qu’elle s’y mariera, quoiqu’elle ait un peu trop attendu. J’ai eu de la peine Ă  obtenir qu’elle se sĂ©parĂąt dĂ©finitivement de la baronne; mais je suis parvenu Ă  lui faire comprendre que sa place n’était plus Ă  la villa des Roses. — Madame de Noyai n’a pas, je crois, l’intention d’y rester, murmura du Plessis. — Elle fera bien de partir, et le plus tĂŽt sera le mieux, si elle veut Ă©viter des avanies. — Elle en a dĂ©jĂ  subi. — Oui, dit Vignemale, mon ami du Plessis m’a racontĂ© que le petit Colimard, aidĂ© par d’autres polissons, s’est permis de lui donner un charivari devant la grille de son parc... Vous le con- naissez bien Colimard, hein ? monsieur le marquis ? — Celui qu’on appelait Fil-de-Soie au Moulin-Rouge? - Justement. - C’est lĂ  que j’ai fait sa connaissance, dit en riant M. de ChĂ©nerailles. Il Ă©tait au mieux avec toutes ces dames; il m'a Ă©tĂ© fort utile, et quand je l'ai retrouvĂ© Ă  la Bourse oĂč il s’est faufilĂ©,. je lui ai fait gagner des courtages... Mais je vous prie de croire que ce n’est pas moi qui l’ai envoyĂ© Ă  Chatenay. » Depuis que Robert avait quittĂ© la villa des Roses, tout con- courait Ă  lui prouver que la baronne avait abusĂ© de sa crĂ©dulitĂ© et de sa faiblesse pour lui arracher une promesse. Le langage clair et franc de M. de ChĂ©nerailles venait de dissiper les vagues soupçons que lui avait inspirĂ©s la dĂ©couverte du portrait chez SĂ©verine. Ce loyal et correct gentilhomme avait Ă©tĂ© le premier Ă  parler de ses relations de famille avec l’ancienne institutrice, et mĂȘme de la protection qu’il accordait Ă  l’équivoque Fil-de-Soie. Et il Ă©tait impossible de supposer que ces Ă©clair- cissements avaient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s, car le marquis n’avait pas pu deviner que Robert du Plessis et Vignemale viendraient, ce soir- lĂ , aux Ambassadeurs. Vignemale proposa d’aller finir la soirĂ©e au Cirque, et le mar- quis accepta tout de suite. Robert n’était pas d’humeur a les y accompagner. Il s’excusa en disant que son excursion Ă  la campagne l’avait fatiguĂ© et que le soleil de mai lui avait donnĂ© une migraine que "le vin de Champagne n’avait pas guĂ©rie. Finalement il dĂ©clara qu’il prĂ©- fĂ©rait aller se coucher. Tu feras bien, dit Vignemale en lui glissant dans la main la lettre anonyme et le petit-bleu qu’il n’avait pas encore songĂ© Ă  lui rendre. Dors comme un juste et ne fais pas de mauvais rĂȘves. J’irai te rĂ©veiller demain matin et nous dĂ©jeunerons Ă  Tortoni. » Robert ne dit pas non, quoiqu’il eĂ»t promis Ă  la baronne de revenir Ă  Chatenay par le premier train, et, Ă  la sortie du restau- rant, les trois dĂźneurs bifurquĂšrent aprĂšs avoir Ă©changĂ© force poignĂ©es de mains. Le marquis et Vignemale. qui Ă©taient maintenant une paire d’amis, remontĂšrent vers le Cirque, et l’amoureux dĂ©sabusĂ© de madame de Noyai prit le chemin de son domicile. La maison qu’il habitait faisait le coin de l’avenue Percier, et il n’était plus qu’à deux pas de la porte cochĂšre, quand il aperçut, adossĂ©e Ă  cette porte, une femme qui avait l’air d’y monter la garde. Il n’y avait pas de quoi l'arrĂȘter, et sans regarder cette belle de nuit il mit la main sur le bouton de la sonnette. Mais la femme lui dit, en lui barrant le passage Bonsoir, monsieur. Vous ne me reconnaissez pas ? — Pas du tout, rĂ©pondit Robert qui crut avoir affaire Ă  une chercheuse d’aventures. » Si ç’en Ă©tait une, elle prenait mal son temps, et il allait la rudoyer ; mais elle reprit Vous m’avez pourtant vue souvent Ă  la villa des Roses. Je suis la femme de chambre de madame la baronne. Si vous ne vous rappelez pas ma figure, vous vous rappellerez peut-ĂȘtre mon nom... Sylvie? — C’est vous que madame de Noyai a ramenĂ©e d’Italie ? — Oui, monsieur, de Pise, oĂč ma derniĂšre maĂźtresse m’avait laissĂ©e en gage Ă  l’auberge... un fier service que madame la baronne m’a rendu. Je me jetterais au feu pour elle. — TrĂšs bien; mais je ne comprends pas pourquoi je vous trouve ici. - Il y a vingt minutes que j’y suis. Votre concierge m’a dit que vous n’étiez pas rentrĂ©. Je vous ai attendue dans la rue et j’ai bien fait, puisque vous voilĂ . — Enfin, que me voulez-vous? demanda Robert. — J’ai d’abord Ă  vous remettre ceci de la part de madame la baronne. » Robert, stupĂ©fait, prit des mains de la soubrette un feuillet de papier qui avait tout l’air d’avoir Ă©tĂ© arrachĂ© d’un carnet de poche, et, Ă  la clartĂ© d’un bec de gaz plantĂ© sur le trottoir, il dĂ©chiffra sans trop de peine deux lignes hĂątivement crayonnĂ©es. Un danger me menace. Un danger terrible. Je n’espĂšre qu’en vous. Venez. Vous pouvez vous fier Ă  Sylvie. Dieu veuille qu’elle vous trouve et qu’elle vous ramĂšne!... Si je ne dois pas vous revoir, souvenez-vous de moi. » C’était bien l’écriture de la baronne. Robert, qui la connais- sait, ne pouvait pas s’v tromper, mais la premiĂšre idĂ©e qui lui vint fut que ce singulier appel n’était qu’une nouvelle mystifi- cation, Ă  moins qu’il ne cachĂąt un piĂšge. Madame de Noyai, demanda-t-il. ne vous a-t-elle pas fait quelque recommandation particuliĂšre, Ă  mon Ă©gard ? — Oh si ! monsieur je dois vous ramener avec moi, coĂ»te que coĂ»te. — Ah ! Savez-vous ce que m’écrit votre maĂźtresse ? — Non, monsieur; mais je m’en doute. — Alors, vous allez m’expliquer... — Oui, monsieur. Vous connaissez la SĂ©verine ? — L’ancienne gouvernante de mademoiselle JeanneCaristie?... — Vous y ĂȘtes ! En voilĂ  une que James et moi nous dĂ©tes- tons cordialement. — Qui est-ce, James? — Le valet de pied que madame a ramenĂ© d’Italie, avec moi. Un Anglais superbe! vous ne l’avez pas remarquĂ©? ‱ — Ma foi, non, Sylvie. Mais continuez. Vous me parliez de la SĂ©verine... » FORTUNÉ DU BOISGOBEY. Illustrations de F. de Myrbach. A continuer. ANDERSON NoavivA uossnua m^jSodfin ANNE DE KERLAZ PAR E. DE KÉRATRY L e vent d'ouest souffle en tempĂȘte. Pas une Ă©toile au ciel. La lumiĂšre verdĂątre du phare qui se dresse au haut du roc, face Ă  l’üle d’Ouessant. parvient seule Ă  percer de temps Ă  autre le brouillard que l’ouragan rejette sur la cĂŽte. Les grandes lames de l’OcĂ©an accourent sans trĂȘve du large, blanches d’écume, et se brisent dans un fracas infernal, au fur et Ă  mesure qu’elles montent Ă  l’assaut de la falaise granitique que couronne la vieille et gothique abbaye de Saint-Mathieu, sen- tinelle avancĂ©e du continent sur la Manche et sur l’OcĂ©an. Dans l’ombre, muets et immobiles, fouettĂ©s par le grain, tran- sis sous les embruns des vagues rebondissantes, veillent deux guetteurs. Soudain, un large Ă©clair, trouant la nuĂ©e, illumine leurs rudes visages et laisse entrevoir, Ă  l’entrĂ©e de la passe du Conquet, un brick Ă  demi dĂ©mĂątĂ©, pavillon tricolore Ă  la corne, fuyant devant la tourmente. C’est un transport de Bleus qui, sortis du goulet, essaient de dĂ©barquer sur la plage plus abritĂ©e des Blancs-Sablons ». Ce sont les Bleus expĂ©diĂ©s de Brest pour prendre Ă  revers les rassemblements de Bretons restĂ©s fidĂšles au roi et dĂ©jĂ  cernĂ©s sur terre par les milices nationales du district, que dirige Jean Bon -Saint -AndrĂ©, le commissaire du Salut public, rĂ©cemment dĂ©lĂ©guĂ© de Paris. Les deux guetteurs se sont levĂ©s du mĂȘme coup. Ils se sont saisis de deux fanaux d’ordonnance tout allumĂ©s et dissimulĂ©s sous les ajoncs, l’un rouge et l’autre vert, de ceux qui servent Ă  marquer la position des navires Ă  l’ancre. Puis ils les fixent aux deux bouts d’une longue perche qu'ils Ă©lĂšvent et balancent mĂ©tho- diquement, en imitant le mouvement du tangage. TrompĂ© par le stratagĂšme, le brick laisse arriver sur les feux qu’il croit ceux d’un bĂątiment au mouillage il approche ; on distingue dĂ©jĂ  partie de l’équipage grimpant dans les haubans pour serrer la toile. Tout Ă  coup, un sourd craquement sur les rĂ©cifs; un long cri de dĂ©sespoir, puis plus rien ! La mer avait accompli son Ɠuvre. Un cri de mouette monta dans les airs ; un cri de hibou lui rĂ©pondit du haut du clocher. AussitĂŽt, les guetteurs dispa- rurent sous les obscurs arceaux de l'antique Ă©glise, et tout rentra dans le silence rythmĂ© de la rafale. Un peu avant l’aube, les airs et le flot s'Ă©taient assoupis. La lune, nacrant d’argent les flaques d'eau laissĂ©es derriĂšre elle par la marĂ©e descendante, s’éteignait Ă  l’horizon. Du pied de la falaise, s’éleva une voix chaude et sonore entonnant, dans le dia- lecte de Cornouaille, par strophes coupĂ©es, la chanson des Bleus Ar re c’hlay , le cri de guerre de l’époque i J’entends les chiens qui hurlent! VoilĂ  les Bleus ! Fuyons vers les bois; chassons devant nous ce que nous aimons. Ils ont ravagĂ© les belles vallĂ©es de la Basse-Bretagne, jadis si vertes, oĂč l’on n’entend plus la voix de l’homme et des troupeaux. Ils ont volĂ© les vases sacrĂ©s, dĂ©truit nos ossuaires et dispersĂ© les reliques ! Notre croix sainte, ĂŽ mon Dieu, a Ă©tĂ© abattue partout, et la croix de la bascule guillotine dressĂ©e Ă  sa place. Nos prĂȘtres, qui ont pu s’enfuir, se cachent dans les forĂȘts oĂč ils disent la messe, la nuit, parmi les rochers, le jour, sur mer, en bateau. Nobles et hommes d’Église, hommes des champs, au front haut, tous les Bretons sont persĂ©cutĂ©s parce qu’ils sont chrĂ©tiens. Frappe fort ! Frappe Ă  la tĂȘte ! Frappe plus fort encore ! Tu te repo- seras demain. » A peine le barde improvisĂ© se fut-il tĂ», que les vitraux de l’abbaye s’illuminĂšrent comme par enchantement. Le son des cloches monta dans l’espace embrumĂ©, mariant sa voix grave aux chants funĂšbres qui pleuraient sous les voĂ»tes du temple. A travers son portail qui s’était ouvert Ă  deux battants pour laisser passage aux fidĂšles dont le nombre allait grossissant, le spectacle, que prĂ©sentaient la nef et le cloĂźtre qui la prĂ©cĂ©dait, Ă©tait aussi imprĂ©vu que touchant. Les murailles Ă©taient nues comme l’autel dĂ©pouillĂ© de tous ses ornements. Sur les flancs d’un cer- cueil, recouvert d’un large voilĂ© noir, sans autre insigne qu’un bouquet de bruyĂšres sauvages, se tenaient droits six paysans, aux cheveux longs, vestes et culottes courtes, porteurs de torches de rĂ©sine dont la flamme grĂ©sillante vacillait au grĂ© du vent qui s'en- gouffrait dans l’enceinte. Au pied de l’autel, le recteur de la paroisse, tĂȘte blanchie par les annĂ©es, psalmodiait l’office des morts. L’assistance rĂ©pĂ©tait sourdement les versets dans un recueillement profond. Nobles et vilains Ă©taient confondus sans distinction de rang, hommes d’un cĂŽtĂ©, femmes de l’autre. On rĂ©citait les derniĂšres priĂšres sur les restes d’un jeune enseigne de vaisseau, le > chevalier de Kerorven, de la corvette le Ballon, accusĂ© d’avoir arborĂ© Ă  son bord la cocarde blanche, durant sa derniĂšre croisiĂšre, et guillotinĂ©, l’avant-veille, Ă  Brest. 20 pluviĂŽse 1793, sur la place du Champ -de-Bataille. Des amis 1 Extrait de Bar^a^ Breij de M. de VillemarquĂ©. II. 2Ăź 94 FIGARO ILLUSTRÉ dĂ©vouĂ©s avaient pu rapporter nuitamment, au Conquet, le corps mutilĂ© de l’enfant du pays, tombĂ©, le second dans le FinistĂšre, victime du massacre rĂ©volutionnaire. Tous priaient agenouillĂ©s. Seule, une jeune fille de noble sta- ture, placĂ©e au premier rang, Ă©tait restĂ©e debout, le regard obsti- nĂ©ment attachĂ© sur la modeste biĂšre. Le visage pĂąli, les narines contractĂ©es, les yeux secs, l’allure fiĂšre, elle apparaissait de corps figĂ©e dans la douleur, d’esprit transportĂ©e dans la contemplation de l’au delĂ . C’était mademoiselle Anne de Kerlaz, la plus riche orpheline du Treshir, naguĂšre fiancĂ©e au malheureux suppliciĂ©. Aux accents plaintifs du Miserere, les six porteurs de torches firent demi-tour, soulevĂšrent le cercueil d’un commun effort, et, sur les pas tremblants du vieux prĂȘtre, se dirigĂšrent au fond du cloĂźtre, vers une fosse bĂ©ante oĂč l’on descendit la biĂšre. AprĂšs le tassement de la derniĂšre pelletĂ©e de terre, chacun dĂ©fila silen- cieux, secouant sur la dĂ©pouille ensevelie un rameau de buis bĂ©ni ; puis le recteur, d’une voix entrecoupĂ©e, annonça que la triste cĂ©rĂ©monie Ă©tait terminĂ©e. Alors Anne, Ă©clatant en un dĂ©chi- rant sanglot, se laissa tomber Ă  genoux et s’écria douloureuse- ment Personne pour le venger ! » AussitĂŽt, de la foule frĂ©missante sortit un homme aux Ă©paules athlĂ©tiques, vĂȘtu du costume des Ă©quipages de la flotte, qui. brandissant au-dessus de sa tĂȘte un long poignard ayant forme de crucifix, s’arrĂȘta aux pieds de la fosse Moi, HervĂ© Legludic, s’écria-t-il, enrĂŽlĂ© au service du roi, fils des vieux serviteurs delĂ  famille Kerorven, je jure sur cette croix que leur fils sera vengĂ© ». Du mĂȘme coup il planta brusquement le poignard dans la terre humide de la- sĂ©pulture et l’y laissa. Les cris de Vive Legludic ! Vive le Roi ! » Ă©clatĂšrent de toutes parts. Le jour Ă©tait venu. Chapeaux ronds et capelines noires disparurent peu Ă  peu dans la buĂ©e, Ă  travers les chemins creux, et le cloĂźtre redevint dĂ©sert. Anne de Kerlaz, suivie de ses femmes, avait repris la route de son manoir. Par besoin de solitude elle Ă©tait descendue par la grĂšve, pour regagner la cĂŽte du Treshir dont le clocher Ă  jour se profilait Ă  l’horizon du goulet. Brune, Ă©lancĂ©e, au nez aquilin, teint halĂ© par le vent de mer, mais d’une beautĂ© tendre et Ă©nergi- que Ă  la fois, on voyait en elle une fille de race qui avait grandi chastement, en pleine nature, au fond d’un vieux chĂąteau, sous l’Ɠil maternel d’une tante abbesse qui lui_ avait tenu lieu de famille. Elle s’en allait fiĂšrement, d’un pas dĂ©cidĂ©, pleine de poignants ressouvenirs. Elle revoyait ses douces annĂ©es d’enfance Ă©coulĂ©es dans le voisinage des Kerorven, disparus tour Ă  tour. Elle son- geait Ă  la veillĂ©e oĂč elle s’était promise au chevalier, puis Ă  l’heure cruelle de la sĂ©paration oĂč le jeune enseigne, montĂ© sur les vaisseaux de Sa MajestĂ©, lui avait envoyĂ©, du haut de sa cor- vette, le dernier adieu. Par moments, elle se sentait presque dĂ©faillir Ă  l’horrible nouvelle, entrĂ©e brutalement au manoir, que son fiancĂ©, de retour Ă  Brest, Ă  peine dĂ©barquĂ©, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et jetĂ© Ă  l’échafaud sans qu’elle eĂ»t mĂȘme le temps. de courir Ă  lui pour essayer de le dĂ©fendre et recevoir son suprĂȘme regard. DĂ©sormais en proie Ă  d’invincibles colĂšres contre les meur- triers, elle se dĂ©robait Ă  grands pas, l’oreille pleine du brisement de la lame et du cri de guerre de Legludic; rĂ©solue Ă  se joindre aux bandes des blancs qui allaient tenir la campagne, la jeune fille Ă©tait devenue subitement femme elle ne pensait plus qu’à venger son amour martyr. Au brusque dĂ©tour d’une roche, elle s’arrĂȘta soudain les yeux fixĂ©s devant elle. Au fond d’une anfractuositĂ© de la grĂšve, un corps Ă©tait Ă©tendu sur le sable, enlacĂ© de varech, encore Ă  moitiĂ© baignĂ© par le reflux. Elle s’en approcha aprĂšs avoir appelĂ© ses compagnes. Alors lui apparut, la tĂȘte ensanglantĂ©e, respirant Ă  peine, un jeune officier des Bleus. Le visage d’Anne demeura impassible. Les femmes effrayĂ©es, restĂ©es Ă  distance, se dĂ©tour- nĂšrent du chemin, et la fiancĂ©e du chevalier reprit froidement sa marche en avant vers le manoir dont la vieille tourelle recouverte d’un lierre sĂ©culaire dominait la falaise. La chambre de la tourelle est haute et boisĂ©e. Des poutres de chĂȘne grossiĂšrement Ă©quarries forment la voĂ»te du plafond. Une vaste et unique fenĂȘtre Ă  petits vitraux, par oĂč l’on dĂ©couvre le large jusque vers la pointe du Raz, laisse entrer les premiĂšres lueurs du jour. Sous un Ă©norme manteau de cheminĂ©e de granit, la flamme flambe Ă  petit feu et Ă©claire le visage d’une religieuse aux traits ascĂ©tiques, assoupie, assise sur un escabeau. Sur un lit Ă  baldaquin, protĂ©gĂ© par de vieilles tapisseries du souffle du vent qui, montant par l’escalier de pierre, se lamente Ă  travers les corridors, est Ă©tendu un blessĂ©, la tĂȘte entourĂ©e d’un bandeau. C’est l’officier des Bleus, rapportĂ© par le flot, que mademoiselle de Kerlaz a fait recueillir aprĂšs sa rentrĂ©e au logis. Cinq jours durant, le naufragĂ© s’est dĂ©battu entre vie et mort. GrĂące aux soins de l’abbesse qui veille encore Ă  son chevet, il est presque rĂ©tabli. A cette heure, il repose encore le calme rĂ©parateur a succĂ©dĂ© aux visions troublantes oĂč se confondaient les bruits de la tempĂȘte, l’effondrement du navire Ă  la pointe Saint-Mathieu, la lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e contre la lame en fureur, enfin la courte appa- rition d’une femme jeune Ă©tanchant le sang qui l’aveuglait. L’aube s’est levĂ©e. La religieuse, rĂ©veillĂ©e par le frisson du matin, prĂ©sente une potion au convalescent qui a ouvert les yeux. Merci, ma sƓur, je vais bien et me sens fort maintenant. Vous m’avez comblĂ© de vos bontĂ©s, et je vous en remercie, comme un soldat, du fond du cƓur. Je n’ai plus qu’une grĂące Ă  rĂ©clamer de vos bons offices, avant de partir oĂč le devoir m’ap- pelle. Veuillez demander aux maĂźtres de cette maison hospitaliĂšre Ă  quelle heure je pourrai leur tĂ©moigner toute ma gratitude. » L’abbesse s’inclina et sortit. Lorsque l’officier fut sur pied, elle rentra. Monsieur le capitaine, dit-elle d’un air grave, tout en e'grĂ©nant son rosaire, mademoiselle Anne de Kerlaz, ma niĂšce et la maĂźtresse de cĂ©ans, me charge de vous dire qu’elle accepte vos remerciements et que tout est disposĂ© pour vous conduire lĂ  oĂč vous ordonnerez. » L’étranger avait compris; il salua avec une certaine fiertĂ© la religieuse raidie sous sa robe de bure. Peu d’instants aprĂšs, on entendit les chiens aboyer au bruit de la cloche suspendue Ă  l’un des angles du portail Ă©cussonnĂ© dont les battants se refermaient. La ferraille d’une carriole, roulant sec sur le roc, rĂ©sonna en s’affaiblissant dans le lointain ; puis tout redevint muet dans la campagne, aux alentours du manoir. C’était en vendĂ©miaire de la mĂȘme annĂ©e. Le ciel Ă©tait pur. La lande aux genĂȘts et aux ajoncs fleuris d’or, s’étendait solitaire et morne, bornĂ©e Ă  l’ouest par les dunes de Lampaul, dominĂ©e au nord par la flĂšche irradiĂ©e de lumiĂšre de l’église de Ploudal- mezeau. Au nord-ouest, Ă  l’entrĂ©e de l’anse de Porsal, se dresse vaporeusement le haut donjon carrĂ© de Tremazan, au-dessus duquel tournoient les vols de goĂ©lands. Les menhirs », espacĂ©s et muets comme des sentinelles dans le dĂ©sert, coupent l’horizon de leurs arĂȘtes granitiques. Nul autre bruit ne s’élĂšve des profon- deurs de la plaine, que les hennissements des chevaux sauvages au pacage, mis en Ă©veil par les senteurs nocturnes des loups enchĂąsse. Rien en vue, exceptĂ©, vers Ploudalmezeau, quelques fumĂ©es bleuĂą- tres montant lentement dans les airs. C’était lĂ  le bivouac des Bleus qui venaient de reprendre les opĂ©rations contre les roya- listes et les curĂ©s rĂ©fractaires. Au haut du clocher de la paroisse flottait le drapeau tricolore, signe de leur quartier gĂ©nĂ©ral. La lande, jusqu’alors assoupie sous les ardeurs d’un dernier soleil d’automne, s’emplit peu Ă  peu de bruissements d’abord confus. Les cimes des genĂȘts commencĂšrent Ă  trembloter, comme si la brise de mer se fĂ»t Ă©levĂ©e subitement. BientĂŽt, Ă  chaque FIGARO ILLUSTRÉ g5 coin de carrefour, derriĂšre les calvaires dĂ©couronnĂ©s de leurs Christs de pierre primitifs, on vit apparaĂźtre, Ă  la dĂ©robĂ©e, des tĂȘtes chevelues de gars se glissant dans la broussaille. C’étaient les blancs en marche. Sortis mystĂ©rieusement des souterrains du chĂąteau-fort deTremazan, rendez-vous gĂ©nĂ©ral de l’insurrection, ils allaient essayer de surprendre et d’envelopper les troupes conventionnelles expĂ©diĂ©es de Brest au proche district de Lesneven. La tĂąche, d’ailleurs, s’annonçait rude. On savait l’ennemi en forces. Les espions, dĂ©guisĂ©s en racoleurs de volon- taires pour l’armĂ©e rĂ©publicaine, les avaient bien comptĂ©es. Un dĂ©tachement de canonniers matelots, deux cents hommes de la garnison de Brest, et pareil nombre de miliciens nationaux, munis de quatre mille cartouches Ă  balles dĂ©livrĂ©es'par les maga- sins de la marine, le tout renforcĂ© par une compagnie de dragons de la garde nationale, avaient reçu l’ordre d’en finir avec les rebelles du vieux LĂ©on », et de ne plus faire aucun quartier. Les dragons entre autres n’avaient pas perdu leur temps au bourg de Ploudalmezeau. La veille mĂȘme, pendant que l’on chantait vĂȘpres, ils avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusqu’au pied de l’autel; ils en avaient arrachĂ© les deux prĂȘtres non assermentĂ©s, Gourmelon et Causeur, qui officiaient, et, sous une grĂȘle de pierres, avaient dĂ©gainĂ© et sabrĂ© l’assistance affolĂ©e. La fermentation Ă©tait Ă  son comble chez la population. De leur cĂŽtĂ©, les Bleus se gardaient bien des paysans aux longues braies qui se promenaient en 96 FIGARO ILLUSTRÉ jouant du bigniou » ou porteurs de pen-bas » gros gourdins', s’en allaient dĂ©bitant sur le pouce des galettes de sarazin. Le jour tombait. L’AngĂ©lus tintait mĂ©lancoliquement Ă  tra- vers l’espace. Aux derniers sons, l’éclatement d’une fusillade nourrie dĂ©chira l’air de ses crĂ©pitements rĂ©pĂ©tĂ©s. Faible au dĂ©but, la riposte ne tarda pas Ă  s’accĂ©lĂ©rer. A entendre les cris de dĂ©- tresse et les rumeurs triomphantes qui emplissaient la lande, il Ă©tait certain que les deux partis se heurtaient corps Ă  corps. A une certaine heure, Ă  suivre de l’Ɠil le nuage d’épaisse fumĂ©e qui gagnait du terrain vers le bourg oĂč l’incendie venait d’apparaitre fulgurant, on devinait que les Blancs prenaient avantage sur les Bleus surpris. La nuit sombre avait tout enveloppĂ©. L’AngĂ©lus changĂ© en tocsin frappait furieusement Ă  tous les Ă©chos. La lutte acharnĂ©e battait son plein ; mais, d’aucun cĂŽtĂ©, pas un fuyard. Chacun sentait qu’il fallait vaincre ou pĂ©rir. Les rues de Plou- dalmezeau Ă©taient en feu. A la tĂȘte des gars, on apercevait Ă  che- val, impassible, le pistolet au poing, le chapeau noir marquĂ© d’une croix blanche, un garde-chasse Ă  sa gauche, un prĂȘtre Ă  sa droite, crucifix en mains, on apercevait une femme donnant ses ordres Ă  un groupe serrĂ© d’assaillants qui l’entouraient comme des gardes du corps. Et, chemin faisant, les gars frappaient fort, frappaient toujours, comme dans la ballade de Cornouaille. Mais au son du tocsin qui n’a cessĂ© de gronder, voici des ren- forts de garde nationale qui accourent de Lannilis au secours des troupes de la nation. La lutte recommence plus violente; alors, la face du combat ne tarde pas Ă  changer. Les Blancs, d’abord rĂ©duits Ă  la dĂ©fensive, se sentent bientĂŽt pris Ă  revers et d'Ă©charpe par deux piĂšces de campagne. La dĂ©route commence. Le bruit se propage que les munitions font disette et que les faux sont fati- guĂ©es de faucher. Les vainqueurs de la premiĂšre heure se voient forcĂ©s Ă  la retraite. Les Bleus, qui ont repris une vigoureuse offensive, les poussent, sabres dans les reins, les dĂ©logent des mille replis de la lande et les acculent, Ă©puisĂ©s en force comme en nombre, au chĂąteau de Tremazan, leur dernier refuge. Les quatre Ă©tages du donjon carrĂ© s’illuminent de poudre, et les quatre couleuvrines dont il est armĂ© vomissent une grĂȘle de mitraille. Mais la nuit est devenue si obscure que l’ennemi reste dĂ©sormais invisible, dĂ©fiant, dans un silence de mauvais augure, les coups mal ajustĂ©s. Peu Ă  peu, le calme revient sur la lande, et les dĂ©fenseurs du donjon n’entendent plus que le bruit des vagues dĂ©ferlant sur les hautes assises du chĂąteau-fort, bĂąti Ă  pic du cĂŽtĂ© de la mer. L’agonie de la dĂ©fense commençait. Depuis trois longs jours les blancs sont bloquĂ©s par la famine. Toutes leurs sorties ont Ă©tĂ© repoussĂ©es par les Bleus solidement abritĂ©s derriĂšre des monceaux de fascines, et par les salves des flĂ»tes embossĂ©es hors la rade de Porsal. Le commissaire du dis- trict, prĂ©posĂ© aux armĂ©es, a fait savoir depuis la veille aux rebelles que s’ils veulent se soumettre et dĂ©poser leurs armes, vie sauve leur sera octroyĂ©e, Ă  condition que trois personnes, choisies volontairement parmi les chefs de l’insurrection, seront envoyĂ©es au tribunal rĂ©volutionnaire de Brest, c’est-Ă -dire Ă  l’échafaud. La rĂ©sistance a succombĂ©, le drapeau parlementaire vient d’ĂȘtre hissĂ© au sommet du donjon dont les portes se sont ouvertes. Les conventionnels prennent position autour du . chĂąteau et for- ment la haie, Ă  travers laquelle dĂ©filent les vaincus, hĂąves, mornes et dĂ©sarmĂ©s. Trois de leurs chefs, qui se sont dĂ©signĂ©s sponta- nĂ©ment Ă  la vindicte du vainqueur, attendent dans la salle basse du donjon la venue du commissaire national. Les tambours battent aux champs. Le procureur- syndic, revĂȘtu de l’écharpe aux trois couleurs, suivi de son greffier et d’un piquet de canonniers, accompagnĂ© du commissaire du dis- trict et du commandant des troupes, s’avance sur le pont-levis. Le cortĂšge pĂ©nĂštre dans la grande salle oĂč les trois prisonniers sont gardĂ©s Ă  vue. Le public fait irruption sur les bas cĂŽtĂ©s. L’interrogatoire sommaire commence. Le premier interrogĂ© porte un costume de garde-chasse. Citoyen, vos noms, prĂ©noms et profession ? — HervĂ© Legludic, gabier Ă  bord de la Galatee, au service seul du Roi, dĂ©serteur de la flotte rĂ©publicaine, qui n’a qu’un regret, celui de ne pas vous avoir vu tous rĂŽtir dans le dernier coup de chien ! » Legludic est garrottĂ© sur place. Le second prĂ©venu est un vĂ©nĂ©rable prĂȘtre Ă  cheveux blancs il se nomme Jean Jezequel, natif et recteur non assermentĂ© de la pa- roisse du Treshir. Le commandant, pris de compassion pour l’in- fortunĂ© vieillard, rappelle au procureur-syndic, Ă  haute voix, que la Convention accorde un pardon gĂ©nĂ©reux Ă  tout prĂȘtre ĂągĂ© de soixante-dix ans rĂ©volus. Le recteur se porte en avant et dĂ©clare, avec une fermetĂ© dĂ©daigneuse, qu’il n’a que soixante-neuf ans et onze mois, qu’il fera son devoir jusqu’au bout, et ne s’abaissera pas Ă  un mensonge pour cĂ©der Ă  un autre sa place de martyr pour la foi. L’émotion du public redouble quand survient le tour d’inter- rogatoire du dernier chef des rebelles. C’est l’amazone au chapeau noir marquĂ© d’une croix blanche, qu’elle porte aussi fiĂšrement devant son juge que sous le feu de l’ennemi. Citoyenne, vos noms et prĂ©noms? FIGARO ILLUSTRÉ 97 — Anne de Kerlaz, derniĂšre du nom, de famille noble par tous ses aĂŻeux, chĂątelaine du manoir de Treshir, l’unique et vĂ©ritable chef de l’insurrection contre les plus odieux des bourreaux ! » AprĂšs cette dĂ©claration, dite d’un air glacial, l’intrĂ©pide jeune fille fixa hardiment son regard sur le commandant, qui avait failli tomber Ă  la renverse en l’écoutant parler. Le mĂȘme soir, le donjon de Tremazan, bourrĂ© de fascines, Ă©tait livrĂ© aux flammes, en chĂątiment de l’hospitalitĂ© accordĂ©e aux insurgĂ©s. A la lueur de son incendie, on embarquait les vaincus Ă  bord des flĂ»tes destinĂ©es Ă  faire croisiĂšre en Manche contre les vaisseaux anglais, et les trois prisonniers, Ă©troitement surveillĂ©s, prenaient la mer, Ă  destination de Brest, sur une barque pontĂ©e, de rĂ©quisition, la Diligente, la mĂȘme qui, six semaines auparavant, cruelle ironie du sort, emportait Ă  la libertĂ© les neuf dĂ©putĂ©s girondins, traquĂ©s et fugitifs dans le FinistĂšre, depuis Quimper jusqu’au bec d’AmbĂšs. La ville de Brest est en pleine terreur. L’église Saint-Louis est transformĂ©e en temple de la Raison. Les fĂ©dĂ©rĂ©s logent dans la chapelle des Carmes. La chapelle de la marine est consacrĂ©e aux sĂ©ances du tribunal rĂ©volutionnaire. Les Ă©quipages des vais- seaux sur rade et les ouvriers de l’arsenal sont les maĂźtres du port. Un canot d’honneur attend, au bord de la Penfeld, l’arrivĂ©e du bourreau, invitĂ© Ă  dĂźner Ă  bord du vaisseau-amiral. La sainte guillotine », suivant le rapport lu Ă  la Convention, est en perma- nence sur la place de la LibertĂ© » champ de bataille. C’est jour de grande fĂȘte, 3 o vendĂ©miaire 21 octobre 1793. La nouvelle est arrivĂ©e, disent les affiches apposĂ©es rue de Siam, Ă  la porte de la SociĂ©tĂ© populaire, que Marie-Antoinette a subi une justice trop tardive. » Les spectateurs sont partis en file de la ComĂ©die, et rĂ©unis au pied de l’arbre de la LibertĂ©, chantent la Carmagnole, l’hymne chĂ©ri des vrais patriotes ». Salve de vingt-trois coups de canon et illuminations, sont suivies d’un grand bal public oĂč les tricoteuses et les matelots font florĂšs ». A l’autre extrĂ©mitĂ© de la ville, au bout du cours d’Ajot, d’oĂč se dĂ©couvre la plus belle rade du monde, s’élĂšve le chĂąteau. Ses hautes tours crĂ©nelĂ©es se dĂ©coupent sur le noir horizon l’aspect en est lugubre. Les passez au large » des sentinelles, qui mena- cent de faire feu sur le passant inoffensif, indiquent suffisamment que c’est lĂ  la prison. Elle est en effet encombrĂ©e de parents d’émigrĂ©s, de nobles et de paysans dĂ©clarĂ©s suspects, de prĂȘtres rĂ©fractaires et de prisonniers anglais. La grande chambre qui donne sur la rade, longue de vingt-deux mĂštres sur onze de lar- geur, contient Ă  elle seule cinquante-quatre dĂ©tenus que l’accusa- teur public a dĂ©jĂ  marquĂ©s au front. A droite du porche, dĂ©fendu par une lourde grille de fer quadrillĂ©, on entrevoit, Ă  travers le premier vestibule, cĂŽtĂ© cour, un corps de garde c’est la seule piĂšce encore Ă©clairĂ©e. Sur une table bancale et huileuse, encom- brĂ©e de verres pleins d’eau-de-vie, au milieu d’une buĂ©e Ă©paisse, des gardes nationaux jouent aux cartes. Ils paraissent tous aussi gris que le guichetier, sauf un milicien Ă  longue barbe, qui, tout en allumant sa pipe sur le seuil de la porte, semble observer et Ă©couter tout ce qui se passe au dehors du poste. La ronde de nuit vient de rentrer avec ses falots. Profitant du brouhaha causĂ© par les nouveaux venus, l’homme barbu a disparu, non sans avoir cachĂ© sous son vĂȘtement une lanterne sourde. Juste au-dessus du corps de garde oĂč le tumulte a grandi, se trouve la cellule n° q 5 , dont la lucarne, grillĂ©e prend jour sur la cour intĂ©rieure du chĂąteau. Une jeune femme y est en priĂšres, agenouillĂ©e dans l’obscuritĂ© sur la paille qui lui sert de lit. On a frappĂ© un coup discret Ă  sa porte. Elle se relĂšve en sursaut, pendant que la porte s’ouvre et se referme sur un inconnu. Anne de Kerlaz et l’officier Bleu sont en prĂ©sence et se sont vite reconnus. Que me voulez-vous, Monsieur, s’écria la jeune fille avec indignation. — Vous sauver, Mademoiselle, d’une mort horrible. Il n’y a pas une minute Ă  perdre. Tout est prĂ©parĂ© pour votre fuite en lieu sĂ»r. Je vous ai dĂ» la vie ; je viens m’acquitter de ma dette. » AprĂšs une seconde d’hĂ©sitation, la prisonniĂšre rĂ©pondit avec une certaine Ă©motion Ce que vous faites lĂ , mĂȘme au pĂ©ril de votre honneur, est brave. Monsieur, et Dieu vous en tiendra compte. Mais je ne saurais rien accepter d’un ennemi jurĂ© de tout ce que j’aime et je vĂ©nĂšre. Rien de commun n’est possible entre nous. D’ailleurs, je veux mourir! — Mademoiselle, ne dĂ©sespĂ©rez pas un honnĂȘte homme qui est bien rĂ©solu Ă  vous faire le sacrifice de son existence. Ce serait vous blesser que de parler Ă  pareille heure du sentiment profond que j’ai gardĂ© Ă  la chĂątelaine du Treshir. — N’allez pas plus loin, s’écria Anne, l’interrompant. Je suis la fiancĂ©e et la veuve du chevalier de Kerorven, dont vous et les vĂŽtres avez jetĂ© la tĂȘte au bourreau ! Un fleuve de sang nous sĂ©pare Ă  jamais ! » L’officier Bleu se jeta aux genoux de mademoiselle de Kerlaz, faisant appel Ă  tous les sentiments qui devaient la rattacher Ă  la vie; il lui apprit que le fidĂšle Legludic, audacieusement Ă©vadĂ©, l’attendait sur le glacis. PriĂšres, supplications, rien n’y fit. Au moment de se sĂ©parer, Anne laissa tomber ces mots A vous seul je pardonnerai, Ă  une condition, la promesse que vous arracherez mon voisin de captivitĂ©, le malheureux recteur du Treshir, Ă  l’abominable supplice. Vous lui porterez mon dernier vƓu, celui d’ĂȘtre ensevelie par ses mains Ă  l’abbaye de Saint- Mathieu, et de recevoir de ses lĂšvres la derniĂšre priĂšre. — Je vous le jure, rĂ©pliqua l’officier, les yeux mouillĂ©s de larmes. » Au moment oĂč il allait franchir la porte, Anne lui tendit la main sur laquelle il s’inclina avec un long respect, empreint de dĂ©sespoir ; puis ĂȘlle lui jeta d’une voix presque dĂ©faillante cette derniĂšre parole Je compte sur votre parole de soldat. » Le lendemain, dĂšs le point du jour, la place du Champ-de- Bataille Ă©tait envahie par la populace. LĂ  oĂč s’élĂšve aujourd’hui un gracieux kiosque musical, se dressait l’échafaud dont les bois rouges se dissimulaient mal sous le brouillard. On avait annoncĂ©, dĂšs la veille, une belle fournĂ©e. DonzĂ© Verteuil, le pourvoyeur de gibet, avait, en effet, bien fait les choses. La charrette qui gravis- sait pĂ©niblement la montĂ©e de la rue de la Rampe Ă©tait comble. Prignot, ancien notaire, de Kerjean pĂšre et -fils,' le canonnier Hippolyte et la citoyenne Galabert, le charpentier LevĂ©e et le tailleur Roussel ouvrirent la marche funĂšbre, sans lasser les appĂ©tits sanguinaires et les lazzis de l’ignoble foule. AprĂšs les trois abbĂ©s Habasque, Peton et Brannelec, apparut Anne de Kerlaz, accompagnĂ©e de Bulot, prĂȘtre assermentĂ© dont elle repoussait dĂ©daigneusement les exhortations.. Les cris Ă  mort » redoublĂšrent au sein de la populace dĂ©jĂ  ivre de sang. ArrivĂ©e sur la plate-forme, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, la noble fille s’agenouilla et pria. Au moment oĂč elle se relevait insensible aux clameurs, pour se tourner vers la bascule, elle entendit une voix mĂąle, partie du fond de la foule, qu’elle eut vite reconnue et qui lui criait L’ami est sauvĂ©. » Anne remer- cia l’officier Bleu d’une lente inclinaison de tĂȘte, en fermant les yeux avec un sourire ineffable puis, le front haut, elle se livra Ă  l’exĂ©cuteur. AussitĂŽt le couteau tombĂ©, le corps d’Anne, qu’on ne laissa pas refroidir, » fut portĂ© Ă  l’amphithéùtre de dissection de l’hĂŽ- pital de la marine. Les dĂ©pouilles des deux fiancĂ©s, suppliciĂ©s sur la mĂȘme place, restĂšrent ainsi sĂ©parĂ©es jusque dans la mort. Aussi, lorsque le vent vient Ă  gĂ©mir, la nuit, sur la grĂšve de Saint-Mathieu, la lĂ©gende du pays prĂ©tend que c’est l’ñme plaintive d’Anne de Kerlaz qui plane sur le cloĂźtre de l’abbaye, aujourd’hui en ruines, oĂč repose solitairement le corps du chevalier de Kerorven. E. DE KÉRATRY. Illustrations de J. Girardet. II. 25 MONOLOGUE Par PAUL Une chambre Ă  coucher Ă©lĂ©gante Ă  la campagne, grand lit avec rideaux. Sur la table, verre d’eau et fleur d’oranger. CheminĂ©e, toilette avec glace, miroir Ă  main et vaporisateur, lampe allumĂ©e avec abat- jour. Portes Ă  droite, Ă  gauche et au fond; fenĂȘtre praticable; au lever du rideau, la scĂšne est vide. Musique en sourdine pendant tout le temps de la scĂšne premiĂšre. SCÈNE I On entend frapper Ă  la porte de droite, doucement d’abord, puis plus fort... puis une troisiĂšme fois et la porte s’ouvre. Raoul. Il est en tenue de chambre fort Ă©lĂ©gante, chemise de soie. Il entre, un bougeoir Ă  la main , inspecte la chambre d’un coup d’Ɠil, n’y voit personne ; son regard s’arrĂȘte sur le lit dont les rideaux sont Ă  peu prĂšs fermĂ©s. Il s’en approche doucement, comme s’il avait peur de rĂ©veiller la personne qu’il croit y trouver. Il en Ă©carte les rideaux avec prĂ©caution et marque son dĂ©sappointement de trouver le lit vide. Il va Ă©couter Ă  la porte de gauche et parait rassurĂ©. Il dĂ©pose son bougeoir et tire de sa poche un portefeuille et des clĂ©s qu'il pose Ă  cĂŽtĂ© du bougeoir, sur la toilette; il se regarde dans la glace, caresse et frise sa moustache qu’il doit avoir trĂšs longue. Il se parfume avec le vaporisateur. Il retourne au lit qu’il contemple d’un air vainqueur ; l'arrange lĂ©gĂšrement ; il verse un verre d’eau sucrĂ©e avec beaucoup de fleur d’oranger ; il va Ă  la lampe, la baisse un peu, et la place de façon qu’elle laisse le lit dans la pĂ©nombre, en faisant tomber l’abat-jour de quelques centimĂštres, puis il va fermer hermĂ©tiquement les rideaux du lit ; tout cela se fait de l’air satisfait et un peu fĂ©brile d’un nouveau mariĂ© impa- tient qui attend sa femme. On frappe Ă  la porte du fond. Raoul y va. Voix au dehors, accent anglais. — C’est moi, Bobv, le groom, monsieur le comte; je demande pardon Ă  monsieur le comte de le dĂ©ranger, mais ZĂ©phyrine est trĂšs malade; elle a une attaque. Mouvement de Raoul. Une colique de tous les diables, et nous avons absolument besoin de monsieur le comte... Mouvement de Raoul indiquant qu’il ne peut pas se dĂ©ranger . Si monsieur le comte pouvait venir... rien qu’un instant... rien qu’un instant!... Raoul va Ă©couter Ă  la porte de gauche, puis il indique, par un mouve- ment, qu’il va revenir, et 'il sort vite par la porte du fond. SCÈNE II La scĂšne reste vide un instant ; on entend frapper doucement Ă  la porte de gauche ; silence; on frappe un peu plus fort ; silence. On frappe POIRSON de nouveau et la porte s’ouvre doucement donnant passage Ă  Flo- rentine. Elle est en toilette de nuit trĂšs Ă©lĂ©gante ; peignoir brodĂ©, petit bonnet , etc.... elle a un bougeoir Ă  la main et elle entre avec une extrĂȘme timiditĂ©, les yeux baissĂ©s et l’air embarrassĂ© d’une jeune fille qui pĂ©nĂštre pour la premiĂšre fois dans la chambre nuptiale qu'elle croit dĂ©jĂ  occupĂ©e par son mari. Elle s’avance doucement, son bougeoir Ă  la main, leve les yeux et regarde de tous les cĂŽtĂ©s ; la musique de scĂšne, qui a Ă©tĂ© decrescendo depuis la sortie de Raoul , cesse complĂštement. Florentine. — Personne!... C’est bizarre!... Il m’avait semblĂ© entendre du bruit. Elle dĂ©pose son bougeoir sur la cheminĂ©e, aprĂšs avoir soufflĂ© la bougie. J’aurais jurĂ© que Raoul... que mon mari Ă©tait ici. Elle va Ă©couter Ă  la porte de droite. Je n’entends rien, f Elle se retourne. Personne ! Eh bien ! j’aime mieux cela ! C’est drĂŽle! mais j’ai une peur!... Dame!... se trouver toute seule... pour la premiĂšre ibis... la nuit... avec un jeune homme!... C’est mon mari, je le sais bien... mais depuis ce matin seulement... Et maman qui n’est pas lĂ !... Qu’est-ce qui va m’ar- river?... Maman m’a parlĂ© d’abnĂ©gation, de sacrifice, de mystĂšre, d’obĂ©issance... elle avait l’air bien embarrassĂ© maman!... Je n’ai rien compris!... sinon que ce devait ĂȘtre... terrible. Oh! maman! maman! j’ai peur! i Se roidissant. Allons! Madame! qu’est-ce que cela veut dire? Est-ce que nous ne som- mes pas une femme mariĂ©e! Du courage ! [Au public. Il n’y a pas de danger, n’est-ce pas? D’abord moi, je ne voulais pas quitter Paris ; c’est lui qui a voulu venir passer sa lune de miel dans son chĂąteau... dans notre chĂąteau. Enfin il est trop tard pour rĂ©criminer ! Je suis mariĂ©e et bien mariĂ©e. Aujourd’hui Ă  midi prĂ©cis Ă  Saint-Thomas-d’ Aquin, monseigneur l’évĂȘque in partibus de Tombouctou nous a bĂ©nis; il paraĂźt qu’il a Ă©tĂ© fort onctueux dans son petit discours, mais je n’ai rien entendu, j’étais si Ă©mue ! Pas tant que maintenant, pour- tant... Par exemple, ce que je me rappelle bien, c’est la sacristie! Non, je n’ai jamais Ă©tĂ© embrassĂ©e comme cela! Incalculable le nombre de lĂšvres, les unes sĂšches, les autres humides, chaudes, froides, rouges, blanches, bleues, souriantes, pleurantes, minces, FIGARO ILLUSTRÉ 99 Ă©paisses, pincĂ©es, qui se sont collĂ©es sur nies pauvres joues, . et Raoul, qui me regardait d’un, dĂ©tresse et qui avait l’air de se dire Mais vous allez me. les user, mes pauvres petites joues, et il n’en restera plus pour moi. Eh bien ! il en est restĂ© tout de mĂȘme. {Confuse. En chemin de ter! Au public. Oui, il m’a embrassĂ©e. Oh ! mais embrassĂ©e! plus Ă  lui tout seul que tous ceux de la sacristie. AprĂšs tout, c’est mon mari ! et il me semble qu’il a bien le droit... Du reste, il a tous les droits, ii parait!... mĂȘme celui de se faire attendre... Elle regarde partout. car il ne vient pas vite! Elle va Ă  la porte de droite Ă©couter, i Je n’entends rien, est-ce qu'il ne serait plus dans son cabinet de toilette r Elle regarde sur la che- minĂ©e. Son portefeuille, ses clefs... il est venu ici {elle voit le bougeoir Ă©teint, son bougeoir... Ă©teint... ce verre d’eau sucrĂ©e prĂ©parĂ©... Un regard sur le lit dont les rideaux ont ete hermĂ©tiquement fermes par Raoul. Elle fait un geste indiquant qu elle croit son mari couchĂ© dans le lit. lĂ©ger chatouillement... C’était lĂ ... lĂ  dans le petit coin de lĂ  bouche... Elle indique la place avec son doigt. Alfons bon! me dis-je, me voila dĂ©coiffĂ©e! C’est une mĂšche de mes blonds cheveux qui vagabonde; ça me chatouil- lait ! EnervĂ©e. ça me chatouil- lait. Et la polka qui continuait. Elle fredonne. Ta la la la ! Ta la la la ! Pas moyen de s’arrĂȘter. Alors, j’ai une idĂ©e, une' brillante idĂ©e Je fais un mouvement... comme cela... Elle indique le mou- vement. Et je saisis Ă  belles dents ce qui me chatouillait, sans inter- rompre la danse. Elle fredonne, les dents serrĂ©es. Ta la la la ! Ta la la la ! Tout Ă  coup l’orchestre s’arrĂȘte, mon danseur, se sĂ©parant brus- quement de moi, pousse un cri de douleur, et je sens lĂ  [elle indique sa bouche une secousse terrible... Ce que j’avais pris pour une mĂšche folle, dĂ©rangĂ©e de ma coiffure, c’é- tait le bout de la trĂšs longue mous- tache de Raoul ! J’avais mordu Ă  belles dents la moustache d’un jeune homme que je connaissais Ă  peine! Que voulez-vous, j’étais compromise ! Gaiement. Et il n’y a pas eu Ă  dire, il a fallu Ă©pouser le propriĂ©taire de ces moustaches. Ah ! ! ! lĂ  ! Elle met un doigt sur ses lĂšvres et s’avance sur la pointe des pieds. \ Il est lĂ ! chut! Elle tousse lĂ©gĂšrement et avec affectation. . H uni ' hum ! f Appelant Ă  voix basse. Raoul ! Raoul ! Mon cher mari, c’est moi ! moi! votre petite femme! Raoul! Avec un sentiment de dĂ©sappointe- ment.. Mais il dort! EtonnĂ©e . Ah! LĂ©gĂšre nuance de colĂšre.. Il dort! Maternellement, voyant le verre d'eau sucrĂ©e prĂ©parĂ©. Voyez donc ! Ce pauvre ami, il avait prĂ©parĂ© son verre d’eau sucrĂ©e, il n’a pas eu seu- lement le temps de le prendre!... Il n’a peut-ĂȘtre pas mis de fleur d’oranger. Elle verse beaucoup de fleur d’oran- ger. Redescendant la scĂšne. Se tournant vers le lit. Mais je me vengerai ! Oh ! chĂš- res petites moustaches, vous en verrez de cruelles elle fait le geste de mordre , maintenant que cela m’est permis, AprĂšs un temps. Cela ne fait rien ! Ce n’est pas ainsi que je me figurais mon premier tĂȘte- Ă -tĂȘte avec mon mari! Des idĂ©es de petites filles probablement. Elle va a la glace et se fait de petites mi- nes. Vous ĂȘtes pourtant bien gen- tille, petite, dans votre jolie toilette blanche. Et cette coiffure elle prend la glace Ă  main et se regarde de pro- fil et par derriĂšre , est-ce assez rĂ©us- si ?... TrĂšs bien! mignonne! Et ce Monsieur qui dort au lieu de re- garder tout cela. Eh bien ! et moi !... qu’est-ce que je vais devenir ? Remontant vers le lit et avec une certaine Ă©motion. Ma foi! je m’en vais le rĂ©veiller! .HĂ©- sitant.. Oh! non, je n’oserai ja- mais!... Et puis, il est peut-ĂȘtre bien fatiguĂ©, ce pauvre petit mari ! La journĂ©e a Ă©tĂ© dure, une jour- nĂ©e de noce. Un soupir. Ah! Et puis le voyage ! Trois grandes heu- res en chemin de fer! Je sais bien qu’il ne s’y est pas ennuyĂ© en che- min de ter! [Se tournant vers le lit. Non, Monsieur, on ne vous rĂ©veil- lera pas... Chut! chut! Ah! si j’osais... Elle fait le geste d’ouvrir les rideaux. Sans le rĂ©veiller, je voudrais tant le voir ' est si beau mon petit mari !... Oui, il est beau ! trĂšs beau i.!! Il doit ĂȘtre si beau en dormant! TrĂšs prĂšs du lit, hĂ©sitant. Non, dĂ©cidĂ©ment ]e n ose pas... Il n’aurait qu’à se rĂ©veiller!... C’est dommage. .1 aurais tant voulu le voir. Seulement... le bout de sa moustache... Virement et redescendant. Oh! sa moustache!... [hile sourit. Avec enthousiasme. Elle est longue comme cela, sa moustache... Au public. C’est que vous ne savez pas; c’est elle qui a tout lait. C est cette bienheureuse moustache qui est cause SaiI,^Lmas n dSiS U1 S ’ eSt aCC ° mpli aU ’ 0Urd ’ hm “ PĂ© g lise Saint- rhomas-d’Aquin... Comment cela ?... Oh c’est toute une histoire !... i ie iu.\ H dort si bien, que j’ai le temps de la dire. C Ă©tait, il y a trois mois environ, au bal chez les Fontbri ce fameux bal des habits de toutes les couleurs ! J’avais une ai rable toilette rose, avec une masse de petits ruchĂ©s, et puis c petits plisses, et puis des petits bouillonnĂ©s... Mon oncle general trouvait mu* i’nvm'ç I’qĂź,- m,,,-, i .. r . . , i .1 ouumuiiucs... raui. general trouvait que ] avais l’air d’un bonbon. Le fait est quer... Avec admiration. J’étais coiffĂ©e... Ă  j Ă©tais a croquer... [Avec admiration. J'Ă©tais coiffĂ©e... Ă  ravir., peu ebourifiee... mais c’était d’un lĂ©ger et d’un... flou, com j 110 ÂŁ c , 0Llsm le peintre ; Raoul, qui n’était alors pour moi c M. de b recourt, vient m’inviter Ă  danser. On jouait une pol [Elle fredonne un air de polka C’est le printemps. Ta la la la ' Tt la la.... Je me la rappellerai toujours. Reprenant. Nous ne mimes a bostoner. Tout Ă  coup, je sens lĂ , sur la joue Elle va Ă  la fenĂȘtre. Il est trĂšs beau le chĂąteau de mon Raoul; un peu dĂ©labrĂ©, et puis il y a des bĂȘtes,^ j’ai vu dans mon cabinet de toilette une grosse... grosse araignĂ©e... qui m’a fait une peur... et puis j’ai entendu un petit erri erri... pourvu que ce ne soit pas une souris, les souris... [Avec un geste d’effroi. Ce st mortel!... Il me semble que je l’entends encore... lĂ ... non! non!... Oh ! ces vieux chĂą- teaux !... Mais celui-ci, nous allons le rĂ©parer. Se tournant vers le lit. Oui, Monsieur! nous ferons des rĂ©parations !... D’abord, vous me l’avez dit, vous ferez tout ce que je voudrai ; et j’ai tant de choses Ă  lui demander ! Maman prĂ©tend que dans les premiers moments on obtient tout ce qu’on veut de son mari... D’abord, Monsieur, plus de club! Vous donnerez votre dĂ©mission de tous vos cercles... exceptĂ© du Mirliton... Dans celui-lĂ  ils sont gentils... on y reçoit les dames!... Pourtant quand j’étais demoiselle, mon frĂšre Georges n’a jamais voulu m’y conduire ; il paraĂźt que quel- quefois on y joue... des choses!!.. Maintenant j’irai... Au lit. N’est-ce pas, Monsieur? Et puis j’irai aussi au Palais-Royal!... Au lit. N’est-ce pas, Monsieur?... Et puis au bal de l’OpĂ©ra... et puis, au cafĂ©-concert! Au lit. Vous dites?... Non... Oh! mais si!... Ma cousine Berthe, qui s’est mariĂ©e l’an passĂ©, y a Ă©tĂ©... Vous voyez bien ! Et puis vous savez, petit mari, deux cigares seulement... [Elle fait le geste avec ses deux doigts. Deux cigares par jour... Tout cela est d’accord le Mirliton, le' Palais-Royal, le bal de 1 OpĂ©ra, le cafĂ©-concert ! et les deux cigares, n’est-ce pas? Et ne venez pas aprĂšs me dire que cela- n’a pas Ă©tĂ© con- venu... II y a des tĂ©moins... Elle dĂ©signe le public. SĂ©rieuse. Mais Elle pousse un cri en se retournant du cĂŽtĂ© du lit qu’elle a cru voir remuer dans la glace. Elle a immĂ©diate- ment reposĂ© le miroir Ă  main. Ah! les rideaux ont remuĂ©... Non! C’est une fausse peur... Monsieur dort... et quel sommeil calme et tranquille. Un enfant... ce n’est pas comme petit pĂšre... Elle ronfle lĂ©gĂšrement. Cela doit ĂȘtre bien gĂȘnant quelquefois... Quel calme! Quelle tranquillitĂ©! Tout repose dans le chĂąteau ! FIGARO ILLUSTRÉ Des nouvelles de ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie... » Ah ! la feuille est retournĂ©e... l’Ɠil des plus vifs, la bouche fine... Quant Ă  ses jambes... » La feuille est retournĂ©e! Comment 1 Quant. Ă  ses jambes... » — Ah! mais il est trĂšs inconvenant... Quant Ă  ses jambes... » Qu’est-ce qui peut parler comme cela de mademoiselle ZĂ©phyrine !... Au fait, cela ne me regarde pas... je ris lĂ  ! et ma position commence Ă  devenir embarrassante... Mais non, cela ne se passera pas ainsi... RĂ©solument . Je vais le rĂ©veiller. Elle marche bravement vers le lit. Non, je n’ose pas... pas encore!... et puis, il va peut-ĂȘtre se rĂ©veiller tout seul dans un instant... Attendons un peu, cinq minutes... Tiens, je vais compter jusqu’à cent, et s’il n’est pas rĂ©veillĂ©... ma foi!... Elle s’assied. Commençons. Vite d’abord. i, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9. 10, 11 f Ralentissant ., 12, i 3 , 14, i 5 , 16. Cela ne fait rien ! Je n’aurais jamais pensĂ© qu’une premiĂšre nuit de noces... Vite. 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23 Ralentissant ., 24, 25 . 26, 27, 28, 29... Monsieur dormant bien chaudement et conforta- blement, et moi lĂ , dans ce fauteuil, au froid... ImpatientĂ©e . car il fait froid, et je suis bien lĂ©gĂšrement vĂȘtue. Reprenant . Voyons, oĂč en Ă©tais-je... 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... J’ai trĂšs froid... 11, 12, i 3 ; 14, i 5 , 16, et le feu qui s’éteint, 17, 18, 19, 20... Je peux au moins le rallumer. Elle va Ă  la cheminĂ©e. 21, 22, 23 . Elle prend les pincettes et fait un grand bruit en les laissant tomber sur la pelle , elle pousse un petit cri et regarde le lit. Il n’est pas rĂ©veillĂ©... Ner- veuse. Ah! il a le sommeil dur! Elle fait encore un peu de bruit avec les pincettes en les faisant rĂ©sonner Ă  chaque chiffre quelle compte .1 Qu’est-ce que je fais! Ah ! voilĂ  ! 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9,10... Elle regarde sur la cheminĂ©e. Ah! tiens!... son portefeuille... Elle le regarde saris y toucher . Qu’est-ce qui passe lĂ ? un papier... Elle lit. Des nouvelles de ZĂ©phyrine ». Un nom de femme! Oh ! non!,., c’est indiscret ce ,que je fais lĂ ... Elle regarde le lit- Et puis il pourrait me voir!... 11, 12, 1 3 , 14, 1 5 , 16, 17, 18. Elle regarde encore la lettre. Je n’y touche pas du reste... je regarde seulement... et s’il l’a laissĂ©e ouverte, c'est qu’il n’y a rien de cachĂ©!... Oh! non! non!... 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... Qu’est-ce que ça peut bien ĂȘtre que mademoiselle ZĂ©phyrine?... 11, 12, 1 3 , 14... Elle regarde. Du reste, on ne peut rien lire ; la lettre est pliĂ©e, il faudrait y toucher... et jamais! jamais!... On ne voit que des mots sans suite... Lisant. OĂč en Ă©tais-je?... Avec les pincettes et en accentuant comme plus haut. 1, 2, 3 , 4, 5 , 6, 7, 8, 9, 10... Tout Ă  coup elle pousse un grand cri, en dĂ©signant un coin de la chambre oĂč elle voit une souris qui passe; elle a les pincettes Ă  la main. LĂ !... lĂ !... une souris... Maman! maman!... Elle monte sur une chaise. Oh! la vilaine bĂȘte... Raoul! Raoul! Mon ami!... Au secours!... La souris!... Ah! ma foi tant pis! Elle avance le bras et, avec les pincettes, elle ouvre les rideaux du lit qui, natu- rellement, est vide. Personne! Raoul! Raoul!... Il n’est pas lĂ ... [Dans la plus grande agitation. Et pas de sonnette... Oh ! ces vieux chĂąteaux... Qu’est-ce que je vais devenir?... OĂč est mon mari Je ne peux par rester comme cela... Et ma femme de cham- bre... Julie!... Julie!... Et la souris!... Elle regarde. Elle n’y est plus... Je n’ose pas descendre... et pourtant! mon mari, il me le faut!... Elle descend avec des petits gestes peureux, traverse la chambre en courant , va Ă  la porte de droite. Raoul ! Raoul ! Elle ouvre la porte. Personne! OĂč est-il? Je meurs d’inquiĂ©tude. Elle retraverse la chambre et va Ă  la porte de gauche qu’elle ouvre. Julie ! Julie ! Personne ! Elle va Ă  la fenĂȘtre quelle ouvre. Ah ! quelqu’un ! Elle appelle. Eh ! eh ! mon ami ! La voix du groom au dehors, par la fenĂȘtre. — Madame la comtesse m’appelle? Florentine. — Savez-vous oĂč est Monsieur le comte? La voix. — Oui, Madame la comtesse, il est en train de soi- gner ZĂ©phyrine qui est bien malade. Florentine. — ZĂ©phyrine ! ZĂ©phyrine ! cette si jolie personne dont il est question dans cette lettre... Elle va Ă  la cheminĂ©e . Ah ! mais non! cela n’est pas possible! Cependant j’ai bien lu... Des nouvelles de ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie... » C’est Ă©crit... et c’est pour cette ZĂ©phyrine que M. de FrĂ©court me dĂ©laisse! DĂ©jĂ !... Ah! Raoul!... [Fermement. Ah! mais je veux voir ! Elle prend la lettre. De ZĂ©phyrine qui est bien la plus jolie bĂȘte que l’on puisse voir. » La plus jolie bĂȘte... Cette jument a l’Ɠil des plus vifs... » Riant. Ah! quelle peur j’ai eue! Et moi qui ne savais pas si j’étais jalouse ! Je suis fixĂ©e maintenant! Mais au fait... c’est une jument, je le veux bien, mais c’est pour cette bĂȘte qu’il me laisse lĂ  toute seule depuis une heure... Oh ! cela ne se passera pas ainsi, je veux me venger... Elle va aux portes pousser les verroux. Maintenant, Monsieur mon mari, Ă  votre tour d’avoir froid, Ă  votre tour d’attendre... Puisque vous prĂ©fĂ©rez votre jument Ă  votre femme, votre Ă©curie Ă  sa chambre, grand bien vous fasse, mon cher mari. Elle ouvre le rideau et fait mine de se coucher ; elle boit le verre d’eau sucrĂ©e avec une petite grimace. Ah ! il y a trop de fleur d’oranger... Gracieusement et ironiquement Ă  son mari. Bon- soir, petit mari... On entend frapper Ă  la porte de droite . Le voilĂ ... Elle va Ă  la porte. Ne prenez pas la peine... mon ami, j’ai mis le verrou... La porte s’ébranle. Non, c’est inutile avec dĂ©pit, ZĂ©phyrine a besoin de vous, allez prodiguer vos soins Ă  votre jument... Ecoutant. Vous dites Ce n’est pas votre jument... ZĂ©phyrine n’est pas Ă  vous, mais Ă  moi... Elle m’était destinĂ©e, et c’est pour cela que vous la soigniez si bien... Au public. Ma foi cela me dĂ©sarme! A la porte. Eh bien, voyons, j’ai pitiĂ© de vous, je vais vous ouvrir. La porte remue. Attendez un instant! Une seconde et je suis Ă  vous, mon cher mari. [Au public, en regardant la porte. Ce soir, en voyant mon Ă©moi, Mesdames, ayez souvenance. Qu’en pareil soir, pas plus que moi Vous n’aviez beaucoup de vaillance ! Prenez pitiĂ© de ma frayeur. Accordez-moi votre suffrage ! Et des bravos le bruit flatteur Saura me donner du courage ! I Illustrations de F. de Myrbach. PAUL poirson. HYDROTHÉRAPIE CHEZ SOI* RĂ©compenses aux Expositions 1839, 42, 54, 55, 62, 72, 78, 79, 81, 84, 85, 86, 87, 1888 MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 DUPONT, fournisseur des hĂŽpitaux 10, rue Hautefeuille. Femmes F. PINET Les personnes qui ne trouvent pas les chaussures F. PINET dans la ville quelles habitent peuvent s'adresser directement Ă  la maison de Paris. Envoi franco du Catalogue sur demande. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE ET HUMIDE, TÉRÉBENTHINÉS AU PIN MUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effet d’eau WALTER LÉCUYER 138, rue Montmartre, PARIS ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRÉ BOIN-TABURET ORFÈVRE LITS, FAUTEUILS, VOITURES & APPAREILS MECANIQUES Pour Malades et BlessĂ©s Chaise Ă  porteur dans laquelle le gĂ©nĂ©ral Faidherbe se faisait conduire Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s. Fauteuil roulant dans lequel le gĂ©nĂ©ral Faidherbe se promenait dans le Palais de la LĂ©gion d’honneur. PAEIS 44, rue de Paradis, 44 MAISON FONDÉE EN 4 8o5 PARIS TÉLÉPHONE MARQUES DE FABRIQUE EXIGER cette disposition des marques . Le nom F. PINET est imprimĂ© avec la pointure dans le haut des tiges. SE MÉFIER DES CONTREFAÇONS Appareils pour doucbes en pluie, en lames, en cercles, locales, verticales, vaginales, etc. 3, Rue Pasquier PARIS ‱‱‱‱ TBA-IUSTS IDE LUXE En hiver Nice-Express — Calais-Rome-Ex press. En hiver MĂ©diterranĂ©e-Express. PĂ©ninsnlai re-Express . INT LE DES Sleepiug- Cars WAGONS-LITS Dining-Cars ’ TRAINS Club-Train - Sud-Express. En Ă©tĂ© Suisse-Express — PyrĂ©nĂ©es - Express. IDE LUXE - Orient-Express UUULHLH Enregistrement des bagages, etc., etc. GRAND DÉPÔT E. BOURGEOIS 21&23,RueDrouot ENVOI FRANCO OU CATALOGUE AMSTERDAM Russ'iĂźO-f SEUL DEPOT EN FRANCE 2. RUE AUBER PARIS FABRIQUE DE LIQUEURS FINES EXIGER LA MARQUE GENUINE > JAMBONS COLEMAN MARQUE GENUINE GRANDS DIPLOMES DHONNEl MEDAILLES D’OR WYNAHD FOCKINK 1. Commencement de la coiffure. On lait une raie tout autour de la tĂšte; ramener la moitiĂ© des cheveux en avant et maintenir les autres dans un chignon. 3. Les wavers posĂ©s. PARFUMERIE DES ORKIDEES LENTHÉRIC 245, Rue Saint-HonorĂ© La brochure Conseils de BeautĂ© est envoyĂ©e Ă  toute personne qui en fait la demande 5. La coiffure terminĂ©e et accessoires. NOTA. — Tous les cheveux doivent alors ĂȘtre rĂ©unis et rejetĂ©s en arriĂšre avec un peigne Ă  lar- ges dents. Former le chignon grec et le surmonter d'une Ă©pingle haute dans le genre de celle qui figure dans le dessin ci-dessus. 2. Pose des wavers et mouillage des cheveux Ă  l’eau du waver. SĂ©parer les cheveux en mĂšche de 10 centimĂštres Ă  la base et les tour- ner autour de l'Ă©pingle waver aprĂšs les avoir mouillĂ©s de l'eau du wa- ver. 4. Vue des ondulations terminĂ©es. Aspect de la tĂšte une fois la pose des wavers terminĂ©e. La merveilleuse invention due Ă  LenthĂ©ric coĂ»te I Le flacon d’eau du waver servant Ă  faire onduler La boĂźte de 5 wavers 12 fr. 50 les cheveux 6 fr. AprĂšs la complĂšte sĂ©cheresse des cheveux, les enlever soigneusement des wavers. La “ Pliospltatine FaliĂšres” est l’aiment le plus agrĂ©able et le plus recommandĂ© pour les enfants dĂšs l’ñge de 6 Ă  7 mois, surtout au moment du sevrage et pendant la pĂ©riode de croissance. FACILITE LA DENTITION. ASSURE LA BONNE FORMATION DES OS. LenthĂ©ric 245, rue S'-HonorĂ©, BEAUs BERTRXnD-TAIIXET'l GAZ ‱ ÉLE CTRICITÊ ‱ 226. rue Saint-DdĂŒs . PA RI S ses accessoires Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ© LES BOITES POUR BAPTÊMES Ce qui se fait LES BONBONS EN CHOCOLAT PIHAN LES DRAGÉES La plus Grande Manufacture de Voitures Ancienne Maison Ad. SAMUEL LA CARROSSERIE INDUSTRIELLE MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©, Exposition Internationale, 1890. — DIPLOME D’HONNEUR Compagnie Coloniale Ă© chocolats QUALITÉ SUPÉRIEURE rp TT *„71 Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE ComposĂ©e exclusivement THÉS NOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ G fr. ; petit modĂšle 150 gr. environ G fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Paris DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS LA SEULE VÉRITABLE EAU DE BOTOT 17, rue de la Paix. ENCRES DE CH. LORILLEUX ET C ie . l'Sf MARQUE Ă» JMssaeHETnnFFpnv 7»"»° À PAPETERIES DU MARAIS. KUlHlUmU A1111UU. uĂ«imwiiĂ« yĂ«i'iĂ«. - m lo. FIGARO ILLUSTRÉ Juin r 8 g i LE THEATRE DE MARIE-ANTOINETTE AU PETIT TRIANON M. Delaunay rĂ©citant A Trianon », poĂ©sie de M. Jules Claretie. Dessin de F. de Myrbach. FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE Polichinelle et l’ Aubergiste, par J. -G. Vibert. La FĂȘte du Patron, par Victor Gilbert. Le Théùtre de Marie- Antoinette au Petit- Trianon, par T. G. Dessin de F. de Myrbach. Le Mois parisien, par La Grand’ville. La Vache noire dans la prairie, La Mode, par Claire de Chancenay. Les Livres, par R. M. Couverture Edward Spell , par Lydie Paschkoff. Illustrations en cou- leurs de Albert Lynch. AcquittĂ©e ! roman par FortunĂ© du Boisgobey quatriĂšme et derniĂšre partie. Illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Urbain l Invincible , par Paul Foucher. Reproduction de clichĂ©s de Paul Nadar. Le Crack, par Paul Devaux. Illustrations de Courboin. de la Peche, par G. Clairin. par Van Marcke. L Ouverture *=*>*>^*>ÂŁ2 Le Mois Parisien Les Salons de peinture. — Conseils aux gens Ă©puisĂ©s. — Les profes- sions libĂ©rales. — Tout le monde peintre ! — Figaro-Salon. — Tout- Paris Ă  l’huile. — Le marĂ©chal de Moltke. — Weiss. — Les chefs-d’Ɠuvre de Van Marcke. C’est une grosse affaire que les Salons de peinture. Que de mou- vement ils crĂ©ent dans une ville comme Paris ! Ils remuent tout un monde d’idĂ©es, dĂ©placent et passionnent les foules, activent le com- merce, agissent sur le goĂ»t et sur la mode. Aussi ne faut-il pas se montrer pessimiste et se plaindre de la place que prennent les peintres dans les prĂ©occupations publiques. Comme la musique, la peinture est un art qui adoucit gĂ©nĂ©rale- ment les mƓurs. Les jolies personnes, sans voile et sans dĂ©tours, qui nous font admirer dans nos toiles de maitres leurs convexitĂ©s et leurs conca- vitĂ©s, donnent rarement lieu Ă  des Ă©meutes et leur agrĂ©able aspect n’est pas sans exercer quelque influence sur la repopulation de notre beau pays. Les gens Ă©puisĂ©s ont le choix entre deux mĂ©dications contempler le sĂ©rail de Balthazar dans le tableau de Rochegrosse ou se faire inoculer avec de l’extrait de cochon d’Inde. Il est rare que la premiĂšre de ces deux mĂ©dications ne leur semble pas plus suave. NĂ©anmoins, on peut trouver que le nombre des peintres devient alarmant. Il n’est personne aujourd’hui qui ne veuille avoir une pro- fession dite libĂ©rale. Des concierges se disent sportsmen, musiciens ou journalistes. Ils sont sportsmen dĂšs qu’ils ont pariĂ© trois francs sur un cheval quelconque, musiciens dĂšs qu’ils accompagnent leur fille jusqu'au Conservatoire, journalistes dĂšs qu’ils ont envoyĂ© Ă  un canard quel- conque le compte rendu d’un feu de cheminĂ©e ou une annonce pour demander une place de valet de chambre. S'il leur arrive de marquer d’un doigt poussiĂ©reux le coin d’une lettre destinĂ©e Ă  un locataire, ils s’écrient immĂ©diatement Et moi aussi, je suis peintre ! » TrĂšs fier, l’artiste improvisĂ© couvre de taches, avec son balai trempĂ© dans la boite aux ordures, des draps de lit qu’il tend ensuite sur chĂąssis et qu’il envoie au Salon sous divers titres Une TempĂȘte aux Ăźles BalĂ©ares, Portrait de mon Petit dernier, Un dessert sous Louis XIII, etc. Bien entendu, ces toiles sont refusĂ©es. Alors le concierge, furieux, passe Ă  l’état d'incompris et se suicide en maudissant la sociĂ©tĂ© et en se gorgeant du vin fin des locataires. La voilĂ  bien, l’injustice sociale ! Tout le monde est peintre, c’est certain; mais, afin que nul n’en ignore, il conviendrait de rendre un dĂ©cret ainsi conçu Article premier. — DĂšs le jour qui l’aura vu naĂźtre, tout Français est promu Ă  la dignitĂ© de peintre. Article 2. — Les peintres au-dessous de deux ans seront classĂ©s par Ă©coles, par un jury de nourrices, d’aprĂšs l’examen de leurs langes, examen qui permettra d’apprĂ©cier leurs plus ou moins de dispositions Ă  marcher sur les traces de Rembrandt. Article 3. — Pour stimuler ces dispositions, tous les biberons seront dĂ©sormais baptisĂ©s Biberon Paul Robert, et auront la forme d’un tube dans lequel le lait figurera sous l’étiquette Blanc d’argent. Article 4. — Dans les Ă©coles et autres Ă©tablissements d’enseigne- ment, les Ă©coliers renverseront leurs encriers sur leurs cahiers au dĂ©but de chaque classe. Ils chercheront Ă  tirer parti de ces taches et Ă  les transformer en eaux-fortes qu’ils intituleront Le Soleil de minuit au pĂŽle arctique ou La Traite des NĂšgres sur la cĂŽte de Zanzibar. Article^ 5. — Seront condamnĂ©s Ă  mort et passĂ©s par les armes i° Les hrançais qui hĂ©siteraient Ă  dĂ©clarer que leurs peintures sont supĂ©rieures Ă  la Joconde ; 2 0 Ceux qui ne croiraient pas fermement mĂ©riter la mĂ©daille d’hon- neur au futur Salon. Ce dĂ©cret n’est qu’un projet. Nous le soumettrons modestement au ministre des Beaux-Arts, qui ne peut manquer de le complĂ©ter et de l’amĂ©liorer. L’armĂ©e, par exemple, serait munie de pinceaux imbibĂ©s des couleurs les plus vĂ©nĂ©neuses et barbouillerait quiconque tenterait de violer le territoire national, qui serait dĂ©limitĂ© par des poteaux sur lesquels on lirait Prenez garde Ă  la peinture. cfc» Ces grandes rĂ©formes ne sont pas, je le reconnais, sur le point d’ĂȘtre accomplies. En attendant, nos groupes picturaux ont dĂ©pensĂ© des sommes folles pour embellir le Palais de l’Industrie et le Champs de Mars. , Cinquante mille francs au moins ont Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©s aux Champs- ElysĂ©es, cent vingt mille au Palais des Beaux-Arts, soit prĂšs de deux cent mille francs. C’est un joli denier. M. Pretet, l’inspecteur des Beaux-Arts, chargĂ© du placement des tableaux acceptĂ©s par le jury d’examen, a pu opĂ©rer dans des milieux favorables aux arrangements les plus flatteurs pour l’Ɠil. Aussi, les journĂ©es de vernissage ont-elles arrachĂ© aux multitudes, d’ailleurs Ă©crasĂ©es et foulĂ©es aux pieds, des cris d’admiration. Mon rĂŽle n’est pas de parler ici des Ɠuvres exposĂ©es. C’est l’affaire du Figaro-Salon, oĂč Albert Wolff s’acquitte de cette tĂąche avec la maestria dont il est coutumier. Le Figaro-Salon en est dĂ©jĂ  Ă  sa septiĂšme annĂ©e d’existence et il a vu croĂźtre sans cesse son succĂšs auprĂšs des artistes et du public. On a dit avec raison que MM. Boussod et Valadon apportaient Ă  cette publication — comme Ă  celle du Figaro IllustrĂ© — une sĂ»retĂ© de goĂ»t qui excite l’admiration des plus difficiles. Les procĂ©dĂ©s de gravure de la maison Goupil ont d’ailleurs acquis, sous la direction de M. Manzi, une incomparable perfection. Le Figaro-Salon a six fascicules, dont trois consacrĂ©s au Salon des Champs-ElysĂ©es et trois au Champs de Mars. Ces six fascicules forment un album charmant, d’une haute valeur artistique et digne d’ĂȘtre feuilletĂ© par des doigts de duchesse. Les deux Salons de cette annĂ©e abondent en portraits des noto- riĂ©tĂ©s de la politique, de la diplomatie, de la littĂ©rature ou du théùtre. Aux Champs-ElysĂ©es, on a admirĂ© le mignon portrait de made- moiselle BrandĂšs, par Chartran. Voici Marais dans son rĂŽle de Ther- midor, voici Paul Mounet, Jean Coquelin, Got, Delaunay, Dupont- Vernon, FugĂšre, mademoiselle Deschamps, mademoiselle Eames, mademoiselle Invernizzi, Sarah-Bernhardt, peinte par elle-mĂȘme, et le buste .d’Yvette Guilbert. Voici le portrait de madame Carnot, celui de M. Constans, celui de M. Corbon, qui vient de mourir il n’est pas mort de ça ; ceux de MM. Jules Simon, Le Royer, Magen, sĂ©nateurs, Peytral, DĂ©roulĂšde, Windhorst, PatenĂŽtre, du premier prĂ©sident LarombiĂšre, du baron de Morenheim, etc. Au Champ de Mars, portraits de Coquelin pĂšre et fils, par Friant; de Gounod et de RenĂ© Billote, par Carolus Duran ; d’Alphonse Daudet et de sa fille, de Paul Verlaine et de Berton, par CarriĂšre; de Coque- lin cadet, par Muenier ; deux portraits de Maurice BarrĂ©s, l’un par Blanche, l’autre par Rondel; JosĂ©phin Peladan, le fameux Sar, par Desmoulins; PrĂ©vost, par Gervex ; Henry Maret, par Lebayle; Tirard et l’amiral Krantz, par Roll ; Spuller, par Zorn ; Paul Ollendorf, par Weertz; le baron Franchetti, par Courtois; Ernest Renan, par Ary Renan, son fils; Arthur Meyer, par Rondel; monseigneur Foulon, archevĂȘque de Lyon, par Duez, etc... Et que de beaux ou curieux portraits de femmes madame Gauthe- reau, par Courtois ; madame Abel Hermant, madame Blanche, ma- dame Reichemberg, par Blanche ; madame Guillaume Dubufe, par Boldini; madame de Loqueyssie, par Paul Robert; mademoiselle Sanderson, par mademoiselle Lee Robbins ; mademoiselle Yvette Guilbert, par M. Dinaumare, etc. Dans la section de sculpture, le buste d’Albert Wolff, par Dalou ; celui de Puvis de Chavannes, par Rodin ; celui de M. Alphand, par madame CoĂ»tant ; Coquelin cadet, par Bourdelle, et un groupe de mĂ©daillons de ThĂ©odore de Banville, Catulle MendĂšs, Rodolphe Dar- zens, Henri Ceard, Lucien Descaves, Paul Alexis, Jules Ancey, par Charpentier. Ce n’est pas tout ; mais on me pardonnera plus facilement d’en passer beaucoup que quelques-uns. D’ailleurs, il faut savoir se borner et ne pas confondre le Bottin avec la littĂ©rature. Le marĂ©chal de Moltke vient de mourir Ă  quatre-vingt-onze ans, au sortir d’une partie de whist. En apprenant sa mort, l’empereur Guillaume, qui se trouvait au chĂąteau de la Wartburg, a tĂ©lĂ©graphiĂ© Je viens de perdre une armĂ©e ! » Le vieux marĂ©chal, stratĂšge admi- rable, semblait en effet synthĂ©tiser l’armĂ©e allemande. Il avait dĂ©butĂ© dans la vie militaire au service du Danemarck. En 1822, il passa au service de la Prusse comme sous-lieutenant. C’était un bureaucrate de gĂ©nie, prĂ©parant les guerres futures du fond de son cabinet, ayant dans ses cartons les plans de campagne de l’avenir, ceux qui ont amenĂ© Sadowa, puis Sedan, et avec lesquels nous aurons peut-ĂȘtre Ă  compter un jour. Pendant des annĂ©es on le crut poitrinaire, et cet aspect souffreteux de long dadais montĂ© en graine lui fit manquer un mariage avec la fille du gĂ©nĂ©ral de Bulow. Il Ă©pousa plus tard mademoiselle de Burt. Ce grand massacreur d’armĂ©es avait les goĂ»ts les plus simples. Dans sa propriĂ©tĂ© de Kreisau, vĂȘtu comme un vieux jardinier, il jouait parfois au crocket et aux quilles avec ses petits-neveux. C’est dans le FIGARO ILLUSTRÉ XXIII parc de cette propriĂ©tĂ© qu’on l’a enterrĂ© auprĂšs de sa femme, qu’il avait aimĂ©e autant qu’il Ă©tait capable d’aimer. On pourrait en effet appli- quer Ă  de Moltke ces vers que le poĂšte appliquait Ă  NapolĂ©on Rien d'humain ne battait sous ton Ă©paisse armure ; Sans haine et sans amour tu vĂ©cus pour penser ; Comme l’aigle, planant dans un ciel solitaire, Tu n’avais qu’un regard pour dominer la terre, Et des serres pour l’embrasser. Autre disparu Jean-Jacques Weiss, qui signait J. -J. Weiss. Il est mort au palais de Fontainebleau , dont il Ă©tait bibliothĂ©caire depuis le mois d’aoĂ»t i885, c’est-Ă -dire depuis l’époque oĂč, se sentant fatiguĂ© et souffrant, il avait cĂ©dĂ© son feuilleton des DĂ©bats Ă  Jules Le- maĂźtre. Ancien normalien de la bonne Ă©poque des Taine, des About et des Sarcey , J . - J . Weiss commença par vĂ©gĂ©ter comme professeur en province . FatiguĂ© de cette vie d’obscuritĂ©, il brisa ce cadre trop Ă©troit pour sa haute intelligence, dĂ©buta au Journal des DĂ©bats, passa au Courrier Français oĂč il fit cam- pagne avec PrĂ©vost-Pa- radol, puis au Journal de Paris avec Édouard HervĂ©. LibĂ©ral, il fut un de ceux qui donnĂšrent Ă  NapolĂ©on III l’idĂ©e tar- dive de fonder l’Em- pire libĂ©ral ». D’abord trĂšs ardent monarchiste au dĂ©but du rĂ©gime rĂ©publicain, il se rallia peu Ă  peu au gouvernement lĂ©gal, fit la guerre au rĂ©gime du 16 mai, dĂ©fendit Gambetta et accepta de lui un siĂšge au conseil d’Etat. RĂ©voquĂ© en 1879, il rentra dans le journalisme, y retrouva ses suc- cĂšs passĂ©s, mais le quitta, comme je l’ai dit, pour cause de santĂ©. Il est mort tranquillement dans sa sinĂ©cure de Fontainebleau oĂč, de temps en temps, un reporter lui rappelait sa notoriĂ©tĂ© d’autrefois en allant lui extirper une interview. reprĂ©sentation et le nombre si restreint des Ă©lus qui y ont assistĂ©, laisse Ă  notre reproduction toute la saveur de l’inĂ©dit. La salle est restĂ©e, Ă  bien peu de chose prĂšs, telle qu’elle Ă©tait en 1785, Ă©poque oĂč eut lieu la derniĂšre reprĂ©sentation sur le Théùtre de la Reine. Les dĂ©cors dans lesquels a jouĂ© Marie-Antoinette se trouvent encore plantĂ©s sur la scĂšne, portant, inscrite au dos, de la main des machinistes de l’époque, l’indication des piĂšces auxquelles ils sont destinĂ©s, indications Ă©maillĂ©es de fautes d’orthographe tout Ă  fait documentaires. La dĂ©coration de la salle n’est point cependant, aujourd’hui, ce qu’elle Ă©tait il y a cent ans, ainsi qu’en tĂ©moigne la description suivante que j’emprunte au livre de M. P. de Nolhac Marie- Antoinette Quelle jolie salle que celle de Marie-An- toinette, en son Ă©clat neuf et pimpant comme une toilette de bal du xvm° siĂšcle ! Elle est bleu et or. Les fonds sont tendus de moire bleue et un velours de mĂȘme couleur revĂȘt les siĂšges, les appuis des loges et des galeries. Les balustres du grand balcon et les boiseries de l’orchestre sont peints en brĂšche vio- lette, et l’ébrasement de la scĂšne en marbre blanc veinĂ©. Tout le reste, moulures, figures et ornements en saillie, apporte les tons joyeux de l’or jaune ou de l’or vert. On a multipliĂ© les sculptures ; elles ne sont qu’en pĂąte de carton, mais la vulgaritĂ© de la matiĂšre n’enlĂšve rien Ă  l’élĂ©gance de l’exĂ©cu- tion. » Gomme on le voit, des tentures rouges ont remplacĂ© le bleu c’est sous le rĂšgne de Louis- Philippe qu’a Ă©tĂ© opĂ©rĂ©e cette substitution. Mais il eĂ»t Ă©tĂ© trop coĂ»teux de rendre Ă  la salle sa gracieuse toilette d’autrefois. Telle qu’elle est cependant, aujourd’hui, et avec le mouvement, la lumiĂšre, les toilettes, la salle donne trĂšs suffi- samment l’illusion de l’époque disparue, et, en fermant Ă  demi les yeux, on peut y voir revivre toutes les grĂąces du xvm° siĂšcle. t. g. du Une vente intĂ©ressante a eu lieu ce mois-ci Ă  l’HĂŽtel Drouot celle du peintre Émile Van Marche, un des meilleurs Ă©lĂšves de Troyon, et dont les toiles ne sont pas loin d’acquĂ©rir des prix fabuleux. Il dĂ©buta au Salon de 1857 par un tableau Ă  propos duquel on ne pourrait pas l’accuser d’idĂ©alisme L’arrosage au purin, prairies nor- mandes. Il avait alors trente ans et il Ă©tait dĂ©jĂ  en pleine possession de son talent. Son envoi ne fut pas rĂ©compensĂ©, mais il fut trĂšs remarquĂ©. Depuis., Émile Van Marche a exposĂ© Ă  peu prĂšs tous les ans. Il excellait Ă  peindre les animaux de ferme dans le milieu oĂč ils vivent. On croit respirer, devant ses Ɠuvres, la fraĂźche senteur de la terre et de l’herbe Ă©paisse. Qu’il peigne les Ă©tangs des Landes ou les abreuvoirs bretons, les pĂąturages au bord de la mer ou les pĂąturages sous bois, les herbages oĂč les vaches luisantes semblent rĂȘver ou les troupeaux de moutons dispersĂ©s dans les vastes prĂ©s, il fait preuve d’un sentiment profond de la vie. Rien de plus sĂ©duisant que les magnifiques esquisses expo- sĂ©es en ce moment, dans leur succursale du boulevard Montmartre, chez les Ă©diteurs du Figaro illustrĂ©, qui s’en sont rendus acquĂ©reurs. Il y a lĂ  des chefs-d’Ɠuvre que les musĂ©es de l’Europe se disputeront. Nous donnons, plus haut, le fac-similĂ© d’une de ces toiles, qui valent celles de Troyon. L’élĂšve a Ă©galĂ© le MaĂźtre sans le copier ; car son vrai MaĂźtre fut la nature, et il a mis dans ses peintures des quali- tĂ©s trĂšs personnelles. une originalitĂ© des plus rares. LA GRAND’VILLE. LE Théùtre de Marie-Antoinette AU PETIT TRIANON Notre collaborateur et ami Philippe Gille donnait, il y a quinze jours, dans le Figaro, le programme des Ă©lĂ©gances et des curiositĂ©s de la fĂȘte de Trianon; il racontait comment, pour assurer le succĂšs de la souscription au monument du sculpteur Houdon, le ComitĂ© diecteur avait imaginĂ© d’exhumer pour quelques heures, de sa poussiĂšre et de son obscuritĂ©, la charmante salle que Marie-Antoinette s’était fait construire au Petit-Trianon, pour satisfaire Ă  son goĂ»t du théùtre. Les chroniques de ces jours derniers ont dĂ©crit par le menu cette reprĂ©sentation unique, si suggestive par tous les souvenirs et tous les attendrissements qu’elle Ă©voque. Nous n’avons pas Ă  y revenir. Mais nos lecteurs nous sauront grĂ© de complĂ©ter ces rĂ©cits, par une repro- duction due au crayon d’un artiste aimĂ©, de cette dĂ©licate et ravissante bonbonniĂšre personne, pour ainsi dire, ne la connaissait avant cette La Mode Si l’on considĂšre la date du calendrier, il est peut-ĂȘtre un peu tard pour parler des toilettes de printemps. Mais, comme jusqu’à prĂ©sent, le printemps ne s’est que fort peu manifestĂ©, et qu’il a Ă©tĂ© Ă  peu prĂšs impossible de quitter les costumes de demi-saison, sinon d’hiver, nous pouvons encore donner Ă  celles qui ont attendu le retour du soleil des indications utiles. D’abord, quelques mots sur les tissus. Ils sont de deux sortes la laine et la soie. Comme laine, nous avons les crĂ©pons qui se font cĂŽtelĂ©s, plissĂ©s ou gaufrĂ©s. Les nuances en sont toujours douces maĂŻs, liĂšge, sauge, lavande, houblon, mauve, beige et gris. Ces nuances se font tantĂŽt unies, tantĂŽt rayĂ©es ou cĂŽtelĂ©es sur fond blanc. Comme soie, nous avons le foulard. La nuance qui domine est le bleu avec des fleurettes de diverses couleurs, mais surtout bleu plus clair ou blanc. Une grande nouveautĂ©, c’est le satin foulard, plus brillant que le foulard ordinaire. Inutile de dire que, pour la grande toilette, la faille et la peau de soie gardent toujours leur supĂ©rioritĂ©. Comme forme, les robes se font plus plates que jamais. On a mĂȘme renoncĂ© aux gros plis qui Ă©taient en usage l’hiver dernier. La jupe se fait maintenant de biais, toute plate autour des hanches, avec la queue formĂ©e de petits plis peu profonds mis les uns dans les autres. Comme corsage, le corsage jaquette Ă  revers de soie. Manches trĂšs Ă©paulĂ©es, bouffant du haut et retombant sur un haut poignet mitaine. Enfin la jaquette reste, malgrĂ© toutes les innova- tions, le vĂȘtement de dessus prĂ©fĂ©rĂ©. On porte bien encore le manteau Ă  col MĂ©dicis, mais l’abus qu’en a fait la confection lui a beaucoup nui. Il faut qu’il soit tout Ă  fait distinguĂ© et d’une coupe savante pour ĂȘtre vĂ©ritablement habillĂ©. Par les quelques toilettes que je vais vous dĂ©crire, vous pourrez du reste juger et faire votre choix. Voici d’abord une robe en crĂ©pon cĂŽte de cheval, couleur tabac jupe longue Ă  petite traĂźne, taillĂ©e en biais; corsage-veste s’arrĂȘtant sur un gilet de soie havane dĂ©colletĂ© en rond; le haut du gilet garni d’une guipure de Venise dĂ©coupĂ©e en dents, les revers bardĂ©s de guipure bise. Costume de drap ivoire jupe piquĂ©e, jaquette croisĂ©e avec grands revers faille. Gros boutons de nacre gris. XXIV FIGARO ILLUSTRÉ Costume homespan, en laine d’Ecosse beige jupe en biais Ă  traĂźne ,‱ corsage croisĂ©, basque rapportĂ©e dentelĂ©e Ă  l’écossaise, ornĂ©e de ganse loutre et or. Robe en vigognĂš rosĂ©e marbrĂ©e de noir, corsage rentrant sous la jupe, bordĂ© autour de la taille d’un petit cache-point de jais avec rosaces de jais. L’ouverture du corsage est encadrĂ©e par deux revers de faille rose sous lesquels est un plastron de guipure disposĂ© Ă  plat et formant guimpe. Robe de satin Nil, avec bordure de plumes Nil au bas de la jupe. Casaque en brochĂ© Louis XIV. Basque de dentelle vrai Alençon. Bord de plumes Nil au col. Pour les jaquettes, nous reproduisons tout d’abord ici, deux ravissants modĂšles,, dus Ă  l’obligeance de MontaillĂ©. En voici d’autres Une trĂšs simple; elle est en drap couleur ivoire avec grands revers double piqĂ»re et gros boutons de nacre ; Une autre, en drap bleu marine, doublĂ©e de chamois et or pouvant se fermer et s’ouvrir Ă  volontĂ© ; Une troisiĂšme, croisĂ©e, ajustĂ©e, en drap gris fer. Grands revers paille Ă  l’incroyable. Ganse argent et gris tout autour ; TrĂšs riche jaquette en bengaline ornce d’application de jais, grand volant de dentelle formant basque ; manches en guipure perlĂ©e. Une trĂšs jolie originalitĂ©. La casaque Louis XIV en Ottoman blanc brodĂ© or et soie. Je n’ai point de conseil Ă  vous donner sur les chapeaux, Je me contenterai, comme pour les robes et les jaquettes, de vous exposer quelques modĂšles. Voici les plus jolis que j’ai vu ces jours-ci Une ravissante petite capote dentelĂ©e en paille .‱ j' SuĂšde, rehaussĂ©e de velours avec pouf de plumes noires; Un tout petit chapeau Ă  bords plats avec deux ailes diaprĂ©es Ă©mergeant des roses; Une mignonne petite capote en paille fine, d’un vert tendre, le fond recouvert de perles noires enfilĂ©es formant rĂ©sille. Deux petites ailes mercure vert tendre sont posĂ©es sur le devant. On dirait un petit oiseau prĂȘt Ă  s’envoler; Un grand chapeau rond en paille mordorĂ©e, avec bord en paille d’Italie, passe se repliant sous un cache-peigne de plumes noires formant pana- che sur le fond. NƓud de ruban maĂŻs attachant la brisure des bords. Echarpe de dentelle noire drapĂ©e sur la passe, resserrĂ©e au milieu du devant par un nƓud de rubans ; Enfin, grand chapeau de paille d’Italie avec grande plume soufre rejetĂ©e en arriĂšre et retenue sur le devant par un simple nƓud de ruban maĂŻs dans lequel sont piquĂ©es deux petites aigrettes soufre. Il me resterait encore beaucoup Ă  dire ; mais c’est assez pour un premier courrier. Dans le prochain, je pourrai vous fixer tout Ă  fait sur la mode adoptĂ©e. Je ne puis, en terminant, que vous recommander une. nouveautĂ© dĂ©licieuse l’éventail fleurs, le dernier cri de cette saison printaniĂšre. CLAIRE DE CHANCENAY. Les Livres Les livres continuent Ă  paraĂźtre ! Les uns ont des couvertures jaunes, les autres les ont bleues, ou rouges, ou blanches. Il y en a de bons; mais il y en a de mĂ©diocres aussi. Il y en a de vertueux, mais il y en a Ă©galement de risquĂ©s, c’est mĂȘme la majoritĂ©. Au hasard, je cite ceux qui mĂ©ritent une citation, en prenant soin — bien entendu — de crier Gare », Ă  l’occasion. Passionnette est un dĂ©licieux roman de Gyp, qui, dĂ©cidĂ©ment, se lance avec succĂšs d’ailleurs, dans les compositions de longue haleine. Je ne vous analyserai point Passionnette , dont le titre rĂ©vĂšle suffisam- ment le fonds et l’esprit. Ce livre, d’une Ă©motion douce et d’une gaietĂ© charmante, sera savourĂ© par les jeunes femmes. Pierre Decourcelle, qui a entrepris de peindre les TempĂȘtes du cƓur », continue la sĂ©rie par un nouvel ouvrage intitulĂ© le Crime d’une Sainte. C’est un roman trĂšs dramatique, d’une allure vive et d’un intĂ©rĂȘt admirablement soutenu. L’intrigue, d’ailleurs, est des plus ingĂ©nieuses et je prĂ©dis deux cents reprĂ©sentations Ă  la piĂšce que Pierre Decourcelle ne manquera pas de tirer de son livre, pour l’Am- bigu ou la Porte-Saint-Martin. Une Ă©tude trĂšs fouilléÚ du monde forain, qui paraĂźt dans la biblio- thĂšque Charpentier, sous la signature d’Oscar MĂ©tĂ©nier, a pour titre ZĂ©s;ette. C’est une histoire de dompteurs, horriblement Ă©mouvante, puisque quatre personnes, ni plus ni moins, sont successivement mangĂ©es par les lions. La vie curieuse des forains est prise sur le vif et dĂ©crite avec autant de talent que d’intĂ©rĂȘt. Le personnage de ZĂ©zette, la petite dompteuse, est dĂ©licieusement tracĂ© et le roman, bien que se passant dans un monde baroque, est moral, puisque la vertu en sort triomphante. , Nul lettrĂ© n’ignore qu’Emile Bergerat fait du théùtre et que ce théùtre est en vers. Personne, en consĂ©quence, ne sera Ă©tonnĂ© d’ap- prendre que notre collaborateur vient dĂ©faire paraĂźtre un volume inti- tulĂ© Théùtre en vers. Ce volume contient trois piĂšces Enguerrande, un poĂšme drama- tique d’une troublante Ă©trangetĂ© ; La Nuit Bergamasque, charmante recherche du vers comique aux rythmes Ă©blouissants et le Capitaine Fracasse, une comĂ©die du cĂ©lĂšbre roman de ThĂ©ophile Gautier et encadrĂ©e, dans des rimes exquises. Deux livres me parviennent trop tard, pour que je puisse les lire et en dire beaucoup de bien. Ce sont PĂ©ril, d’Henry GrĂ©ville et Plus fort que la Haine , par LĂ©on de Tinseau. Chacun de ces deux Ă©crivains mĂ©rite Ă©galement qu’on s’arrĂȘte Ă  leur nom. J’y reviendrai, mais d’a- vance, je suis convaincu qu’on prendra le plus vif plaisir Ă  les lire. Un livre fort curieux encore, mais dont je ne puis vĂ©ritablement recommander la lecture Ă  nos lecteurs, est un roman de M. Henri Nizet, publiĂ© par la librairie Tresse et Stock. Suggestion... avec trois points est une Ă©tude d’hypnotisme passionnel. L’auteur, s’appuyant sur des observations mĂ©dicales, indique la part de la suggestion et de l’anti- suggestion dans l’amour et la psychose criminelle. C’est somme toute une excursion dans le domaine du merveilleux qui confine Ă  la science. Le roman est tout ce qu’il y a de plus original, mais malheu- reusement le nombre des personnes qui peuvent le lire est restreint. Puisque nous sommes dans la littĂ©rature mĂ©dicale, citons encore, malgrĂ© son titre quelque peu rĂ©barbatif, le livre intitulĂ© Du palu- disme et de son hemoto^aĂŻre , par le docteur Laveran; Masson, Ă©diteur. Les travaux du docteur Laveran lui ont valu d’ĂȘtre couronnĂ© par l’AcadĂ©mie des Sciences ils ont dĂ©fini, avec la plus rigoureuse exactitude, les causes de la fiĂšvre intermittente et de l’affection palu- dĂ©enne, la plus ancienne, la plus Ă©tendue, la plus grave de toutes celles qui ont effrayĂ© l’humanitĂ©. A cĂŽtĂ© de l’examen scientifique de la question, l’auteur a consacrĂ© un chapitre entier au traitement de cette redoutable maladie. Et enfin, un volume de biographies, Ă©ditĂ© avec un grand luxe typo- graphique, Nos grands MĂ©decins d’aujourd’hui, par Horace Bianchon, avec prĂ©face du docteur Maurice de Fleury. Les soixante-huit biogra- phies figurant dans cet in-octavo, accompagnĂ©es de portraits par F. Desmoulin et Profit, ont paru dans le SupplĂ©ment littĂ©raire du Figaro. r. m. ->444 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 Chemin de Fer d’OrlĂ©ans Billets et IReto-ULX* de Baxxxille POUR LES STATIONS THERMALES DE Chamblet-NĂ©ris NÉRIS, ÉVAUX, Moulins BOURBON-L’ARCHAMBAULT, Laqueuille la BOURBOULE et le MONT-DORE, ROYAT RĂ©duction de 50 0/0 pour chaque membre de la famille en plus du troisiĂšme Il est dĂ©livrĂ©, du 15 Mai au 15 Septembre , dans toutes les gares du rĂ©seau d’OrlĂ©ans, sous condition d’effectuer un parcours minimum de 300 kilomĂštres aller et retour compris, aux familles d’au moins quatre personnes payant place entiĂšre et voyageant ensemble, des Billets d' Aller et Retour collectifs de l r °, 2° et 3° classe pour les stations ci-dessus indiquĂ©es. Les Billets sont Ă©tablis par l’itinĂ©raire Ă  la convenance du Public ; l’itinĂ©raire peut n’ĂȘtre pas le mĂȘme Ă  l’Aller et au Retour. Le prix s’obtient en ajoutant au prix de six billets simples ordinaires le prix d’un de ces Billets pour chaque membre de la famille en plus de trois. La durĂ©e de validitĂ© des Billets, Ă  compter du jour du dĂ©part, ce jour non compris, est de 30 jours. Cette durĂ©e peut ĂȘtre prorogĂ©e une ou plusieurs fois d’une pĂ©riode de quinze jours. Chaque pĂ©riode de prolongation part de l’expiration de la pĂ©riode prĂ©cĂ©- dente et donne lieu Ă  la perception d’un supplĂ©ment de 10 0/0 du prix total du Billet. La prolongation ne peut ĂȘtre demandĂ©e que pour les Billets non pĂ©rimĂ©s. A VIS. — Les voyageurs obtiennent, sur leur demande, soit Ă  la gare de dĂ©part, soit au Bureau du Correspondant de la Compagnie, Ă  Laqueuille, des Billets d’Aller et Retour rĂ©duits de 25 0/0 pour Le Mont-Dore et La Bourboule. Les demandes de Billets doivent ĂȘtre faites, quatre jours au moins avant celui de dĂ©port, Ă  la gare oĂč le voyage doit ĂȘtre commencĂ©. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e Nouveaux services rapides entre PARIS et LYON En l ro et 2° classe. Trajet rapide en 8 heures 3/4 Ă  l'aller et 8 heures 1/2 au retour. Le l 01- juin 1891, la Compagnie inaugurera un nouveau service quo- tidien supplĂ©mentaire de deux trains express, le premier de Paris Ă  Lyon des- servant Laroche, Dijon, MĂącon; le second, celui du retour, en provenance de Cette, desservira Tarascon, Avignon, Valence, Lyon, MĂącon, Dijon et Laroche. Le train partant de Paris aura des correspondances directes, savoir Ă  Dijon pour Besançon et Ă  MĂącon pour Modane et l’Italie. Le train de retour, en provenance de Cette, recevra Ă  Cette les , correspon- dances du rĂ©seau du Midi et d’Espagne, et Ă  Dijon les correspondances de Belfort et de Besançon. DĂ©part de. Paris 1 h. 45 soir; arrivĂ©e Ă  Lyon 10 h. 29 soir. DĂ©parts de Cette 3 h. 15 matin ; de Lyon 9 h. 30 matin ; arrivĂ©e Ă  Pans 5 h. 55 soir. Ces trains prendront des voyageurs de l re et 2° classe ; toutefois ils ne pren- dront en 2° classe que les voyageurs ayant Ă  effectuer un parcours minimum de 300 kilomĂštres. Il est prĂ©vu un arrĂȘt de 25 minutes Ă  Dijon, Ă  l’aller et au retour, pour le repas des voyageurs. La couverture en couleurs du Figaro IllustrĂ© est projetĂ©e Ă  la lumiĂšre oxhydrique tous les soirs, i 5 , boulevard des Italiens, Ă  l’Office des Théùtres. 44 -$4 -K- ->4 44 44 44 -54 44 44 -54 -54 $4 -54 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 44 Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, i8 fr. 5o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5o. Les demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă  qui l’on doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C>, AsniĂšres. J. -G. VIBERT Il esl interdit de vendre sĂ©parĂ©ment celte reproduction POLICHINELLE ET L'AUBERGISTE Chromotypographie BOUSSOl, VALADON & C' FIGARO ILLUSTRA, 1891 EDWARD SPELL PAR LYDIE PAS CH KO F F DĂšs le jour de son arrivĂ©e, ce grand jeune homme au regard fier d’acier bleu, au geste Ă©nergique, au front grave et rĂȘveur, a fait sensation parmi les habituĂ©s de l’hĂŽtel KhĂ©divial, Ă  Alexan- drie, rendez-vous des touristes et des voyageurs qui viennent poser un instant dans la citĂ© d’Alexandre-le-Grand, avant de reprendre le vol vers les plus lointaines contrĂ©es. Bien qu'il ne paraisse pas possĂ©der ce qu’on appelle une grande fortune, c’est avec aisance qu’Edward Spell Ă©volue parmi les Pachas, les Beys, les banquiers Ă©gyptiens, les financiers grecs, les avocats italiens, les touristes de tous pays qui, de sept heures Ă  minuit, affluent d’ordinaire au restaurant trĂšs Ă  la mode de cet hĂŽtel cosmopolite. Les femmes surtout ont pour Edward un Ɠil tout 'bienveillant. ElĂ©gantes amies des banquiers, couvertes de diamants et de dentelles, femmes coquettes des fonctionnaires -europĂ©ens, raides anglaises, toutes, et mĂȘipe les hanums circassiennes des harems, ont un regard et un sourire pour ce jeune homme attirant et mys- tĂ©rieusement sympathique, qui passe tantĂŽt en calĂšche, tantĂŽt Ă  cheval par la rue Mehemet-Aali pour se promener sur les bords du canal Mahmoudieh. Lui, aucunement grisĂ© par un succĂšs qu’il ne cherche point, se contente de saluer ou de rĂ©pondre Ă  chacun un mot juste, sans dĂ©couvrir jamais un coin de vie intime, planant de haut, comme d’un nuage, sur cette sociĂ©tĂ© bigarrĂ©e. La volontĂ© immense reflĂ©tĂ©e sur son visage, l’éclair qui passe un instant dans ses yeux, peuvent dĂ©celer en lui tantĂŽt l’officier qui commande, tantĂŽt l’artiste Ă©pris qui rĂȘve, mais quelque chose encore est enfermĂ© en son Ăąme, que le jeune homme ne dit pas. Si Edward Spell, par cet abord froid et ce masque impassible, pense dĂ©sarmer la curiositĂ© de ses voisines de l’hĂŽtel khĂ©divial, il se trompe de beaucoup. Chaque jour devient plus vif le dĂ©sir de percer ce qu’on croit ĂȘtre un incognito. Cependant la femme d’un fonctionnaire europĂ©en, habitant le mĂȘme Ă©tage, a poussĂ© l’indiscrĂ©tion jusqu’à profiter de ce que le barbarin domestique arabe a laissĂ© entr’ouverte la porte d’Ed- ward Spell pour jeter un coup d’Ɠil dans son intĂ©rieur. Elle a vu une grande malle aux plaques mĂ©talliques ciselĂ©es, des sacs- nĂ©cessaires confortables, un trĂšs riche appareil photographique instantanĂ©, des boites Ă  couleurs, un chevalet, et dans un grand cadre-placard de velours, rangĂ©es par lignĂ©es et de grandeurs diffĂ©rentes, une trentaine de portraits photographiĂ©s, peints Ă  l’huile ou Ă  l’aquarelle. Chose Ă©trange, ces portraits reprĂ©sentent tous la mĂȘme femme, en diffĂ©rentes poses gracieuses, mais toujours vĂȘtue de la longue robe Ă  larges manches des orientales ou enveloppĂ©e d’un grand manteau fĂ©rĂ©djeh , la tĂȘte voilĂ©e, avec de grands yeux de gazelle, charmants, doux et fiers. C’est elle qui apparaĂźt Ă  la fenĂȘtre d’un coupĂ© arrĂȘtĂ© prĂšs d’une mosquĂ©e, Ă  Constantinople ; c’est elle qui se promĂšne en caĂŻck sous un parasol rose, puis dans un jardin de la cĂŽte d’Asie, mar- chant accompagnĂ©e de deux suivantes ; c’est elle encore, cette jeune femme contemplant d’un Ɠil mouillĂ© un turbĂ© tombeau Ă  Scutari, ou suivant d’un regard mĂ©lancolique les rives des Dar- danelles, appuyĂ©e au bastingage d’un bateau Ă  vapeur. Elle, toujours et partout sur une dahabieh Ă  voile haute triangulaire, ou montant un superbe Ăąne arabe fringant et tout blanc, ou encore assise Ă  l’ombre bleue des palmiers du dĂ©sert avec, au loin, les Pyramides. C’est toujours la mĂȘme orientale gracieuse et imposante, dont on remarque sur les chevalets des profils pris Ă  la hĂąte et quelques Ă©bauches imparfaites. L’indiscrĂšte voisine a Ă©tĂ© stupĂ©fiĂ©e et le lendemain tout l’hĂŽtel connaĂźt le rĂ©sultat de son Ă©trange Ă©quipĂ©e. C’est Ă  qui corrom- pra le barbarin Aali qui sert Edward' Spell pour contempler un instant les portraits de la mystĂ©rieuse inconnue. II. 2G 102 FIGARO ILLUSTRÉ Alors que tout homme eĂ»t dĂ©sespĂ©rĂ© de dĂ©couvrir le nom de la femme si secrĂštement aimĂ©e par Edward, une dame a l’idĂ©e de mettre en prĂ©sence des portraits une arabe du nom de Essaed- Om la mĂšre d’Essaed, qui a l’entrĂ©e des harems oĂč elle vend des Ă©toffes et des bijoux. Cette dame est Emyneh Hanum, fille d’Osman SaĂŻd Pacha, veuve de ChĂ©ri f Aali Bey, s’est Ă©criĂ©e aussitĂŽt la marchande, ajoutant qu’elle Ă©tait depuis peu revenue de Constantinople, oĂč elle avait passĂ© l’étĂ© au palais de sa tante, la princesse FitnĂ© Hanum. — Je me souviens, fait une des curieuses, avoir lu cela dans le Phare d' Alexandrie. Elle est arrivĂ©e par le bateau russe. — Le bateau d’oĂč dĂ©barqua Edward Spell, fait une autre. — Mesdames, nous y som- mes, il est amoureux de la prin- cesse Emyneh ! — Il serait curieux d’en por- ter la nouvelle Ă  la princesse. — C’est cela, allons-y ven- dredi, dimanche des musulmans, le rendez-vous sera Ă  son palais du Moharembey. » Et lĂ -dessus, les jeunes Ă©toui - dies s’envolent, lais- sant seuls dans la chambre d’Edward Spell les portraits de la princesse qui semblent avoir pris un air indignĂ© de l’audace grande. Edward Spell re- marque bien autour de lui une recrudes- cence de curiositĂ©, mais il en ignore la cause. Rentrant au soir dans sa chambre, il a humĂ© dans l’air un parfum de Chy- pre qui l’a intriguĂ© un mo- ment. Mais plus que jamais il est prĂ©occupĂ©. DĂšs le matin, il va s’enfermer dans une sorte de grange Ă©loi- gnĂ©e de la ville, ou bien il rend visite aux autoritĂ©s; le soir venu, il sort rĂ©guliĂšrement, montĂ© $ur un bel arabe que lui a vendu un Syrien de Beyrouth, et, passant la porte Rossetti, suit le canal en longeant les palais jusqu’au quartier de Moharembey oĂč se trouve un grand palais, belle construction d’architecture ancienne arabe, entourĂ©e d’immenses jardins. En ce moment stationne sur le canal une jolie dahabieh , et sur le quai, sur une espĂšce de place encadrĂ©e de petits murs trĂšs bas, sont gravement assis de gros eunuques noirs. L’un surtout, leur chef, a la figure large, lippue et la peau brillante comme l’ébĂšne bien poli. Les eunuques saluent le cavalier et regardent son cheval avec des airs de connaisseurs. Al hossan gamil Le cheval est joli , dit le chef. ' — Arid abiou laken moch b Ă©l fĂ©lons s Je le vends, mais pas pour de l’argent, rĂ©pond Edward Spell en s’arrĂȘtant. — - Tayb. Khalina nat Kallem Bien, causons ! », rient les eunuques. » Edward Spell descend de cheval. Les eunuques l’invitent Ă  prendre le cafĂ©. Quelques-uns essaient son coursier et lui trouvent d’excellentes allures. Les noirs fils de Nubie sont gais et quittent leur air grave de sphinx rĂȘveurs. On commence Ă  parler des conditions du marchĂ©. Edward Spell dĂ©clare incidemment qu’il est fort curieux de voir les jardins intĂ©rieurs d’un palais Ă©gyptien une envie de touriste. Cela est dĂ©fendu, s’exclame l’eunuque effarouchĂ©. — Si ce ne l’était point je ne te le demanderais pas. » Le gros eunuque exprime qu’il condescend Ă  satisfaire le dĂ©sir de l’ami Ă©tranger en montrant, dans un large rire, ses dents Ă©blouissantes. Tayeb-Tayeb Bien, bien, reviens aprĂšs-demain, quand les sittis maĂźtresses seront Ă  la promenade. J’enfermerai les esclaves et te montrerai le jardin. — Mon cheval sera Ă  toi quand j’en sortirai », rĂ©pond Edward Spell en frappant dans les mains du chef des eunuques. Tous deux, le surlendemain, sont exacts au rendez-vous. Le gros noir attend Edward toujours assis au bord du canal. Allons vite, dit-il, la princesse Emineh est avec ses sui- vantes chez la femme du ministre de l’intĂ©rieur SchĂ©rif Pacha. » Ils franchissent un petit pont de pierre jetĂ© sur le fossĂ©, tra- versent deux cours intĂ©rieures puis une galerie, et se trouvent dans un de ces heureux jardins orientaux privilĂšge des pays oĂč l’homme n’a pas Ă  lutter contre les intempĂ©ries du climat. Les figuiers multipliants font l’effet de colonnades de cathĂ©- drale. A travers les larges feuilles donnant sur le sable une ombre indigo, filtrent les rayons du soleil africain, et çà et lĂ  un coin de ce ciel bleu intense et rĂ©jouissant l’ñnie, le cƓur et les yeux, inconnu Ă  notre grise et brumeuse Europe. Les eaux glacĂ©es d’un ruisseau coulent, dans une rigole de marbre blanc, jusqu’à une piscine limpide oĂč se tiennent immo- biles des petites barques en forme de coquilles et de cygnes. Quand les femmes se baignent, dit l’eunuque, elles s’amu- sent Ă  naviguer dans ces barques. Veux-tu voir?... Elles font comme cela... » Et l’eunuque monte dans un esquif et navigue en faisant des grĂąces au milieu de l’eau. Tu peux essayer, invite-t-il. Ne crains rien, la piscine est pavĂ©e de marbre. L’eau ne vient que jusqu’au cou... — Non, merci », fait Edward Spell qui, sans Ă©couter l’expli- cation, marche de long en large, le front dans la main, calculant, en proie Ă  une idĂ©e fixe, et pousse une reconnaissance vers le rond- point formĂ© par la terrasse en faĂŻence d’un kiosque dont les marches de marbre des- cendent jusque dans l’eau. C’est de lĂ , fait l’eunuque en lĂ© rejoi- gnant, que viennent les femmes pour se bai- gner. » Edward Spell sem- ble ne pas entendre ; toujours ses yeux vont de la terre Ă  l’espace J’ai trouvĂ© !... j’ai trouvĂ©!... » rĂ©pĂšte-t-il Ă  voix basse. Les cris de l’eunuque le tirent de sa rĂȘverie. Roch! Roch Yella! Allez! allez vite ! clame le Nubien Ă  des esclaves qui viennent d’appa- raĂźtre au dĂ©tour d’une allĂ©e, et qui s’enfuient Ă  sa voix. Que vont-elles croire en me voyant, dit Edward Spell. ~ Oh ‱ rien. Que tu es un menuisier ou un maçon. Je crie ‱toujours comme cela quand j’amĂšne des ouvriers. Mais il est grand temps de partir ; les sittis vont revenir. » Edward Spell contemple une derniĂšre fois le jardin et l’étang, remet son cheval Ă  l’eunuque, retrouve sur le quai son coureur, son sais , qui l’attend avec une autre monture, et prend la route d’Alexandrie au galop. Depuis prĂšs d’une semaine tous les journaux d’Alexandrie ont annoncĂ© Ă  l’Egypte, et en particulier aux habituĂ©s de l’hĂŽtel KhĂ©divial, que l’aĂ©ronaute Edward Spell doit accomplir dans son ballon l’Eblis le DĂ©mon une ascension Ă  Ramleh, village au bord de la mer, Ă  six ou sept kilomĂštres d’Alexandrie, et doit atterrir Ă  Port-SaĂŻd, en passant au-dessus d’Aboukir et du lac Menzaleh. Les feuilles du Caire et d’Alexandrie sont remplies de dĂ©tails au sujet de cette tentative pĂ©rilleuse ; on y rappelle entre autres faits, la mort Ă©pouvantable, en 1839, de Charles Leroux, prĂ©- cipitĂ© de son, ballon dans la baie de Reval, en Livonie. Mais ce qui rend surtout cette entreprise intĂ©ressante, c’est que l’aĂ©ronaute doit expĂ©rimenter une machine de son invention destinĂ©e Ă  rĂ©volutionner le monde, dĂ©clarent les reporters assiĂ©- geant, du matin au soir, l’hĂŽtel KhĂ©divial. Des affiches Ă©normes annoncent l’ascension prochaine aux habitants d’Alexandrie. Edward Spell semble entourĂ© d’une nouvelle aurĂ©ole d’intrĂ©- piditĂ©. Il paraĂźt assurĂ© du succĂšs de son invention. Il a obtenu des autoritĂ©s anglaises les soldats nĂ©cessaires aux manƓuvres de son aĂ©rostat. Demain consacrera son triomphe. Ce mĂȘme jour, les dames de l’hĂŽtel KhĂ©divial font Ă  la prin- cesse Emineh la visite projetĂ©e, satisfaites d’avoir Ă  lui parler de l’aĂ©ronaute au moment oĂč il est l’objet de l’attention gĂ©nĂ©rale. La princesse Emineh les reçoit dans une salle toute blanche dĂ©corĂ©e de sculptures, Ă©clairĂ©e par une coupole percĂ©e de fenĂȘtres en forme d’étoiles, garnies de vitraux aux dessins arabes. Des canapĂ©s de velours bleu brodĂ©s d’or font le tour de la salle dont le pavĂ© en mosaĂŻque est couvert de riches tapis persans. La princesse est assise sur un divan de soie rose brochĂ©e d’or auquel on accĂšde par des marches. Elle roule entre ses doigts un chapelet d’ambre gris des Indes garni de rubis. Sur un meuble de nacre, est placĂ©e prĂšs d’elle une cassette en or surmontĂ©e d’une FIGARO ILLUSTRE C'est Ă  Ramleh, Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un cap qui s’avance dans la mer houleuse, que doit se faire l’ascension de VEblis. Une foule immense venue du Caire et de toute la cĂŽte d’Egypte se presse autour de l’enceinte oĂč le ballon se gonfle et se balance sous un soleil tropical, comme impatient de prendre son vol. Les costumes Ă©tranges de la population musulmane font contraste avec les toilettes Ă©lĂ©gantes des dames europĂ©ennes, miroitant dans un fouillis de couleurs vives sur l’azur impec- cable du ciel, et le bleu de la mer tranchant sur les sables jaunes. Edward Spell, dans son costume d’aĂ©ronaute, trĂšs dĂ©gagĂ© et trĂšs correct, s’occupe des prĂ©paratifs avec son sang-froid et son calme habituels. Seuls ses yeux mĂ©talliques, brillant plus qu’à l’ordinaire, trahissent sa prĂ©occupation. En ce moment on voit sortir d’une tente, gardĂ©e par la police, une machine Ă©trange en forme de bateau long, terminĂ© par des proues Ă  palettes mobiles. Cet engin merveilleux, de l’invention d’Edward Spell, est bientĂŽt amarrĂ© au-dessous de la nacelle. Le ballon se soulĂšve. LĂąchez tout! » crie l’aĂ©ronaute. Il enjambe la nacelle, et VEblis file verticalement, suivi dans le ciel parles cris de la foule. DĂ©jĂ  il est au-dessus des abĂźmes bleus de la mer, et se perd bientĂŽt dans l’empyrĂ©e. RestĂ© seul, devant Dieu, entre le ciel et l’eau, Edward Spell se recueille un instant, puis se place dans l’appareil qu’il a inventĂ©, ne laissant entre lui et VEblis qu’un cĂąble. Longtemps il monte et descend dans l’espace, cherchant le courant qui le portera vers la terre et le Moharembey. Enfin il le dĂ©couvre, et, sĂ»r de lui, le cƓur dĂ©bordant de joie, il plane bientĂŽt sur les jardins du palais de la princesse Emineh. Le jour baisse. C’est l’heure oĂč les femmes du harem se prĂ©- parent pour le bain. Telle une reine entourĂ©e de ses esclaves, la princesse Emineh, dans son esquif en forme de valve marine, se laisse pousser par la brise sur sa piscine pavĂ©e de marbre. Ses femmes nagent autour d’elle, pareilles Ă  des nĂ©rĂ©ides. Elle se laisse aller Ă  cette rĂȘverie, Ă  ce kief inconnu Ă  l’Europe, sentiment de bien-ĂȘtre que ni le chaud ni le froid n’altĂšrent, oĂč l’ñme est pleine de quiĂ©tude et l’air rempli de senteurs douces. Soudain les esclaves poussent des cris de terreur. Un objet noir, Ă©pouvantable, descend du ciel comme un oiseau immense, se dirigeant vers Le lac. Les femmes fuient, pleines d’épouvante. Les unes gagnent le rivage, d’autres plongent, Ă©perdues, sous les eaux; d’autres, mĂ©dusĂ©es, montrent seulement de leurs bras le monstre qui s’avance. Eblis! eblis!... s’écrient-elles ; le DĂ©mon ! » Et ce nom, Ă©crit en lettres arabes Ă©normes sur l’enveloppe du ballon les paralyse, glacĂ©es de terreur. Emineh reste seule un instant. La machine a touchĂ© l’eau. Un homme se penche, l’enlĂšve d’un bras vigoureux, la porte dans la nacelle, tandis que VEblis, remontant d’un bond Ă©norme, dis- paraĂźt dĂ©jĂ  dans le ciel. Grelottante, dĂ©voilĂ©e, Ă  peine enveloppĂ©e de son Ă©charpe de bain, la princesse Emineh revient Ă  elle. O honte ! ĂŽ sacrilĂšge !... grappe de raisins d’émeraudes, et renfermant encore des chapelets de corail, de perles et de musc ornĂ© de pierreries. La princesse Ă©coute impassible. Ses yeux immenses ont le regard calme et tranquille des reines d’Egypte de l’antiquitĂ©. Les racontars des petits ne la touchent point. Existent-ils seulement pour elle qui vit dans le rĂȘve du passĂ© ? Son pĂšre Ă©tait un prince arabe et sa mĂšre descend de la plus vieille race Egyptienne, celle de Phara, dont parlent des livres arabes-cophtes. Sa famille a rĂ©gnĂ© et ses tombeaux sont dans la vallĂ©e de ThĂšbes. Pourquoi lui parler des merveilles de la civilisation euro- pĂ©enne? Cette civilisation elle la hait; elle lui attribue la ruine de l’Egypte qui a entraĂźnĂ© la sienne. Elle qui voyageait sur ses propres yachts, n’est-elle pas rĂ©duite Ă  prendre quelques cabines de premiĂšres lorsqu’elle va Ă  Constantinople? Aussi, elle passe sur cette terre comme une reine outra- gĂ©e ; elle s’enveloppe dans ses voiles sacrĂ©s et ne veut rien voir. Quand on lui parle de l’aĂ©ronaute et des portraits, elle rĂ©pond aux visiteuses que ce giaoitr est bien audacieux et aurait payĂ© son forfait de sa vie si son pĂšre Ă  elle existait encore. Puis la princesse fume, dans le nar- guileh que lui prĂ©sente une esclave, un tabac dont la fumĂ©e s’embaume en tra- versant une eau de jasmin d’Afrique, tandis que des danseuses miment devant elle une danse charmante en des poses imitĂ©es des peintures des hypogĂ©es. Des musiciennes et des chanteuses cadencent les pas des danseuses en jouant d’instruments bizarres et en chantant d’une voix gutturale. BientĂŽt, sur des plateaux d’argent, les esclaves prĂ©sentent aux visiteuses cette liqueur blanche faite d’orge, de dattes et d’épices, que l’on sert dans les harems quand le moment est venu de reconduire les invitĂ©es. Les dames europĂ©ennes boivent, sa- luent Ă  l’orientale, en posant la main sur le cƓur et ensuite sur le front, et sĂ© reti- rent, accompagnĂ©es chacune de deux esclaves, jusqu’à la porte oĂč les eunu- ques ont fait avancer les voitures. La princesse est restĂ©e accroupie, im- mobile sur son divan, jusqu’au dĂ©part de la derniĂšre dame, elle se lĂšve alors dans sa magnifique robe de velours rose traĂź- nant en longs plis sur les tapis; ses escla- ves la soutenant sous les bras, la con- duisent respectueusement dans une autre salle ; elles Ă©tendent un carrĂ© de velours brodĂ© d’or, couvrent leur maĂźtresse d’un long voile de gaze, et, tournĂ©e du cĂŽtĂ© de La Mecque, la princesse Emineh, des- cendante des Phara, prie pour l’Islam et son triomphe contre les infidĂšles. Elle invoque son Dieu contre ce giaour qui a osĂ© prendre son image et la contempler audacieusement chez lui, dans sa cham- bre d’infidĂšle ; elle lui demande son chĂą- timent, car son Ăąme altiĂšre souffre de ce sacrilĂšge attentatoire Ă  sa dignitĂ© de princesse, de femme et de MahomĂ©tane voilĂ©e contre les regards impurs. 104 FIGARO ILLUSTRÉ Elle est seule, dans le vide, sans secours, et devant elle ce giaour , cet homme infernal qui l’a prise. Edward Spell, d’une^vok suppliante, et tombant Ă  ses genoux, lui dit Pardonne ! je Mais elle ArriĂšre! giaour !. . . .A ^Ăšx'Ă©X .!. — Pardonne! rĂ©pĂšte PĂ Ă©i^maute, tu ne pouvais ĂȘtre enfermĂ©e dans les tĂ©nĂšbres d’un haq ^gL^V reqs . avec moi dans ce monde dont tu ne connais point la splendeur. Emineh pleure dans ses mains. Le ballon passe sur Alexandrie bruyante et Ă©clairĂ©e ; bientĂŽt il flotte au-dessus du lac MarĂ©otis ; on aperçoit la ligne, cfu che- min de fer passant sur la digue Ă©troite, puis Datj^mhour et Tantah, la ville sainte de l’Izlam fanatique, dont mosquĂ©es'* blanchissent dans le bleu de la splendide nuit Ă©gyvranne. Vainement Edward Spell la supplie ; en vain jf iui promet les bonheurs de la vie brĂ»lante et raffinĂ©e, et l’or que donnera la dĂ©couverte qu’il a faite uniquement pour la possĂ©der, la dĂ©cou- verte qui doit rĂ©volutionner le monde en donnant aux hommes un nouvel empire celui de l’air. Avec ferveur Emineh a implorĂ© le secours d’Al'-’ voyant que tout l’abandonne, elle fixe sur l’aĂ©ronaute grands yeux chargĂ©s d’éclairs Tu t’es trompĂ©, giaour ! Je ne suis suis le passĂ© qu’on respecte et que tu as nir, et je te hais !... Et avant que l’aĂ©ronaute ait pu la retenir, bord de la nacelle et disparaĂźt dans la nuit. Un instant, Edward Spell veut se prĂ©cipiter aprĂšs elfĂ©' ;.Uhe larme brĂ»lante mouille sa paupiĂšre, puis il regai^d^le ciel Ă©toilĂ©, pense Ă  la seconde de vie Ă  lui accordĂ©e par le crĂ©ateur Ă  l'homme et au devoir d’ĂȘtre utile Ă  l’humanitĂ© par son invention. La mort n’est-elle pas lĂ  qui le guette Ă  tous les instants/dans sa profession hasardeuse. S’il sacrifie son ĂȘtre, ce sera pour la science, non pour un amour, pour un regret. meub pour atterrir miraculeusement dans nie de Chypre, Edward Spell est obligĂ© de couper le cĂąble du bateau aĂ©rien, 1 invention qui lui a coĂ»tĂ© tant de peine. Il le voit tomber dans la mer avec un amer regret. A Edward Spell continue sa cajnĂšre avec un succĂšs ascendant, on peut le dire ; il reconstruit^? bateau et il trouvera la solu- tion dĂ©finitive Un cercueil est sorti du palais .dj* Moharembey, couvert de cachemyrs valideh blancs. Sur la. fĂȘte de la biĂšre, suivant l’usage musulman, un diadĂšme de dijainants scintillant de mille feux, dit au profanĂ© qu’une princĂš^ĂŻe y repose. On vajĂȘop^fi^e la vallĂ©e de ThĂšbes, Ă  la tombe de ses aĂŻeux, la dĂ©pĂŽ^ille'Wrtelle d’Emineh Hanum, fille d’Osman N SaĂŻd P a c h a^Jiquy Ă«erbjl sĂ© e un jour sur les dalles de la cour de la cfĂ«^Ă htah. laves qui suivent le cercueil en pleurant, on remarque un^^^d nĂšgre, soutenu par deux eunuques, et dont la douleur est iWr^te c’est Ambar Agah. Le vieux serviteur ne peut se consol^TVoir voulu le cheval d’Edward Spell, et il s’accuse de la mort SS^gJ^Ăźtresse adorĂ©e. Ambar Agah a tort; ce qui a tuĂ© la princesse Emineh, c’est la civilisation. Comme le char du dieu Hindou, elle s’avance en Ă©crasant des victimes, tuant ceux qui s’attardent dans le rĂȘve, et supprimant les vieilles races. ^ÆrtĂŽi, fille de l’ancienne Egypte, dors dans la terre des Pha raons, faite des poussiĂšres de momies. Les murs solides de toi palais, tes eunuques et tes esclaves n’ont pu te dĂ©fendre des entre prises d’un giaour maudit. Repose dans ce passĂ© que tu aimais, prĂšs de ce Nil mystĂ©rieux Sommeille dans ta tombe isolĂ©e et bientĂŽt oubliĂ©e, car le dĂ©sert 1. couvre de sables, envahissant la vieille Egypte gĂ©missante dan sa tragique agonie. LYDIE PASCHKOFF. Illustrations de Albert Lynch. AcquittĂ©e ROMAN PAR FORTUNÉ DU BOISGOBEY — Suite — ! Robert allait-il avoir la de' du mystĂšre que son entrevue du soir avec le marquis de ChĂ©nerailles avait encore obscurci ? En attendant, il se tenait sur ses gardes, de'cidĂ© Ă  ne rien prendre au se'rieux, sans preuves, et surtout Ă  ne pas retourner de nuit Ă  ChĂ tenay, sans nĂ©cessitĂ©. Depuis prĂšs d’un mois, reprit Sylvie, je surveillais constam- ment la SĂ©verine. Les voisins m’avaient contĂ© l’histoire de madame et, comme j’adore madame, je m’entendis avec James pour observer de prĂšs cette grande rousse aux yeux perçants, qui ne m’a pas l’air catholique du tout. Je la voyais Ă©crire continuel- lement, faire des comptes Ă -n’en plus finir. Oh ! elle ne laisse pas traĂźner ses papiers, et c’est toujours elle qui porte ses lettres Ă  la poste, de crainte, sans doute, qu’on ne voie le nom de sa con- naissance ; c&v, pour moi, elle a une connaissance. — ‱ AbrĂ©gez, Sylvie, le temps presse et si nous voulons prendre le train... — - Oui, monsieur, Ă  dix heures quarante. Partons tout de suite, je vous expliquerai la chose en route. » Elle se permit de lui prendre le bras et de le tirer lĂ©gĂšrement en avant. Non, Sylvie, fit-il en se dĂ©gageant, je veux savoir d’abord... — Savoir quoi ?. que madame court un grand danger lĂ -bas ? Elle a dĂ» vous l’écrire, et c’est la vĂ©ritĂ© du bon Dieu. " — Quel danger ? dit-il en souriant, la SĂ©verine serait tout simplement un chef de bande, une maniĂšre de Cartouche en jupon... — Pis que cela, peut-ĂȘtre ! Ecoutez-moi bien, monsieur, et vous jugerez ce matin, quand vous ĂȘtes venu, je me suis parfai- tement aperçue que la grande rousse, qui a, j’en suis sĂ»re, un fort bĂ©guin pour vous — ma foi, elle n’est pas dĂ©goĂ»tĂ©e — vous avait cramponnĂ© Ă  l’arrivĂ©e. J’étais Ă  la fenĂȘtre du premier, quand vous avez franchi la grille. Il n’y avait personne pour vous rece- voir. Vous comprenez, c’est dimanche, James Ă©tait allĂ© faire sa partie de boules et il n’est rentrĂ© que deux heures aprĂšs. Quand elle disait James », elle en avait plein la bouche. J’ai prĂȘtĂ© l’oreille, continua Sylvie, et je vous ai entendu entrer dans le petit salon prĂ©fĂ©rĂ© par madame. J’ai entendu aussi que la SĂ©verine vous y avait rejoint et le son de vos deux voix me parvint comme un bourdonnement Ă  travers le plancher. Ma foi, je n’y tins plus, et pardonnez-moi, monsieur, mais c’est Ă  cause de Madame... vous comprenez... — Pas du tout ! — Eh bien, je m’allongeai sur le plancher et j’y collai mon oreille. — Je comprends. — Et j’ai retenu ce qu’elle vous a dit pour finir AngĂ©lique est libre de s’enchaĂźner encore une fois, comme je suis libre, moi, de me sĂ©parer d’elle, si elle fait cette folie ». On a de la mĂ©- moire !... Et de bonnes oreilles. — - Oui, monsieur, Ă  votre service et au service de madame. Oh ! j’en sais long, allez! D’abord, mes maĂźtres n’ont jamais rien pu me cacher. Enfin, bref, je me dis Toi, la SĂ©verine, tu ne veux pas que madame se remarie, surtout avec celui pour qui tu as un bĂ©guin! » Quand vous vous ĂȘtes perdu dans le parc, oĂč madame vous attendait — vous voyez si je suis renseignĂ©e ! — j’ai voulu voir de prĂšs le nez de la SĂ©verine, et tout en allant et venant, sans avoir l’air de rien, je l’ai guettĂ©e. Elle faisait une tĂȘte ! je ne vous dis que ça. Elle enrageait, quoi ! Elle pensait bien que, ma- dame et vous, vous et madame, vous ne perdriez pas votre temps Ă  parler politique. Quand la bande des voyous est partie en chan- tant Dans la rue Tique-Tiquetonne », une drĂŽle de balançoire fabriquĂ©e pour la circonstance, je regardai par le trou de la ser- rure, la SĂ©verine dans sa taniĂšre. Elle riait, la drogue! elle se faisait un bon sang !... — - Vraiment ! — Je n’ai pas mes yeux dans ma poche. — Ni vos oreilles non plus. — - Pour sĂ»r, alors! Pas longtemps aprĂšs, je l’entends qui sort dans le parc. Je monte tout en haut et je me poste Ă  une fenĂȘtre La SĂ©verine, et les coquins avec qui elle s’entend . J’en ai vu rĂŽder deux, ce soir ; un que je connais bien, un assez joli gar- çon, mais qui vous a un air canaille... Tenez! c’est ce propre Ă  rien qui est venu, pas plus tard que ce matin, faire un charivari Ă  madame, avec de la clique de son es- - pĂšce. » Robert recom- mençait Ă  s’intĂ©res- ser aux malheurs de la baronne. Partons, monsieur, rĂ©pĂ©ta Sylvie. Si nous perdons encore une minute, nous risquons de manquer le train de dix heures quarante... —y Nous prendrons l’autre train, voilĂ  tout. 11 y a des dĂ©parts jusqu’à minuit. — L’autre train ! Et si nous arrivions trop tard ! - — Mais enfin, demanda Robert, pourquoi madame de Noyai n’est-elle pas venue elle-mĂȘme, au lieu de vous envoyer ?... — A cause des rĂŽdeurs ; madame est si craintive ! Moi, je n’étais pas trop rassurĂ©e. J’avais un trac, je ne vous dis que ça. J’ai filĂ© par la petite porte du parc, et j’ai gagnĂ© le chemin des Ă©coliers, mais pas pour mon plaisir. » Une Victoria vint Ă  passer. Sylvie hĂ©la le cocher, ouvrit la portiĂšre et dit Ă  l’amoureux de madame » Allons ! monsieur, montez ! » Il monta. A la gare de Sceaux! commanda au cocher l’étonnante sou- brette. Arrangez-vous pour arriver Ă  dix heures trente-cinq et vous aurez un bon pourboire. » Elle s’élança dans la voiture, s’assit sans façon auprĂšs de Robert, qui la trouvait amusante au possible. Je vous Ă©coute, Sylvie. A votre avis, et Ă  celui de James. * Voir le Figaro IllustrĂ© fascicules de Mars, Avril et Mai 1891. io6 FIGARO ILLUSTRÉ de l’escalier par oĂč on domine toute la propriĂ©tĂ©. Qu’est-ce que j'aperçois ? la SĂ©verine, qui filait en se glissant sous les arbres comme un serpent, et je la vois, comme je vous vois, monsieur, se cacher sous la charmille oĂč elle disparaĂźt, toujours comme un serpent. » Mais la Victoria venait de s’arrĂȘter brusquement devant la gare de Sceaux. Robert tira sa montre il Ă©tait dix heures trente-cinq. Il donna un bon pourboire au cocher et prit le train sans aucune hĂ©sitation. Ils Ă©taient montĂ©s, en premiĂšre classe, dans un compartiment non occupĂ©, mais au moment oĂč le train allait se mettre en route, deux autres voyageurs arrivĂ©s en retard, prirent place en face d’eux et force fut Ă  Sylvie d’arrĂȘter son rĂ©cit. Robert pestait contre la sage lenteur avec laquelle le chemin de fer de Sceaux suit son interminable courbe. Ils descendirent enfin, et comme ils avaient deux kilomĂštres Ă  faire Ă  pied, par le clair de lune, Sylvie en profita pour terminer ses aveux et confi- dences. De mon observatoire, je guettais la SĂ©verine, et je vous avoue que mon petit cƓur battait bien fort. C’est de cette char- mille, vous le savez mieux que moi, qu’est parti l’annĂ©e derniĂšre, le coup de feu qui tua net la cousine de madame. Et je me faisais de drĂŽles de rĂ©flexions. Encore si James avait Ă©tĂ© lĂ ; mais le gail- lard s’attardait Ă  son jeu de boules, oĂč il est de premiĂšre force, et d’autre part, je me disais que votre prĂ©sence garantissait, au moins pour le moment, cette pauvre madame, contre ses ennemis. — Bien raisonnĂ©, Sylvie. Achevez ; mais pressons le pas. » Il faisait de grandes enjambĂ©es et elle le suivait en trottinant. Quand je vous vis vous arrĂȘter, tous les deux, devant cette charmille oĂč le serpent faisait faction, mon cƓur se mit Ă  battre de plus belle. Tout Ă  coup, voilĂ  madame qui chancelle en vous montrant d’un air effrayĂ© la cachette de SĂ©verine. Oh ! je crus bien que cette coquine avait Ă©tĂ© prise sur le fait; mais pas du tout, vous soutenez madame, et votre conversation reprend de plus belle. Bon ! que je me dis, elle ne doit pas en perdre une bou- chĂ©e ! elle est aux premiĂšres loges pour entendre, et je voyais bien de lĂ -haut que madame et vous, vous ne vous disiez pas des choses dĂ©sagrĂ©ables. — AbrĂ©gez, Sylvie, je vous en supplie. » Elle lut obligĂ©e de s’arrĂȘter une demi-minute pour reprendre haleine. Ils apercevaient les arbres du parc de la villa des Fleurs ; ils n’en avaient plus que pour dix minutes de marche forcĂ©e ; mĂ is combien elles semblĂšrent longues, ces minutes ! Et alors, Sylvie, dit-il, en invitant la soubrette Ă  s’appuyer sur son bras de gentilhomme, ce qu’elle fit avec un petit air fort satisfait de cet honneur. — N’avez-vous pas, monsieur, tentĂ© une reconnaissance dans la charmille ? — Oui, Sylvie. — Un merle ne s’en est-il pas Ă©chappĂ© de la haie, et ne vous ĂȘtes-vous pas mis Ă  rire ? - - Mais oui. AprĂšs ? — Ce merle se faisait le complice de la SĂ©verine. Mais voici bien une autre affaire James vous apporte une dĂ©pĂȘche et vous partez, aprĂšs avoir fait une petite station dans le salon du rez-de- chaussĂ©e oĂč le serpent confectionne ses grimoires. » Robert l’interrompit pour lui demander qui avait apportĂ© la dĂ©pĂȘche. Un des chanteurs de la rue Tique-Tiquetonne , le petit brun Ă  l’air dĂ©lurĂ©. Je l’ai reconnu au signalement que James m’adonnĂ© du personnage. » Encore Fil-de-Soie! Ah ! le gredin ! fit Robert. Mais continuez Sylvie, ou plutĂŽt achevez; car nous arrivons. » Elle le força de s’arrĂȘter deux minutes et termina ainsi sa nar- ration Avant le dĂźner, j’ai pu saisir madame dans un coin et lui parler seule Ă  seule. Je lui ai tout racontĂ© et elle est devenue blanche comme de la cire. Soudain, j’entends fermer la grille d’entrĂ©e, je cours Ă  la fenĂȘtre et je vois la SĂ©verine qui filait au galop, sans doute pour aller Ă  la gare porter les lettres qu’elle Ă©crit chaque jour. Madame la regarde et descend prĂ©cipitamment au petit salon du rez-de-chaussĂ©e. Je la suis, et comme elle ne me dit pas de m’en aller, je reste. Madame essaie toutes les clĂ©s de son trousseau aux tiroirs du secrĂ©taire. Pas une n’allait. Attendez, madame »,que je m’écrie. Je monte dans ma chambre et je reviens avec un tas de petites clĂ©s qui me viennent de l’hĂ©ri- tage d’un vieux monsieur italien chez qui j’ai servi Ă  Pise. Ma- dame les essaie les unes aprĂšs les autres. Le croiriez-vous ! c’est la derniĂšre seulement qui a ouvert le pot aux roses. Madame s’est mise Ă  fureter dans les papiers de la SĂ©verine. Elle tremblait comme la feuille, mais elle ne perdait pas la carte et avait soin de remettre tout en ordre. Enfin, elle tombe sur une lettre dont la lecture lui fait pousser un grand cri. J’ai bien cru qu’elle allait s’évanouir. Mais elle tient bon, replie la lettre, la remçt sous le tas, referme le tiroir et monte dans sa chambre Ă  coucher, oĂč je la suis, comme vous pensez. — AprĂšs ! aprĂšs ! — Madame Ă©crit le petit mot que je vous ai remis, le met sous enveloppe et me dit de vous le porter et de vous ramener immĂ©diatement.^ Elle vous attend dans le parc, Ă  cĂŽtĂ© de la petite porte par oĂč je suis sortie. C’est pourquoi je vous ai retenu ici, afin que nous tournions la propriĂ©tĂ©. Mon Dieu ! pourvu qu’au- cun des gens de la bande ne nous ait aperçus ! » Robert examina le terrain tout autour de lui. On y voyait comme en plein jour il n’y avait personne. Ils longĂšrent le mur du parc jusqu’à la grille fixe Ă  demi cachĂ©e par les rameaux du lierre retombant de l’intĂ©rieur en guir- landes naturelles. Ils marchaient Ă  pas de loup, comme des amoureux... ou des voleurs. A la grille, ils firent un arrĂȘt. De lĂ , ils pouvaient distinguer le banc placĂ© sur un tertre de gazon. 11 n’y avait personne sur ce banc. Robert se risqua Ă  annoncer sa prĂ©sence AngĂ©lique », fit-il d’une voix douce et mystĂ©rieuse. Point de rĂ©ponse. Sylvie lui saisit la main. J’ai peur, dit-elle tout bas. Si nous allions tomber dans un guet-apens. Avez-vous une arme au moins ? — Chut ! » Il avait cru entendre marcher derriĂšre le mur. Ils prĂȘtĂšrent l’oreille. Mais non ! ce n’était que le bruit du vent dans les arbustes. FIGARO ILLUSTRÉ o 7 Sylvie, toute frĂ©missante, lui donna la clĂ© de ia porte bĂątarde. Elle se plaça derriĂšre lui, s’effaçant le plus possible. Il ouvrit. La porte grinça lĂ©gĂšrement sur ses gonds. Avant de la refermer, Robert fit une lĂ©gĂšre pause. Si madame de Noyai avait Ă©tĂ© aux environs, elle n’eĂ»t pas manquĂ© d’accourir Ă  la rencontre de son fidĂšle serviteur. Personne ! Robert examina la soubrette avec mĂ©fiance. Etait-ce une mystification ? Mais le minois chiffonnĂ© de Sylvie exprimait une Ă©pouvante si rĂ©elle que l’amoureux d’An- gĂ©lique prit peur Ă  son tour, non pour lui, mais pour la baronne, livrĂ©e, dans sa solitude, aux fureurs de la SĂ©verine. Il fouilla le parc et quand un rayon de lune jetait sa traĂźnĂ©e blanche, entre deux troncs d’ar- bres, dans l’ombre d’un bouquet de bois, il croyait apercevoir, de loin, une femme Ă©tendue sur le sol, tellement son imagination Ă©tait surexcitĂ©e par l’inquiĂ©tude. Il s’avança vers la villa. Avez- vous la clĂ© ? deman- da-t-il Ă  Sylvie. — Oui, monsieur; mais si nous entrons par la porte, le serpent nous entendra et qui sait ce qui nous attend. — Le serpent ne nous avalera pas tous les deux. — Oh ! monsieur, n’entrez pas par la porte. — Mais par oĂč voulez-vous que j’entre, donc ! — - Par la fenĂȘtre ». Cela tournait Ă  la comĂ©die italienne, mise en tragĂ©die par Shakespeare. Robert du Plessis ne se souciait nullement de re- nouveler, Ă  ChĂ tenay, la scĂšne du balcon des Amoureux de VĂ©rone. Il trouvait la baronne un peu mĂ»re pour le rĂŽle de Juliette, et tout en ayant fort bonne opinion de lui-mĂȘme, il ne prĂ©tendait plus Ă  jouer les RomĂ©o. Si Vignemale me voyait grimper lĂ -haut, dit-il, il m’en- verrait un joueur de mandoline pour pincer une sĂ©rĂ©nade sous les murs de ma belle. » Maison a vu Sylvie Ă  l’Ɠuvre. Quand cette parisienne, qui a dĂ©jĂ  beaucoup vu et pas mal retenu, a un projet en tĂȘte, il faut qu’on en passe par ses volontĂ©s. Monsieur, dit-elle, trouvera une Ă©chelle dans la remise oĂč James m’attend. Ah ! James vous attend ? Parfait ! Eh bien, ma belle, vous n avez rien a craindre, puisque l’Angleterre nous protĂšge. Vous allez me faire le plaisir de monter chez madame et de lut deman- der si elle a encore besoin de ma protection. Vous me rappor- terez la rĂ©ponse dans cinq minutes au plus tard. PassĂ© ce dĂ©lai, je m’en retourne Ă  Paris par le chemin que nous avons suivi. J’ai la clĂ© de la petite porte, c’est tout ce qu’il me faut. — Mais, monsieur, si la SĂ©verine ?... — Ça m’est Ă©gal ! » Sylvie comprit qu’il n’en dĂ©mordrait pas et se rĂ©signa Ă  obĂ©ir. C’est bon, monsieur, on y va. Je vais tĂącher de faire le moins de bruit possible. La SĂ©verine a sa chambre de l’autre cĂŽtĂ©, sur la rue. Peut-ĂȘtre bien qu’elle ne m’entendra pas ! Donnez-moi deux minutes de plus pour prĂ©venir James. — Allez!... » Il lui tourna le dos, mais il la regardait de cĂŽtĂ© filer comme une sylphide, sur le sable qui craquait Ă  peine sous ses pas. Il se prit d’un remords tardif si cette fille courait un danger reel ? Vraiment, ce n’était ni galant, ni chevaleresque, de l’avoir laissĂ© partir toute seule en Ă©claireur. Bah ! le valet de pied n’était-il pas lĂ  pour veiller au grain. Robert se contenta de se rapprocher tout doucement de l’ha- bitation. En passant devant la charmille, oĂč s’était embusquĂ©, jadis, 1 assassin inconnu de Jeanne Caristie et oĂč mademoiselle SĂ©ve- rine Dahun s’e'tait cachĂ©e, l’aprĂšs-midi, il Ă©prouva une certaine apprĂ©hension. Ce fut plus fort que lui, il pressa le pas. BientĂŽt il aperçut l’impassible James qui dĂ©veloppait sa haute taille devant la porte entr’ouverte. Il le rejoignit et, lui frappant sur l'Ă©paule Qu’en pensez-vous? lui demanda-t-il Ă  voix basse. — Rien », fit James. Robert tira sa montre. Les sept minutes de dĂ©lai accordĂ©es Ă  Sylvie allaient expirer. Soudain, des pas lĂ©gers se font entendre. Quelqu’un descend l’escalier prĂ©cipitamment. C’est une femme. Non, ce n’est pas AngĂ©lique ; Robert aurait parfaitement distinguĂ© le frou- frou de sa robe’ C’est Sylvie . Elle apparaĂźt trĂšs pĂąle et les yeux Ă©garĂ©s ! Oh! monsieur! oh! Ja- mes !... » Elle veut parler, mais elle est si oppressĂ©e que les mots ne peuvent lui sortir de la bouche. Enfin, elle surmonte son Ă©motion. J’ai frappĂ© Ă  la porte de madame, dit-elle, et madame ne m’a pas rĂ©pondu. — C’est que vous n’aurez pas frappĂ© assez fort, fit observer Robert, qui supposait la baronne endormie et Ă©tait vexĂ© d’ĂȘtre ac- couru Ă  son appel. — Si, monsieur. D’abord, madame a le sommeil lĂ©ger. Et puis, madame s’est enfermĂ©e Ă  clĂ©, ce qui prouve qu’elle est chez elle. Et puis, il m’a semblĂ© sentir une odeur de charbon qui passait sous la porte. J’ai voulu regarder par le trou de la serrure et je me sujs aperçue qu’il Ă©tait bouchĂ© avec un tampon de lin- ge. Alors, je me suis sauvĂ©e et me voilĂ . » Un suicide! Et c’était pour lui faire constater sa mortqu’An- gĂ©lique avait appelĂ© l’ami, l’a- mant, qui venait de lui offrir, pour la protĂ©ger contre la mal- veillance, l’égide de son nom. Pauvre et vaillante femme ! Oh ! il la sauverait s’il en Ă©tait temps encore. Vite, James, apportez-moi l’échelle qui est dans la remise. Saurez-vous ouvrir les persien- nes ? — Yes, monsieur. » L’Anglais revint quelques se- condes aprĂšs, tenant l’échelle Ă  deux mains et une pince dans les dents, un monseigneur com- me en emploient les dĂ©valiseurs de villas. J Ăąmes posa l’échelle contre la façade, monta lestement jusqu’à la fenĂȘtre, crocheta les persien- nes et dit C’est fait. — Que voyez-vous ? demanda Robert. — Rien. — Descendez. » L’Anglais obĂ©it, Robert prit sa place, et sans plus de prĂ©cau- tions, cassa un carreau dont les dĂ©bris retombĂšrent Ă  l’intĂ©rieur sans trop de fracas. Une bouffĂ©e d’acide carbonique s’échappa par l’ouverture. Robert fut obligĂ© de se pencher de cĂŽtĂ© pour reprendre l’air; mais du mĂȘme mouvement il tourna l’espagnolette. Une seconde aprĂšs, il Ă©tait dans la place. 1 1 I Les confidences de Sylvie Ă©taient d’une exactitude scrupuleuse. Oui, elle avait filĂ© la SĂ©verine avec la finesse et la vigilance d’un limier de police; oui, elle la vit se cacher dans la char- mille ; oui, elle prĂ©vint sa maĂźtresse qui opĂ©ra une perquisition immĂ©diate dans le secrĂ©taire de la gouvernante. Qu’y avait-il donc de si effrayant dans la lettre que madame de Noyai dĂ©couvrit parmi les papiers secrets de la grande rousse aux yeux perçants ? Pour bien comprendre ce document, il faut savoir que la riche veuve avait commis l’imprudence de confier Ă  cette fille la gestion de sa fortune. TrĂšs ignorante en matiĂšre de chiffres, un peu paresseuse d’es- prit, et sachant que feu ce grand dadais de Noyai avait eu souvent recours, pour des affaires d’intĂ©rĂȘt, aux lumiĂšres de la gouver- nante, elle la conserva auprĂšs d’elle et en fit son intendante. Quand une veuve, habituĂ©e Ă  se laisser vivre sans autres fatigues que celles des plaisirs, est Ă  la tĂȘte de deux millions, elle ne suppose pas qu’elle en verra jamais la fin. D’ailleurs, AngĂ©- lique dĂ©pensait trĂšs peu en proportion de ses revenus, et chaque fois que mademoiselle Dahun lui rendait ses comptes de fin de mois, elle se contentait de lui dire C’est trĂšs bien ! Mais je vous en prie, SĂ©vĂšre, pas de dĂ©tail. Epargnez-moi ce casse-tĂȘte. Il me suffit de savoir que je suis encore Ă  mon aise. » io8 FIGARO ILLUSTRÉ Elle la payait largement et lui faisait de riches cadeaux. Elle n’aurait pas souffert qu’elle achetĂąt, de ses deniers, la moindre fanfreluche. Elle lui avait donnĂ© licence de se vĂȘtir chez sa couturiĂšre. MĂȘme elle admirait la rĂ©serve avec laquelle SĂ©vĂšre usait de cette libĂ©ralitĂ©. Aussi faillit-elle tomber de son haut en dĂ©couvrant que cette crĂ©ature se jouait d’elle depuis prĂšs de huit ans, qu’elle avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de son mari dont elle exploitait la faiblesse d’esprit et la prodigalitĂ©, qu’elle l’avait volĂ©e sur toute la ligne et qu’elle la volait encore; qu’enfin elle ne devait pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au crime de la villa des Roses. Cela rĂ©sultait de la lettre suivante signĂ©e M. de C. », et datĂ©e de la veille ChĂšre sƓur, Tu n’es vraiment pas raisonnable de t’entĂȘter dans un pro- jet qui ne saurait rĂ©ussir et qui t’a dĂ©jĂ  coĂ»tĂ© tant de larmes et de remords. En admettant mĂȘme que le petit monsieur en question qui, Ă  mon avis, n’a rien de si sĂ©duisant, veuille bien te donner son nom, il ne tardera pas Ă  savoir ce que tout le monde sait, exceptĂ© cud cfoiicker E trange ! Urbain est invincible et il n’est pas du Midi. Je le blague dĂ©jĂ  ; donc, il est mon ami. Excusez-moi de vous le prĂ©senter vĂȘtu d’un simple caleçon de lutteur. Urbain a l’Ɠil vif, le nez aquilin, des dents de loup, les che- veux en brosse et des biceps, et des pectoraux! Un mĂštre trente dĂ©tour de poitrine, chĂšre Madame... Je n’insiste pas. J’ajoute cependant qu’Urbain est un grand cƓur, mais sans pouvoir dire combien il a de tour de cƓur. Vous faut -il un dĂ©fen- seur vaillant? Fai- tes un geste d’appel suprĂȘme... Urbain accourra, prĂȘt Ă  la lutte... Tout poul- ies dames ! Je l’ai connu dans un bureau de journal boulevar- dier. Ilcausaitavec quelques gens de lettres ; et , sans cesser de deviser des faits du jour, il sortait machi- nalement de son gousset des piĂšces de dix centimes qu’il coupait, d’un coup sec de ses canines, comme de simples pastilles de chocolat. Parfois, un secret instinct l’avertissant sans doute qu’il faut Ă©viter de tomber dans la banalitĂ©, il prenait un dĂ©cime entre ses deux pouces et ses deux index et, distraite- ment, il en faisait un petit cornet. Ses interlocuteurs ne s’en Ă©tonnaient pas. Souriant et courtois, distinguĂ© mĂȘme, il cracho- tait du cuivre. Un jeune roman- cier entra. Bonjour, Urbain... — Bonjour, Oscar. Ça va toujours ?... — Pas mal... Mais je suis un peu engourdi... J’aurais besoin d’exercice... » Urbain se leva, prit le jeune rĂ©dacteur et se mit Ă  jongler avec, dĂ©licatement, Ă©vitant de le chif- fonner. En l’air, Oscar souriait, plein de confiance, se sachant en bonnes mains. Voltige excel- lente, hygiĂ©nique ; rien de meil- leur pour faire circuler le sang. Oscar revivifiĂ© , Urbain le remit sur ses pieds Merci, dit Oscar. — A ton service », dit .Ur- bain. On causait d’attaques nocturnes. Urbain, tranquillement, plaça son mot Mon Dieu, murmurd-t-il d’un ton doux, je ne sais pas pourquoi 1 on s en Ă©meut tant quand il est si simple de s’en prĂ©- seiver. Un rĂŽdeur vous attaque vous lui donnez, sous le nez, un coup de poing qui lui broie la mĂąchoire supĂ©rieure. Vous le chargez alors sur votre Ă©paule et vous l’emportez chez un phar- macien. S il est mort, le pharmacien le constate, vous prĂ©venez le poste et tout est dit ; mais, s’il respire encore, on le soigne. En ce bas monde, il faut ĂȘtre humain, et l’arnica n’est pas fait exclusi- vement pour les caniches. » Urbain a de l’instruction. Il est presque riche et sera proba- blement million- naire un jour. — ..... v ... .. — ^ C’est un lutteur amateur. Il a pour principe que le coup de poing est l’ami de l’hom- me . Si vous lui inspirez de la sym- pathie, il vous dira d’un ton courtois Flanquez - moi donc quelques bons renfonce- ments, en pleins pectoraux, detoute votre force!... Allez-y carrĂ©ment, comme un tigre ! Tapez sur la poi- trine. sur l’épaule, sur le bras ! Mes muscles aiment ça... » Puis il ajoute, gracieux Plus vous ta- perez fort , plus vous aurez de chances de vous dĂ©crocher les phalanges et de vous fouler le poignet droit... » On tape, on se fait mal, il sourit Enfant, dit-il, vous ne savez pas lancer un coup de poing. Je vous demande du poivre rouge et vous me donnez du jujube. VoilĂ  comment cela s’applique. » Alors, tranquille et discret, il dĂ©fonce une porte ou fend une ta- ble de chĂȘne. Puis, dĂ©daigneux Ça, du chĂȘne? C’est du pa- pier mĂąchĂ©... Le poing y entre comme dans du beurre... Parlez- moi d’un bon bloc de marbre massif ! C’est lĂ -dessus qu’on a du plaisir Ă  taper, Ă  faire rebon- dir ses os. Mais cette porte, cette table ! Ça fait pitiĂ© ! Les ouvriers ne fabriquent plus aujourd’hui que de la menuiserie de myrmi- don. Camelotte! Camelotte ! » Comment Urbain est-il de-' venu invincible? Demandez -le lui et il vous rĂ©pondra Rien n’est plus simple C’é- tait en 1870, par une belle soirĂ©e d’étĂ©... J’étais jeune, — 16 ans, ĂŽ RomĂ©o ! — j’étais mince, j’étais Ă©lĂ©gant et je regardais, sous les Ă©toiles, la sortie de la Reine Blanche. Un rĂŽdeur de barriĂšre voulant humilier mes souliers vernis, vient me marcher sur le pied. Je l’appelle poliment voyou. Il hĂšle des camarades qui se ruent sur moi, le couteau Ă  la main. En quelques secondes, je reçois quatorze coups de surin. On me ramĂšne chez ma mĂšre. J’étais comme mort et, pendant six mois, je dus garder le lit. Je suis bon garçon, mais vindicatif. Les II. 29 1 14 FIGARO ILLUSTRÉ voyous avaient fait de la peine Ă  maman et je n’aime pas ça. Alors, j’ai eu l’idĂ©e de prendre ma revanche. L’estomac Ă©tait bon, la poi- trine solide. DĂšs que j’ai Ă©tĂ© sur pied, je me suis mis Ă  manger du bifteck cru et Ă  faire des poids. J’ai appris la boxe, la lutte, la savate. Je puis maintenant, de temps Ă  autre, me payer un petit tour de boulevards extĂ©rieurs ou de bois de Boulogne vers les deux heures du matin. Je laisse passer ma chaĂźne de montre. Il y a des gens que ça tente, les mĂ©taux prĂ©cieux. Je les vois venir et je pense Ă  part moi VoilĂ  des gour- mands qui vont goĂ»ter de mes croquignolles » .' Je m’arrĂȘte. Ils croient que j’ai peur. Ils tombent sur moi. Alors, c’est une marme- lade. J’ai un coup simple dessous au creux de l’estomac qui vous Ă©tend son homme sans qu’il ait le temps de faire couic!... J’ai Ă©galement un coup de poing de cĂŽtĂ© sur la mĂąchoire infĂ©rieure qui la sĂ©pare radicalement de sa compagne. J’ai de jolis coups de pieds bas, sur le tibia, qui le cassent comme du verre. La boxe est une trĂšs belle science, trĂšs intĂ©ressante, trĂšs morale. On ne la cultive pas assez. Quoi de plus agrĂ©able, pour- tant, que de se dire En voilĂ  un qui voulait me trouer la peau par amour du lucre. Il a maintenant deux cĂŽtes enfoncĂ©es. Ca lui servira de leçon. Quand il sera rĂ©tabli, il renoncera Ă  attaquer les passants, il se mettra Ă  exercer un mĂ©tier honnĂȘte, ouvreur de portiĂšres ou ramasseur de bouts de cigares et il sera considĂ©rĂ© dans son quartier. » RĂ©gĂ©nĂ©rons! Moralisons! Un Ɠil au beurre noir est quelque- fois le commence- ment de la sages- se... » Parfois, Ur- bain va faire un tour dans les bals de barriĂšre. Les municipaux le connaissent SubsĂ©quem- ment, se disent-ils entre eux, que voilĂ  monsieur Urbain qui entre... qu’il va en dĂ©molir une demi -douzaine . . . que ce sera tou- jours ça de moins et que c’est le mo- ment de fermer la paupiĂšre et d’aller, dehors, fumer une cigarette. » Il y a quelques annĂ©es, ça ne ratait pas. EntrĂ©e d’Urbain, valse , quadrille ; puis, tout Ă  coup, grand brouhaha, et la vraie danse commençait. Jambes brisĂ©es, bras cassĂ©s, Ă©paules luxĂ©es, nez Ă©crasĂ©s, mĂąchoires fracassĂ©es. Les municipaux rentraient et menaient les blessĂ©s au poste, oĂč on les passait Ă  tabac pour les remettre. Aujourd'hui, c’est fini de rire. Urbain est connu dans les bals. Quand il y pĂ©nĂštre, les escarpes, impressionnĂ©s, lui font le salut militaire. Quelques-uns de ceux qu’il a endommagĂ©s' sont devenus ses amis respectueux et dĂ©vouĂ©s. Il y en a qui s’écrient Il est susceptible, mais c’est un rupin. D’un seul coup de poing, il m’a fait cracher le sang pendant trois mois... On dira de lui ce qu’on voudra, mais n’empĂȘche que c’est un frĂšre’!... » qu’il dĂ©crira un jour oĂč l’autre, dans sa MĂ©thode de pavĂ© — un livre des plus curieux que Paul Nadar illustrera de photographies instantanĂ©es. En voici deux, le coup de la blouse et le coup du veston Coup de la blouse Un individu en blouse, que l’on croise en chemin, devient tout Ă  coup familier et se sent attirĂ© irrĂ©sistible- ment par votre porte-monnaie ou par votre Ă©pingle de cravate. Vous l’attendez de pied ferme — le pied ferme est indis- pensable. D’un mouvement rapi- de, vous saisissez sa blouse par le bas, vous la lui rame- nez par-dessus la tĂȘte, vous l’en coif- fez comme un fau- con et vous nouez sous le menton les deux bouts de ce vĂȘtement dĂ©mo- cratique. L’hom- me est dans le sac, domptĂ©. Alors, de la main droite, vous le maintenez coiffĂ©, tandis que, du poing gauche, vous lui caressez vigoureusement le bec. Inutile de vous presser; vous pouvez prendre votre temps, taper Ă  votre aise et mĂȘme accompagner cette correction de quelques rĂ©flexions morales empruntĂ©es aux meilleurs auteurs. La leçon, trĂšs frap- pante, ne peut manquer de causer Ă  votre agresseur une vive et salutaire impression. Coup du veston Vous ĂȘtes attaquĂ© par quelqu’un de chic, par un rĂŽdeur en veston, par un de ces dandys qui s’habillent chez les grands tailleurs de la Villette et de la plaine Saint-Denis. Prompt comme l’éclair, vous saisissez les parements de son veston et vous lui rabat- tez, en deux temps, le vĂȘtement dans le dos, Ă  la hauteur des coudes, ce qui lui emprisonne so- lidement le haut des bras. Le veston joue admirable- ment le rĂŽle de camisole de force. Alors, si vous avez une canne solide, vous pouvez vous exercer, lancer vos coups en donnant toute votre allon- ge, selon le sys- tĂšme de Larribeau, de Chanderlot et de Ch a rie mont. L’adversaire fera de vaips efforts pour se dĂ©gager. Peut-ĂȘtre vous ap- pellera-t-il lĂąche, car les coups de canne sur la mĂą- choire sont durs Ă  avaler quand on est mis dans l’impossibilitĂ© de se dĂ©fendre. Vous vous laisserez insulter, mais sans cesser de taper en choisissant l’endroit. Il est rare que l’agresseur persiste Ă  crĂąner dans ces conditions Ă©minemment dĂ©savantageuses. Si votre canne se casse, car il y a des rĂŽdeurs qui ont la tĂȘte dure, un joli coup de pied tournant, le coup de pied du chausson marseillais, Ă©tendra fort Ă©lĂ©gamment le souteneur sur le sol. La boxe française, combinaison intelligente de l’ancienne savate et de la boxe anglaise, vous offre toute une sĂ©rie de coups que vous pouvez fignoler Ă  loisir contre un adversaire rĂ©duit au rĂŽle passif de mannequin. Ail right ! Urbain est gai. Il a des coups joyeux tout Ă  fait inattendus et Shakespeare nous montre Richard I er se faisant aimer d’une jeune princesse pour avoir fait vaillamment le coup de poing FIGARO ILLUSTRÉ devant elle. Urbain est subjuguant, mais chaste. Il n’abuse pas de son prestige. C’est un mari modĂšle; et, s’il passe parfois la nuit dehors, c’est pour contusionner le crime, pour protĂ©ger l’innocence, pour dĂ©fendre la vertu que le vice se plaĂźt Ă  oppri- m'er. Le cƓur d’Amadis dans le thorax de Milon de Crotone ! Ses aventures sont innombrables. Le soldat marche au canon. Urbain marche au cri du faible. Passants dĂ©fendus contre les rĂŽdeurs, femmes protĂ©gĂ©es et ramenĂ©es chez elles avec une cour- toisie dix-huitiĂšme siĂšcle, enfants soustraits aux violences des mauvais garnements, c’est toute une Ă©po- pĂ©e. Quand une charrette est embourbĂ©e, il ne manque jamais, mĂȘme s’il vient de revĂȘtir un costume neuf, de la sortir de l’orniĂšre en lui donnant le coup d’épaule de Jean Val-jean. Il tire d’affaire le char- retier; mais, si celui-ci a Ă©tĂ© brutal avec son cheval, Urbain lui administre gĂ©nĂ©- ralement une raclĂ©e au cours de laquelle il lui rappelle les termes de la loi Gramont. Urbain, en effet, adore les animaux. Il a rapportĂ© sur ses Ă©paules, en plein jour, Ă  travers Paris Ă©baubi, une chĂšvre qui avait eu le pied Ă©crasĂ© par une voiture. Il l’avait achetĂ©e Ă  l’un de ces chevriers, en bĂ©ret pyrĂ©nĂ©en , qui promĂšnent par les rues, au son de la flĂ»te de Pan, leur petit troupeau qui dĂ©ambule en mĂąchonnant de vieux dĂ©bris de journaux ramassĂ©s sur les trottoirs. Ce pĂątre se lamentait devant sa bĂȘte tombĂ©e boiteuse. Vends-la moi, dit Urbain... Je la panserai, je lui mettrai une jambe de bois et, dans un mois d’ici, elle courra sur les gouttiĂšres. » La chĂšvre fut baptisĂ©e Banban. Elle est depuis longtemps rĂ©tablie, elle donne d’excellent lait, et elle est nourrie de cƓurs de laitues et de bottes de carottes ; ce qui ne l’empĂȘche pas de brouter la garde-robe d’Urbain, ses pantalons d’étĂ© et ses cha- peaux de paille. Banban est d’ailleurs savante. Quand Urbain s’ennuie, il dit Ă  sa chĂšvre Allons, Banban, une petite partie?... » Et tous deux font un domino. Dans la rue, Ă  toute heure, Urbain est gĂ©nĂ©ralement accom- pagnĂ© d’un dĂ©fenseur vaillant et charmant. C’est un minuscule griffon Ă©cossais, haut de vingt centimĂštres, long de trente centi- mĂštres, queue comprise, couvert d’une Ă©paisse toison de poils cafĂ© au lait qui balaient les trottoirs et lui couvrent les yeux, qu’il a magnifiques. On a vu des toutous faire du trapĂšze, tirer des coups de fusil ou jouer du bĂąton. Le griffon d’Urbain boxe et lance des coups de patte. Si vous faites mine d’attaquer son maĂźtre, il s’assied, se dresse sur son sĂ©ant, vous regarde avec des yeux de flamme, tombe en garde et simule, avec ses pattes de devant, les principaux coups de la boxe française. S’il voit que vous ne prĂȘtez aucune attention Ă  son terrible dĂ©fi, il reprend la position normale, se dirige gravement vers vous et vous dĂ©coche un coup de patte de derriĂšre." Tout, dans son attitude, vous crie, ou plutĂŽt vous aboie Viens-y donc, grand lĂąche ! » Le griffon d’Urbain ne craint rien. Il dĂ©fierait les champions du monde entier. Il regarde d’un Ɠil tranquille les plus robustes lutteurs de profession. Quoique bien Ă©levĂ©, il lui arrive de flairer le bas de leur pantalon ; et, superbe, de lever la patte, faisant pleuvoir sur leurs bottines quelques gouttes de son dĂ©dain. Urbain cherche partout, depuis longtemps, jusque chez les marchands de vins, jusque dans les baraques de lutteurs, quel- qu’un de plus fort que lui. 11 ne le rencontre pas, et ça le rend mĂ©lancolique; car Urbain est un modeste et sa gloire lui pĂšse. Il est las de s’entendre appeler l'invincible. Il crut un jour avoir trouvĂ© son maĂźtre dans un garçon boucher qui promenait, Ă  bras tendu, au-dessus des verres d’un comp- toir, un poids de quarante. Urbain prit le mĂȘme poids de quarante par le rebord, entre le pouce et l’index, posa sur le dessus du poids, comme sur une lĂ©gĂšre soucoupe, un verre plein de petit bleu, porta la santĂ© des assistants Ă  bras tendu et vida son verre d’un trait en continuant de se servir du poids comme de soucoupe. Le garçon boucher Ă©tait Ă©merveillĂ©. Il s’écria Nom d’un nom ! Boulanger n’en fe- rait pas autant. » ' Puis, avec la conviction d’un athlĂšte an- tique acclamant DioclĂ©tien ou Maximien C’est empereur que vous devriez ĂȘtre ! Si vous vouliez faire un coup d’État, les garçons bouchers sont vos hommes... » Urbain aime les calembours Merci, mon garçon, dit-il... Je ne fais pas de Coup d’étal. » Il arrive toujours Ă  Urbain des aven- tures extraordinaires. Certain soir, trĂšs tard, il se promenait au bois de Boulogne. Un coup de feu part d’un taillis, sur sa droite. Urbain bondit et lance, au hasard, un formidable coup de poing qui fracasse quelque chose dans l’ombre, puis il allume une allumette. Un homme du monde gisait, Ă©tendu. C’était un financier qui, n’ayant pu payer ses diffĂ©rences Ă  la Bourse, venait de se loger une balle dans la tĂȘte. Il avait attendu que quelqu’un passĂąt, afin que son corps ne sĂ©journĂąt pas dans le taillis. Urbain eut un moment de crainte. Il se demanda si le financier ne s’était pas ratĂ© et si ce n’était pas son coup de poing qui lui avait fait sauter la cervelle. Heureusement, ce coup de poing n’avait fracassĂ© qu’un jeune bouleau. La conscience d’Urbain resta donc blanche et sereine. Il y a quelques mois qu’Urbain n’est plus attaquĂ© quand il rentre chez lui le soir. C’est une vĂ©ritable dĂ©veine, mais ça ne peut pas durer. En attendant, il continue de s’exercer. Il se durcit les poings en les cognant sur un bloc de marbre, jongle avec des poids de quarante, avale des gigots entiers Ă  son dĂ©jeuner et simule, sur ses amis, au dessert, un coup droit simple trĂšs Ă©lĂ©- gant qui fait jaillir les deux yeux ». Il pourra dire au premier qui l’attaquera Mauvaise idĂ©e que tu as lĂ , mon vieux... .» Il y a tant de gens. qu’on peut dĂ©valiser sans danger... Mais s’en prendre Ă  Urbain, c’est n’avoir pas de chance... La derniĂšre fois qu’.Urbain a Ă©tĂ© attaquĂ©, c’est Ă  Marseille, par une bande d’Italiens. Il en a fait une bouillabaisse. A Paris, Urbain est dĂ©jĂ  d’une force incomparable ; zuze un peu, mon bon, de ce que doit ĂȘtre la force d’Urbain... Ă  Marseille ! [ClichĂ©s de Paul Nadar. PAUL FOUCHER. A prĂšs le souper, la nuit qui prĂ©cĂ©da le grand jour du Prix du Gouvernement, Thos Saddler, le grand entraĂźneur, dit au head-lad Cutling Je veillerai dans la buanderie. » Cutling Ă©tait le bras droit de l’entraĂźneur, son factotum. Saddler ne pouvait ĂȘtre avec les soixante chevaux qu’il entraĂźnait de cinq heures du matin Ă  huit heures du soir. Tandis qu’il fai- sait sa correspondance avec les sociĂ©tĂ©s de sport pour les engage- ments et les forfaits, tandis qu’il Ă©tudiait le Bulletin des Courses , qu’il assistait aux rĂ©unions, Cutling le remplaçait pour les distri- butions de nourriture, la surveillance du travail et l’ordonnance gĂ©nĂ©rale de l’écurie. Un cerveau puissamment organisĂ© que celui de ce head-lad; aucun dĂ©tail d’administration ne lui Ă©chappait c’était sous ses yeux que se rĂ©digeait le livre d’inscription des suĂ©es, des galops, des sorties d’écurie, des doses de mĂ©decines prises par chaque cheval. Au moyen de cette comptabilitĂ© hippique, chaque bĂȘte avait son compte, et le cheval ne parlant pas pour rĂ©clamer, le livre faisait foi de l’égale rĂ©partition des soins donnĂ©s. , Lorsqu’il recevait de son patron l’ordre de prĂ©parer la buan- derie, Cutling savait ce que cela signifiait. Saddler parlait peu, et il aimait Ă  ĂȘtre compris sans explications. La nuit qui prĂ©cĂ©dait les Ă©preuves importantes, la buanderie, une petite annexe des bĂątiments de la cour centrale, changeait de destination. Le head-lad allumait un feu de rĂŽtisseur sous le haut manteau de la cheminĂ©e, une flambĂ©e de bĂ»ches Ă©normes qui devait durer jusqu’au matin. La porte et les fenĂȘtres de l’annexe Ă©taient maintenues ouvertes, afin que l’Ɠil et l’oreille du maĂźtre .fussent avertis de ce qui se passait Ă  l’extĂ©rieur, et Saddler s’y installait pour y bivouaquer. Ces nuits-lĂ . personne ne dormait dans l’écurie, le dernier des grooms devait suivre l’exemple du training. Cutling divisait le personnel en patrouilles, le rĂ©fectoire Ă©tait transformĂ© en poste- vigie la garde descendante y attendait le retour de la garde mon- tante en dĂ©gustant les grogs et les dumplings livrĂ©s aux amateurs jusqu’à l’indiscrĂ©tion. La consigne Ă©tait de veiller autour des bĂątiments et d’écarter tout individu' suspect ; car, Ă  la veille d’un prix important, lorsque les paris faits sur un cheval engagĂ© sont trop forts, les bookmakers forment une coalition contre lui. Des spĂ©cialistes sont soudoyĂ©s pour se faufiler dans l’écurie, pour acheter la complaisance d’un palefrenier qui fera avaler au cheval une pilule fortement opiacĂ©e, ou qui mettra dans son eau de l’ar- senic, du sublimĂ© corrosif, ou un bon kilogramme de nitre dans la ration. En astreignant son personnel Ă  rester une nuit sur pied. Saddler n’écartait pas les touts , mais il empĂȘchait les tentatives criminelles de la derniĂšre heure; les rondes Ă©tant contrĂŽlĂ©es, ses gens se surveillaient mutuellement. Il raisonnait d’aprĂšs cet axiome que les fraudes aiment le mystĂšre, et il pensait juste. Vers onze heures, aprĂšs une derniĂšre promenade aux lanternes dans les boxes, aprĂšs avoir constatĂ© que son crack, Clieltenham, reposait avec son mouton favori, aprĂšs avoir fait coucher un lad en travers de la porte d’entrĂ©e, comme un nouveau Roustan, Saddler alla s’embusquer dans la buanderie en compagnie de sa pipe et d’une bouteille de Scotch wisky. Cutling le suivit. Sans qu’une parole eĂ»t Ă©tĂ© Ă©changĂ©e entre eux, ils retournĂšrent grave- ment les baquets Ă  lessive ; aux courses du printemps, ils y avaient dĂ©couvert un espion payĂ© par un syndicat de parieurs, pour sur- prendre le secret de l’écurie dans un handicap. Saddler avait si rudement chĂątiĂ© le tout, qu’il avait Ă©tĂ© attaquĂ© par ce dernier en police correctionnelle pour coups et blessures. Cette correction avait refroidi les zĂ©lĂ©s, car, cette fois, les baquets Ă©taient inhabitĂ©s. Saddler ouvrit aussi la porte d’une horloge monumentale, et vĂ©rifia minutieusement les profondeurs de la gaĂźne. A la derniĂšre veillĂ©e de la saison d’étĂ©, il en avait tirĂ© un maigre gavroche pari- sien expĂ©diĂ© par une agence de renseignements pour assister Ă  une confĂ©rence de propriĂ©taires. InterrogĂ© sur ce qu’il attendait au fond de la gaĂźne, le gavroche osa rĂ©pondre qu’il attendait le tramway ! » Cette saillie fit tellement rire le vindicatif entraĂźneur, qu’il oublia de gratifier le voyou de la taloche qu’il mĂ©ritait. Cette visite domiciliaire terminĂ©e, Thos s’assit le dos au feu. les yeux fixĂ©s sur la porte du box de Clieltenham ; il remplit son FIGARO ILLUSTRÉ 1 1 7 vene d eau pure, la coupa de wisky et bourra sĂ©vĂšrement une pipe d ecume enrichie de rubis et de brillants, un souvenir du duc d Hanulton a propos de la victoire d'Innisfail , un poulain mal bĂąti, une tĂȘte de brochet, un dos court, une cĂŽte plate, une enco- luie tiop droite, le rein mal attachĂ©, les genoux creux, enfin cor- nard et panard ! Un vrai biquot, et le biquot les avait battus tous' Cette pipe qu’il appelait la Duchesse, » il ne s’en servait que dans les nuits fameuses. C’était un fĂ©tiche, une idole A tra- vers les nuages qui s’élevaient de son fourneau, il entrevoyait le gagnant du lendemain. Tour Ă  tour il y avait vu Velleda, Boston, Antinoiis, Gaspardo, Richemond et cent autres; cette nuit il voyait distinctement Cheltenham. Cheltenham , un fils de Hux- table le huitiĂšme des fils de Huxtable qui faisait briller sur le turf la casaque tricolore le vieux cheval », comme il disait, et les larmes lui venaient aux yeux lorsqu’il parlait du vieux cheval ». C’est que son existence Ă©tait intimement liĂ©e Ă  celle de Huxtable. Huxtable, c’était son dĂ©but dans la vie sportive le commencement de sa fortune ; sans Huxtable , il ne fĂ»t pas devenu Thos Saddler, le grand entraĂźneur. Il Ă©tait fils de John Saddler, le jockey cĂ©lĂšbre mort si tragique- ment dans le grand steeple de Liverpool ; aussi, sa mĂšre, fille d un entiaĂźneur tuĂ© dans un galop, avait-elle songĂ© Ă  retirer son unique enfant d’une carriĂšre aussi dĂ©sastreuse pour les siens, en le plaçant chez un pĂątissier de Londres, afin qu’il y apprĂźt la cui- sine. Mais le jeune marmiton tĂ©moignait peu de sympathie aux fricots, il mettait du poivre dans le plum-cake , du sucre dans I oxtail, et ce vrai gĂąte-sauce lĂąchait l’office les jours de races aux enviions de Londres, pour suivre les chevaux sur la piste. DĂ©ses- pĂ©rĂ©e, la mĂšre le fit entrer comme groom dans l’écurie de lord Gooseberry. De simple groom, Thos passa bientĂŽt lad, de lad il devint petit jockey. Lord Gooseberry Ă©tait un grand seigneur qui n’entendait rien aux courses, mais qui ne s’en rapportait qu’à lui-mĂȘme. Tous les propriĂ©taires guignards sont ainsi faits. Aussi engageait-il ses chevaux Ă  l’aveuglette, sans aucun profit, de sorte que des vain- queurs possibles devenaient entre ses mains des chevaux morts. II avait achetĂ© fort cher une des gloires du turf de son Ă©poque, Huxtable, une bĂȘte de quatre ans remarquable, une puissance d’arriĂšre-main prodigieuse, un cheval qui, en plein galop, mesu- Ăźait des foulĂ©es de sept mĂštres. L’animal pouvait poursuivre encore trois ans sa carriĂšre en plat, il avait cent mille guinĂ©es dans les pattes Gooseberry le fit dresser sur l’obstacle pour en faire un huntei ! Huxtable fit un pauvre sauteur; il ne broussait pas 1 obstacle, il le surmontait en cheval de cirque, et mettait quinze secondes de plus que les autres Ă  franchir une haie. TrĂšs brillant pour un cross-country mondain, il ne valait rien en Ă©preuve publique. Bref, tombĂ© en de mauvaises mains, le cheval ne gagna plus un prix et devint vieux prĂ©maturĂ©ment. Lord Gooseberry, qui avait la guigne Ă  l’état aigu, l’envoya au chenil pour ĂȘtre abattu et donnĂ© en pĂąture Ă  ses chiens fox hounds. Huxtable avait pour compagnons d’écurie un chat et un agneau ; le chat et l’agneau suivirent le vieux crack dans la cour du chenil, lieu d’exĂ©cution de leur ami, et pendant que le piqueur chargeait son fusil pour tuer le pauvre animal, le matou et l’agnelet" rĂŽdaient autour de leur ami comme pour le dĂ©fendre contre ses bourreaux. Tout ce que l’on tenta pour les Ă©carter fut inutile, le fĂ©lin et 1 ovin continuĂšrent Ă  se frotter aux jambes du vieux cheval, l’un bĂȘlant 1 autre miaulant. Ils semblaient lui dire, dans leur langage de bonnes bĂȘtes Tant que nous serons avec toi, il ne t’arrivera rien de dĂ©sagrĂ©able. » Sui ces entrefaites, le jeune Saddler vint Ă  passer par le chenil, il vit ce spectacle navrant du condamnĂ© attachĂ© au piquet fatal, il s informa. Quand il apprit que Gooseberry avait ordonnĂ© de 1 abattre, il se demanda si le noble lord n’était pas fou. On n’abat pas un cheval qui a coĂ»tĂ© quarante mille francs et qui n’a pas une tare! Il se rappelait les arrivĂ©es foudroyantes de Huxtable , Ă  San- down Park, Ă  Kempton, Ă  Doncaster, Ă  Epsom, Ă  Newmarket, il devait au vaillant racer une cinquantaine de guinĂ©es; un parieur satisfait n’oublie jamais ces choses-lĂ  ! Pai Ăźeconnaissance et par pitiĂ©, Saddler prit sur lui de faire surseoir Ă  l’exĂ©cution et fut solliciter lord Gooseberry. Milord, lui dit-il, j’achĂšte Huxtable . Tu n’as rien, rĂ©pliqua le lord. ^ a * mes S a 8 es Ăź riposta l’enfant, et j’abandonne une annĂ©e de salaire pour avoir Huxtable. Piends-le, rĂ©pondit le lord, mais que je ne voie plus cette bĂȘte Ă  chagrins. » Le soir mĂȘme, le petit jockey, tout joyeux, emmenait dans une terme voisine Huxtable , son chat et son agneau. Plus tard, lorsque Gooseberry commença la vente de son stud, Thos fut chargĂ© d’amener Ă  Boulogne-sur-Mer un Ă©talon anglais acquis par un propriĂ©taire français et engagĂ© spĂ©cialement dans une journĂ©e de courses de la sai- son balnĂ©aire. Il faut croire que cet Ă©talon avait la nostalgie du pays, car au tournant de la piste, en apercevant les du- nes du Dcvonshi- re, au delĂ  de la mer, il se dĂ©bar- rasse de son ca- valier, quitte l’hippodrome , approche des fa- laises , en suit l’ourlet, cherche une pente prati- cable, s’y lance, gagne le rivage, prend le large et met le cap sur l’Angleterre! Sad- dler, qui Ă©tait libre ce jour-lĂ , se promenait sur la plage. Il voit l’accident, saute dans une barque, vogue dans la direction du fuyard, 1 atteint, saute en selle, saisit les rĂȘnes, le fait virer de bord et le ramĂšne en France aux applaudissements des baigneurs que ce sport nautique Ă©bahissait. Cette aventure attira sur Saddler l’attention du propriĂ©taire de 1 Ă©talon nageur, il lui demanda ce qu’il voulait en rĂ©compense. Rester en France, » rĂ©pondit Saddler. Il pressentait qu’il ne ferait rien en Angleterre avec un maĂźtre aussi stupide que Gooseberry, et que la France Ă©tait une terre vierge qui s’ouvrait au sport hippique. Je te prends chez moi, repartit le propriĂ©taire. — Oh ! dit Saddler, je ne suis pas seul il y a Huxtable. — Qui ça, Huxtable ? — Mon vieux cheval. — AmĂšne Huxtable. — Ce n’est pas tout, il y a Boletus. — Un autre cheval? — Non, le chat de Huxtable. — Soit, je recevrai Boletus. — Bien ; mais il y a Pretty-Lamb. — Un second chat ? — Non, l’agneau favori de Huxtable. — C’est tout une mĂ©nagerie, mon garçon. — Je ne me sĂ©parerai jamais de Huxtable , affirma Saddler, et Huxtable ne viendrait pas sur le continent sans sa suite. — C’est donc un prince du sang que ton Huxtable ? ~ C’est un grand cheval, » rĂ©pliqua le petit Saddler en se redressant orgueilleusement. Les conditions du jockey furent acceptĂ©es; c’est ainsi que Huxtable , Boletus et Pretty-Lamb furent admis Ă  s’établir et Ă  se reproduire sur la terre de France. Depuis vingt ans que Saddler rĂ©sidait Ă  Chantilly. Huxtable s’etait distinguĂ© comme reproducteur en donnant' Ă  l’hippo- phile qui lui avait sauvĂ© la vie huit grands vainqueurs et un II. 30 FIGARO ILLUSTRÉ nombre assez considĂ©rable d’honnĂȘtes pouliches. Pretty-Lamb avait Ă©tĂ© rejoindre ses ancĂȘtres au Walhalla des bĂȘtes Ă  laine, lais- sant une postĂ©ritĂ© moutonniĂšre qui broutait maintenant l’herbe de la prairie et qui causait l’étonnement des visiteurs surpris de rencontrer ce -troupeau dans une Ă©curie de courses. Boletus, Ă  l’exemple de son ami, Ă©tait devenu pĂšre d’une race innombrable de chatons, lesquels devenus grands se partageaient fraternelle- ment la police intĂ©rieure et ratiĂšre des bĂątiments. Saddler prĂ©- tendait que le nombre des victoires d’une Ă©curie est en raison directe du nombre de ses chats. Cette opinion n’a rien de para- doxal. Les rats connaissent l’heure des repas, ils guettent le dĂ©part du palefrenier et s’introduisent par familles dans la mangeoire. Ils dĂ©vorent la ration des poulains, qui ne paraissent pas se sou- cier de cette invasion, mais qui ne touchent plus une nourriture sur laquelle un animal a soufflĂ©. Le secret de l’entraĂźnement est dans le sac d’avoine ; si le cheval ne mange pas, il ne travaillera plus. Pas d’avoine, pas de prix, le propriĂ©taire peut en faire son deuil. Le chat, ennemi naturel du rat, est un auxiliaire d’entraĂź- nement indispensable, de mĂȘme que le mouton, nourri de la pro- vende que le cheval dĂ©laisse, en assure l’économie. Ces grands principes, mis en pratique par Saddler, avaient assurĂ© sa fortune. Et cela, malgrĂ© les revers de l’entraĂźnement. Il avait Ă  subir les mĂȘmes pertes que les industriels d’un autre ordre. Des propriĂ©taires lui confiaient des chevaux sans le payer jamais ; ils changeaient d’entraĂźneur, laissant des comptes de deux ans pour aller chercher crĂ©dit ailleurs. Tout Ă  coup, Ă  l’extĂ©rieur, une fusĂ©e de rire troubla le silence de la nuit les lads en faction avaient vu surgir sur l’arĂȘte des toits la tĂȘte d’un personnage effrontĂ©. Saddler sauta sur une lanterne et sortit. Un tout! » s’était Ă©criĂ© le lad qui l’avait signalĂ© le premier. Et tous ramassĂšrent des pierres sur le chemin pour lapider l’espion, mais lorsqu’ils se redressĂšrent pour lancer leurs projec- tiles, ils aperçurent un chat qui se profilait sur la lune, portant superbement sa queue comme voile en poupe. Le fils de Boletus veillait. La nuit se passa sans autre incident, l’entraĂźneur put rebour- rer sa pipe et poursuivre sa rĂȘverie. Son Ă©curie n’était pas surveillĂ©e comme de coutume; il attri- buait ce manque d’intrigues Ă  la prĂ©caution qu’il avait prise le jour de l’essai. Huit jours auparavant, il prĂ©venait le gardien du terrain de faire baisser les chaĂźnes de la piste du Jockey-Club pour essayer Cheltenham contre Stockvell , un autre crack d’une Ă©curie rivale qui s’annonçait bien. Pour cet essai, Saddler, afin de tromper le jockey et les tĂ©moins sur le rĂ©sultat de l’épreuve, avait fixĂ© six kilos de sur- charge dans le tapis de la selle. Il prenait cette prĂ©caution parce qu’il savait par un espion que Glaston, l’entraĂźneur de Stockmell, un vieux rouleur, surchargerait Ă©galement son cheval dans la mĂȘme intention. Dans cette Ă©preuve secrĂšte, Cheltenham avait nettement battu Stockwell de deux longueurs, et le jockey du premier avouait avoir dix livres en mains Ă  l’arrivĂ©e. Les deux entraĂźneurs s’étaient sĂ©parĂ©s satisfaits. Glaston surtout, qui se figurait que son poulain portait seul un excĂ©dent de poids, se disait Si Stockmell , avec douze livres de surcharge, suit Chel- tenham Ă  deux longueurs, il le battra quand il courra de nouveau contre lui avec la mĂȘme dĂ©charge. » Raisonnement faux, puisque les deux bĂȘtes avaient couru Ă  poids Ă©gal. Les partisans des Ă©cu- ries rivales, informĂ©s du rĂ©sultat de l’essai, nageaient dans la joie; ils escomptaient la victoire du lendemain, ils contractaient des dettes, ils empruntaient sur leurs propriĂ©tĂ©s pour grossir leurs enjeux. Les bookmakers ayant deux favoris dans l’épreuve Ă©quili- braient leurs paris les malins donnaient tous les chevaux sauf ceux-lĂ ; les mieux renseignĂ©s donnaient du Stockwell Ă  robinet ouvert. Les rouĂ©s du betting ne mettaient pas en comparaison un cygne prĂ©parĂ© chez Saddler avec un canard dĂ©graissĂ© par Glaston. Tous les sportsmen qui tenaient un livre au Salon des courses marchaient pour Cheltenham, la race de Huxtahle Ă©tait indiscu- table. Cheltenham avait pour mĂšre Miranda , une jument fameuse; fille de Dollar, elle Ă©tait de la descendance de The Flying Dutch- man, l’un des premiers Ă©talons anglais importĂ©s sur le continent, et portait sur le front, entre les oreilles et les yeux, les deux rudi- ments de cornes parfaitement indiquĂ©s, qui distinguent les pro- duits de cette provenance. Thos Saddler avait rusĂ© pour obtenir ce croisement. Hux- table avait pour favorite une jument nommĂ©e La LouviĂšre, aussi refusait-il toutes les pouliniĂšres qu’on lui prĂ©sentait. Pour le rendre infidĂšle et obtenir le croisement qu’il souhaitait, Thos eut l’idĂ©e de se servir de sa passion. Il lui prĂ©senta La LouviĂšre , et pendant que le cheval la regardait avec plaisir, il lui banda les yeux FIGARO ILLUSTRÉ 119 et substitua vivement, Ă  la favorite, Miranda, qui produisit Chel- tenham. Ainsi le sang de Dollar et celui de Huxtable se trouvĂš- rent alliĂ©s. Cheltenham , produit combinĂ© par l’inspiration de Saddler, devait la vie Ă  ses parents et la naissance Ă  son entraĂźneur. Hux- table Ă©tait son pĂšre, mais Saddler Ă©tait son crĂ©ateur, et le trainjng voyait dans l’avenir les descendants de Cheltenham remporter des victoires sur tous les hippodromes du continent et perpĂ©tuer la race qu’il aurait inventĂ©e. Ce poulain prĂ©destinĂ© s’annonçait comme une des terreurs du du turf. Durant la campagne de Normandie, il avait triomphĂ© de tous ses concurrents, sur toutes les distances. Il tenait de son pĂšre ce galop calme et majestueux que les autres chevaux s’épuisaient Ă  suivre vainement. Saddler Ă©tait fier de son poulain, il ne doutait pas de la haute cĂ©lĂ©britĂ© qui l’attendait. Jamais il n’avait voulu laisser Ă  un autre la gloire de le dresser. Il l’avait exercĂ© au piquet, il avait placĂ© sur son dos le premier surfaix, la premiĂšre selle avec des torchons pendus de chaque cĂŽtĂ© pour l’habituer Ă  l’attouche- ment des jambes du cavalier ; il l’avait assoupli lentement aux exigences du mĂ©tier de coureur avec des dĂ©licatesses d’amante ; aussi, Ă  deux ans, le poulain le rĂ©compensait de ses soins en lui rapportant quatre-vingt mille francs d’argent public. Et il ne s’ar- rĂȘterait pas lĂ . L’entraĂźneur sentait ce que valait son produit, d’autant mieux que la possession de ce crack lui suscitait des menaces de mort, des offres perfides, de faux tĂ©lĂ©grammes, enfin des lettres ano- nymes, cette plaie des Ă©curies d’entraĂźnement. Cela l’obligeait Ă  une vigilance de tous les instants, Ă  un assujettissement d’esprit assez semblable Ă  celui d’un mari jaloux, avec plus d’acharnement, plus d’ñpretĂ© encore. Cheltenham ne reprĂ©sentait-il pas une partie des cent mille guinĂ©es restĂ©es dans les pattes de son pĂšre? A cinq heures, au petit jour, Saddler Ă©teignit sa pipe et quitta la buanderie pour assister au branle-bas du matin. Les patrouilles cessĂšrent, les chevaux sortirent de l’écurie sur deux files pour la promenade, les boxes furent nettoyĂ©es et l’en- traĂźneur montĂ© sur un hack suivit au pas ses pensionnaires et ses garçons. Il surveillait de prĂšs Cheltenham, descendant de quart d’heure en quart d’heure visiter les pieds du poulain, voir si quelque caillou ne s’était pas logĂ© dans le sabot. A la rentrĂ©e, pendant que les grooms s’occupaient du pansage, Thos fit remplir les seaux d’eau de pluie. Les seaux pleins, il y fit jeter des poissons vivants pour Ă©prouver la puretĂ© de leur con- tenu la malveillance aurait pu tenter d’empoisonner le rĂ©servoir. Vers dix heures, tandis que l’eau chauffait lentement au soleil et que les poissons se dĂ©gourdissaient dans les seaux, un gentle- man trĂšs correct vint dĂ©tourner Saddler de ses travaux. Ce dernier, voyant que l’inconnu s’avançait dans la direction des seaux rangĂ©s en ligne, sans y ĂȘtre priĂ©, se lança au-devant de l’étranger pour en dĂ©fendre l’approche. L’autre ne s’offusqua pas de cette prĂ©cipitation bourrue. Il prit son temps pour informer l’entraĂźneur du but de sa visite. Saddler lui indiqua brusquement la buanderie et, pressĂ© de retourner auprĂšs de Cheltenham , le mit en demeure de s’expli- quer rapidement. Le gentleman venait savoir si Cheltenham courait sa chance, ou si son propriĂ©taire le rĂ©servait pour une Ă©preuve plus impor- tante. L’entraĂźneur Ă©tait dans son droit s’il rĂ©pondait Ă  l’indiscret qui osait, avec cet aplomb, lui poser une pareille interrogation De quoi vous mĂȘlez-vous, et que vous importe ? » Mais Saddler, habituĂ© aux dĂ©marches les plus extraordinaires, aux combinaisons extravagantes, ne s’émut pas; par d’habiles questions il força l’inconnu Ă  dĂ©couvrir le mobile de sa dĂ©marche. L’autre venait lui offrir cent mille francs, argent sur table, s’il donnait ordre au jockey de ne pas persĂ©vĂ©rer Ă  l’arrivĂ©e. L’offre Ă©tait tentante le prix ne rapporterait que quarante mille francs, les entrĂ©es comprises ; une diffĂ©rence de trois mille louis n’était pas Ă  dĂ©daigner, mais Saddler n’était pas l’homme des tripotages, son parti fut bientĂŽt pris. NĂ©anmoins, il ne voulut pas laisser partir l’inconnu sans lui faire payer l’audace de son insolente proposition. Le croire capable d’une tricherie, c’était l’insulter il se vengea. Si j’acceptais, dit-il Ă  son tentateur, je serais un malhonnĂȘte homme, car Cheltenham ne peut rien faire pour vous dans la course, il boĂźte bas depuis hier. » Un Ă©clair de satisfaction jaillit des yeux du gentleman ; il remercia Saddler et le quitta en le fĂ©licitant de son intĂ©gritĂ©. A midi, l’entraĂźneur se fit servir Ă  dĂ©- jeuner au milieu de sa cour ; Ă  mesure que l’heure dĂ©cisive approchait, il deve- nait de plus en plus nerveux, il refusait de s’asseoir Ă  table avec sa famille, fuyait sa femme qui avait la fĂącheuse habitude de lui souhaiter a good luck » avant le dĂ©part pour la course. Le good luck » de madame Saddler Ă©tait fatal. Les jours de courses, Thos avait sa femme en haine. La premiĂšre annĂ©e de son mariage, elle s’était avisĂ©e d’embrasser sur les na- seaux un grand favori qui marchait au triomphe, et le grand favori avait ramassĂ© les casquettes Ă  la queue du peloton ! Thos, vexĂ© de sa dĂ©convenue, certifia que le bai- ser de sa femme avait ensorcelĂ© le cheval. Tandis qu’il donnait les ordres aux jockeys qui devaient monter pour lui dans les diffĂ©rentes Ă©preuves de la journĂ©e, Cut- ling vint lui annoncer qu’un roulier l’at- tendait dans son bureau. Que le diable soit du roulier ! s’é- cria Saddler qui s’obstinait Ă  demeurer dans la cour, en face du box de Cheltenham , qu’il vienne ici ! » Cutling alla pour engager le roulier Ă  venir trouver l’entraĂź- neur, et revint dire que le roulier refusait de sortir du bureau. Saddler entra en rage ; d’un coup de pied il fit sauter sa table et son couvert au nez des jockeys interdits. Il ne voulait pas laisser Cheltenham un moment seul. Il alla le prendre dans son box, lui passa un bridon, l’emmena avec lui vers la maison et l’attacha Ă  la balustrade d’une croisĂ©e. Alors, il regarda si per- sonne ne l’avait suivi jusque-lĂ , et, rassurĂ©, pĂ©nĂ©tra dans son cottage. Quelques secondes aprĂšs, la fenĂȘtre Ă  laquelle le cheval Ă©tait attachĂ© s’ouvrait, et Cheltenham avança curieusement la tĂȘte Ă  l’intĂ©rieur du cabinet de son maĂźtre. I 20 FIGARO ILLUSTRÉ Le roulier qui dĂ©rangeait Saddler Ă©tait un gros homme trapu, couvert d’une blouse bleue Ă  Ă©paulettes brodĂ©es de fil blanc. D’épais favoris encadraient un visage joufflu ; une casquette de toile cirĂ©e Ă  galons, avec une visiĂšre rabattue sur les yeux lui donnait un faux air de poussait. Thos dĂ©visagea avec un sourire ce singulier bonhomme. Ce dernier, s’apercevant qu’il Ă©tait devinĂ©, leva sa casquette, et Saddler reconnut son collĂšgue et son voisin, le gros entraĂźneur Pickles. Que veut dire cette farce, demanda Saddler ? — Cette farce veut dire que je suis ruinĂ©, rĂ©pondit Pickles, qui s’écroula sur une chaise en s’épongeant le front. — RuinĂ© ? — HĂ© oui! ruinĂ©, ruinĂ©! puisque Cheltenham ne court pas sa chance et que j’ai hypothĂ©quĂ© ma maison pour mettre dessus. — Cheltenham ne court pas sa chan- ce ! hurla Saddler en sursautant. — Fais donc l’étonnĂ©, poursuivit Pickles, tu as traitĂ© ce matin avec une agence de paris pour laisser la course Ă  Stockwell. — J’ai traitĂ© avec une agence, moi ! master Pickles, vous ĂȘtes un menteur ! Cheltenham n’est pas un cheval de bookmaker ! — Oui, des grandes phrases, et l’on sable le champagne Ă  l’hĂŽtel d’Angle- terre, on fĂȘte Stockwell , la bique Ă  Glaston, et demain mes enfants n’auront plus d’abri. — Tu m’embĂȘtes avec ton Glaston, ton champagne et tes his- toires de tipsters ! — Parbleu ! tu palpes cent mille francs pour perdre la course; ma ruine ne te touche pas ! » Un soufflet formidable retentit sur la joue de Pickles. Saddler, blĂȘme de fureur, Ă©cumait devant lui. Oh ! fit Pickles en se caressant la joue, une canaille n’aurait pas frappĂ© si fort. Et regardant Ă  la fenĂȘtre le cheval qui tendait l’encolure dans le bureau C’est Cheltenham ? — Oui, c’est un vrai fils de Huxtable , il le prouvera tantĂŽt, imbĂ©cile ! » Cette gracieusetĂ© s’adressait Ă  Pickles, qui ramassa sa cas- quette tombĂ©e au contre-coup du soufflet. Sans rancune, dit-il en tendant la main Ă  Saddler. — Au revoir, monsieur le dĂ©guisĂ©. .» Cette visite et la nouvelle qu’il venait d’apprendre rendit Saddler quinteux. Il retourna dans la cour en passant par la fenĂȘtre, par crainte de rencontrer sa femme; il rudoya son per- sonnel et oublia de rentrer Cheltenham Ă  l’écurie ; il le promena Ă  sa suite, la bride passĂ©e au bras. L’heure du pesage approchait, l’entraĂźneur se fit apporter une bouteille de vin blanc et des Ɠufs frais. La bouteille qu’on lui apporta n’ayant pas son cachet de cire intact, il en fit prendre une autre. Il dĂ©boucha sa bouteille devant Cheltenham qui ne le quit- tait plus, il brisa ses Ɠufs, s’assura de leur fraĂźcheur, sĂ©para les blancs des jaunes, dĂ©laya les blancs et les battit dans un demi- litre de vin blanc. Ce breuvage prĂ©parĂ©, toujours en prĂ©sence du cheval qui suivait ce manĂšge avec intĂ©rĂȘt , Saddler tira de sa poche une feuille de papier spĂ©cial, la tourna en entonnoir, remit son mĂ©lange en bouteille et boucha soigneusement. C’était la gourmandise rĂ©servĂ©e Ă  Cheltenham un quart d’heure avant la lutte, pour l’encourager. Cutling, dit-il Ă  son head-lad aprĂšs ce travail de bar, faites sortir le vieux cheval et conduisez-le sur la pelouse, qu’il soit tĂ©moin de la victoire de son fils. » Alors, on vit une chose curieuse, Huxtable quitta son box, suivi Ă  distance de son insĂ©parable Boletus, lent, caduc et vĂ©nĂ©- rable ; le vieux chat accompagnait son camarade. A la porte de sortie, il avan- ça prudemment le nez, mais n’alla pas plus loin, il s’assit sur son derriĂšre, le suivit de l’Ɠil et se pelotonna pour attendre son retour. Trois quarts d’heure avant la course importante, Saddler fourra la bouteille du poulain dans une poche de son par- dessus et se dirigea vers l’hippodrome, prĂ©cĂ©dant son crack et repoussant du pied les pierres et les cailloux qui se prĂ©sentaient sous les pas du cheval. Le jockey qui devait monter l’accompa- gnait dans le trajet, tout bottĂ©, la toque en tĂȘte, la casaque dissimulĂ©e sous un pardessus court. Ne vous promenez pas devant les tribunes, lui recommandait -il, restez au vestiaire des jockeys jusqu’au mo- ment du dĂ©part. » Ce jockey Ă©tait un lad qui lui devait sa licence de monter, et dont la rĂ©- putation commençait avec celle du cheval ; il Ă©tait sĂ»r de son honnĂȘtetĂ©. Il ne le fatigua pas d’observations. Saddler ne lĂącha le bridon de son poulain qu’à la sortie du pesage, puis il vint s’appuyer Ă  la balustrade d’enceinte, prĂšs la tribune du juge. Sur la pelouse, Huxtable, montĂ© par Cutling, galopait au milieu de la foule, chassant devant lui les cuisiniĂšres poltronnes venues dans l’espoir d’augmenter leurs Ă©conomies avec les bĂ©nĂ©- fices du pari mutuel. Le dĂ©part donnĂ©, Cheltenham rĂ©gla l’allure Ă  sa guise, son compas s’ouvrait et se fermait mĂ©caniquement avec l’aisance d’une charniĂšre bien graissĂ©e. Stockwell s’acharnait Ă  sa pour- suite pendant que le fils de Huxtable s’étendait dĂ©daigneusement en grand cheval, sans accĂ©lĂ©rer son train. Ah ! s’écriaient les petits jeunes gens qui ne se gĂȘnent pas pour manifester ouvertement leurs impressions, regardez donc Cheltenham , il gagne en se promenant ! » Sur la pelouse, Huxtable prenait part Ă  la course malgrĂ© les efforts de son cavalier qui tentait en vain de le retenir, le vieux cheval se rappelait les beaux jours de Doncaster, au temps de ses i triomphes; il suivait les racers en se maintenant Ă  hauteur des premiers. Cette chasse en dedans n’était pas du goĂ»t des paisibles bourgeois empilĂ©s -sur cinq rangs le long des barriĂšres. Devant le galop du vieux cheval, tous s’enfuyaient et s’éparpillaient Ă©peurĂ©s. Quand Cheltenham eut dĂ©passĂ© le disque, aux acclamations de la foule, Huxtable , emportĂ© par l’élan des derniĂšres foulĂ©es, franchit d’un bond prodigieux la barriĂšre de la piste, renversa quelques chapeaux et vint se mĂȘler aux cracks du peloton; puis, portant haut la tĂȘte, le jarret nerveux, il rentra derriĂšre son fils par la porte des vainqueurs. PAUL DEVAUX. Illustrations de EugĂšne Courboin. 'V'Ă©ri't etlole Eau de NINON EmpĂȘche et fait disparaĂźtre rides boutons, hĂąle, taches de rousseur 3D UVET JD E NINON Poudre de riz spĂ©ciale, la seule employĂ©e par Ninon de Lenclos. ÉVITER LES CONTREFAÇONS. — PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE DE LA PARFUMERIE NINON, 31 , rue du 4 septembre, PARIS BO IN-TABURET, orfĂšvre, 3, rue Pasquier, PARIS RĂ©compenses aux Expositions 1 839,42,54,55, 62,-72, 78,79,81,84, 85, 86, 87, 1 888 MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 Appareils ponr douches en pluie, en lames, en cercles, locales, verticales, vaginales, etc. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE ET HUMIDE, TÉRÉBENTHINÉS AU PIN MUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effet d’eau WALTER LECUYER 138, rue Montmartre, PARIS ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRÉ LITS, FAUTEUILS, VOITURES & APPAREILS MÉCANIQUES Pour Malades et BlessĂ©s Chaise Ă  porteur dans laquelle le gĂ©nĂ©ral Faidherbe se faisait conduire Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s. Fauteuil roulant pour c Promenade dans le par DUPONT, fabricant S. G. D. G. fournisseur des hĂŽpitaux 0, rue Eautefeuille. PRIMES EXCEPTIONNELLES AUX LECTEURS ET AUX ABONNÉS Du FIGARO et du FIGARO ILLUSTRÉ Parle GRAND DÉPÔT 21, Rue Drouot Maison E. BOURGEOIS Four les dĂ©parts Ă  la campagne, mise en vente de 5,000 services de taille et dessert, terre de ter, forme bambou, dĂ©cor vol d oiseau, couleur tileu marine, du modĂšle ci dessous. COMPOSITION POUR 12 COUVERTS Table 74 piĂšces, prix exceptionnel. . . . Dessert 42 piĂšces, prix exceptionnel. . . Caisse-emballage pour les deux services . 32 fr. 19 fr. 6 fr. MISE EN VENTE D'un nouveau service, cristal gravĂ©, modĂšle Amiral, composĂ© pour 12 couverts de 52 piĂšces au prix de 35 fr. Exceptionnellement ces services cristal seront expĂ©diĂ©s par la fabrique, franco de port et d emballage dans toutes gares françaises. EnTOi franco, sur demande, cl -, i Catalogne all-U-S-tmĂ©. miHS EE -3CE PIE TIVTLE DF S I e " N Nice-Express — Calais-lĂźome-Express. E 1 -LivA A/AjkJ PĂ©ninsulaire-Express. “ Sleepima-Car6 " ,c ° WAGONS-LITS “ Dining - Cars ” TRAINS IDE LUXE Club-Train — Orient-Express Sud-Express. En Ă©tĂ© Suisse-Express — PyrĂ©nĂ©es - Express. [GRAND DEPOTS E. BOURGEOIS 21&23,RueDrouot PORCELAINES, FRANCO DU JAMBONS 4 COLEMAN MARQUE GENUINE » 3 GRANDS DIPLOMES D’HONNEUR MÉDAILLES D’OR EXIGER LA MARQUE GENUINE LEPERDRIElS; ^.UtOAi'ÇClNE, CARBONATE DE iPYRINE FUC0GLYC1NE WYNAND FOCKINK AMSTERDAM SEUL DÉPÔT EN FRANCE AUBER FABRIQUE DE LIQUEURS FINES PARIS GRANDE MAISON DE NOIR Costume de voyage et de plage. MONTAILLÉ 27 et 29, rue du Faubourg- Saint -HonorĂ©. Costume de voyage et de plage. ComposĂ©e de poudres vĂ©gĂ©tales et aromatiques, la vĂ©ritable “POUDRE LAXATIVE DE VICHY ” est le laxatif- le plus sĂ»r, le plus facile Ă  prendre pour combattre la constipation. Une cuillerĂ©e Ă  cafĂ©, dĂ©layĂ©e dans un peu d’eau e't prise le soir en se couchant amĂšne le lendemain matin, sans fatigue, l’effet attendu. 2 fr. 50 le flacon de 25 doses environ. LenthĂ©ric 245, rue S-HonorĂ©, & BERTRAND TAILLET ÉCLAIRAGE ÉLECTRIQUE ECLAIRAGE AU GAZ INSTALLATIONS POUR CHATEAUX, VILLAS ET HOTELS Appareil pour faire le Gaz chez soi sans charbon et sans feu. LA COIFFURE AUX WAVERS et ses accessoires Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ© tyuio' Ancienne Maison Ad. SAMUEL LA CARROSSERIE INDUSTRIELLE MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©, Exposition Internationale, 1890. — DIPLOME D’HONNEUR Compagnie Coloniale Æ. C H 0 C 0 L A Y S ISI QUALITÉ SUPÉRIEURE m TT T71 Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE ComposĂ©e exclusivement de THÉS NOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ 6 fr. ; petit modĂšle 150 gr. environ 3 fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Paris DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS uisiN >r Vint! cm lit La seule vĂ©ritable Eau de Botot ENCRES DE CH. LORILLEUX ET C ie . *Kf MARQUE gJOUPFROX TR7TKIS lerc MARQUE PAPETERIES DU MARAIS. NeuviĂšme AnnĂ©e. DeuxiĂšme sĂ©rie. — N° 16. FIGARO ILLUSTRÉ Juillet 1891 THEATRE DU FIGARO Mademoiselle FĂ©licia Mallet dans Figaro-Revue clichĂ© de Camus. '-W&t S*; SO^Æ^Æ-^IieE FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE PersĂ©e et AndromĂšde, par Bryan Hook. Oh SOllt-ils ? par Paul Grollerom. Mademoiselle FĂ©licia Mallet, dans Figaro-Revue clichĂ© de Camus. Le Mois parisien, par La Grand’ville. La derniĂšre Cartouche , reproduction du tableau d’AL- phonse de Neuville. Les Livres, par R. M. La Mode, par Claire de Chancenay; illustrations de L. Val- let. L' Amour hĂ©roĂŻque, vaudeville chinois, par le gĂ©nĂ©ral Couverture Yacht Le Mois Bouquet de mondanitĂ©s. — Le Grand-Prix et M. Edmond Blanc. — Les pirouettes du high-life. — Molier for ever. — Les Roista- quouĂšres. — Le roi Milan et le prince de Galles. — Les dangers du tapis vert. — Dieu et le SacrĂ©-CƓur. — La vente RƓderer. Avant de se disperser gaiement pour aller chercher l’OcĂ©an, la montagne ou les champs paisibles, nos mondains ont prodiguĂ© les fĂȘtes et ça Ă©tĂ© un feu d’artihces de folies charmantes. On se souviendra longtemps du bal costumĂ© de la princesse de LĂ©on, une fĂ©erie, un rĂȘve oĂč des dĂ©guisements, empruntĂ©s Ă  tous les temps, Ă  tous les pays et Ă  toutes les fantaisies, ont accumulĂ© ce que le grand luxe a de plus exquis et ce que l’esprit parisien a de plus dĂ©licieusement original. Les invitĂ©s reverront longtemps la princesse de LĂ©on en merveilleuse Louis XVI, la marquise de Lasteyrie en anglaise Georges II, la com- tesse de Puiseux en robe Ă  paniers, corsage brodĂ© de perles et d’éme- raudes, et mademoiselle de Rohan-Chabot, en Colombine Watteau, satin blanc, criblĂ© de perles, velours rose et toque pourpre, et la duchesse de Luynes en jupe de gaze pailletĂ©e d’or, et toutes les char- mantes femmes de la noce Directoire, oĂč le rĂŽle de la mariĂ©e Ă©tait tenu par la comtesse de Pracomtal, ravissante dans sa robe de moire blanche semĂ©e de roses et de jasmins. Quel mouvement ! Quel entrain ! Que d’ingĂ©nieuses surprises ! C’est un cirque forain qui fait son entrĂ©e, bientĂŽt suivi d’une troupe de mimes de la comĂ©die italienne. Et, aprĂšs tout cela, pour clore la fĂȘte, un cotillon Ă©blouissant oĂč tour- billonnent les danseuses et les joyaux inestimables. Et que d’autres superbes fĂȘtes les soirĂ©es de madame de JanzĂ© et de la comtesse de Chevriers, les matinĂ©es de la princesse Gortchacow, les garden party de lady Lytton, les rĂ©ceptions exquises de madame J. Ricard, oĂč se rencontre le Tout-Paris de l’élĂ©gance, de la littĂ©ra- ture et des arts. Signalons aussi les rĂ©ceptions de madame Madeleine Lemaire et l’inauguration du ravissant hĂŽtel de notre aimable et spi- rituel confrĂšre Gaston Berardi. _ , /TrĂšs jolies aussi, malgrĂ© leur caractĂšre officiel, les rĂ©ceptions de l’ÉlysĂ©e, oĂč M. Carnot dĂ©pense trente ou quarante mille francs par bal et oĂč l’on sert Ă  ses invitĂ©s du vin de champagne Ă  dix francs la bouteille, du vin de Bordeaux Ă  six francs et des chaufroids truffĂ©s Ă  5 o francs le kilogramme. Nous voilĂ  loin du petit bleu et de l’humble veau des banquets dĂ©mocratiques d’autrefois. Spartacus revĂȘt l’habit noir et soupe chez Lucullus. C’est moins hĂ©roĂŻque, mais c’est plus gai. ah A part la princesse de Sagan et quelques Ă©lĂ©gantes qui avaient fait avec elle le serment de-dĂ©fier le ciel brumeux, on a vu peu de jolies toilettes au Grand-Prix. Disons cependant que madame Carnot avait risquĂ© une ravissante toilette mauve. M. Edmond Blanc n’a pas Ă©tĂ© trop surpris du succĂšs de Clamart, qui lui a valu un gain de 161,600 francs, sans compter les paris. Le jeune sportsman a dĂ©cidĂ©ment recueilli la succession du comte de Lagrange. Son Ă©curie de courses a passĂ© tout Ă  fait au premier rang. Quant Ă  T. Lane, le jockey qui montait Clamart, c’est un abonnĂ© du Grand-Prix. Il montait Stuart, il y a trois ans et, l’an dernier, Fitç-Roya. Le Cirque Molier continue de passionner nos mondains. Bien des gens donneraient des sommes folles pour s’asseoir ^sur les dures ban- quettes de ce hangar d’amateurs ; mais on refuse l’argent et les rĂ©u- nions conservent leur caractĂšre sĂ©lect. Il n’est pas donnĂ© Ă  tout le monde d’aller rue Benouville. _ ... C’est Molier, le centaure moderne, qui ouvre toujours la reprĂ©sen- tation. Cette fois, il prĂ©sentait un pur sang de trois ans dressĂ© en libertĂ©. Nous avons eu ensuite le jeune Paillard, un Ă©cuyer de huit ans, d’une hardiesse de chulo, sur son cheval sauteur ; puis un briseur de chaĂźnes, M. San Marin, qui eĂ»t dĂ©livrĂ© PromĂ©thĂ©e. La jeune Blanche Allarty — seize ans, ĂŽ RomĂ©o ! — a fait du trapĂšze Ă  cheval, M. Vavasseur passe par-dessus la tĂȘte des dames avec un joli^ saut pĂ©rilleux. Tous les numĂ©ros sont inĂ©dits luttes athlĂ©tiques, mĂąts de cocagne pour dames, danses espagnoles par la ravissante Julia RĂ©cio, etc. Et tout cela dure jusqu’au matin. Il est vrai que le cirque ne donne que deux reprĂ©sentations par an, dont une pour les garçon- niĂšres et une autre pour les familles. C’est la version officielle ; mais, officieusement, l’on fusionne et les curiositĂ©s sont innocemment satis- faites. C’est d’ailleurs ce qui se passe un peu partout, et l’on aurait Tcheng - Ki - Tong ; illustrations en couleurs de FĂ©lix RĂ©gamey. Alegria, duetto en un acte, par Quatrelle ; illustrations en couleurs de F. de Myrbach. Les Drapeaux de la F rance, par le commandant D. ; illustrations en couleurs de Paul Jazet. Les Rois chez Eux. — Le T%ar et la Tsarine, par Lydie Paschkokf; photographies directes. Un Duel che% le Coiffeur , par Maurice Vaucaire ; illustrations de Guillaume. ing , par Albert Lynch. Parisien tort d’ĂȘtre si rigoriste au Cirque Molier quand on l’est si peu chez Franconi ou aux grandes premiĂšres. Le roi Milan continue de tailler des banques sous le nom de comte de Takovo, ce qui lui vaut d'ĂȘtre qualifiĂ© de RoistaquouĂšre par les dĂ©veinards Ă  qui il enlĂšve de temps Ă  autre quelques centaines de mille francs. C’est un joueur intrĂ©pide, qui voit presque chaque jour lever l’aurore devant le tapis vert de la rue Royale. On dit que la rente que lui font ses sujets passe tout entiĂšre au baccara ou au pocker. Qu’il prenne garde, car il pourrait avoir encore plus de dĂ©sa- grĂ©ments avec la cagnotte qu’avec la reine Nathalie. L’exemple du prince de Galles suffit Ă  prouver que les peuples, qui pardonnent si facilement aux souverains de s’adonner Ă  ce terrible jeu de hasard qu’on appelle la guerre, voient d’un mauvais Ɠil les rois se mettre Ă  cheval sur les deux tableaux. Ils sont alors tentĂ©s de s’écrier avec le croupier Rien ne va plus. » Il arrive d’ailleurs au prince de Galles cette chose bizarre qu’on le traite absolument, dans les feuilles anglaises et dans les prĂȘches de pasteurs, comme si c’était lui qui s’était adonnĂ© aux Ă©motions de la poussette. Encore un peu de temps, et il ne pourra plus jouer qu’en wagon, avec les bonneteurs. Sir Gordon Cumming, au contraire, voit sa mĂ©saventure se terminer par un riche mariage. N’est-ce pas un profond sujet de mĂ©ditations pour les philosophes ? Victor Hugo a publiĂ© Dieu et l’on a inaugurĂ© la basilique de Mont- martre. Je dis que Victor Hugo a publiĂ© Dieu, parce que ses exĂ©cu- teurs testamentaires, en nous donnant ses Ɠuvres Ă  un certain moment et dans un certain ordre, n’ont fait qu’obĂ©ir aux instructions du grand Ă©crivain. Dieu est une Ɠuvre escarpĂ©e et d’une lecture redoutable pour les cerveaux habituĂ©s Ă  la littĂ©rature facile. Toutefois, c’est une joie pour les poĂštes que de lire ces vers si robustes, si solides et d’une si belle coulĂ©e. C’est de la grande langue française et cela repose de la poĂ©sie menue et plus obscure encore de certains symbolistes qui font des vers dĂ©nuĂ©s de rime, de cĂ©sure et de sens. Hugo croyait en Dieu, mais il croyait aussi que l’imprimerie tuerait la basilique. Ceci tuera cela », a-t-il Ă©crit dans Notre-Dame de Paris. Quoi qu’il en soit, Dieu a surgi au moment oĂč l’on bĂ©nissait solennellement l’église du SacrĂ©-CƓur. Je me borne Ă  noter la coĂŻn- cidence. Cette Ă©glise est une grande Ɠuvre architecturale rĂ©alisĂ©e par de petits moyens. Le ComitĂ© du monument, pour exciter le zĂšle des souscripteurs, leur a concĂ©dĂ© les pierres de l’édifice. Pour cent vingt francs, on avait une pierre sans inscription ; pour trois cents francs, une pierre avec initiale peinte ou gravĂ©e; pour cinq cents francs, une pierre avec Ă©cusson. Les colonnes Ă©taient chĂšres de mille Ă  cinq mille francs, et les piliers hors de prix. On en a vendu un cent mille francs. Il est vrai qu’une grande dame avait, dit-on, proposĂ© Ă  l’archevĂȘque de Paris de construire l’église Ă  ses frais et de verser, dans ce but, la modique somme de trente millions. Le cardinal Guibert aurait refusĂ©, voulant que le monument fĂ»t l’Ɠuvre d’un groupe important de fidĂšles. Refuser trente millions, c’est un beau mouve- ment ; mais la grande dame les eĂ»t-elle donnĂ©s? J’aime Ă  le croire; toutefois, il se trouvera peut-ĂȘtre des mĂ©crĂ©ants qui n’auraient pas Ă©tĂ© fĂąchĂ©s d’assister au versement de la somme, ne fĂ»t-ce que par curiositĂ©. cfe> Une grande vente, ce mois-ci la vente RƓderer. Quarante toiles, un million vingt et un mille francs d’enchĂšres. Trois Corot ont Ă©tĂ© adjugĂ©s le Cavalier, 32 , 000 francs ; le Passeur, 46,000 francs ; le Souvenir d’Italie, 29,200 francs. Les Daubigny ont Ă©tĂ© trĂšs disputĂ©s. Portijoie, payĂ© 2,5oo francs par M. RƓderer, a atteint 54,000 francs et a Ă©tĂ© acquis par M. Boussod. La Saulaie a Ă©tĂ© vendu 44,000 francs et la Mare au clair, 4,000 francs. Voici quelques autres prix le Denier de Saint-Pierre, de Delacroix, 21,100 francs ; Sous bois, par Diaz, 24,500 francs ; la Mare au Chene, de ThĂ©odore Rousseau, 90,000 francs ; la Passerelle, du mĂȘme, francs ; le PĂąturage en Normandie, de Troyon, 67,000 francs; Y Abreuvoir , du mĂȘme, 45,000 francs ; le Retour Ă  la ferme, du mĂȘme, 55 .000 francs; et, du mĂȘme encore, la Mare aux canards, 81,000 francs. Deux pastels de Millet se sont vendus V Enfant malade, 2 5 , 000 francs; la Balayeuse, 27,000 francs ; V AngĂ©lus, un petit pastel de cinquante FIGARO ILLUSTRÉ iii centimĂštres sur trente-cinq de large, 100,000 francs cent mille francs. Ce pastel avait Ă©tĂ© payĂ© vingt-cinq louis par M. RƓderer. _ , Les quarante toiles vendues plus d’un million n’avaient pas coĂ»te ensemble cinquante mille francs Ă  l’homme de goĂ»t qui avait devinĂ© le gĂ©nie des peintres auxquels il les avait achetĂ©es. LA GRANd'vILLE. Les Livres que farouche dĂ©putĂ©, en a mis partout dans son roman villageois Monsieur le Gendarme , qui vient de paraĂźtre dans la Nouvelle Col- lection » des Ă©diteurs Charpentier et Fasquelle. Ce joli livre d’un rare mĂ©rite littĂ©raire, a l’avantage de pouvoir ĂȘtre, comme d’ailleurs les autres volumes de cette collection, placĂ© entre toutes les mains, mĂȘme entre celles des jeunes filles. C’est une qualitĂ© peu commune par le temps qui court. Les volumes de luxe sont rares en cette saison. Il vient d’en paraĂźtre un qui est digne d’occuper une place d’honneur dans les grandes bibliothĂšques ; je veux parler de la Bretagne , texte, dessins et lithographies de A. Robida. Sous ce titre gĂ©nĂ©ral la Vieille France , Robida a entrepris une sĂ©rie d’études artistiques sur notre pays. Le volume la Bretagne dĂ©crit l’antique et lĂ©gendaire Armorique en une tournĂ©e complĂšte dans ses cinq dĂ©partements si pittoresques. Tout ce pays original est Ă©voquĂ© sous le crayon habile de l’artiste dĂ©licat et consciencieux, amoureux des belles choses. Je termine en recom- mandant deux ouvra- ges d’un genre diffĂ©rent mais qui mĂ©ritent d’at- tirer Ă©galement l’atten- tion des gens de goĂ»t. Chez Plon, pour con- tinuer la sĂ©rie des al- bums humoristiques, un charmant album de Crafty, qui a pour titre les Chevaux. Puis, chez Hachette, un ouvrage illustrĂ© du plus haut intĂ©rĂȘt descriptif et do- cumentaire, l’Escrime et le Duel, par C. PrĂ©- vost et G. Jollivet. Mais j’allaisoublier, et je ne me le serais pas pardonnĂ©, le Sca- ramouche, de Maurice LefĂšvre, pantomime dĂ©licieuse, illustrĂ© d’une façon ravissante par Job et prĂ©sentĂ© sous une Ă©tincelante couverture, signĂ©e Ju- les ChĂ©ret. Autre men- tion Ă  ne pas omettre pour la GrisĂ©lidis, d’Ar- mand Silvestre etd’Eu- gĂšne Morand, qui vient de paraĂźtre Ă  la librairie Kolb. La critique théùtrale a fait un si grand et si lĂ©gitime Ă©loge de la piĂšce du Théùtre-Français, oĂč le diable est si spirituellement reprĂ©sentĂ© par notre ami Coquelin Cadet, que je puis me borner Ă  constater qu’on Ă©prouve autant de plaisir Ă  la lire qu’à la voir jouer. . . Et cela n’est pas fini, comme on dit Ă  la foire de Neuilly! car voici encore un bouquin d’Alphonse Allais, intitulĂ© A se tordre , et qui contient toutes les gaietĂ©s, toutes les fantaisies les plus extravagantes. Et dans la Collection des guides illustrĂ©s de la vie pratique », un nouveau volume auquel je demande la permission de m intĂ©resser un peu plus qu’aux autres et qui a pour titre La Maison de campagne. Il a au moins le mĂ©rite d’ĂȘtre d’actualitĂ©. R. M. La DerniĂšre Cartouche D’ALPHONSE DE NEUVILLE La DerniĂšre cartouche fut l’évĂ©nement du Salon de 1873. De Neu- ville avait peint son tableau sous l'impression de nos malheurs rĂ©cents, il l’avait exĂ©cutĂ© sur place, au milieu des ruines de Bazeilles, rensei- gnĂ© par les spectateurs survivants de ce drame sanglant. Le succĂšs de cette toile fut immense et, aujourd’hui, elle est de- venue un symbole pa- triotique, en mĂȘme temps qu’un hommage Ă  l’hĂ©roĂŻsme obscur ue nos soldats. AchetĂ©e par la mai- son Goupil, la DerniĂšre cartouche devint en- suite la propriĂ©tĂ© de M. LefĂšvre, de Cha- mand, qui l’a gardĂ©e jusqu'Ă  ces derniers temps. Elle vient d’ĂȘtre acquise par le com- mandant HĂ©riot, l’un des fondateurs des Ma- gasins du Louvre. Cette toile si Ă©minemment française ne pouvait venir en de meilleures mains. Les grandes conceptions indus- trielles dont M. HĂ©riot a Ă©tĂ© l’initiateur ont laissĂ© intact chez lui son cƓur de soldat il l’a prouvĂ© par les libĂ©ralitĂ©s nombreuses dont il fait profiter l’armĂ©e. La DerniĂšre cartouche n’a, jusqu’à prĂ©sent, Ă©tĂ© traduite qu’en gra- vure par AmĂ©dĂ©e et EugĂšne Varin, et Ă©ditĂ©e par la maison Boussod, Valadon et C> e , Ă  un prix relativement Ă©levĂ©. Nous avons pensĂ© ĂȘtre agrĂ©ables aux lecteurs du Figaro IllustrĂ© en mettant sous leurs yeux une rĂ©duction en typogravure qui constitue une intĂ©ressante rĂ©minis- cence de cette Ɠuvre nationale. S’il me fallait rendre compte de tous les livres qui ont paru depuis un mois, le prĂ©sent fascicule n’y suffirait pas. Non seulement le tas est Ă©norme, mais les genres sont les plus variĂ©s. Comme il est de toute impossibilitĂ© d’établir des classifications, plus ou moins raisonnĂ©es, et que mon seul but est de fixer le choix, de nos lecteurs, je demande la permission de ne me conformer Ă  aucun ordre logique, et je prends au hasard sur la pile. Voici, chez Charpentier et, Ă  cette occasion, je constaterai en pas- sant que la BibliothĂšque Charpentier produit dans des profusions vraiment extraordinaires; on pourrait s’en plaindre si la qualitĂ© ne valait la quantitĂ©, donc, chez Charpentier, voici Outamaro , le peintre des maisons vertes, c’est le titre du premier volume d’une sĂ©rie que prĂ©pare Edmond de Goncourt et qui embrassera les diffĂ©rentes mani- festations de l’art japonais au xvm e siĂšcle. Le livre est plein de des- criptions, de lĂ©gendes et d’anecdotes fort curieuses. MĂȘme maison, Fils d’ Etoile, le nouveau roman de Jacques Made- leine, ingĂ©nieuse Ă©tude oĂč se trouve analysĂ©e la vie du fils d’une actrice cĂ©lĂšbre, mĂȘlĂ© trop jeune au monde des coulisses et aux aven- tures de sa mĂšre. ... Les Ogresses, de Paul ArĂšne, sont encore de la bibliothĂšque Char- pentier, ainsi que Prison F in-de- SiĂšcle, de GĂ©gout et Malato, et le Choix de PoĂ©sies, de Paul Verlaine. Le premier de ces trois ouvrages promĂšne le lecteur, Ă  la suite d’un poĂšte charmant, dans le monde oĂč l’on ne s’ennuie pas un seul instant ; le second volume conduit les amateurs de fantaisies paradoxales Ă  travers les prisons oĂč on se la coule douce, et comme le livre est illustrĂ© dĂ©licieusement par Steinlen, la promenade n’a rien de dĂ©sagrĂ©able; enfin, le troisiĂšme in- 18, Ɠuvre d’un poĂšte de mĂ©rite , bien que peut-ĂȘtre un peu surfait, invite Ă  une aimable excursion dans un Parnasse Nouveau-SiĂšcle. _ Dans un tout autre ordre d’idĂ©es, signalons, Ă  la librairie Savine, deux trĂšs intĂ©ressants ouvrages de notre collaborateur Jean Rameau. Simple, un roman ; c’est un livre Ă©trange dont on peut dire beaucoup de bien et presque autant de mal. On ne peut pas dire, en tout cas, que ce soit banal. Il y a des scĂšnes ravissantes et des situations horribles. Telles pages caressent le cƓur, mais telles autres donnent la chair de poule. En somme un roman qui peut provoquer des fris- sons d’enthousiasme et des crises de nerfs. . L’autre livre de Rameau est un volume de vers intitule Fature. 11 est de grande allure et de solide poĂ©sie, d’un charme exquis, et point du tout fin-de-siĂšcle. Nos lectrices se souviendront que ce poĂšte a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© par le Figaro IllustrĂ©, lors de son concours de 1887, dans lequel Jean Rameau a remportĂ© le premier prix de poĂ©sie avec son admirable LĂ©gende de la Terre. Aimez-vous le Midi ? Clovis Hugues, doux poĂšte en meme temps 44 44 44 44 44 44 44 44 4 444444444444444444 Figaro-Revue Le Figaro a clos par une revue la sĂ©rie de ses five o’clock ». La salle avait Ă©tĂ© dĂ©corĂ©e avec un art exquis ; elle Ă©tait bondĂ©e de tout ce que Paris compte d’illustrations ou de notoriĂ©tĂ©s, et les comĂ©diens les plus en vogue s’étaient disputĂ©s Ă  qui jouerait un rĂŽle dans la piĂšce. . , , . Les organisateurs, n’ont eu vraiment que 1 embarras au cnoix. Le compĂšre Ă©tait jouĂ© par mademoiselle FĂ©licia Mallet, et la com- mĂšre par M. Dailly. . . ,, ,, C’est une grande artiste que mademoiselle Felicia Mallet. On pourrait dire d’elle qu’elle montre du gĂ©nie dans des genres considĂ©rĂ©s jusqu’ici comme secondaires. Son masque de mime, d’une^ mobilitĂ© merveilleuse, refiete avec intensitĂ© toutes les passions de l’ñme. . Il semble qu’elle n’aurait pas besoin de parler pour se faire com- prendre — et c’est une diseuse incomparable ! Il n’y a pas de cĂŽte par oĂč son talent soit mĂ©diocre, et c’est peut-ĂȘtre ce qui m rend presque inquiĂ©tante pour les dispensateurs de renommĂ©e. Ils n aiment pas les tempĂ©raments qui ne donnent pas prise Ă  la fĂ©rule. Mademoiselle FĂ©licia Mallet a obtenu, dans Figaro-Revue, un immense succĂšs. Gaston Serpette et AndrĂ© Messager ont conduit l’orchestre de Figaro-Revue ...composĂ© d’un piano. La musique Ă©tait exquise, et le bruit des applaudissements a retenti d’un bout Ă  l’autre de la piece, soulignant chaque mot d’esprit et chaque couplet. $44 -54 $4 -$4 -$4 -54 44 La Mode Avec le mois de juillet commence la vĂ©ritable saison de villĂ©gia- ture. La chaleur tardive s’est enfin dĂ©cidĂ©e Ă  arriver, et malgrĂ© les orages dont nous menacent ceux qui s’occupent de prĂ©dire la tempe- rature, on peut, sans trop de crainte, porter enfin les robes d ete. On continue Ă  employer presque exclusivement la laine, qui a le double avantage d’ĂȘtre souple et lĂ©gĂšre, et de n’occasionner, pour les promenades Ă  la campagne, aucune inquiĂ©tude; car, en cas IV FIGARO ILLUSTRÉ d’averse subite, la robe de laine ne s’abĂźme pas comme certaines autres Ă©toffes, le foulard, par exemple. Le seul dommage qui puisse lui arriver, c’est d’ĂȘtre un peu fripĂ©e, et un coup de fer rĂ©pare ce dommage en une heure. Voici quelques-unes des jolies toilettes de ce genre que je puis recommander Ă  mes lectrices Toilette de ville en lainage beige. Jupe ondulĂ©e devant et rejetĂ©'e en plis derriĂšre, avec le bas ornĂ© d’une broderie. Corsage-jaquette Ă  longues bas- ques, Ă  crĂ©neaux derriĂšre, ouverte devant sur un gilet de piquĂ© anglais fantaisie. Les revers du gilet, les poches et les parements de la jaquette sont ornĂ©s d’une broderie assortie Ă  celle de la robe. Une toilette de casino, style Louis XVI, des- sinĂ©e par Vallet. Chemisette en mousseline de soie prise dans le Cabinet des Modes de 1787 , formant pointe trĂšs bas devant, et serrĂ©e par un large ruban aubergine. Jupe en Ă©toffe Louis XVI , fond vert-d’eau, trĂšs pĂąle, raies aubergine et petits bouquets. Bas de la jupe garni de dents en mousseline de soie aubergine. Chou Ă  chaque pointe. Costume de campagne. Jupe en mous- seline de laine vieux bleu, impression fantaisie, vaguĂ©e devant et plissĂ©e der- riĂšre, avec dos forme princesse. Corsage- jaquette en drap gris, Ă  longues basques ouvrant sur une chemisette drapĂ©e, sem- blable Ă  la jupe et retenue Ă  la taille par une ceinture de soie brodĂ©e Ă  cabochons. Gants de soie bleue. Autre costume de campagne en lainage beige, Ă  fleurettes bleues. Corsage-blouse retenu Ă  la taille sous une ceinture coulissĂ©e en surah bleu, avec nƓud flot sur le devant ; manches courtes en forme de jockey bouf- fant, terminĂ©es par un petit volant. Jupe plate devant, plissĂ©e derriĂšre, garnie dans le bas par un volant semblable, relevĂ© en bal- daquin par des coques de ruban bleu. Enfin, costume pour diner au Royal Yacht squadron club ». Smoking-jacket en cors- crew, revers de soie. Gilet de piquĂ© anglaisblanc Ă  chĂąle et Ă  transparent de moire noire. Jupe de flanelle blanche avec un galon d’or. Chemise d’homme Ă  jabot, cravate de satin noir. Comme coiffure, la casquette blanche. Avec les robes collantes que nous portons maintenant, c’est toute une histoire quand on a besoin de se retrousser un peu. On a, du reste, les mains embarrassĂ©es par l’éventail, l’ombrelle, etc... Aussi pour les relever on place au-dessus de l’ourlet, un peu Ă  gauche, derriĂšre, un petit anneau dans lequel on passe un cordon qui vient se boutonner par une bou- cle Ă  un bouton sous la ceinture. C’est une modification de ce qu’on appelait autrefois les tirettes ». Naturellement le cordonnet doit ĂȘtre assez long pour qu’on puisse le lĂącher lorsqu’on veut laisser la jupe reprendre toute sa longueur. Il ne faut pas songer seulement aux gran- des personnes. Les enfants eux aussi ont une grande part dans les plaisirs de la plage et de la villĂ©giature, et la maman doit s’enor- gueillir autant des compliments qui lui sont faits sur son bĂ©bĂ© que de ceux que mĂ©rite sa toilette Ă  elle. Voici donc une sĂ©rie de cos- tumes graduĂ©s d’aprĂšs les Ăąges Robe de petit enfant. En voile rose ou blanc, corsage froncĂ© Ă  piĂšcement coulissĂ© garni par un volant brodĂ©. Manches courtes et bouffantes garnies d’un volant, jupe froncĂ©e tout autour et bro- dĂ©e dans le bas, sĂ©parĂ©e du corsage par une Ă©charpe plissĂ©e formant ceinture. nouĂ©e derriĂšre. Toilette de fillette en lainage blanc, corsage froncĂ©, dĂ©colletĂ© en cƓur, manches courtes et bouf- fantes, jupe froncĂ©e tout autour, retenue par une ceinture de ruban nouĂ©e en flots sur le cĂŽtĂ©. On peut assortir la couleur de ce ruban Ă  celle de la toilette que porte la mĂšre. Gela forme en quelque sorte un ensemble, mais le costume se modifie Ă  volontĂ©. Toilette de fillette de dix Ă  qua- torze ans. Corsage-blouse en lai- nage bleu uni, manches bouffantes Ă  carreaux blancs et bleus taillĂ©s en biais, avec poignets bleus unis. Jupe plissĂ©e Ă  carreaux avec bor- dure bleue unie dans le bas. Le mĂȘme costume peut se faire en bleu et beige, rose et blanc, rose et beige, etc.'. Je tiens Ă  faire remarquer que les robes longues, dont, Ă  l’imita- tion des Anglais, on avait affublĂ©, l’hiver dernier, les fillettes mĂȘme toutes petites, font place aux jupes courtes, beaucoup plus gracieuses et surtout bien plus commodes pour courir et jouer sur la pelouse et sur la plage. De mĂȘme pour les petits garçons, on revient aux pantalons courts qui permettent d’avoir la jambe nue et de l’exposer Ă  la salutaire brise de la Manche . ou de l’OcĂ©an. Je reviens aux grandes personnes pour dire un mot des chapeaux. On continue Ă  en porter de toutes formes. Les petits chapeaux ronds Ă  bords droits en paille marron avec garniture d’ailes Ă©mer- geant de flots de rubans jaunes, roses ou bleus, ou bien encore de mousseline ou de passementerie de soie conviennent trĂšs bien pour le voyage, la mer et les villes d’eaux. La petite capote formĂ©e d’une cou- ronne de dentelles perlĂ©es, surmontĂ©e d’une guirlande de fleurs est Ă©galement trĂšs commode et trĂšs seyante. MalgrĂ© cela, le grand chapeau a toujours sa vogue ; la paille d’Italie est ce qu’il y a de plus beau et de plus riche pour l’étĂ©, et les imita- tions Ă  bas prix dont sont remplis les magasins ne peuvent lui enlever ni son cachet ni sa richesse. On fait aussi de trĂšs beaux chapeaux en crin ajourĂ© sur le bord formant dentelle, avec garniture de dentelles et plumes noires. Je ne donnerai, du reste, que fort peu de conseils pour les chapeaux, car il faut absolument, avant d’adopter telle ou telle ^forme, consulter sa modiste et aussi son miroir. C’est ce que je vous conseille de faire, et je suis certaine que vous vous en trouverez bien. CLAIRE DE CHANCENAY. Chemin de Fer d’OrlĂ©ans SAISON THERMALE Le Mont-Dore, La Bourboule, Royat, NĂ©ris-les-Bains, Évaux-les-Bains A l’occasion de la saison thermale de 1891, la Compagnie du Chemin de fer d’OrlĂ©ans a organisĂ© un double service direct de jour et de nuit, fonctionnant du 8 juin au 21 septembre, entre Paris et la gare de Laqueuille, par Vierzon, Montluçon et Eygurande, pour desservir par la voie la plus directe et le trajet le plus rapide les stations thermales du Mont-Dore et de La Bourboule. Ces trains comprennent des voitures de toutes classes et, habituellement, des wagons Ă  lits-toilette, au dĂ©part de Paris et de Laqueuille. La durĂ©e totale du trajet, y compris le parcours de terre entre la gare de Laqueuille et les stations thermales du Mont-Dore et de La Bourboule est de onze heures Ă  l’aller et au retour. Prix des places, y compris le service de correspondance de Laqueuille au Mont-Dore et Ă  La Bourboule, et vice versa 1" classe, 58 fr. 15. — 2 e classe, 43 fr. 75. — 3° classe, 31 fr 60. Aux trains express partant de Paris le matin, et de Chamblet-NĂ©ris dans 1 aprĂšs-midi, il est affectĂ© une voiture de l c0 classe pour les voyageurs de ou pour NĂ©ris-les-Bains, qui effectuent ainsi le trajet entre Paris et la gare de Chamblet-NĂ©ris sans transbordement, en six heures environ. On trouve des omnibus de correspondance Ă  tous les trains, Ă  la gare de Chamblet-NĂ©ris pour NĂ©ris, et vice versa. Chemins de Fer de l’Odest Nouvelles Cartes d’ Abonnement, avec Parcours circulaires sur la Banlieue de Paris. La Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest dĂ©livre des cartes d’abonnement T° et 2° classe, de 3 mois, de 6 mois ou d’une annĂ©e, pour les quatre itinĂ©raires suivants 1° de Paris Saint-Lazare, Montparnasse ou Champ de Mars Ă  Saint-Cloud, Pont-de-Saint-Cloud, Garches, SĂšvres Ville-d’Avray et rive gauche et vice versa ; 2° de Paris Saint-Lazare ou Montparnasse Ă  Versailles rive droite et rive gauche et vice versa-, 3’ de Paris Saint-Lazare Ă  Saint-Germain via Le Pecq et via Marly-le-Roi et vice versa ; 4° de Paris Saint-Lazare, Montparnasse ou Champ de Mars Ă  Versailles rive droite et rive gauche et Ă  Saint-Germain via le Pecq et Marly-le-Roi et vice versa. ArrĂȘts facultatifs Ă  toutes les gares intermĂ©diaires. FacultĂ© de rĂ©gler le prix de l’abonnement de six mois ou d’un an, soit immĂ©- diatement, soit par paiements Ă©chelonnĂ©s. Les cartes des T r , 2“ et 4° itinĂ©raires sont, moyennant un supplĂ©ment de prix, rendues valables sur la Ceinture, de Paris SainhLazare Ă  Ouest-Ceinture. Chemin de Fer du Nord Services directs entre PARIS et BRUXELLES Trajet en 5 heures. DĂ©parts de Paris Ă  8 h. 15 du matin, midi 40, 3 h. 50, 6 h. 20 et 11 h. du soir. DĂ©parts de Bruxelles Ă  7 h 30 du matin, 1 h. 15, 6 h. 20 du soir et minuit. Wagon-salon et wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă  6 h. 20 du soir et de Bruxelles Ă  7 h. 30 du matin. Wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă  8 h. 15 du matin et de Bruxelles Ă  6 h. 20 du soir. Services directs entre PARIS et la HOLLANDE Trajet en 10 h. 1/2. DĂ©parts de Paris Ă  8 h. 15 du matin, midi 40 et 11 h. du soir. DĂ©parts d’Amsterdam Ă  7 h. 30 du matin, midi 55 et 5 h. 55 du soir. DĂ©parts d’Utreclit Ă  8 h. 16 du matin, 1 h. 37 et 6 h. 37 du soir. La couverture en couleurs du Figaro IllustrĂ© est projetĂ©e Ă  la lumiĂšre oxhydrique tous les soirs, i5, boulevard des Italiens, Ă  l’Office des Théùtres. >r-»4-*4-*4»4-S4'$4$4 Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment . ‱>4 ->4 -54 -5*4 $4 »4 $4 -K- $4 ->4 ->4 ->4 $4 -54 -54 -K- $4 -*4 -54 $4 34 ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, 18 fr. 5o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5o. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8 , rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C io , AsniĂšres. VAUDEVILLE CHINOIS par LE GÉNÉRAL TC H E NG- KI-TONG person IN-TAO, fiancĂ©e de Ling-Chang-Keng ; LIEN-HOA, servante de In-Tao; LI-TCHE, femme de Ling-Lang ; La scĂšne reprĂ©sente un petit salon chinois. Les murs sont garnis de draperies et de banniĂšres. Deux portes de chaque cĂŽtĂ© du salon. Au milieu, et un peu Ă  gauche, une table entourĂ©e de chaises ; Ă  droite, un guĂ©ridon garni de vases de fleurs ; au fond, une Ă©tagĂšre chargĂ©e de bibelots et de livres. SCÈNE I IN-TAO et LIEN-HOA. In-Tao en habit de deuil, assise sur une chaise et accoudĂ©e Ă  la table , la tĂȘte appuyĂ©e sur la main, tandis que Lien-Hoa range sur l’étagĂšre. — Me voici donc dans la maison de Ling-Chang-Keng, dans la demeure du fiancĂ© que je n’ai pas connu, du mari que je ne verrai jamais. Quelle triste destinĂ©e que la mienne ! Il y a quelques mois Ă  peine, chacun me prĂ©disait la vie la plus heureuse. Mes parents, selon l’usage de notre pays, m’avaient fiancĂ©e Ă  Chang-Keng. Je ne devais le voir qu’au moment de notre mariage, mais, au dire de mon pĂšre, mon futur Ă©tait grand, beau, de caractĂšre trĂšs doux, d’excellente Ă©ducation, enfin trĂšs instruit et plein d’avenir. Nos deux familles avaient une fortune largement suffisante. Tout sem- blait donc se rĂ©unir pour me promettre de longues annĂ©es de bonheur. Et maintenant, vouĂ©e au veuvage Ă©ternel, je vais passer ma vie dans le deuil et les larmes. Elle pleure. Lien-Hoa. — Allons ! VoilĂ  que vous pleurez encore, Made- moiselle, je veux dire Madame ! A part. C’est que je ne peux m’y faire, Ă  l’appeler Madame. Il y a une heure, elle Ă©tait encore demoiselle et la voilĂ  madame. Oui, mariĂ©e ! et comment et Ă  qui ? Demoiselle Ă  perpĂ©tuitĂ© ; ni femme, ni fille ; mariĂ©e avec un mort. Haut. Je vous demande un peu si ça devrait ĂȘtre permis. On vous prend une belle fille fraĂźche comme une fleur de thĂ©, on la fait agenouiller devant un autel et la voilĂ , du coup, mariĂ©e et veuve. Est-ce que ce n’est pas rĂ©voltant ! Je partage votre cha- grin, mais vraiment, il y a bien de votre faute. Personne ne vous forçait Ă  vous engager ainsi, et je ne comprends pas que vous ayez agi de la sorte. In-Tao. — Et pourtant, Lien-Hoa, je ne pouvais faire que ce que j’ai fait. Toute jeune, je m’étais dĂ©jĂ  habituĂ©e Ă  me regarder comme la femme de Chang-Keng. Nos parents nous avaient fian- cĂ©s, alors que nous Ă©tions encore des enfants. Depuis, je ne pen- sais qu’à lui, je ne vivais que pour ce futur dont je n’avais pas mĂȘme entrevu le visage, mais en qui se rĂ©sumaient tous mes rĂȘves de bonheur. Lorsqu’il partit, pour passer son dernier examen, Ăąges LING-LANG, beau-pĂšre de In-Tao; TCHANG-TIEN-I, pĂšre de In-Tao; TAI-HO, cousin de In-Tao ; CHANG-KENG, fiancĂ© de In-Tao. celui qui devait lui ouvrir toutes les carriĂšres de l’Etat, l’on nous dit que nous serions bientĂŽt unis. Je lus, tu sais avec quelle Ă©mo- tion, la lettre qui nous annonçait, avec ses succĂšs, son prochain retour. Elle se lĂšve. Tout Ă©tait prĂȘt pour la cĂ©rĂ©monie. On n’attendait plus que l’arrivĂ©e de Chang-Keng. Tout Ă  coup, un messager entre, l’air effarĂ©, et nous annonce que le navire qui ramenait mon fiancĂ© a fait naufrage dans une horrible tempĂȘte sur la cĂŽte de Formose; que pas un passager n’a Ă©chappĂ© Ă  la plus affreuse des morts! Tu as vu notre dĂ©sespoir tu sais Ă  quel affreux chagrin je m’abandonnai d’abord. Puis, quand je rĂ©flĂ©chis Ă  la douleur des pauvres vieux parents de mon fiancĂ©, je trouvai une promesse Ă  tenir, un devoir Ă  remplir. Je songeai que leur arbre gĂ©nĂ©alo- gique allait mourir avec leur fils unique, si personne ne le rem- plaçait pour cĂ©lĂ©brer le culte de ses ancĂȘtres. Je m’imaginai l’iso- lement dans lequel ils passeraient leurs derniers jours, si je ne devenais leur fille pour les soigner, comme c’eĂ»t Ă©tĂ© mon devoir dans le cas oĂč Chang-Keng aurait vĂ©cu. Alors je rĂ©solus de me sacrifier pour que, du moins, il n’v eĂ»t qu’un seul ĂȘtre malheu- reux. Lien-Hoa pleurant Ă  son tour. — Âh ! je sais combien vous ĂȘtes bonne et dĂ©vouĂ©e, mais je ne me console pas de voir Made- moiselle, je veux dire Madame, qui pouvait ĂȘtre si heureuse Elle ne peut continuer. In-Tao. — Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je savais qu’il Ă©tait permis de changer les fiançailles en mariage valable et que je pouvais ainsi devenir la fille des parents de Chang-Keng, et vivre auprĂšs d’eux comme si j’avais Ă©tĂ© vĂ©ritablement la femme de leur fils. De plus, je pourrai bientĂŽt adopter un jeune garçon, qui deviendra le chef de la famille, continuera le nom qui allait s’éteindre et rendra aux ancĂȘtres le culte qui ne doit jamais ĂȘtre interrompu. Lien-Hoa. — Et, cependant, vous avez quittĂ© votre propre pĂšre pour des Ă©trangers. In-Tao. — Ne t’imagines pas que j’en aime moins mon pĂšre ; mais il a d’autres enfants pour soutenir sa vieillesse ; tandis que les parents de mon pauvre Chang-Keng n’avaient que lui seul. Tu n’ignores pas, d’ailleurs, que c’est avec l’approbation de tous les miens que j’ai acceptĂ©. Si je pleure, parfois, ne crois pas que je regrette la dĂ©cision irrĂ©vocable. Mais la tristesse de mon entrĂ©e dans cette maison oĂč le deuil remplace la fĂȘte joyeuse des Ă©pousailles, a renouvelĂ© toutes mes douleurs ! in. 1 FIGARO ILLUSTRÉ Maintenant, c’est fini. Tu ne verras plus couler mes larmes. Je ferai mon devoir jusqu’au bout et nul Ă©tranger ne pourra devi- ner que la pauvre In-Tao a Ă©pousĂ© un mort. Lien-Hoa. — Du reste, si la situation vous paraĂźt intolĂ©rable, vous ĂȘtes toujours libre d’agrĂ©er les hommages d’un autre mari... In-Tao. — Jamais, non jamais! Je ne voudrais pour rien au monde faire ce chagrin Ă  ceux dont je suis devenue la fille. Je resterai fidĂšle Ă  celui que je considĂ©rerai toujours comme mon mari. Je souffrirai peut-ĂȘtre, mais je serai consolĂ©e par cette pensĂ©e que j’aurai rempli mon devoir et que personne n’aura rien Ă  me reprocher. Veuve je vivrai, et veuve je mourrai. Mon cƓur est comme notre vieux puits, d’ou aucune vague ne s’élĂšvera ! Elle chante. Parfois, au doux printemps, quand sur sa tige frĂȘle, Le lotus veut s’ouvrir, par le soleil mĂ»ri ; L’orage Ă©clate et, sous les assauts de la grĂȘle, Le lotus, dĂ©chirĂ©, meurt sans avoir fleuri. C’est ainsi que je meurs, hĂ©las, avant de vivre, Que mon astre s’éteint avant d’avoir paru ! Car de mes propres mains, j’ai dĂ» fermer le livre De l’amour, oĂč mon cƓur n’aura jamais rien lu ! Ah ! c’est toi, Lien-Hoa ! Comment va ma pauvre fille ? Lien-Hoa. — Aussi bien que possible, Monsieur. Elle vient de prendre la direction de la maison des mains de sa belle-mĂšre et prĂ©pare le repas de noces. Tchang-Tien-I . — C’est navrant ! C’est navrant ! Et dire que tous mes raisonnements n’ont pu la dĂ©tourner de sa rĂ©solution. Se prĂ©cipiter soi-mĂȘme dans l’abĂźme! Est-ce du bon sens! Enfin, ce qui est fait, es t fait! Va avertir Ling-Lang. et sa femme de mon arrivĂ©e et dis leur que je dĂ©sire leur prĂ©sen- ter mes respects. Lien-Hoa sort. RestĂ© seul il se promĂšne de long en large en gesticulant ; puis Pour un mariage hĂ©roĂŻque, c’est un mariage hĂ©roĂŻque ; mais pour un mariage insensĂ©, c’est un mariage insensĂ© ! Et dire que j’ai eu beau la prier, la supplier, l’adjurer; rien n’a pu Ă©branler ma fille ! Quel caractĂšre ! C’est tout mon portrait. Une volontĂ©! Une Ă©nergie! Ah! je reconnais mon sang. Elle me ressemble tant! Au moral autant qu’au physique! Il pleure. Pauvre In-Tao ! Te voilĂ  donc malheureuse pour toute la vie. Et moi, qui me voyais dĂ©jĂ  grand-pĂšre ! Que de fois je m’étais reprĂ©- sentĂ© mes petits-enfants assis sur mes genoux et jouant avec moi. Maintenant plus rien ! Tous mes beaux rĂȘves sont noyĂ©s dans la mer de Chine ! Ah ! Il s’assied Ă  gauche du théùtre. SCÈNE IV TCHANG-TIEN-I, LING-LANG et LI-TCHE. Lien-Hoa. — Pourtant vous avez dĂ©jĂ  un adorateur. Je crois que depuis qu’il vous a aperçue ce matin, Ă  votre arrivĂ©e, certain cousin rĂŽde autour de la maison In-Tao. — Tu veux parler de TaĂŻ-Ho. Pauvre garçon elle rit, je ne puis m’empĂȘcher de rire, malgrĂ© tout mon chagrin, lorsque je pense Ă  la mine avec laquelle il me reçut. Lien-Hoa riant. — Et, encore, vous n’avez pas tout vu. Moi qui pouvais mieux le regarder, j’ai eu peine Ă  tenir mon sĂ©rieux. La bouche ouverte, les yeux Ă©carquillĂ©s, il semblait pĂ©trifiĂ© d’ad- miration. Et, avec cela, il a une expression si bizarre, un bon air naĂŻf de bon garçon un peu bĂȘte, qui semblait vous dire elle imite sa voix Voulez-vous me permettre de vous consoler, made- moiselle la veuve. » In-Tao. — Ne te moques pas trop de lui, Lien-Hoa. Il est ridicule de maniĂšres et d’accoutrement, mais c’est un excellent homme et un bon ami, qualitĂ©s qui me font oublier ses petits tra- vers d’éducation. Quand il aura compris que ses soupirs et ses regards adoratifs sont en pure perte, il deviendra raisonnable et nous n’aurons qu’à nous louer de lui. Du reste, c’est un intime de mon beau-pĂšre et, Ă  ce titre, nous le verrons souvent. Lien-Hoa. — Il doit venir dĂ©jeuner ici ce matin. En attendant que vous retrouviez votre soupirant, je crois que vous feriez bien d’aller rejoindre madame Li-Tche, votre belle-mĂšre* qui m’a exprimĂ© le dĂ©sir de vous voir. In-Tao. — Tu as raison, je vais me mettre tout de suite au courant des choses de la maison ; et, pour commencer, c’est moi qui me charge de la cuisine aujourd’hui, puisque la coutume veut que la bru offre aux parents le dĂ©jeuner du mariage, prĂ©parĂ© de ses propres mains. Elle sort. SCÈNE II LIEN-HOA, seule. Lien-Hoa. — Ma pauvre maĂźtresse ! J’admire son courage, mais je la plains de tout cƓur. Quelle existence ! Quel avenir ! CondamnĂ©e Ă  vivre en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec des vieillards qui ne lui feront pas toujours la vie gaie. Passer sa jeunesse dans la solitude, rivĂ©e au souvenir d’un mort ! Encore, s’il avait Ă©tĂ© vraiment son mari, ne fut-ce qu’un jour! Eh bien, oui ! j’admettrais cet amour d’outre-tombe ! Mais se sacrifier Ă  un inconnu ! traĂźner aprĂšs soi un spectre, et un spectre sur lequel on ne peut mĂȘme pas mettre un visage. Voyez-vous que le Grand-Juge des Enfers, prenant pitiĂ© de ma maĂźtresse, s’avise de lui renvoyer son mari ! Elle ne le reconnaĂźtrait mĂȘme pas, puisqu’elle ne l’a jamais vu ! C’est beau ce qu’elle a fait lĂ ! C’est grand, c’est gĂ©nĂ©reux, c’est hĂ©roĂŻque ! Mais, par Confucius, comme dit le cousin TaĂŻ- Ho, c’est absurde, absurde, absurde ! Le plus joli de l’affaire, c’est que me voilĂ  condamnĂ©e au cĂ©libat Ă©ternel, puisque je ne veux pas quitter ma maĂźtresse. Pauvre fille, avec laquelle j’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e, qui m’a traitĂ©e comme une sƓur. Jamais je ne pourrai l’abandonner, la sachant si mal- heureuse. Elle pleure et rit dans ses larmes. Je vais ĂȘtre hĂ©roĂŻque Ă  mon tour. Telle maĂźtresse! telle servante! L’une mariĂ©e Ă  un mort ; l’autre cĂ©libataire Ă  jamais. O Bouddha, que tes crĂ©atures sont bĂȘtes! On frappe. Entrez! SCÈNE III Ling-Lang et Li-Tche entrant par la droite, les trois se saluent cĂ©rĂ©monieusement et prennent place Tchang-Tien-I Ă  gauche des spec- tateurs, Ling-Lang et Li-Tche en face de lui, Ă  quelque distance vers le milieu du théùtre. La table sur laquelle se servira le dĂ©jeuner est alors un peu Ă  droite. Au moment de mettre le couvert, on la roulera au milieu de la piĂšce. Tchang- Jri en- I levant les mains au ciel et se lamentant. — Oh ! Ling-Lang et Li-Tche lui rĂ©pondant de mĂȘme. - — Oh ! Tchang-Tien-I. — Pauvre enfant, enlevĂ© si jeune Ă  ses parents ! Tchang-Tien-I. Ling-Lang et Li-Tche ensemble. — Oh ! Tchang-Tien-I. — Malheureux parents, privĂ©s de leur sou- tien, de l’appui de leur vieillesse. Tchang-Tien-I, Ling-Lang et Li-Tche ensemble. — Oh ! Ling-Lang. — Fille infortunĂ©e que son mari ne pressera jamais sur son cƓur ! Ling-Lang, Li-Tche et Tchang-Tien-I ensemble. — Oh! Li-Tche. — Veuve sans mari, femme sans enfant! Li-Tche. Ling-Lang et Tchang-Tien-I ensemble. — Oh! Tchang-Tien-I. — Je ne puis croire encore Ă  ce dĂ©sastre. La nouvelle est-elle donc tout Ă  fait certaine? Ling-Lang. — Trop certaine, hĂ©las! mon pauvre fils est bien mort ! Tous trois ensemble. — Oh! Tchang-Tien-I. — Et savez- vous comment ce mal- heur est arrivĂ© ? Ling-Lang. — Le messager nous a donnĂ© tous les dĂ©tails. La jonque Ă©tait, Ă  la tombĂ©e de la nuit, en face de Formose, en vue de la terre ferme. Le vent avait tour Ă  tour arrachĂ© toutes les voiles. Le navire, ballottĂ© par les flots, fut poussĂ© sur les Ă©cueils et s’ouvrit en deux. A ce moment, une vague Ă©norme s’abattit sur l’épave, la brisa en mille morceaux et Ă©parpilla au loin les dĂ©bris. Pas un de ceux qui le montaient ne reparut ! Tous trois ensemble. — Oh ! Tchang-Tien-I. — Je vois, hĂ©las! que le doute n’est plus possible. Jusqu’ici, je conservais encore quelque espoir de salut pour votre malheureux fils, mais votre rĂ©cit me prouve bien que tout est fini ! Li-Tche. — Et votre fille, si courageuse et si dĂ©vouĂ©e ! Comment saurons-nous recon- naĂźtre jamais tant d’abnĂ©gation ! A dix-huit ans, alors que la vie n’avait pour elle que des rayons de soleil, des fleurs de lotus et des clairs de lune, se vouer au dĂ©sespoir! se sacrifier pour des vieillards qui ont bien assez vĂ©cu, et passer toute son existence dans la solitude et les pleurs ! Tous trois ensemble. — Oh ! SCÈNE y LES MÊMES, TAI-HO. Tai-Ho entre et salue cĂ©rĂ©monieusement. LIEN-HOA, TCHANG-TIEN-I, pĂšre de In-Tao. Tchang-Tien-I entre prĂ©cipitamment et salue trĂšs cĂ©rĂ©monieuse- ment. — Madame permettez-moi de vous prĂ©senter la regardant. DĂ©marche grotesque, costume bigarre, parler affectĂ©. — Mon oncle, ma tante, je vous salue. Ling-Lang Ă  Tchang-Tien-I. — C’est TaĂŻ-Ho, mon neveu. Tchang-Tien-I Ă©changeant des salutations avec TaĂŻ-Ho. — Je FIGARO ILLUSTRÉ 3 suis heureux de vous voir, Tai-Ho. J’ai appris que vous Ă©tiez un lettrĂ© distinguĂ© ; le philosophe, qui n’a pas de secrets pour vous, a mis sur votre front les marques de la sagesse. Lien-Hoa entre et commence Ă  mettre le couvert Tai-Ho modestement satisfait. — Par Confucius! je ne suis que le dernier des ignorants. J’ai lu un peu. Oh! trĂšs peu. Les quatre livres du philosophe, deux ou trois cents commentaires et quatre ou cinq mille commentaires des commentaires. C’est bien insuffisant, comme vous le voyez, monsieur Tchang-Tien-I. des livres, sans songer au reste. Le philosophe dit Quant Ă  moi, je n’ai pas assez de loisir pour m’occuper de ces choses. » Il salue et se retire Ă  droite, oĂč il s’assied Ă  l’écart , pendant que Tchang- Tien-I se rapproche de Ling-Lang et de Li-Tche, et cause Ă  voix basse avec eux. Lien-Hoa. — Pourriez-vous vous dĂ©ranger un peu. monsieur TaĂŻ-Ho, je voudrais mettre le couvert. Tai-Ho empressĂ©. — Certainement, Lien-Hoa, avec le plus grand plaisir. Mais, d’abord il s’approche d’elle comme pour lui parler bas, comment se porte ta maĂźtresse, la jolie, la charmante, 1 enchanteresse, la divine In-Tao. DĂ©clamant . Le rayon de soleil de mon dĂ©sespoir, la tristesse et la joie d’un pauvre cƓur d’igno- rant lettrĂ© ! Lien-Hoa trĂšs grave. — - Le philosophe dit Quant Ă  moi. je n'ai pas assez de loisir pour m’occuper de ces choses. » T^-Ho. C’était vrai, autrefois; mais maintenant, depuis que j’ai vu In-Tao, en rĂȘve, marchant avec toi sur des pivoines gigantesques, In-Tao, aux yeux de phĂ©nix, aux cheveux plus noirs que le nuage de la montagne, aux lĂšvres plus rouges que les fleurs du grenadier, aux dents plus brillantes que la nacre des Tchang-Tien-I. — Si Confucius vivait encore, il vous dĂ©cla- rerait digne d’ĂȘtre considĂ©rĂ© comme parĂ© des ornements de l’éducation ». Tai-Ho modestement. — J’ai encore beaucoup Ă  apprendre- beaucoup, beaucoup ! Le philosophe dit L’homme supĂ©rieur s eleve continuellement en intelligence et en pĂ©nĂ©tration. » Tchang-Tien-I. — Mon sage ami est-il dĂ©jĂ  mariĂ© et pĂšre de nombreux enfants ? Tai-Ho embarrassĂ©. — J’ai toujours lu des livres, encore grandes huĂźtres de l’üle de HaĂŻ-Nang... Je ne pense qu’à la beautĂ© de ce jade incomparable et... je ne peux plus vivre. Lien-Hoa se moquant. — Ah ! mais c’est affreux ! Que vont devenir vos pauvres livres, vos centaines de commentaires et vos milliers de commentaires des commentaires ? Ta[ -Ho dĂ©sespĂ©rĂ©. — J’ai tout laissĂ© lĂ ! Depuis ce matin, j’erre comme un revenant. Je ne lis pas, je n’écris pas. Mon pin- ceau dort sur mon encrier, dessĂ©chĂ© comme mon cƓur! Lien-Hoa nanti. Ah! ah! ah! L’imitant. Son encrier dessĂ©chĂ© comme son cƓur. VoilĂ  pourtant ce qu’on apprend Ă  force de lire. Tai-Ho t plaintivement. — Vous riez, au lieu de chercher Ă  me consoler, ce n’est pas bien, par Confucius! Lien-Hoa sĂ©rieuse/. — Monsieur Tai-Ho, ma maĂźtresse ne vous Ă©pousera jamais, puisqu’elle est mariĂ©e Ă  perpĂ©tuitĂ© et ne divorcera pas ! Qu’espĂ©rez-vous donc ? Tai-Ho Ă©tonnĂ©. — Moi ? rien ! J’espĂšre et je de'sespĂšre. Je ne sais trop lequel des deux. Lien-Hoa.— Je vais vous donner un bon conseil il faut vous adresser ailleurs. A moins que vous ne prĂ©fĂ©riez vous replonger 4 FIGARO ILLUSTRÉ dans vos livres, grands et petits. Vous savez bien dĂ©clamant, les commentaires des commentaires, quatre Ă  cinq mille ? C’est ça qui vous fait sauver l’amour ! Tai-Ho se rapprochant d’elle. — Le cocon n’est achevĂ© que par la mort du ver Ă  soie, et les larmes de cire ne cessent de couler que lorsque la bougie est Ă©teinte. Moi, je veux espĂ©rer jus- qu’à la mort. Mais, du moins, dites-moi seulement... Lien-Hoa l’écartant du geste. — Le philosophe dit Laissez les servantes mettre le couvert, sinon, le dĂ©jeuner sera en retard. » Tai-Ho lĂšve les bras au ciel et s’assied dĂ©sespĂ©rĂ©, en faisant de grands gestes. Lien-Hoa sort. SCÈNE VI LES MÊMES, IN-TAO In-Tao suivie de Lien-Hoa, toutes deux apportant des plats qu’ elles posent sur un guĂ©ridon. Soyez le bien venu, mon pĂšre. Tchang-Tien-I. — Ma bonne fille! Tout le monde est debout. In-Tao. — Tout est prĂȘt, Lien-Hoa ? Lien-Hoa. — Oui, madame. Elle pousse la table au milieu; son pĂšre, ses beaux-parents et TaĂŻ-Ho y prennent place. In-Tao et Lien- Hoa les servent. Tai-Ho regardant In-Tao . — C’est la dĂ©esse de la lune qui est descendue sur terre. Je lui consacrerai un poĂšme en douze mille vers. Enthousiaste. Allons ! vole, mon esprit, vole ! Lien-Hoa lui offrant un plat. — Tenez, voilĂ  un potage aux nids d’hirondelles. Tai-Ho plaintif. — Je l’adore. Lien-Hoa. — Encore ! Vous n’ĂȘtes pas raisonnable ! Tai-Ho. — Je parlais du potage aux nids d’hirondelles. C’est mon faible ! Lien-Hoa Ă  part. — Il paraĂźt que l’amour ne lui coupe pas l’appĂ©tit! Son cas n’est pas grave. Tchang-Tien-I. — Ah ! cette soupe est dĂ©licieuse! Li-Tche. — ‱ C’est In-Tao qui s’est chargĂ©e de la cuisine. Tchang-Tien-I la bouche pleine. — Ma pauvre fille ! In-Tao Ă  Ling-Lang. — Puis-je vous offrir de ce plat? Ling-Lang. — Qu’est-ce que c’est ? In-Tao. — Des ailerons de requin, avec des pousses de bam- bous. Voici encore du riz, puis des pattes de pieuvres, et enfin de la biche de mer au gingembre ! Li-Tche. — Comme elle connaĂźt dĂ©jĂ  nos goĂ»ts ! Ils mangent en se servant de petites cuillers de porcelaine et des baguettes. Lien-Hoa versant Ă  boire. — Monsieur TaĂŻ-Ho, un peu de vin de riz, pour rafraĂźchir votre cƓur dessĂ©chĂ© ! Tai-Ho dĂ©sespĂ©rĂ© de nouveau . — Ah ! j’en ai bien besoin ! Il vide sa tasse et se verse Ă  boire Ă  plusieurs reprises. In-Tao et Lien-Hoa s’éloignent un peu et causent sur le devant de la scĂšne. In-Tao. — Je vois avec plaisir qu’on fait honneur Ă  mon pre- mier repas. Lien-Hoa. — Votre amoureux surtout. Il soupire et jette au plafond des regards navrĂ©s. Cela ne l’empĂȘche pas de manger comme trois et de boire comme quatre. In-Tao le regardant. — C’est vrai, il dĂ©vore. Lien-Hoa. — Il vous dĂ©vore aussi, vous; des yeux seulement, s’entend. Mais je pense que ça se passera bientĂŽt. Il aime trop les nids d’hirondelles et le vin de riz pour ĂȘtre bien amoureux. In-Tao. — Tant mieux; car, malgrĂ© ses ridicules, je serais dĂ©solĂ©e qu’il fĂ»t malheureux Ă  cause de moi. Lien-Hoa. — Rassurez-vous! Confucius, les commentaires et les bons repas l’auront vite guĂ©ri. On entend du bruit au dehors. In-Tao Ă  Lien-Hoa. — Va donc voir ce qu’il y a. Lien-Hoa sort. Encore un peu, mon cousin. Tai-Ho extatique. — Merci, avec bonheur ! Lien-Hoa rentrant. — C’est un monsieur qui demande si M. TaĂŻ-Ho ne pourrait venir lui parler un instant. Tai-Ho. — Il n’a pas donnĂ© son nom ? Lien-Hoa. — Non ! Il dit qu’il est trĂšs pressĂ©. Tai-Ho. - — Allons! J’y vais! Vous me garderez un peu de biche de mer, je l’adore ; surtout au gingembre. Il sort. Lien-Hoa riant, bas Ă  In-Tao. — Que n’adore-t-il pas ? SCÈNE VII LES MÊMES Tai-Ho rentre en criant. — Au secours ! au secours ! Un reve- nant ! un revenant! Il tombe sur une chaise. Ling-Lang. — Quelle folie, mon neveu ! Est-ce qu’il y a des revenants ? Voix au dehors. — TaĂŻ-Ho, viens donc, TaĂŻ-Ho ! Li-Tche debout. — Cette voix ! Est-ce possible ! Ling-Lang. — On dirait... Mais non, je me trompe. Tai-Ho. — Ah ! je n’en puis plus. Je suis mort ! Je l’ai vu ! Un revenant. Je l’ai vu, vous dis-je, c’est lui... Tous, debout. SCÈNE VIII LES MÊMES, CHANG-KENG Chang-Keng entrant par la porte que TaĂŻ-Ho a laissĂ© ouverte . — Eh bien! oui, c’est moi , bien vivant! Rassurez-vous. Regardant son cousin. Ce TaĂŻ-Ho, avec ses peurs! Li-Tche. — Mon enfant ! Chang-Keng. — Ma bonne mĂšre ! FIGARO ILLUSTRÉ 5 In-Tao. - C’était bien naturel, Ă  quoi bon en parler. Ling-Lang. — Il faut bien qu’il le sache ! DĂšs que cette excel- lente fille apprit le malheur qui nous frappait, elle nous annonça qu’elle se considĂ©rait comme ta femme et te remplacerait auprĂšs de nous. Ce matin mĂȘme elle arriva ici, et, pour se lier Ă  jamais Ă  nous, s’engagea Ă©ternellement Ă  toi devant le ciel et devant l’autel de nos ancĂȘtres. Chang-Keng 4 FIGARO ILLUSTRÉ est la plus aimĂ©e et la plus heureuse des femmes, sans parler des souveraines. L’auguste et jeune couple vĂ©cut alors sous le rĂšgne du feu Tzar en donnant l’exemple des plus hautes vertus et d’une entente conjugale qui contrastait il faut bien le dire puisque c’est l’his- toire avec ce qui se passait Ă  la grande cour et dans les mĂ©nages des frĂšres du dĂ©funt Empereur. Le TzarĂ©witch s’était dĂšs lors entourĂ© d’un cercle de gens jeunes et de mƓurs pures. Les viveurs menant la vie Ă  grandes guides si favorisĂ©s sous les rĂšgnes prĂ©- cĂ©dents, Ă©taient soigneusement Ă©liminĂ©s du salon de Maria Fede- rowna, de ce salon suprĂȘmement Ă©lĂ©gant oĂč, jusqu’à prĂ©sent, il y a un coin sĂ©parĂ© par des paravents rĂ©servĂ© aux souvenirs de sa vie de jeune hile, auxquels, il va sans dire, se rattache l’image jamais oubliĂ©e et toujours vĂ©nĂ©rĂ©e du feu TzarĂ©witch Nicolas Alexandrowitch. Parmi ces souvenirs on doit citer la croix en lapis et or garnie de pendeloques en perles, en forme de larmes, que les dames de Russie envoyĂšrent en Danemarck comme un emblĂšme de douleur et d’espoir tout Ă  la fois. On sait dans quelles circonstances Ă©pouvantables le Tzar Alexandre III monta sur le trĂŽne et en raison de quels dangers il se retira Ă  Gatchina avec sa famille. Le palais d’Hiver Ă©tait autrefois des plus accessibles, il n’en est pas de mĂȘme Ă  Gatchina oĂč l’on n’entre pas comme dans un moulin. Le palais d’Anitschkoff fut installĂ© en vue des prĂ©cautions les plus minutieuses ; un hĂŽtel de la perspec- tive Newsky, qui avait vue sur les murs du pa- lais, a Ă©tĂ© dĂ©sintĂ©ressĂ© et fermĂ©, tant ces me- sures furent rigoureuses et le sont toujours. Le sĂ©jour favori du Tzar est Gatchina. Cette ville, admirablement situĂ©e au centre d’une forĂȘt d’arbres sĂ©culai- res, a l’avantage de pouvoir ĂȘtre trĂšs bien surveillĂ©e. On ne peut y vivre qu’avec une permission spĂ©ciale, chacun y est connu, et il faut subir, pour entrer au palais, tout un sys- tĂšme d’inspection et de contrĂŽle auquel les plus haut placĂ©s sont tenus de se soumettre. A l’ar- rivĂ©e des bagages des invitĂ©s ou des personnes mandĂ©es pour le ser- vice, des hommes chargĂ©s d’une sĂ©rieuse responsabilitĂ©, examinent et secouent chaque robe, chaque objet de toilette et fouillent dans les nĂ©cessaires de voyage. Cette premiĂšre rĂ©ception qui Ă©tonne est vite oubliĂ©e Ă  cause de la suprĂȘme bontĂ© du Tzar et de la Tzarine. Gatchina est cĂ©lĂšbre par ses gobelins merveilleux et par un salon-hall trĂšs original unique dans son genre. Il est partagĂ© en compartiments par des arcs et des colonnades sans que les invitĂ©s soient dispersĂ©s tout en se divertissant de maniĂšres diffĂ©- rentes. Ce salon contient un cabinet de travail pour le Tzar, oĂč il prend connaissance des dĂ©pĂȘches et donne des ordres, un salon de conversation , un billard , une salle Ă  manger et un théùtre oĂč jouent, chantent et dansent les artistes des théùtres impĂ©riaux dirigĂ©s par l’excellent et intelligent M. Wsewolodskv, un directeur correct, charmant et juste, choisi aussi dans l’esprit de la cour actuelle. Ainsi, l’école dramatique et de danse des théùtres impĂ©riaux est maintenant visitĂ©e par le Tzar, la Tzarine et toute la famille impĂ©riale; chaque annĂ©e, il y a spectacle et souper pendant lequel la grande duchesse XĂ©nie se place au milieu des Ă©lĂšves, tandis qu’autrefois c’était un espĂšce de parc aux cerfs oĂč l’on n’allait qu’en garçon. L’art musical russe doit son existence au Tzar Alexandre III par l’élimination de l’OpĂ©ra italien et la fondation de l’OpĂ©ra russe, comme grand opĂ©ra national. M. Wse- wolodsky conduit cette Ɠuvre difficile d’une jeune musique et d’une Ă©cole rĂ©cente d’artistes d’une main ferme sans jamais dĂ©vier de la route tracĂ©e qui a pour but de faire jouer avec le temps un grand rĂŽle dans l’univers Ă  l’art musical russe. Il va sans dire que l’impulsion est donnĂ©e de haut et quand on sait que sous les rĂšgnes prĂ©cĂ©dents les malheureux artistes russes Ă©taient humiliĂ©s jusqu’à porter les costumes mis au rebut des Italiens, on ne peut qu’ad- mirer l’ordre de chose actuel qui a rendu Ă  l’art russe sa dignitĂ©. La faveur de jouer Ă  Gatchina est vivement recherchĂ©e par les artistes. Le Tzar et la Tzarine se montrent fort gĂ©nĂ©reux en prĂ©- sents choisis avec une auguste attention parmi les cĂ©lĂšbres pierre- ries du cabinet impĂ©rial, dirigĂ© toujours par un haut fonctionnaire. Le cabinet impĂ©rial est connu pour n’avoir que des pierreries d’une eau et d’une couleur de premier choix; il se fournit aussi en Europe, mais les diamants, les Ă©meraudes, les amĂ©thystes Ă  feux rouges, les topazes, les alexandrites, les grenats et nombre d’autres gemmes proviennent des mines appartenant Ă  l’apanage impĂ©rial dans l’Oural. Les Tzars de Russie ont aussi les plus Ă©tonnantes turquoises de Perse, des perles d’Orient et de la Dvina du nord, notre fleuve glacial. Les artistes invitĂ©s Ă  Gatchina sont comblĂ©s d’une quantitĂ© de bijoux superbes. Le palais et ses alentours sont, la nuit, Ă©clairĂ©s au point qu’un voyageur venant d’Europe pourrait penser que l’étoile du Nord elle-mĂȘme est tombĂ©e lĂ , sur la neige, Ă  deux heures de Saint- PĂ©tersbourg, car il ne fait jamais nuit Ă  Gatchina. Le service militaire est fait par les cuirassiers jaunes et le convoi particulier du Tzar, des mahomĂ©tans-circassiens superbes. Une vie retirĂ©e et le sentiment de la toute-puissance ont donnĂ© au Tzar le regard Ă©trange de ces Pharaons demi-dieux de l’an- tique Egypte, devant lesquels passaient les Ă©vĂ©nements sans trou- bler l’expression majestueusement hiĂ©ratique de leurs traits. Ce n’est que par hasard et en certaines occasions que le visage du FIGARO ILLUSTRÉ 1 5 souverain s’illumine d’un sourire aimable et sympathique; il a le calme des puissants; sa force physique est connue, et lors de la catastrophe de Borki, il sut en faire un utile usage. La journĂ©e de l’autocrate russe commence tĂŽt; dĂšs sept heures il sort de la chambre conjugale et, aprĂšs une rapide toilette, vĂȘtu d’un paletot mi-ajustĂ© en drap militaire, il reçoit d’abord ses enfants qui, le TzarĂ©witch en tĂȘte, viennent lui souhaiter le bon- jour. ImmĂ©diatement aprĂšs, il se met au travail avec ses aides de camp et ses secrĂ©taires, quelquefois avec les ministres venus de Saint-PĂ©tersbourg, mais il reçoit ceux-ci le plus souvent l’aprĂšs- midi, vers deux ou trois heures et leur donne des ordres avec une rapiditĂ© qui n’est pas toujours exempte de brusquerie. L’armĂ©e et la flotte sont ses plus grands soucis. Il veut aussi chaque annĂ©e cent millions d’or dans les caves de la forteresse et va lui-mĂȘme voir si ces trĂ©sors de l’Empire sont bien conser- vĂ©s et bien gardĂ©s. Quand il est au travail, l’empereur ne se laisse influencer par personne, il veut tout savoir et se fait tout expliquer dans les moindres dĂ©tails ; on sent que la Russie est bien tout entiĂšre en lui, le Tzar. Dans un moment d’impatience contre les reprĂ©- sentations d’une puissance que nous ne nommerons point, il cassa en mille piĂšces une table devant les assistants Ă©pouvantĂ©s de cette juste et suprĂȘme colĂšre. C’est ainsi que je les briserai tous ! » s’écria-t-il ! Alexandre III est toujours entourĂ© du comte Woronzow Dachkow, ministre de la Cour, et du gĂ©nĂ©ral Richter, comman- dant de la maison militaire, qui tous deux habitent Gatchina et se partagent sa confiance avec les gĂ©nĂ©raux WoeĂŻkow et Tcherevine, hommes d un cƓur excellent et d’un dĂ©sintĂ©ressement remar- quable, du prince Obolensky, etc. Il esta noter ici que le Tzar a en horreurles concussionnaires, les hommes de mƓurs dĂ©rĂ©glĂ©es; il ne dĂ©teste pas moins ce qu’on nomme les finesses diplomatiques. Il aime par-dessus tout la droiture et met une obstination caractĂ©ristique Ă  suivre le but qu’il s’est une fois tracĂ©. La matinĂ©e passe Ă  l’expĂ©dition des affaires. Les journaux russes sont envoyĂ©s dans le cabinet du Tzar imprimĂ©s sur papier de Chine. Il jette quelquefois un coup d’Ɠil sur le Swet , un journal qui rĂ©sume toutes les nouvelles du jour. On prĂ©sente aussi au Tzar une feuille oĂč on imprime, exprĂšs pour lui, ce qui peut lui ĂȘtre utile de savoir. Sous le Tzar Nicolas on opĂ©rait autre- ment; l’autocrate lisait les nouvelles marquĂ©es au crayon rouge par un jeune chambellan. Cette lecture prenait trop de temps prĂ©cieux. L’ImpĂ©ratrice, dans ses loisirs, lit le Figaro. Le Tzar dĂ©jeune Ă  midi en famille. Ce repas commence tou- jours par un potage, et le menu en est empruntĂ© aux cuisines française et russe. Le Tzar a un excellent appĂ©tit ; il est ce qu’on nomme une bonne fourchette. La Tzarine porte Ă  ce premier repas des robes de maison de couleurs claires, avec devant de jupe en dentelles ou en broderies. L’ImpĂ©ratrice aime les Ă©lĂ©- gances de la toilette parisienne et sait concilier la simplicitĂ© de mise d’une princesse aus- tĂšre avec le suprĂȘme luxe. La grande duchesse XĂ©nie et la grande duchesse Olga, sa jeune sƓur, portent d’habitude des robes blanches, soit de den- telles et de mousseline, soit de fine laine brodĂ©e. Le grand bonheur et le dĂ©- lassement du Tzar, aprĂšs le premier repas, est de se pro- mener seul avec ses enfants Habillez -vous, enfants! » s’écrie-t-il, et il va les cher- cher jusque dans leurs appar- tements oĂč les serviteurs les enveloppent de pelisses et, sur leurs fines chaussures, leur mettent des bottes fourrĂ©es. BientĂŽt la famille impĂ©riale est partie respirer l’air vivi- fiant, sec et glacial, marchant sur la neige craquante et dur- cie, au milieu des arbres pou- drĂ©s de givre, sous le pĂąle soleil du Nord. Le Tzar, grand et fort, a fait jeter sur ses Ă©paules son sa majestĂ© l’impĂ©ratrice, en costumĂ© large manteau militaire Ă  pĂšle- byzantin rine, la Tzarine, mince et petite de taille, porte une de ses magni- fiques pelisses de renard bleu ou de zibeline, et un bonnet russe en velours garni de fourrure prĂ©cieuse. Devant et autour d’eux marchent les enfants trĂšs vigoureux, surtout le grand duc Georges, le marin, » comme on l’appelle dans la famille. Seul le TzarĂ©- witch paraĂźt dĂ©licat et nerveux. Il supporte cependant fort bien le grand voyage qu’il fait actuellement sous les tropiques. AprĂšs une heure ou deux de repos au milieu des siens, Alexandre III doit se souvenir qu’il est Tzar et reprendre les soucis du gouvernement. Il est alors environ deux heures, et il se fait dĂ©pouiller une Ă©norme correspondance, plongeant un regard dĂ©daigneux sur les turpitudes humaines qu’il connaĂźt sur- tout, grĂące Ă  la section des affaires de famille, et Ă  la commission des requĂȘtes du palais Marie qu’il a fondĂ©e pour Ă©viter les rĂ©cep- tions de plaignants, admises Ă  certains jours sous les prĂ©cĂ©dents empereurs. Suivant un usage antique, c’est seulement le dimanche, avant son entrĂ©e Ă  l’église, que le Tzar apostille les demandes de secours. La famille impĂ©riale se trouve de nouveau rĂ©unie au dĂźner, aprĂšs une courte promenade en traĂźneau ou en Ă©quipage suivant la saison. A la table impĂ©riale sont souvent invitĂ©s la grande maĂź- tresse de la cour, comtesse Stroganow, qui a succĂ©dĂ© Ă  la feue princesse Kotchoubey, les comtesses Golesnichew-Koutouzow, comtesse Stroganow et Mademoiselle OzĂ©row, demoiselles d’hon- neur, et quelques personnes de la suite. La Tzarine aime beaucoup le monde, sauf les spectacles au palais avec les artistes des théùtres impĂ©riaux; il y a souvent des rĂ©unions oĂč l’on danse, plaisir fort goĂ»tĂ© de la souveraine. C’est uniquement pour complaire Ă  la Tzarine que l’Empereur assiste Ă  ces soirĂ©es qui conviennent peu Ă  son caractĂšre plutĂŽt mĂ©lan- colique; aussi il lui arrive, quand une rĂ©union intime se prolonge FIGARO ILLUSTRÉ un peu tard, de tourner le bouton de l’électricitĂ© et de forcer les assistants Ă  la retraite en les plongeant dans l’obscuritĂ©. Un cĂŽtĂ© remarquable du caractĂšre d’Alexandre III est sa vĂ©nĂ©- ration pour la religion orthodoxe qu’il considĂšre comme la pierre fondamentale de l’Empire. Il est trĂšs pratiquant et assiste tĂȘte nue, chaque 6 janvier, jour de l’Epi- phanie, Ă  la cĂ©rĂ©monie de l’immersion de la croix dans les eaux de la NĂ©va. L’Empereur est chauve, et la tempĂ©- rature Ă©tant Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e d’environ vingt-cinq degrĂ©s de froid, les moujiks sont persuadĂ©s que c’est Dieu lui-mĂȘme qui protĂšge le crĂąne du Tzar de la congĂ©lation pendant la demi-heure que dure la cĂ©rĂ©monie. Le clergĂ© adore le Tzar qui, malgrĂ© bien des difficultĂ©s, continue aie relever de la position mĂ©diocre dans laquelle les prĂȘtres orthodoxes se trouvent, de par des usages sĂ©culaires trop compliquĂ©s pour que nous puissions en parler ici. La nature pensive du Tzar le porte Ă  l’amour des arts. Il est un amateur Ă©clairĂ©. Son cabinet de Gatchina en particulier et ses appartements dans tous les palais qu’il habite sont rem- plis de tableaux et d’Ɠuvres d’art. A Gatchina, des Ɠuvres de Neuville sont placĂ©es Ă  portĂ©e de ses yeux. Des ta- bleaux de moyenne grandeur ou petits, de Henner, de Chaplin, de Troyon, de Dagnan-Bouveret, de Rousseau, Daubigny, etc., se mĂȘlent Ă  ceux des maĂźtres modernes russes AĂŻwazow- sky, Makowsky, Bogoliouboff, Pochi- lonoff, Polenoff, Soutrowsky, Mest- chersky et autres. Le Tzar suit le mouvement et n’ignore aucune vente cĂ©lĂšbre. Les collections de Bazilewsky, du prince Galitzine, de Sabourow, de Gregorowitch, furent achetĂ©es par lui. Il a aussi dĂ©cidĂ© de fonder un musĂ©e impĂ©rial de l’art russe pour rĂ©unir les tableaux, statues et objets d’art dissĂ©minĂ©s dans les palais impĂ©riaux. On devra au Tzar la rĂ©novation de l’art russe personnel, pictural, sculptural et musical. bosquets de palmiers, d’orangers, de jasmins d’Afrique et de lilas. Les grandes rĂ©ceptions d’étĂ© ont lieu au palais de PĂ©terhof, mais c’est Ă  Alexandria que rĂ©side la famille impĂ©riale. Ce petit palais, situĂ© au bord du golfe, est tout Ă  fait inaccessible; il est entourĂ© d’un parc, et les abords en ont Ă©tĂ© de tout temps dĂ©fen- dus, au point qu’une femme qui Ă©tait venue Ă  Saint-PĂ©tersbourg pour offrir Ă  l’ImpĂ©ratrice Maria Alexandrowna un chĂąle de den- telle merveilleuse, vĂ©ritable travail de fĂ©e, dut se poster, pour faire parvenir son prĂ©sent, Ă  la porte du parc d’A- lexandria, donnant dans celui de PĂ©- terhof, et attendre le moment du pas- sage de la calĂšche de l’ImpĂ©ratrice pour lui jeter le chĂąle sur les genoux. On risquerait trĂšs gros Ă  faire aujourd’hui pareille chose, si mĂȘme elle Ă©tait pos- sible. Les grandes eaux de PĂ©terhof sont reconnues pour ĂȘtre beaucoup plus riches et plus abondantes que celles de Versailles mĂȘme. Le Tzar Nicolas a tenu Ă  dĂ©passer Louis XIV sous le rapport de la splendeur d’arrangement de cette rĂ©sidence. Le pavillon nommĂ© Monplaisir avec sa terrasse au bord du golfe est une merveille de situation ; quant aux jardins ils sont fĂ©eriques. Le Tzar Alexandre II prĂ©fĂ©rait TsarskoĂ«- SĂ©lo, avec ses salons en ambre et en laque de Chine, ses souvenirs de Cathe- rine II, son parc bien alignĂ© et son vil- lage bizarre composĂ© de pavillons chi- nois servant Ă  loger les dignitaires de la cour. Alexandre III aime PĂ©terhof comme son aĂŻeul et, du reste, c’est bien le sĂ©jour d’étĂ© d'unTzar, que ce superbe palais au bord du golfe de Finlande. Chaque hiver des fĂȘtes et des bals intimes ont lieu au palais Anitschkoff oĂč la famille impĂ©riale habite quel- ques mois. Chaque an- nĂ©e aussi le Tzar et la Tzarine offrent un arbre de NoĂ«l splendide au rĂ©- giment des cuirassiers de Gatchina; laTzarine leur distribue elle-mĂȘme des cadeaux choisis et utiles et toujours accompagnĂ©s d’une bonne parole. Il y a aussi des arbres de NoĂ«l pour les enfants pauvres. Le plus tou- chant est celui des En- fants incurables ; la Tza- rine tient Ă  leur donner la joie de sa prĂ©sence. Les grands bals de trois mille personnes et les fĂȘtes des ordres de chevaliers se donnent toujours au palais d’Hi- ver; il n’existe nulle part au monde de salles aussi belles, aussi impĂ©riales. La salle Saint- Georges sert pour les sorties de la cour au nouvel an et pour le baise-main. Le cortĂšge, le Tzar et l’ImpĂ©ratrice en tĂȘte de la famille impĂ©riale, traverse cette salle Ă©blouissante, au milieu des dames ayant entrĂ©e Ă  la cour et des dignitaires. Le palais de l’Ermitage est contigu au palais d’Hiver; Ă  part la galerie de tableaux, c’est une suite de salons. La galerie de Pierre le Grand oĂč il y a un automate le reprĂ©sentant qui se lĂšve sur son trĂŽne, donne accĂšs Ă  un jardin d’hiver; puis vient une salle mauresque, partagĂ©e par des arcades en deux parties ; pendant les bals oĂč ne sont invitĂ©es que deux cent cinquante personnes, on y danse d’un cĂŽtĂ©, et dans l’autre partie de la salle on Ă©tend des tapis superbes sur les parquets c’est lĂ  que l’ImpĂ©ratrice prĂ©side le cercle. On soupe dans le jardin d’hiver, sous les Le luxe de la cour dĂ©passe tout ce qu’on peut rĂȘver dans le genre fĂ©erique, et depuis le faste des grands Mogols, on n’en a point vu de comparable. Ce ne sont que velours et dentelles d’or, Ă©toffes tissĂ©es d’or et d’argent, broderies merveilleuses, uniformes chargĂ©s d’or et cons- tellĂ©s de diamants. Grands maĂźtres de cĂ©rĂ©monies, grands veneurs, chambellans, gentilshommes de la Chambre, pages, gĂ©nĂ©raux, officiers de la garde en grand uniforme, passent dans un Ă©blouis- sement, ainsi que les dames du palais, les dames d’honneur, les grandes maĂźtresses de Cour, toutes en robes de Cour russes, les demoi- selles d’honneur en ro- bes de satin blanc avec traĂźne de velours rouge, toutes brodĂ©es d’or et coiffĂ©es du kakochnik duquel descend jus- qu’aux pieds un grand voile blanc, l’antique fata des boyardes. Le service est com- posĂ© de valets en livrĂ©e Ă  la française vert et or, de gardes-chasse, de nĂš- gres aux costumes orien- taux Ă©tonnants. Rien ne peut se comparer aux fĂȘ- tes de la Cour, Ă©blouis- sant mĂ©lange de tout le luxe de l’Europe et des pompes asiatiques. On connaĂźt l’empres- sement du Tzar dans les bals de la Cour. Il ne s'assied presque jamais. Pendant le souper, il fait le tour des tables, accompagnĂ© du comte Woronzow-Dach- kow, trouve pour chacun un mot aimable, et seulement aprĂšs ce devoir d’hospitalitĂ© accompli, revient Ă  la table prĂ©sidĂ©e par la Tzarine, dont la silhouette se dĂ©tache dĂ©licate et Ă©lĂ©gante sur un fond arrangĂ© Ă  dessein, de pyramides de plats d’or et d’argent Ă©tincelants parmi les fleurs. La Tzarine porte des diamants dont les plus ordinaires valent chacun trois cent mille roubles. Alors, comme en toute circonstance, on comprend que l’auto- crate de cent millions d’hommes prĂ©fĂšre Ă  tout sa famille. LaTzarine est le fĂ©tiche du Tzar, il ne se sĂ©pare jamais d’elle, et ce n’est pas sans raison que le cĂ©lĂšbre archevĂȘque d’Odessa, FIGARO ILLUSTRE 17 Nikanor, rĂ©cemment dĂ©ce'dĂ©, a pu dire dans une prĂ©dication rĂ©cente et mĂ©morable, que l’auguste couple donnait Ă  l’univers l’exemple d’une union chrĂ©tienne. Des anges, ajoutait-il en par- lant de la Tzarine et de ses enfants, des anges entourent le Tzar de leur puretĂ©, en protĂ©geant, par leurs ardentes priĂšres, sa santĂ© et sa vie. » Avant de terminer ce court et modeste aperçu sur ce qu’est le Tzar vĂ©nĂ©rĂ© des Russes, disons un mot sur ceux qui sont l’espoir de la Russie, sur les enfants de l’autocrate tout puis- sant. Le TzarĂ©witch maintenant en voyage dans l’ocĂ©an des Indes avec son frĂšre le grand duc Georges, est le plus charmant et le meilleur des princes qu’on puisse rĂȘver. Il met chacun Ă  son aise par sa bontĂ© et son sourire bienveillant. Le grand duc Georges est Ă©nergique, bouillant, vigoureux il a contribuĂ© Ă  armer avec une hĂąte Ă©tonnante la frĂ©gate surlaquelle s’effectue son voyage de circumnavigation ; en outre, il est gai, c’est lui qui est la joie et la vie du palais impĂ©rial. La grande duchesse XĂ©nie commence, malgrĂ© son extrĂȘme jeunesse, Ă  compter parmi les plus sĂ©duisantes princesses. Le grand duc Michel et la derniĂšre nĂ©e, la grande duchesse Olga, sont de charmants enfants donnant beaucoup d’espoir par leurs excellents caractĂšres. Alexandre III a placĂ© son bonheur dans sa famille, son devoir dans le dĂ©veloppement de la civilisation de son vaste Empire, et quand on songe que dans l’antiquitĂ© on prenait pour emblĂšme de la force les Titans, on se demande maintenant ce qu’étaient ces demi-dieux des bords de la petite MĂ©diterranĂ©e auprĂšs de celui qui a l’immense force morale de supporter le poids de sombres soucis et l’effrayante responsabilitĂ© devant l’Etre suprĂȘme de gouverner le plus vaste empire du globe et un peuple qui est prĂ©destinĂ© Ă  un grand et mystĂ©rieux avenir! Le Titan moderne c’est notre Tzar, le Tzar espoir » Nadejda Gosoudar Alexandre III ! LYDIE III Un duel chez le Coiffeur PAR MAURICE VAUCAIRE ILLUSTRATIONS DE A. GUILLAUME M. TancrĂšde est honteusement gras et sanguin. S'il veut vivre de longs jours, il devra Ă©viter tout ce qui peut faire Ă©clater de joie ou crever d’ennui un homme de son volume et de son tempĂ©rament. M. Venize est maigre et tout en nerfs. Aussi, sans lui prĂ©dire l’immortalitĂ©, est-on en mesure d’affirmer qu’il connaĂźtra les enfants de ses neveux ; sa consti- tution et sa surface n'offrant pas de prise aux Ă©vĂ©nements. AprĂšs avoir Ă©tĂ© liĂ©s, ces deux ĂȘtres se haĂŻssent jusqu'au dĂ©goĂ»t, parce que M. Venize a Ă©pousĂ© mademoiselle AimĂ©e Pitoir dont M. TancrĂšde Ă©tait tellement amoureux ! DĂšs qu’ils se rencontrent, ils s’évitent. M. Venize devient blanc, M. TancrĂšde devient rouge. I Hier ils se bousculĂšrent en poussant la porte d’un modeste coiffeur du quartier dont ils avaient besoin l’un et l’autre. M. Venize s’élança prestement sur la chaise suppliciale. M. TancrĂšde, retardataire, s’entassa dans le fauteuil d’attente. Ça ne sera pas long », dĂ©clara le coiffeur Ă  M. TancrĂšde en lui remettant une gazette de l’avant-veille. M. Venize conçut une vive joie de tout ceci. Le coiffeur fit vite. La barbe taillĂ©e, il s’apprĂȘta Ă  retirer le peignoir. Jamais, jamais, jamais, pensa M. Venize. — Coiffeur! soupira-t-il d’une voix qu’il essaya de rendre dĂ©sintĂ©ressĂ©e de toute idĂ©e infernale. — Monsieur... — Frisez-moi la barbe au grand fer et au petit fer. — Parfaitement. » M. TancrĂšde ne perdit goutte de la conversation. Ses yeux II Monsieur dĂ©sire ? lui demanda le coiffeur. — Taillez-moi la barbe. » Le coiffeur posa le peignoir sur les Ă©paules de son client et tranquillisa d’un petit signe de tĂȘte M. TancrĂšde, comme pour lui dire une seconde fois Ça ne sera pas long. » M. TancrĂšde parcourut la gazette de F avant-veille avec des yeux injectĂ©s. s'injectĂšrent davantage et il rĂ©solut de ne point abandonner la partie pour n’avoir pas l’air de cĂ©der. Le coiffeur lui mima d’un geste aussi juste que possible Ça ne sera pas long. » IV La grande et la petite frisure terminĂ©es, M. Venize se hĂąta de retenir le peignoir qui semblait vouloir quitter ses Ă©paules Pardon ! Pardon ! Veuillez me raser maintenant. » Le coiffeur le contempla avec stupĂ©faction, comme s’il eĂ»t possĂ©dĂ© un fou ou un maniaque entre ses mains. FIGARO ILLUSTRÉ *9 De la mĂȘme voix dĂ©sintĂ©ressĂ©e, M. Venize raconta ... C’est que ma femme a horreur de la barbe. Chaque jour elle me supplie de me raser complĂštement. Je ne me dĂ©cide qu’aujourd’hui et Dieu sait si je me suis prĂ©sentĂ© devant vous dans cette intention. Ne vous ai-je point priĂ©, au contraire, de me la tailler et de me la friser ? — Bien. Fort bien, Monsieur. » Le coiffeur noua Ă©lĂ©gamment une serviette autour du cou de M. Venize et remit Ă  M. TancrĂšde une gazette de la veille. Ça ne sera pas long... » M. TancrĂšde commençait d'Ă©touffer. 11 se dĂ©coiffa et dĂ©boutonna trois boutonniĂšres de son ample gilet- AprĂšs avoir Ă©tĂ© rasĂ© et tandis qu’on lui caressait la peau des joues et du menton avec l’impondĂ©rable houpette, M. Venize constata qu’il ressemblait Ă  tous les acteurs de Paris et songea intimement que madame Venize goĂ»terait fort peu la plaisan- terie. V Monsieur dĂ©sire une friction ? » En parlant de cette maniĂšre les coiffeurs ne gagnent vrai- ment que sur la friction, l’homme de l’art eut encore l’air de rassurer M. TancrĂšde d’un Ça ne sera pas long. » La tĂȘte de M. Venize fut mouillĂ©e, agitĂ©e, frictionnĂ©e et sĂ©chĂ©e dans du linge. Le coiffeur atteignit un grand flacon mauve, le dĂ©boucha et le promena sous les narines de M. Venize Voici du lilas, Monsieur. — Excellent. Allez et dĂ©pĂȘchez-vous. » V I I M. TancrĂšde continuait de dĂ©boutonner son gilet. Puis il se leva et marcha lentement jusqu’à la porte. Restez, Monsieur, restez; ça ne sera pas long. Dans une minute, une lĂ©gĂšre minute! » insista le coiffeur. M. TancrĂšde grommela C’est se moquer ! C’est se moquer ! » M. Venize parut ne point entendre le rapide monologue de son furieux adversaire. Il commanda au coiffeur de lui friser les cheveux au grand fer et au petit fer. Je ne me suis pas fait friser depuis mon mariage», racontait M. Venize. Cet homme ne se contentait pas de taquiner sauvagement son ennemi ; il osait encore lui rappeler qu’il avait Ă©pousĂ© la trĂšs Coiffeur ? dit-il. — Monsieur dĂ©sire... — Mon ami, qu’est-ce que vous venez de me renverser sur les cheveux ? — Du portugal, Monsieur, du portugal. — J’ai l’horreur du portugal! s’écria M. Venize. HĂątez-vous de me corriger l’odeur de cette odeur, soit avec de l’eau des AimĂ©es ou du Royal-Lilas. » belle et trĂšs douce mademoiselle Pitoir. Il manquait Ă  la fois d’esprit et de tact. VIII M. TancrĂšde fit la sourde oreille ; mais en maniant, par contenance, quelques bigoudis que la femme du coiffeur ran- geait dans des boĂźtes, il devint si cramoisi que la charmante personne eut peur et gagna aussitĂŽt ses appartements. Puis M. TancrĂšde se dĂ©tourna. A ce moment les deux antagonistes se regardĂšrent. Tandis que le grand sympathique du pĂąle Venize compri- mait ses veines carotides et refoulait son sang vers le cƓur, Ă  l’inverse, le grand sympathique du flamboyant TancrĂšde lui dila- tait les veines jugulaires et envoyait de gros bouillons de sang dans sa tĂȘte. Effroyable signal. Il fallait cĂ©der. La cĂ©rĂ©monie touchait Ă  sa fin, d’ailleurs, et M. TancrĂšde allait donc avoir droit Ă  la brosse et au peigne fin. Se servir de la brosse et du peigne fin d’un homme aprĂšs lequel on n’aurait jamais bu dans le mĂȘme verre, c’était odieux. 20 FIGARO ILLUSTRÉ IX X Non. Non. Cent mille fois non. M. Venize ne lĂącherait pas. Coiffeur? — Monsieur. — Vous m’avez indignement frisĂ©. Je suis complĂštement ridicule. Je prĂ©fĂ©rerais de beaucoup ĂȘtre chauve. Coupez-moi les cheveux, passez-y la tondeuse, qu’il ne reste plus un poil sur ma tĂȘte. Mieux vaut ĂȘtre horrible que grotesque. » M. TancrĂšde qui s’était rassis, ne respirait plus que par saccades, aussi homard que possible, les bras ballants, la tĂȘte comme dĂ©collĂ©e. Ce monsieur est frappĂ© d’apoplexie. De l’air ! Un mĂ©decin! Du secours ! » appela le coiffeur. Sa femme descendit. Des voisins entrĂšrent. Son regard s’attacha sur M. Venize, toujours Ă  genoux devant lui, figure et crĂąne nus. Ils se sourirent; mais ils ne s’en tinrent pas lĂ . XII Ils eurent la mĂȘme pensĂ©e ils s’embrassĂšrent. Terrible choc en retour, M. TancrĂšde, aprĂšs avoir considĂ©rĂ© la tĂȘte de M. Venize devenu d’un coup moine et Pierrot, se prit Ă  DĂ©cidĂ© Ă  tout, en un clin d'Ɠil, le coiffeur, Ă  l’aide de cette petite machine agricole appliquĂ©e si heureusement aux mois- sons capillaires, fit disparaĂźtre le feuillage de M. Venize. Rien n’en resta. En secouant lĂ©gĂšrement le peignoir qu’il allait bientĂŽt ravir aux Ă©paules de son bizarre client, le coiffeur esquissa Ă  M. TancrĂšde un dernier Ça ne sera... » Mais il resta pĂ©trifiĂ©. J’ai outrepassĂ© la mesure », constata M. Venize. Et sans prendre mĂȘme le temps de se dĂ©mancher de son long peignoir, il s’agenouilla devant M. TancrĂšde, lui tapa gentiment dans les mains, laissant le coiffeur dĂ©boucler ses bretelles et sa femme le vaporiser. Avec beaucoup d’air, de tapes dans les mains, de poussiĂšre de vinaigre parfumĂ©, M. TancrĂšde rouvrit les yeux et sa figure se dĂ©colora. rire, Ă  rire, comme une gargouille de cathĂ©drale, comme un colossal Bouddah. Ă  rire tant et tant que les gens de la boutique qui se rĂ©jouissaient Ă©galement de la mine pittoresque de M. Venize eurent peur que M. TancrĂšde ne rendĂźt de nouveau sa grosse Ăąme dans une nouvelle secousse. Puis les deux rĂ©conciliĂ©s partirent ensemble. M. TancrĂšde encore gai. M. Venize encore bouleversĂ©, au point de n’avoir plus sa tĂšte Ă  lui. MAURICE VAUCAIRE. RĂ©compenses aux Expositions BREVETÉ S. G. D. G. 1 839,42,54,55, 62,72, MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 En France et Ă  l’Etranger Se fait en OR et en ARGENT et se trouve chez tous les bijoutiers. Jjf Appareils ponr douches en pluie, en lames, en cercles, locales . I; verticales, vaginales, etc. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE ET HUMIDE, TÉRÉBENTHINÉS AU PIN MUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effe WALTER LÉCUYER 138, rue Montmartre, PARIS Pas plus grande qu'une mĂ©daille ordinaire, cette nouvelle brelooue orĂąi-a dĂ©placement du disque central, permet de connaĂźtre Ă  quel jour de la ’semaint une date quelconque, ancienne ou rĂ©cente, et rĂ©ciproquement Ă  quel quantiĂšme le premier lundi, mardi, etc., de tel mois de telle annĂ©e. Lk dames portent relie breloque aprĂšs la chaĂźne d'arressaires de toilette. Les messieurs la portent apres leur chaĂźne de montre. L’EXCELSIOiES est Ă  la fois un Inij ou. utile et ni VA s .NfoWwcw tt a^yamts w\ic a-mo^ts . . YWxVaAes et Vltsse» c finies '.vies, FUSILS ANGLAIS MERCIER FRERES Le fusil hammerless Ă  Ă©jecteur automatique de GREENER, est le plus complet, le plus simple, le plus parfait des modĂšles connus. Les trois uniques piĂšces qui composent toute la platine servent en mĂȘme temps pour l’éjection automatique des cartouches tirĂ©es, par une simple modification aussi heui 100, Faubourg- Saint- Antoine et rue TraversiĂšre, 80 PARIS ireuse qu’ingĂ©nieuse de la piĂšce d’armement. AMEUBLEMENTS QualitĂ© extra, gravure artistique fr. PremiĂšre qualitĂ©, gravure riche Ă  sujets fr. — gravure riche fr. — sans gravure fr. ‱es armes, toutes absolument hors pair, ne diffĂšrent guĂšre entre elles que par , xe de 1 ornementation, la dĂ©licatesse des canons, le fini de la mise en bois, .nvoi franco sur demande du catalogue complet des fusils GREENER. Hammerless de 450 Ă  fr. A chiens. Top lever, triple verrou de 450 Ă  fr. A chiens, Top lever, double verrou de 250 Ă  400 fr. A chiens, clef anglaise de 275 Ă  400 fr. Carabines express. Carabines de chasse Ă  rĂ©pĂ©tition et autres. Munitions de premier choix. Accessoires des meilleures marques. A. GUINARD 8 -A.'VEZSTTTE IDE L ’ O E É E A. . PARIS Chambre pitch-pin Salon Louis XV, bois peint, cretonne de Jouv. . . . 285 fr. Salle Ă  manger Louis XV, genre normand 800 fr. Armoire amĂ©ricaine, depuis 280 fr. 750 fr. Armoires Hurhesses BrevetĂ©es S. G. Ü. G. DE LU-iXE En hiver Nice-Express _ Calais-Rome-Ex press. En hiver MĂ©diterranĂ©e-Express. PĂ©ninsulaire-Express. ÇE INT LE DES “ Sleeping-Cars " WAGONS-LITS “ IDinixa-cr - Cars " TRAINS IDE LUXE Club-Train — Orient-Express Sud-Express. En Ă©tĂ© Suisse-Express — PyrĂ©nĂ©es - Express Billets de Chemins de 1er et de linteaux -i nienr nr l'HPC U ILULLS. tlareaĂčtremeat de, boa, lac, rf . ele ieperdrielN GRAND DEPOT E. BOURGEOIS 21&23,RĂŒeDrouot S PORCELAINES, rCARBONATE DeN L'inHINE EFfERVESCENTJ ANTIPYRINE ] effervescente] FÜC0GIYC1NE ENVOI FRANCO OU CATALOGUE JAMBONS COLEMAN MARQUE GENUINE H AMSTERDAM SEUL DEPOT EN FRANCE 2, RUE AUBER PARIS FABRIQUE DE LIQUEURS FINES EXIGER LA MARQUE GENUINE APPAREIL PHOTOGRAPHIQUE INSTANTANE BrevetĂ© S. G. D. G. DEPOT GENERAL Hector MAQUET FILS, 19, avenue de l'OpĂ©ra, DE L’OPÉIIA DÉPÔT GÉNÉRAL Le PhotosphĂšre vu de profil. Appareil 8 V .9 avec 3 chĂąssis doubles, Ă©tui en cuir pour porter en sautoir et viseur. . Appareil 9^12 avec les mĂȘmes accessoires. PhotosphĂšre stĂ©rĂ©oscopique, Ă  2 objectifs avec les mĂȘmes accessoires et muni d’un niveau" La lampe PhotosphĂšre. La Q PhosphatĂ©e FaliĂšreS” est l’aliment le plus agrĂ©able et le plus recommandĂ© pour les enfants dĂšs l’ñge de 0 Ă  7 mois, surtout au moment du sevrage et pendant la pĂ©riode de croissance. FACILITE LA DENTITION* ASSURE LA DONNE FORMATION DES OS. de toilette isour enfant de 3Ă lO a,ns. Lotion, Eau de Cologne, Eau dentifrice . brosses, dĂ©mĂȘloirs, lissoirs et rubans Sortant de chez LENTHÉRIC, 245, rue Saint-HonorĂ©, Paris. Éclairage Ă©lectrique pour Chambre Ă  coucher MAISON H. BEAU & M. BERTRAND-TAILLET, 226, rue Saint-Denis. Pihan 4, faubourg Saint-HonorĂ©, La plus Grande Manufacture de Voitures! GRAND FREDERIC La Carrosserie Industrielle "jTilTfo MAISON AD SAMOE/ Faub^Marti n ixpo." INT^ 7 DIPLOME O HONNEUR VpARIS 189CT\ Rue Claude Decaen 1 REUIUYPARIS1 t ET i de l 'Abreuvoir ["COU R BEVOiFsĂ«jnĂ«l Exposition Internationale, 18SO. — DIPLOME D’HONNEUR MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©, Compagnie Coloniale $ CHOCOLATS fj ^ QUALITÉ SUPÉRIEURE Une SIULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE tl. J-4 ComposĂ©e exclusivement de THÉS NOIES La Boite grand modĂšle 300 gr. environ G fr.; petit modĂšle 150 gr. environ G fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Farts DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS La seule vĂ©ritable Eau de Botot, 17, rue de la Paix iwe MARQUE PAPETERIES DU MARAIS. VSf MARQUE ENCRES DE CH. LORILLEUX ET C l NeuviĂšme AnnĂ©e. DeuxiĂšme sĂ©rie. — N° 17. FIGARO ILLUSTRÉ AoĂ»t 1891 LE MONUMENT DE VICTOR HUGO Par AUGUSTE RODIN Maquette en plĂątre. SOMMAIRE FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE Les VoilĂ ! par Paul Grolleron. La FĂȘte de Papa, par Victor Gilbert. Le Monument de Victor Hugo, par P. F.; repro- duction directe de la maquette en plĂątre du projet de Auguste Rodin. Le Mois parisien, par La Grand’ville. La Mode , par C. DE Chancenay ; illustrations de L. Vallet- L^a MĂȘlĂ©e. — Le Tout au Blanc, jeux nouveaux, par Georges Laun. Louis XI V en gondole, par Charles Yriarte ; illus- trations en couleurs de Maurice Leloir. Marine, par AndrĂ© Lemoyne; illustrations en couleurs de ThĂ©odore Weber. Les Profondeurs de Kyamo , par J. -H. Rosny; illustrations en couleurs de Edwin Lord Weeks. IDailS le Brouillard, par Jane Mairet; illustrations de Edelvelt. Permission de Vingt-quatre heures, par Jules Moineaux ; illustrations de Steinlen. Couverture Dans la Montagne, par Gustave Jacquet. Le Mois Parisien Pruderies britanniques. — Tableaux et rĂ©alitĂ©s. — Le gĂ©nĂ©ral Bou- langer. — Petites misĂšres et grande douleur. — Le mouvement mondain. — Paris au chalet des lies. — Les grands mariages. — La croix de M. Camille Doucet. — La conquĂȘte de l'air et des flots. C’est une be'ile chose que la pudeur, mais il faut avouer que nos voisins les Anglais ont parfois une façon bizarre de manifester celle qu’ils se vantent d’avoir. Tandis que les rĂ©alitĂ©s les plus fĂącheuses s’étalent Ă  Londres Ă  peu prĂšs impunĂ©ment, on intente un procĂšs Ă  un certain nombre de peintres français dont les tableaux, reproduits par la photographie, ont paru indĂ©cents Ă  un petit groupe de rigo- ristes d’outre-Manche. Quand nous aurons constatĂ© que ces pein- tres sont MM. GĂ©rome, Bouguereau, Cabanel, Maignan, Dantan et une cinquantaine d’autres non moins respectueux de leur art et de leur dignitĂ©, on comprendra que la pudeur se montrant sous cet aspect n’est que la pruderie d’ArsinoĂ©, dont MoliĂšre a dit Elle fait des tableaux couvrir les nuditĂ©s, Mais elle a de l’amour pour les rĂ©alitĂ©s. Comme il est injuste de rendre tout un peuple responsable, ainsi qu’on le fait trop volontiers dans les journaux, des maladresses et des hypocrisies de quelques fanatiques, hĂątons-nous de dire que l’initia- tive de ces ridicules poursuites est due Ă  un certain comitĂ© de vigi- lance qui s’est donnĂ© pour mission de dĂ©noncer Ă  la police les images qui leur semblent manquer de cant et de respectabilitĂ© . Le prĂ©sident de ce comitĂ©, un snob burlesque, qui s’appelle Cont, a jurĂ© sur la Bible, devant le Police-Court, que M. LozĂ© lui avait affirmĂ© que les photographies en question seraient Ă©galement saisies en France. Or, il est Ă  peine besoin de dire que notre prĂ©fet de police qui a, en effet, reçu M. Cont, ne lui a rien dit de semblable. La police française s’est bornĂ©e Ă  empĂȘcher l'exhibition dans les vitrines des papetiers ou maroquiniers, de photographies dont le coloriage brutal dĂ©naturait d’une façon fĂącheuse le caractĂšre de certaines reproductions de ta- bleaux. Il est d’ailleurs fort difficile de dire, dans la reproduction du nu, oĂč commence la pornographie et en quoi elle consiste. Cer- taines gens, Ă  l'imagination ombrageuse, voient des images' obscĂšnes dans les plus chastes productions de l’art. Nous avons eu en France, dans nos assemblĂ©es, quelques Ă©chantillons de ces gens-lĂ . Un dĂ©putĂ© Ă  l’AssemblĂ©e nationale demandait que l'on mit des pantalons aux statues de nos jardins et de nos squares. PrĂ©cĂ©demment, un icono- claste restĂ© inconnu lançait le contenu d’un encrier contre le groupe de la Danse qui orne le pĂ©ristyle de l’OpĂ©ra. D’autres se voilent la face en parcourant le musĂ©e du Louvre et feraient volontiers badi- geonner les Rubens, les Titien et les Giorgione. Cette excitabilitĂ© particuliĂšre semble dĂ©noter chez ceux qui s’v abandonnent une mĂ©diocre possession d’eux-mĂȘmes, et une foi bien chancelante dans leur force de rĂ©sistance aux sĂ©ductions de leur imagination vagabonde. Quand l’esprit est si prompt Ă  s’émouvoir, c’est que, selon le mot de l’Ecriture, la chair est bien faible. du Le gĂ©nĂ©ral Boulanger, dont on parlait peu depuis quelques mois, est redevenu sujet de chronique ». Un farceur lui a jouĂ© le mauvais tour de lui attribuer un volume de RĂ©flexions et pensĂ©es qui sem- blaient extraites du Tintamarre , mais dont quelques-unes, cependant, Ă©taient empruntĂ©es Ă  la correspondance privĂ©e du brav’ gĂ©nĂ©ral ». D’autre part, il a Ă©tĂ© question, en police correctionnelle, d’un paquet de lettres amoureuses dues Ă  la plume facile du mĂȘme galantuomo, et dĂ©robĂ©es Ă  une ancienne amie du gĂ©nĂ©ral par une femme d’affaires qui paraissait vouloir donner Ă  ces poulets une public tĂ© productive. Ce sont lĂ  de petits malheurs. Evidemment, Boulanger a beaucoup trop Ă©crit pour avoir eu le temps de peser les termes de ses lettres. Il en rĂ©sulte qu'il est peu dĂ©sireux de voir publier ses Ɠuvres complĂštes, oĂč ses impressions d’un moment se montrent sans vĂȘtements et sans gaze et oĂč ses jugements sur les hommes et sur les choses portent la trace d’une prĂ©cipitation regrettable. Au milieu de ces petites misĂšres, le gĂ©nĂ©ral a Ă©prouvĂ© une grande douleur par suite de la mort de madame de Bonnemain, qui Ă©tait pour lui, depuis prĂšs de quatre ans, dĂ©vouĂ©e, trĂšs douce, et d’une grande distinction d’esprit. On a discutĂ© la question de savoir si cette liaison n’avait pas contribuĂ© Ă  arrĂȘter le gĂ©nĂ©ral dans la lutte audacieuse qu’il avait entreprise, et si ce n’est pas Ă  l’influence de madame de Bonnemain qu’est due cette fuite en Belgique qui a Ă©tĂ©, pour les boulangistes, une si grande dĂ©ception. Il est difficile d’ĂȘtre fixĂ© sur ce point. Madame de Bonnemain Ă©tait l’épouse divorcĂ©e d’un ancien mili- taire, le vicomte Pierre de Bonnemain. Elle est morte phtisique, Ă  trente-cinq ans, et elle laisse Ă  sa famille une fortune considĂ©rable dont elle avait hĂ©ritĂ© de madame Thiphaine-Desauneaux, sa tante. Par suite du bouleversement des saisons, on part tard pour Ta campagne ou pour la mer et il en rĂ©sulte que Paris garde longtemps les Ă©lĂ©ments de ses fĂȘtes mondaines. Celles qu’a donnĂ©es Madame Madeleine Lemaire ont Ă©tĂ© des plus suivies et l'on conservera long- temps le souvenir d’une amusante et charmante matinĂ©e dansante que la gracieuse grande artiste avait organisĂ©e au ChĂąlet des Iles, au Bois de Boulogne. Il y avait lĂ  le vrai Tout-Paris, non seulement celui de l’aristocratie, mais celui de l’art. On y rencontrait lord Lytton et Mademoiselle BrandĂšs, la duchesse d'UzĂšs et Madame Sanderson, des diplomates et des comĂ©diennes, de grands noms et de grands talents. On s'est amusĂ© de l’arrivĂ©e d’une trentaine de peintres dĂ©guisĂ©s en touristes anglais, avec des casques blancs, des voiles bleus ou verts et des lorgnettes en bandouliĂšres. Cette invasion, qui avait d’abord un peu inquiĂ©tĂ©, a fini gaiement par des sauteries. Les mariages n'ont pas chĂŽmĂ© et les nuptiaux », ceux qui sont de toutes ces cĂ©rĂ©monies, ont eu d’innombrables occasions d’offrir leurs vƓux » ou mĂȘme leurs prĂ©sents. L’union de Mademoiselle de Rohan-Chabot et du comte Louis de Talleyrand-PĂ©rigord, qui a eu lieu Ă  Saint-François-Xavier, a Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. D’in- nombrables prĂ©sents ont comblĂ© la corbeille et l’on a beaucoup admirĂ© ceux du duc de Chartres, du prince Henri d’OrlĂ©ans, de l’Im- pĂ©ratrice EugĂ©nie, du duc de Rohan, du duc de Sagan, de la princesse de LĂ©on, du baron Adolphe de Rothschild, etc. Signalons encore les mariages du prince Ferdinand de Faucigny- Lucinge avec Mademoiselle Cahen d’Anvers, de M Urbain Chevreau avec Mademoiselle Madeleine de Cholet, du comte Picquet de Magny avec Mademoiselle Lambrecht et de M. Maurice BarrĂ©s, notre sympa- thique collaborateur, avec Mademoiselle Paule Couche. Ă . Parmi les dĂ©corations donnĂ©es Ă  l’occasion du 14 juillet, il en est une qui a Ă©tĂ© accueillie avec la plus vive sympathie c’est la croix de grand officier attribuĂ©e Ă  M. Camille Doucet. Depuis quinze ans secrĂ©taire perpĂ©tuel de l’AcadĂ©mie, M. Camille Doucet est, depuis le FIGARO ILLUSTRÉ VII mĂŽme temps, prĂ©sident de la Commission des auteurs et compositeurs dramatiques. Il y a vingt cinq ans qu’il est commandeur de la LĂ©gion d’honneur. La nouvelle distinction qui vient de lui ĂȘtre confĂ©rĂ©e lui a valu un monceau de lettres de fĂ©licitations et la sympathie dont il est entourĂ©, en un moment oĂč il est souffrant et Ă©loignĂ© de Paris, constitue une mĂ©dication morale dont les effets sont, en gĂ©nĂ©ral, excellents. Il est Ă  remarquer qu’une certaine presse nous a Ă©pargnĂ©, cette annĂ©e, les dĂ©clamations auxquelles elle se livre d’habitude contre la LĂ©gion d’honneur. On commence Ă  comprendre que, mĂȘme en dĂ©mo- cratie, et surtout en dĂ©mocratie, il faut bien avoir une façon de rĂ©compenser tout ce qui ne se paie pas en argent, le mĂ©rite sous toutes ses formes. Et puis, ce petit bout de ruban rouge fait tant de plaisir Ă  ceux qui l’obtiennent et coĂ»te si peu Ă  ceux qui le donnent! cfc Un savant nous annonce qu'il a construit un systĂšme de plans inclinĂ©s disposĂ©s de telle sorte qu’ils peuvent se soutenir dans l’air, y glisseĂŻ doucement et y ĂȘtre dirigĂ©s. Cette nouvelle, qui nous arrive par la grave entremise de l’AcadĂ©mie des sciences, rĂ©jouira Robida et tous les amants du bleu. Il serait fort agrĂ©able, en cette saison, de se rendre Ă  Trouville/'nr air et de respirer l’oxygĂšne des hautes rĂ©gions au lieu d’avaler, en wagon, de la fumĂ©e et des escarbilles. Prochaine- ment, il n’y aura pas que les serins, les grues et les pintades qui seront oiseaux et la science aura rĂ©alisĂ© le vƓu de Banville s’écriant Plus haut ! Plus loin ! De l’air ! Du bleu ! Des ailes ! Des ailes ! Des ailes ! En attendant, un autre progrĂšs rĂȘvĂ© par Jules Verne est rĂ©alisĂ©. La navigation sous-marine est un fait accompli. Les expĂ©riences officielles faites Ă  l’aide du bateau sous-marin le Goubet, ont parfaite- ment rĂ©ussi Ă  Cherbourg. EspĂ©rons que cette dĂ©couverte ne sera pas comme beaucoup d’autres, uniquement utilisĂ©e pour favoriser les massacres de la guerre. la grand’ville La Mode Maigre les efforts, les prĂ©dictions et mĂȘme les tentatives infruc- tueuses de quelques couturiĂšres qui trouvent que les robes actuelles n emploient pas assez d’étoffe, la jupe collante est de plus en plus Ă  1 ordre du jour. On a eu beau objecter que, pour la campagne et la plage elle gĂȘnerait la libertĂ© des mouve- ments, cet argument n’a touchĂ© personne, et le fourreau » persiste. Je ne m’en plains pas, et toutes les femmes bien faites sont comme moi. Il n’y a que celles que la nature a affligĂ©es de quelque dĂ©faut physique qui gĂ©missent et soupirent aprĂšs le retour de la bienheu- reuse et obligeante crinoline, sous laquelle tout pouvait se dissimuler. Donc, pour la campagne, pour la mer, pour les stations d’étĂ©, comme Aix ou Vichy, toujours la robe collante. Elle peut se faire de plusieurs façons. D abord, comme je l’ai dit dans ma prĂ©- cĂ©dente causerie, en forme de para- pluie » en lĂ©s biaisĂ©s de chaque cĂŽtĂ©, rĂ©unis les uns aux autres par des entre- deux de jours trĂšs Ă©troits. Jours aussi dans le milieu du devant. C’est d’un effet trĂšs gracieux. Puis vient la jupe Ă  pointes » une ancienne forme remise au goĂ»t du jour. Elle se fait avec cinq lĂ©s biaisĂ©s; celui du devant biaisĂ© de chaque cĂŽtĂ© avec une pointe Ă  droite, une pointe Ă  gauche, et les deux autres lĂ©s suivants rĂ©unis dans le milieu, derriĂšre, par une couture en biais. Enfin on peut, si l’étoffe a la largeur voulue, ne mettre qu’un lĂ© devant, droit, et deux lĂ©s droits Ă©galement, un de chaque cote, rĂ©unis derriĂšre avec le biais nĂ©ces- saire. Si l’étoffe est Ă©troite, on rĂ©unira le nombre de lĂ©s voulu, mais en ne biaisant toujours qu’une seule fois, et toujours derriĂšre. J ai vu ainsi un ravissant costume en lainage blanc, pekinĂ© de filets bleus de deux tons, avec garniture de crĂȘpe de Chine bleu clair et guipure blanche. Fond . , , . de ’ u P e en soie blanche, bordĂ©e de gui- pure. Avec cela la jaquette, toujours en vogue, faite en mĂȘme lainage que la robe, mais soutenue par une doublure de soie. Elle s’ouvre sSr une chermse de crepe bleu clair, froncĂ© dans l’encolure. Manche Ă  coude, boutonnĂ©e, avec parements guipure. Voici maintenant une toilette de plage trĂšs pratique et trĂšs coquette Elle est en mousseline de laine fond gros bleu Ă  impressions roses.' Jupe fourreau encadrĂ©e de cĂŽtĂ© par un dĂ©passant de soie bleue fixĂ© par des boutons. Biais de soie dans le bas, corsage court, manches plates epaulees du haut. Autre toilette de plage en lainage gris. Jupe plate plissĂ©e derriĂšre, recouverte par une tunique formant tablier, dĂ©coupĂ©e en dents ornĂ©es de boutons. Corsage jaquette dĂ©coupĂ© Ă  dents, ornĂ© de boutons sur es cotes et ouvert sur une chemisette de soie plissĂ©e, retenue par un col droit et une ceinture de passementerie. Manches plates trĂšs Ă©pau- lĂ©es. Avec cette toilette, on porte le petit chapeau canotier en paille, garni de rubans posĂ©s en hautes coques derriĂšre. d ' odette de villes d’eaux. Robe de voile gris, maĂŻs, beige ou vert Nil, selon les goĂ»ts, garnie de velours assortis et de broderies en soie de mĂȘme nuance que la robe, et jais noir. Corsage Ă  basques rap- portĂ©es, drapĂ©es en arriĂšre et formant deux larges pans qui se nouent dans le dos. Le corsage ouvert devant sur une chemise en tulle assorti Ă  la robe avec broderies et jabot de tulle sur le milieu. Col montant en voile, bande de velours et broderies ornant les devants ouverts et les basques. Deux costumes de campagne. Le premier, en petit drap gris. Jupe plate devant, plissĂ©e Ă  plis couchĂ©s derriĂšre. Haute broderie devant, dans le bas, plus petite derriĂšre sur les plis. Corsage plastron ornĂ© de boutons. Revers de soie pĂ©kin mĂȘme nuance, petit plastron bordĂ© de soie noire. Manches Ă©paulĂ©es Ă  jockey, crĂȘtes Ă  parements brodĂ©s. Le second, en flanelle de teinte forcĂ©e imprimĂ©e de fleurs de la mĂȘme couleur, mais plus claire. Jupe plate devant, plissĂ©e der- riĂšre, garnie dans le bas d’une large bande imprimĂ©e. Corsage drapĂ© en bretelle, ouvert en pointe sur un plastron Ă  col droit en flanelle imprimĂ©e, grandes basques rapportĂ©es, man- ches plates coupĂ©es en dessus par un crevĂ©. Je recommande Ă  mes lectrices les deux costumes spĂ©cialement dessinĂ©s par Vallet pour le Figaro IllustrĂ©. Pour les chapeaux, la mode a toujours la mĂȘme fantaisie. On les fait grands, moyens et tout petits. Les chapeaux Ă  petits bords servent pour les promenades du matin, les excursions Ă  pied ou en bateau. Les grands chapeaux sont pour les visites Ă  la campagne et les promena- g des du soir. On a presque complĂštement aban- V donnĂ©, pour les grands chapeaux, les fleurs dont on les couvrait au commencement de la saison. On les remplace par des rubans, de la gaze de soie, de la dentelle blanche et surtout des Paumes. Rien n’est joli et distinguĂ© comme le grand chapeau de paille d Italie avec une trĂšs belle plume d’autruche bien frisĂ©e Ă©mergeant d un gros nƓud de ruban crĂšme ou maĂŻs. Sur le chapeau de grandeur moyenne, un nƓud de ruban et des ailes qui sont plus que jamais en vogue. Une nouveautĂ© trĂšs distinguĂ©e, c’est le chapeau de paille noire sur la robe claire. J en ai vu un trĂšs joli en paille de riz noire avec double torsade en crĂ©pon vert d’eau et maĂŻs; en arriĂšre et en avant, ailes de meme ton avec nƓud de tulle. A 1 encon t r e des grands chapeaux, la capote se fait toute en fleurs. Elle est de plus en plus petite et ne se compose, pour ainsi dire, que dune couronne, avec guirlandes faisant rejoindre les deux branches. La lingerie de couleur est tout Ă  fait de saison. Elle est d’une coquetterie charmante. La chemise, forme Empire, est celle qui a, en ce moment, le plus de succĂšs. Elle est, du reste, trĂšs seyante et fait va oir admirablement la poitrine. Le pantalon se fait large, sans bra- celets. Comme bas, c’est toujours le noir qui domine. C’est du reste une question de distinction, car le bas noir Ă  bon marchĂ© est impos- sible II dĂ©teint sur la peau et se ternit. Il faut donc forcĂ©ment le prendre de trĂšs belle qualitĂ©. C’est une des rares choses oĂč la came- lote ne peut faire concurrence au beau. CLAIRE DE CHANCENAY. LE MONUMENT DE VICTOR HUGO PAR A. RODIN Nous donnons Ă  notre premiĂšre page le fac-similĂ© d’une photogra- phie de la maquette du monument de Victor Hugo tel que l’a conçu le grand statuaire Rodin. On connaĂźt les difficultĂ©s contre lesquelles Rodm a dĂ» lutter. Il avait fait un premier projet qui a Ă©tĂ© refusĂ© par la commission. Il ne s’est pas rebutĂ©, s’est remis au travail, et nous a donnĂ© un nouveau chef-d’Ɠuvre plus conforme, parait-il, aux exigences de l’emplacement. Le Victor Hugo que nous montre Rodin est celui des MisĂ©rables. Le poĂšte, la main sur son cƓur, regarde avec commisĂ©ration le groupe lamentable des damnĂ©s de l’existence, tandis que l’ange de la pitiĂ© l’inspire et lui dicte les pages Ă©mouvantes que lira l’avenir. Nous avons dit que le groupe que nous reproduisons n’est qu'une maquette. Il ne peut donc donner que l’idĂ©e du mouvement de ce groupe, mais il est admirable de fougue et palpitant de vie. L’Ɠuvre de Rodin effarou- che quelque peu les amateurs de sculpture paisible et correcte. Il en est qui ne la comprendront que plus tard. Il en est d’autres qui ne la comprendront jamais, et qu’elle exaspĂšre. Elle appartient cependant VIII FIGARO ILLUSTRÉ Ă  la grande Ă©cole de la pensĂ©e et elle porte le sceau du gĂ©nie. Elle est troublante, elle Ă©meut, elle a en elle tout ce que la rĂ©alitĂ© peut contenir de rĂȘve. Elle est hors du goĂ»t passager, hors de la mode. Elle vit Ă  travers les siĂšcles, dans l’humanitĂ©. P. F. LA MÊLÉE nouveau jeu de cartes et de combinaison On se sert pour ce jeu d’un damier de trente-deux cases, qui n’est autre que le carrĂ© de trentre-six cases auquel manquent les quatre sommets ; on emploie aussi un jeu de piquet et le damier doit ĂȘtre assez grand pour que chaque case puisse renfermer une carte. On joue deux Ă  ce jeu. A l’un sont attribuĂ©es les seize cartes rouges, Ă  l’autre les seize noires. LĂšs joueurs doivent distribuer les cartes Ă  tour de rĂŽle. Le donneur mĂȘle, fait couper, et dispose, en les dĂ©couvrant, les cartes sur le damier, une dans chaque case, en ayant soin de procĂ©der avec rĂ©gularitĂ© dans cette distribution. Gela fait, chaque joueur jouera Ă  son tour en dĂ©plaçant une de ses cartes. Ce dĂ©placement doit se faire rectangulairement, d’une ou de plusieurs cases, de mĂȘme que pour les tours au jeu d’échecs ; et quand une carte ira prendre la case d’une autre de la couleur opposĂ©e, cette derniĂšre sera consi- dĂ©rĂ©e comme prise et devra disparaĂźtre du damier. Ii faut cependant observer qu’une carte ne peut prendre que celles qui ne lui sont pas supĂ©rieures ; en consĂ©quence, le roi ne pourra prendre d’as, la dame de roi et d’as, le valet de dame, de roi et d’as, etc. Le gagnant est celui qui parvient Ă  prendre toutes les cartes de son adversaire. Il va sans dire que la partie est nulle quand aucun des joueurs ne peut parvenir Ă  rĂ©aliser cette condition. On peut aussi jouer quatre Ă  ce jeu, soit chacun pour soi, soit associĂ©s deux Ă  deux ; chacun a alors une couleur particuliĂšre ; on applique les mĂȘmes rĂšgles que prĂ©cĂ©demment pour la conduite du jeu. LE TOUT AU BLANC nouveau jeu de dominos Les joueurs sont au nombre de quatre, jouant chacun pour son compte. Avant de commencer la partie, ils achĂštent un certain nombre de jetons auxquels il est donnĂ© une valeur convenue. Chaque coup s’exĂ©cute selon les rĂšgles suivantes Le gagnant du coup prĂ©cĂ©dent mĂȘle les dĂ©s de la façon habituelle, et chaque joueur prend sept dominos, le mĂȘleur se servant le dernier. Chacun Ă©tale son jeu devant soi, de façon que les autres puissent en prendre connaissance, et les dĂ©s doivent rester ainsi visibles pen- dant toute la durĂ©e du coup. Le joueur qui se trouve ĂȘtre possesseur du double as le pose au milieu de la table ; son voisin de droite doit alors se dĂ©barrasser d’un as, de mĂȘme le suivant et ainsi de. suite, jusqu’à ce qu’un joueur fasse l’annonce qu’il n’a pas d’as ; ce dernier met alors un jeton au panier et ne se dĂ©barrasse d’aucun domino. Le joueur suivant pose un deux, celui d’aprĂšs de mĂȘme, et cela se continue de la sorte jusqu’à ce qu’un joueur dĂ©clare ne pas avoir de deux ; ce dernier met alors deux jetons au panier. Il est procĂ©dĂ© Ă  l’égard des trois, quatre, cinq et six, de la maniĂšre dont il vient d’ĂȘtre dit pour l’as et le deux, les joueurs boudant Ă  ces couleurs mettant au panier successivement trois, quatre, cinq et six jetons. Les six couleurs de l’as au six ayant Ă©tĂ© ainsi appelĂ©es, on passe au blanc de la mĂȘme façon et le joueur qui, le premier, peut se dĂ©bar- rasser d’un blanc, gagne le panier dont le total des jetons doit s’élever Ă  vingt et un. S’il arrive qu’un joueur s’est dĂ©barrassĂ© de tous ses dĂ©s avant que le blanc ait Ă©tĂ© appelĂ©, il gagne le coup et prend possession du con- tenu du panier. GEORGES Eaux thermales. — Bagnoles de l’Orne, par Briouze l r * classe, 45 fr. ; 2” classe, 34 fr. — Forges-les-Eaux Seine-InfĂ©rieure l r0 classe, 21 fr. 45; 2° classe, 16 fr. 05. DĂ©part du Vendredi au Dimanche. — Toutefois, ces billets sont valables le Jeudi par les trains partant de Paris dĂšs 6 b. 30 du soir. — Retour les Dimanches et Lundis seulement. — Les billets pour Saint-Malo, Dinard, Lamballe, Saint-Brieuc, Lannion, Morlaix, Saint-Paul-de-LĂ©on, Roscoff, Brest et Saint-Nazaire sont vala- bles, au retour, jusqu’au mardi inclus. — Les deux coupons d’un billet d 'aller et retour ne sont valables qu’à la condition d'ĂȘtre utilisĂ©s par la mĂȘme personne ; en consĂ©quence, la vente et l’achat des coupons de retour sont interdits. 2° Billets collectifs dits Billets de familles ». Comportant 40 % de rĂ©duction Minima de perception par place 61 fr. 60 en l r * classe ou 46 fr. 20 en 2 e classe, aller et retour. Ces billets sont dĂ©livrĂ©s aux familles comprenant quatre personnes au moins pour les Stations balnĂ©aires distantes de plus de 250 kilomĂštres du point de dĂ©- part. — Ils sont valables pendant 33 jours et peuvent ĂȘtre prolongĂ©s une ou deux lois de 30 jours, moyennant le paiement, pour chacune de scs pĂ©riodes, d’un supplĂ©ment Ă©gal Ă  10 0/0 du prix du billet. Chemin de Fer d’OrlĂ©ans Voyage d’excursion aux plages de la Bretagne. Jusqu’au 31 Octobre, il est dĂ©livrĂ© des billets de Voyage d’excursion aux Plages de Bretagne, Ă  prix rĂ©duits, et comportant le parcours ci-aprĂšs Le Croisic, GuĂ©rande, Saint-Nazaire, Savenay, Qucstembert, PloĂ«rmel, Vannes, Auray, Pontivy, Quiberon, Lorient, QuimperlĂ©, Rosporden, Concarneau, Quimper, Douarnenez, Pont-l’AbbĂ©, ChĂąteaulin. DurĂ©e 30 jours. Prix des billets aller et retour l'° classe, 50 fr. ; 2° classe, 4 0 fr. Avis. — Ces billets comportent la facultĂ© d’arrĂȘt Ă  tous les points du parcours, tant Ă  l’aller qu’au retour. Le voyage peut ĂȘtre commencĂ© Ă  l’un quelconque des points du parcours. La durĂ©e de validitĂ© peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de dix jours, moyennant paiement, avant l’expiration de la durĂ©e primitive ou prolon- gĂ©e, d’un supplĂ©ment de 10 0/0 du prix des billets. Les voyageurs partant d'un point situĂ© en dehors de l’itinĂ©raire ci-dĂ©ssus ont Ă  leur disposition, soit les billets de bains de mer, rĂ©duits de 40 0/0, dĂ©livrĂ©s Ă  toutes les gares du rĂ©seau, pour les plages de la Bretagne, dĂ©nommĂ©es au Tarif A n° 8 et situĂ©es Ă  250 kilomĂštres au moins du point de dĂ©part, soit, lorsque la gare de dĂ©part est Ă©loignĂ©e de moins de 250 kilomĂštres, des billets de parcours supplĂ©mentaires, rĂ©duits de 25 0/0, permettant d’aller rejoindre l'itinĂ©raire du billet d’excursion. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e VACANCES DE 1891 — TRAINS DE PLAISIR Paris-Clermont. 1" Train. — Aller DĂ©part de Paris, le 8 aoĂ»t Ă  11 h. 55 du soir. ArrivĂ©e Ă  Clermont, le 9 aoĂ»t Ă  11 h. 15 du matin. — Retour DĂ©part de Clermont, le 16 aoĂ»t Ă  11 h. 10 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 17 aoĂ»t Ă  10 h. 10 du matin. 2 e Train. — Aller DĂ©part de Paris, le 5 septembre Ă  11 h. 55 du soir. Arri- vĂ©e Ă  Clermont, le 6 septembre Ă  11 h. 15 du matin. — Retour DĂ©part de Cler- mont, le 13 septembre Ă  11 h. 10 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 14 septembre Ă  10 h. 10 du matin. Prix aller et retour 2° classe, 30 fr. ; 3” classe, 21 fr. Paris-GenĂšve. I" Train. — Aller DĂ©part de Paris, le 8 aoĂ»t Ă  2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă  GenĂšve, le 9 aoĂ»t Ă  6 h. 46 du matin. — Retour DĂ©part de GenĂšve, le 16 aoĂ»t Ă  10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 17 aoĂ»t Ă  3 h. 45 du soir. 2” Train. — Aller DĂ©part de Paris, le 29 aoĂ»t Ă  2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă  GenĂšve, le 30 aoĂ»t Ă  6 h 46 du matin. — Retour DĂ©part de GenĂšve, le 6 sep- tembre Ă  10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 7 septembre Ă  3 u. 45 du soir. Prix aller et retour 2° classe, 50 fr. ; 3 e classe, 35 fr. Paris-Grenoble. Aller DĂ©part de Paris, le 19 aoĂ»t Ă  2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă  Grenoble, le 20 aoĂ»t Ă  7 h. du matin. — Retour DĂ©part de Grenoble, le 27 aoĂ»t Ă  9 h. 15 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 28 aoĂ»t Ă  2 h. 45 du soir. Prix aller et retour 2° classe, 49 fr. ; 3° classe, 34 fr. Paris-Aix-ChambĂ©ry. Aller DĂ©part de Paris, le 8 septembre Ă  2 h. 20 du soir. ArrivĂ©e Ă  Aix-les- Bains, le 9 septembre Ă  4 h. 33 du matin. ArrivĂ©e Ă  ChambĂ©ry, le 9 septembre Ă  5 h. du matin. — Retour DĂ©part de ChambĂ©ry, le 16 septembre Ă  10 h. 10 du soir. DĂ©part d’Aix-les-Bains, le 16 septembre Ă  10 h. 45 du soir. ArrivĂ©e Ă  Paris, le 17 septembre Ă  3 h. 45 du soir. Prix aller et retour 2 e classe, 44 fr. ; 3° classe, 32 fr. Paris-Interlaken, via Pontarlier. Un avis ultĂ©rieur fera connaĂźtre les dates et prix de ee train d’excursion. La couverture en couleurs du Figaro IllustrĂ© est projetĂ©e Ă  la lumiĂšre oxhydrique tous les soirs, i5, boulevard des Italiens, Ă  l’Office des Théùtres. Chemins de Fer de l’Ouest BAINS DE MER 1° Billets d’aller et retour Ă  prix rĂ©duits, valables du vendredi au lundi. De Paris aux gares suivantes Dieppe Criel, Puys, Pourville, Berneval 1'° classe, 30 fr. ; 2° classe. 22 fr. — Le TrĂ©port Mers l rc classe, 33 1T. 29; 2° classe, 23 fr. 60. — Cany Veulettes, les Petites-Dalles. Saint-ValĂ©ry-en 7 Caux Veules. Le Havre Sainte-Adresse, Bruneval. FĂ©camp, Les Ifs Yport, Étretat. Trouville-Deauville Villers-sur-Mer, Honfleur, Caen l ro classe, 33 fr. ; 2° classe, 24 fr. — Cabourg, le Home-Vara- ville. Dives. Beuzeval Houlgate l ro classe, 37 fr. ; 2° classe, 27 fr. — Luc, Lion-sur-Mer, Langrune ; prix pour le parcours total 1" classe, 37 fr. ; 2° classe, 27 fr. — Saint-Aubin, BerniĂšres, Courseulles Ver-sur-Mer ; prix pour le par- cours total l ro classe, 38 fr. ; 2° classe, 28 fr. — Bayeux Arromanches, As- nelles, etc. l ro classe, 40 fr. ; 2° classe, 30 fr. — Isigny Grandcamp, Sainte- Marie-du-Mont l ro classe, 44 fr. ; 2° classe, 33 fr. — Montebourg et Valognes Saint-Vaast de la Hougue, QuinĂ©ville l ro classe, 50 fr. ; 2° classe, 38 fr. — Cherbourg l ro classe, 55 fr. ; 2° classe, 42 fr. — Coutanees Agon, Coutainville, RĂ©gneville l r0 classe, 57 fr. ; 2° classe, 44 fr. — Granville Saint-Pair, Don- ville l r ° classe, 50 fr. ; 2° classe, 38 fr. — Saint-MĂ»lo-Saint-Servan ParamĂ©, Dinard Saint-Enogat, Saint-Lunaire, Saint-Briac. Lamballe Erquy, le Val-AndrĂ©, la Garde-de-Saint-Cast, PlĂ©neuf, Saint-Jacut-de-la-Mer l ro classe, 66 fr. ; 2° classe, 50 fr. — Saint-Brieuc Portrieux, Saint-Quay l ro classe, 68 fr. ; 2° classe, 51 fr. — Lannion Perros-Guirec l r “ classe, 79 fr. ; 2° classe, 59 fr. — Morlaix Saint- Jean-du-Doigt l r ” classe, 81 fr. ; 2° classe, 61 fr. — Saint-Paul de-LĂ©on et Ros- coff Ile-de-Batz l r ° classe, 85 fr. ; 2° classe, 64 fr. — Brest l ro classe, 90 fr. ; 2° classe, 67 fr. 50. — Saint-Nazaire l ro classe, 66 fr ; 2” classe, 50 fr. 54 -K- -54 54 -54 -54-54 54 -54 54 54 -$4 54 545454 54 54 -54 $4 54 -54 -54 -$4 -$4 -54 54-54 -54 54 Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, i8 fr. 5o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5o. [.es demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă  qui l’on doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et O, AsniĂšres. PAUL GROLLERON { Il est interdit de vendre sĂ©parĂ©ment cette reproduction LES VOILA! Chromotypographie BOUSSOU, VALADON & C* FIGARO ILLUSTRÉ, 1891 Louis XIV en Gondole ÉPISODE DE LA DIPLOMATIE VÉNITIENNE, 1 6 7 4 Par CHARLES YRIARTE L a Seigneurie de Venise, mieux qu’aucun gouvernement du monde, a reconnu la vĂ©ritĂ© du vieil adage Les petits prĂ©- sents entretiennent l’amitiĂ© » et a su le mettre en pratique. Nous allons voir un ambassadeur de la SĂ©rĂ©nissime essayer de se concilier les bonnes grĂąces de Louis XIV, et nous suivrons pas Ă  pas, dans ses dĂ©pĂȘches encore inĂ©dites, les progrĂšs des nĂ©gociations qui ont pour but d’offrir au grand Roi des gondoles d’apparat pour son palais de Versailles, nĂ©gociations qui ne tendent Ă  rien moins qu’à favoriser des dĂ©cisions importantes pour le salut de la RĂ©publique. Comme une exilĂ©e de la lagune, la gondole lĂ©gĂšre qui va promener le Roi-Soleil sur le grand canal de Versailles, lui rappellera cette colonie de pĂȘcheurs qui, Ă  force de gĂ©nie, de prudence et d’audace, ont su se rendre maĂźtres de l’Adriatique, rĂ©gner un instant sur le Bosphore, rĂ©sister aux Sarmates, subjuguer les Soudans, fonder des comptoirs jusque dans la Perse, et, Ă ' une heure de leur histoire, rassurer l’Europe en opposant une digue Ă  l’invasion des Ottomans. C’est le 24 avril 1 665 , Louis XIV abandonne Paris pour sa rĂ©sidence de Saint-Germain ; il a rĂ©solu de faire lĂ© trajet par eau et montera une superbe galĂšre Ă  douze bancs, spĂ©cialement cons- truite dans les arsenaux de l’État; vingt galĂ©riens venus de Tou- lon composent l’équipe. Quelques ambassadeurs ont Ă©tĂ© conviĂ©s Ă  accompagner Sa MajestĂ© ; le Roi, venu en voiture jusqu’à Passy, s embarque Ă  peu prĂšs au lieu oĂč s’élĂšve aujourd’hui le Pont d’IĂ©na; au moment de dĂ©raper, les galĂ©riens sont impuissants Ă  quitter la rive, on a dĂ» les renforcer de quarante rameurs peu expĂ©rimentĂ©s, choisis le matin mĂȘme; chaque coup de leur rame a bĂąbord, contrarie celles de tribord, il en rĂ©sulte une singuliĂšre confusion. Le Roi, qui a fait mieux que de faillir attendre, est de bonne humeur ce jour-lĂ , il rit du contretemps et fait des excuses Ă  ses hĂŽtes. On dĂ©rape enfin et, trĂšs lentement, on vogue sans encombre jusqu’à Saint-Cloud, oĂč Sa MajestĂ© veut mettre un instant pied Ă  terre. Le nonce du Pape, qui est du voyage, s’approche alors d’Alvise Sagredo, l’ambassadeur de la SĂ©rĂ©nis- sime et, entre autres propos, lui demande s’il est vrai que le SĂ©nat de Venise ait dĂ©cidĂ© d’envoyer au Roi deux gondoles d’apparat pour l’étang du Palais de Fontainebleau. Sagredo qui ne sait rien, du fait — ou fait semblant de n’en rien savoir — - demande au Nonce d’oĂč lui vient cette nouvelle qui le touche et le surprend ; celui-ci la tient de Vittorio Siri, ministre de Parme, un peu cail- lette il est vrai, mais qu’on sait ĂȘtre trĂšs avant dans les bonnes grĂąces de M. de Lyonne, le secrĂ©taire d’État pour les Affaires Ă©trangĂšres. Le lendemain mĂȘme de cet incident, Sagredo, dans sa dĂ©pĂȘche de ce jour, qui nous a donnĂ© les dĂ©tails ci-dessus, fait son rapport Ă  la Seigneurie, il raconte toute la promenade, l’inci- dent de la galĂšre et le propos tenu par le Nonce dont la Sei- gneurie fera son profit ». En rĂ©alitĂ©, Sagredo joue au plus fin, il est au courant des choses et a eu vent de certaines propositions faites Ă  Sa MajestĂ© par Pierre de Bonzi, Ă©vĂȘque de BĂ©ziers, envoyĂ© de France Ă  Venise au sujet d’un envoi de gondoles. Louis XIV a appris par son ambassadeur en Angleterre que la RĂ©publique de Venise, Ă  l’occasion du mariage du roi d’Angleterre Charles II avec la prin- cesse Catherine de Portugal, a fait prĂ©sent Ă  ce souverain de deux gondoles qui, manƓuvrĂ©es Ă  Greenwich devant toute la cour, ont ravi le Roi, trĂšs amateur d’embarcations de toute sorte, il en a conçu une certaine jalousie. C’est le moment oĂč le Roi n’a qu’une idĂ©e en tĂȘte, les embellissements de Versailles ; on vient de creuser le grand canal, toute une petite flottille y est Ă  l’ancre; une frĂ©gate, la Dunkerquoise, y montre dĂ©jĂ  le pavillon Ă©tranger ; ce serait un attrait nouveau si on voyait glisser sur ces eaux une gondole vĂ©nitienne, conduite par ces habiles Barcaroli si alertes dont le roi d’Angleterre a louĂ© si fort l’élĂ©gance et la prestesse. Evidemment on a glosĂ© de tout cela Ă  Venise; quelque cour- tisan a prĂ©venu notre ambassadeur de France du dĂ©sir du Roi, et celui-ci, en bon courtisan, a voulu le satisfaire. Comment en serait-il autrement puisque nous lisons dans une dĂ©pĂȘche de Pierre de Bonzi, Ă©vĂȘque de BĂ©ziers, ambassadeur du Roi de France Ă  Venise, les lignes suivantes Si j’osais faire redorer ma plus belle gondole et l’envoyer au Roi avec deux gondoliers, je croirais faire un prĂ©sent Ă  Sa MajestĂ© qui lui pourrait ĂȘtre agrĂ©able pour le canal de Fontainebleau et plairait par sa nouveautĂ© et sa commoditĂ© ». — Remarquons que cette dĂ©pĂȘche est du 2 janvier 1 665 , c’est-Ă -dire plus de quatre mois avant le propos tenu par Vittorio Siri. M. de Lyonne, le secrĂ©taire d’État, a rĂ©pondu, courrier par courrier, Ă  notre envoyĂ© Ă  Venise J’ai dit au Roy la pensĂ©e que vous aviez, et Sa MajestĂ© a tĂ©moignĂ© vous savoir bon grĂ© de l’intention, mais elle ne dĂ©sire pas que vous la mettiez Ă  effect. Si nous eussions dĂ» aller Ă  Fontainebleau cette annĂ©e, j’aurais davantage insistĂ© lĂ -dessus pour avoir la gondole dans le III 6 FIGARO ILLUSTRÉ canal, mais Sa MajestĂ© passera tout l’étĂ© Ă  Saint-Germain et aura une galĂšre sur la riviĂšre, pour laquelle elle a fait venir vingt forçats de Toulon ». VoilĂ  bien notre galĂšre citĂ©e dans la dĂ©pĂȘche de Sagredo quatre mois plus tard, et, en effet, de Lyonne a dit vrai, le Roi passe l’étĂ© Ă  Saint-Germain et s’y rend par eau. Il est facile de voir que le Roi a vraiment Ă©tĂ© impressionnĂ© par cet envoi des gondoles Ă  Charles II, mais on conçoit qu’il ne dĂ©sire pas les demander directement Ă  Venise, la Seigneurie en prendrait acte, elle voudrait les offrir, il ne lui convient point d’ĂȘtre Ă  ce point son obligĂ©. D’un autre cĂŽtĂ© Sa MajestĂ© ne permet pas Ă  son am- bassadeur de lui faire un tel prĂ©sent ; on a donc dĂ» remercier Bonzi et on a laissĂ© tomber la proposition. C’est Ă©videmment par M. de Lyonne, son ami, que Vittorio Siri, le ministre de Parme, a Ă©tĂ© au courant du dĂ©sir du Roi ; on en aura parlĂ© un jour Ă  Ver- sailles devant le grand canal ; de lĂ  le propos tenu Ă  Sagredo, qui, lui, a saisi la balle au bond et avisĂ© la RĂ©publique. Pendant quatre annĂ©es il n’est plus question de l'incident, mais il faut croire cependant que le dĂ©sir a mordu le Roi au cƓur, ou que les courtisans sont gens persĂ©vĂ©rants ; car le 20 jan- vier 1669, M. le prĂ©sident de Saint-AndrĂ©, conseiller du Roi, revient sur le sujet dans une dĂ©pĂȘche Ă  notre ambassadeur Ă  Venise Que sont donc devenues les gondoles de M. de BĂ©- ziers? » L’ambassadeur, rĂ©pond l’envoyĂ©, a fait prendre toutes les Ă©toffes et ornements qu’il pouvait emporter, et quand son suc- cesseur est arrivĂ© il n’a pu recouvrer que le corps de la gondole et quelques glaces En l’état qu’elle Ă©tait du temps de M. de BĂ©ziers, ajoute-t-il, c’estait un bĂątiment bien irrĂ©gulier, je l’ay mise en tel estĂąt qu’elle est plus belle que jamais. Je l’ay fait redorer Ă  neuf, garnir de damas d’or Ă  belles fleurs, de beaux velours et de grands passements et franges d’or; j’y ai beaucoup ajoutĂ© en sculptures, en sorte qu’elle a passĂ© Ă  mon entrĂ©e pour une des plus belles gondoles et des mieux entendues qui aient paru Ă  Venise. Je m’estimerais bien glorieux si elle pouvait agrĂ©er au Roy... » Le secrĂ©taire d’État remercie pour la forme et le temps passe; il est tout Ă  fait Ă©vident que le soin de sa grandeur attache Louis XIV au rivage ; il ne peut pas accepter de prĂ©sents de ses ambassadeurs. Cependant, M. de Lyonne meurt, M. de Pomponne lui succĂšde, comme Alvise Sagredo qui, le premier, a signalĂ© le dĂ©sir du Roi Ă  la Seigneurie, s’est vu remplacer Ă  Paris auprĂšs de Sa MajestĂ© par Francesco Michieli. Mais le propos de Sagredo n’est pas, comme on dit, tombĂ© dans l’oreille d’un sourd ; et dĂšs que la Seigneurie, qui sait tout, qui voit tout par les dĂ©nonciateurs du Conseil et par ses espions offi- ciels, a appris qu’on persiste Ă  demander des nouvelles des gon- doles de M. de BĂ©ziers, elle a ordonnĂ© Ă  son ambassadeur d’aller de l’avant. Hier, Ă©crit Michieli Ă  la date du i 3 novembre 1671, je suis allĂ© Ă  la cour m’acquitter de mon office. J’ai rencontrĂ© le matin le marĂ©chal de Bellefond qui, une fois les affaires faites, m’a conseillĂ© de visiter les jardins... A dĂ©jeuner, M. de Bellefond a vu le Roi et lui a transmis mes fĂ©licitations et parlĂ© de mon enthousiasme pour la splendeur de ses monuments; le Roi, tou- chĂ© de mes hommages, a dĂ©cidĂ© de me donner l’aprĂšs-midi le spectacle des jets d’eau ; il s’en fait une fĂȘte et il y assistera... » A l’heure dite, M. de Bellefond, de la part du Roi, vient prendre Michieli dans son petit pied Ă  terre de Versailles et le conduit au parc par l’allĂ©e des Marmousets ; bientĂŽt, de l’allĂ©e mĂȘme, dĂ©bouche Sa MajestĂ© qui conduit elle-mĂȘme une voiture de parc traĂźnĂ©e par des poneys ; elle s’arrĂȘte Ă  la vue du patricien qu’accompagne le marĂ©chal, descend de voiture, s’avance le visage ouvert et souriant » et l’invite Ă  parcourir les jardins. Ils vont ainsi de fontaine en fontaine, toutes ornĂ©es de statues de mĂ©tal plus grandes que nature, les unes dorĂ©es, les autres de bronze. A chaque moment on s’arrĂȘte ; le Roi demande l’avis de Michieli ; il lui explique toute chose, s’assied avec lui sur les exĂšdres et l’égare dans les coins les plus cachĂ©s, bref, la dĂ©pĂȘche est pleine des menus dĂ©tails de la visite ; mais venons au point principal Une des Ɠuvres les plus merveilleuses, ornement de cette immense crĂ©ation, c’est le grand canal, trĂšs large et long d’une lieue, que le Roi m’a dit vouloir border Ă  droite et Ă  gauche de petits pavillons charmants. Son intention serait de rĂ©unir lĂ  toutes sortes de constructions navales, des Felouques, des Tar- tanes, des Barques Napolitaines et de Provence, des FrĂ©gates et des Hollandaises. Il me vint alors Ă  l’idĂ©e, afin de dĂ©couvrir la pensĂ©e secrĂšte de Sa MajestĂ©, de lui dire que pour voguer sur les canaux, rien n’était mieux appropriĂ© que les gondoles. Le Roi ne me rĂ©pondit que par un sourire gracieux et courtois ». ‱ VoilĂ  l’attaque ; si elle reste discrĂšte, elle est directe; une fois en voiture avec le marĂ©chal auquel le Roi, qui veut honorer la SĂ©rĂ©nissime, a donnĂ© l’ordre de reconduire l’envoyĂ© de Venise Ă  son logis, Michieli fait allusion Ă  son offre et M. de Bellefond minaude et se dĂ©fend ; sans doute l’envoi serait tenu pour agrĂ©able, il est tout Ă  fait en situation, mais ce serait induire la RĂ©publique en dĂ©penses. Michieli, qui sait ce que parler veut dire, Ă©crit le jour mĂȘme au SĂ©nat, et la Seigneurie, Ă  la lecture de la dĂ©pĂȘche, met les fers au feu. Le i 3 novembre l’ambassadeur a Ă©crit, le 28, le secrĂ©taire du SĂ©nat lui rĂ©pond Vous avçz Ă©tĂ© prudent, Michieli, c’était un honneur pour vous de rencontrer ainsi le Roi, son accueil nous prouve en quel estime Sa MajestĂ© tient la RĂ©publique et ses ministres. En ce qui concerne les gondoles dont on pourrait se servir sur ce dĂ©licieux canal, selon l'allusion que nous vous avons suggĂ©rĂ©e, et qui a paru plaire au Roi, mais beaucoup plus Ă  M. de Bellefond, considĂ©rant que la RĂ©publique est toujours disposĂ©e Ă  saisir toutes les occasions propices de montrer sa satisfaction et son dĂ©sir de plaire, nous donnons les ordres nĂ©cessaires pour l’exĂ©cution des gondoles et pour leur transport. » L’affaire est lancĂ©e ; la Seigneurie a dĂ©jĂ  fait les propositions au SĂ©nat, on a discutĂ©, votĂ© cent trente-cinq membres ont dit FIGARO ILLUSTRÉ 23 oui, cinq intransigeants ont vote' non , cinq bulletins sont annulĂ©s. PoĂčr les dĂ©penses, il y a des prĂ©cĂ©dents ; les gondoles du roi Charles II ont coĂ»tĂ© six mille ducats d’or une grosse somme mĂȘme pour le temps, on a donc une base et un contrĂŽle. Michieli, avisĂ©, Ă©crit sur l’heure aux commissaires spĂ©ciaux Bannissez le vert et le noir, le Roi n’aime pas les couleurs sombres ». Tout sera donc blanc et or; on ne tiendra plus de compte des lois sur les pompes qui rĂ©glementent l’ornementation des gondoles, on fera grand, on fera riche; il faut ĂȘtre digne des splendeurs de Versailles et du Roi-Soleil. » Mais bientĂŽt se produit un singulier Ă©pisode; au cours de l’exĂ©cution des gondoles on a changĂ© l’ambassadeur de France Ă  Venise, et le nouveau, M. le comte d’Avaux, a fait une trĂšs bril- lante entrĂ©e le 20 avril 1672. On sait ce que sont ces entrĂ©es, occasions du plus splendide apparat, joutes galantes entre les Etats qui rivalisent de luxe et veulent Ă©blouir les foules. L’ambas- sadeur de France a si bien fait les choses que la Seigneurie ordonne la suspension du travail des gondoles royales ; elle se sent surpassĂ©e, on en jugera Il y a trois semaines qu’on ne travaille plus aux gondoles du Roi, on attend que les miennes soient achevĂ©es pour se rĂ©gler sur elles, il fallait tout recommen- cer. En ce pays les gondoles font partie de l’ambassade ; au lieu qu’on ne mettait qu’un felce 1 de velours noir Ă  la premiĂšre avec deux galons d’or et un filet de damas, et des galons de soie Ă  la seconde, j’ai mis le felce de velours noir Ă  la seconde et le damas Ă  la troisiĂšme ; quant Ă  la premiĂšre, je l’ai faite d’une invention nouvelle, avec un felce de velours bleu couvert de fleurs de lys d’or en broderie et les tapis et les coussins de mĂȘme velours, couverts du galon d’or le plus pur que j’ai pu trouver. J’ai voulu aussi avoir quatre gondoles au lieu de trois comme d’ordinaire et quatre gondoliers Ă  chaque gondole au lieu que les autres ambas- sadeurs n’en avaient quatre qu’à la premiĂšre seulement, si bien que les seize gondoliers avec beaucoup de pages et de laquais faisaient une assez belle livrĂ©e ». Je passe les dĂ©lais et j’arrive Ă  conclusion ; les gondoles sont terminĂ©es. M. le comte d’Avaux avise M. le marquis de Louvois, on procĂšde au transport. Le cardinal Basadonna et un abbĂ© de sa domesticitĂ© ont lait des vers qu’on prĂ©sentera en mĂȘme temps au Roi. Ils ont animĂ© les gondoles qui parleront et porteront au Roi les vƓux de la SĂ©rĂ©nissime. » Les gondoles sont dĂ©jĂ  Ă  Mar- seille, Francesco Michieli et Antonio Giustiniani, les deux ambas- sadeurs de Venise Ă  Paris, se rendent Ă  Versailles pour en aviser M. de Pomponne, Ă  cette occasion on leur montre les nouveaux 1 On sait que felce est le nom vĂ©nitien delĂ  cabine, qui peut s’en- lever pendant la belle saison. appartements qu’ils dĂ©crivent de la sorte La somptuositĂ© de ces nouvelles chambres royales est incomparable, les tapisseries tissĂ©es d’or en reprĂ©sentent la partie la plus simple. Il y a lĂ  deux coffres incrustĂ©s de pierres prĂ©cieuses qui reprĂ©sentent quatre mille doubles-ducats d’or, et une simple table d’argent qui, par le seul travail des bas-reliefs qui la dĂ©corent, a coĂ»tĂ© cinquante mille Ă©cus. Tout cela n’est rien; la garde-robe du Louvre est pourvue d’un tel nombre d’orfĂšvrerie que les Ă©trangers en sont Ă©merveillĂ©s et qu’il est difficile de croire qu’aucun coin du monde puisse se glorifier d’une telle magnificence. » Enfin, le 16 janvier 1674 — neuf ans aprĂšs qu’on a prononcĂ© le mot de gondoles pour la premiĂšre fois dans les dĂ©pĂȘches — la prĂ©- sentation officielle est faite au Roi en prĂ©sence de la Cour, en plein hiver, au bord du grand canal. Le Roi est venu de Saint-Germain, il a amenĂ© mesdames de Montespan et de La ValliĂšre, le duc d’Or- lĂ©ans, M. de Louvois et M. de Pomponne, la rĂ©union de Cour est si choisie, que tout le monde a regardĂ© comme une suprĂȘme faveur d’y ĂȘtre conviĂ© A peine en prĂ©sence du Roi, Ă©crit Gius- tiniani Ă  la Seigneurie, il m’a demandĂ© si je prĂ©fĂ©rais ĂȘtre reçu dans ses appartements ou au bord du canal ; j’hĂ©sitais, mais il a insistĂ© trĂšs vivement et m’a fait comprendre qu’il me laissait le choix pour prouver Ă  la SĂ©rĂ©nissime quel cas il faisait de son prĂ©- sent. Il croyait, quant Ă  lui, ne pouvoir mieux faire que de me 2 4 FIGARO ILLUSTRE recevoir sur le lieu mĂȘme, en face des gondoles ». On fait avancer les carrosses, tout le monde y monte, et on descend au bord du canal. A peine le Roi a-t-il mis pied Ă  terre, Giustiniani s’avance le chapeau Ă  la main, le Roi se dĂ©couvre ; il constate d’abord qu’il est venu de Saint-Germain uniquement pour la prĂ©sentation, puis il s’approche du bord, toujours tĂȘte nue. Giustiniani proteste du dĂ©vouement de la RĂ©publique Ă  Sa MajestĂ©; avec les deux gon- doles la Seigneurie prĂ©sente quatre gondoliers dans leur costume national, qu’elle dĂ©sire voir rester au service du Roi ; on Ă©change encore les politesses d’usage puis Louis XIV, se couvrant pour la premiĂšre fois, malgrĂ© le froid piquant et le vent qui souffle, s’àp- proche du quai et, mettant la main sur le felce, loue la souplesse de l’étoffe, un brocart d’or magnifique, et considĂšre le corps de la gondole, ses sculptures et le goĂ»t des accessoires. Le ciel est couvert, les eaux sont agitĂ©es, il fera l’épreuve de la barque et y montera ; Madame de Montespan proteste. Le Roi persiste et invite son frĂšre, le duc d’OrlĂ©ans, puis l’ambassadeur, enfin le capitaine de ses gardes qui ne le quitte jamais ». Il faut remarquer que le Roi, jusque-lĂ , ne s’est pas encore couvert, forçant ainsi toute la sociĂ©tĂ© Ă  rester tĂȘte nue pour le plus grand respect Ă  l’égard de la SĂ©rĂ©nissime. Ce sont lĂ  des façons que nous n’avons plus. Une fois sous le felce le Roi presse Giustiniani de questions, il veut tout savoir, si les accidents sont frĂ©quents, combien Venise compte de gondoles, leur forme, leur dĂ©cor, les lois qui les rĂ©gissent. Cependant le vent souffle, la vague clapote et le temps est peu propice, le Roi, Ă  son aise comme sur le parquet de la Galerie des glaces, sourit constamment et Giustiniani fait observer Ă  Sa MajestĂ© qu’elle en remontrerait pour le calme Ă  ceux qui sont nĂ©s sur les lagunes ». On met pied Ă  terre, on rejoint les dames, et le Roi, malgrĂ© le froid vif, insiste pour montrer ses nouvelles crĂ©ations les Fables d’Esope , rĂ©alisĂ©es en jeux d’eaux, et le Salon de Marbre. Il se flatte d’avoir tout imaginĂ©. Tout, m’a-t-il dit, est de son inven- tion, et il en a Ă©tĂ© l’architecte. » En fin courtisan Giustiniani parle de la difficultĂ© vaincue pour amener les eaux sur ce haut plateau de Versailles. dit le Roi, jetez les yeux partout, et voyez, malgrĂ© cela, avec quelle abondance l’eau jaillit de toute part. » La promenade dure deux heures, les dames, fatiguĂ©es, ont demandĂ© la permission de dans les carrosses, mais le Roi est dans son Ă©lĂ©ment, Versailles est sa folie, il persiste jusqu’à la nuit tombante. Enfin la Cour repart pour Saint-Germain, Giusti- niani rejoint son hĂŽtel de la rue GaranciĂšre, et tout Ă  fait le soir, quelqu’un de la suite du vĂ©nitien lui rapporte que les gondoliers sont enchantĂ©s de leur journĂ©e, car M. de Pomponne leur a fait compter soixante doubles ducats. Cette fantaisie du Grand Roi ne sera point passagĂšre et durera longtemps; on construit d’abord spĂ©cialement pour les gondoles et les gondoliers, une darsena qui existe encore la Petite Venise. En 1674, l’équipe comptait quatre hommes, elle en compte six en 84, sept en 85 et quatorze en 86, tous VĂ©nitiens et fils de la lagune, sous les ordres de deux frĂšres, les Massagati. Nous rele- vons tous les noms et les appointements dans les papiers des archives nationales Comptes des bĂątiments du Roy. » Les deux pilotes touchent chacun quatorze cents livres, les douze autres douze cents, nourris, logĂ©s, habillĂ©s et dĂ©frayĂ©s ; ils relĂšvent de M . de Colbert ; leur chef immĂ©diat est le gouverneur du canal. Les gravures de Lepaute, les tableaux de Martin au musĂ©e de Versailles nous montrent la flottille en action sur le grand canal. Des calfats, venus du Nord, construisent des gondoles Ă  Versailles mĂȘme. Quand la duchesse de Bourgogne s’installe au Grand-Trianon, dit Dangeau, elle montre une vraie passion pour ces embarca- tions, s’embarque en plein Ă©tĂ© vers minuit, soupe sous le felce avec ses dames et ses favoris, et ne rentre parfois qu’aprĂšs le lever du soleil. » Le dernier passager qui va de Trianon Ă  la mĂ©nagerie, Ă  bord de la gondole, prĂ©sent de la RĂ©publique, c’est Pierre-le- Grand, hĂŽte d’importance qui visite Versailles. Au commence- ment de l’hiver de cette mĂȘme annĂ©e, le budget de Versailles est supprimĂ©, le RĂ©gent licencie l’équipe et les barcaroli sont rapa- triĂ©s. Les Massagati sont encore au service, avec les Borelli, les Palmarini, Vincenzo Doria ; et l’un d’eux manie la rame au service du Roi depuis trente-quatre annĂ©es. Si on fait des Ă©cono- mies, on gardera cependant trois gondoliers en 1736, le marquis d’Antin, gouverneur du grand canal, a sous ses ordres un capi- taine de la flottille, officier de la marine du Roi, trois VĂ©nitiens, dix matelots et six charpentiers et calfats, tous logĂ©s Ă  la Petite Venise. L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE EN GONDOLE Épisode de la diplomatie italienne, i 863 . Autre temps, autres mƓurs, mais les fantaisies sont les mĂȘmes. Nous sommes sous le troisiĂšme Empire, en 1 863 . Le comte Sor- mani Moretti, secrĂ©taire de la lĂ©gation italienne Ă  Paris, sur un dĂ©sir de l’ImpĂ©ratrice EugĂ©nie, a priĂ© le marquis Guiccioli, de Venise, de se charger de la construction d’une gondole qu’elle voudrait lancer sur la piĂšce d’eau du palais de Fontainebleau. Le patricien a pris la tĂąche Ă  cƓur et, dĂ©tachant de sa maison le meilleur de ses gondoliers, Luigi Zanovello, il l’a chargĂ© de trans- porter l’embarcation Ă  GĂȘnes par la voie ferrĂ©e, de l’embarquer sur le vapeur français le Roi-JĂ©rĂŽme , Ă  destination de Marseille, et, une fois Ă  Fontainebleau, de rester au service de l’ImpĂ©ratrice comme son gondolier privĂ©. Le 7 mai eut lieu l’inauguration de la gondole, et pendant cette saison de 1 863 , la souveraine usa de l’embarcation presque chaque soir, prolongeant souvent sa pro- menade bien avant dans la nuit. Ce n’était point une gondole d’apparat, elle Ă©tait toute noire, sans la moindre dorure, suivant l’usage et les lois strictes de la RĂ©publique, et de la dimension de celles en usage dans les grandes familles du pays. L’embarcation, construite dans les ateliers d’Andrea Fassi, Ă  San Giovanni et Paolo, Ă©tait pourvue de la cabine ordinaire, le felce, avec ses larges coussins de cuir et ses miroirs de verre gravĂ©, les fiocchi de soie noire, les chevaux marins de cuivre, finement ciselĂ©s, et la riche lanterne aux armes impĂ©riales. Comme on Ă©tait Ă  l’époque des chaleurs et que la gondole devait surtout servir pendant les nuits d’étĂ©, le marquis Guiccioli, en rĂ©sidence au palais de Fon- tainebleau, avait pris goĂ»t Ă  diriger le tapissier de la couronne qui avait substituĂ© au felce une tente ou padiglione d’un drap vert ornĂ© d’une frise d’or. Le costume du gondolier diffĂ©rait peu de ceux des Barcaroli du palais de Venise ; il portait la veste de toile blanche, le large col du marin de l’Etat et le chapeau de paille ornĂ© d’un ruban vert terminĂ© par une frange d’or et brodĂ© de la couronne impĂ©riale; le brassard vert portait l’aigie aux ailes Ă©ployĂ©es. A la saison suivante, Luigi fut invitĂ© Ă  revĂȘtir un Ă©lĂ©- gant costume de majo andaloux, mais le vĂȘtement sembla lourd et peu appropriĂ© , on lui substitua la petite tenue des marins de l’Etat. Zanovello ramait seul ; maintes fois on tenta de lui adjoin- dre des compagnons, mais la manƓuvre particuliĂšre, la forme plate de la gondole qui repose sur l’eau et glisse au lieu de fendre FIGARO ILLUSTRÉ 25 le flot, enfin le lĂ©ger coup de rame qui doit dĂ©terminer le virage et l’extrĂȘme sensibilitĂ© de l’embarcation dĂ©routĂšrent les matelots les plus habiles. M. Armand Baschet, l’auteur de la Diplomatie vĂ©nitienne, qui avait l’habitude de remonter aux sources et apportait dans la moindre enquĂȘte relative aux faits contemporains la mĂȘme cons- cience que lorsqu’il s’agissait de dĂ©couvrir dans les archives l’intime pensĂ©e du SĂ©nat ou les secrets de la SĂ©rĂ©nissime, long- temps aprĂšs le retour du gondolier Ă  Venise, reçut la dĂ©position de Zanovello. L’ImpĂ©ratrice et ses hĂŽtes prolongeaient souvent leur promenade bien avant dans la nuit, et, Ă  la pĂąle clartĂ© des Ă©toiles, Luigi, debout Ă  la proue, jetait aux Ă©chos les joyeux chants de la lagune. InterrogĂ© sur ceux qui plaisaient davantage et qu’on lui demandait le plus volontiers, il en a citĂ© les titres Vieni la barca \epronta, — la Biondina in gondoletta , — laNotte %e bel la fa presto Ninetta ! — et Lis et a guarda corne la luna ^e bella ! c est-Ă -dire les can^onette populaires qui rĂ©sonnaient le plus sou- vent sur la lagune au commencement du siĂšcle, celles qui char- maient Byron pendant les nuits du Lido, que nous a transmis George Sand dans les Lettres d’un voyageur et que tous les barca- roli savent encore. Luigi a ajoutĂ© aprĂšs coup, Ă  l’interrogatoire dont j’ai le procĂšs-verbal sous les yeux E qualche volte qualche strofadel Tasso alla barcarola. » Chanter les vers du Tasse, c’était encore dans le caractĂšre, mais la tradition est bien morte, et le Torquato ne figure plus au rĂ©pertoire des traghetti. Le dernier barcarolo qui chantait les vers du Tasse s’appelait Antonio Mas chio, il fut mis Ă  la disposition du comitĂ© français chargĂ© de ramener Ă  Venise les cendres de Daniel Manin, lorsque ses com- patriotes voulurent lui donner une tombe Ă  Saint-Marc. Non seu- lement Maschio chantait les stance alla Barcarola, mais il com- mentait le Dante dans la chaire du Ridotto, et le prĂ©sident de l’AcadĂ©mie de Venise lui ayant fait quitter la rame, le Roi galant homme attacha Maschio Ă  sa personne. On sait que les ambassadeurs accrĂ©ditĂ©s auprĂšs de la Cour de France sous le second Empire Ă©taient tour Ă  tour conviĂ©s Ă  l’ac- compagner dans ses divers dĂ©placements. Celui d’entre eux qui reprĂ©sentait alors l’Italie Ă©tait persona grata, et bien des fois il lui fut donnĂ© de prendre place dans la gondole pendant les pro- menades des nuits d’étĂ© ; comment un patriote qui avait portĂ© le mousquet Ă  Novare, un Ă©lĂšve de Cavour, un diplomate et un poĂšte, en entendant les chants de la lagune chantĂ©s par le gondolier, n’eĂ»t-il pas Ă©voquĂ© l’image de Venise frĂ©missante sous le joug des Ă©trangers et déçue dans ses espĂ©rances? Comme jadis le cardinal Basadonna et l’abbĂ© Capellari avaient prĂȘtĂ© une voix aux gondoles de la SĂ©rĂ©nissime pour porter Ă  Louis XIV les vƓux de la Reine de l’Adriatique, un soir d’étĂ© de l’annĂ©e i865, celui qu’on appelait alors le chevalier Nigra improvisa ces stances Ă  la fois fiĂšres et mĂ©lancoliques qu’il dĂ©diait Ă  l’ImpĂ©ratrice mais qui devaient rappeler plus directement au signataire du traitĂ© de Vil- lafranca sa dĂ©claration solennelle GONDOLE VENITIENNE A FONTAINEBLEAU J’ai reçu le baptĂȘme des vagues irritĂ©es de l’Adriatique, et la fatale ville des Doges m’envoie vers toi, blonde ImpĂ©ratrice, pour dĂ©poser Ă  tes pieds les colĂšres, les espĂ©rances et les larmes d’un peuple malheureux. Le fier lion ailĂ© est chargĂ© de fers, l’étranger foule la terre de Saint- Marc, la mer infidĂšle a brisĂ© l’anneau des mystiques fiançailles, et les chants ne rĂ©sonnent plus sur les lĂšvres des gondoliers/ La lune tristement s’efface derriĂšre les coupoles dorĂ©es, muette est la lagune et la mer est sans voiles. CouchĂ© sur son lit d’algues, le lion, pour se rĂ©veiller, attend le jour de la vengeance. Femme ! si parfois le muet Empereur glisse avec toi sur ton lac pai- sible, dis lui qu’aux rives de l’Adriatique pauvre, nue, sanglante, mais vivante encore, Venise souffre et attend toujours. Ces vers ont eu leur destin. Pendant que tous les organes poli- tiques les commentaient Ă  l’envi, ils Ă©taient reproduits par la presse des deux mondes, la Revue de V instruction publique , sous la signature de M. Lafargue, en publiait une traduction en langue française et une autre en vers latins, et cette poĂ©sie prenait la valeur d’un document historique. Dans nos lycĂ©es on prit la Gondole vĂ©nitienne » pour sujĂ©t de concours, et la jeunesse fran- çaise d’alors, animĂ©e d’une flamme gĂ©nĂ©reuse, et Ă©mue de pitiĂ© au souvenir de Venise enchaĂźnĂ©e, se plut Ă  rĂ©pĂ©ter les vers du diplo- mate italien. Une annĂ©e aprĂšs l’Italie Ă©tait libre depuis les Alpes jusqu’à l’Adriatique. » CHARLES YRIARTE. Illustrations de Maurice Leloir. III 7 mnx& Le soleil se voilait sur les eaux de la Manche Tout le ciel Ă©tait noir, et tout l’OcĂ©an vert. En fuite horizontale, une mouette blanche Rasait les flots montants;,- de 'son vol gr and ouvert. Les Normands qui passaient en grosses barques rondes, Iu large apercevaient des groupes de faucheurs. De leur champ dĂ©jĂ  mĂ»r, coupant les moissons blondes, Et qui, d'en haut, rendaient leur salut aux pĂ©cheurs. Et les faucheurs pensaient Robustes et valides , .1 pied sĂ»r nous marchons sous la pluie et les vents; Nous travaillons du moins sur des terrains solides. Vous c’est Ă  l’aventure, au grĂ© des flots mouvants. » Et les pĂ©cheurs songeaient Dans le sillon des lames, Aux rumeurs de la mer Ă©ternellement sourds, Nous manƓuvrons sans peur nos. voiles et nos rames, Et labourons, l’écume en souriant toujours. » ; Quand un rais de soleil tombait par Ă©chappĂ©es, Les faux jetaient de longs Ă©clairs intermittents, Et les rames;- au loin, dans l’eau de mer trempĂ©es, Des barques rĂ©pondaient en Ă©chos miroitants . ANDRE LEMOYNE. C ’était le soir, au village nĂšgre d’Ouan-Mahléï, le plus proche, Ă  l’Orient, de la forĂȘt de Kyamo, une des plus vastes du Continent mystĂ©rieux. Au firmament, la lune Ă©cornĂ©e par le dĂ©cours, flot- tait entre des nuages Ă  peine visibles, des nuages longs et frĂȘles, en forme d’esquifs, qui tous partaient, se perdaient lentement vers un mĂȘme horizon. La plaine se prolongeait en ondes lĂ©gĂšres, avec des palmiers sur les hauteurs ; dans ce mois de floraisons la confidence des parfums Ă©tait suave, dans le chuchottis de la brise, semblait le Verbe profond et pĂ©nĂ©trant des plantes, l'hymne de leur amour, de leur ardeur Ă  vivre et Ă  se multiplier. Le vent se levait et se taisait alternativement. Il Ă©tait triste et doux comme le ciel sous sa couverture mince de nues. Il sou- levait, dans un rythme de mouvement et de musique, pour l’Ɠil et pour l’oreille, les herbes longues, les feuillages dentelĂ©s. Des insectes vibraient, on entendait par intervalles le rugissement d’un lion, et, plus lointain, le rugissement d’un autre lion, puis des cris, des abois, des rumeurs imprĂ©cises, — tout cela, comme la brise, se taisait par minutes dans un magnifique silence. Les NĂšgres ne dormaient pas. Beaucoup se tenaient auprĂšs de la case centrale, la case du chef, oĂč trois EuropĂ©ens contemplaient la nuit et causaient entre eux ou avec les indigĂšnes. D’autres prĂ©pa- raient un grand brasier pour cuire un festin, un repas colosse en l’honneur des hĂŽtes. Des trois voyageurs, deux, l’autrichien Kam- stein et le français Hamel, Ă©taient des explorateurs dans toute la force du terme, soucieux de parcourir et de dĂ©crire avec exacti- tude des contrĂ©es inconnues, braves jusqu’à l’hĂ©roĂŻsme, mais ayant prĂ©fĂ©rĂ© le systĂšme de la douceur Ă  la mĂ©thode conquistado- rienne des Stanley. Magne, le troisiĂšme, Ă©tait plutĂŽt un natura- liste — et de la plus haute lignĂ©e — noblement curieux, rĂ©pugnant aux sacrifices inutiles, aux meurtres inconsidĂ©rĂ©s de la bĂȘte, empreint de ce systĂšme de philosophie zoologique qui voit dans le massacre abusif de l’animal, Ă  la fois un danger pour le progrĂšs futur de l’humanitĂ© et une diminution de beautĂ© sur la Terre. Il interrogeait avec ferveur un vieillard d’Ouan-Mahléï, sur la forĂȘt de Kyamo. Et celui-ci contait des choses mystĂ©rieuses, lĂ©gendaires peut-ĂȘtre, infiniment intĂ©ressantes et poĂ©tiques. Kyamo Ă©tait, selon lui, longue comme quarante journĂ©es de marche en plaine et large de vingt journĂ©es. Elle Ă©tait vieille incroyablement — depuis le commencement des Ăąges — et l’Homme nĂšgre ne l’avait jamais traversĂ©e par troupes, le lion la redoutait, avait Ă©tĂ© expulsĂ© tout autour de sa frontiĂšre. Aussi loin que va la mĂ©moire des ancĂȘtres dans les rĂ©cits des Ă©poques pas- sĂ©es, elle avait appartenu sans conteste au grand homme des bois, au gorille noir gĂ©ant, elle avait Ă©tĂ© impĂ©rieusement et victorieu- sement gardĂ©e. A ce rĂ©cit, Magne s’était Ă©mu, une Ă©popĂ©e merveilleuse et grandiose avait grandi dans son cerveau en mĂȘme temps que l’ñpre curiositĂ© du savant As-tu vu. l’homme des bois?... — Je l’ai vu, j’ai Ă©tĂ© dans Kyamo. L’homme des bois est plus grand que nous, mais surtout plus large. Il a la poitrine plus pro- fonde que celle du lion; ses bras sont invincibles; plus d’un des nĂŽtres a pĂ©nĂ©trĂ© dans la grande forĂȘt, sans armes, solitaire. Lors- qu’on est humble et doux, il ne vous arrive pas de mal... mais la colĂšre de l’homme des bois est terrible ! — LĂ©s hommes des bois sont-ils en grand nombre ? — Oui, ils sont nombreux, sĂ»rement, la forĂȘt en renferme plusieurs centaines de villages... — Mais ils ne vivent pas en groupes ? — Non, chaque homme vit Ă  part, avec ses femmes, mais trĂšs voisin d’autres familles. Ils se rĂ©unissent quelquefois par villages et par tribus pour des expĂ©ditions. Ils savent alors choisir un chef... » Magne baissa la tĂȘte et rĂȘva. Son rĂȘve Ă©tait doux Ă  son cƓur. Il voyait, dans l’hermĂ©tique vastitude de Kyamo, un majestueux vestige de la trĂšs antique histoire de l’ĂȘtre. En ce domaine vierge, l’intelligence de celui qui fut le rival de l’homme avait gardĂ© des traces d’un Ă©tat supĂ©rieur des rudiments d’organisation, un sys- tĂšme de dĂ©fense forte et rĂ©flĂ©chie, une Ă©nergie vitale considĂ©rable. LĂ  vivait l’analogue de ce qu’avait Ă©tĂ© l’homme Ă  l’époque tertiaire, un animal qui, pour des raisons mystĂ©rieuses, avait Ă©chouĂ© oĂč son Ă©mule avait rĂ©ussi. LĂ  vivait la genĂšse de l’huma- nitĂ© avant l’homme douĂ© du verbe, c’est-Ă -dire un des plus Ă©mou- vants, sinon le plus Ă©mouvant des poĂšmes Ă©piques arrivĂ©s que puisse concevoir notre cerveau. Magne rĂ©solut fortement, intensĂ©ment, qu’il pĂ©nĂ©trerait dans Kyamo, qu’il assisterait Ă  la vie de ces ĂȘtres, qu’il les verrait agir dans l’intimitĂ© de leurs refuges... Cependant, le grand brasier s’allumait Ă  l’orĂ©e du village. Sa lueur effaça celle de la lune et pĂąlit encore les Ă©toiles. Les nĂšgres poussĂšrent des clameurs joyeuses d’enfants. Dans la plaine, les bĂȘtes, Ă©tonnĂ©es, se turent d’abord, puis reprirent leur clameur de chasse, de terreur et d’amour. La fumĂ©e dissipa les arĂŽmes exquis de la plante, et bientĂŽt un buffle, des antilopes, furent mis Ă  rĂŽtir sur la flamme. Magne, pensif, sentit s’accroĂźtre, plus forte de minute en minute, sa rĂ©solution de pĂ©nĂ©trer dans les profondeurs de Kyamo. La forĂȘt des vieux Ăąges ! Plus vĂ©nĂ©rable, plus vierge qu’au- cune forĂȘt des Amazones, qu’aucun buisson australien, peuplĂ©e d’arbres millĂ©naires, et pourtant percĂ©e de vagues sentiers, de voies frustes. Magne y avait pĂ©nĂ©trĂ©, seul, d’aprĂšs l’affirmation rĂ©pĂ©tĂ©e des sauvages que les Hommes des Bois immoleraient 28 FIGARO ILLUSTRÉ irrĂ©sistiblement les tĂ©mĂ©raires qui y pĂ©nĂ©treraient Ă  deux ou en troupe. EtonnĂ© de ces sentiers qui la parcourent Ă  travers le dĂ©sordre immense des vĂ©gĂ©tations, il marchait depuis quatre heures; l’atmosphĂšre lourde, les demi-tĂ©nĂšbres, la vie trop abondante, trop menaçante, tout pesait lourdement sur son imagination et l’emplissait d’angoisse. Deci, delĂ , quelque grosse bĂȘte avait fui devant lui, parmi la multitude des petits organismes oĂč quelque respiration puissante l’avait tenu aux aguets. Mais nulle part, il n’avait aperçu ce qu’il cherchait, le Grand AnthropoĂŻde, roi de cette prodigieuse patrie des Arbres. Des traces, cependant, des empreintes digitales, et son cƓur avait battu, tandis qu’il tĂątait involontairement ses revolvers dissimulĂ©s dans ses poches. Il fouillait les pĂ©nombres d’un regard un peu trop attentif, un peu trop fĂ©brile, plusieurs fois avait eu un peu d’hal- lucination optique, cru apercevoir la large face noire, le crĂąne Ă  cheveux rares, les Ă©normes bras velus d’un gorille mais de rĂ©alitĂ©, aucune. Las, il s’assit sur une racine gĂ©ante, il rĂ©flĂ©chit. MalgrĂ© le ner- veux malaise provoquĂ© par la forĂȘt, par la sensation d’ĂȘtre aussi loin de tout secours, de toute humanitĂ©, que s’il avait Ă©tĂ© Ă  mille lieues au fond d’un dĂ©sert, sa rĂ©solution n’avait pas bronchĂ©. Au rebours, plutĂŽt. Il se sentait un dĂ©sir plus indomptable, une curiositĂ© plus extrĂȘme de connaĂźtre les mystĂ©rieux souverains de Kyamo. Il Ă©tait de la lignĂ©e de ceux dont l’ardeur s’éveille devant l’obstacle, dont la volontĂ© se double par la crainte. Et au simple projet primitivement formĂ© de voir, d’observer quelques gorilles dans leurs habitats, se substituait lentement une pensĂ©e plus Ă©tendue vivre parmi eux, pendant que Kamstein et Hamel con- tourneraient Kyamo, ĂȘtre pour une saison un des leurs, admis volontairement parmi eux. Par quel stratagĂšme, par quel acte y parvenir, il ne le savait guĂšre lui-mĂȘme, et il y songeait, la tĂȘte basse, le front contractĂ©. Mais, comme toujours chez ceux qui, ayant connu beaucoup d’aventures, en savent les vicissitudes, il dut finir par espĂ©rer quelque hasard — un de ces hasards dont ne profitent, au reste, que les hommes de volontĂ© et de flair. Comme il rĂȘvait Ă  ces choses, une clameur lointaine le fit tres- saillir. Il se leva en sursaut, il regarda. Dans la lueur incertaine, verdĂątre, tremblotante, les bran- chages, les lianes, les fĂ»ts des arbres sĂ©culaires, Ă  peine s’il voyait Ă  deux cents pas. Cet horizon court ajoutait Ă  l’impression de vitalitĂ© saisissante, d’occulte et noire puissance et, comme d’ñmes antiques flottant dans l’atmosphĂšre alourdie, comme d’une infi- nitĂ© de forces organiques mortes ou en formation Ă©lectrisant ce terreau oĂč la mĂȘme forĂȘt s’était reproduite peut-ĂȘtre dix mille fois depuis les Ăąges tertiaires. La clameur continua, vaguement ressemblante au bruit d'une foule humaine. L’oreille tendue, Magne chercha Ă  l'analyser — et quoiqu’il ne fĂ»t pas sans apprĂ©hension, je ne sais quelle force l’entraĂźnait, irrĂ©sistible, Ă  aller voir. Machinalement, il se mit en marche, Ă  pas Ă©touffĂ©s. A mesure qu’il approchait, la clameur se fit plus haute, ressembla moins Ă  un tapage humain. PlutĂŽt Ă©tait-elle grondante comme celle des buffles et aboyante comme celle des grands dogues. Elle s’apaisait parfois, pour reprendre plus haute, formidable. Magne eut un instant d’hĂ©sitation. Comment calculer le pĂ©ril auquel il marchait — mal peut-ĂȘtre — et comment l’éviter s’il approchait trop ? Vaines raisons! Sa curiositĂ© devint excessive, presque morbide. Il avait la certitude d’approcher d’un mystĂšre, d’une scĂšne inconnue de tous les savants du monde, et qui, de plus, se rapportait au Grand AnthropoĂŻde. Il avança donc, il avança malgrĂ© lui, malgrĂ© toute raison, malgrĂ© toute sagesse. Le voilĂ  Ă  portĂ©e de la vue. A travers les ramures d’un boabab il voit une troupe d’ĂȘtres noirs, velus, de grande taille, mais indĂ©terminables encore. 11 faut approcher, il faut voir. Toute prudence l’abandonne; sa curiositĂ© est devenue une ivresse, une auto-suggestion rien ne le fera reculer. Il Ă©pie, il s’oriente. LĂ -bas, un tronc Ă©norme, creux, fissurĂ©, lui apparaĂźt, — son Ɠil de botaniste lui dit qu’il existe d’autres fissures, dans la direction opposĂ©e, rĂ©vĂ©lĂ©es par des effets de lumiĂšre, et par les- quelles il pourra observer l’étrange pandĂ©monium entrevu. Que faire pour passer inaperçu? Et le flair des AnthropoĂŻdes ne le dĂ©couvrira-t-il pas, mĂȘme si leur regard ou leur ouĂŻe ne perçoivent sa prĂ©sence ? Il osa espĂ©rer. Il se dit que la foule mĂȘme qu'ils faisaient, d’odeur animale forte, dissimulerait sa faible odeur d’homme blanc, vĂȘtu d'habits qui la diminue encore. Et, sans plus ratio- ciner, il s’abandonna Ă  l’aventure. Rampant, de souche en souche, de plante en plante, de fĂ»t en fĂ»t, il se rapprocha de l’arbre creux. Plus de la moitiĂ© du chemin fut ainsi parcourue. Soudain, il eut un violent battement de cƓur. Un silence s’était fait. Des tĂȘtes noires, des yeux brillants se tournaient dans sa direction. Il se fit un Ă©pouvantable silence Je suis trahi ! » songea-t-il. Aplati contre terre, il attendit, rĂ©signĂ©, comprenant qu’il ne pourrait pas fuir, se dissimulant pourtant avec soin. Du reste, plus un doute, les grandes bĂȘtes noires, accroupies, dans des poses de meeting, c’étaient bien les Hommes des Bois gĂ©ants, les terribles gorilles de Kyamo. Deux minutes coulĂšrent, puis une voix mugit, d’autres suivirent ; Magne, avec une joie profonde, constata qu’on ne l’avait pas vu Ils sont assez les maĂźtres de la forĂȘt pour ne pas se troubler vite. Depuis tant de siĂšcles de domi- nation, comme leur sĂ©curitĂ© doit ĂȘtre grande! » Immobile, il les admira. C’étaient des colosses, de superbes organismes musculaires. Certains devaient avoir trois fois le poids d’un homme, quoique leur hauteur dĂ©passĂąt Ă  peine la moyenne humaine. Mais leurs jambes Ă©taient courtes, leur poi- trine Ă©norme, profonde, herculĂ©enne. Leurs bras devaient Ă©touffer les lions et terrasser les rhinocĂ©ros. Magne se sentit un singulier orgueil. En ces bĂȘtes athlĂ©tiques, il fut heureux de reconnaĂźtre le prototype de l’homme primitif ; il fut heureux de se dire que notre ancĂȘtre n’avait pas Ă©tĂ©, Ă  l’ori- gine, l’animal faible et' dĂ©sarmĂ© des vieilles thĂ©ories, mais au contraire un redoutable adversaire physique » des plus grands fauves. Oui, nos aĂŻeux d’avant la parole, furent puissants de muscles, formidables dans la lutte corps Ă  corps, avant de domi- ner le monde par le cerveau. Sans affirmer que leur pouvoir de combat immĂ©diat fĂ»t Ă  la hauteur de leur victoire intellectuelle, sans dire qu’ils furent la bĂȘte la plus forte , ils furent du moins parmi les bĂȘtes les plus fortes... HantĂ©, Ă  travers son Ă©moi, de ces rĂ©flexions, Magne avait cependant repris son Ă©volution vers l’arbre creux — et il y arriva, sans nouvel encombre. — Ainsi qu’il l’avait prĂ©vu, l’arbre Ă©tait fissurĂ© suffisamment pour voir tout ce que feraient les gorilles. Il s’y glissa, il s’y tapit dans un recoin obscur, il contempla la scĂšne extraordinaire que, plus tard, il nomma le Grand Conseil de l’Homme des Bois. Spectacle extraordinaire, en effet. Dans un espace de dix Ă  douze ares, le terreau de la forĂȘt Ă©tait nu, couvert de quelques mousses, de quelques menues plantes, et cet espace, elliptique sous les branches des arbres d’alentour qui interceptaient en grande partie la lumiĂšre, formait une espĂšce de hall naturel. LĂ  se tenaient accroupis une multitude d’hommes des bois, environ quatre cents, tous mĂąles, tous adultes. Une espĂšce d’ordre prĂ©sidait Ă  leur groupement, comme aussi Ă  leurs atti- tudes. TantĂŽt l’un, tantĂŽt l’autre, faisait des gestes rĂ©guliers, que les yeux de tous suivaient attentivement. Des cris accompagnaient ces gestes, cris qui portaient Ă©videmment les caractĂšres soit de l’approbation, soit de la dĂ©sapprobation. A voir les jeux des phy- FIGARO ILLUSTRÉ 29 sionomies, la rĂ©pĂ©tition de certains mouvements, Magne ne douta pas qu’il n’eĂ»t devant lui une espĂšce de grand conseil de ces bĂȘtes singuliĂšres. Pendant les silences, c’était un visible recueille- ment, des contentions d’esprit, tout l’aspect d’une assemblĂ©e humaine dans une circonstance importante. Sans doute, les faces Ă©taient presque canines, les mĂąchoires Ă©normes et proĂ©minentes, le front fuyant et peu ample, mais tout cela n’infirmait pas la relative intelligence de l’ensemble et Magne se souvint d’avoir rencontrĂ© des africains aussi Ă©loignĂ©s en apparence du type homme que ces anthropomorphes... Que discutaient-ils? Quel pĂ©ril Ă  conjurer, quelle expĂ©dition, quelle Ɠuvre en commun Ă  accomplir? Magne ne pouvait en aucune maniĂšre le deviner, mais certes, la chose en dispute devait ĂȘtre importante. La seule indication probante Ă©tait une indication de direction. En effet, les mains, les visages se tournaient frĂ©- quemment d’un mĂȘme cĂŽtĂ©, Ă  peu prĂšs vers le sud. Est-ce un ennemi, un phĂ©nomĂšne... quelque aventure heu- reuse ou malheureuse ? » Qu’il eĂ»t Ă©tĂ© intĂ©ressant de le savoir ! Mais quant Ă  prĂ©tendre deviner, Magne se persuadavite que c’eut Ă©tĂ© vain pour embryon- naire, ce langage de l’Homme des Bois devait exiger du temps pour s’acquĂ©rir. Quant Ă  douter que ce fĂ»t un langage, non ! Le naturaliste, expert aux nuances de la vie, dĂ©mĂȘla avec certitude des retours de combinaisons, une mathĂ©matique dçs doigts et des bras bien simple si on la compare Ă  la subtile mimique de nos sourds-muets, mais bien savante et complexe par rapport Ă  tout ce qu’on observe parmi les mammifĂšres supĂ©rieurs. Ah ! oui, qu’il eĂ»t Ă©tĂ© intĂ©ressant de le savoir. Quel enseigne- ment profond sur l’origine du langage, quelle page Ă  ajouter au beau livre de la prĂ©histoire imprimĂ© dans les diverses couches de la terre ! Je serai des leurs, rĂ©solut Magne... Quel que soit le sacri- fice de dignitĂ© que j’y doive faire... dussĂ©-je ĂȘtre le plus humble de leurs serviteurs... leur chose... leur esclave... et je saurai ! » C’était simple Ă  dire. Mais comment y parvenir ? En se livrant, en se faisant volontairement leur captif? Y consentiraient-ils seu- lement ? Ne le dĂ©chireraient-ils pas, surtout, s’il osait paraĂźtre Ă  l’heure sans doute sacrĂ©e du Conseil ? Ou, s’ils dĂ©daignaient de le mettre Ă  mort, ne le chasseraient-ils pas piteusement de la forĂȘt? Ces rĂ©flexions coururent en dĂ©sordre parle cerveau de Magne. Elles ne le dĂ©couragĂšrent pas. L’auto-suggestion scientifique, l’état hypnotique de Pline pĂ©rissant dans l’éruption du VĂ©suve, le tenait solidement. Il ne songea pas une minute Ă  reculer, mais seulement Ă  tourner les difficultĂ©s. Comme il rĂȘvait Ă  ces choses, il entendit, tout prĂšs de lui, un lĂ©ger grattement. Il se tourna, il vit dans la demi-ombre une espĂšce d’enfant noir, un petit anthropoĂŻde qui fixait sur lui des yeux ronds et surpris. D’oĂč venait-il, que faisait-il lĂ ? Il n’eut pas le temps de s’en rendre compte l’enfant venait de pousser un cri, un cri d’effroi provoquĂ© par un mouvement de tĂȘte du natu- raliste. AussitĂŽt, il se fit un silence dans le rond-point du conseil. L’enfant rĂ©pĂ©ta son cri. Les hommes des bois se levĂšrent, une douzaine se prĂ©cipita vers l’arbre creux. Magne n’attendit pas qu’ils le, surprissent au gĂźte, il voulut les recevoir au grand jour. Il sortit de son abri, aprĂšs avoir Ă©cartĂ© doucement l’enfant anthro- poĂŻde, il se tint dans une attitude paisible, rĂ©signĂ©e, en Ă©vitant, selon les conseils des nĂšgres, de lever les yeux sur les arrivants. Soudain, il se sentit soulevĂ© de terre ; il Ă©touffa dans une Ă©treinte irrĂ©sistible. Il crut sa derniĂšre heure venue, il porta machinalement la main Ă  sa poche pour chercher son revolver. Des hurlements s’élevĂšrent, l’étreinte formidable se desserra un peu. Magne, entre ses paupiĂšres mi-closes, observa. Il Ă©tait environnĂ© d’une multitude agitĂ©e, curieuse, de tĂȘtes noires oĂč apparaissaient des mĂąchoires puissamment endenfĂ©es, et qui, Ă  ce moment, apparurent fĂ©roces et sanguinaires. Sa vie n’appartenait plus qu’au hasard. Quoi qu’il tentĂąt, son effort serait misĂ©rable, piteux, inutile. Son extermination par les mains d’un seul de ces gĂ©ants ne prendrait assurĂ©ment pas une demi-minute, si une fois elle Ă©tait rĂ©solue. Il eut alors la singuliĂšre sensation notĂ©e par Livingstone sous la griffe d’un lion un effarement si grand qu’il en abolissait la terreur, une impossibilitĂ© de souffrir du pĂ©ril. Il entendait, il voyait un dĂ©bat s’engager Ă  propos de lui ; quelques mains musculeuses se portĂšrent vers lui en menace. Puis, il y eut un rĂ©pit. Un III. 8 3o FIGARO ILLUSTRÉ semble finir, mais ce n’est qu’une illusion le large fleuve qui passe, qui s’étend, en largeur, presque aux confins de l’horizon, perce Kyamo, mais ne la limite pas elle continue au loin sa grande vie vĂ©gĂ©tale. On peut voir sommeiller de monstrueux cro- codiles sur les rives, planer de grands vautours dans les altitudes bleues, des hippopotames flotter lourdement sur les eaux ver- dĂątres. Une autre vie, plus sournoise, parasitaire, cachĂ©e, opu- lente, belle, sinistre ou joyeuse, se devine parmi la fĂ©conditĂ© des vĂ©gĂ©taux. Sur un des replis des rives, des anthropoĂŻdes se tiennent en campement. Leur nombre est considĂ©rable ils sont mille peut- ĂȘtre ; et, parmi eux, humble, se tient un homme d’Europe, un pĂąle prisonnier. Magne est nu, car on lui a dĂ©chirĂ© ses vĂȘtements. Il a faim, car on le nourrit Ă  peine de quelques rogatons. Il est las, car on lui laisse peu de repos ; on lui trouble perpĂ©tuellement ses som- meils. Le roi des ĂȘtres terrestres est humiliĂ©, Ă©crasĂ© par la splen- deur des anthropoĂŻdes, par leur force colossale, par leur haine — mais non par leur mĂ©pris. Le premier jour de captivitĂ©, aprĂšs que la vie lui eut Ă©tĂ© dĂ©finitivement laissĂ©e, ses maĂźtres furent plus curieux que cruels, ils dĂ©daignĂšrent sa faiblesse. Mais Ă  certains de ses mouvements, de ses gestes, de ses attitudes, il leur inspira de l’inquiĂ©tude. Leur instinct devina en quelque sorte qu’il Ă©tait, lui, l’inconnu, d’une race parvenue oĂč jamais ils ne parviendraient. Ils le sur- veillĂšrent plus Ă©troitement, ils se dĂ©fiĂšrent, et chaque jour, il devint plus incertain s’ils ne se dĂ©cideraient finalement pas Ă  l'im- moler. En mĂȘme temps, ils se cachaient de lui ; pour tous leurs actes les plus importants, ils lui ĂŽtaient cette possibilitĂ© de les observer Ă  laquelle il avait fait un si terrible sacrifice. Magne songeait Ă  ces choses, misĂ©rablement. AprĂšs une petite marche matinale, ses maĂźtres et lui venaient d’arriver au bord du fleuve; ils y avaient rejoint une nouvelle bande d’anthropoĂŻdes au moins aussi nombreuse que la leur, qui semblait les y attendre. A travers le brouhaha de la rencontre, les gestes indicateurs, les mimiques, Magne comprit ce qui amenait ces ĂȘtres en ce coin de la forĂȘt. LĂ -bas, Ă  quatre cents mĂštres environ du bord, on apercevait une Ăźle trĂšs longue, quoique mĂ©diocrement large ; des ĂȘtres y ges- ticulaient, interpellaient les anthropoĂŻdes du rivage. Magne reconnut en eux des frĂšres de ceux-ci. Ils semblaient souffrants, maigris, en dĂ©tresse — surtout les femelles avec leurs petits. Et le drame du Grand Conseil s’expliquait, l’appel des gorilles Ă  travers la forĂȘt, les rĂ©unions, les expĂ©ditions, en mĂȘme temps que se dĂ©celait une organisation trĂšs humaine, une solidaritĂ© entre les divers groupes d’hommes des bois qui, de moins en moins, permettait de les confondre avec les gorilles vulgaires. Mais par quelle aventure Ă©tait Ă©chouĂ©e lĂ -bas, sur cette Ăźle en plein fleuve, toute une tribu, toute une tribu d’ĂȘtres qui Ă©videmment ne connaissaient ni la nage, ni le plus rudimentaire procĂ©dĂ© de navigation? Ce problĂšme passionna Magne, lui fit oublier ses souffrances. Il analysa le paysage, il suivit avec attention la discussion des gorilles du rivage car en ce moment d’excitation on oubliait de le surveiller. Deux caractĂ©ristiques capitales dirigĂšrent ses recherches un grand roc, comme rompu fraĂźchement Ă  la cime, Ă©mergĂ© au bord du fleuve, un autre roc debout sur l'Ăźle Y avait-il un pont ? » se demanda-t-il. Un pont ? Construit par eux ? Non... Une bizarrerie de la nature plutĂŽt; un pont naturel, — et, chez les anthropoĂŻdes, une habitude sĂ©culaire de le franchir pour aller Ă  l’üle [habitat d’une petite tribu ou campement provisoire , puis un cataclysme... l’écroulement du pont... Il se retint de se frapper le front pour ne pas attirer l’attention; il mur- mura Oui... oui... cent fois oui... j'v suis... C’est lĂ  la solution du problĂšme. .. » La mimique expressive des gorilles paraissait encore confirmer ses conjec- tures. Alors, il lui vint au cƓur une vaste, une douce espĂ©rance. homme des bois, colosse parmi ces colosses, s’avança. Il fit quelques gestes d’apaisement Ă  la foule, il parla, il discourut. Le calme se fit. Celui qui tenait le prisonnier l’emporta vers la clai- riĂšre oĂč on le dĂ©posa sur le sol. Graduellement, il revint Ă  l’émo- tion lucide , Ă  l’angoisse de ce qui allait se passer. Il remarqua qu’il Ă©tait l’objet d’une curiositĂ© intense. Jamais pareil ĂȘtre n’avait paru dans la forĂȘt de Kyamo. Ses cheveux blonds, son pĂąle visage, ses' vĂȘtements gris-pĂąle, sa casquette Ă  double visiĂšre, tout en faisait pour des gorilles une bĂȘte extraor- dinaire, une bĂȘte mystĂ©rieuse, inconnue de toute Ă©ternitĂ© dans les pĂ©nombres sylvestres. Le nĂšgre leur Ă©tait familier, ils l’avaient combattu, maintenu hors de leur domaine, ils devaient le consi- dĂ©rer comme un rival moins redoutable que le lion. Mais celui-ci, d’oĂč est-il, comment est-il arrivĂ©, menace-t-il la sĂ©curitĂ© de la race? Et une inquiĂ©tude apparaĂźt sur les lourds visages, une incertitude. Faut-il, ne faut-il pas le sacrifier? Faut- il le tuer, le chasser avec dĂ©dain ou le garder en servitude ? Ces questions furent agitĂ©es avec, sans doute, des arguments bien indĂ©finis ; mais enfin ils le furent du moins c’était la pensĂ©e de Magne. A un moment, un homme des bois approcha, sembla vouloir se livrer Ă  quelque suprĂȘme violence. TerrassĂ©, les bras maintenus, Magne se sentit sans force. Il baissa les paupiĂšres, il attendit. Aucun coup ne tomba sur lui. Le nouveau venu fut Ă©cartĂ© par ses compagnons. En rouvrant les yeux, le naturaliste comprit Ă  l’attitude de tous que, provisoirement, son existence Ă©tait sauve. On le transporta hors de la clairiĂšre, on l’étendit entre des racines, sous la garde de deux anthropoĂŻdes, et ses mem- bres furent enchevĂȘtrĂ©s par des lianes, en maniĂšre de liens. Il entendit, au loin, que le Conseil continuait sa sĂ©ance. Son incertitude Ă©tait profonde, sa tristesse amĂšre, et pourtant il ne regretta pas encore de s’ĂȘtre livrĂ© Ă  cette tĂ©nĂ©breuse aventure, sa curiositĂ© de savant persista, se compliqua, avec cette tĂ©nacitĂ© d’illusion qui a, de tout temps, caractĂ©risĂ© les grands chercheurs. C’est au matin. L’aurore resplendissante et rapide a passĂ©, l’Astre de vie gravit le firmament, le grand jour est venu. La forĂȘt Qu’est-ce, en effet, que dĂ©siraient les hommes des bois, vers quel but allaient-ils condenser leurs efforts ? Evi- demment, sauver les autres lĂ  -bas, essayer de trouver un mode de com- munication quelconque Et, se dit-il, sĂ»rement ils ne rĂ©ussiront pas... Igno- rant l’art de nager, incapables de com- prendre l’esquif, radeau ou tronc d’arbre, — car sinon, ceux de lĂ -bas se fussent Ă©vadĂ©s — jamais ils n’atteindront l’üle... et moi, je pourrais... je pourrais mĂ©riter leur reconnaissance... gagner mon droit de sĂ©jour libre... » Son cƓur tressaillit. Il regarda de nouveau les anthropoĂŻdes. Son intelli- gence surexcitĂ©e interprĂ©ta le plus frĂ©- quent de leurs gestes actuels une con- fusemimiquedemensuration de distance FIGARO ILLUSTRÉ 3 1 entre les deux rocs Un pont !... Ils rĂȘvent un pont !... Pauvres diables! » Il s’assit, il attendit. Deux heures s’écoulĂšrent — et les go- rilles s’étaient mis Ă  l’Ɠuvre. Ils avaient dĂ©terrĂ© l’arbre le plus Ă©levĂ© des environs — un arbre de plus de soixante mĂštres de hau- teur. Lentement, maladroitement, ils l’avaient hissĂ© au sommet du roc Ah ! les enfants ! se dit Magne. Ils vont essayer de le faire toucher, par l’autre bout, Ă  l’üle... » Tout Ă  la fois il s’apitoyait sur leur ingĂ©nuitĂ© et la trouvait merveilleusement intelligente pour des anthropoĂŻdes De vrais hommes, aprĂšs tout... car l’idĂ©e du pont existe en eux... Et qu’importe qu’ils ne sachent pas calculer la largeur de l’abĂźme ? » L’arbre fut redressĂ©, mais sans appareil, sans essai de leviers ou de lianes-cordes, par simple traction sur ses Ă©normes racines et par la vigueur indomptable des travailleurs. Puis, lentement, aprĂšs l’avoir orientĂ©, on le laissa tomber. Il tomba, il croula dans le fleuve. Il y eut une clameur rugissante, furieuse, puis un dĂ©couragement morne, une douloureuse taciturnitĂ©. Alors, Magne s’avança. Il s’avança vers le groupe de ceux qui venaient d’échouer dans leur tĂąche et vers leur chef, celui que, depuis son sĂ©jour parmi les gorilles, il avait reconnu comme le plus intelligent. D’un geste expressif il montra l’arbre Ă  trois reprises, puis il se montra lui-mĂȘme et il recommença ; il Ă©tablit une coordina- tion de gestes entre lui et l’üle, il fit vaguement comprendre qu’il voulait faire quelque chose pour ceux de lĂ -bas. Curieux, avec aussi quelque dĂ©fiance, on le regardait. Il insista, puis il marcha vers un arbre tombĂ©, il chercha une pierre pointue sur le rivage, il se mit en devoir de dĂ©tacher des branches. Il y eut, entre tous les gorilles, une sĂ©rie de conversations gesticulĂ©es, et l’impression qu’avait voulu faire naĂźtre Magne se propagea une vague espĂ©rance. Quand il eut dĂ©tachĂ© une premiĂšre branche, il rĂ©ussit Ă  se faire partiellement aider il frappait, entamait, et les hercules gorilles arrachaient, en la tordant, la branche. Il travailla ainsi jusque vers les deux tiers du jour, puis se 'trouva possĂ©der une cinquantaine de branches qui, jointes Ă  quelques vieux troncs de saules, pouvaient constituer un radeau. Il Ă©tait allĂšgre, plein d’espoir. Ses apprentis Ă©taient devenus rapidement plus adroits qu’au dĂ©but. En outre, on lui avait distribuĂ© de la nourriture. Il commença Ă  chercher des lianes. Tout de suite il eut des centaines d’assistants. Puis il lia ensemble les piĂšces du radeau, se faisant apporter les branches et les troncs de saules. Cela dura jusqu’à trois heures avant le crĂ©puscule du soir. Et le radeau fut construit. Alors, faisant aux anthropoĂŻdes un grand geste d’allĂ©gresse, il recommença obstinĂ©ment Ă  montrer l’üle. Ici se prĂ©sente la difficultĂ© capitale de son projet dĂ©cider un des anthropoĂŻdes Ă  l’accompagner sur le radeau. Car de partir seul, de se prĂ©senter aux Ă©chouĂ©s sans intermĂ©diaire, c’était trop Ă©videmment exciter leur dĂ©fiance. Pourquoi se rĂ©soudraient-ils Ă  risquer ce qu’aucun de leurs frĂšres de la rive n’aurait osĂ© risquer pour venir Ă  leur secours? Magne essaya d’exprimer cela. Il ne fut pas compris. Faisant alors mettre le radeau au fleuve, non sans peine, non sans risquer des malentendus et de mauvais traitements, il le manƓuvra d’une godille grossiĂšre, il s’éloigna de la rive, puis il y revint. Un linĂ©ament de prescience parut alors se faire dans l’esprit de quel- ques-uns, et Magne, dix fois, vingt fois, montra l’üle et le radeau alternativement, imita le mouvement de godille, l’avance de l’es- quif sur l’onde. Une fois de plus il se fit une comprĂ©hension vague. L’anthro- poĂŻde le plus intelligent parut songer Ă  courir le risque. Mais sa profonde terreur de l’eau le retenait Ă©videmment. Remontant en radeau, Magne Ă©volua, quitta la rive, y revint, montra de vingt maniĂšres la sĂ©curitĂ© de cette navigation primitive. Alors, lente- ment, avec une hĂ©sitation, une angoisse Ă©videntes, avec les mou- vements frileux d’un enfant qui trempe son pied dans l’eau, le chef gorille descendit sur le radeau. Ah ! enfin !... » pensa Magne. Il lui monta par la tĂȘte un sentiment d’orgueil, une satis- faction de savant qui a triomphĂ© de la rebelle matiĂšre. Tandis qu’il lançait de nouveau son embarcation, il souriait, il songeait qu’il avait su faire tourner au profit de ses projets ce hasard auquel il rĂȘvait dans l’intĂ©rieur de l’arbre creux. Lentement le radeau approcha de l’üle, avec une dĂ©rivation point trop considĂ©rable. Le compagnon de Magne, d’abord ner- veux, agitĂ©, tremblant, se rassurait par degrĂ©s. Son Ɠil intelligent observait les mouvements de l’homme, Ă©tablissait une relation entre ces mouvements et l’avance de l’esquif. Une sympathie naissait aussi, nĂ©e de ce qu’il y avait d’extraordinaire pour le 32 FIGARO ILLUSTRÉ gorille dans une telle aventure. Magne sentit qu’il acquĂ©rait un camarade, un protecteur, peut-ĂȘtre un Ă©lĂšve. Enfin le radeau aborda, et tandis qu’on l’amarrait dans une crique, une foule d’ĂȘtres hĂąves, fiĂ©vreux, impatients, se pressa tout autour. Ne nous inquiĂ©tons plus... pensa Magne. C’est lui mainte- nant qui expliquera toute l’aventure. » En effet, le compagnon se mit Ă  haranguer, du geste, ses con- gĂ©nĂšres. Un solennel silence s’établit. Les faces maigries, les yeux dilatĂ©s se fixaient sur lui avec une acuitĂ© intense. Et la scĂšne ne manquait pas de grandeur. Il sembla que ces infortunĂ©s fussent un peu affinĂ©s par la souffrance, qu’ils comprissent plus vite tout ce qui avait rapport Ă  leur sauvetage. Ce qu’ils comportaient d’humain se marquait mieux en eux c’est qu’ils avaient connu l’horreur des dĂ©tresses, l’épouvante de l’abandon. Leurs Ăąmes avaient passĂ© par ces secousses suprĂȘmes oĂč l’animal puise des ruses nouvelles ou des notions plus fines. En moins d’un quart d’heure, une douzaine d’entre eux Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă  ĂȘtre du premier retour Ă  la rive. Magne les dis- posa soigneusement au centre de l’embarcation, dĂ©marra avec des prĂ©cautions infinies. Un recueillement attentif accompagna ce dĂ©part. Les passagers, Ă  part un grelottement d’effroi, se sou- mettaient aux recommandations du chef gorille. Et l’on fila vers la rive, sans hĂąte. Un quart d’heure s’écoula. L’eau Ă©tait paisible, presque Ă©tale, le tangage du radeau trĂšs faible. La rive fut facilement atteinte. Alors s’éleva une rumeur immense, un brouhaha sauvage, joyeux, frĂ©nĂ©tique. Magne fut entourĂ©, caressĂ© par des mains colossales, en proie Ă  des Ă©treintes amicales. Toute haine, toute dĂ©fiance avaient disparu contre la bĂȘte pĂąle et mystĂ©rieuse qui sauvait de la mort les hommes des bois naufragĂ©s. Le dĂ©but de la Nuit. Une lune vague et vaste Ă  peine vient de paraĂźtre Ă  la base de l’horizon. Elle est semblable d’abord Ă  un globe de laine rouge, puis Ă  un mĂ©tal dĂ©poli, puis Ă  un disque aigu qui se dore et s’argente. Magne rĂȘve au bord du fleuve. Ses vƓux sont remplis. Il est devenu l’hĂŽte sacrĂ© des anthro- poĂŻdes, l’ĂȘtre qu’on respecte, admire, et Ă  qui peut-ĂȘtre, confusĂ©- ment, on rend un culte ! Il peut les Ă©tudier sans souci, sans hĂąte, et quel livre adorable s’édifie dans sa tĂȘte, Ă  mesure que ses observations augmentent ! Par lui, le poĂšme merveilleux de l’homme tertiaire sera rĂ©vĂ©lĂ©, non pas le poĂšme d’imagination — si beau puisse-t-on le concevoir — mais la haute, la religieuse, la divine vĂ©ritĂ©. Par lui on pourra deviner ce que furent ces Ăąges de l’enfance cĂ©rĂ©brale oĂč un ĂȘtre fut Ă©lu parmi les ĂȘtres pour prendre place au-dessus de toutes les bĂȘtes. Et ce rĂȘve est plein de bonheur, plein de tendresse il aime ces frĂšres de notre prĂ©curseur prĂ©historique, il aime leur forte sauvagerie, leur hĂšre lutte contre la Mort de l’EspĂšce, il voudrait fermement trouver quelque moyen de leur conserver les profon- deurs de Kyamo contre l’envahissement des explorations, contre la rage conquistadore des EuropĂ©ens. Il se perd dans ce songe; la lune monte en se rapetissant, Ă  mesure que sa lumiĂšre augmente. Des bĂȘtes se lamentent au fond des forĂȘts, les rumeurs du fleuve sont semblables Ă  une vaste et intermittente respiration. Et Magne se sent envahir par une sĂ©rĂ©nitĂ© aussi calme, aussi dĂ©licate, aussi charmante que le tremblement des rayons parmi les feuilles des saules. En dĂ©cembre 1 88 . , la sentinelle qui gardait le poste français de Nouvelle-Metz, un des postes les plus avancĂ©s dans l’Afrique centrale, vit venir vers elle un ĂȘtre humain fantastique, vĂȘtu d’une espĂšce de tissu de fibres couleurs de tabac, la chevelure et la barbe dĂ©mesurĂ©es. Cet ĂȘtre portait sur son dos un gros rouleau attachĂ© comme une giberne, rouleau qui rappelait les papyrus des temps antiques. Au cri de la sentinelle, qui le prit pour un spĂ©cimen de race inconnue — ;il Ă©tait blond, le teint hĂąlĂ© mais nullement noir ni olivĂątre, l’arrivant rĂ©pondit Citoyen français !... Je demande l’hospitalitĂ©... » La sentinelle hĂ©la. Des hommes du poste accoururent avec un officier. Le nouveau venu rĂ©itĂ©ra sa phrase et l’hospitalitĂ© lui fut cordialement accordĂ©e. Aux questions des hommes du poste, il rĂ©pondit d’abord Je suis Magne... un naturaliste explorateur... donnez- moi quelque chose Ă  boire... je me meurs d’épuisement ! » RĂ©confortĂ© par une petite collation de pain, 'de figues, de poisson et d’eau, il raconta une merveilleuse histoire Ă  ses audi- teurs. 11 dit ses pĂ©rĂ©grinations Ă  travers des contrĂ©es inconnues, de vastes terres, de marĂ©cages et de fiĂšvre, de sinistres et stĂ©riles dĂ©serts. Il dit ses fuites devant des tribus fĂ©roces, la mort cent fois Ă©vitĂ©e de la main de l’homme, de la griffe des fauves, les heures de famine et de maladie oĂč tant de fois il faillit succomber. Il dit tout cela aux braves gens que sa parole charma comme un beau conte, comme une fabuleuse odyssĂ©e. Mais malgrĂ© qu’il en fĂ»t bien tentĂ© aprĂšs des annĂ©es de soli- tude, il ne divulgua pas le principal. Il cĂ©la son aventure de la forĂȘt de Kyamo, le peuple anthropoĂŻde, les mƓurs extraordinaires de ces derniers reprĂ©sentants d’une race tertiaire qui avait failli devenir une race humaine. Il cĂ©la ces choses Ă  l’officier et aux soldats de Nouvelle-Metz. Il les cĂ©la ensuite au cours de tout son long voyage d’Afrique Ă  Paris — et mĂȘme parmi nous, il l’eĂ»t cĂ©lĂ© encore, si les explorations, de plus en plus nombreuses et prĂ©cises et parfois si cruellement sanglantes n’avaient fini par le persuader que la dĂ©couverte de Kyamo Ă©tait dĂ©sormais une chose fatale, une question de mois plutĂŽt que d’annĂ©es. 11 lui a paru alors prĂ©fĂ©rable de dĂ©voiler son secret — dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme des anthropoĂŻdes, — et que l’éloquence de son plaidoyer, ses raisons si pĂ©remptoires pour la conservation d’une race infiniment curieuse, dĂ©ciderait un grand mouvement de savants europĂ©ens ; et que, enfin, au minimum, son Ɠuvre retar- derait plutĂŽt qu’elle n’avancerait la destruction de l’antique frĂšre tertiaire de l’Homme. C’est pourquoi il a fait paraĂźtre sa grandiose Étude sur les AnthropopithĂšques de la ForĂȘt de Kyamo. J. -H. ROSNY. Illustrations de Edwin Lord Weeks. DANS LE BROUILLARD Par JEANNE MAI RET A bord de The OcĂ©an Queen ,. ce 18 aoĂ»t 188... ... La vie Ă  bord a changĂ©. Nous sommes Ă  moins de deux journĂ©es de terre. On renaĂźt, on se regarde, on cause. Les passa- gers qui, en descendant ou en montant, examinent la carte sur laquelle de petits drapeaux piquĂ©s indiquent le trajet accompli dans la journĂ©e, ont perdu leur air de rĂ©signation lugubre ; ils se frottent les mains, ils se disent bientĂŽt »... J’avais connu, pendant tout le commencement du voyage, cet isolement de la table qui m’est si particuliĂšrement odieux. La mer avait Ă©tĂ© abominable ; presque toutes les femmes, beau- coup d’hommes aussi, avaient Ă©tĂ© fort malades. Des autres tables, oĂč se trouvaient quelques vaillants, j’entendais des bribes de conversations plus anglo-saxonnes les unes que les autres ; je reconnaissais ces voix un peu nasillardes qui, depuis deux mois, me poursuivaient dans mon voyage aux Etats-Unis. La table que je prĂ©sidais en ma qualitĂ© de voyageur solide Ă©tait rĂ©ser- vĂ©e aux quelques Français qui, en rentrant chez eux, dĂ©siraient passer par l’Angleterre. Depuis deux jours elle se garnit un peu. La place Ă  ma droite reste pourtant vacante. Elle doit ĂȘtre occu- pĂ©e par une veuve, une madame Deraysme, qui a particuliĂšre- ment souffert, Ă  ce que j’ai compris.  ma gauche, un compa- triote au teint brouillĂ© est venu s’asseoir depuis hier. Il est encore obligĂ© de temps Ă  autre de s’éclipser rapidement et parle d’une voix dolente. Il me dĂ©plaĂźt. Ses moustaches sont trop noires et cirĂ©es — mĂȘme par ce temps de mal de mer. Il est d’une politesse obsĂ©quieuse. Je me tiens sur la rĂ©serve ; je n’aime pas les hommes plus, ĂągĂ©s que moi qui cherchent Ă  me flatter. Il paraĂźt que la soliditĂ© de mon estomac lui inspire une admiration presque craintive. Son visage huileux, ses yeux d’un bleu mort, sa tĂȘte chauve ornĂ©e de quelques cheveux soigneusement rame- nĂ©s ne me sont pas inconnus. OĂč ai-je pu voir cet animal-lĂ ?... Deux heures de l’aprĂšs-midi. ... Gomme je n’ai rien Ă  faire, que j’ai lu les livres que j’avais emportĂ©s, que je ne. connais personne dans cette ville flottante, du moins personne qui me soit le moins du monde sympathique et que. je suis las de regarder les petites AmĂ©ricaines bien portantes et infatigables maintenant, qui se font accompagner par des jeunes gens en ulsters et en casquettes de loutre dans leurs promenades sur le pont, je reprends mon journal oĂč j’avais pour- tant griffonnĂ© quelques mots ce matin. Je crois que je le reprends pour dire que madame Deraysme a dĂ©jeunĂ© Ă  ma droite tantĂŽt. L homme Ă  la moustache cirĂ©e la connaĂźt Ă©videmment, car il l’accapare d’une façon indĂ©cente, lui lançant des compliments Ă©normes et du plus mauvais goĂ»t. Je me suis contentĂ© de lui dire deux mots. Elle a rĂ©pondu trĂšs gentiment en levant de beaux veux bruns encore un peu cernĂ©s. Le son de la voix est trĂšs agrĂ©able- quelque chose de particulier cependant dans l’intonation frappe l’oreille. Elle n’a pas, Ă  proprement parler, d’accent. Mais je doute qu’elle soit une compatriote, malgrĂ© son nom. Est-elle jolie? Je crois que non. Fine, plutĂŽt et Ă©lĂ©gante. Un peu plus de trente ans, je pense... VoilĂ  ce que c’est que la vie Ă  bord. Comme on n a rien Ă  taire, on s’intĂ©resse Ă  des incidents infiniment petits que, dans la vie ordinaire, on nĂ©gligerait totalement. Pour satis- faire ma curiositĂ© naissante j’ai fait causer le docteur avec qui j’ai plus d’une fois fumĂ© mon cigare. Voici ce qu’il sait d’elle Madame Deraysme n’est pas française ; j’avais devinĂ© juste. Mais elle n’est pas, Ă  proprement parler, AmĂ©ricaine, malgrĂ© sa naissance. NĂ©e et Ă©levĂ©e Ă  Paris, elle a Ă©pousĂ© un Français qui, paraĂźt-il, ne l’a pas rendue fort heureuse. Elle est maintenant veuve, n’a jamais eu d’enfant, et vient de faire un voyage aux Etats-Unis pour recueillir un hĂ©ritage assez estimable — trĂšs estimĂ© surtout du monsieur Ă  la moustache qui se fait appeler M. de Mirbon. Il laisse entendre qu’il aurait droit au titre de comte, mais que sa famille ayant laissĂ© tomber la couronne, il ne l'avait pas ramassĂ©e, n’étant pas assez riche pour y faire honneur; il se. contente de la particule. Je ne crois pas beaucoup plus Ă  lĂ  particule qu’à la couronne. Cet individu, avec ses bagues, m’a tout l’air d’un garçon coiffeur en rupture de boutique. Je ne com- Piends pas que madame Deraysme, qui paraĂźt une femme distin- guĂ©e, puisse. supporter sa prĂ©sence. Elle n’a pas l’air de s’aperce- voir qu’il lui fait la cour. AprĂšs tout, qu’est-ce que cela peut bien me taire ?... Je devrais savoir, tout ingĂ©nieur que je suis — ingĂ©- nieur et ours — que ce que les femmes aiment avant tout, c’est la flatterie, de quelque qualitĂ© qu’elle puisse ĂȘtre. Madame De- raysme a, du reste, un regard suppliant qui semble demander aide et protection de tout homme Ă  qui elle parle et qui doit encourager les prĂ©somptions masculines. Il fait trĂšs beau et trĂšs doux maintenant; la mer est toute III o 34 FIGARO ILLUSTRÉ calme, presque sans vagues; on a peine Ă . se figurer qu’il y a trente-six heures seulement elle Ă©tait furieuse, qu’elle battait notre pauvre bateau de ses vagues Ă©normes, comme enragĂ©e de ne pouvoir le mettre en morceaux. Il est superbe, notre paquebot, tout flambant neuf, dorĂ© sur toutes les coutures ; il a dĂ©jĂ  acquis une rĂ©putation de vitesse dont son capitaine est trĂšs fier ; aussi, filons-nous avec une rapiditĂ© qui met tout le monde de belle humeur. Il semble que ce soit affaire d’honneur pour les passa- gers comme pour les officiers de faire le trajet en tant de jours, tant d’heures et d’humilier ainsi toutes les Compagnies rivales. La vie maintenant est toute sur le pont. Les malades les plus Ă©prouvĂ©es se font installer sur leurs ship-chairs , emmitouflĂ©es dans leurs couvertures. Elles restent lĂ , sans bouger, n’aimant pas Ă  parler, Ă©coutant Ă  peine. Mais celles-lĂ  sont rares. La plu- part des femmes ont repris leur animation avec leurs belles cou- leurs; il se forme des groupes ; les prome- nades Ă  deux font rage. On va d’un bout Ă  l’au- tre du vaste bĂątiment, jusque lĂ -bas oĂč les pauvres sont entassĂ©s. Les malheureux, ont- ils dĂ» souffrir pendant la tempĂȘte! Moi, je me promĂšne aussi, dĂ©sƓu- vrĂ©, assez triste et soli- taire. Il y a parmi ces femmes, serrĂ©es dans leurs jaquettes et qui portent de drĂŽles de petites casquettes mas- culines, plusieurs per- sonnes qui paraissent aimables. Je crois que si je me mĂȘlais Ă  leur sociĂ©tĂ©, je n’y serais pas mal reçu. Je n’ose pas et je suis sĂ»r qu’à leurs yeux jepasse pour un monsieur trĂšs fier et trĂšs peu sociable. Ma foi ! j’en ai assez de ma solitude. Je tĂą- cherai, aprĂšs le dĂźner, de devancer l’homme Ă  la moustache. Je demanderai Ă  madame Deraysme de faire un bout de promenade avec moi... Ce 19 aoĂ»t. Je suis seul Ă  peu prĂšs sur le pont, par cette belle matinĂ©e dou- ce, un peu voilĂ©e. Je m’installe pour Ă©crire, et de temps Ă  autre je lĂšve les yeux, j’admire cette immensitĂ© d’un gris-bleu qui est la mer et qui se confond Ă  l’ho- rizon avec le beau ciel d’étĂ© ; la brume les rapproche, les marie. Hier soir, nous avions un clair de lune admirable. A l’arriĂšre du bateau, madame Deraysme et moi, accoudĂ©s au bastingage, nous ne nous lassions pas de regarder je sillon lumineux que nous laissions derriĂšre nous; cela faisait comme une voie d’ar- gent se perdant dans un lointain mystĂ©rieux. Tout en admirant cette mer phosphorescente, ces petites vagues incessamment renouvelĂ©es, dont chacune portait au front comme une aigrette de diamants, j’apercevais, non sans une intime satisfaction, M. de Mirbon qui errait comme une Ăąme en peine, n’osant interrompre notre tĂȘte-Ă -tĂȘte, furieux, je le devinai, de ne l’oser. Mais aprĂšs son dĂźner, il lui faut son petit poker. Il est trĂšs joueur, l’homme au teint brouillĂ©. Les vices se paient, monsieur le comte, mĂȘme en cette vie, parfois ! Il semblait que nous ne fussions pas Ă©trangers l’un Ă  l’autre, la veuve et moi. Il y a des natures qui se comprennent tout de suite, comme des visages aperçus pour la premiĂšre fois et qui nous sont pourtant familiers. En marchant cĂŽte Ă  cĂŽte, sur le pont, nous causions Ă  bĂątons rompus. Elle me questionnait sur mon voyage, sur mes impressions ; elle me permettait, n’étant qu’une demi-AmĂ©ricaine, de faire mes rĂ©serves, de formuler quelques objections, tandis que, pendant mon sĂ©jour aux Etats-Unis, j’avais fini par comprendre que l’admiration est obligatoire ; qu’on l’exige impĂ©rieusement Ă  la façon de ceux qui vous crient La bourse ou la vie ! ». J’avais voyagĂ© en ingĂ©nieur, curieux des tra- vaux hardis des compatriotes de madame Deraysme, des ponts suspendus, de celui de Brooklyn surtout, et mon apprĂ©ciation de cette hardiesse lui faisait plaisir. MalgrĂ© sa vie passĂ©e en France, elle a gardĂ© la fiertĂ© de son pays. Cependant, ce qui est peu amĂ©ricain chez elle, c’est sa façon douce, ses yeux implorants, sa rĂ©serve aussi. Elle est bien femme — comme nous entendons ce mot, nous autres. Lorsque, fatiguĂ©s de la promenade oĂč l’on Ă©tait par trop coudoyĂ© par d’autres couples, flirtant et riant Ă  qui mieux mieux, nous nous fĂ»mes accoudĂ©s dans notre coin solitaire, elle se laissa ques- tionner Ă  son tour Et vous, Madame, vous qui avez visitĂ© votre pays presque Ă  la façon d’une Ă©trangĂšre, quelle a Ă©tĂ©, en dĂ©finitive, votre im- pression — la derniĂšre, la vraie? — C’est assez difficile Ă  dĂ©finir, dit-elle aprĂšs un instant d’hĂ©sitation. J’aime beaucoup mon pays, je l’admire surtout, je viens d’y passer six mois et... — Et vous lui tournez le dos. — Je crois, fit-elle avec un demi-sourire, que c’est lui qui m’a tournĂ© le dos. — Et on prĂ©tend que c’est le pays de la chevalerie ! — En effet, je crois qu’il serait difficile de trouver une nation plus courtoise envers les femmes, plus respec- tueuse, plusamoureuse d’elles. — Alors? — Alors, monsieur Larive, voilĂ ... c’est que je suis un peu une exception. Je me suis sentie dĂ©paysĂ©e, et c’est chez nous un crime de lĂšse-patriotisme de se sentir dĂ©paysĂ©. On a pour les criminels de l’indulgence un peu mĂ©prisante, on plaide les circonstances attĂ©- nuantes ; mais le crime, s’il est pardonnĂ©, n’en reste pas moins un crime. J’avais dĂ©jĂ , Ă©tant jeune fille, fait un sĂ©jour d’un an Ă  New-York, et, pieuse- ment, j’avais cherchĂ©, comme un musicien dans un concert , Ă  accorder mon instru- ment, Ă  trouver le la , je croyais y avoir Ă  peu prĂšs rĂ©ussi. Cette fois-ci, mon violon n’é- tait plus au diapason - — oh ! mais plus du tout. Je jouais de mon mieux et il en rĂ©sul- tait des tons faux Ă  faire grincer les dents. Le concert n’était plus le mĂȘme, ou mon vio- lon avait terriblement baissĂ© de ton — je ne sais pas bien lequel. Ce qui avait Ă©tĂ© bien vu, i 1 y a quatorze ans, Ă©tait honni maintenant.. Les engouements Ă©taient aussi violents que par le passĂ©, mais ils avaient changĂ© d’objet. Les admirations littĂ©raires de ce temps-lĂ  et que, naĂŻvement,, je conservais encore, me firent toiser par des jeunes filles de dix- huit ans avec un mĂ©pris que rien ne saurait rendre.. Mes toilettes Ă©taient critiquĂ©es, mes paroles Ă©pluchĂ©es, mes moindres dĂ©mar- ches Ă©taient presque sujet de scandale. J’avais beau m’observer sĂ©vĂšrement, je faisais de perpĂ©tuelles bĂ©vues. Ayant eu le malheur de faire allusion Ă  une naissance prochaine, je. fus mise presque en quarantaine. On voulut bien ne pas me tenir rigueur, Ă  la fin, parce que, ayant vĂ©cu Ă  Paris, portant un nom français, j’étais devenue incapable de distinguer le bien du mal, les convenances des inconvenances. Je vous assure que les juges en jupons,, de dix-huit Ă  vingt ans, sont des juges impitoyables devant qui je tremble; je sais si bien d’avance qu’ils me condamneront! — Mais je suppose que les petites filles ne jugent pas en der- nier ressort. Il y a pourtant en AmĂ©rique des hommes et des femmes, une sociĂ©tĂ© enfin qui û’est pas un perpĂ©tuel bal blanc ! — Mais c’est le bal blanc qui rĂšgne, en. somme. — Joli avenir que celui d’une nation qui se laisse gouverner par de petites impertinentes au nez retroussĂ© et Ă  la voix haute! Un théùtre, une littĂ©rature obligĂ©s de se soumettre Ă  la critique de fillettes Ă  qui on coupe encore le pain en tartines — cela promet! — Ne prenez pas ma boutade pour vĂ©ritĂ© d’évangile, dit en riant madame Deraysme. Il y a un peu de vrai dans tout cela, mais seulement un peu. — Il rĂ©sulte de cette expĂ©rience. Madame, que votre place est de notre cĂŽtĂ© de l’OcĂ©an et non de l’autre. » FIGARO ILLUSTRÉ 35 La veuve resta quelques instants silencieuse, comme attristĂ©e. Elle regardait la voie d’argent qui scintillait si gaiement. Puis elle dit d'un ton changĂ©, non plus doucement railleur, mais trĂšs sĂ©rieux Ma place est je ne sais oĂč. Plus j’y rĂ©flĂ©chis, plus je trouve que chacun de nous doit appartenir franchement Ă  un pays, quel qu’il soit; que c’est un malheur d’ĂȘtre comme moi, cosmopolite; d’ĂȘtre Ă  peu prĂšs française sans l’ĂȘtre tout Ă  fait ; de me trouver une Ă©trangĂšre chez moi, parmi ceux qui parlent ma langue ; d’ĂȘtre aussi une Ă©trangĂšre dans le pays oĂč j’ai grandi. Je crois — et ceci je le dis dans la sincĂ©ritĂ© de mon Ăąme — que lorsque le patriotisme, robuste et sain, ne fait pas partie intĂ©grante d’une nature, quelque chose manquera toujours Ă  cette nature. Si j’avais eu des enfants, j’en aurais fait des Français, rien que des Fran- çais^ Si je m’étais mariĂ©e il y a quatorze ans, en AmĂ©rique, je serais restĂ©e lĂ -bas fidĂšlement et mes enfants auraient parlĂ© l’anglais un peu nasal de leurs camarades... » Puis elle se tut, restant un peu songeuse. Je devinai qu’elle pensait au passĂ©, Ă  son mariage qui, on le sentait rien qu’au son attristĂ© de sa voix, n’avait pas Ă©tĂ© bien heureux ; on devinait aussi que l’avenir ne lui souriait guĂšre. Elle Ă©tait comme dĂ©si- gnĂ©e pour ĂȘtre la proie de quelque chercheur d’aventures, d’un Mirbon quelconque, tant on sentait en elle un besoin de sym- pathie, d’affection. J'aurais aimĂ© provoquer ses confidences, mais je n’osais pas. Enfin, je me hasardai Ă  dire Vous devez vous tromper, Madame, lorsque vous dites qu’en France vous ĂȘtes, malgrĂ© votre Ă©ducation, restĂ©e une Ă©tran- gĂšre. Ce n’est guĂšre possible. — Ah! que si. J’ai pu adopter la langue, les idĂ©es sur bien des matiĂšres de mon pays nouveau, je n'en ai jamais adoptĂ© les prĂ©jugĂ©s. Et, voyez-vous, il n’y a que les prĂ©jugĂ©s qui comptent rĂ©ellement. » Elle avait de nouveau son petit air Ă  demi moqueur derriĂšre lequel elle s’abrite, derriĂšre lequel elle cache volontiers ses pen- sĂ©es intimes. BientĂŽt elle me quitta, prĂ©textant la fatigue, car elle est encore affaiblie par ses souffrances passĂ©es. Je tĂącherai, aujourd’hui, de reprendre notre conversation. Elle est trĂšs charmante, cette jeune femme — puis cela m’amuse tellement de faire enrager le Mirbon ! Quatre heures de l’aprĂšs-midi. _ Ce n’est pas moi qui fais enrager le Mirbon, c’est lui qui me fait enrager. DĂšs l’apparition de madame Deraysme, il s’est ins- tallĂ© auprĂšs d’elle et il ne la quitte plus. De mon coin, j’entends des bribes de sa conversation, des plaisanteries plates et qui ont couru le monde, des compliments nausĂ©abonds qu’elle Ă©coute avec placiditĂ©. Les femmes sont toutes les mĂȘmes. J’avais cru celle-ci plus intelligente, plus fiĂšre que les autres. Je m’étais trompĂ©, Ă©videmment. J’aurais dĂ» faire comme cet imbĂ©cile, lui dire qu’elle est belle — ce qui n’est pas vrai ; — qu’elle est Ă©blouissante d’esprit — ce qui est faux. Ce qui est vrai, c’est qu’elle cause agrĂ©ablement lorsqu'elle ne se trouve pas Ă  cĂŽtĂ© d’un triple idiot comme l’homme Ă  la moustache cirĂ©e ; mais elle ne cherche nullement Ă  faire de l’esprit, ce dont je lui sais grĂ©... Oui, j’aurais dĂ» lui mentir effrontĂ©ment au lieu de la traiter comme une crĂ©ature raisonnable. J’ai toujours considĂ©rĂ© la flatterie envers une femme rĂ©ellement distinguĂ©e, comme une insulte grossiĂšre. Evidemment, c’est moi qui ai tort. Elle n’a pas l’air de s’amuser outre mesure, cependant. La voilĂ  qui ouvre son livre. S’il ne comprend pas ce congĂ© qu’on lui donne, c’est que, dĂ©cidĂ©ment, il ne veut pas comprendre. Ce matin, nous avons Ă©changĂ© deux mots. Il m’a paru qu’elle se montrait plus rĂ©servĂ©e qu’hier. Je me le suis tenu pour dit. Cependant, Ă  plusieurs reprises, elle m’a regardĂ©. Elle s’attendait peut-ĂȘtre Ă  ce que le pliant oĂč, avec une certaine ostentation, elle avait dĂ©posĂ© son volume de Tauchnitz, pourrait me contenter. Je n’aime pas les trios. Il fait triste. La brume de ce matin est devenue un brouillard intense ; l’air est doux, la mer toute calme et blanchĂątre, on semble voyager Ă  travers une espĂšce de matiĂšre ouatĂ©e. Le sifflet stri- dent, une sirĂšne qui dĂ©chire l’oreille, retentit Ă  des intervalles rĂ©guliers. Cela a quelque chose de singuliĂšrement lugubre, comme une plainte surnaturelle au milieu d’un monde irrĂ©el. Nous devons approcher des cĂŽtes de l'Irlande; on redouble de prĂ©cautions. Et de ce brouillard sinistre surgissent devant moi les images dĂ©solĂ©es que je connais si bien. Le spectre du passĂ© me hante \ la vieille blessure que je croyais bien fermĂ©e se rouvre et saigne. Je suis triste, triste ! Pourquoi, en ce moment, ce passĂ© se dresse-t-il ainsi devant moi, pourquoi ?... Ce 20 aoĂ»t. Ma phrase a Ă©tĂ© coupĂ©e en deux brusquement, brutalement, et par quel effroyable choc !... Il faut que je tĂąche de me rappeler, de revoir, de comprendre ce qui s’est alors passĂ© en moi, en cet instant suprĂȘme oĂč j'ai vu la mort de si prĂšs. Mes pensĂ©es Ă©taient perdues au loin; je ne songeais plus ni Ă  l’endroit oĂč je me trouvais, ni mĂȘme Ă  madame Deraysme et Ă  son agaçant amoureux qui, tout en lui permettant de lire, restait auprĂšs d’elle, imperturbablement. Il fumait une cigarette et dĂ©gus- tait un sherry-cobbler. Puis, en un instant, le verre lui est tombĂ© des mains, madame Deraysme s’est levĂ©e d’un bond; tout autour de nous des gens effarĂ©s se serraient les uns contre les autres. Notre vaisseau s’était heurtĂ© avec un choc affreux Ă  quelque chose — on se demandait Ă  quoi. Le brouillard nous enveloppait, nous semblions perdus dans des nuĂ©es blanches qui, mystĂ©rieusement, nous Ă©touffaient. Puis, bien vite on comprit. La mort, toute proche, nous regardait 36 FIGARO ILLUSTRÉ tous. Dans le brouillard traĂźtre on avait touchĂ© sur un roc ; le bĂątiment, comme une chose humaine blessĂ©e, cherchait Ă  fuir, Ă  se soulever, et ne le pouvait pas. Les familles, d’instinct, cherchaient Ă  se rĂ©unir pour mourir ensemble. Une jeune fille qui m’avait parfois irritĂ© avec ses airs triomphants, sa casquette de garçon, sa cour qu’elle menait Ă  la baguette, passa devant moi, rapide comme un Ă©clair; presque de suite je la vis reparaĂźtre avec sa mĂšre malade; puis la jeune fille, la soutenant de ses deux bras, l'embrassa; toutes deux, immo- biles, attendaient. Je vis sur le visage de plusieurs une angoisse indicible ; ils cherchaient les ĂȘtres aimĂ©s et, dans la foule, ne les trouvaient pas. Il n’y eut presque pas de cris. M. de Mirbon faisait exception. Hurlant, il se prĂ©cipitait Ă  droite, Ă  gauche, suppliant qu’on le sauvĂąt. Je ne sais comment je me trouvai Ă  cĂŽtĂ© de madame De- raysme ; elle me donna la main, sans un mot, et leva sur moi ses beaux yeux. Elle Ă©tait trĂšs pĂąle, mais calme. Alors, nous vĂźmes un spectacle extraordinaire, d’une beauiĂ© sauvage. Subitement le brouillard se leva comme un voile, ou plutĂŽt comme se lĂšve un rideau sur une apothĂ©ose de fĂ©erie. Inon- dĂ©s d’un soleil radieux, des rochers hĂ©rissĂ©s, noirs par endroits, recouverts ailleurs de lichens verts, superbes dans leur dĂ©sor- dre tourmentĂ©, nous apparurent. Nous Ă©tions Ă©chouĂ©s sur la cĂŽte d’Irlande. Si, par hasard, il y eĂ»t eu quelques vagues, rien au monde ne nous eĂ»t sauvĂ©s nous nous serions brisĂ©s; pas un seul d’entre nous peut-ĂȘtre n’eĂ»t Ă©chappĂ©. Et cependant le spectacle Ă©tait d’une beautĂ© telle que, malgrĂ© tout, on le regardait comme fascinĂ©. Puis, de nouveau, le brouillard se reforma, nous prit et nous garda. On commençait pourtant Ă  reprendre ses esprits. Les officiers, tout en donnant des ordres rapides, rassuraient les passagers. GrĂące aux cloisons Ă©tanches on avait pu empĂȘcher l’invasion de l’eau. Avec un ordre admirable, la manƓuvre des canots fut exĂ©cutĂ©e par les matelots. Tout fut prĂȘt en quelques minutes pour l’embarquement, en cas d’urgence ; et cela sans hĂąte appa- rente, en silence. Le calme des officiers rassurait, leur courage raffermissait le courage des autres. DĂšs que le premier canot fut prĂȘt Ă  ĂȘtre lancĂ©, l'homme Ă  la moustache se prĂ©cipita, il voulait Ă  tout prix arriver au canot, s’y cramponner. Le capitaine se trouvait Ă  portĂ©e; il s’avança et, le plus tranquillement du monde, il sortit un revolver de sa poche et ajusta le Mirbon. Monsieur, si vous faites un pas de plus, je vous brĂ»le la cervelle. » Le lĂąche, le seul lĂąche de toute cette foule oĂč se trouvaient tant de femmes, alla s’écrouler sur un banc, livide de peur. Alors, subitement, je revis une scĂšne Ă  laquelle j’avais assistĂ© dix ans auparavant. On m’avait, je ne sais plus comment, entraĂźnĂ© dans un tripot d’assez louche apparence. Le feu prit Ă  des rideaux; ce fut une panique, et je vois encore le croupier bousculant les joueurs, criant, se prĂ©cipitant vers la porte. Ce croupier n’était autre que M. le comte de Mirbon. Seulement, il avait alors plus de cheveux et moins de particule. Tout se passa plus rapidement que je n’ai pu le raconter. Le brouillard, moins Ă©pais qu’auparavant, nous laissait apercevoir la vague silhouette des rochers menaçants. Lentement, presque imperceptiblement, l’énorme bĂątiment, obĂ©issant Ă  une savante manƓuvre, se souleva, secouĂ© comme d’un tremblement; il bougea, il recula, il se dĂ©gagea. Puis les rochers nous sem- blĂšrent s’éloigner, fondre, disparaĂźtre dans la brume blanchĂątre. Nous sommes sauvĂ©s. » En disant ces mots a madame Deraysme, je m’aperçus que je lui tenais encore la main. Si nous avions pĂ©ri, nous aurions sombrĂ© ainsi ensemble. Merci, fit-elle, vous m’avez donnĂ© du courage. — Vous n’aviez pas besoin qu’on vous en donnĂąt. Vous avez Ă©tĂ© trĂšs crĂąne. — Ne croyez pas cela. J’ai eu trĂšs peur. J’aime la vie quand mĂȘme. Et puis... mais pourquoi vous montrer mes faiblesses? — et puis cela me faisait de la peine de penser que je ne serais guĂšre pleurĂ©e. Je n’ai plus de parents... personne. Des amis, oui. Ils auraient dit Pauvre petite femme ! » et puis ils auraient Ă©tĂ© dĂźner en ville tout de mĂȘme... Souvent, au milieu de la nuit, quand je pensais Ă  notre bateau environnĂ© de cette immensitĂ© d’eau, perdu en plein OcĂ©an, cela me semblait comme une image trĂšs agrandie, trĂšs noble, de ma pauvre petite vie perdue dans la foule. Alors, je pleurais. — Vous aviez Ă  bord quelqu’un qui ne demandait qu’à vous consoler, Ă  ce que je crois. » Madame Deraysme jeta un regard vers le misĂ©rable qui, sur son banc, commençait Ă  relever la tĂȘte, voyant, qu’aprĂšs tout, l’on n’avait pas sombrĂ©, et comprenant que, sans doute, en usant de mille prĂ©cautions, on arriverait Ă  bon port. Ce regard de femme Ă©tait chargĂ© d’un mĂ©pris tel, d’un si profond dĂ©goĂ»t, que toute parole devenait superflue. Une femme, bonne comme celle-ci, pardonne bien des faiblesses, bien des dĂ©faillances; mais la lĂąchetĂ©, elle ne la pardonnera jamais. Le piteux sire cependant chercha Ă  se rapprocher. Je lui dis . Je vois, monsieur le croupier, que vous craignez 1 eau autant que le feu. Gare Ă  vous; vous ne mourrez que de mort violente. » . . Je ne sais comment il fit, mais il disparut si rapidement qu il sembla fondre, se dissiper en vapeur, se mĂȘler au brouillard. Avant de descendre Ă  terre, je demanderai Ă  madame De- raysme la permission de l’aller voir Ă  Paris. Elle ne me la refu- sera pas, j’en suis certain. Et alors... qui sait? JEANNE MAIRET. Illustrations de A. Edelfelt. VICTOR GILBERT Ch *°»>olypo sraphÂŁe B0USS0I> VALAD0N & c „ FIGARO ILLUSTRÉ, 1801 uand je vous aurai appris que le cuirassier Lafrite avait la permission de vingt-quatre heures et dix francs dans sa poche, vous vous direz VoilĂ  un cui- rassier qui a prĂ©mĂ©ditĂ© une de ces noces!... Car enfin, pour demander une permission de vingt-qua- tre heures... » Ce n’est pas une raison ; la preuve c’est que Lafrite n’avait rien prĂ©mĂ©ditĂ© ; il avait reçu dix francs de sa famille, voilĂ  tout. Quant Ă  sa permission, il pen- sait Un cuirassier qui a dix francs, vingt-quatre heures et son prestige, peut s’en fier au hasard du soin de la lui bourrer d’agrĂ©ments variĂ©s.» Et c’est sur cette foi qu’il sortit de la caserne avec la dĂ©marche et le visage triomphant d’un troupier assurĂ© d’une de ces bordĂ©es qui comptent dans la vie militaire. Sur le seuil de la porte, il s’arrĂȘta, indĂ©cis, regarda Ă  droite, puis Ă  gauche, fit un pas de ce cĂŽtĂ©, changea d’idĂ©e, parut pencher pour la droite, et enfin se dĂ©cida pour la gauche, sans plus de raisons qu’il n’en eĂ»t eu pour le cĂŽtĂ© opposĂ©. La vĂ©ritĂ© est qu’il ne savait oĂč aller. En pareil cas, on va gĂ©nĂ©ralement devant soi ; il alla donc devant lui, ce qui, forcĂ©ment, le menait quelque part; cela le mena d’abord sur la place VendĂŽme. Il s’arrĂȘta devant la colonne, fut fier d’ĂȘtre Français en la regardant; mais l’ascension de ce monument ne pouvait entrer dans le programme des rĂ©jouis- sances d’un cuirassier en position de s’offrir un de ces tours de cadran dont les dĂ©fenseurs de nos foyers ont si rarement la pers- pective. Il passa donc devant le trophĂ©e de nos gloires, jeta un regard compatissant sur le factionnaire du commandant dĂ©placĂ©, gagna la rue de Rivoli, se demanda s’il devait la descendre ou la monter, et comme ça lui Ă©tait Ă©gal, il prit sur sa gauche, arriva Ă  la statue de l’amiral Coligny, et demanda Ă  un vieux monsieur qui examinait la victime delĂ  Saint-BarthĂ©lemy S’il vous plaĂźt, Monsieur, qu’est-ce que c’est que ce parti- culier-lĂ  ? — C’est Coligny, mon brave, rĂ©pondit le vieux monsieur. — Coligny! Ce cocher de fiacre dont j’ai beaucoup entendu parler, qu’avait assassinĂ© son bourgeois? » Il confondait avec Collignon. Sur ce, il entra chez un marchand de vin et se fit servir un petit verre, en se demandant, Ă  propos du vieux monsieur qui se tordait Qu’est-ce qu’il a Ă  rire, cette vieille chabraque ? » Son petit verre avalĂ©, notre cuirassier, sans intention et mĂȘme sans s’en apercevoir, revint sur ses pas, ce qui le conduisit aux Champs-Elysees ; lĂ , il aperçut une bonne d’enfants assise seule sur un banc et un bĂ©bĂ© sur ses genoux. Il s’approcha du banc, adressa a la bonne un de ces sourires niais particuliers aux imbĂ©ciles qui ne savent que dire, s’assit, chercha une entrĂ©e en conversation, la trouva, et le dialogue suivant s’engagea Mademoiselle... voilĂ  un temps qui... que je n’en mettrais pas la main au feu... Vous me direz que si il se dĂ©barbouille, il fera peut ĂȘtre beau aprĂšs, mais que s’il ne se dĂ©barbouille pas, il pleuvera peut-ĂȘtre. — Pour sĂ»r, affirma la bonne. — AprĂšs ça, continua Lafrite, on a vu des fois qu’il se dĂ©bar- bouille ou qu’il ne se dĂ©barbouille pas, que ça n’y fait tout de mĂȘme rien. — Pour sĂ»r. — Pour ce qui est de moi, ça m’embĂȘterait ferme, tout de mĂȘme, qu’il pleuvasse, vu qu’étant en permission de vingt-quatre heures... — Ah ! oui, alors. — Et, de la pluie, il n’en faudrait pas. — Ah ! non, alors. — D’autant qu’en ce moment, ayant votre charmante conver- sation, s’il venait de la pluie, ça me priverait de votre aimable prĂ©sence. — Ah ! oui, alors. » Sur ce ton-lĂ , ça pouvait aller longtemps sans que les affaires de notre cuirassier en fussent plus avancĂ©es, il prit donc une autre voie, et le bĂ©bĂ© le regardant avec de grands yeux Ă©tonnĂ©s Ah ! ah ! dit-il, c’est le petit bourgeois ? Il est rudement gentil, tout de mĂȘme. — Pour sĂ»r. C est-i’vous, des fois, que vous ĂȘtes sa nourrice ? — Ah ! non, alors, il a deux ans. C’est que m’étant laissĂ© dire que c’était une profession qui rapporte pas mal... et... ici, Lafrite esquissa un sourire extrĂȘme- ment malicieux quand on a... comme vous... des avantages... heu... de la nature... qui... je m’étais fait la supposition que vous en Ă©tiez une. » La bonne baissa les yeux sans rĂ©pondre, et notre cuirassier continua Alors, qu’est-ce qu’on le nourrit, le petit bourgeois? III. 10 38 FIGARO ILLUSTRE — Tiens ! il mange de la bouillie... comme vous quand vous Ă©tiez petit. — Je m’en rappelle plus... Ah! du bouilli, par exemple... oui... Ah ! lĂ  lĂ ... tous les jours... Vous me direz que c’est plus nourrissant pour l’armĂ©e... Et quel Ă©tat qu’on en fera, du petit bourgeois ? — Ah ! ben, alors... on a le temps. — Moi, dit Lafrite, j’en connais un bon, d’état, et avanta- geux... que j’ai toujours dĂ©sirĂ© de l’ĂȘtre; c’est marchand de bou- chons. — Ah ! oui, alors... et puis ça fait une jolie boutique. » Lafrite saisit l’à-propos Ah! certainement, dit-il, une jolie boutique... avec une Ă©pouse... trĂšs aimable... comme qui dirait vous... et un petit mĂŽme gentil comme celui-lĂ . » Et le bĂ©bĂ© tendant la main pour saisir la criniĂšre du casque du cuirassier, celui-ci prit le petit bonhomme sur ses genoux, retira son casque et l’en coiffa, en accompagnant cette farce d’un gros rire partagĂ© par la gardienne du marmot. A ce moment un tumulte se produisit, une foule courait vers une voiture lancĂ©e Ă  grande vitesse. Qu’est-ce que c’est? demanda la bonne. — C’est monsieur Yves Guyot qui va inaugurer un chemin de fer, lui rĂ©pondit-on Ă  la hĂąte. — Oh ! dit-elle, moi qui ne l’ai jamais vu !... Gardez donc un peu le petit; je reviens tout de suite. — Allez! allez! dit Lafrite. J’aime beaucoup les enfants, soyez tranquille. » Une bousculade se produisit dans la foule de curieux dĂ©si- reux de voir le ministre; une femme fut renversĂ©e, piĂ©tinĂ©e, rele- vĂ©e Ă©vanouie et portĂ©e dans une pharmacie; c’était la bonne qui avait confiĂ© l’enfant au cuirassier. Deux heures s’étaient Ă©coulĂ©es depuis son dĂ©part, et Lafrite, dont la physionomie trahissait une inquiĂ©tude toujours crois- sante, promenait autour de lui des regards Ă©perdus, fous; l’en- fant s’était mis Ă  crier, il l’avait bercĂ©, aux rires ironiques des passants. A ce soin, avaient succĂ©dĂ© des soins plus intimes ; puis le mioche avait recommencĂ© ses cris. Le cuirassier, alors, trĂ©pi- gnant dans une agitation plus facile Ă  comprendre qu’à dĂ©crire, murmurait Mais qu’est-ce qu’il y a, qu’elle ne revient pas? Mais qu’est-ce qu’il y a? » La marchande de sucre d’orge installĂ©e prĂšs de lĂ  et Ă  qui il avait confiĂ© sa position critique, lui avait dit qu’on voyait, Ă  chaque instant, des coquines de mĂšres abandonner leurs enfants, et Lafrite affolĂ©, de rĂ©pĂ©ter Mais qu’est-ce que je vas devenir avec un enfant sur les bras? » Et sur le refus de la marchande qui avait dĂ©jĂ  six enfants, de se charger d’un septiĂšme, le malheureux cuirassier, douĂ© d’un cƓur sensible, de gĂ©mir Je ne peux pourtant pas le laisser lĂ , ce pauvre mĂŽme... l’emporter, qu’est-ce que j’en ferai? Me voilĂ  bien... Ah! lĂ  lĂ ... lĂ  lĂ ! » Le moutard continuant Ă  crier, notre cuirassier lui acheta un sucre d’orge, puis l’enfant calmĂ©, il l’emporta aux regards Ă©ton- nĂ©s des promeneurs. Une foule s’était formĂ©e autour d’un physicien en plein vent ; Lafrite s’en approcha et dit au bĂ©bĂ© Ah!... tu vas voir le Monsieur, comme il fait des jolis tours ! Tiens, la bouboule ; tu vas voir, elle va s’en aller; regarde... Ah! elle n’y est plus !... Tu vas voir, elle va revenir... Coucou !... ah ! la voilĂ  !... C’est joli, ça, hein ? » Messieurs et dames, dit l’escamoteur, ceci n’est rien; je me charge, moi, Ă  vos aimables regards, d’escamoter un enfant. — VoilĂ  ! cria Lafrite. » Et il se dit Comme ça fait mon affaire ! » Le physicien prit l’enfant, le couvrit d’un grand morceau d’étoffe Partez! jeune homme!» ordonna-t-il; aussitĂŽt il retire le morceau d’étoffe, l’enfant avait disparu. Lafrite poussa un soupir de soulagement, et il s’éloignait, lorsque l’escamoteur lui cria Eh ! militaire !... un moment ! Le tour n’est pas fini ». Puis replaçant son morceau d'Ă©toffe Revenez, jeune homme! » cria-t-il, et le jeune homme reparut aux applaudissements de l’aimable sociĂ©tĂ©. Lafrite, dĂ©sespĂ©rĂ©, saisit la criniĂšre de son casque, croyant s’arracher les cheveux, prit le mioche et le plaça sous son bras, comme les maçons y mettent leur pain, et il se demandait de nouveau ce qu’il allait en faire, lorsqu’un orage qui menaçait FIGARO ILLUSTRÉ 39 depuis quelque temps Ă©clata tout Ă  coup et dispersa curieux et promeneurs ; Lafrite, toujours sensible, mit son casque sur la tĂȘte du bĂ©bĂ©, ainsi couvert jusqu’aux Ă©paules, et prit sa course, pataugeant dans la boue, Ă©claboussĂ© parles voitures, ahuri parles cris du petit bonhomme englouti sous sa coiffure guerriĂšre. Et Lafrite conta l’affaire Ă  Boucleux et lui exposa son embarras. Et dire, ajouta-t-il, que j’ai dix francs et permission de vingt-quatre heures !... et que voilĂ  dĂ©jĂ  la moitiĂ© de ma permis- sion passĂ©e comme tu vois... Jolie partie de plaisir ! — T’as dix francs ? — Oui, j’ai dix francs. — Sors-les un peu voir. » Et quand il les eut vus C’est tout ce que tu paies ? demanda-t-il. — Fais servir ce que tu voudras, » rĂ©pondit Lafrite en ber- çant le petit braillard. Des clients entrant Ă  ce moment et paraissant dĂ©cidĂ©s Ă  aller boire dans un Ă©tablissement plus calme, le cabaretier servit les deux amis dans son arriĂšre-boutique oĂč il n’y avait personne. Pendant que Boucleux emplissait les verres, le cuirassier Et Lafrite, comme dans la chanson de Pierre Dupont, Lui donne Ă  tĂ©ter dans un verre. Et les deux hommes de rire de l’aviditĂ© avec laquelle leur petit compagnon suçait ce que les vieux chansonniers appellent un ronge bord. A ta santĂ© ! » dit Boucleux en prĂ©sentant son verre Ă  Lafrite. Mais Lafrite, pour trinquer, avait besoin de la main employĂ©e Ă  faire boire l’enfant, et ceĂźui-ci, Ă  chaque tentative de retrait de la main qui lui versait le doux breuvage, protestait bruyamment. Le brave Lafrite dut donc laisser son ami boire seul, jusqu’au moment oĂč le nourrisson de Bacchus, Ă ous l’influence du bon lolo rouge, eut fermĂ© ses paupiĂšres alourdies et retirĂ© ses lĂšvres du verre. Les deux amis, alors, purent trinquer, fumer et con- verser Ă  l’aise. Ils Ă©puisĂšrent, deux heures durant, leur stock d’inepties et le contenu de quatre litres et de deux carafons, ce qui les mena jusqu’à la nuit. A ce moment, les sons lointains d’un orchestre exĂ©cutant des valses et des polkas vinrent charmer leurs oreilles. C’est le bal du Lapin borgne, dit Boucleux. Si nous y allions. — Ça va », dit Lafrite lancĂ© par les libations gĂ©nĂ©reuses. AussitĂŽt il frappa sur la table, paya sept francs cinquante au garçon venu Ă  son appel, prit sur son bras le moutard endormi, et ronds comme des boules, gais comme des pinsons, nos deux lurons sortirent, titubant et riant comme deux petites folles. L’entrĂ©e au bal du Lapin borgne d’un cuirassier portant un enfant, excita une rumeur bientĂŽt apaisĂ©e par les rires du bĂ©bĂ© que le bruit avait rĂ©veillĂ© et que les sons des instruments, le mouvement des danseurs et aussi le verre de vin sucrĂ©, avaient mis en gaietĂ©. Une grosse mĂšre le prit sur ses genoux; les deux Une boutique de marchand de vin s’étant prĂ©sentĂ©e sur son passage, l’infortunĂ© cuirassier s’y prĂ©cipita, dĂ©livra son petit compagnon du casque qui l’étouffait et l’apostropha Ah ! ça! est-ce que tu ne vas pas te taire? Vingt nom d’un chien !... Com- ment, je t’emporte, je te paye du sucre d’orge, je te fais voir l’escamoteur, et tu gueules comme un Ăąne! Est-ce que je te con- nais, moi, galopin!... Tu es un petit malheureux, un enfant perdu; si j’ai soin de toi, c’est que je le veux bien... parce que j’ai bon cƓur ; mais je ne te dois rien. » Puis voyant entrer un individu armĂ© d’un parapluie crevĂ© Tiens, Boucleux ! fit-il. — Ah ! Lafrite ! » rĂ©pondit le nouveau venu. Boucleux Ă©tait un ancien camarade de rĂ©giment, de la derniĂšre classe libĂ©rĂ©e. C’est Ă  toi, ce bonhomme-lĂ  ? demanda-t-il. — A moi !... Tu ne voudrais pas. » faisait des efforts dignes de la plus tendre mĂšre pour calmer le bambin, lui montrant le monsieur qui verse du bon lolo rouge, puis lui racontant des farces de troupier, le chatouillant, le ber- çant avec accompagnement de la chanson Dodo, l’enfant do, L’enfant dormira tantĂŽt. TantĂŽt, peut-ĂȘtre; mais, pour l’instant, il n’y paraissait pas disposĂ©. Il a soif, ce pauvre moutard, dit Boucleux; si on lui faisait boire un peu de vin. — Du vin ?... fit le bon cuirassier. Oui... un peu... mais avec du sucre. » Il fit alors apporter du sucre, en mit fondre un morceau. Attends! dit-il. Tu vas avoir du bon nanan ; vois-tu ça!... C’est pour mon petit garçon. Ah !... ça va ĂȘtre bon !... Tiens!... tiens, mon petit ! » 40 FIGARO ILLUSTRÉ nouveaux venus, alors, purent exĂ©cuter diverses danses natio- nales inconnues de nos aĂŻeux, et se de'saltĂ©rer consciencieusement entre chacune d’elles. Dans un Ă©lan de fraternitĂ©, ils troquĂšrent quelques objets d’accoutrement et s’en affublĂšrent Boucleux coiffa le casque et ceignit le sabre de Lafrite, lequel prit la casquette et le parapluie de Boucleux, et nos deux farceurs exĂ©cutĂšrent, dans cette tenue, un nouveau quadrille qui mit le comble Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale. Mais le cuirassier n’ayant plus le sou pour renouveler les consommations et payer les cachets de danse, le maĂźtre du bal Ă©prouva tout Ă  coup une indignation tardive et professionnelle contre les deux ivrognes amenant au bal un pauvre enfant qui serait bien mieux dans son lit, et il les expulsa. Ils sortirent en continuant dans la rue une chorĂ©graphie accompagnĂ©e, par eux, de cette chanson de troupier Quand les godillots vont en avant, Ça s’arrang’ de maniĂšre Qu’un pied reste toujours devant, Devant c’lui qu’est derriĂšre; A la jambe droite, on met du foin, A la jambe gauche, on met d’lĂ  paille, Et, des plus crĂ©tins, le moins qui vaille, De connaitr’ sa droit’n’a pas besoin. Foin ! Paille ! Foin! Paille! Comme un ange, il marque le pas Foin! Paille! Foin! Paille! C’est comme ça qu’on fait de jolis soldats. Et Ă  chaque gambade, ils faisaient jaillir des gerbes de boue qui les Ă©claboussait des chevilles jusqu’aux cheveux. Et ils riaient, comme jadis les Dieux d’HomĂšre, du rire desquels ont hĂ©ritĂ©, dit-on, les bossus. La gaietĂ© du cuirassier fut arrĂȘtĂ©e net Ă  la vue d’un officier de son escadron, dressĂ© devant lui et qui l’examinait Ă  la lumiĂšre Ă©lectrique d’un candĂ©labre. V’ ĂȘtes propre, dit l’officier en le toisant ; v’ ĂȘtes mis boueux ? C’reur d’égout ? V’dangeur ? » Lafrite, subitement dĂ©grisĂ©, la main ouverte Ă  la hauteur de l’Ɠil, balbutiait Mon lieutenant... — Y’z’avez une casquette ? Un parapluie ? Jolie tenue ! PrĂȘtĂ© vot’ casque et vot’ sabre Ă  un pochard ?... — Mon lieutenant, je... — V’allez rentrer au quartier; v’z’ aurez d’nouvelles du colo- nel, d’main matin ! » Et l’officier s’éloigna. J’y suis de mes vingt jours de prison », gĂ©mit l’infortunĂ© cuirassier en reprenant son sabre et son casque. En recevant, en Ă©change, sa casquette et son parapluie, Bou- cleux, avec le manque d’égards dus Ă  un camarade qui n’a plus de quoi rĂ©galer, lui dit ; Aussi, quand on est soldat français, c’est dĂ©goĂ»tant de se donner des cuites comme la tienne et de dĂ©shonorer son uni- forme; que tu me fais honte qu’on me voie dans ta sociĂ©tĂ©. Tiens, v’iĂ  ton gosse. Bonsoir! » Cet homme n’avait pas la reconnaissance des litres. Lafrite, abasourdi de tant d’ingratitude, prit le bambin et arriva Ă  la caserne en continuant Ă  se demander ce qu’il allait faire du petit abandonnĂ©. Une exclamation de joie le tira de ses rĂ©flexions ; il regarda qui l’avait poussĂ©e ; c’était la bonne des Champs-ÉlysĂ©es. Elle avait retenu le numĂ©ro matricule de son voisin de banc, et elle attendait, Ă©perdue, Ă  la porte du quartier, la rentrĂ©e du permissionnaire. Tel fut l’emploi des dix francs et de la permission du cuiras- sier Lafrite. Jules Moinaux. Illustrations de Steinlen. r BBELOQUE - C A LENDRIER PERPÉTUEL dite lEIXICZELSIOIES o Soi ii - C la buzets Ôtft zfevze , 3 , Sa ĂąCJILICI - LITS, FAUTEUILS, VOITURES & APPAREILS MÉCANIQUES Pour Malades et BlessĂ©s Chaise Ă  porteur dan9 laquelle le gĂ©nĂ©ral Faidherbe se faisait conduire Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s. Fauteuil roulant pour convalescente. Promenade dans le parc. DUPONT, fournisseur des hĂŽpitaux 1 0 5 FUC ĂŻĂŻtUltcfCUilIC. FUSILS ANGLAIS Le fusil hammerless Ă  Ă©jecteur automatique de GREENER, est le plus complet, le plus simple, le plus parfait des modĂšles connus. Les trois uniques piĂšces qui composent toute la platine servent en mĂȘme temps pour l'Ă©jection automatique des cartouches tirĂ©es, par une simple modification aussi heureuse qu’ingĂ©nieuse de la piĂšce d’armement. MERCIER FRERES 100, Faubourg Saint-Antoine et rue TraversiĂšre, 80 PARIS AMEUBLEMENTS Chambre pitch-pin 285 fr. Salon Louis XV, bois peint, cretonne de Jouy. . . . 750 fr. Salle Ă  manger Louis XV, genre normand 800 fr. Armoire amĂ©ricaine, depuis 280 fr. Armoires Duchesses BrevetĂ©es S. G. D. G. BREVETÉ S. G. D. G. En France et Ă  l’Etranger. Se fait en OR et en ARGENT et se trouve chez tous les bijoutiers. 22. 1. Pas plus grande qu’une mĂ©daille ordinaire, cette nouvelle breloque, grĂące Ă  un simDle dĂ©placement du disque central, permet de connaĂźtre Ă  quel jour de la semaine correspond une date quelconque, ancienne ou rĂ©cente, et rĂ©ciproquement Ă  quel quantiĂšme se trouvait le premier lundi, mardi, etc., de tel mois de telle annĂ©e. Les dames portent cette breloque aprĂšs la chaĂźne d’accessoires de toilette. Les messieurs la portent aprĂšs leur chaĂźne de montre. L’EXCELSIOR est Ă . la, fois ixm. ibijo-u. utile et nouveau. RĂ©compenses aux Expositions DE 1 839, 62,72, 78,79,81, MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 Appareils poor douches en pluie, ea lames , ea cercles , locales, verticales, vaginales, etc. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SECHE ET HUMIDE, TÉRÉBENTHINÉS AU PIN MUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effet d’eau WALTER LÉCUYER 138, rue Montmartre, PARIS ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRÉ QualitĂ© extra, gravure artistique fr. PremiĂšre qualitĂ©, gravure riche Ă  sujets fr. — gravure riche fr. — — sans gravure fr. Ces armes, toutes absolument hors pair, ne diffĂšrent guĂšre entre elles que par e luxe de l’ornementation, la dĂ©licatesse des canons, le fini de la mise en bois. Envoi franco sur demande du catalogue complet des fusils GREENER. Hammerless de 450 Ă  fr. A chiens, Top lever, triple verrou de 450 Ă  fr. A chiens, Top lever, double verrou de 250 Ă  400 fr. A chiens, clef anglaise de 275 Ă  400 fr. Carabines express. Carabines de chasse Ă  rĂ©pĂ©tition et autres. Munitions de premier choix. Accessoires des meilleures marques. A. GUINARD ATEHITE DE L'OPÉEA, paeis trains de luxe blT ^_Xi»-ElprMs - Cal;iis-Rome-Exprcss. U WAGONS-LITS TE-A-IISTS IDE LTJ3CE Club-Train — Orient-Express Sud-Express. ‱‱‱‱ /^PERDRliTS GRAND DEPOT E. BOURGEOIS 2 1 &2 3,Rue D i'o u o t PORCELAINES, ‱ WSf mmjsoies f CARBONATE. DE j [inHINEÎEfERVESCEUlj AN pYRI N E .?fgR>fgSCÂŁ?!TS . '-ENVOI' FRANCO OÙ CATALOGUÉ JAMBONS COLEMAN MARQUE GENUINE H AMSTERDAM GRANDS DIPLOMES D'HONNEUR -Ras SEUL DEPOT EN FRANCE. 2. RUE AUBER PARIS FABRIQUE DE LIQUEURS FINES EXIGER LA MARQUE CC GENUINE Appareil photographique instantanĂ©. BrevetĂ© S. G. D. G. {§} Ă©fy g HECTOR MAQUET FILS H»' MAQUET FILS PARIS 19 ,. Avenue DÉ L’OPÉRA DÉPÔT GÉNÉRAL GARANTIE POINÇON DE Ces trois instantanĂ©s ont Ă©tĂ© obtenus avec le PhotosphĂšre. Le PhotosphĂšre vu de profil. Appareil 8*9 avec 3 chĂąssis doubles, Ă©tui en cuir pour porter en sautoir et viseur. . Appareil 9X^2 avec les mĂȘmes accessoires. PhotosphĂšre stĂ©rĂ©oscopique, Ă  2 objectifs avec les mĂȘmes accessoires et muni d’un niveau ... . La lampe PhotosphĂšre. La lampe complĂšte contenant 30 charges de poudre de magnĂ©sium pur Chaque paquet de poudre de 30 gr. ... . . ComposĂ©e de poudres vĂ©gĂ©tales et aromatiques, la vĂ©ritable .“.POUDRE LAXATIVE DE VICHY” est le laxatif le plus sĂ»r, le plus facile Ă  prendre pour combattre la constipation. Une cuillerĂ©e Ă  cafĂ©, dĂ©layĂ©e dans un peu d’eau et prise le soir en se couchant amĂšne le lendemain matin, sans fatigue, l’effet attendu. 2 fr. 50 le flacon de 25 doses environ. - PriĂšre d’éviter les contrefaçons et d’exiger le vrai nom . OnTTTNPTT TAVATTVU nĂ© LENTHERIC Beau & BertrAi^d-Tauxei ‱ GAZ ‱ ÉLECTRICITÉ ' e Sain t-Denis ,PA RI S FARDS DU TINTORET. Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ©, La plus Grande Manufacture de Voitures La Carrosserie Industrielle^ MAISON Faub? S^artin Rue Claud e Decaen rREU I LlV-PARlS 1 ET 1 de l ’Abreuvoir rcpURB EV OÏESekl Exposition Internationale, 1890. MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©. Compagnie Coloniale U CHOCOLATS m de XilfX QUALITÉ SUPÉRIEURE rj ij Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE J-J ComposĂ©e exclusivement de THÉS NOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ G fr. ; petit modĂšle 150 gr. environ 3 fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Paris DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS La seule vĂ©ritable Eau de Botot, 17, rue de la Paix . FIGARO ILLUSTRÉ 1891. NeuviĂšme AnnĂ©e. DeuxiĂšme sĂ©rie. — N° 18. FIGARO ILLUSTRÉ Septembre 1891 LA CARAVANE ÉGYPTIENNE AU JARDIN D’ACCLIMATATION Photographie directe. SOIMI^Æ^IIRE FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE La Demoiselle d' honneur , par Stanislas Rejchan. Isabelle , par Gustave Jacquet. La Caravane Ă©gyptienne au Jardin d' Accli- matation reproductions directes. Le Mois parisien, par La Grand’ville. Le Hohenzollern, yacht de V empereur d'Alle- magne reproduction directe. La Mode, par Claire de Chancenay ; illustrations de L. Vallet. Couverture PĂȘcheuse La Demoiselle d honneur, par Augustin Filon; illus- trations en couleurs de S. Rejchan. Les Pommes de Saint-Jean, par Jean Rameau; illus- trations de Laurent-Desrousseaux. La NoĂ«l de Lucette, par Henry GrĂ©ville; illustrations en couleurs de AndrĂ© Brouillet. Une Commission locale, par Lucien Descaves; illus- trations de EugĂšne Buland. de Moules, par Deyrolles. Le Mois Parisien Sainte Russie ». — La fin de l’isolement. — L’incognito des souve- rains. — - Les rois Ă  Paris. — Le Hohenzollern et /'Aigle. — Souve- nirs fragiles et souvenirs d'airain. — La statuomanie. — Le collier de LĂ©onide Leblanc. — Les mots sans fĂ©minin. — Conversations avec les planĂštes. — Auguste Vitu. Tout Ă  la Russie ! La rĂ©ception de Cronstadt et la visite du grand duc Alexis ont emballĂ© » Russes et Français, qui se donnent la main par-dessus l’Europe, car ils ont le bras long. C’est de l’enthousiasme. On l’a trouvĂ© un peu exagĂ©rĂ© ; mais il n’est du moins pas dĂ©placĂ©. Que n’a-t-on pas dit au sujet de notre fameux isolement en Europe ? » Aujourd’hui, cet isolement cesse et les avantages que prĂ©sente une alliance franco-russe, mĂȘme latente, pour le maintien de la paix comme pour l’éventualitĂ© d’une guerre, Ă©clatent nettement Ă  tous les yeux. Au sujet du grand-duc Alexis, la curiositĂ© un peu gĂȘnante des fou- les et les indiscrĂ©tions du reportage ont Ă©gayĂ© les chroniqueurs et les vaudevillistes. L’incognito des sou- verains et des princes nous fait toujours rire. C’est le secret de Poli- chinelle. En gĂ©nĂ©ral, d’ailleurs, l’incognito a l’avantage de permettre aux princes qui sont l’ob- jet d’ovations de dĂ©clarer qu’ils ne les ont point sollicitĂ©es et les subissent malgrĂ© eux. En cas de rĂ©ception discrĂšte, l’incognito explique Ă©galement cette discrĂ©tion qui, sans lui, pourrait passer pour de la froideur. C’est donc une trĂšs jolie invention de la saine diplomatie. En fait de personna- litĂ©s impĂ©riales ou roya- les, nous avons Ă©tĂ© gĂątĂ©s ce mois -ci, et la foule idolĂątre a pu acclamer, outre le grand-duc Alexis, le roi des HellĂšnes et le roi Alexandre de Serbie. Ce dernier, qui n’a que quinze ans, est le filleul de l’empereur de Russie. VoilĂ  trente mois qu’il rĂšgne par l'intermĂ©diaire de ses ministres. Il lui a fallu souscrire Ă  l’abdication de son pĂšre, Ă  l’exil de sa mĂšre, Ă  beaucoup de mesures rigoureuses qui ont dĂč faire trembler sa main. La vie se prĂ©sente souvent, pour les jeunes souverains, sous un aspect austĂšre et mĂ©lancolique. Ils sont les prisonniers de l’étiquette et de la police des cours. Ils ne vivent pas pour eux, ils n’ont pas d’ñge et ils ignoreront toujours la joie d'ĂȘtre libre. d, N’y a-t-il pas une sorte de fatalitĂ© qui plane sur certains souve- rains ? Quelle chose Ă©trange que ces accidents successifs arrivĂ©s Ă  Guil- laume II Ă  bord du Hohenzollern , au moment mĂȘme oĂč la France et la Russie consacraient leur bonne entente ! Des gens superstitieux verraient dans ce rapprochement un avertissement et comme un prĂ©- sage. Les empereurs et les empires sont fragiles, et les faux pas du sou- verain semblent annoncer quelquefois le danger que court leur Ɠuvre. Nous donnons dans ce numĂ©ro un dessin reprĂ©sentant le Hohen- zollern d’aprĂšs une photographie. Tandis que ce yacht impĂ©rial allemand faisait parler de lui dans des conditions si mystĂ©rieuses, un autre yacht impĂ©rial, Y Aigle, reli- que d’un empire Ă©croulĂ©, Ă©tait vendu Ă  Cherbourg. Que de souvenirs rappelle ce navire ! C’est sur Y Aigle que NapolĂ©on III fit son voyage d’AlgĂ©rie en i865. C’est sur Y Aigle que l’ImpĂ©ratrice s’embarqua pour aller assister Ă  l’inauguration du canal de Suez. L’empire Ă©tait alors Ă  l’apogĂ©e de sa puissance et l’ImpĂ©ratrice fut l’objet, Ă  Constantinople comme Ă  Port-SaĂŻd, d’une rĂ©ception inouĂŻe et triomphale. Depuis, V Aigle est restĂ© tristement dans le port de Cherbourg, oĂč il a subi l’injure lente et mordante des Ilots et du ciel. Ce n’est maintenant qu’une ruine his- torique, vouĂ©e aux dĂ©molisseurs. Sic transit... Tandis que se disper- sent les souvenirs fragi- les, le bronze se dresse partout en souvenirs im- pĂ©iissables et les statues se multiplient sur tous les points du territoire. Paris en fait une con- sommation que beau- coup trouvent excessive. Que d'hommes de bronze on dĂ©terrerait dans le sol si jamais la Ville lu- miĂšre passait Ă  l’état de ruine ! C’est toute une population de politi- ciens, d’artistes, de lit- tĂ©rateurs et de savants. On, inaugure un jour la statue de La Fontaine et le lendemain celle de Danton. On parle de sta- tuefier Ă©galement Robes- pierre, afin de donner satisfaction aux admirateurs de ce personnage tranchant. EspĂ©rons que nous aurons aussi la statue d’HĂ©bert et celle de Carrier pas Belleuse. Consolons-nous en songeant que ces dĂ©bauches statuaires permet- tent aux sculpteurs d’exercer leur art ingrat et de toucher quelques sommes sur les budgets municipaux. Ces artistes devraient bien, toutefois, varier un peu les attitudes de leurs hĂ©ros. La statue de Danton fait le mĂȘme geste que celle de Gam- betta, laquelle fait le mĂȘme geste qu’un Mirabeau trĂšs reproduit en simili-zinc. C’est toujours le mĂȘme bras et le mĂȘme index tendus sous le mĂȘme angle. Il en rĂ©sulte une dĂ©plorable monotonie. Les politiciens ont fait assez de pirouettes dans leur vie pour que les sculpteurs n’aient que l’embarras dans le choix de leurs attitudes successives. cfe» Des souvenirs d'un autre ordre et assurĂ©ment moins anciens ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s par la vente de LĂ©onide Leblanc. FIGARO ILLUSTRÉ xi La gracieuse artiste n’a guĂšre, paraĂźt-il, que quarante-cinq ans, bien que des dictionnaires peu courtois l’aient fait naĂźtre vers 1839. Tout, a Ă©tĂ© dit sur cette vente et sur les dĂ©bats de LĂ©onide Leblanc avec M. Bloch au sujet de l’achat du fameux collier dont celui-ci a refusĂ© de prendre livraison. La question de savoir s’il avait raison ou tort est bien dĂ©licate. Il est certain qu’un objet peut avoir de la valeur non seulement parce qu’il est prĂ©deux, mais parce qu’il se rattache Ă  un ordre de souve- nirs soit intimes, soit historiques. Le petit chapeau de NapolĂ©on, sa redingote grise, n’ont aucune valeur intrinsĂšque. On n’en voudrait pas au Temple, dans le rayon des dĂ©crochez-moi ça ; mais, comme reliques du grand homme, elles pourraient atteindre un prix Ă©levĂ© en vente publique. Si donc on met dans une vente, comme ayant appartenu Ă  une cer- taine personne, un objet qui n’a pas Ă©tĂ© sa propriĂ©tĂ©, il y a une sorte de fraude commise. du second Empire, qu’il avait soutenus d’une façon Ă©nergique et bril- lante dans divers journaux. En littĂ©rature, il Ă©tait de tendances romantiques, et il dĂ©fendit toute sa vie, comme un de ses amis l’a rappelĂ© avec justesse, ces deux grandes choses dont il avait le respect la langue française et la moralitĂ© dans 1 art. Les symbolistes et le Théùtre libre ont attristĂ© ses derniers jours. LA GRAND’viLLE. La Caravane Égyptienne AU JARDIN D’ACCLIMATATION Toutefois, puisque LĂ©onide Leblanc affirme que le collier qu’elle a vendu Ă©tait bien celui qu’elle portait dans Joseph Balsamo, il faut l’en croire. La galanterie la plus Ă©lĂ©mentaire et peut-ĂȘtre mĂȘme l’é- quitĂ© nous le conseillent. On sait que LĂ©onide Leblanc a publiĂ© deux romans Les ComĂ©- diennes de l’amour et Mademoiselle Maxima. Doit-on dire qu’elle en est V auteur, ou qu’elle en est l’auto- resse? Une femme de lettres talen- tueuse, madame Gagneur, a soulevĂ© la question de ces mots jusqu’ici sans fĂ©minin auteur, Ă©crivain, ora- teur , administrateur . sculpteur , partisan, tĂ©moin, confrĂšre , sauveur, etc. Elle voudrait que l’AcadĂ©mie ne laissĂąt pas ces vocables Ă©ternel- lement seuls, et qu’elle leur donnĂąt des compagnes. L’AcadĂ©mie y peut-elle quelque chose? J’en doute. En pareille ma- tiĂšre, c’est l’usage qui est le grand maĂźtre, et ce sont les Ă©crivains qui crĂ©ent l’usage. DĂ©jĂ , sous nos yeux, et rĂ©cem- ment, le mot docteur a pris femme, et doctoresse est devenu du langage courant. Il en sera de mĂȘme des autres mots. On commence Ă  dire oratrice , administratrice et sauveuse. On Ă©crit Ă©galement autoresse, auteuse » Ă©tant une rime trop exacte Ă  men- teuse », et surtout Ă  sauteuse ». Partisane ne serait pas mal, sculp- trice est possible, quoique bien dur; tĂ©moine me semble sans intĂ©rĂȘt. Quant au fĂ©minin de confrĂšre, qui ne peut ĂȘtre que consƓur, la nĂ©ces- sitĂ© ne s’en fait pas beaucoup sentir; mais, si madame Gagneur y tient, rien ne l’empĂȘche de l’écrire quand elle s’adresse aux autres' femmes de lettres. C’est innocent et, Ă  la longue, on s’y ferait. Il y a des mots plus choquants, et l'on s’habitue d’ailleurs Ă  tout. I andis que madame Gagneur pourquoi pas Gagneuse? rĂȘve une rĂ©forme de la langue, madame veuve Guzman, qui ne connut pas d’obstacles, lĂšgue cent mille francs au terrien qui trouvera le moyen de parler par signes avec les habitants d’une autre planĂšte et' de recevoir leur rĂ©ponse. Le tĂ©lĂ©phone n’étant pas encore Ă©tabli entre les diverses planĂštes, on comprend l’impatience de madame Guzman. C’est un besoin bien fĂ©minin que de tailler une bavette avec l’univers entier. I outefois, aucune femme n’avait donnĂ© jusqu’ici une preuve aussi convaincante de son goĂ»t pour le bavardage. On ignore encore si l’AcadĂ©mie des sciences acceptera le legs Guzman. Madame Guzman a exceptĂ© de son legs ceux qui arriveraient Ă  causer avec la planĂšte Mars. Pourquoi? C’est injuste. Si j’étais Ă  la place de la planĂšte Mars, je serais vexĂ©. Madame Guzman est, dit-on, veuve d’un capitaine d’artillerie ; voilĂ  peut-ĂȘtre la clef de l’énigme. Elle ne veut pas que des demoiselles de mƓurs lĂ©gĂšres puissent causer avec 1 Ăąme de son mari, qui se promĂšne Ă©videmment dans la planĂšte Mars, en sa qualitĂ© d’ñme d’ancien militaire. Le ngaro illustre aurait manque a tous ses devoirs vis-Ă -vis de lecteurs, s’il n’avait pas braquĂ© son objectif sur la caravane Ă©gyp- tienne, dĂšs son arrivĂ©e Ă  Paris, comme il l’a fait pour les Somalis et les DahomĂ©ens. Nous sommes heureux, d’ail- leurs, de nous associer Ă  l’Ɠuvre si intĂ©ressante de la SociĂ©tĂ© du Jar- din d’Acclimatation. Cette exhibi- tion est la dix-huitiĂšme que cet Ă©ta- blissement offre au public, et l’on ne saurait trop le remercier de ses efforts; il faudrait pouvoir racon- ter en dĂ©tail le dessous de toutes ces exhibitions, en exposer les in- croyables difficultĂ©s et les sacrifices qu’elles nĂ©cessitent. C’est lĂ  de la gĂ©ographie et de l’ethnographie en action ; ce sont des leçons de choses, des leçons d’hommes et des leçons de bĂȘtes. Le public, souvent peu Ă©clairĂ© qui dĂ©file devant ces spectacles exo- tiques, en reçoit, sans s’en rendre compte, un certain Ă©largissement de notions il comprend que le monde n’est point limitĂ© dans le cercle bornĂ© de son activitĂ© per- sonnelle, et que d’autres individus vivent, agissent et semblent heu- reux dans des conditions d’existence toutes diffĂ©rentes. Ce ne sont point ici des sauvages ni des peuples primitifs ce sont au contraire les descendants de races qui, depuis bien des milliers d’an- nĂ©es, nous ont prĂ©cĂ©dĂ©s dans la civilisation. Alors que nos aĂŻeux vivaientdans des cavernes, couverts de peaux, de bĂȘtes, cousant leurs vĂȘtements avec des aiguilles faites d’arĂȘtes de poisson et taillant leur bois avec des outils de silex, l’Arabe et l’Egvptien Ă©taient dĂ©jĂ  tels que nous les voyons aujour- d’hui, et munis d’une civilisation complĂšte. Notre premier dessin, oĂč nous avons groupĂ© la plus grande partie de la caravane, nous dispense d’une description dĂ©taillĂ©e. Cette caravane se compose de cent vingt personnages, Fellahs, BĂ©- douins, Arabes, BerbĂ©rins, SouahĂ©lis ; elle mĂšne Ă  sa suite quatre- vingts animaux, Ăąnes blancs, dromadaires et chevaux du dĂ©sert buffles, chĂšvres, moutons. Le dĂ©filĂ© de cette troupe, sur la grande pelouse transformĂ©e en oasis, grĂące Ă  deux bouquets de hauts palmiers, est certainement le spectacle le plus fĂ©erique que l’on puisse imaginer. Elle est commandĂ©e par un cheick, d’admirable tournure. L’exhibition est complĂ©tĂ©e par un campement arabe, avec ses tentes basses, par un village nĂšgre avec ses cases recouvertes de bam- bous et de joncs, et enfin par un bazar Ă©gyptien qui rĂ©unit toutes les industries spĂ©ciales on y rencontre un atelier de potier, une bou- tique de barbier, un marchand de tapis, etc., le tout complĂ©tĂ© par un cafĂ© oĂč l’on boit le moka dans de petites tasses, au son du tarabouk et en regardant les poses lentes et ondulĂ©es de jeunes danseuses. T. G. cb Nous ne saurions clore cette chronique sans rendre hommage Ă  Auguste Vitu, que ses amis, c’est-Ă -dire quiconque a un nom dans les arts et dans les lettres, conduisaient rĂ©cemment Ă  sa derniĂšre demeure. Vitu, qui savait tout et qui avait montrĂ© dans toutes les branches du journalisme des facultĂ©s de premier ordre, rĂ©digeait depuis vingt ans, au Figaro, la critique théùtrale. Ses jugements, dictĂ©s par un goĂ»tsĂ»r, par une probitĂ© absolue et par une incomparable Ă©rudition, faisaient autoritĂ© et avaient une grande influence sur le verdict du public. Sa physionomie Ă©tait archiconnue, et l’on sera Ă©tonnĂ© de ne plus voir aux premiĂšres, son profil de bonapartiste classique, aux moustaches noires et cirĂ©es. Vitu, en politique, Ă©tait restĂ© fidĂšle aux hommes et aux souvenirs La Mode Une femme de beaucoup d’esprit et de goĂ»t disait, ces jours der- niers, que la mode doit ĂȘtre ce qui vous sied le mieux ». Elle avait absolument raison et, en effet, c’est folie de vouloir ser- vilement suivre les indications que vous donnent certains couturiers ou couturiĂšres, en vous disant que c’est la mode et qu’il n’y a pas Ă  sortir de lĂ . En agissant ainsi, on se met, non pas en femme dĂ©gante, mais tout simplement sur le mĂȘme pied que ces employĂ©es qui, d’aprĂšs un nouveau systĂšme de rĂ©clame, se promĂšnent Ă  travers la ville exhi- bant la nouvelle Ă©toffe ou la nouvelle coupe que leur patron est en train de lancer. On les appelle des mannequins ». Si elles sont souvent XII FIGARO ILLUSTRÉ ridicules, elles ont au moins, comme compensation, le plaisir de porter une riche toilette qui ne leur coĂ»te .rien. Mais, payer trĂšs cher pour ĂȘtre le mannequin de la maison X ou de la maison Y, c’est une naĂŻvetĂ© trop grande. Ilfaut donc, tout ensuivant les rĂšgles gĂ©nĂ©rales de la mode en faveur, savoir l’approprier Ă  sa propre personne. Ainsi la robe collante qu’on porte en ce mo- ment est excessivement gracieuse et sied Ă  merveille aux personnes bien faites qui ne l’abandonneront, c’est le cas de dire, qu’à leur corps dĂ©fendant. Au contraire pour certaines femmes trop maigres ou trop boulottes, elle devient grotesque. Il faut donc pour ces derniĂšres une lĂ©gĂšre modification. J’ajouterai que c’est lĂ  que se rĂ©vĂšle le vĂ©ritable talent de la couturiĂšre qui doit corriger le patron, de façon Ă  dissimu- ler les dĂ©fauts de sa cliente. La robe, prise dans son ensemble, n’en reste pas moins collante et par consĂ©quent Ă  la mode. Mais il y a certains petits dĂ©tails qui l’empĂȘchent d’ĂȘtre ridicule, ce qui arriverait forcĂ©ment si on se conten- tait de la tailler d’aprĂšs les indications gĂ©nĂ©rales. C’est mĂȘme lĂ  ce qui motive la cam- pagne que continue Ă  outrance tout un parti qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© baptisĂ© le clan des mal bĂąties », en faveur du retour des paniers, grĂące auxquels les femmes les plus disgracieuses mettraient Ă  leur ni- veau celles Ă  qui la nature a donnĂ© les grĂąces de la VĂ©nus de Milo. En ce moment, la mode rend facile un choix intelligent. Ainsi nous avons comme choix de manteaux la jaquette, toujours en grande faveur, et le petit collet qui commence Ă  ĂȘtre adoptĂ©. Pour quelqu’un qui a les Ă©paules Ă©troi- tes ou, au contraire, trop carrĂ©es, il devient prĂ©cieux. Je dois Ă  la justice de dĂ©clarer que ce n’est pas son seul avantage. Le collet ou pĂšlerine est d’un usage commode, pas trop chaud et pas encombrant. Son seul dĂ©faut est d’avoir trop Ă©tĂ© banalisĂ© par les magasins de confections. Mais nos grands couturiers ont créé quelques modĂšles nou- veaux qui permettent de se distin- guer quand mĂȘme. Par exemple le petit collet abbĂ© de cour, un peu flottant, et trĂšs simple, nous repose un peu des profusions d’or- nement et surtout de cabochons qui tiraient l’Ɠil cet hiver. TrĂšs commode et trĂšs pratique aussi la grande pĂšlerine cape, en soie Ă©cossaise ou changeante. Elle est, pour ainsi dire, indispensable aux eaux ou aux bains de mer. Elle protĂšge la toilette dĂ©licate que compromettrait si vite la poussiĂšre d’eau de mer, causĂ©e par le choc de la vague' sur les rochers. Je sais bien que pour les excur- sions sur la plage ou sur la falaise, le mieux est encore de s’en tenir au lainage. On en fait de si sou- ples, de si lĂ©gers, qu’ils valent bien les autres tissus dits d’étĂ©, mais c’est Ă©gal, il faut quand mĂȘme prendre ses prĂ©cautions. Je ne ferai point aujourd’hui beaucoup de descriptions de toi- lettes. Celles d’étĂ© sont toutes sor- ties et nous avons encore le temps de songer Ă  celles d’automne. Une pourtant, celle dont nous donnons le dessin. C’est une adorable toi- lette de promenade veste Louis XV en pĂ©kin vert d’eau et noir ; haut de manches Ă  l’italienne en gaze vert d’eau ; chemisette de surah vert; jupe de lainage blanc, avec, dans le bas, deux galons de satin noir. J’y joindrai la description de l’autre dessin, fait Ă  l’usage de celles de mes lectrices qui, aprĂšs les plaisirs des courses, de la na- vigation de plaisance et du laivn-tennis, voudraient goĂ»ter ceux de la chasse. C’est un costume Ă  la fois Ă©lĂ©gant et pratique veston de ve- lours Ă  cĂŽtes, vert bouteille ; gilet de flanelle blanche, culotte Chantilly en velours vert; bas Ă©cossais; guĂȘtres de cuir fauve. Il est bien entendu que ce costume est uniquement pour la chasse Ă  pied. Je m’occuperai de la chasse Ă  courre en mĂȘme temps que de la vie de chĂąteau. CLAIRE DE CHANCENAY. ÂŁ4 $4 34 ÂŁ4 .54 ÂŁ434 34 34 34 34343434343434 34 34 34 343434 34 34 34 3434 34 34 Chemins de Fer de l’Ouest La Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest fait dĂ©livrer, sur tout son rĂ©seau, des cartes d'abonnement nominatives et personnelles, en 1", 2 e et 3° classe. Ces cartes donnent droit Ă  l’abonnĂ© de s’arrĂȘter Ă  toutes les stations com- prises dans le parcours indiquĂ© sur sa carte et de prendre tous les trains com- portant des voitures de la classe pour laquelle l’abonnement a Ă©tĂ© souscrit. Les prix sont calculĂ©s d’apres la distance kilomĂ©trique parcourue. La durĂ©e de ces abonnements est de trois mois, de six mois ou d une annĂ©e. — Ces abonnements partent du 1 er et du 15 de chaque mois. Chemin de Fer d’OrlĂ©ans Voyages dans les PyrĂ©nĂ©es La Compagnie d’OrlĂ©ans dĂ©livre toute l’annĂ©e des billets d'excursion compre- nant quatre itinĂ©raires diffĂ©rents permettant de visiter le Centre de la France , les stations hivernales des PyrĂ©nĂ©es et du Golfe de Gascogne. Les prix des billets sont les suivants ; 1 er ItinĂ©raire Y° classe, 225 francs. — 2' classe, 170 francs. DurĂ©e de validitĂ© 45 jours 2, 3 et 4° ItinĂ©raires l rc classe, 180 francs. — 2 e classe, 135 francs. DurĂ©e de validitĂ© 30 jours La durĂ©e de ces diffĂ©rents billets peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de 10 jours, moyennant paiement, pour chaque pĂ©riode, d'un supplĂ©- ment de 10 0/0 du prix du billet. Enfin, il est dĂ©livrĂ© de toute gare des Compagnies d'OrlĂ©ans et du Midi, des billets Aller et Retour de 1" et 2" classe rĂ©duits de 25 0/0, pour aller rejoindre les itinĂ©raires ci-dessus, ainsi que de tout point de ces itinĂ©raires pour s’en Ă©carter. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e VOYAGES A PRIX REDUITS Excursions en Suisse Billets d’aller et retour de Paris Ă  Berne et Ă  Inlcrlaken, viĂ  Dijon, Pontar- lier, NeuchĂątel, ou rĂ©ciproquement, valables pendant G0 jours. — De Paris Ă  Berne ‱ l r0 classe, 110 fr. 30; 2 e classe. 82 fr. 30 ; 3° classe, G0 fr. 45. — De Pans Ă  Interlaken P° classe, 121 fr. 95; 2° classe, 91 fr. 85 ; 3° classe, GG fr. 30. — Franchise de 30 kilogr. de bagages sur le rĂ©seau ArrĂȘts facultatifs sur tout le parcours. Ces billets sont dĂ©livrĂ©s du 15 avril au 15 octobre, Ă  la gare de Paris-Lyon et dans les bureaux-succursales et agences de la Compagnie Billets de Voyages circulaires Ă  itinĂ©raires fixes de 1° et 2° classe, a prix rĂ©duits, pour excursions en France, en AlgĂ©rie, en Tunisie, en Italie, en Suisse, en Autriche, en Espagne et en Portugal. ArrĂȘts facultatifs. Combinaisons trĂšs variĂ©es. DĂ©livrance permanente des billets. Consulter le Livrct-ĂŒmde de la Com- pagnie vendu 0 fr. 30 dans toutes les gares du rĂ©seau. Billets individuels et Billets de famille de Voyages circulaires Ă  linĂ©- aires tracĂ©s par les voyageurs eux-mĂȘmes, l ro , 2°, et 3 e classe, pour excor- ions sur le rĂ©seau ValitĂ© 30, 45 ou G0 jours. FacultĂ© de prolongation, Ă©ductions 20 Ă  50 0/0. ArrĂȘts facultatifs. DĂ©livrance permanente des billets ans toutes les gares du rĂ©seau. Demander les billets 5 jours Ă  l'avance. Con- ultcr le Livret-Guide de Compagnie vendu 0 fr. 30 dans toutes les gares Chemin de Fer du Nord paris - LONDRES - Trajet en h. 1/2. — Travers Cinq services rapides dans chaque sens, n 1 h. 1/4. , „ , Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2 classes. Drparl s de Paris Via Calais-Douvre» S h. 22, 11 1,. 30 du matin. .1 , 30 Club-Train n'a pas lieu le samedi] et 8 h. 25 du soir. — Via Boulogne-l'olkes- one 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Vin Douvres-Calnis 8 h. 20, 11 li. du matin 3 b. la Club-Train n'a pas lieu le dimanche] et 8 h. 15 du soir. — Via 1-olkestone- loulogne 10 h. du matin. _ . . Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă  prix trĂšs rĂ©duits et a heures fixes via Calais, n 10 heures. _ . . - , , DĂ©part de Paris Ă  G h. 10 du soir. — DĂ©part de Londres a / U. du sou. fit Ă  prix trĂšs rĂ©duits et Ă  heures variables, via Boulogne olkestone. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, i8 fr. 5o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5o. Les demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă  qui l’on doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C 1 , AsniĂšres L orsque Florence Damville et Minnie Floyd s’embrassĂšrent en pleurant, Ă  la porte de Gordon-House, oĂč elles avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©es ensemble dans le pensionnat des vĂ©nĂ©rables demoiselles Pettman, Ă  Brighton, elles se jurĂšrent de s’écrire tout ce qui leur arriverait, tout ce qu’elles feraient, tout ce qu’elles penseraient, jour par jour, heure par heure, minute par minute. Vingt jeunes figures excitĂ©es paraissaient aux fenĂȘtres, encadrĂ©es dans des flots de cheveux blonds ou bruns; vingt menottes blanches Ă  part quelques taches d’encre s’agitaient gen- timent en signe d’adieu ; vingt bouches fraĂźches criaient good bye, dear ! mais Minnie Floyd Ă©tait la seule qui fĂ»t vraiment Ă©mue! Les bonnes joues ruisselantes de pleurs, la poitrine gonflĂ©e de gros sanglots, elle ne savait que serrer son amie sur son cƓur en murmurant O ma Florry, my darling ! » La malle Ă©tait dĂ©jĂ  chargĂ©e sur l’omnibus, lorsque miss Dam- ville souffla ces mots dans l’oreille de son amie Si vous vous mariez avant moi, je veux ĂȘtre votre demoiselle d’honneur, rappelez- vous ! — Je vous le jure, chĂ©rie. D’abord, il faut qu’zĂŻ vous plaise!... Je ne veux pas Ă©pouser un homme qui ne plairait pas Ă  ma meil- leure amie ! » Ces mots se perdirent dans le bruit des roues. C’est en exĂ©cution de cette promesse sacrĂ©e que miss Damville, quatre ans plus tard, descendait Ă  la gare de Blackheath. prĂšs Londres, venant de Liverpool oĂč son pĂšre Damville Ritchie and C°, demeurait avec toute sa famille. Miss Damville, je pense ? dit un jeune homme en soulevant son melon brun d’un air assez gauche. — Parfaitement, rĂ©pondit Florence avec aplomb. — Ces demoiselles n’ont pu venir au-devant de vous. La modiste est arrivĂ©e par le dernier train; on essaye des chapeaux. C’est pourquoi je suis venu vous chercher avec le trap. » Il oubliait de se prĂ©senter, de dire qui il Ă©tait. Un domestique? Impossible! Un commis de M. Floyd Floyd, Barnard and C°, limited , chevilles et boulons en bois, Saint-Mary- Axe, East London? Pourquoi pas? Serait-ce le fiancĂ© par hasard, ce garçon aux gros pieds, Ă  l’air bonasse et un peu attristĂ©, qui marchait bĂȘtement Ă  cĂŽtĂ© d’elle, en tendant le cou, et qui lui faisait rĂ©pĂ©ter tous les mots avec un stupide I beg pardon ? comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© sourd. Et cette jaquette dĂ©fraĂźchie, cette fleur fanĂ©e dont la tige est cassĂ©e ! Non, vraiment, si c’est lĂ  le fiancĂ© !... Pauvre Minnie! Tandis que ces idĂ©es dĂ©sobligeantes lui traversaient l’esprit, elle souriait d’un sourire cĂ©leste Ă  l’infortunĂ©. On monta dans la petite voiture, Ă  peu prĂšs semblable Ă  celles oĂč les bouchers font leur tournĂ©e du matin le genre le veut ainsi. D’un clappement de langue, le jeune gentleman mit en branle le poney. Quelle charmante bĂȘte ! » fit Florence extasiĂ©e. Et elle continuait le cours de ses hypothĂšses. Qui est ce garçon, pour l’amour de Dieu ? Un frĂšre ?... Mais non, Minnie n’a pas de frĂšres. Rien que des sƓurs, cinq, je crois ! Ah ! j’y suis c’est Teddy. » Teddy abrĂ©viation d’Alfred, Ă©tait un neveu de Mr. Floyd, dont le nom revenait sans cesse dans les conversations du pen- sionnat, et plus tard dans les lettres de Minnie. Orphelin et pauvre, Teddy avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© avec ses cousines. A la fois trĂšs utile et trĂšs effacĂ©, Teddy, suivant la façon dont vous l’envisagiez, tenait une grande place dans la maison et n’en tenait aucune! TrĂšs souple, trĂšs complaisant, jamais grognon, jamais fatiguĂ©, toujours prĂȘt, agissant sans bruit, capable d’assortir un ruban, d’acheter un cheval, de conduire un procĂšs. En somme, un ĂȘtre sans prĂ©tention et sans consĂ©quence. Lorsqu’il frappait Ă  la porte et qu’on criait, d’une voix perçante et effrayĂ©e Qui est lĂ ? » il s’empressait de rĂ©pondre C’est moi ! » AussitĂŽt on disait Oh ! ce n’est que Teddy! » Et on le laissait entrer, mĂȘme quand on Ă©tait en jupon et en corset. Les Ă©paules roses et les bras blancs des demoiselles Floyd ne le regardaient pas tant pis pour lui s’il les regardait ! Pourtant, il y avait eu un petit moment oĂč l’on aurait bien cru. que Teddy allait sortir de sa passivitĂ©. Un je ne sais quoi avait dĂ» se passer entre lui et sa cousine Minnie.' Florence avait flairĂ© un mystĂšre, espĂ©rĂ© une confidence ; le mystĂšre ne s’était pas Ă©clairci, la confidence n’était pas venue. Et, peu Ă  peu, le nom de Teddy avait disparu des lettres; silence profond sur le chapitre du cousin. Depuis trois mois, il n’était plus question que du fiancĂ©, Dudley Lambton, un phĂ©nix qui rĂ©unissait tous les charmes Ă  toutes les vertus, et qui Ă©tait fils unique d’un pĂšre goutteux ; or, tout le monde sait que la goutte peut remonter au cƓur d’une minute Ă  l’autre. Teddy avait-il rien Ă  offrir qui entrĂąt en balance avec de tels avantages ? Miss Florence, sans perdre son sourire cĂ©leste, pensait Ă  tout cela et se disait avec la charmante cruautĂ© de son sexe et de son Ăąge Il doit souffrir. Comme c’est amusant ! » Vraiment, cela valait presque les Society novels qu’elle empruntait, Ă  raison de huit par semaine, Ă  la Circulation library de son quartier un pour chaque jour ouvrable et deux pour le jour du Seigneur. Le trap, aprĂšs avoir couru dans un joli chemin, entre la haie du chemin de fer et le mur d’un parc, passa une barriĂšre de bois peint et fit crier sous ses roues le gravier d’un beau jardin. Une allĂ©e tournante l’amena, en vingt tours de roue, devant le perron d’une gentille maison de campagne. C’est lĂ  que miss Damville tomba dans les bras de cinq jeunes filles en robe bleu-pĂąle, dont l’aĂźnĂ©e, Minnie, avait dix-neuf ans, tandis que la derniĂšre, Ada. en avait dix. Ce furent un frĂ©tillement, une joie, un orage de cris! une tempĂȘte de baisers. Les cinq demoiselles Floyd parlaient toutes du haut de leur tĂȘte, voulaient tout montrer, tout expliquer m 42 FIGARO ILLUSTRÉ Ă  la fois Ă  la nouvelle arrivante. Elles Ă©taient grises, positivement grises de toute cette aventure matrimoniale, et par-dessus tout, de la venue de cette bienheureuse marchande de modes Une Française, ma chĂšre, une vraie ! Et d’un goĂ»t ! Tout ce qu’elle fait est si affreusement joli! 50 awfully nice. Non, . voyez-vous, c’est Ă  en mourir! Ce n’est pas comme l’autre, l’ancienne. Celle-lĂ  aussi se disait française, se faisait appeler madame Davron. Ma chĂšre, nous avons dĂ©couvert qu’elle Ă©tait Irlandaise et qu’elle s’appelait. Pattie Malloney. Quelle infamie, n’est-ce pas? Etre coiffĂ©es par Pattie Malloney! » Dans la maison, c’était un tohu-bohu adorable. Toutes les portes Ă©taient ouvertes, toutes les tables encombrĂ©es. Des bonnes allaient et venaient, trottant menu, faisant tourbillonner les barbes de leur cap, un tablier rose en triangle, Ă©pinglĂ© sur leur poitrine comme sur une pelotte; de ces petites bonnes au nez retrousse et insolent qui ne peuvent regarder un gentleman sans paraĂźtre le sommer de les enlever sur-le-champ. Voulez-vous une tasse de thĂ©, chĂšre ? Avez-vous faim ? — Toujours ! — En attendant, prenez donc de ces bonbons. Ils ont Ă©tĂ© apportĂ©s ce matin par Dudley. — Ils doivent ĂȘtre excellents. — Naturellement. Tout ce qu'apporte Dudley est exquis... D’abord, nous sommes toutes folles de Dudley, n’est-ce pas, mamma? dit la petite Ada. — Sans doute, chĂ©rie. — C’est un si joli nom, Dudley, pour un nom de baptĂȘme ! fit en joignant les mains miss Mabel, qui avait treize ans... Un nom amoureux, n’est-ce pas? Je ne connais que Montgomery qui soit encore plus distinguĂ©. Le nom de notre petit voisin, observa miss Lizzie, alors dans sa seiziĂšme annĂ©e. Cette gamine se permet de songer aux gentlemen... Ce qui est vraiment remarquable chez Dudley, c’est la maniĂšre dont il joue au cricket. Je voudrais que vous le vissiez, miss Damville, avec sa veste de flanelle bleue et rose... Personne ne boule » comme lui. Ma chĂšre, corrigea avec une certaine aigreur miss GrĂące qui touchait Ă  ses dix-huit ans, Sandy Nash boule » mieux que Dudley, mais je conviens que Dudley batte » comme un ange. — Est-ce que les anges jouent au cricket? demanda Teddy. Pourquoi pas, si cela les amuse et si Dieu le permet? » rĂ©pondit par-dessus son Ă©paule, GrĂące Floyd, dĂ©daigneuse. Florence n’en avait pas fini avec les litanies en l’honneur de Dudley. C’est un charmant garçon, dit Mrs. Floyd. Il a tous mes goĂ»ts. Il dĂ©teste Swinburne et il adore Tennyson. Et puis, con- naisseur en japonneries, vous n’avez pas idĂ©e de cela ! » Une tante, non mariĂ©e, qui complĂ©tait la famille, louait les opinions religieuses du jeune homme Il est haute-Ă©glise » sans ĂȘtre ritualiste, c’est un amour! — Ils ont une rĂ©sidence dans le pays de Galles, ajouta Mr. Floyd, dont le retour s’était perdu dans le dĂ©part de la modiste. Une vraie rĂ©sidence de sqnire, vous comprenez? Une maison en pierres ! » Dans ce pays de la brique, si l’on a une maison en pierres, Ă  quoi ne peut-on prĂ©tendre ? Enfin les deux jeunes filles se retrouvĂšrent seules dans la chambre de la future Mrs. Lambton. Voyons, Minnie, votre papa, votre mamma, votre tante, vos quatre sƓurs et vos deux parlour-maids raffolent de Dudley, c’est bien clair. Et vous ? — Mon Dieu, chĂ©rie... — Vous vous prĂ©parez Ă  mentir, Minnie. Laissez-moi vous regarder bien en face. Je comprendrai vos yeux bien mieux que vos paroles... HĂ© bien, franchement, je m’attendais Ă  vous trouver dans le septiĂšme ciel, et vous n’y ĂȘtes pas... Vous ĂȘtes d’un calme... — Quel mal y a-t-il Ă  ĂȘtre calme ? — -Mais, mon pauvre canard, ce n’est pas l’amour, cela!... Rappelez- vous tout ce que nous disions Ă  la pension. Vous vou- liez Ă©pouser un pirate, un brigand. Il devait vous emporter la nuit, dans la campagne, liĂ©e en travers de son cheval. Au besoin vous n’auriez pas refusĂ© de vivre comme la maĂźtresse du grand comte de Tyrone, dont on dĂ©tachait la chaĂźne Ă  1 heure des repas et Ă  l’heure du coucher. — A la pension nous Ă©tions folles... parce qu’on nous disait des choses raisonnables toute la journĂ©e. Depuis que je n entends plus que des folies, je suis devenue trĂšs raisonnable. — Votre fiancĂ© n’est-il pas charmant ? — On le dit. . — Ne vous aime-t-il pas ? — Je crois que oui. — Et Teddy, reprit Florence aprĂšs un silence, que dit-il de ce mariage ?» . Un nuage de tristesse passa sur la douce figure de Minnie. Pauvre Teddy! que voulez-vous qu’il en dise? On ne lui a pas demandĂ© son avis. » Minnie n’en dit pas davantage. Comme elle devient sournoise! » pensa miss Damville, lĂ©gĂš- rement vexĂ©e. A sept Heures et demie, Dudley arriva pour dĂźner. Un swell accompli ; cheveux collĂ©s au crĂąne, raie centrale, bandeaux symĂ©- triques; son nƓud de cravate eĂ»t fait honneur au comte d’Orsay; un monocle jouait avec grĂące sur son plastron sans reproche ; un gardĂ©nia s’épanouissait sur le revers de soie de son habit ; une faible odeur de muguet l’enveloppait d’une atmosphĂšre embau- mĂ©e. L’air endormi dont il accueillait les agaceries et les empres- sements de ses futures belles-sƓurs, son articulation molle et indis- tincte Ă©tait d’un parfait gentleman. DĂšs qu’il entra, toutes les jeunes filles commencĂšrent Ă  vibrer comme des sonnettes Ă©lectriques FIGARO ILLUSTRÉ 43 mises en jeu par le mĂȘme courant, et leurs pensĂ©es folĂątres se suspendirent aux deux crocs de sa fine moustache. AprĂšs le dĂźner, on dansa. Il est toujours facile d’improviser un bal dans une famille oĂč il y a cinq demoiselles. Outre Dudley et Teddy, on avait comme cavaliers Sandy Nash et Montgomery, un charmant collĂ©gien de quinze ans, Ă  la veste ronde et au col plat d’Eton, pour le moment en vacances — les collĂ©giens anglais sont toujours en vacances ! Cher monsieur Lambton, avait dit Minnie Ă  son fiancĂ©, je vous prĂ©sente ma meilleure amie, miss Damville. Si vous m’aimez, comme vous avez paru l’insinuer quelquefois, vous lui ferez la cour et vous tĂącherez de lui plaire. » Dudley ricana faiblement et entraĂźna Florence dans un fou- gueux tour de valse, aprĂšs quoi il la conduisit dans la serre oĂč ils s’assirent tous deux. LĂ  il se rĂ©gala du spectacle de cette jolie fille, renversĂ©e dans une rocking-cliair , un peu haletante et qui s’éven- tait, Ă  larges coups espacĂ©s, d’un mouvement doux et rĂ©gulier. Sa petite tĂȘte brune, frisĂ©e en boule, s’appuyait au dossier. Ses longs cils portaient une ombre sur la fine pĂąleur de sa joue ; ses lĂšvres, entr’ouvertes d’un sourire vague et charmant, laissaient briller des dents Ă©blouissantes. Un corsage de pourpre, libĂ©ralement Ă©chancrĂ©, se moulait sur son buste Ă©lĂ©gant et montrait ses poi- gnets blancs, dĂ©licats, chargĂ©s de bracelets qui Ă©voquaient je ne sais quelle voluptueuse pensĂ©e d’un esclavage d’amour. Miss FlQyd m’a ordonnĂ© de vous faire la cour, murmura Dudley... Elle n’est donc pas jalouse, votre amie? — Comment le serait-elle ? Elle est si jolie! — Vous trouvez? Et vous ? Moi! Oh!... miss Minnie est la plus charmante personne que j’eusse rencontrĂ©e avant ce soir. » Une nuance rose illumina la joue de miss Damville, d’un tendre reflet d’aurore. Comme vous exĂ©cutez bien les ordres qu’on vous donne ! — Ordres imprudents, et, en tout cas, bien inutiles! » O11 n'entendait que le bruit de l'Ă©ventail, refermĂ© et dĂ©ployĂ© tour Ă  tour, pareil Ă  celui d’une foulĂ©e d’oiseaux. Les yeux du jeune homme allaient, en s’animant, des petits pieds qui dĂ©pas- saient la robe de pourpre, aux seins soulevĂ©s qui palpitaient sous une ruche de dentelles. Comme c’est joli, cette serre ! soupira-t-elle. — Vous aimez les fleurs? - Je les adore! rĂ©pondit Florence d'une voix passionnĂ©e. » Et elle ajouta Je voudrais vivre dans les pays oĂč elles pous- sent comme des arbres, me perdre dans une forĂȘt vierge ! — Toute seule ? — HĂ© bien... peut-ĂȘtre pas absolument seule... » A peine eut-elle laissĂ© tomber ce mot qu’elle sentit un remords affreux. HĂ©las! pensa-t-elle, misĂ©rable que je suis ! VoilĂ  que je flirte avec le fiancĂ© de ma meilleure amie ! Les forĂȘts vierges, c’est trĂšs humide, remarqua Dudley. Je vous assure qu’à Paris, Ă  l’hĂŽtel Meurice, on est presque aussi isolĂ©... et la cuisine est trĂšs bonne. — Oui, vous avez raison », murmura Florence, le regard vague. A ce moment, des pas lĂ©gers broyĂšrent le sable du jardin. Qui donc se promenait prĂšs de la serre? Est-ce qu’on les Ă©piait ? Ils se levĂšrent ensemble et arrivĂšrent prĂšs d’un vitrage ouvert juste Ă  temps pour voir, au clair de lune, Mabel coller ses lĂšvres Ă  celles de Montgomery. Un Ă©clat de rire de miss Damville mit 44 FIGARO ILLUSTRÉ en fuite les deux coĂŒpables. Dudley et Florence restĂšrent seuls. ‱ Quelle nuit dĂ©licieuse ! dit la jeune fille reprise de vertige. Comme c’est bon de baigner sa tĂȘte dans cet air frais ! » Elle se pencha en avant, livrant son cou charmant aux regards avides de Dudley. Aux regards? Fut-ce seulement aux regards? Tout Ă  coup une moustache soyeuse se pressa contre cette peau tiĂšd'e et polie, Ă  la naissance de l’épaule. Florence bondit en arriĂšre. Monsieur ! — Oh! pardon, chĂšre miss Damville... Votre cou Ă©tait si tentant!... Les fleurs, le clair de lune, ce baiser que nous venons d’entendre... j’ai perdu la tĂȘte... Oh! ne me quittez pas sans me dire que vous me pardonnez ! — HĂ© bien... je pardonne. Mais laisscz-moi. Si vous me parlez encore ce soir, je meurs de honte. — Qu’avez-vous donc racontĂ© Ă  mon amie ? demanda Minnie Floyd Ă  son fiancĂ©. Elle vient d’aller se coucher en nous disant qu’elle avait la migraine. — Je ne lui ai rien racontĂ© du tout. Ce sont les plantes de la serre qui lui ont fait mal Ă  la tĂȘte, je suppose. » Une heure aprĂšs, Dudley et Teddy fumaient un dernier cigare en tournant autour de la pelouse. Bien charmante fille, cette miss Damville ! mĂąchonna Dudley. — Fascinante!... Et un caractĂšre! Un cƓur! Elle fait la classe, le dimanche, Ă  cinquante petites pauvresses... Et pas de frĂšres ni de sƓurs!... — Le pĂšre fait de bonnes affaires ? — La premiĂšre corderie de Liverpool, tout simplement. » Le lendemain, il y eut une partie de lawn-tennis , qui dura sept heures, et oĂč M. Lambton fit des prodiges de valeur. Miss Damville avait, ce jour-lĂ , une robe violet-clair et un petit air plus-ne-m’ est-rien, -rien-ne-m’ est-plus , des plus gracieusement mĂ©lancoliques. On trouva que l’air et la robe lui seyaient Ă  mer- veille. Elle avait refusĂ© de jouer. Assise Ă  l’écart sur un pliant, elle semblait absorbĂ©e dans une rĂȘverie douloureuse, et, lorsqu’on lui parlait, revenait Ă  la vie avec un soubresaut nerveux. A certain moment de la journĂ©e, Minnie se trouva seule non loin du bon Teddy. M. Lambton n’est pas auprĂšs de vous? dit le jeune homme. — Il paraĂźt que non. — C’est Ă©trange ! — Mais, non, c’est tout simple. Puisqu’il sera mon mari dans trois jours, il faut bien qu’il s’habitue Ă  me nĂ©gliger... A propos, que dites-vous de mon amie ? — Entre nous, elle pose horriblement je ne peux pas la souffrir!... AprĂšs tout, j’ai peut-ĂȘtre tort de vous dire ce que je pense... » Minnie le regarda avec une extrĂȘme douceur. O Teddy, je veux que vous me disiez toujours ce que vous pensez. » Teddy eut un gros soupir. OĂč en serions-nous, si je vous disais tout ce que je pense? » Minnie s’éloigna sans rĂ©pondre et rejoignit les joueurs. La veille du grand jour Ă©tait arrivĂ©e. C’était le soir et on allait se mettre Ă  table. Mr. Floyd entra dans le salon, une enveloppe rougeĂątre Ă  la main Inutile d’attendre mon gendre. Il me tĂ©lĂ©graphie qu’une affaire de la plus haute importance le retient Ă  Londres. — VoilĂ  qui est par- ticulier ! observaTeddy. Je l’ai aperçu, il n’v a pas un quart d’heure, dans la ruelle qui mĂšne aux Commons, condui- sant un dog-cart. — Et miss Damville qui ne descend pas! » A ce moment, le page parut avec une lettre sur un plateau Pour miss 1 Minnie. » A peine la jeune fille ' eut-elle ouvert ce mes- sage et y eut-elle jetĂ© les yeux, qu’elle poussa un cri et se laissa tom- ber sur le sofa. On ra- massa le papier Ă©chappĂ© de ses mains et on lut ceci ChĂšre bien aimĂ©e, Qu’allez-vous penser de moi ?... Je cĂšde Ă  un fol entrainement je pars avec Dudley... Puissiez-vous ne pas me maudire aujour- d’hui; peut-ĂȘtre qu’un jour vous me 1 remercierez. Votre malheureuse et trop aimante Florry. » La coquine ! le petit scorpion! criait Mrs. Floyd. Vite, mon flacon ! Ma fille se trouve mal! Elle en mourra! — HĂ© bien, non, mamma, je ne veux pas me trouver mal. A quoi bon? Je ne l’aimais pas, votre Dudley... Tandis que... ĂŽ papa, si vous vouliez ĂȘtre gentil !... — Pas un mot de plus, interrompit Mr. Floyd. Les affaires d’abord, le cƓur ensuite ! Donnez-moi cette lettre. Aucune de vous n’a fait attention au post-scriptum. Il est prĂ©cieux, cepen- dant. » Mr. Floyd en donna lecture. PriĂšre, de prĂ©venir papa et de m’envoyer ma caisse au Gran- it ville-hĂŽtel. Ramsgate, en la recommandant au garde du train. » — Quelle impudente ! s’écria Mrs. Floyd. — Il faudrait la remercier, au contraire, de nous avoir donnĂ© son adresse. Je vais me mettre en communication tĂ©lĂ©phonique avec M. Lambton dĂšs qu'il sera arrivĂ© au Granville. » Voici le dialogue transmis par le tĂ©lĂ©phone Hallo. — Refusez-vous d’ĂȘtre mon gendre? — HĂ©las! — Restez-vous mon associĂ© ? — Avec plaisir. — TrĂšs bien. Si je vous intente un procĂšs en rupture de promesse matrimoniale, je suis sĂ»r de gagner. — C’est probable. — D’aprĂšs votre fortune, on vous cotera Ă  quatre mille livres d’indemnitĂ©. — C’est possible. — Au lieu de perdre ce capital, avancez-le Ă  mon neveu Teddy qui vous donnera deux du cent... » — Un et demi, cria Teddy. — Soit ! Qui vous donnera un et demi et qui vous rembour- sera en six ans... » -P En neuf ans ! — Soit ! qui vous remboursera en neuf ans. Cela va-t-il ? — Cela va. — TrĂšs bien. J’ai l’honneur de vous faire part du mariage de ma fille Minnie avec Mr. Alfred Floyd, mon neveu et notre associĂ©. Nous vous attendons demain Ă  dĂ©jeuner, avec votre charmante femme. Compliments de tous. Bonne nuit ! » Cher papa, comme vous ĂȘtes bon ! — Et malin ! ajouta Teddy. — Seulement, bonne nuit » est un peu lĂ©ger, observa la tante. — Je n’y avais pas pensĂ©, dit Mr. Floyd. Il n’v a que les dĂ©votes, ma parole ! pour dĂ©couvrir ces choses-lĂ  ! » Voulez-vous savoir la suite ? Minnie est trĂšs heureuse avec Teddy, et Florry ne l’est pas moins sans Dudley. Car le mari est toujours en Ecosse lorsque sa femme est Ă  Londres, Ă  Londres ou a Paris lorsqu’elle est Ă  Liverpool. Quelquefois elle lĂšve en haut ce regard cĂ©leste que vous connaissez , le regard d’un ange que Dieu vient de gronder, et elle dĂ©clare qu’elle s’est sacrifiĂ©e pour sa chĂšre Minnie. VoilĂ  comme elle est elle ne peut voir souffrir personne, les amis de son mari le savent bien. Et remarquez-le, sa carriĂšre de dĂ©voue- ment ne fait que commencer! AUGUSTIN FILON. Illustrations de Stanislas Rejchan. E mmeline Ă©tait une de ces fillettes candides qui se mettent Ă  sourire instinctivement, dĂšs qu’une personne les regarde. Elle avait raison de faire ainsi, car ses lĂšvres Ă©taient toutes fraĂźches, ses fossettes Ă©taient toutes rondes, et voir se creuser les unes, voir s’entr’ouvrir les autres, constituait un ravis- sant spectacle pour les jeunes gars qui passaient devant sa maison. Emmeline avait douze ans peut-ĂȘtre. Mais dans son pays de BĂ©arn, le soleil mĂ»rit vite toutes choses. On y mange des raisins au mois de juillet. La petite bĂ©arnaise avait des regards lumineux sous les arcades noires de ses sourcils, et semblait porter une tĂȘte de femme sur des Ă©paules menues d’enfant. TrĂšs gracieuse du reste, fort brune, et belle de cette beautĂ© particuliĂšre qu’on trouve en gĂ©nĂ©ral Ă  toutes les primeurs. Elle Ă©tait apprentie chez un tisserand depuis quelques annĂ©es dĂ©jĂ  et savait, d’une main lĂ©gĂšre, envoyer la navette de bois entre deux rangĂ©es de fils de lin. Pendant qu’elle travaillait ainsi, ses sourires n’avaient guĂšre l’occasion de se montrer ; Emmeline Ă©tait sĂ©rieuse et tissait trois pieds de toile en une journĂ©e, comme une grande personne ; Ă  peine, de temps en temps, une pensĂ©e agrĂ©able ou une rĂȘverie tendre venait-elle soulever un peu le coin de ses lĂšvres et rapetisser un brin ses longs yeux radieux, couleur de la mer de Biarritz. Mais, quand elle sortait pour porter la toile aux pratiques ou pour acheter le lin des fermiĂšres, ses sourires prenaient bellement leur envolĂ©e le long de la route. 11 y en avait pour tous les passants, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes; il y en avait pour le soleil, et pour les arbres, et pour les nuages. Emmeline souriait presque toujours, inconsciem- ment, de mĂȘme qu’une rose s’ouvre, ou qu’un ver-luisant brille, et la vue de son visage Ă©panoui faisait plaisir aux mendiants du chemin, qui se trouvaient heureux dans tout leur ĂȘtre, comme si on leur avait jetĂ© une tranche de pain blanc tartinĂ©e de fraises . Donc, un aprĂšs-midi oĂč il faisait bon aller dans la campagne et respirer l’odeur du vent, et regarder pousser les brins de mousse, Emmeline s’en retournait Ă  la maison du tisserand, son patron, en portant deux bottes de lin, quand elle aperçut, dans une aulnaie, un garçonnet qui malmenait un arbre Ă  grands coups de hache. L’aulnaie Ă©tait ombreuse. Le garçonnet Ă©tait blond. Emmeline s’approcha. Bonjour! » dit-elle. Et immĂ©diatement elle Ă©prouva un besoin violent de sourire. A ce salut, le garçonnet posa sa hache, dĂ©visagea la fillette, vit sa risette bienveillante et. souriant lui aussi de toutes ses lĂšvres Bonjour ! » salua-t-il de son cĂŽtĂ©. Emmeline s’en alla. Mais elle repassa dans cette aulnaie, le lendemain matin, et comme le petit paysan coupait toujours des arbres avec sa hache, elle se mit Ă  sourire du plus loin qu’elle put. Elle s’approcha ainsi que la veille, regarda le garçonnet dans les yeux, s’arrĂȘta sans le moindre prĂ©texte et dĂ©clara Moi, je m’appelle Emmeline ! » Lui rĂ©partit Et moi, je m’appelle Valentin. » Puis ils parlĂšrent de la pluie et du beau temps, comme de grandes personnes bien Ă©duquĂ©es, se sourirent une minute et se sĂ©parĂšrent. A la troisiĂšme entrevue, qui eut lieu quelques jours plus tard, Emmeline dit, toujours souriante Moi, je suis tisserande ! » Valentin annonça Moi, je suis sabotier ! — Le lin que je porte, c’est pour faire des draps. — Moi. je coupe des aulnes pour faire des sabots. — J’ai douze ans passĂ©s. — Moi, j’en ai treize. Je demeure chez le tisserand de Saint-LĂ©onard, lĂ -bas, au pied de ce coteau. — Et moi j’habite chez le sabotier de la commune, lĂ -bas, au bout de cette prairie. » Entre ces confidences, il se souriaient longuement et se regar- daient de tous leurs yeux. Moi, je me marierai avec un blond ! » dit Emmeline tout Ă  coup. Et elle se sauva vite en riant. III 12 4 6 FIGARO ILLUSTRE Le lendemain elle lut, sur le sable aplani qui Ă©tait devant la fenĂȘtre de sa chambre Moi, je me marierai avec une brune. SignĂ© Valentin. » Cela devenait sĂ©rieux. La petite pensa Ă  son trousseau. Quand elle retrouva le sabotier, elle rougit un peu, et, comme elle Ă©tait au courant des usages, comme elle avait oui dire qu’on ne se marie pas gĂ©nĂ©ralement avec le premier venu, rencontrĂ© sur une route ou dans un bois d’aulnes, qu'il est nĂ©cessaire de connaĂźtre les parents de son futur, et son pays de naissance, et le chiffre de sa fortune, et beaucoup de choses encore, elle apprit Ă  Valentin Moi, j’ai sept frĂšres et sƓurs. — Moi, j’en ai quatre. — Je suis nĂ©e Ă  Saint-LĂ©onard-de-BĂ©arn. — Et moi je suis nĂ© Ă  Bordeaux, rue des Trois-Conils. — J’ai une robe bleue avec tournure ! — J’ai un pistolet qui a coĂ»tĂ© dix-huit francs au moins, et que j’ai trouvĂ© en revenant d’une foire. — Chez le tisserand oĂč je travaille, je gagne vingt-cinq francs par an et un tablier. — Et moi, chez le sabotier oĂč je suis, je gagne, balbutia Valentin... je gagne... » Mais il n’osa continuer. Il se tut, baissa la tĂȘte et rougit jus- qu’au sommet de ses oreilles. Emmeline pensa J’allais faire une mĂ©salliance ! Ce garçon n’a pas le sou ! » Tout haut elle dit Tu gagnes moins de vingt-cinq francs, peut-ĂȘtre? » Valentin continuait Ă  rougir. Tu ne gagnes rien du tout, je gage? — Ah ! mais si ! rĂ©pondit le sabotier en relevant le front. — Trente sous par mois? Ou bien une paire de chaussures, ou bien... — Oh ! beaucoup plus ! » Valentin Ă©tait Ă©carlate. Il n’osait prĂ©ciser. Ah ! non! il ne pour- rait pas l’épouser, la jolie brune! Une femme qui gagne vingt- cinq francs par an, ce n’était pas fait pour lui ! Mais, comme Emmeline l’encourageait de son sourire, il ris- qua, lĂ©gĂšrement honteux Je gagne... je gagne, par an, les pommes qui poussent sur un pommier de chez nous, celui qui est au bout du jardin, le troisiĂšme Ă  gauche en suivant le ruisseau ! » Et il se mit Ă  pleurer de dĂ©pit. Puis, voyant qu’Emmeline avait de la peine Ă  comprendre, il l’initia. Voici Le sabotier chez lequel il travaillait Ă©tait son oncle. Les affaires du pauvre homme n’étaient pas brillantes. Du reste, il lui aurait rĂ©pugnĂ© de payer son neveu comme un vulgaire domestique. Donc, il le logeait, le nourrissait, l’habillait de son mieux et lui attribuait en outre, pour ses menus plaisirs, le revenu de l’un de ses arbres. Valentin avait fait choix du grand pommier qui se trouvait au bout du jardin, le troisiĂšme Ă  gauche en suivant le ruisseau, parce que cet arbre Ă©tait un pommier de Saint-Jean, ce qui signifie que ses pommes Ă©taient mĂ»res, chaque annĂ©e, Ă  la fĂȘte de ce saint apĂŽtre, ou autrement dit, le 24 juin. Ah ! il ne fallait pas dĂ©daigner ces appointements-lĂ  ! Ils reprĂ©sentaient une certaine somme aprĂšs tout. Les pommes de Saint-Jean sont rares. Ce sont des fruits dĂ©licieux, trĂšs fins, trĂšs recherchĂ©s, qui se vendent bien au marchĂ© de Pau. Il y a des ans oĂč l’on n’en donne que deux pour un sou. Et l’oncle affirmait que, vers 1860, ce pom- mier avait eu tant, tant de pommes qu’on les avait vendues par charretĂ©es et qu’on en avait retirĂ© prĂšs de cent francs ! Combien t’a-t-il rapportĂ© cette annĂ©e-ci ? » demanda-t-elle. Valentin avoua Oh ! cette annĂ©e-ci, il n’a eu que cinquante- quatre pommes bonnes Ă  vendre, le pauvre ! J’en ai fait quatre- vingt-dix centimes ! » Le sourire d’Emmeline exprima une certaine pitiĂ©, ce qui froissa Ă©normĂ©ment Valentin. HĂ©! ne sois donc pas si fiĂšre ! s’écria-t-il avec un beau dĂ©dain. Je parie que tu ne sais pas seulement le nom du ministre de la guerre, Ă  Paris ! » La logique de cette question Ă©chappait Ă  Emmeline. Mais, comme le petit sabotier la toisait, en croisant ses bras d’un air supĂ©rieur, elle rĂ©pondit bravement Mais si, je le sais, le nom de ton ministre de la guerre ! Il s’appelle Victor Hugo ! » Le blond Valentin ne daigna mĂȘme pas Ă©clater de rire. Il haussa les Ă©paules de façon outrageante. Alors Emmeline s’exclama AprĂšs tout, quand ce ne serait pas ça !... Tu as tort de tant vanter ta sapience ! Toi. tu sais les choses de Bordeaux ; moi, je sais celles d'ici ! Et celles d’ici sont bien plus importantes, va ! Ah ! oui donc ! Tiens, tu vas voir ! Je parie que tu ne sais pas, toi, ce qu’il faut faire quand on trouve sur une route la trace d’un Ă ne qui s’est vautrĂ© ? » Valentin ouvrit Ă  son tour des yeux fort Ă©bahis. LĂ  ! tu es bien attrapĂ© ! continua la petite BĂ©arnaise. Eh bien, Monsieur, quand on trouve sur un chemin une vautrĂ©e d’àne, il faut cracher dessus, et l’on n’a jamais de furoncles. » Et, comme le sabotier demeurait stupide, elle reprit Sais-tu ensuite, toi, comment on doit s’y prendre pour que les sorciĂšres n’aient aucun pouvoir sur vous?... Non? Eh bien, on doit, pendant que la sorciĂšre vous parle, faire une croix en cachette avec le pouce de la main droite et le petit doigt de la main gauche!... Et pour ne pas devenir loup-garou, sais-tu ce qu’il faut faire? Il faut ferrer ses sabots avec des clous qui ont servi Ă  ferrer un cheval !... Et pour guĂ©rir d’un panaris? Il faut faire neuf croix sur la terre avec le doigt malade. Et pour guĂ©rir d’une entorse Ă  un bras ou Ă  une jambe ? Il faut faire marcher, sur le bras ou sur la jambe, une femme qui a eu deux jumeaux !... » Elle continua longtemps ainsi, pour montrer sa science au petit Bordelais ; elle donna des recettes merveilleuses, des for- mules mirifiques. Il y en avait pour tout, pour reconnaĂźtre les suppĂŽts de Satan le dimanche Ă  la messe, et pour empĂȘcher les poules de mourir du cholĂ©ra pendant les chaleurs de l’étĂ©. Elle connaissait toutes les superstitions des bonnes gens du pays et dĂ©clarait possĂ©der plus de deux cent cinquante remĂšdes secrets. Fit elle en parlait avec abondance, avec conviction, avec mystĂšre par- fois, et Valentin devinait, Ă  la flamme de ses yeux, qu'elle ajoutait une importance Ă©norme Ă  toutes ces choses et que, durant toute sa vie, elle y croirait. Eh tiens ! conclut-elle, pour Ă©craser complĂštement l'impu- dent qui savait le nom du ministre de la guerre, je connais, moi. le moyen de faire venir des pommes nombreuses sur ton pommier de Saint-Jean ! mais, comme tu t’es moquĂ© de moi tout Ă  l’heure, je ne veux pas te l'apprendre ! » C’en Ă©tait trop. Le petit sabotier se mit Ă  rire Ă  pleine gorge, sous le nez de la BĂ©arnaise Ă©bahie. Oh ! lĂ  lĂ  ! s’écria-t-il, en tenant ses cĂŽtes Ă  la mode de Bor- deaux. Les clous de vieux cheval qui empĂȘchent un homme de devenir loup-garou! et les mĂšres de deux jumeaux qui guĂ©rissent les entorses des autres en marchant dessus !... Dieu que c’est drĂŽle! Ah ! si l'on savait ça rue des Trois-Conils!... -> Puis, redevenant sĂ©rieux et tournant gravement ses talons Je ne me marierai jamais avec une paysanne qui croit Ă  toutes ces bĂȘtises! Bonsoir, Mademoiselle! — Et moi, dĂ©clara Emmeline, je ne me marierai jamais avec un garçon qui n’a pour tout bien que des pommes de la Saint-Jean ! Bonsoir, Monsieur! » Il passa, lĂ -dessus, des semaines, des mois, des ans. Emmeline grandit. Ce devint une belle fille ronde, Ă  la taille souple, aux mains fines, qu’on aimait voir danser, le diman- che, aprĂšs vĂȘpres, et dont l'approche Ă©tait douce Ă  tous les laboureurs Ă©merveillĂ©s. Elle souriait toujours Ă  tout le monde, sans penser a mal ; et les gens se trouvaient heureux sous ces sourires, comme des personnes trempĂ©es de pluie se rĂ©jouis- sent Ă  sĂ©cher leur dos au soleil. Dieu vous bĂ©nisse, Emmeline! » lui criait-on dĂšs qu’elle apparaissait sur une route ou dans un champ. Et des vieillards la suivaient quand elle allait aux offices, la suivaient sans rien dire, ravis seulement d’écouter le son de sa voix, et de marcher dans l'ombre de sa robe. Et Dieu bĂ©nissait Emmeline vraiment, car elle Ă©tait toujours joyeuse et une bonne couleur de santĂ© brillait sur son visage souriant. Mais quand elle passait devant le blond Valentin, Emme- line ne souriait pas. Elle lui gardait encore rancune. Elle avait Ă©tĂ© blessĂ©e jusque dans son Ăąme par le scepticisme et la moquerie du petit sabotier. Elle dĂ©tournait la tĂȘte pour ne FIGARO ILLUSTRÉ 47 pas lui adresser son salut, et son ancien amoureux Ă©tait fort marri. Lui l’aimajt de plus en plus. Il l’attendait souvent sur les routes oĂč elle devait passer pour porter la toile aux pratiques. Mais Emmeline le voyait de loin et s’engageait aussitĂŽt dans des sentiers de traverse. Ou bien, quand elle apparaissait devant Valentin, elle Ă©tait accompagnĂ©e par quelque jeune homme bien assidu, avec qui elle devisait avec tendresse de choses mystĂ©rieuses, que le sabotier ne pouvait entendre. D’ailleurs, elle devenait riche. Le tisserand augmentait ses appointements de cinq francs chaque annĂ©e. Elle portait des robes Ă©clatantes, des foulards de satin, des mantilles de prix. Les jours de fĂȘte, elle avait des mitaines ! A vingt ans, elle aurait un trous- seau complet etpeut-ĂȘtre cent Ă©cus de dot ! Ah ! ce serait un parti sĂ©rieux pour Saint-LĂ©onard-en-BĂ©arn ! Valentin, lui, Ă©tait toujours aussi misĂ©rable. Les affaires du sabotier, son oncle, ne se relevaient pas. Certes, le pauvre homme promettait de lĂ©guer aprĂšs sa mort son Ăąne, sa charrette et ses outils Ă  son neveu ; mais en attendant il ne lui donnait encore que les pommes du troisiĂšme pommier, Ă  gauche, en suivant le ruisseau. Et chaque annĂ©e, ces pommes devenaient plus rares. L’arbre devait ĂȘtre Ă©puisĂ©. Il avait cent ans peut-ĂȘtre! Il faisait une drĂŽle de mine au bord de son ruisseau. Il prenait des airs penchĂ©s d'in- valide. Ses branches mouraient çà et lĂ . Chaque printemps il se couvrait sournoisement de fleurs blanches, de fleurs roses, de fleurs jolies, de promesses. Mais les gelĂ©es d’avril venaient les dĂ©truire. Les fruits qui se formaient '"s’en allaient ensuite au vent, ou tombaient sous la grĂȘle, ou devenaient la proie des frelons. Valentin avait beau fumer, tailler, Ă©monder, Ă©cheniller le pommier de Saint-Jean qui devait faire sa fortune, l’arbre se refusait Ă  porter sĂ©rieusement des pommes. 11 l’arrosa d’eau bĂ©nite prise Ă  Lourdes, la grotte voisine, et n’obtint aucune mois- son miraculeuse. Dans les bonnes annĂ©es, l’arbre lui donnait deux ou trois cents pommes, ce qui lui constituait un revenu de sept francs cinquante environ. Ce qui l’exaspĂ©rait surtout, c’est que dans le voisinage, la plu- part des pommiers se chargeaient de pommes. Emmeline elle- mĂȘme en avait un devant sa maison, qui, chaque annĂ©e, voyait craquer ses branches sous le poids de ses fruits. Est-ce que la jolie BĂ©arnaise la connaissait vraiment, comme elle le prĂ©ten- dait jadis, la recette mystĂ©rieuse qui fait prospĂ©rer les arbres fruitiers? Valentin commençait Ă  se repentir. On ne sait pas tout Ă  Bor- deaux] Il y a peut-ĂȘtre des choses qu’ignorent les savants et que connaissent les simples, des formules pour guĂ©rir un panaris ou une entorse, qu’on n’enseigne pas dans les Ă©coles de mĂ©decine, et qu’on apprend en plantant des choux. Valentin mĂ©ditait. Le BĂ©arn taisait dĂ©jĂ  sentir sur lui son influence irrĂ©sistible. Les superstitions locales s’infiltraient goutte Ă  goutte dans son cerveau. Lui aussi commençait Ă  croire aux loups-garous, aux sorciĂšres. Ayant eu une maladie de foie, il consentit Ă  se laisser imposer les mains par un enfant qui avait six frĂšres plus ĂągĂ©s que lui. Ce trai- tement est trĂšs appliquĂ© en BĂ©arn et dans toute la Gascogne. Et Valentin ne s’étonna pas beaucoup de guĂ©rir. Alors, il eut^des remords sĂ©rieux. Il devait y en avoir, sĂ»rement, des recettes pour faire pousser des pommes sur les pommiers ! Et Emmeline les connaissait ! Ah ! s’il ne s’était pas moquĂ© d’elle jadis, peut-ĂȘtre serait-il riche Ă  prĂ©sent! Riche et encore aimĂ©! Il se traitait de crĂ©tin, d’ignorant, d’imbĂ©cile, tout haut, en frappant sa poitrine avec contrition. Un jour de printemps, comme il considĂ©rait avec tristesse les pommes mĂ»rissantes de son pommier — il y en avait trente- neuf tout juste — Valentin vit venir une belle fille sur la route. C’était une grande personne brune, avec des yeux trĂšs longs, dans un visage tout joli. Elle aperçut Valentin sous le pommier, enjamba le ruisseau, montra dans sa capeline un sourire bien doux, et dit, en rougis- sant un peu Bonjour, Valentin ! Voulez-vous me prendre mesure pour une paire de sabots ? » C’était Emmeline. Le sabotier tressaillit de surprise. Il demeura stupide, pĂąlit, baissa les yeux et pensa Ă  des choses d’autrefois qui lui remuĂšrent le cƓur. Pourquoi revenait-elle ? Sans doute pour le narguer. Elle voulait s’amuser quelques minutes Ă  le voir souffrir. Il fut sur le point de lui dire Mademoiselle Emmeline, vous ĂȘtes bien mĂ©chante ! » Mais il n’eut plus la force de parler, car il aperçut tout Ă  coup un pied trĂšs blanc qui sortait d’une sandale, un pied nu, joli, frais, un pied Ă©blouissant comme un croissant de lune ! Et ce pied se posa crĂąnement devant Valentin, sur le sable du ruisseau, tandis que les deux mains d’Emmeline, bridant la jupe par en haut, laissaient paraĂźtre un bout troublant de cheville. Valentin ne sut bouger. Cette vision lui dĂ©concertait les yeux. Ses mains Ă©taient prises de tremblements. Eh bien ! voulez-vous mesurer ? » demanda Emmeline qui s’impatientait. 48 FIGARO ILLUSTRÉ Le sabotier coupa machinalement une baguette de bois sur le pommier et s’apprĂȘta Ă  noter les mesures du pied d’Emmeline, suivant le procĂ©dĂ© en usage. Il prit la cheville blanche avec sa main gauche, pesa dessus afin que le pied s’appliquĂąt sur le sable, puis ouvrant son couteau avec sa main droite, il fit une raie Ă  terre, derriĂšre le talon, en fit une autre au bout de l’orteil, sou- leva le pied, posa la baguette de bois sur l’empreinte et la coupa aux deux lignes. Je vous remercie, mademoiselle ! » balbutia-t-il, les yeux baissĂ©s. Mais Emmeline se rĂ©cria Ce n’est pas tout. Les bons sabo- tiers ne se contentent pas de ça ! Ils prennent aussi des mesures pour la largeur! Je veux des sabots qui me chaussent bien, moi ! » Valentin fut interloquĂ©. Quoi ? 11 lui fallait encore mesurer la largeur de ce pied nu si joli, si frais, si blanc? Cela devenait Ă©pouvantable. Un sabotier consciencieux a besoin de prendre le pied dans sa main pour cela ! Et dame... Mademoiselle ! dĂ©clara-t-il avec vĂ©hĂ©mence, je dĂ©fie tous les sabotiers de la rĂ©- gion. Mes sabots vont comme des gants. Et vous allez voir que... » Ses yeux s’in- jectaient, son cou gonflait comme un coud’apoplectique; il voyait trente-six chandelles autour du pied d’Emme- line. Il crut dĂ©- failli . Il eut peur de trembler plus qu’il ne fallait. Il fit provision de cou- rage, cependant, et, doucement, de ses doigts Ă©perdus, il s’apprĂȘta Ă  mesu- rer. Mais n’y tenant plus, il se mit Ă  ge- noux devant le pied de son ancienne amoureuse et, lais- sant tomber dessus deux grosses larmes toutes honteuses Pardon, Emme- line ! balbutia-t-il le front baissĂ©. Vou- driez-vous m’en- seigner, Ă  prĂ©sent, ce qu’il faut faire pour que mon pom- mier de Saint- Jean ait beaucoup de pommes? » Une belle fusĂ©e de rire fut la rĂ©pon- se. Et Emmeline se sauva. Ha ! ha! ha ! dit-elle en se re- tournant . Vous y venez donc, monsieur le Bordelais, Ă  croire Ă  toutes ces bĂȘtises!... Eh bien ! moi, je n’y crois plus! » Et elle disparut en riant encore. Quelque temps aprĂšs, par une douce nuit de juin, Valentin le Sabotier — qui dormait chez son oncle, dans une chambre basse d’oĂč l’on pouvait voir le pommier de Saint-Jean — Valentin le Sabotier fut rĂ©veillĂ© en sursaut. LĂ -bas, prĂšs du ruisseau, un bruit insolite s’était entendu. Valentin retint sa respiration et prĂȘta l’oreille. Dieu vivant ! se dit-il ; on doit voler mes pommes ! » Il se leva, marcha sur la pointe des pieds, entr’ouvrit sa croi- sĂ©e sans bruit... En effet... quelqu’un montait sur le troisiĂšme pommier, Ă  gauche, en suivant le ruisseau. Il faisait noir. Le jour allait venir; mais les objets Ă©taient indistincts encore. Oh ! mes trente-cinq pommes ! murmura le sabotier — car il n’en restait plus que trente-cinq ! — Mes trente-cinq pommes, dont j’aurais fait plus de quinze sous ! » Il prit son fameux pistolet qu’il avait trouvĂ©, jadis, en reve- nant d’une foire. Le voleur montait toujours. Attends ! attends ! » se dit Valentin. Justement courroucĂ©, il braqua son arme, visa et fit feu. Un grand cri retentit dans la nuit et le voleur dĂ©gringola. Fier de son adresse, Valentin sortit et se dirigea vers le jardin. Il fut au pied de l’arbre en quelques secondes. Quelle aven- ture ! Le voleur Ă©tait une femme ! Il s’approcha davantage ; il reconnut Emmeline. C’était vous? » balbutia-t-il. La jeune fille criait toujours. Valentin la releva, la tĂąta, prĂȘt Ă  crier comme elle. Mais je n’ai pas dĂ» vous atteindre! lui dit-il. Je suis bien trop maladroit ! — Vous croyez? demanda Emmeline qui se tut brusque- ment. — Oh ! j’en suis sĂ»r ! Vous n’avez pas de mal !... — - Tiens ! c’est vrai ! » avoua-t- elle. La peur seule lui arrachait des cris. Et comme ça, donc, vous me vo- liez mes pommes ! » reprit Valentin avec une fureur lĂ©gitime. Ah ! il n’y a pas Ă  nier. Je vous y ai prise ! Combien en avez vous mis dans vos poches? Je savais le nombre ! Il y en avait trente -cinq sur l’arbre ! Nous allons compter. A la faveur de l’aube naissante, il compta. Mais les pom- mes Ă©taient toutes sur le pommier ! Emmeline se mit Ă  rougir. Elle pleura brusque- ment; mais cela semblait de la hon- te. Soudain, elle prit Valentin par le cou, bien amicale- ment, et murmura Tu ne vas pas te moquer de moi comme au temps oĂč j’étais petite? Non ? Tu le jures ? Eh bien ! aujour- d’hui, vois-tu, c’est la Saint -Jean, et pour faire pous- ser des pommes, il faut, avant le lever du soleil, mettre une grosse pierre sur les pommiers, de façon Ă  ce qu’elle reste en Ă©quilibre entre deux branches... Regarde lĂ -haut ! » Et le sabotier aperçut en effet un caillou Ă©norme sur son pommier, Ă  la fourche formĂ©e par les deux branches principales. Et, comme Valentin Ă©tait confus et voulait joindre ses mains pour remercier Emmeline, celle-ci remit sur ses lĂšvres son bon sourire d’autrefois, qui semblait toujours, aux vieux mendiants, une tranche de pain blanc tartinĂ©e de fraises. Puis, d’un bout de bois, tout en s’amusant, elle Ă©crivit sur le sable, comme Valentin avait fait jadis Moi, je me marierai avec un blond ». Il ne pouvait y avoir de mĂ©prise pour Valentin tous les autres gars du quartier Ă©taient bruns ! Les" BĂ©arnais assurent que, l’an suivant, le vieux pommier de Saint-Jean se couvrit de pommes. JEAN RAMEAU. Illustrations de Laurent-Desrousseaux. La NoĂ«l de Lucette PAR HENRY GRÉVILLE R oger Barrois leva son fusil, Ă©paula, tira... La perdrix sembla s’ĂȘtre fondue dans le brouillard qui envahissait le coteau, car il ne put savoir oĂč elle avait passĂ©. On sen- tait venir la nuit, dans le gris croissant d’un aprĂšs-midi qui n’avait point connu la lumiĂšre. Le chasseur regarda Ă  sa mon- tre cinq heures et demie... Aussi quelle idĂ©e, Ă  la fin d’octobre, de chasser Ă  cette heure-lĂ ! C’était l’avis de Phanor, et depuis plus d’une heure il ne s’était pas privĂ© de le dire, agitant son panache blanc et tournant la tĂȘte du cĂŽtĂ© de la maison. Oui, bon chien, c’est toi qui as raison ! fit Roger en lui pas- sant la main sur les oreilles. Tu es bien heureux de ne point porter de chaussures! Il me semble que je traĂźne Ă  mes pieds toute la terre des coteaux de l’Anjou ! On va rentrer Ă  Paris, Pha- nor, on va se dire adieu pour jusqu’à l’étĂ© prochain, mon ami ! » La perspective de cette sĂ©paration semblait Ă©gayer beaucoup Roger, car il rĂ©pĂ©ta sa derniĂšre phrase sur un petit air composĂ© tout exprĂšs. La nuit Ă©tait toute noire lorsqu’il franchit la grille de son parc ; un bruit lamentable de ferraille rouillĂ©e accompagna son entrĂ©e. Bricou, » appela-t-il. La tĂȘte du gardien apparut, emmitouflĂ©e d’un mouchoir rempli de coton. Toujours votre fluxion, mon vieux ? C’est fĂącheux! Dites- moi, il faudrait huiler cette porte... — Je le sais bien, Monsieur, mais Ă  cause du bruit, c’est plus commode ; j’entends mieux quand quelqu’un entre ou sort. — Vous la fermerez et on sonnera. Mettez-moi du suif sur ce gond-lĂ , fit Roger, d’un ton bref, et que je ne l’entende plus. — Bien, monsieur, » rĂ©pondit le vieux gardien d’une voix dolente, en rentrant chez lui. Le jeune homme monta vite dans son cabinet de toilette et y procĂ©da Ă  un changement de costume absolument indispensable. En laissant choir sur le tapis les vĂȘtements saturĂ©s d’eau et souillĂ©s par la terre dĂ©trempĂ©e, Roger se disait que bientĂŽt Belle- feuille ne serait plus, comme les autres annĂ©es, qu’un rĂȘve bril- lant de fleurs, de verdure, d’eaux courantes, — ce rĂȘve qu’on commence en juin, qu’on achĂšve en octobre, et qu’on retrouve avec joie l’annĂ©e prochaine, — mais un rĂȘve. Paris est la rĂ©alitĂ©, avec sa vie fiĂ©vreuse de plaisirs et de travaux... Justement l’hiver s’annonçait bien; aprĂšs de brillants dĂ©buts qui avaient donnĂ© Ă  son nom un commencement de cĂ©lĂ©britĂ©, Roger Barrois s’était trouvĂ© rĂ©duit, depuis trois ou quatre ans, Ă  des affaires fort sĂ©rieuses et bien payĂ©es, mais sans Ă©clat. Le mois de dĂ©cembre lui promettait l’occasion d’une brillante plaidoirie, et, comme disait sa femme, de dĂ©fendre enfin la veuve et l’orphelin. Roger Ă©tant prĂȘt se hĂąta de descendre. Quatre ans bientĂŽt de mariage n’avaient encore rien ĂŽtĂ© de sa fraĂźcheur Ă  la tendresse qu’il ressentait pour Lucette, mignonne et moqueuse, une vraie Parisienne, qui aimait la province pardessus le marchĂ© ! Il la trouva bien confortablement enfoncĂ©e dans une grande bergĂšre, pas loin du feu, avec une petite lampe d’argent bruni prĂšs d’elle, une revue sur les genoux, et un couteau Ă  papier sur la revue; mais le couteau n’avait pas servi. En voyant son mari, elle se souleva avec une grĂące cĂąline et paresseuse. Je t’ai rapportĂ© le dernier liĂšvre du pays, Lucette, dit-il; c’est fini, il n’y en a plus. » D’un geste frileux de ses Ă©paules rondes, la jeune femme exprima que rien ne pouvait lui ĂȘtre plus indiffĂ©rent. Tu ne t’es pas enrhumĂ©, au moins? fit-elle avec sollicitude, en tirant lĂ©gĂšrement sur les revers du veston de son mari. — Pas enrhumĂ©, je l’espĂšre, mais j’ai Ă©tĂ© assez mouillĂ© ! Phanor ruisselait comme une source ; et remarque qu’il n’est pas tombĂ© une seule goutte d’eau ! Ça se tient suspendu en l’air, et ça mouille tout ce que ça rencontre. — Le brouillard de la Loire, dit la jeune femme. » Roger se laissa couler au fond d’un grand fauteuil, les pieds dans le voisinage des landiers. Joli le pays, mais je ne serai pas fĂąchĂ© de rentrer Ă  Paris. — DĂ©jĂ  ! fit Lucette sans le regarder. — Comment dĂ©jĂ  ? C’est le moment, je crois ! — Oh ! il y a l’étĂ© de la Saint-Martin... — Quand ça? — Attends... la Saint-Martin, ce doit ĂȘtre dans les environs du dix novembre... — Si tard que ça ? Tant pis pour saint Martin ! Nous le chĂŽ- merons au bois de Boulogne. Dis, Lucette, quand seras-tu prĂȘte Ă  partir? Tes malles, tes petites affaires... » Madame Barrois prit un air trĂšs gai. Roger, tu ne sais pas? Je n’ai pas envie d’aller Ă  Paris! III. 13 5 o FIGARO ILLUSTRÉ — Ah bah ! fit l'Ă©poux en sursautant. Tu n’as pas envie d’aller Ă  Paris ? Pourquoi ? — On est si bien ici ! » Roger Ă©clata de rire, et sa femme en fit autant, sur le champ. Le paquet de vĂȘtements humides qui gisait dans le cabinet de toi- lette, lĂ -haut, reprĂ©sentait si bien les charmes de cette journĂ©e 'd’automne, qu’ils y avaient pensĂ© en mĂȘme temps. Lucette reprit son sĂ©rieux la premiĂšre. Je veux dire, fit-elle gravement, qu’on y est bien tranquille ; et puis, sais-tu, petit mari ? C’est excellent pour la santĂ© ! — Pas celle des chasseurs, peut-ĂȘtre... murmura Roger sans sourciller. » Lucette ne se sentait pas encouragĂ©e. Elle joignit ses deux mains, regarda un peu en elle-mĂȘme, et tout Ă  coup leva sur son mari deux beaux yeux gris, lumineux et tendres. Roger, dit-elle, ce n’est pas une plaisanterie. Je ne voudrais pas aller Ă  Paris maintenant; je voudrais y aller seulement., aprĂšs NoĂ«l. » Cette fois Roger bondit et se trouva debout. AprĂšs NoĂ«l ! Rester encore deux mois ici, entre la boue et le brouillard ? Lucette, que t’est-il arrivĂ© ?Tu n’es pas malade? — Non ! rĂ©pondit la jeune femme dont le visage s’était em- pourprĂ©. Ces dĂźners, ces soirĂ©es, ces spectacles, c’est horrible- ment fatigant, au fond! Je t’assure que j’en aurai tout Ă  fait assez entre NoĂ«l et PĂąques... — PĂąques, Ă  prĂ©sent? s’écria M. Barrois absolument stupĂ©- fait. Tu veux revenir ici Ă  PĂąques ? — Mais oui ! fit Lucette avec une nouvelle lueur rose sur son joli visage qui avait dĂ©jĂ  eu le temps de pĂąlir... — Quelle campagnarde ! Mais ce n’est pas sĂ©rieux ! Tu sais qu’il faut que j’aille Ă  Paris prochainement, ma grande affaire se plaidera du 1 5 au 20 dĂ©cembre... — -Je sais bien ! fit Lucette d’un air trĂšs encourageant, avec de jolis hochements de tĂȘte ; tu auras un fameux succĂšs, c’est moi qui te le dis ! — Eh bien ? alors ? » Lucette prit un air de candeur tout Ă  fait irrĂ©sistible. Eh bien, tu la plaideras, mon ami ! Ce n’est pas moi qui la plaiderai ! En quoi cela peut-il changer quelque chose, que je sois Ă  Paris ou que je n’y sois pas ? — Mais... fit Roger. — Quand tu travailles, tu me dis Ma chĂ©rie, il ne faut pas me parler, n’est-ce pas? Je ne parle point, et tu pioches, tu pio- ches... Je ne te sers Ă  rien ! — Mais tu es lĂ ! rĂ©torqua Roger, un peu piquĂ©. — C’est vrai... je suis lĂ ! murmura Lucette avec une nuance d’attendrissement. On ne peut pas toujours ĂȘtre lĂ , sans rien dire, reprit-elle. Cela ne sert pas Ă  grand’chose... » Roger allait rĂ©pondre, mais le valet de chambre annonça Madame est servie. » AprĂšs le dĂźner, Lucette revint Ă  la charge, avec une telle sĂ©rĂ©- nitĂ© de dĂ©cision, que son mari, incapable de comprendre le mobile qui poussait sa femme, crut avoir affaire Ă  l’un de ces caprices enfantins que l’on fait cesser avec un semblant de consentement. Puisque tu le veux! dit-il enfin d’un air rĂ©signĂ©. Me permet- tras-tu au moins de venir te voir ? » Un regard dĂ©licieux, tout fait de tendresse et de confiance, fut la rĂ©ponse de la jeune femme. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, puis la referma, en serrant un peu les lĂšvres, afin de mieux enfermer ses paroles, et attira par la main son mari sur le petit canapĂ© oĂč elle s’était blottie. Elle se pelotonna contre lui en mur- murant Tu viendras trĂšs souvent, toutes les semaines. — Et si j'Ă©tais empĂȘchĂ© ? fit Roger, tu viendrais me voir? Un petit voyage, cela ne compte pas ! » Elle secoua la tĂȘte nĂ©gativement et dit avec fermetĂ© C’est toi qui viendras, — moi pas. » Elle Ă©tait si jolie, si malicieusement tendre et douce, que son mari ne put lui tenir rigueur; il se dit que quelques journĂ©es de pluie ou de vent auraient bientĂŽt raison de ce caprice, et n’y songea plus. Quand vint le moment de se rendre Ă  Paris pour ses affaires, Barrois Ă©prouva pourtant un petit serrement de cƓur. Il trouvait assez dur de s’en aller tout seul, dans un appartement oĂč il vivrait presque en garçon, et il le dit Ă  sa femme. Mais, fit-elle, cela t’est arrivĂ© dix fois d’aller Ă  Paris passer quelques jours sans moi? — Pas en hiver, rĂ©torqua Roger, pas en hiver ! » Lucette se mit Ă  rire. La saison fait donc une diffĂ©rence ? » demanda-t-elle. Elle se montrait trĂšs gaie, mais ses yeux un peu battus tĂ©moi- gnaient contre sa feinte bravoure. Roger vit charger dans le breack sa malle et sa valise ; le cocher l’attendait prĂȘt Ă  lui remettre les rĂȘnes... La journĂ©e Ă©tait magnifique, l’étĂ© de la Saint-Martin, venu avant son temps, jetait une trompeuse apparence de jeunesse sur le doux paysage ; rien ne ressemble Ă  des arbres qui n’ont plus de verdure, comme des arbres qui n’en ont pas encore. Les peupliers superbes des Ăźles de la Loire faisaient briller au haut de leurs cimes quelques feuilles isolĂ©es, pareilles Ă  des pail- lons d’or ou d’argent ; le fleuve roulait ses eaux bleues sur les bancs de sable jaune ; les hĂ©liotropes des corbeilles, chauffĂ©s par le soleil, rĂ©pandaient un parfum plus pĂ©nĂ©trant qu’aux jours d’étĂ©... FIGARO ILLUSTRÉ Au moment de partir, le jeune homme embrassa du regard le paysage lointain, le parterre, sa jeune femme enveloppĂ©e d’un long manteau ouatĂ©, la tĂȘte emmitouflĂ©e de dentelles. . 11 se pencha vers elle. Demande un chapeau et partons ensemble !- fit-il tout bas. » C’était un vĂ©ritable regard d’amant qu’il jetait sur sa femme, et le cƓur lui battait Ă  la pensĂ©e de l’enlever ainsi, Ă  l’improviste. Il lui prit doucement la main et l’attira vers le breack. Elle recula avec un petit mouvement d’inquiĂ©tude. Non, dit-elle, cela ne se peut pas. Va, mon cher' mari, va, mon amour, ajouta-t-elle plus bas; et surtout reviens samedi soir! » Respectueusement, comme il convient devant ses gens, Roger baisa la main de sa femme et monta sur le siĂšge du breack; il rassembla les rĂȘnes et les chevaux partirent d’un trot Ă©gal. La grille Ă©tait ouverte. Eh bien ! Bricou, avez-vous graissĂ© les gonds? demanda Bar- rois en ralentissant son allure pour tourner. — C’est huilĂ©, hui- lĂ©, Monsieur! Il en pleure, de l’huile ! Elle ne faitpasplus de bruit maintenant qu’une souris. — C’est bien, mon brave , faites bonne garde . Madame est restĂ©e au chĂąteau, ayez bon pied, bon Ɠil ! » Lucette resta sur le perron jusqu’à ce que le bruit des roues se fĂ»t perdu dans l’espace, puis elle fit le tour de son domaine. Sur le perron opposĂ©, on voyait Ă  quelques cen- taines de mĂštres la ligne du chemin de fer; les mains appuyĂ©es sur la pierre attiĂ©die par le beau soleil d’au- tomne, elle regarda longtemps la vallĂ©e de la Loire, pleine d’une lumiĂšre si douce que le cƓur en Ă©tait atten- dri. AttirĂ©e par le par- fum dĂ©licat d’une Gloire de Dijon enla- cĂ©e autour des dessins de la balustrade, elle se pencha vers les roses tardives et leur sourit comme Ă  des person- nes aimĂ©es; puis tout Ă  coup elle se redressa pour Ă©couter... Oui, c’était le train qui emportait son mari ; serait-il Ă  la portiĂšre seulement ? Aurait-il songĂ© Ă  regarder sa maison en passant ? Avec un roulement de tonnerre, l’express glissa devant ses yeux Ă©blouis, puis disparut derriĂšre les arbres du parc. Mais dans l’apparition vertigineuse, elle avait vu la figure de son mari, debout dans la portiĂšre... et lui, le cƓur plein de joie, il avait vu la gracieuse silhouette de sa femme qui l’attendait. Lucette rentra dans le salon, ouvrit le piano et, sans s’asseoir, d’une main distraite, esquissa la mĂ©lodie bretonne du Fil d’or , qu’elle chantait souvent avec sa sƓur Claire. C’était un souvenir sacrĂ©, ce Fil d’or... Il avait sinon fait, au moins singuliĂšrement protĂ©gĂ© son mariage... Elle voulut chanter le refrain, mais sa voix se brisa dans sa gorge, et elle alla enfouir sa tĂȘte dans les coussins d’un canapĂ© en pleurant Ă  chaudes larmes. Oh ! que c’est dur, que c’est dur de'le laisser partir comme cela, pensa-t-elle Ă  travers ses larmes, mais il le fallait. » Un sourire parut sur ses lĂšvres, Ă  travers ses cheveux blonds Ă©bouriffĂ©s, semblable au joli soleil d’automne qui jouait dans les menues branches d’un bouleau, en face d’elle, dans le parc ; elle se remit sur son sĂ©ant, soupira, rĂ©tablit une sorte d’ordre dans ses boucles follettes et murmura Voyons, il faut ĂȘtre sĂ©rieuse, madame Luce; nous ne sommes pas ici pour nous amuser, tĂąchons de bien employer notre temps. » A peine arrivĂ©, Roger fut accueilli par nombre de questions et d’épigrammes. Comment, madame Barrois Ă©tait restĂ©e lĂ -bas ? en cette saison ? Il avait beau allĂ©guer que nombre de femmes ne reviennent qu’en janvier, le petit mĂ©nage Barrois n’avait point donnĂ© cette habitude Ă  son entourage, et les entourages, — chacun le sait, — ne peuvent souffrir qu’on dĂ©range leurs habitudes. Le samedi, Roger ne put prendre que le train de cinq heures; il Ă©tait prĂšs de deux heures du matin, par un temps effroyable, lorsque les roues de son coupĂ© firent crier le gravier devant le per- ron. Lucette attendait derriĂšre la fenĂȘtre; il vit sa silhouette se dĂ©tacher sur le fond Ă©clairĂ© de la chambre. Comment ? pas encore au lit, Ă  cette heure ? fit-il en la ser- rant contre lui. — Je n’aurais jamais pu, te sachant en route... » Ah! quel dimanche bienheureux! Il pleuvait Ă  verse, le ciel Ă©tait de la mĂȘme couleur que l’eau de la Loire, et le paysage seu- lement, un peu plus foncĂ© ! Mais nos amis n’y songeaient guĂšre. Une fois, Lucette, ayant regardĂ© au de- hors, laissa retomber le rideau et regarda son mari en disant Il fait bon ici ! » Certes, il faisait bon dans le salon, comme dans la salle Ă  manger lambrissĂ©e de vieux panneaux de chĂȘne sculptĂ©, comme dans la jolie chambre Ă  coucher, toute ten- due de pongee brodĂ© de bleuets, fraĂźche Ă  l’Ɠil, tiĂšde et enga- geante. Cela valait le voyage ! Mais il fallait re- prendre le train Ă  neuf heures du soir, si l’on voulait ĂȘtre rentrĂ© le matin Ă  Paris. Une nuit en che- min de fer, c’est dur. Tu ne pourrais pas rester, dis, petit ma- ri? » L’envie n’en man- quaitpasĂ  Roger, mais sa cliente, la veuve avec l’orphelin, avait ren- dez-vous chez lui Ă  onze heures du ma- tin... Impossible! Les samedis se sui- virent et se ressem- blĂšrent, sauf pour le temps, qui Ă©tait rede- venu fort beau. Roger, Ă  moitiĂ© rĂ©signĂ© le dimanche, Ă©tait gĂ©nĂ©- ralement d’une hu- meur fĂącheuse le lundi matin, ce qui n’étonnait que ses clients. Lucette, au contraire, semblait s’arranger Ă  merveille de cet Ă©tat de choses; en semaine, elle faisait toutes sortes de petites courses Ă  pied, seule avec Phanor, qui ne s’était jamais vu Ă  pareille fĂȘte. TantĂŽt elle allait elle-mĂȘme Ă  la PossonniĂšre mettre Ă  la poste une lettre pour son mari, car elle lui Ă©crivait tous les jours, tantĂŽt elle rendait visite Ă  quelque voisine, tantĂŽt elle allait chez son curĂ©, et revenait de ces endroits divers avec une couleur charmante sur le visage, et un Ă©clat rieur dans les yeux. Je n’ai jamais vu Madame se promener comme cela! dĂ©clara un jour la femme de chambre. Ce n’est pas la peine d’avoir des voitures, pour me faire passer ma vie Ă  brosser des bas de jupes ! A la saison qu’il est, et avec ce gros idiot de chien, qui essuie ses pattes aprĂšs Madame, comme si c’était une serviette ! » Luce faisait beaucoup de charitĂ© cet hiver-lĂ . Elle n’avait encore jamais vu l’hiver Ă  lĂ  campagne. Les jolies maisons enchĂąssĂ©es dans la glycine ne sont plus si avenantes quand vient novembre, et elles ne le sont plus du tout, lorsque dĂ©cembre arrive. Les petits enfants empaquetĂ©s de guenilles de laine res- semblent Ă  des colis nĂ©gligĂ©s, leur nez lui-mĂȘme, ignorant des lois du savoir-vivre et plus difficile Ă  rĂ©primer, dans ses Ă©carts, sur une manche de drap que sur un sarreau de toile, ĂŽtait beau- coup de charme Ă  leurs petits minois Ă©bouriffĂ©s. Pourtant Lucette entra partout, et dans chaque demeure laissa des visages souriants. Tu ne veux donc pas t’en revenir? » lui dit un dimanche soir 52 FIGARO ILLUSTRE Roger, qui n’était pas de trĂšs bonne humeur. Il commençait Ă  s’apercevoir que sept et sept font quatorze, et que de trente-six heures en passer quatorze en chemin de fer, dont une nuit, Ă©tait dĂ©cidĂ©ment plus fatigant qu’agre'able. AprĂšs NoĂ«l, mon Roger ! rĂ©pondit sa femme en s’appuyant cĂąlinement sur son Ă©paule. Que ce sera gentil, Roger, dis, le jour oĂč tu m’emmĂšneras ! — Ah ! oui ! ce sera gentil ! grommela l’époux mĂ©con- tent. Ce serait encore bien plus gentil si c’était tout de suite! » Mais Luce ne voulait pas entendre de cette oreille; elle se mit au piano et chanta le Fil d’or. N’est-ce pas que c’est joli ? dit-elle en se retournant vers son mari d’un air ravi. Moi, je l’aime toujours autant ! — Moi aussi, rĂ©pondit Roger en bĂąillant. Huit heures et demie ? Quelle misĂšre ! Je passerais une si bonne nuit dans mon lit. et voilĂ  ce brigand de Joseph qui va arriver avec son coupĂ©... Heureusement il n’y a pas de neige! Ce serait Ă  casser la jambe Ă  toute l’écurie ! — C’est pourtant joli, la neige ! fit Lucette d’un air rĂȘveur. J’aimerais bien qu’il neigeĂąt pour NoĂ«l. — Pas moi ! Avoue que je suis un mari bien indulgent, Lucette ! — Un amour de mari, rĂ©pondit-elle en l’embrassant dans le cou. Mais il faut convenir aussi que je suis une femme... — Oh ! une femme bien Ă©tonnante! La jolie madame Barrois, comme on dit dans les journaux mondains, qui s’enferme Ă  la campagne en hiver, c’est une des choses les plus extraordinaires qui se soient encore manifestĂ©es sous le ciel de France! — Tu viendras pour NoĂ«l, Roger ? fit Lucette, en le regardant tout Ă  coup d’un air inquiet. La veille, dis? Avant le dĂźner? — La veille, oui ; avant le dĂźner, je ne crois pas ! Il me fau- drait partir Ă  onze heures du matin ! Perdre une journĂ©e... — Roger! fit Lucette, les yeux brillants d’une dĂ©cision irrĂ©vo- cable, si tu ne viens pas pour dĂźner, je ne te le pardonnerai jamais ! — Oh ! oh ! fit Roger, et pourquoi ? — Parce que l’autre train arrive trop tard, et il faut que tu viennes avec moi Ă  la messe de minuit. Tu comprends, je ne peux pas y aller seule ! et... — La messe de minuit est trĂšs belle Ă  Saint-Augustin, Ă  Paris, et si tu m’ùn crois, c’est lĂ  que nous irons ensemble. Tu partiras d’ici le matin... — Du tout, du tout ! Je veux que ce soit ici ! » Elle Ă©tait toute rouge et presque fĂąchĂ©e. Tu as dit NoĂ«l! fit-elle avec autoritĂ©, et NoĂ«l, c’est NoĂ«l ! Tu ne voudrais pas manquer Ă  ta parole ! — J’ai dit jusqu’à NoĂ«l, rĂ©pliqua Roger; cela veut dire aussi bien la veille que le lendemain de NoĂ«l. — Oh! s’il est permis! s’écria Lucette, en frappant ses mains l’une contre l’autre, aprĂšs quoi elle les laissa retomber devant elle d’un air accablĂ©. Si mon mari n’est plus de parole, Ă  qui se fier? — Un jour de plus, un jour de moins, la belle affaire ! insista Roger, qui commençait Ă  s’échauffer. - — Pour moi, cela fait quelque chose! dit Lucette Ă  voix basse, en se dĂ©tournant. Roger eut honte de sa taquinerie; il allait pren- dre sa femme dans ses bras, lorsque le valet de chambre annonça — Le coupĂ© est avancĂ©; Joseph prĂ©sente ses excuses Ă  Mon- sieur, il est un peu en retard, il n’y a plus que juste le temps! » Roger embrasse Lucette Ă  la hĂąte et saute dans le coupĂ©, qui part grand train. Pour la premiĂšre fois de sa vie, madame Barrois s’est sĂ©parĂ©e de son mari sur l’impression d’une querelle. Bien futile, bien tĂ©nue, en vĂ©ritĂ©, la querelle! Roger n’a pas Ă©tĂ© gentil ; il savait trĂšs bien que jusqu’à NoĂ«l cela signifie jus- qu’aprĂšs NoĂ«l,- et non avant! Mais les hommes sont si ergoteurs! Lucette pense Ă  son beau-frĂšre d’Espars, qui n’a pas une once de mĂ©chancetĂ© dans toute sa haute et large personne, et qui a fait Ă  sa pauvre petite femme Claire la vie la plus intolĂ©rable... Il l’aime pourtant Ă  sa façon, et la tient en grande estime... Si Roger veut se mettre sur ce pied-lĂ !... Les larmes de Lucette coulent abondantes pendant un moment... Tout Ă  coup, dans la nuit, on entend le grondement sourd du train qui passe... Mon Roger! mon cher mari! soupire Lucette en essuyant ses yeux. Je t’aime tant tout de mĂȘme, si tu savais! » Mais elle a beau essuyer ses yeux, les larmes reviennent. Alors, le cƓur encore tout gros, elle va au piano, et trĂšs lente- ment, joue l’hymne de NoĂ«l Adeste Jideles. Au bout d’un ins- tant, elle chante tout bas Datus est nobis..., et quoique la voix soit encore mouillĂ©e de larmes, Lucette sourit vaguement J’arriverai pourtant Ă  en faire quelque chose ! » se dit-elle en fermant le piano. Sur cette parole Ă©nigmatique, madame Barrois remonte Ă  sa chambre, qu’elle trouve froide, triste, et surtout Ă©norme... Comme Roger doit ĂȘtre mal dans son wagon de premiĂšres, les genoux plus haut que la tĂȘte, s’il y a de la place, et les jambes pleines de crampes, si le wagon est au complet ! Et madame Bar- rois dort mĂ©diocrement. La veuve et l’orphelin avaient vraiment, pour cette fois, une chance extraordinaire; leur affaire se prĂ©senta au jour dit, le dĂ©tenteur inique fut confondu, moins par l’éclat de ses mĂ©faits que par l’éloquence de M e Barrois. Celui-ci, plein de feu et d’audace, fit une plaidoirie des plus brillantes. AprĂšs avoir reçu les compliments de ses collĂšgues et les remer- ciements de sa cliente, M e Barrois, qui Ă©tait vraiment Ă©puisĂ© alla FIGARO ILLUSTRÉ 53 dĂźner ; il ne s’était pas attendu Ă  une fin si prompte, et se trou- vait avoir devant lui deux journĂ©es presque vides... Demain, je file Ă  Bellefeuille, se dit-il ; c’est Lucette qui sera contente! Il y a un train le matin Ă  sept heures et demie, par l’Ouest! Je le prends ! et Ă  trois heures je serai chez nous! Je n’écris point, pas de tĂ©lĂ©gramme; une vraie surprise! Enfin, dans six jours NoĂ«l arrive ! Et il en est temps, vraiment ! Je com- mence Ă  en avoir plus qu’assez! » Le lendemain, vers trois heures, M e Barrois descendit de wagon Ă  la PossonniĂšre ; n’ayant pas prĂ©venu, il n’avait point de voiture pour l’emmener; mais trois ou quatre kilomĂštres n’ef- frayaient pas un bon marcheur comme lui. L’aprĂšs-midi Ă©tait froid et clair; le soleil, dĂ©jĂ  trĂšs bas, allait bientĂŽt disparaĂźtre derriĂšre les bois. En passant prĂšs du vieux moulin Ă  vent encore fort gaillard, perchĂ© sur une Ă©minence, il ne put s’empĂȘcher de rire au souvenir d’une aventure survenue lĂ , l’étĂ© prĂ©cĂ©dent, oĂč Le connais-tu, Phanor ? fit-il. Hein ? dis-moi un peu ce que c’est que celui-lĂ  ? » Il indiquait le promeneur qui, les mains dans ses poches, le front en avant, s’en allait comme un homme pressĂ©. Phanor ne pouvait pas dire grand’chose ; avec des mouve- ments tout Ă  fait acrobatiques il se faufila derriĂšre son maĂźtre et se trouva de l’autre cĂŽtĂ© de la grille. Bricou, dit Roger en ouvrant la porte de la loge, qui est-ce qui sort d’ici ? — D’ici ? Personne ! Bonjour monsieur Barrois, vous voilĂ  donc revenu par ici ! — Quelqu’un vient de sortir, insista Roger; un homme avec un chapeau melon. — Un chapeau melon ? Aussi vrai que vous voilĂ , Monsieur, et encore que je ne vous attendais pas, il n’est sorti personne ! — Mais je l’ai vu ! fit Roger impatientĂ©. Et Phanor l’a vu ! Il M Ă»' ; mM ques vieilles dames et le curĂ©.. sa femme et sa belle-sƓur avaient bernĂ© de la plus piteuse façon une sorte de bellĂątre mal inten- tionnĂ©... C’est qu’elle est coquette, ma chĂšre pe- tite femme, pensa Ro- — ger en arpentant la rou- lis & te. Ce qui m’étonne prĂ©cisĂ©ment, avec l’hu- meur dont je la con- nais, c’est qu’elle ait voulu rester ici. Qu’y a-t-il dans les environs, maintenant? Quel- Pas moyen de coqueter avec le curĂ©... Un bien brave homme, mais pas mondain pour un sou... Il n’a qu’une fibre artistique, il est fou de musique, et c’est une passion malheureuse ; quand les chĂątelains de la PossonniĂšre sont partis, je ne vois pas qui pourrait la satisfaire... » Tout en soliloquant, il Ă©tait arrivĂ© prĂšs de sa maison ; le crĂ©- puscule d’hiver envahissait la route. A cent pas devant lui, il vit sortir par la grille Ă  peine entr’ouverte une forme masculine qu’il ne reconnut pas. C’était un homme jeune Ă©videmment, de taille moyenne, qui s’en allait en tournant le dos Ă  Roger. Un chapeau de feutre sur la tĂȘte, un cachenez autour du cou, enve- loppĂ© d’un paletot sombre assez mal coupĂ©, il ressemblait Ă  tout le monde. Phanor, en rupture de chenil, arrivait Ă  sa rencontre ; en le croisant, il lui fit la politesse d’un frĂ©tillement de queue et fourra son museau dans la main que l’individu sortait de sa poche. AprĂšs quoi l’homme et le chien se sĂ©parĂšrent sans se retourner. En apercevant son maĂźtre, Phanor, partagĂ© entre le dĂ©sir de lui tĂ©moigner sa joie et la certitude d’avoir mĂ©ritĂ© une correction, . s’accroupit sur le sol avec des sons et des attitudes en apparence inconciliables. Roger Ă©tait si surpris par la sortie de cĂš visiteur inconnu, qu’il s’en informa prĂšs de son chien. l’a mĂȘme caressĂ©. — Phanor aura eu la berlue, Monsieur. Je suis sĂ»r que personne n’a ouvert la grille. » Roger jeta un regard de mĂ©pris courroucĂ© Iflllll,. sur le mouchoir bourrĂ© de coton qui faisait Ă  son vieux gardien une insĂ©parable mentonniĂšre entre la Toussaint et PĂąques, et sortit sans insister. Incorrigible, ce vieux paysan, pensa-t-il. Ni maniĂšres, ni attentions... Il est honnĂȘte, le beau mĂ©rite ! Ce qu’il y a de sĂ»r, c’est qu’il est sourd et aveugle... » Sans sonner, Roger entra chez lui ; dans le vestibule, il rencontra le valet de chambre qui portait une lampe ; celui-ci fit un sursaut en le voyant, mais trĂšs digne, dĂ©posa la lampe sur un meuble et s’approcha pour lui ĂŽter son par- dessus. Madame est sortie? demanda le mari. — Madame est au salon. » Roger entra, suivi par la lampe. En le voyant Lucette poussa un cri de joie et se prĂ©cipita Ă  son cou. Elle resta lĂ  un instant, un peu essouf- flĂ©e ; le valet de chambre s’était retirĂ©. Que c’est gentil, que c’est gentil ! rĂ©pĂ©tait la jeune femme. Et justement j’avais si grande envie de te voir ! » Roger l’embrassa une douzaine de fois, et s’assit Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Tu ne t’es pas ennuyĂ©e? demanda-t-il. Tu as reçu des visites depuis que je ne suis venu? — Pas une, figure-toi, pas une ! Je ne sais pas s’ils sont tous morts, gelĂ©s ou partis ! Le curĂ© lui-mĂȘme, qui m’avait promis de venir dĂźner hier, s’est fait excuser il a des malades. — Mais aujourd’hui, personne n’est venu? — Personne ! Quand je te dis qu’ils sont tous ankylosĂ©s ! » Roger se trouvait dans le singulier Ă©tat d’esprit oĂč l’on est en face d’une Ă©vidence dĂ©sagrĂ©able, dont il n’existe aucune preuve. Il avait vu le visiteur, il en Ă©tait sĂ»r ; et pourtant il aurait bien voulu pouvoir se dire que c’était faux. Une idĂ©e lui vint. Tu ne t’ennuies pas toi ; mais ta femme de chambre, qu’est-ce qu’elle dit de cette villĂ©giature hivernale ? — Rien; je crois qu’elle Ă©pousera Joseph un jour ou l’autre... et ce sera ce qui pourra arriver de mieux, car vraiment... » Elle termina sa pensĂ©e par un hochement de tĂȘte scandalisĂ©. Et, dis-moi, personne ne vient voir le valet de chambre ? J’ai dĂ©fendu les visites... — Sois tranquille, c’est un garçon trĂšs rangĂ© ; il ne sort pas et ne s’est liĂ© avec personne dans les environs. >» La cuisiniĂšre avait soixante-sept ans ; de ce cĂŽtĂ©, rien Ă  crain- dre. Le jardinier avait une entrĂ©e Ă  part, sur une autre route. Alors, personne n’est venu te distraire ou te dĂ©ranger ? — Personne ! Pourquoi me demandes-tu cela ? » Lucette avait l’air si surpris que Roger en fut ahuri. AprĂšs tout, se dit-il, j’ai peut-ĂȘtre rĂȘvĂ© ! J’aurai eu une hallucination ; cela arrive, mĂȘme en plein jour. » Lucette, parfaitement heureuse, fut tout sourire et caresses. Plus que cinq jours, mon Roger, disait-elle en comptant sur ses doigts; cinq jours jusqu’à la veille de NoĂ«l, et alors tu m’emmĂšneras! Nous partirons le lendemain, si tu veux. — Soit, fit le mari ; comme tu voudras ! » _ Il se rĂ©signait Ă  subir une destinĂ©e obscure qu’il ne pouvait Ă©viter. . Lucette avait bien voulu ce qu’elle avait voulu ! Sans doute il eĂ»t pu user d’autoritĂ©... Mais M Barrois avait assez l’expĂ©rience des choses de ce monde pour savoir qu’avec sa femme user d’autoritĂ© est encore le pire moyen pour se faire obĂ©ir. Quand il partit, Lucette l’accompagna Ă  pied jusqu’à la grille. Le temps Ă©tait sec et froid, mais un peu couvert. S il pouvait neiger ! dit-elle. Un NoĂ«l sans neige, ce n’est pas NoĂ«l ! ni. 54 FIGARO ILLUSTRÉ — Pour aller Ă  la messe de minuit, tes chevaux ne seraient peut-ĂȘtre pas de cet avis-lĂ  ! — Ça ne fait rien, ça ne fait rien ! Il me faut de la neige ! quand nous devrions revenir Ă  pied ! » Le jour qui prĂ©cĂ©dait la veille de NoĂ«l tant attendue, Roger se trouva libre d’assez bonne heure et s’avisa qu’il ferait bien d’aller coucher Ă  Angers. Quelques menues affaires qu’il devait y rĂ©gler seraient expĂ©diĂ©es dans la matinĂ©e et rien ne l’empĂȘcherait alors d’aller surprendre Lucette au milieu de son dĂ©jeuner. Il fit comme il l’avait pensĂ© ; mais le train qu’il avait pris Ă©tant un train omnibus qui s’arrĂȘtait Ă  une station beaucoup plus voi- sine de Bellefeuille que celle des trains express, il n’eut Ă  faire que quelques centaines de mĂštres. La tempĂ©rature Ă©tait trĂšs rude, le vent glacial coupait la respiration, les nuages bas semblaient vouloir envelopper la terre d’une sorte de ouate irrespirable. Ouf ! se dit Roger en prenant haleine, j’ai idĂ©e que Lucette aura lieu d’ĂȘtre satisfaite, et qu’il neigera ce soir. » Comme Barrois passait par la grille, fermĂ©e au loquet seule- ment, il aperçut le dos de Bricou confortablement tournĂ© vers la fenĂȘtre, pendant qu’il se chauffait les pieds au feu. Rien ne lui ayant signalĂ© la prĂ©sence de son maĂźtre, il ne sourcilla point. Quelle maison bien gardĂ©e, pensa le jeune homme. Quand la grille criait, on l’entendait jusque de la maison ! Et c’est moi qui ai fait huiler les gonds ! On n’a pas de l’à-propos tous les jours ! » Il entra dans le hall sans avoir Ă©tĂ© vu, et son humeur n’en devint pas meilleure. Les sons du piano arrivaient Ă  lui Ă  travers les portes fermĂ©es. Lucette frappait un dernier accord. On entendit un bruit de pas, de pas masculins, puis une porte se ferma... Roger pensait voir son visiteur inconnu point! Per- sonne ne se prĂ©senta. TrĂšs nerveux, il entra dans le salon; Lucette Ă©tait seule, debout prĂšs du piano. Roger ! s’écria-t-elle en se retournant pour lui sauter au cou. Quel bonheur! As-tu dĂ©jeunĂ©? — Non! » grommela le mari en l’embrassant tout de mĂȘme, si grognon qu’il fĂ»t. Tu as donc changĂ© l’heure de tes repas? Je croyais te trouver Ă  table. — Aujourd’hui seulement. J’ai dĂ©jeunĂ© il y a une heure, ne pensant pas que tu viendrais; mais on va te servir tout de suite. Tu as vu le valet de chambre ? — Je n’ai vu personne, » rĂ©pliqua Roger d’un ton gros de sous-entendus que sa femme ne sembla pas comprendre. Avec mille chatteries, mille cĂąlineries de la voix, du geste et du regard, elle assista au dĂ©jeuner de son mari, lui choisissant les meilleurs morceaux, lui versant Ă  boire elle-mĂȘme, enfin lui FIGARO ILLUSTRÉ 55 faisant un petit paradis domestique de cet intĂ©rieur clos et tiĂšde, pendant que, par les grandes baies vitrĂ©es, la campagne appa- raissait aussi morose que M e Barrois lui-mĂȘme. Qu’as-tu donc ? lui demanda ingĂ©nument Lucette quand, aprĂšs lui avoir sucrĂ© son cafĂ©, elle vit qu’il ne se dĂ©ridait point. — J’ai mal Ă  la tĂȘte ! rĂ©pondit-il d’un ton bourru. Tiens, je crois que ce que j’ai de mieux Ă  faire, c’est encore de dormir deux heures sur le divan. belle qui se puisse imaginer? » rĂ©pliqua amĂšrement M e Barrois. Elle le regarda en silence un instant, puis s’approchant de lui avec prĂ©caution commi si elle avait peur de le secouer Tu es nerveux, voilĂ  ! C’est la neige ! — Nerveux? s’écria Roger du ton dont il eĂ»t reçu un mortel outrage. Moi? Dieu merci! C’est bon pour les femmes! » Avec un regard compatissant, jetĂ© de cĂŽtĂ© seulement, par pru- dence, Lucette se dit qu’elle ne dirait plus jamais Ă  personne vous ĂȘtes nerveux », parce que, en gĂ©nĂ©ral, ça ne rĂ©ussit pas. La neige commençait Ă  tomber, en effet. On voyait, Ă  travers les grandes glaces des baies vitrĂ©es, les gros flocons flotter lente- ment en tournoyant sur eux-mĂȘmes. A la lumiĂšre des lampes, ils s’irisaient le long des fenĂȘtres en chatoyant comme une pluie de pierres prĂ©cieuses. La pelouse Ă©tait dĂ©jĂ  toute blanche ; les sen- tiers seuls restaient gris, mais bientĂŽt ils seraient recouverts. Tiens, fit Roger, la voilĂ  la neige ! Es-tu contente ? — Oh ! Ă  prĂ©sent, elle ne me fait plus plaisir ! » dit tristement Lucette. Enfin, l’heure vint de partir. AprĂšs ĂȘtre montĂ©e dans sa chambre pour faire toilette, la jeune femme reparut vĂȘtue de blanc ; sa robe de laine Ă©tait garnie de fourrures d’agneau blanc, douces Ă  l’Ɠil et au toucher. Regarde, Roger, dit-elle, moi aussi je suis en neige ! — C’est joli ; mais tu parais moins mince ; le blanc fait sou- vent cet effet-lĂ  ! » Lucette ne dit rien ; trĂšs affairĂ©e, elle revĂȘtait sa pelisse. Le coupĂ© les attendait ; ils y montĂšrent et prirent le chemin de l’église, sous la neige qui tombait de plus en plus Ă©paisse. C’était une jolie Ă©glise romane, une des plus anciennes de l’Anjou ; la voĂ»te de charpente planchĂ©iĂ©e de sapin produisait l’effet d’une grande quille de vaisseau retournĂ©e ; elle Ă©tait propre, claire et gaie. L’autel ruisselait de lumiĂšres, et Roger y reconnut les grands candĂ©labres d’argent qui venaient de sa grand’mĂšre, avec beaucoup d’autres qu’il se souvenait d’avoir vus en dĂźnant chez ses voisins de campagne. Il s’était assis dans son banc, avec sa femme. Tout Ă  coup il s’aperçut qu’elle n’était plus lĂ  ; pendant qu’il passait la revue du luminaire, elle avait disparu. — Pauvre Roger ! fit Lucette en tapotant les coussins. Vois- tu, c’est la neige. » Quel interminable aprĂšs-midi ! Et quel lamentable dĂźner ! La gaietĂ© de Lucette Ă©tait tombĂ©e devant l’attitude de son mari. 1 u as quelque chose, Roger ? lui dit-elle timidement vers neuf heures du soir, alors que l’un et l’autre Ă©taient devenus presque Ă©galement tristes et maussades. — Que veux-tu que j’aie? Est-ce que ma vie n’est pas la plus Surpris, il se retourna et la chercha des yeux... Elle n’était nulle part. — C’était un peu fort ! Comment, le mystĂšre le pour- suivait mĂȘme Ă  l’église? Il allait se lever pour interroger le bedeau, quand l’orgue retentit, et la messe commença. Roger se sentait plein de pensĂ©es amĂšres et troublantes ; sa femme n’avait plus confiance en lui ! Certes, les cachotteries qu’elle lui faisait devaient ĂȘtre innocentes et sans importance, mais pourquoi ne pas agir franchement? Pourquoi ne pas lui laisser, car c’était lĂ  le fond de son grief, la belle tranquillitĂ©' passĂ©e des quatre annĂ©es heureuses qui venaient de s’écouler ? Peu attentif Ă  la messe, il ressassait dans son esprit ces idĂ©es pĂ©nibles, lorsque l’orgue rĂ©sonna pour la seconde fois, et une voix d’homme inexpĂ©rimentĂ©e, mais d’une fraĂźcheur, d’un veloutĂ© qui n’appartiennent qu’à l’extrĂȘme jeunesse, entonna la Prose du jour Adeste fideles, LƓti trium pliantes, Venite , venite ad Betlileem. Une autre voix, exquise, un peu tremblante, fondue de dou- ceur et de chaude persuasion, reprit Datus est nobis... Tous les soupçons vagues, toutes les humeurs noires de Roger s’évanouirent dans le nuage d’encens qui montait de l’autel, et il se retourna. Dans la tribune, sa Lucette, debout, chantait de toute son Ăąme, les yeux levĂ©s au ciel, comme si elle voyait vraiment l’Enfant divin entourĂ© d’anges, bien au-dessus de la voĂ»te noircie par le temps et la fumĂ©e des cierges. On ne chante pas avec cette voix-lĂ , on n’a pas cette expression-lĂ  quand on fait des mystĂšres, mĂȘme innocents... Il avait tout rĂȘvĂ©... Quel vilain rĂȘve, et que le rĂ©veil en Ă©tait doux ! La voix d’homme reprit en duo avec Lucette Venite adoremus... Roger, sans plus se soucier de scandaliser l’auditoire, se tourna et vit le chanteur. C’était un jeune homme de dix-huit 56 FIGARO ILLUSTRÉ ans Ă  peine, avec de bons yeux de chien et une barbe naissante, vĂȘtu comme un petit bourgeois d’un complet de confection. D’oĂč sort-il, celui-lĂ , qui chante avec ma femme ? pensa Roger tout Ă  fait mĂ©content. Je ne l’ai jamais vu... » Il voulait ĂȘtre furieux, et n’y parvenait pas ; la voix de Lucette tombait de la tribune sur la foule recueillie comme une rosĂ©e de paix cĂ©leste, et bon grĂ©, mal grĂ©, il fallait s’attendrir. Roger baissa la tĂȘte, se souvint du jour oĂč il avait vu Lucette, couverte de ses cheveux d’or, en priĂšre devant la vierge de Behuard, et malgrĂ© toutes les Ă©vidences, il demanda pardon Ă  sa femme de l’avoir seulement blĂąmĂ©e dans son Ăąme. La Prose terminĂ©e, la messe continua; Lucette revint d’un pas discret et se coula dans le banc, prĂšs de son mari. Tout bas, il lui demanda, les yeux encore humides C’est pour cela que tu voulais rester jusqu’à NoĂ«l? — Pour cela et encore autre chose », rĂ©pondit-elle sans le regarder, mais avec un sourire dĂ©licieux. L’office achevĂ©, on se fit des saluts et des compliments ; toute la petite clientĂšle d’enfants et de pauvres qui appartenait spĂ©cia- lement Ă  Lucette vint lui offrir ses hommages. Enfin on sortit... O surprise ! la neige brillait au clair de lune, et le coupĂ© de Bar- rois n’était plus sur la place qui miroitait comme une flaque d’eau. Joseph n’est pas lĂ ? » demanda Roger en serrant contre lui le bras de sa femme Ă  qui il n’avait encore pu dire un mot. L’aubergiste qui demeurait en face s’approcha. Il faut que monsieur Barrois excuse, dit-il; le verglas est tombĂ© tout Ă  coup, et si dur que Joseph n’a pas osĂ© rester lĂ . Il a dit qu’il allait rentrer avec ses chevaux qui n’étaient pas ferrĂ©s Ă  glace, et que sans ça il leur casserait les jambes pour sĂ»r! — Ce n’est pas trop mal pensĂ© en ce qui concerne les che- vaux, dit Roger; mais nous, comment allons-nous rentrer? — Joseph va revenir avec le petit duc et le vieux cheval ; si Monsieur et Madame veulent me faire l’honneur d’entrer chez moi pour attendre... — Non, fit tout bas Lucette Ă  son mari; c’est plein de gens qui vont faire rĂ©veillon... — Je vous remercie, dit Barrois tout haut ; nous aimons mieux attendre en plein air. » AprĂšs un moment de curiositĂ©, la foule s’était dispersĂ©e, non sans quelques chutes qui avaient diverti l’assemblĂ©e. Tu vas mourir de froid, sous ce porche, Ă  attendre! dit Roger en regardant sa femme avec pitiĂ©. Ce n’est pas si glissant, fit-elle ; en allant trĂšs doucement, nous pourrions peut-ĂȘtre faire un bout de chemin. J’aimerais cela, mais bien lentement, Roger ; je voudrais ne pas tomber ! » Ils essayĂšrent quelques pas, mais il fallut y renoncer. TrĂšs ennuyĂ©, Barrois allait proposer d’entrer dans l’auberge, lorsqu’un jeune homme bien enveloppĂ© sortit de derriĂšre l’église. LĂ©onor, c’est LĂ©onor, dit Lucette. LĂ©onor venez donc ici ! » Sous le paletot Ă©pais, Roger reconnut l’inconnu que Phanor avait saluĂ© sur la route, et en mĂȘme temps le chanteur inconnu. C’est LĂ©onor, le fils du charpentier ; il a une jolie voix, n’est-ce pas, Roger? Il a eu de la peine Ă  chanter en duo, ça ne lui Ă©tait jamais arrivĂ© ; mais il en est venu Ă  bout tout de mĂȘme. Pour un garçon de dix-sept ans, ce n’est vraiment pas mal. — Pas mal du tout ! rĂ©pondit Roger qui se fĂ»t volontiers donnĂ© des coups de cravache Ă  lui-mĂȘme. Couvrez-vous donc, LĂ©onor, il fait froid ; madame le permet. Qu’est-ce que vous traĂźnez derriĂšre vous, au bout de cette corde? demanda Lucette. — C’est le petit traĂźneau, rĂ©pondit le jeune garçon de sa voix musicale ; on s’en sert en hiver pour porter le linge Ă  la riviĂšre, et aujourd’hui j’ai amenĂ© ma petite sƓur dessus, parce qu’elle a mal Ă  un pied. Je le ramĂšne chez nous; ma sƓur est restĂ©e Ă  coucher dans le bourg, chez ma grand’mĂšre. — Lucette, fit Roger frappĂ© d’une idĂ©e subite, si tu voulais, nous te ramĂšnerions en triomphe Ă  Bellefeuille, LĂ©onor et moi ? — Je traĂźnerai bien Madame Ă  moi tout seul ! s’écria le jeune garçon dont les yeux brillaient de joie. — A nous deux, mon garçon ; vous devant, moi derriĂšre. » Lucette s’assit sur le petit traĂźneau long et Ă©troit, garni seule- ment d’un mĂ©chant bout de tapis, et ses deux chevaliers se mirent Ă  la besogne, l’un traĂźnant, l’autre poussant. La lune Ă©tait magni- fique, le ciel sans nuages, et le temps s’était adouci. Une vraie partie de plaisir! dit Roger Ă  l’oreille de sa femme. D’oĂč lui vient ce nom romantique, au jeune charpentier? — On ne sait pas! A la campagne, ils ont des idĂ©es! — Et toi, tu avais idĂ©e d’en faire un tĂ©nor? — Ne te moque pas, Roger, il a une jolie voix, et c’est le meilleur garçon du monde. » Ils avaient fait Ă  peu prĂšs un kilomĂštre en cet Ă©quipage, et pas vite, lorsqu’au dĂ©tour du chemin ils virent arriver Joseph con- duisant le vieux cheval, plus habituĂ© Ă  traĂźner une charrette de fumier que le petit duc de Madame ; aussi ne pouvait-il venir Ă  bout de lui faire prendre une autre allure que le pas. VoilĂ  qui est parfait, dit Roger. On attachera le traĂźneau derriĂšre la voiture, et LĂ©onor va monter sur le siĂšge. Je ne serai pas fĂąchĂ© d’ĂȘtre traĂźnĂ© Ă  mon tour, fĂ»t-ce au pas ! » Ils atteignirent enfin Bellefeuille ; LĂ©onor dĂ©tacha son traĂź- neau en remerciant, et continua sa route jusque chez son pĂšre qui ne demeurait pas bien loin. Un rĂ©veillon dĂ©licat attendait les deux Ă©poux. Ils congĂ©diĂšrent leurs gens et s’assirent prĂšs du feu. Quand ils eurent apaisĂ© leur faim, — une vraie faim, car ils avaient parfaitement mal dĂźnĂ©, — ils montĂšrent dans leur chambre, si jolie, si souriante, lorsqu’ils y Ă©taient ensemble. Eh bien! Lucette, confesse-toi maintenant, dit Roger d’un air grave, mais les yeux riants. Tu voulais donner de la musique Ă  notre curĂ© pour sa NoĂ«l ? et c’est pour cela que tu m’as fait morfondre deux mois ? — Ce n’est pas pour le curĂ©, Roger ; mais c’était pour la mu- sique... Vois-tu, c’était un vƓu, ajouta-t-elle avec un peu d’em- barras. — Un vƓu ? fit le jeune mari surpris. — Oui, j’avais fait vƓu de chanter l’ Adoremus dans notre Ă©glise, si... si... enfin, Roger, nous avons eu beaucoup de cha- grin, tu te rappelles, la premiĂšre annĂ©e de notre mariage? — Oui, je me rappelle ! dit-il Ă©mu au souvenir des fragiles espĂ©rances sitĂŽt Ă©vanouies. — Eh bien ! j’avais fait vƓu, cette fois, de chanter le NoĂ«l ici, — et aussi de rester bien tranquille pour que le mĂȘme malheur n’arrivĂąt pas deux fois... 11 y aura un NoĂ«l chez nous Ă  la Saint-Jean, Roger... » Ses yeux brillaient de larmes souriantes, pendant qu’elle annonçait Ă  son mari la grande nouvelle, les mains croisĂ©es sur sa jeune poitrine. Oh ! Lucette, Lucette ! fit-il tout bas. Si tu Ă©tais tombĂ©e ! Quel danger tu as couru, et sans me le dire ! — Mais LĂ©onor s’est trouvĂ© lĂ  bien Ă  propos! Sais-tu? son petit traĂźneau avait l’air d’une crĂšche ; cela m’a fait plaisir de m’asseoir lĂ -dedans. » Ils restĂšrent pensifs un instant, Ă©mus par l'avenir nouveau ouvert devant eux ; puis trĂšs lentement Roger baisa le front et les yeux de sa femme. Illustrations de AndrĂ© Brouillet. HENRY GRÉVILLE. r GUSTAVE JACQUET Il est interdit de vendre sĂ©parĂ©ment celte reproduction ISABELLE Chromotypographic BOUSSOD, VALADON & C» FIGARO ILLUSTRÉ 1891 4 UNE COMMISSION LOCALE PAR LUCIEN DESCAVES L orsque j’étais membre de l’une des vingt Commissions entre lesquelles est rĂ©partie, Ă  Paris, la protection des enfants du premier Ăąge, je fus tĂ©moin d’une scĂšne dont la relation pourrait ĂȘtre annexĂ©e au rapport annuel de l’AcadĂ©mie sur les prix de vertu. Je n’ai pas cette ambition. On me permettra mĂȘme de ne point numĂ©roter l’arrondissement oĂč j’exerçais mon modeste ministĂšre et d’accorder le bĂ©nĂ©fice d’une Ă©gale discrĂ©tion au vĂ©ritable nom de braves gens que toute rĂ©clame offus- querait. Mais sait-on bien, d’abord, ce que sont ces Commissions de crĂ©ation relativement rĂ©cente et d’une utilitĂ© qu’attestait, derniĂš- rement encore, une statistique de la mortalitĂ© dĂ©croissante des enfants placĂ©s en nourrice, en sevrage ou en garde ? Ce prĂ©cieux rĂ©sultat est dĂ», sans conteste, Ă  la loi du 23 dĂ©- cembre 1874 et Ă  la surveillance qu’elle institue en faveur des enfants de un jour Ă  deux ans confiĂ©s, hors du domicile des parents et moyennant salaire, aux nourrices, sevreuses ou gar- deuses. Le carnet que ne leur dĂ©livre qu’à bon escient la PrĂ©fecture de police, c’est leur livret militaire. Elles le prĂ©sentent Ă  toute rĂ©qui- sition des personnes qui ont qualitĂ© pour le viser et y inscrire leurs observations. En quelques pages, ce vade-mecum contient d’essentielles indications certificats de la nourrice, Ă©tat-civil de l’enfant, composition de sa layette, paiement des mois Ă©chus, notions d’hygiĂšne, texte du rĂšglement d’administration publi- que, et jusqu’aux articles du Code pĂ©nal applicables aux contra- ventions. Aussi bien, le nombre en a beaucoup diminuĂ©, et les maires, usant du pouvoir dont les arme le dĂ©cret, n’ont plus que rare- ment l’occasion de prononcer le retrait d’un enfant Ă  la santĂ© de qui sont prĂ©judiciables la nĂ©gligence, la brutalitĂ©, les Ă©carts de conduite d’une mauvaise nourrice. La Commission dont je faisais partie se composait du maire prĂ©sident, d’un secrĂ©taire, du mĂ©decin-inspecteur, d’une dame- visiteuse et de sept ou huit membres-adjoints. Le mĂ©decin et la visiteuse sont seuls rĂ©tribuĂ©s. C’est justice. La nature dĂ©licate de leurs fonctions, le surcroĂźt d’activitĂ© qu’ils y dĂ©ploient, constituent des droits Ă  cette distinction. Ne doi- vent-ils pas, en effet, l’un et l’autre, voir la compagnie entiĂšre de nourrices dont chaque membre ne visite qu’une escouade, tou- jours la mĂȘme, et choisie autant que possible Ă  proximitĂ© de son domicile ? Tous les mois, dans la derniĂšre huitaine, nous recevions, en mĂȘme temps qu’une lettre de convocation, autant de bulletins que notre circonscription conventionnelle groupait de nourrices. Nous nous prĂ©sentions alors chez elles inopinĂ©ment, afin de nous soustraire Ă  l’influence d’une mise en scĂšne fallacieuse. Mais tandis que l’inspection du mĂ©decin et de la visiteuse se rĂ©servait telles constatations dont l’intimitĂ© nous arrĂȘtait, notre examen plus discret, mais aussi efficace, portait sur la salubritĂ© du loge- ment, les moyens d’existence de la nourrice, son genre de vie habituel, sa diligence constante, l’exactitude des salaires. Un simple coup d’Ɠil en entrant nous renseignait plus sĂ»rement parfois que le dĂ©maillotement de l'enfant. La propretĂ© reluisante de certains mĂ©nages d’ouvriers disait tout la sollicitude Ă©veillĂ©e, les habitudes d’ordre et d’hygiĂšne, l’immuable dĂ©cor plantĂ© par le mari, invisible machiniste. Ailleurs, au contraire, les lits toujours dĂ©faits, l’aĂ©ration mĂ©- prisĂ©e, le linge et les vĂȘtements Ă  l’abandon, le petit poĂȘle sans garde-feu, la table poissĂ©e de reliefs anciens, rĂ©vĂ©laient le taudis oĂč s’étiole l’enfance. Soumises Ă  un triple contrĂŽle imprĂ©vu, encouragĂ©es par l'espoir d’une rĂ©compense, intimidĂ©es par la rigueur du rĂšgle- ment qui les administre, nourrices, sevreuses ou gardeuses, encourent peu de reproches graves, et si je m’emportai contre la dĂ©loyale et redoutable prĂ©sence d’un biberon chez une nourrice payĂ©e pour allaiter au sein, ce fut par exception. Une fois par mois la Commission se rĂ©unissait Ă  la mairie. J’y arrivais, un jour de l’hiver dernier, vers deux heures, lorsque, dans le couloir obscur conduisant Ă  la salle de nos dĂ©li- bĂ©rations, je fus abordĂ© par une femme qui s’était levĂ©e en m’apercevant. Deux mioches s’accrochaient Ă  ses bras ballants allĂ©gĂ©s d’un nourrisson qu’elle avait remis aux mains complaisantes d’une voisine avant de venir Ă  ma rencontre. III. 15 58 FIGARO ILLUSTRÉ Je l’avais reconnue ; je lui rendis son salut cĂ©rĂ©monieux. Bonjour, madame Flament. Eh bien ! rien de nouveau, depuis que je vous ai vue ? — Rien. » Elle baissa la voix et ajouta en m’entraĂźnant On l’a convoquĂ©e aussi — elle. — Ah !... Tant mieux. — Elle est lĂ . » Un mouvement de curiositĂ© m’échappa. OĂč donc ? — Sur la banquette... la femme qui Ă©tait assise Ă  cĂŽtĂ© de moi... — Celle Ă  qui vous avez confiĂ© votre nourrisson ? — Oui. » Je cherchai Ă  dĂ©visager obliquement la personne qu’avait dĂ©signĂ©e mon interlocutrice ; mais le demi-jour du couloir em- brumait les traits, n’autorisait qu’une opinion conjecturale que j’exprimai cependant. Il ne semble pas, Ă  la juger sur sa mise, qu’elle soit dans le dĂ©nĂ»ment auquel correspond son insolvabilitĂ©. — Oh ! monsieur, on voit bien que vous ne l’avez pas regar- dĂ©e de prĂšs ! C’est la misĂšre en chapeau et gants clairs. Si je vous disais... — Tout Ă  l’heure, la commission recevra vos confidences. Je vous promets mon appui si votre dĂ©termination est irrĂ©vocable. — Elle l’est, monsieur, j’ai dĂ©jĂ  trop longtemps attendu. » Je coupai court Ă  ces dolĂ©ances en entrant dans la salle oĂč mes collĂšgues Ă©taient rĂ©unis. Presque aussitĂŽt le prĂ©sident ouvrit la sĂ©ance et donna la parole au secrĂ©taire pour la lecture du procĂšs- verbal. Il y avait lĂ , autour de la longue table immanquablement vĂȘtue de vert, outre le mĂ©decin, un petit homme pĂ©tulant et loquace, et la visiteuse, une dame mĂ»re alliant la sĂ©cheresse de l’institutrice Ă  la prestance de la veuve d’officier ; il y avait un entrepreneur, un pharmacien, un dessinateur, deux rentiers, un horticulteur, un Ă©bĂ©niste. Tous fort pĂ©nĂ©trĂ©s de leur importance, bien qu’aucun d’eux ne fĂ»t apparemment prĂ©destinĂ©, par l’ñge ni les aptitudes, Ă  s’élancer du dernier Ă©chelon dans la hiĂ©rarchie des fonctions, vers de plus hautes destinĂ©es. Mais peut-ĂȘtre la pĂąleur subite que j'attribuai longtemps Ă  une contention d’esprit anormale, n’était-elle que le reflet du tapis dans lequel leur gravitĂ© se mirait, car je l’ai souvent observĂ©e depuis dans l’atmosphĂšre officielle des administrations vouĂ©es au vert. Hors de la salle, le teint qu’avait ravagĂ© la couleur astringente refleurissait et je retrouvais de braves gens la main tendue, le cƓur dessus. Le secrĂ©taire se taisant, le maire, euphĂ©mique et courtois, nous invita successivement Ă  prĂ©senter nos observations, avant de lui remettre les bulletins confirmatifs qu’il adressait Ă  la PrĂ©fec- ture. L’attitude, le ton, le choix des mots, la nature des remarques, leur prolixitĂ©, le geste qui les mettait en valeur, silhouettaient en quelques minutes le membre interpellĂ©. L’entrepreneur, brusque et carrĂ©, dĂ©nonçait vĂ©hĂ©mentement l’insalubritĂ© des habitations, la tempĂ©rature d’ qu’y entrete- naient les nourrices. Et ses gros poings, ses yeux jaillissants, ses Ă©paules de dĂ©mĂ©nageur, rĂ©clamaient l’air qui lui manquait Ă  lui- mĂȘme entre les deux rentiers dont la sĂ©vĂ©ritĂ© pincĂ©e le douchait. Ceux-ci affectaient ensuite un langage compassĂ©, une placiditĂ© douceĂątre. Les mains croisĂ©es, en des poses avantageuses, ils faisaient un sort Ă  chaque enfant visitĂ©, discutaient sur tout avec tous, ressassaient des lieux-communs sur l’hĂ©rĂ©ditĂ©, la dĂ©popu- lation, l’enfance... Je vais plus loin, disait l’un audacieusement. — Si j’ose m’exprimer ainsi », reprenait l’autre, corrigeant par une rĂ©serve de bon goĂ»t la hardiesse de son voisin. Et tous d’eux d’objecter ensemble Permettez... » en offrant, du pouce et de l’index joints, une prise imaginaire. Le pharmacien, long, sec et dolent, suçait et mastiquait ses mots comme des pĂątes, tristement, la pensĂ©e ailleurs. On jurerait qu’il mange son fonds », observait le dessi- nateur. Celui-lĂ , alerte et menu, apportait au contraire, des Ă©lĂ©ments de gaietĂ© dont il arrivait que la Commission s’effarouchĂąt. Il em- piĂ©tait sur Jes attributions du mĂ©decin, ne s’en cachait pas, aimait Ă  surprendre ses nourrices dans le laisser aller de l’allai- tement. Ses commentaires Ă©taient la joie de nos rĂ©unions. Belle nature!... Un Rubens!... Le petiot n’est pas Ă  plaindre. Mettons-nous Ă  sa place. » Et autres facĂ©ties de rapin vieilli dont l’esprit fourbu ne peut se rĂ©soudre Ă  dĂ©teler. L’horticulteur enfin, par transposition d’orgueil, ne cessait de rĂ©clamer pour ses nourrices les rĂ©compenses les plus hautes, comme Ă  une exposition de la Ville de Paris. Mon tour vint. AprĂšs quelques remarques gĂ©nĂ©rales La Commission, dis-je, dans sa derniĂšre sĂ©ance, a dĂ©cidĂ© qu’elle entendrait, par mesure de conciliation, madame Flament et la mĂšre du nourrisson qu’elle Ă©lĂšve. Toutes deux ont Ă©tĂ© con- voquĂ©es. Elles sont lĂ . Si monsieur le prĂ©sident... » Le maire paraissait violenter une mĂ©moire rĂ©calcitrante. A la fin, il ramena son regard du plafond sur moi. Voulez-vous, je vous prie, me remettre en deux mots au courant de cette affaire ? — Bien volontiers. Madame Flament... une de nos nourrices les plus mĂ©ritantes... — Parfaitement, acquiesça le mĂ©deci^ c’est le cinquiĂšme enfant qu’on lui confie ; et elle en a eu, en outre, quatre, tous vivants, de son mariage avec un gardien de la paix de l’arron- dissement. Deux fois, des rĂ©compenses lui ont Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©es par la Commission. » Nous nous saluĂąmes discrĂštement, le docteur pour demander pardon de son interruption, moi pour l’en remercier, et je repris Madame Flament donc, Ă©lĂšve au biberon, depuis environ dix-huit mois, l’enfant d’une demoiselle Lucas. C’est un fait, hĂ©las! assez commun. Le dernier recensement de la PrĂ©fecture de police a donnĂ© ces chiffres Inscrits dans Paris et la banlieue, cinq mille cent vingt ; illĂ©gitimes, mille quatre cent quarante. . — Ceux-ci sont les infirmes de l’état-civil, dĂ©clara l’incorri- gible dessinateur. Ne naissent-ils pas privĂ©s d’un membre... de leur famille? » Cette plaisanterie imbĂ©cile n’eut pas le succĂšs qu’avait escomptĂ© le rire de son auteur, et je continuai Les nourrices savent les risques qu’elles courent. Tant que la mĂšre trouve, dans son travail ou dans une liaison durable, les moyens de remplir ses engagements, rarement elle s’y dĂ©robe. Mais vienne une rupture ou le chĂŽmage, qui paiera les mois de nourrice? Personne. C’est l’histoire banale de madame Flament et de la demoiselle Lucas. Pendant un an, celle-ci, passablement entretenue, paraĂźt-il, s’est rĂ©guliĂšrement exĂ©cutĂ©e. Puis les mau- vais jours sont arrivĂ©s, une banqueroute de cƓur, sans doute... Bref, il est dĂ» aujourd’hui Ă  madame Flament, six mois. 11 est vrai qu’ils jouissent du privilĂšge qu’accorde Ă  certaines crĂ©an- ces l’article deux mille cent un du Code civil. Mais je n ai pas besoin de faire ressortir la puĂ©rilitĂ© de cette satisfaction, la femme dont il s’agit, dĂ©nuĂ©e de ressources et logeant en garni, Ă©tant notoirement insolvable. D’autre part, il est impossible Ă  la nour- rice, accablĂ©e de famille, de prolonger un sacrifice onĂ©reux, car, en dehors du lait, dĂ©pense quotidienne, c’est l’entretien auquel il faut subvenir, l’enfant manquant de tout, Ă  telles enseignes... — Qu’un secours du bureau de bienfaisance, obtenu grĂące Ă  vous, monsieur le maire, fut converti par moi, au commence- ment de l’hiver, en chaussures et vĂȘtements indispensables », confirma la visiteuse. Le prĂ©sident retint la parole qui m’avait Ă©tĂ© retirĂ©e, et dit En effet, je me rappelle. Mon crĂ©dit est donc Ă©puisĂ© de ce FIGARO ILLUSTRÉ 5g cĂŽtĂ©, car vous savez quelle en est la faiblesse et avec quelle rĂ©serve j’en use. Notre intervention sera, en l’occurence, assez dĂ©licate. Le rĂšglement nous donne bien le droit de prescrire d’office telles mutations de nourrices que conseille le souci de nos protĂ©gĂ©s, mais c’est dĂ©placer les difficultĂ©s sans en supprimer la cause. Je n’ignore pas que nous pouvons encore, en cas d’abandon des parents, nous substituer Ă  eux et suivre la procĂ©dure habituelle pour faire admettre l’enfant Ă  l’Assistance publique. Ce serait Le maire observa doucement Si recommandables que soient vos craintes, la Commission ne peut s’y associer que dans la mesure de ses attributions. Il est un principe qu’a voulu respecter le lĂ©gislateur avant tout celui de l’autoritĂ© paternelle. La mĂšre en reprenant son enfant, nous lie les mains. Mais nous pouvons faire auprĂšs d’elle une derniĂšre tentative de conciliation et acquĂ©rir la certitude que la nourrice persĂ©vĂšre dans sa rĂ©solution. » Il mit le doigt sur le bouton d’une sonnette Ă©lectrique. Un garçon de bureau parut. Faites entrer madame Flament. » Introduite, la bonne Madame Flament salua avec cette gau- cherie, cette exagĂ©ration de politesse des humbles, intimidĂ©s par la solennitĂ© d’une comparution. Elle Ă©tait forte, ample, saine, d’une propretĂ© mĂ©ticuleuse rejaillissant sur la petite fille et le petit garçon qui l’escortaient et sur le nourrisson en litige, sou- riant dans la blancheur des langes. donc en vue d’une mise en demeure prĂ©alable que la mĂšre serait appelĂ©e devant nous ? — Non, protestai-je, car elle ne refuse pas de reprendre sa petite fille. Elle l’eĂ»t mĂȘme emmenĂ©e dĂ©jĂ  si les scrupules de la nourrice n’avaient toujours dominĂ© son intĂ©rĂȘt. Elle s’est demandĂ© — et la mĂȘme question m’obsĂšde — ce que deviendrait ce pauvre ĂȘtre aux bras d’une mĂšre besoigneuse et tĂ©moignant un mĂ©diocre sentiment de ses devoirs. » Vous m’avez transmis, conformĂ©ment au rĂšglement, votre intention de rendre Ă  sa mĂšre l’enfant qu’elle vous a confiĂ©, dit le prĂ©sident. Nous nous inclinons devant votre volontĂ©. La Com- mission vous demande seulement de la lui confirmer. ^ C’est la vĂ©ritĂ©. Ces messieurs... et madame la visiteuse ne me dĂ©mentiront pas j’ai tout fait avant d’en venir lĂ . Mais Fla- ment a raison est-il juste que nos mioches pĂątissent pour une petite qu’est pas Ă  nous, aprĂšs tout ? Oh ! c'est pas qu’on soit heu- reux de se sĂ©parer d’elle !... Elle est si mignonne ; j’ai eu tant de peine Ă  la rĂ©chapper ! ... C’est pas comme les miens qui se sont quasiment Ă©levĂ©s tout seuls. Alors, on s’est attachĂ© Ă  elle. Tout le monde l’aime Ă  la maison. Pour sĂ»r, ça nous crĂšve le cƓur qu’elle s’en aille... Regardez-la... Si on ne jurerait pas qu’elle comprend. Fais risette Ă  ces messieurs, fifille. Non? Voyez-vous?... Et Ă  ta maman Flament, veux-tu? Oui, tenez... » Orgueilleusement, elle tournait vers nous la petite figure chiffonnĂ©e par un rire aux anges et comme pĂ©trie par d’invisibles et chatouilleuses mains. Puis la nourrice reprit Sans me vanter, je l’ai ramenĂ©e de loin. Monsieur le docteur 6o FIGARO ILLUSTRÉ l’a vue quand je l’ai prise; elle pesait pas lourd. Ce qu’elle nous a fait passer de nuits blanches, Ă  Flament et Ă  moi ! Pour quarante francs. Quand nous ne les avons plus reçus, il a fallu se priver pour payer le nourrisseur, un de Plaisance qui apportait le lait tous les matins. Nous pensions c’est une crise, faut qu’un coup de chance, attendons encore un mois. II y en a six que ça dure. Le linge, les vĂȘtements, ont manquĂ©. Elle a fini des affaires Ă  mes petites, d’abord ; aprĂšs, j’ai eu un secours ; l’hiver a passĂ© ainsi. Mais c’est pas tout. Plusieurs fois, le mois dernier, la mĂšre est venue nous demander Ă  coucher. Nous Ă©tions obligĂ©s de nous relever, d’îter un matelas pour lui faire un lit par terre. On ne laisse pas les gens dehors par la pluie, la neige, le froid... C’est mĂȘme un peu pourquoi nous avons gardĂ© cette mignonne. Elle est encore si dĂ©licate ! A la maison, au moins, elle dort Ă  l’abri et mange Ă  suffisance. Tandis que chez sa mĂšre... Oh 1 je ne la crois pas mĂ©chante, quoique la misĂšre lui ait bien aigri le caractĂšre. Mais ça n’a pas le feu sacrĂ©, les mĂšres de cette espĂšce-lĂ  ! On voudrait se consoler avec l’idĂ©e qu’il aurait toujours fallu, un jour oĂč l’autre, rendre la petite. Nous avons beau faire ; c’est comme une mort dans la famille. » Madame Flament s’était penchĂ©e sur son nourrisson ; elle resta un long moment le visage enfoui dans sa bavette, sans rĂ©pondre aux tiraillements des deux gamins pendus Ă  ses jupes et moins jaloux des caresses qu’ardents Ă  s’y associer. Le prĂ©sident, cependant, Ă©crasait dans son moulin Ă  formules quelques grains d’éloquence ... Sentiments dont je suis l’inter- prĂšte... Hommage rendu Ă  votre dĂ©vouement... PrĂ©cieux con- cours... Notre estime, etc... » Puis, au garçon de bureau rappelĂ© Faites entrer madame Lucas », dit-il. L’ñge de Madame Lucas Ă©chappait Ă  une apprĂ©ciation exacte. D’un naufrage de beautĂ©, elle avait sauvĂ© une vague sĂ©duction faite de sveltesse et d’élĂ©gance captieuse, un dĂ©jeuner froid de restes encore appĂ©tissants. Des Ă©paves d’aisance et de goĂ»t parisien attĂ©nuaient mĂȘmement le dĂ©sastre d’une toilette fatiguĂ©e, fripĂ©e, fanĂ©e, comme si la crĂ©ature et le vĂȘtement avaient vieilli ensemble, trĂšs vite. L’étoffe du visage, amĂšrement plissĂ©e Ă  la commissure des lĂšvres, semblait, elle aussi, avoir Ă©tĂ© hĂątivement reprisĂ©e. La Commission se gourma, s’érigea en tribunal jugeant en dernier ressort ; et le rĂ©sumĂ© impartial du prĂ©sident accabla la prĂ©venue. Il ne s’agit plus d'Ă©piloguer. Vous devez six mois de salaires Ă  madame Flament. Vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il lui soit impossible, dans ces conditions, de garder votre enfant? — Parfaitement. — Vous auriez tort, d’ailleurs, de la trouver exigeante. Elle ne demandait, de votre part, qu’un peu de bonne volontĂ©. Quelques acomptes, manifestant votre dĂ©sir d’éteindre cette dette, l’eussent, je crois, disposĂ©e Ă  temporiser. — Je ne puis donner Ă  madame Flament l’argent que je n’ai pas. Dix fois je lui ai proposĂ© de reprendre ma fille. Si je n’avais pas cĂ©dĂ© Ă  ses instances en la lui laissant, la somme qu’elle me rĂ©clame serait moins Ă©levĂ©e. — Oui... mais l’enfant serait peut-ĂȘtre morte. — Aussi, ne consultant que son intĂ©rĂȘt, n’ai-je pas hĂ©sitĂ© entre deux maisons l’une oĂč sa vie Ă©tait assurĂ©e, l’autre oĂč la misĂšre l’attendait. — Permettez-moi de juger sĂ©vĂšrement cette façon d’envisager la plus haute des responsabilitĂ©s. — Juger? A quel titre, s’il vous plaĂźt? Du moment que je n’abdique pas mes droits, que je les revendique, au contraire, en emmenant ma fille, votre rĂ©probation est superflue. Finissons. Je ne suis pas venue ici pour entendre de la morale. Je dois, je paierai. Le reste me regarde seule. » Dans le silence qui suivit cette dĂ©claration cassante, la demoi- selle Lucas s’approcha vivement de la nourrice, enleva l’enfant et disparut avec, serrĂ©e de prĂšs par madame Flament dont l’émo- tion prĂ©cipita incivilement le dĂ©part. Cinq minutes aprĂšs, je sortais de la mairie lorsque j’aperçus madame Flament causant avec un gardien de la paix de service. Je le reconnus; c’était son mari. ArrĂȘtĂ© au bord du trottoir, il repoussait sans vigueur une sollicitation pressante, bornait sa rĂ©sistance Ă  la rĂ©pĂ©tition du mĂȘme geste dĂ©couragĂ©, un Ă©car- tement des bras presque comique. Mais elle les saisit, les fixa le long de son corps, et du coup il fut Ă  sa merci, dĂ©sarmĂ©. AussitĂŽt, madame Flament s’éloigna, entra dans le square voisin. Ma curiositĂ© Ă©tait Ă©veillĂ©e. Je rĂ©solus de pousser jusque-lĂ . Je n’allai pas loin. La bonne femme revenait rayonnante, avec son nourrisson dans les bras et ses deux mioches Ă  ses trousses. Je feignis de la rencontrer par hasard, d’autant qu’elle se troubla. Tiens ! C’est donc arrangĂ© ? — Oui, rĂ©pondit-elle avec embarras. J'ai pu rattraper la mĂšre... une chance ! Alors, elle a consenti Ă  me rendre la petite... si je m’engageais Ă  ne plus l’ennuyer avec mes rĂ©clamations. Oh ! je sais bien... ça nous impose des privations et nous n’aurons plus le droit de nous plaindre. Mais Flament l’a voulu... c’est lui qui l’a voulu. Vous ne le connaissez pas. Jamais il ne m’aurait par- donnĂ© de l’avoir laissĂ©e partir ! » LUCIEN DESCAVES. Illustrations de EugĂšne ^ LE POELE UNIVERSEL BrevetĂ© S. G. D. G. HYDROTHÉRAPIE AÉROTHÉRAPIE CHEZ SOI 'is Ă©conomique et hygiĂ©nique I e PoĂȘle Universel JË 233 & se vend Le PoĂȘle Universel Ă  bascule et Ă  couvercles automatiques offre plus de sĂ©curitĂ© que tout autre systĂšme, et mĂȘme que tous feux nus sur chenets ou grilles ouvertes. Envoi franco DU PROSPECTUS aux prix de 120, ioo et 83 fr. selon le modĂšle. Il est expĂ©- diĂ© franco de port et d’emballage. . 54, 55, 8!, 72, 78, 79, 81, 84, 85, 86, 87, 1 MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 verticale, vaginales, etc. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE S HUMIDE TÉRÉBENTHINÉS AU PIN MUGHO ‱ Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de Envoi franco DU PROSPECTUS WALTER LÉCUYER EXPOSITION UNIVERSELLE 1889 Usine et Bureaux 12, rue Bacon PARIS LA PLUS HAUTE RÉCOMPENSE Magasins 38, boulev. des Italiens 'om-^abuzeĂčD tue ^ËaĂŽquier' evzey cucie ĂąfflĂą/eifc JnéÚzniĂżues ÂŁ0 your malades et 6/essĂ©s Sur demande , envoi franco du cai i talogue illustrĂ© avec prix. TĂ©lĂ©phone. 21, RUE DAUNOU PARIS Seul inventeur brevetĂ© du Chapeau -LiĂšge anti - nĂ©vralgique VIN TONIQUE MARIANI A la Coca du PĂ©rou LE PLUS AGRÉABLE ET LE PLUS TONIQUE DES STIMULANTS PARIS, 41, Boulevard Haussmann Dose Un verre Ă  bordeaux avant ou aprĂšs les principaux repas. PRIX 5 FRANCS CAVES DE L'HOTEL CONTINENTAL 3, Rue de Castiglione, PARIS MAISONS A BORDEAUX ET A REIMS VINS & SPIRITUEUX SAISON D’AUTOMNE 1 891 Nouvelles Coiffures de Chasse En Bouteilles et en FĂ»ts aux Prix du Gros Livraison immĂ©diate dans Paris et les environs SERVICE SPÉCIAL POUR LES ENVOIS EN PROVINCE ET A L'ÉTRANGER PRIX-COURANT ADRESSÉ FRANCO SUR DEMANDE 3D’OIR ET DIPLOME 30 Au grand Concours International de Bruxelles, 1888 MÉDAILLE D'OR A l’Exposition de Barcelone MÉDAILLE D’OR A l’Exposition Universelle de 1889 I '^Express - Calais- h jver MĂ©diterranĂ©e-! C IE INT LE DES WAGONS-LITS T 3 DE 3LXT3CE Club-Train — Orient-Express TR AM DEPOT E . BOURGEOIS 21&23,RueDrouot PORCELAINES, FAÏ EN STAUX JAMBONS COLEMAN MARQUE TEMJINE > MEDAILLES D’OR GRANDS DIPLOMES D'H EXIGER LA MARQUE GENUINE » SEUL DEPOT EN FRANCE 2. RUE AUBER FABRIQUE DE LIQUEURS FINES PARIS 6, rue de la Paix — P. M. GRUNWALDT — 6, rue de la Paix Fournisseur de Sa MajestĂ© l’Empereur de Russie * MANTEAUX Pelisses JAQUETTES ' COUVERTURES MANCHONS IBosis P. M. GRUNWALDT Fournisseur de Sa MajestĂ© l’Empereur de Russie $ ZIBELINE Loutres RENARDS NOIR argentĂ© BLEU CASTOR DU Kamtchatka La “ Plipsphatine FaliĂšres” est l’aliment le plus agrĂ©able et le plus recommandĂ© pour les enfants dĂšs 1 Ăąge de 6 Ă  i mois, surtout au moment du sevi’age et pendant la pĂ©riode de croissance. RALHJTE I A DEA TltlOA, A S SU 11 E FORMATION DES OS ENVOI ER ANCO DU CATALOGUE & BERTRAND TAILLET LENTHERIC ÉCLAIRAGE ÉLECTRIQUE ÉCLAIRAGE AU GAZ INSTALLATIONS POUR CHATEAUX, VILLAS ET HOTELS Appareil pour faire le Gaz chez soi sans charbon et sans feu. DYNAMOS, ACCUMULATEURS FARDS DU TINTORET. Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ©. LES BOITES POUR BAPTÊMES Ce qui ne se fait plus LES DRAGÉES Ce qui se fait LES BONBONS EN CHOCOLAT PIHAN La plus Orande Manufacture de Voitures DE LUXE. DEM-LUXE & DE COMMERCE La Carrosserie Industrielle MIC NE MAI SON, AD. SA M Uf/ Faubj SIMarti n 78 lfig& Rue Clau d e Decaen paris! ETl ... ... d e l'Abreuvoir fCOlIRSEVOiFSeinel Exposition Internationale, 1890. — DIPLOME D’HONNEUR MA&ASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©. Compagnie Coloniale JP CHOCOLATS m SoĂ»le vĂ©ritable QUALITÉ SUPÉRIEURE LE SUBLIME PT Tl Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE ^ ComposĂ©e exclusivement de THÉS NOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ G fl-.; petit modĂšle 150 gr. environ 3 fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Paris DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS ENCRES DE CH. LORILLEUX ET C ie . VS? MARQUE 1re MARQUE PAPETERIES DU MARAIS. NeuviĂšme AnnĂ©e. DeuxiĂšme sĂ©rie. — N° 19. FIGARO ILLUSTRÉ Octobre 1891 ***‱*»' FLAGRANT DÉLIT, par THÉODULE RIBOT Reproduction directe. SOMMAIRE FAC-SIMILE DE TABLEAUX HORS TEXTE Jeanne d'Arc , par J. -J. Henner. Envahissement de domicile, par EugĂšne Lambert. Flagrant DĂ©lit , par Th. Ribot reproduction directe. La Statue du gĂ©nĂ©ral Faidherhe, Ă  Bapaume; le Monument de Garibaldi Ă  Nice repro- ductions directes. Le Mois parisien, par La Grand’ville. La Mode, par C. de Chancenay; illustrations de L. Vallet. La Course MonĂŽme , jeu nouveau, par G. Laun. Monsieur Tr oubadin premiĂšre partie , par P. Caro ; illustrations en couleurs de Fraipont. Femmes J aponaises , par Pierre Loti de l’AcadĂ©mie française; illustrations en couleurs de SeĂŻki Korouda. Le Perdreau, par ThĂ©odore de Grave; illustrations de Laurent-Desrousseaux. Un Duel de MaĂźtres d' Armes, par Vigeant; illus- trations de FrĂ©dĂ©ric RĂ©gamey. par Emile Adan. Couverture Vendanges , Le Mois Parisien Wagner et ses adversaires. — Les Lohengrincheux — Le purgatif national. — Hommes de bronze et femmes de marbre. — Le cĂ©lĂšbre Aristide Guibollard et le non moins cĂ©lĂšbre Bronqardin. — ThĂ©odule Ribot. — Elie Delaunay. — L’acteur Marais. — M. Jules GrĂ©vy. — Visites princiĂšres. — Les courses de vĂ©locipĂšdes. Je comprends que l’on n’aime Wagner ni comme homme, ni comme musicien, et que l’on n’éprouve aucun besoin d’aller entendre Lohengrin. Les opinions patriotiques et musicales sont libres. Ce que je comprends moins, c’est que l’on tente de faire inter- dire la reprĂ©sentation des Ɠuvres de Wagner. PrĂ©cisĂ©ment parce que l’OpĂ©ra est un théùtre subventionnĂ©, une scĂšne diplomatique, il doit se pla- cer au-dessus des querelles de partis et ne tenir compte que des intĂ©rĂȘts de l’Art. Les dĂ©sordres dont la place et la salle de l’OpĂ©ra ont Ă©tĂ© le théùtre ce mois-ci sont d’autant plus ridi- cules que, Ă  part quelques politi- ciens trop intelligents pour ĂȘtre dupes des sentiments factices qu’ils crĂ©ent, la plupart des manifestants n’ont jamais entendu une note de Wagner et sont, par consĂ©quent, incapables de juger son Ɠuvre. Le tas des lohengrincheux qu’on a conduits au poste se composait, comme d’ordinaire, de camelots, de garçons de cafĂ©s, de marmitons, de rĂ©cidivistes et de badauds. Il y a toujours, d’ailleurs, dans une ville de plus de deux millions d’ñmes, les Ă©lĂ©ments d’une mani- festation pour ou contre n’importe quoi. Je suis mĂȘme Ă©tonnĂ© que des industriels rĂ©clamiers n’aient pas encore imaginĂ© d’organiser une Ă©meute autour d’un de leurs pro- duits. Une troupe d’hommes Ă  qui l’on aurait prĂ©alablement distribuĂ© des petits verres et des piĂšces blan- ches, se rendraient par exemple devant l’usine d’un fabricant de purgatifs et accuseraient Ă  grands cris ce Diafoirus fin de siĂšcle d’em- ployer de la rhubarbe de prove- nance allemande. Ils le flĂ©triraient au nom du sentiment patriotique, en se tapant avec indignation sur l’abdomen. Une autre troupe, Ă©gale- ment alcoolisĂ©e etpayĂ©e, prendrait la dĂ©fense du fabricant. Altercations, bataille, arrestations nombreuses... Finalement, devant le tribunal, tous les patriotes arrĂȘtĂ©s dĂ©clareraient qu’ils avaient Ă©tĂ© induits en erreur, et que la seule rhubarbe nationale Ă©tait la rhubarbe X... ». Qu’on ne dise pas que la crainte de quelques jours de prison pourrait tuer dans l’Ɠuf une telle tentative de rĂ©clame. Il y aura toujours des amateurs de mise Ă  l’ombre pour rĂ©pondre On y va ! » quand les agents crieront Messieurs les voyageurs pour le panier Ă  salade, en voiture ! » Les hommes de bronze et les femmes de marbre continuent de se multiplier sur tous les points du territoire. Emile NoĂ«l nous donne la statue de Faidherbe, Ringel celle de Marie Stuart. Le conseil municipal de Paris va statĂ»fier Beaumarchais, et Nice Ă©lĂšve une statue Ă  Garibaldi. Il n’est pas mauvais, mainte- nant, pour un jeune sculpteur , d’avoir une idĂ©e de statue pour les grands centres, de mĂ©daillon pour les localitĂ©s moins importantes. Aussi voit-on la plupart de nos statuaires pĂąlir sur le Dictionnaire Larousse , afin d’y dĂ©couvrir les villes un peu cossues qui ont eu l’honneur de donner naissance » Ă  des personnages plus ou moins historiques. Son choix fait, le sta- tuaire Ă©crit au maire de la ville Monsieur le maire, Votre petite ville, d’ordinaire si paisible, s’énorgueillit Ă  juste titre d’avoir vu naitre le cĂ©lĂšbre Aristide Guibollard, qui fut, en 1827, sous-chef du secrĂ©tariat de M. le ministre des finances. DĂ©si- reux de couler dans le bronze im- pĂ©rissable les traits de ce grand citoyen, j’ai l’honneur de vous demander si vous n’avez pas, dans vos archives, des documents de nature Ă  me donner quelque idĂ©e de sa personne. Etait-il grand ou petit? Gras ou maigre? Quelle Ă©tait sa coupe de cheveux? La forme du visage, celle du nez ne me sont pas indispensables, mais je prĂ©fĂ©rerais que vous me rensei- gnassiez mĂȘme sur ces points se- condaires. Veuillez agrĂ©er, etc. » GĂ©nĂ©ralement, le maire est poli. Il rĂ©pond. Il ne connaĂźt pas Aristi- de Guibollard, mais en compulsant les archives de la commune, il y trouve un signalement quelcon- que Aristide Guibollard, nez or- dinaire, bouche ordinaire, yeux ordinaires, taille ordinaire. Signes particuliers nĂ©ant. Il se hĂąte de transmettre au sculpteur ce docu- ment prĂ©cieux. Celui-ci se met Ă  l'Ɠuvre, fait poser son concierge, enfante une maquette. La commune natale d’Aristide Guibollard songe qu’une statue comporte une inau- guration, que cette inauguration dĂ©place des personnages officiels, que ceux-ci sont porteurs de dĂ©corations Ă  distribuer. Le maire sent dĂ©jĂ  l’émotion lui couper la parole Ă  la pensĂ©e qu’il pourrait bien ĂȘtre dĂ©corĂ©. C’est lui qui presse le sculpteur d’achever son Ɠuvre. Et voilĂ  comment nous verrons s’élever, Ă  Panonceau- STATUE 1»"J GÉNÉRAL FAIDHERBE A BAPAUME M. Louis Nocl. — Tondue par MM. Denonvillicrs. FIGARO ILLUSTRÉ xv sur-Orge, une statue ordinaire de plus celle d’Aristide Guibollard, le cĂ©lĂšbre financier dont personne ne se souvenait, par Bronzardin, le cĂ©lĂšbre statuaire dont person- ne n’a jamais entendu parler. Ribot et Elie Delaunay sont morts. C’étaient deux artistes trĂšs personnels, mais douĂ©s de façon bien diffĂ©rente. ElĂšve de Glaize, Ribot n’eut de tableau reçu au Salon qu’à l’ñge dĂ© trente-huit ans, en 1861. Sa maniĂšre n’était pas faite pour plaire aux amateurs de peinture aimable et facile. Il fut, pendant des annĂ©es, le point de mire des petits journaux satiriques, qui l’accusaient de peindre dans une cave ». Cependant, dĂšs le dĂ©but, il eut la satisfaction d’ĂȘtre saluĂ© comme un maĂźtre par la grande critique immortelle, par ThĂ©ophile Gautier, par Paul de Saint-Victor. On le comparait Ă  Ribeira, Ă  Rembrandt, Ă  Goya ; mais il resta toujours, Ă  travers, son oeuvre qui est considĂ©rable, comparable Ă  lui -mĂȘme. Les plaisanteries sur la cave », sur les personnages marquĂ©s de petite vĂ©role », sont des plaisan- teries bien dĂ©modĂ©es aujour- d’hui. Ce qu’il faut admirer dans les Ribot, c’est l’intensitĂ© de la vie qui anime les visages, qui les rend parlants, tour Ă  tour tranquilles ou doucement ironi- ques. Quelle vigueur dans les ombres, quels beaux coups de lumiĂšre! Ribot fut un homme de gĂ©nie et un homme excellent. Il laisse une fille, artiste comme lui, et presque grande artiste, un fils et une veuve. Il y avait peu de temps qu’il vendait cher, et il n’a pas fait fortune. Elie Delaunay, lui aussi, Ă©tait un modeste, qui ne savait guĂšre vendre ses toiles, et qui a plus travaillĂ© pour la gloire que pour 1 argent. On connaĂźt l’anecdote de la riche AmĂ©ricaine qui vint le prier de taire son portrait, et qui demandait Combien cela me coĂ»tera- T7* , to1 Ăź e me suis risquĂ©, racontait Delaunay. J’ai demandĂ© vingt mille francs... Une AmĂ©ricaine ! » Et il ajoutait modestement, avec un sourire Naturellement, elle n’est jamais revenue. » Elie Delaunay excella dans le portrait, et il a laissĂ©, dans ce genre dĂ©licat, de vrais chefs-d’Ɠuvre ce sont les portraits de Charles Gounod, d Henri Meilhac, du gĂ©nĂ©ral Mellinet, de Toulmouche, de madame Georges Bizet, de monseigneur Bernadou, l’archevĂȘque de bens. H a orne de ses peintures beaucoup d’édifices, et le Parnasse, de 1 OpĂ©ra, donne une magnifique idĂ©e de son talent. Achevons de parler des morts en disant un mot de l’acteur Marais. La grande rĂ©putation de Marais date de Michel Strogoff, oĂč il n’eut pas son pareil pour pousser le cri fameux Pour Dieu! pour le Tsar! pour la Patrie . » Dans Serge Panine, dans Dora, dans Patrie, il Ă©tait superbe. Son jeu ardent, nerveux, concentrĂ©, sa voix mordante, Ă©cla- tante, lui attiraient des salves prolongĂ©es de bravos ; il jouait avec toute son ame. Le rĂȘve de Marais Ă©tait d’entrer Ă  la ComĂ©die-Fran- çaise. Il le rĂ©alisa et n’en eut que des dĂ©boires. L’interdiction de thermidor , ou il s’était taillĂ© un succĂšs magistral, les tracasseries de ses concurrents, l’inaction oĂč on le maintint, irritĂšrent son caractĂšre et ebranlerent sa raison. Il est mort fou, dans une maison de santĂ©. IN ous allions, parmi les personnalitĂ©s disparues en septembre, oublier M. Grevy. De fait, l’ancien prĂ©sident de la RĂ©publique ne Ia V farnme S ’ depU S qUÜ aV&it quittĂ© malgrĂ© lui le P ouvoir > que pour peu au dĂ©triment de l’art et de la littĂ©rature. Il est certain que les forts gymnastes sont rarement d’intrĂ©pides lecteurs, et que l’on a plus envie de dormir que de travailler de tĂȘte quand on a passĂ© sa jour- nĂ©e Ă  dĂ©vorer des kilomĂštres du haut d’un vĂ©locipĂšde. Victor Hugo a Ă©crit Ceci tuera cela. On pourrait appliquer cette parole sybilline Ă  la lutte inĂ©gale de la poĂ©sie contre la boxe, du roman contre le saut pĂ©rilleux. Un auteur aurait pu produire un chef-d’Ɠuvre que les hĂ©ros du mois, pour l’immense majo- ritĂ© du peuple français, n’en se- raient pas moins Charles Terront et Jiel-Laval, les vainqueurs de la course de Paris Ă  Brest et retour. Charles Terront, qui est mar- chand de vĂ©locipĂšdes Ă  Bayonne, ce qui lui permet de n’avoir Ă  franchir, sur son bicycle, que les Basses-PyrĂ©nĂ©es, a parcouru, aller et retour, en soixante et onze heures, la distance de Paris Ă  Brest. Jiel-Laval a mis quelques heures de plus Ă  faire ce trajet de trois cents lieues. Si l’on songe que les deux vainqueurs ont dĂ», pour accom- plir ce tour de force, avoir dans les principales villes des relais de vĂ©locipĂ©distes chargĂ©s dĂ©fen- dre l'air devant eux, de masseurs chargĂ©s de les Ă©ponger, d’autres individus chargĂ©s de les faire manger et boire, sans compter le reste ; si l’on songe, d’autre part, qu’ils n’ont pas dormi pen- dant tout le trajet, et qu’ils sont revenus fourbus, on ne voit pas bien quel est l’intĂ©rĂȘt de ce sur- menage. Je persiste Ă  trouver que le chemin de fer est supĂ©rieur, comme moyen de transport pour a nice, par m. Dcloyc. les grandes distances, au vĂ©lo- cipĂšde le plus perfectionnĂ©, et que Charles Terront et son rival se sont donnĂ© beaucoup de mal pour rien. Il est vrai qu’ils ont gagnĂ© une poignĂ©e de louis, passionnĂ© les parieurs et occupĂ© les badauds. Bah! laissons faire, laissons passer, comme disent les Ă©conomistes. LA GRAND’VILLE. Nous avons eu, ce mois-ci, beaucoup de visites princiĂšres celles du roi de Serbie, du grand duc Nicolas MichaĂŻlowitch, du grand duc et de la grande duchesse Wladimir. Le grand duc Nicolas est le fils aine Îü, g T and duC Miche1 ’ oncl e de l’empereur de Russie. Le grand duc Wladimir est le frĂšre du Tsar. Il commande les dragons de la garde et la circonscription militaire de Saint-PĂ©tersbourg. Brave et Ă©rudit, il sait marcher au feu et dĂ©chiffrer un manuscrit indien. Il est par sa femme, cousin du comte de Paris, et il fait partie de tous nos clubs aristocratiques. La grande duchesse est, comme le grand duc une fervente de Paris, une française de cƓur. Elle est venue, accom- pagnĂ©e de ses enfants, les grands ducs Cyrille, Boris et AndrĂ©, et la grande duchesse HĂ©lĂšne. Ajoutons que l'archiduc Louis-Victor, frĂšre de l’empereur d’Au- triche, a passe trois jours Ă  Paris, sous le nom de comte de Cleisheim. Les exercices physiques continuent de passionner les foules, un s4 -$4 -$4 ^4-54 -54 -54 La Mode Les bains de mer tirent sur leur fin. DĂ©jĂ  beaucoup de parisiennes sont rentrĂ©es. On en a eu la preuve aux reprĂ©- sentations de Lohengrin oĂč assis- taient presque toutes les abonnĂ©es de l’OpĂ©ra qui comptent parmi les femmes les plus Ă©lĂ©gantes de Paris. Quelques-unes pourtant ne se fixent pas encore chez nous et vont aller faire une station au chĂą- teau avant d’ouvrir leurs salons. En attendant les modes d’hiver dont commence Ă  se prĂ©occuper le cĂ©nacle des tail- leurs et des couturiĂšres, dĂ©cri- = vons quelques toilettes de vil- lĂ©giature automnale. C’est toujours le gris qui domine avec des variations multiples, gris cĂŽtelĂ©, gris pointillĂ©, gris uni, etc... Voici, par exemple, une robe en petit drap anglais gris souris qua- drillĂ©. La jupe plate devant, pĂŒssĂ©e derriĂšre, est garnie de deux bordures en passemen- terie de laine de nuance un peu plus foncĂ©e formant bouquet. Corsage en mĂȘme petit drap s’ouvrant sur un gilet en soie Ă  double rang de boutons en passementerie. Ce corsage, dĂ©colletĂ© en rond et Ă©chancrĂ© XVI FIGARO ILLUSTRE sur les deux cĂŽtĂ©s, fait corps avec le gilet et se ferme par un seul bou- ton au milieu de la poitrine. Les revers, les basques rapportĂ©es, le col droit et les demi-parements des manches sont en soie pareille Ă  celle du gilet et ornĂ©s de la mĂȘme passementerie que le bas de la jupe. Avec cela, le petit chapeau Cassandre, capote Ă  fond ajourĂ© avec passe en paillettes acier et volants de dentelle gris acier. En arriĂšre, nƓud de ruban gris souris et aigrette blanche; en avant, nƓud en ruban rose avec aigrette de ruban gris acier. Autre robe de drap gris. Jupe toute droite bien enveloppante taillĂ©e en pointe avec la couture en biais par derriĂšre. Comme cor- sage, une casaque de velours gris s’en- tr’ouvrant avec deux revers de vieille dentelle sur un plastron de crĂȘpe de Chine. Manches Ă©paulĂ©es en drap se ter- minant par une longue manche mitaine en velours gris. Avec cela, le chapeau PĂ©pa, qui est une toque avec fond ajourĂ© et bord en velours gris pareil au corsage, garni de petites pendeloques d’acier surmontĂ©es d’un bandeau ruchĂ© en dentelle. En avant et en arriĂšre, nƓud de ruban et bouquet de plumes grises ou soufre. Une mode qui parait devoir pren- dre faveur pour cet hiver, c’est le semis de perles. Ainsi, sur la robe grise que je viens de dĂ©crire, on peut pointiller la jupe, le haut des man- ches, les revers, avec des petites per- les d’acier. Dans ce cas, on met au haut des manches mitaines un petit bracelet en galon d’acier et du mĂȘme galon d’acier, on se fait une ceinture. Pour les robes noires, le semis se fera en petites perles de jais, pour les robes jaunes, en perles d’or. Pour les autres teintes, il y aura proba- blement des crĂ©ations de perles as- sorties en couleur. En tout cas, quelle que soit la matiĂšre employĂ©e, ce sera toujours de toutes petites perles et non plus des gros cabochons qui sont complĂš- tement passĂ©s de mode. Sur la soie, on fera Ă©galement des semis qui se termineront par des guirlandes au bas de la jupe. Les guirlandes en perles et paillettes mĂ©- langĂ©es sont du plus charmant effet. La soie, que les couturiers an- glais font de vains efforts pour pros- crire, a repris et conserve ses droits, parce que c’est encore ce qu’il y a de plus riche et de plus beau. J’ai vu, ces jours-ci, Ă  des premiĂšres, cinq ou six robes de soie qui, malgrĂ© tout ce qu’on en pourra dire, charmaient l’Ɠil comme jamais robe de drap ne pourra le faire. Voici, par exemple, une robe en soie damassĂ©e rouge brique, lĂ©gĂš- rement drapĂ©e devant et garnie devant et sur le cĂŽtĂ© gauche de bandes en velours rouge brique prises en biais. Petit tablier retom- bant sur le tout. Le corsage court formant la taille ronde en soie damassĂ©e, plissĂ© devant et derriĂšre, s’ouvrant sur une chemisette de dentelle et garni de revers, manchettes et corselet en velours brique- Autre robe en peau de soie gris argent brochĂ©e de petits dessins plus foncĂ©s formant semis. Jupe coupĂ©e partie en fil droit, partie en biais, corsage court avec basques rapportĂ©es. Comme manteau, le petit collet » n’a pas pris la faveur qu’on lui supposait. C’est toujours la jaquette plus ou moins modifiĂ©e qui prĂ©- domine. En voici une trĂšs jolie Elle est en drap mastic, avec revers de soie de couleur assortie, dos avec basques demi-longues ouvertes au milieu. Devant fermĂ© au milieu, garni de grands revers retenus prĂšs des Ă©paules par un bouton. A gauche, sur la poitrine, petite poche pour le mouchoir. Sur les hanches, grandes poches. Ces trois poches sont rapportĂ©es et garnies d’un galon mordorĂ©. Le mĂȘme galon borde toute la jaquette, y compris les basques, le bas des manches, les revers et le col montant. Manches Ă©paulĂ©es et Ă©troites du bas. Quant aux grands manteaux enveloppant toute la taille, ils vont cĂ©der la place Ă  la forme ajustĂ©e avec piĂšces de poitrine et piĂšces se boutonnant Ă  la hauteur de la taille. On tĂątonne encore un peu pour le modĂšle dĂ©finitif. CLAIRE DE CHANCENAY. un de chaque camp se met Ă  courir autour de son cercle, en sui- vant le sens indiquĂ© par la flĂšche. Quand le coureur numĂ©ro un du camp A, aprĂšs avoir parcouru un tour complet, revient en ce point, il trouve le C D coureur numĂ©ro deux immobile, qui lui coupe la route en lui prĂ©sentant le dos ; il lui applique les mains sur les Ă©paules et l’entraine dans sa course. De mĂȘme pour le camp B. Les cercles sont ainsi parcourus une seconde fois par deux coureurs courant en monĂŽme. ‱ AprĂšs le second tour, les coureurs numĂ©ros trois sont entraĂźnĂ©s par les deux autres, de mĂȘme que les numĂ©ros deux l’avaient Ă©tĂ© prĂ©cĂ©demment. Quand le monĂŽme du camp A arrive en E, et que celui du camp B arrive en F, au lieu de continuer Ă  tourner en cercle, ils marchent droit devant eux, vers l’ali- gnement C D. Le camp vainqueur est celui qui, le premier, a rĂ©ussi Ă  franchir entiĂšrement U . e F. cet alignement. Un camp est disqualifiĂ© lorsque, pen- dant la course, son monĂŽme s’est rompu ou a piĂ©tinĂ© dans l’intĂ©rieurdeson cercle. Quand on est huit, dix, etc., la course s’exĂ©cute d’aprĂšs les mĂȘmes rĂšgles, le monĂŽme s’accroissant d’un coureur Ă  chaque tour. GEORGES LAUN. }.ÂŁ. 34 3434 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 34 $4 34 ->4 -$4 -3>4 54 -$4 54 -54 -54 -54 -54 Chemins de Fer de l’Ouest La Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest fait dĂ©livrer, sur tout son rĂ©seau, des caries d'abonnement nominatives et personnelles, en l r0 , 2 e et 3” classe. Ces cartes donnent droit Ă  l'abonnĂ© de s'arrĂȘter Ă  toutes les stations com- prises dans le parcours indiquĂ© sur sa carie et de prendre tous les trains com- portant des voitures de la classe pour laquelle l'abonnement a Ă©tĂ© souscrit. Les prix sont calculĂ©s d'aprĂšs la distance kilomĂ©trique parcourue. La durĂ©e de ces abonnements est de trois mois, de six mois ou d'une annĂ©e. — Ces abonnements partent du 1" et du 15 de chaque mois. Chemin de Fer du Nord PARIS — LONDRES Cinq services rapides dons chaque sens. — Trajet en 7 h. 1/2. — TraversĂ©e en 1 h. 1/4. Tous les trains, sauf le Club-Train, comportent des 2” classes. DĂ©parts de Paris Via Calais-Douvres 8 h. 22, 11 b. 30 du matin, 3 h. 30 Club-Train n'a pas lieu le samedi] et 8 h. 25 du soir. — Via Boulogne-Folkes- tone 10 h. 10 du matin. DĂ©parts de Londres Via Douvres-Calais 8 h. 20, 11 h. du matin, 3 h. 15 Club-Train n’a pas lieu le dimanche et 8 b. 15 du soir. — Via Folkestone- Boulogne 10 h. du matin. Un service de nuit accĂ©lĂ©rĂ© Ă  prix trĂšs rĂ©duits et Ă  heures fixes via Calais, en 10 heures. DĂ©part de Paris Ă  6 h. 10 du soir. — DĂ©part Londres Ă  7 b. du soir. Un service de nuit Ă  prix trĂšs rĂ©duits et Ă  heures variables, via Boulogne Folkestone. Chemin de Fer d’OrlĂ©ans Voyages dans les PyrĂ©nĂ©es La Compagnie d’OrlĂ©ans dĂ©livre toute l'annĂ©e des billets d’excursion compre- nant quatre itinĂ©raires diffĂ©rents permettant de visiter le Centre de la France, les stations hivernales des PyrĂ©nĂ©es et du Golfe de Gascogne. Les prix des billets sont les suivants ; 1 er ItinĂ©raire 1" classe, 225 francs. — 2 e classe, 170 francs. DurĂ©e de validitĂ© 45 jours 2, 3 et 4° ItinĂ©raires l re classe, 180 francs. — 2 e classe, 135 francs. DurĂ©e de validitĂ© 30 jours La durĂ©e de ces diffĂ©rents billets peut ĂȘtre prolongĂ©e d'une, deux ou trois pĂ©riodes de 10 jours, moyennant paiement, pour chaque pĂ©riode, d'un supplĂ©- ment de 10 0/0 du prix du billet. Enfin, il est dĂ©livrĂ© de toute gare des Compagnies d'OrlĂ©ans et du Midi, des billets Aller et DĂ©tour de 1” et 2 e classe rĂ©duits de 25 0/0, pour aller rejoindre les itinĂ©raires ci-dessus, ainsi que de tout point de ces itinĂ©raires pour s’en Ă©carter. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment . ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ ‱54 545454545454 -54 54 54545454 54545454545454545454 $4 545454545454 LA COURSE MONOME NOUVEAU JEU DE PLEIN AIR On trace sur le sol deux cercles Ă©gaux, d’une dizaine de mĂštres de rayon et distants l’un de l’autre de cinq mĂštres environ. En chacun des points A et B on plante un piquet. A cent mĂštres de lĂ , on Ă©tablit, Ă  l’aide de deux autres piquets G et D un alignement comme l’indique la figure ci-contre. Soit six coureurs par exemple. Ils se partagent en deux camps Ă©gaux, par le sort ou autrement. Dans chaque camp on se numĂ©rote de un Ă  trois. L’un des camps se tient en A, l’autre en B. A un signal donnĂ© par le directeur de la course, le coureur numĂ©ro PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, 18 fr. 5o. ÉTRANGER, Union postale Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă  qui l’on doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C'“, AsniĂšres. WWT„W„W„„W„„„„WW„Wf„„rWWWWWWWWWWWWWWWr J. -J. HENNER JEANNE D’ARC Chromotypographic BOUSSOD, VALADON & O FIGARO ILLUSTRÉ, 1S01 4 MONSIEUR TROUBADIN Par P. CARO D ans la salle d’études, mon pĂšre nous donnait une leçon d’arithmĂ©tique ; les yeux fixes, le cou tendu, nous Ă©cou- tions attentivement, un peu tremblants mĂȘme, car il Ă©tait sĂ©vĂšre et nous le redoutions beaucoup. Debout, sur un escabeau, la craie Ă  la main, mon frĂšre Robert, — il avait environ neuf ans, — se dressait sur la pointe de ses petits pieds pour at- teindre le haut du tableau et y Ă©crire, en gros caractĂšres un peu gauches, le chiffre dictĂ© 357,860,943 ! Cela n’allait pas tout seul, et ma sƓur Lili, l’aĂźnĂ©e de la famille, une grande fillette de treize ans passĂ©s, lui soufflait Ă  demi-voix, un Ă  un, les chiffres qui composaient ce total formidable. Moi, je ne disais mot, absorbĂ©e dans l’unique, effrayante pensĂ©e que mon tour allait venir de paraĂźtre au tableau, que j’allais une fois de plus mettre Ă  l’épreuve la patience paternelle et noyer infailliblement dans un dĂ©luge de larmes mon inĂ©vitable confusion. PrĂšs de la fenĂȘtre, sous un gai rayon de soleil, le petit AndrĂ© et la toute petite Ninette jouaient sans bruit avec une armĂ©e de bouchons. Au moment oĂč les doigts de Robert, barbouillĂ©s de craie, traçaient pĂ©niblement le dernier chiffre, la porte s’ouvrit Ă  grand bruit, et Luce, la bonne d’enfants, s’effaçant pour livrer passage, introduisit un gros homme court, trapu, rougeaud, dont les yeux clignotaient derriĂšre des lunettes bleues ; il avait des lĂšvres Ă©paisses, un peu violacĂ©es, un menton gras, des joues Ă©panouies, des bras trop courts et une vaste bedaine, culottĂ©e de nankin, qui apparaissait, large et rebondie, entre les revers flottants d’une redingote bleu-indigo. DerriĂšre lui, se montrĂšrent successivement une femme maigre, osseuse, blĂȘme, secouĂ©e d’instant en instant par une toux spasmodique, toute grelottante sous une robe et un chĂąle frippĂ©s; puis une fillette d’une douzaine d’annĂ©es, d’une physionomie niaise, insignifiante, avec un teint tachĂ© de rous- seurs, et des cheveux pĂąles ; enfin un garçonnet de sept ou huit ans portant fiĂšrement une tĂȘte en boule et’des yeux clignotants, Ă  l’instar paternel. Celui-ci tenait dans sa bouche un morceau de sucre d’orge, dont il avait poissĂ© ses mains et sa jaquette. Le gros homme s’avança, saluant Ă  chaque pas Monsieur !... Mesdames !... » Ce mesdames » adressĂ© Ă  ma sƓur et Ă  moi faillit nous faire Ă©clater de rire; nous n’étions pas habituĂ©es Ă  tant de considĂ©ration. Je viens... j’ose me prĂ©senter... J’ai l’honneur... Enfin, voici une lettre que je me permets... » Mon pĂšre avait pris la lettre, et invitant d’un geste, les nou- veaux venus Ă  s’asseoir, il lisait Ă  demi-voix, le sourcil froncĂ©, mĂąchonnant entre ses dents les quelques phrases de banale recommandation qui lui Ă©taient adressĂ©es par un de ses anciens condisciples, l’abbĂ© Ganot, supĂ©rieur du petit sĂ©minaire de Cou- tances, en faveur d’un malheureux libraire, M. Ulysse Trou- badin, absolument ruinĂ© et sans ressources, avec une femme mourante et deux enfants sur les bras. Pendant cette lecture, l’ex- libraire soufflait bruyamment; assis, les jambes Ă©cartĂ©es, sur sa chaise, et ses mains courtes et potelĂ©es modestement jointes sur le ventre, il faisait, par-dessous ses lunettes, l’inventaire curieux de ce qui l’entourait. Si, vue de la grille extĂ©rieure, notre maison tapie dans un jardin plein de fleurs, avec sa façade rĂ©guliĂšre, ses cinq fenĂȘtres bien alignĂ©es, son haut toit d’ardoises" ornĂ© d’un fronton, lui avait donnĂ© l’avant-goĂ»t d’un intĂ©rieur Ă©lĂ©gant ou simplement aisĂ©, il devait ĂȘtre déçu des chaises de paille, une grande table avec des pupitres Ă  Ă©crire, un tableau noir et un vieux piano carrĂ© formaient tout le mobilier. Seulement, par les larges fenĂȘtres ouvertes surle parterre fleuri, entraient, portĂ©s par la fraĂźche brise matinale, avec la senteur des violettes et des lilas, les effluves d’une sainte et robuste gaietĂ©. Mon pĂšre avait achevĂ© de lire et mĂ©ditait, en caressant son nez d’un doigt nerveux, comme il lui arrivait dans les cas embar- rassants. Sous ses sourcils embroussaillĂ©s, son regard perçant scrutait le nouveau venu. Ainsi, vous connaissez l’abbĂ© Ganot? — Sans doute; oui, Monsieur! Je le connais... C’est-Ă -dire, pas personnellement... Je fournissais des livres pour le sĂ©mi- naire... J’avais Ă  Coutances une maison considĂ©rable, Monsieur... Un choix d’ouvrages hors ligne, je puis le dire... Des poĂštes, des philosophes, des... enfin ce qu’il y a de mieux !... Et d’une mora- litĂ©! Demandez Ă  bonne amie... Tous approuvĂ©s par Monsei- gneur... La plus belle clientĂšle du dĂ©partement, Monsieur ! » Il poussa un gĂ©missement qui rencontra un Ă©cho douloureux chez madame Troubadin. Cependant, vous n’avez pas rĂ©ussi ? — La jalousie, Monsieur, l’envie, la calomnie!... Les plus basses manƓuvres, Monsieur!... Pas vrai, bobonne?... Tous s’acharnaient Ă  me perdre... Que faire ? Comment rĂ©sister ? Que pouvait un pauvre homme, seul, contre une horde barbare ?... Des sauvages, Monsieur... des anthropophages... — Cependant... — Non!... Vous ne les connaissez pas, Monsieur!... Votre III. 16 62 FIGARO ILLUSTRÉ Ăąme noble, gĂ©nĂ©reuse, ne peut pas concevoir tout ce que la basse envie, la rage, la perfidie peuvent inventer contre un malheureux pĂšre de famille. — Mais, enfin... — Voyez, Monsieur, — et sa voix qui s’était Ă©levĂ©e Ă  une sonoritĂ© de trombone, sembla s’abĂźmer tout Ă  coup dans des antres caverneux, — voyez jusqu’oĂč vont la bassesse et la cupi- ditĂ© des hommes. Mon bienfaiteur lui-mĂȘme, le meilleur, le plus cher de ceux que j’aimais il s’attendrit et une sorte de hoquet sanglotant coupa sa phrase en deux, le baron de Blanchemain, qui m’avait avancĂ©, pour monter ma librairie, jusqu’à douze mille francs; oui, Monsieur, dou-ze- mil -le -francs, sans autre garantie que ma signature... Ah! c’est qu’il avait confiance en moi, lui !... Eh bien ! Monsieur, le croiriez-vous? Quand il m’a vu ruinĂ©, quand il a vu la meute des crĂ©anciers, avides de mon sang, s’arracher mes lambeaux, lui, mon protecteur, mon ami, un homme riche, il s’est mis Ă  leur tĂȘte, Monsieur !... Il a rĂ©cla- mĂ© sa part de mes dĂ©pouilles, Monsieur !... Faible proie pour sa voracitĂ© ; n’est-ce pas, bobonne?... faible proie ! » Il secoua la tĂȘte longuement d’un mouvement navrĂ© et se couvrit le visage de ses mains. La perfidie de M. de Blanchemain ne semblait pas dĂ©terminer chez mon pĂšre un vif Ă©lan de sympathie pour l’infortunĂ© Trou- badin. Et vos crĂ©anciers ? Restez-vous, envers eux, dĂ©biteur pour une forte somme ?... » Il sursauta. Je ne dois rien, absolument rien, Ă  ces misĂ©rables... pas un liard ! Il prononçait yard. — Alors l’honneur est sauf? — Tout ce qu’il y a de plus sauf, Monsieur... L’honneur?... Mais je me serais brĂ»lĂ© la cervelle; je me serais dĂ©truit... avec toute ma famille, plutĂŽt que de perdre l’honneur... Songez-vous, Monsieur, Ă  ce grand mot de l 'honneur! Non, non... tout est perdu, fors l’honneur !... J’ai obtenu un concordat, Monsieur !... Et, je puis le dire, un concordat qui n’allait pas tout seul !... A force d’énergie... de tĂ©nacitĂ©... Vous ne savez pas, Monsieur, de quoi je suis capable. Vous ne connaissez pas Ulysse Troubadin. » Mon pĂšre se serait rĂ©signĂ© peut-ĂȘtre au malheur de ne pas con- naĂźtre Ulysse Troubadin, si sa femme n’avait pas, prĂ©cisĂ©ment Ă  cet instant, Ă©tĂ© prise d’une telle crise de toux et de suffocation, qu’il fut Ă©mu de compassion. Que puis-je faire pour vous? demanda-t-il avec douceur. — HĂ©las ! criait le gros homme en soutenant la tĂȘte de sa malheureuse femme et lui tapant dans les mains ; hĂ©las ! qu’allons- nous devenir?... Je suis le plus infortunĂ© des hommes!... Ma pauvre femme ! Ce sont les privations, le chagrin... Pas d’argent, pas de pain ! » Euphrasie, la fille aĂźnĂ©e, se mit Ă  crier qu’elle avait faim, et Toto, son petit frĂšre, hurlait Ă  son exemple en ouvrant une large bouche pleine encore de sucre fondu. Que puis-je faire ? rĂ©pĂ©ta mon pĂšre ; je ne suis pas riche !... J’ai bien des charges. » Il jeta un regard plein de sollicitude sur les cinq petites tĂȘtes Ă©bouriffĂ©es et curieuses, blotties en un coin de la salle. Mon bon Monsieur, je viens ici chercher une place. J’ai besoin de votre concours, de vos conseils, pour trouver des moyens d’existence... — J’ai faim; je veux dĂ©jeuner, rĂ©pĂ©ta Phrasie qui semblait incliner aux conclusions pratiques. — Avez-vous quelque idĂ©e ? demanda mon pĂšre. — Non, mon cher Monsieur; rien !... Pas d’idĂ©e ! Pas d’ar- gent ! Pas de pain !... Rien, rien !... » Il ouvrit les bras et les laissa retomber avec accablement, indi- quant, par ce geste, qu’ils n’embrassaient que le vide. Je ne sais oĂč donner de la tĂȘte... des enfants, une femme malade!... On ne voudra mĂȘme pas nous recevoir Ă  l’auberge... — Mais, ne connaissez-vous personne en cette ville ? — Personne ! » Il s’affaissa au fond de sa chaise lourdement, comme s'il venait de choir d’un clocher. De nouveau, mon pĂšre passa et repassa nerveusement le doigt sur la racine de son nez avec une perplexitĂ© visible Puisque vous n’avez ni ami, ni gĂźte ; que vous ne savez oĂč aller, dit-il enfin, restez ici ; la maison est assez grande pour vous loger quelques jours... en attendant que vous trouviez une occupation. » Ulysse Troubadin se prĂ©cipita vers mon pĂšre, l'appela son bienfaiteur, le plus gĂ©nĂ©reux des mortels », et malgrĂ© sa rĂ©sis- tance, il lui baisa les mains. Quelques heures plus tard, en dĂ©pit de la contrariĂ©tĂ© sensible de ma mĂšre, et des deux domestiques qui voyaient la besogne journaliĂšre doublĂ©e du coup, la famille Troubadin s’installait sous notre toit, et mon pĂšre, obligĂ© de se rendre au lycĂ©e pour y faire sa classe du soir aux Ă©lĂšves de philosophie, laissait Ă  ma mĂšre le soin d’établir nos hĂŽtes le plus confortablement possible. Trois piĂšces du second Ă©tage furent mises Ă  leur disposition ;. la chambre du fronton, la plus jolie, la plus gaie, celle dont mon pĂšre faisait son cabinet de travail, fut offerte Ă  la malade; une autre toute voisine, Ă  demi mansardĂ©e, reçut deux lits destinĂ©s au pĂšre Troubadin et Ă  son jeune rejeton mĂąle. Je n’ai pas besoin de dire qu’en fait de mobilier, les deux piĂšces ne contenaient que le strict nĂ©cessaire; mais la vue en Ă©tait jolie. TaillĂ©es dans la hauteur du toit, avec de petites fenĂȘtres en saillie bien expo- sĂ©es au midi, elles dominaient la masse fleurie des lilas et des rosiers du parterre, sĂ©parĂ© seulement par un chemin peu frĂ©- quentĂ©, de vastes enclos plantĂ©s d’arbres, Ă  travers lesquels on entrevoyait les hauts clochers et les maisons de la ville. Mon frĂšre Robert avait cĂ©dĂ© sa chambre Ă  Phrasie, une petite chambre tournĂ©e au nord, sur l’autre façade de la maison et d’oĂč le regard planait sur notre jardin lĂ©gumier, les longues allĂ©es droites, les carrĂ©s de choux, de petits pois et d’asperges, et toute une forĂȘt d’arbres fruitiers en plein rapport, et, par delĂ  le mur de clĂŽture, Ă  droite, Ă  gauche, partout, d’autres jardins oĂč les bourgeois, les commerçants de la ville venaient les jours de fĂȘte et les soirs d’étĂ© festiner en famille dans de petites guinguettes plus ou moins chin oies, avec clochettes et verres de couleurs. Plus loin, c’était la campagne, la vaste plaine normande, semĂ©e de clochers et de villages, monotone, fertile, Ă©tendue presque sans ondulation jusqu’à la mer lointaine dont le vent nous apportait parfois la saveur salĂ©e. Cependant, madame Troubadin avait gagnĂ© pĂ©niblement sa chambre; gĂ©missante, extĂ©nuĂ©e, elle se jeta sur le lit sans s’occu- per de son mari ni de ses enfants. En quelques instants, elle demanda successivement de la tisane, du sirop, un bouillon, une rĂŽtie, du cidre, du vin de Malaga et une foule de choses imprĂ©- vues, dont son cerveau fiĂ©vreux lui suggĂ©rait l’envie. Ma mĂšre montait, descendait, s’empressait, un peu rouge, agitĂ©e moins de la multiplicitĂ© de ces exigences que de la crainte de n’y pouvoir satisfaire. DĂ©jĂ , les bonnes grommelaient sourdement, et la vieille Marie demandait avec humeur quand finiraient toutes ces giries ». Pendant qu’on s’efforçait ainsi prĂšs de la malade, Ulysse Troubadin se promenait innocemment au soleil avec ses enfants, l’un Ă  sa droite, l’autre Ă  sa gauche; les mains croisĂ©es derriĂšre son dos large et rond soulevaient, par de petits tapotements ryth- mĂ©s, les pans de sa redingote qui frĂ©tillaient en cadence sur un air fort jovial ; il sifflotait et se dandinait; son chapeau Ă  haute forme posĂ© en arriĂšre, sur le fond de la tĂȘte, dĂ©couvrait sa face rubi- conde, son nez Ă©pais dont les narines s’ouvraient et semblaient humer l’air avec une expression habituelle de convoitise; ses lunettes luisaient au soleil et jetaient de petites Ă©tincelles phos- phorescentes qui empĂȘchaient de distinguer les yeux ; on les voyait rarement, du reste, ses yeux, et Ă  la vĂ©ritĂ© on n’y perdait guĂšre. Il allait ainsi le long des allĂ©es du jardin potager et de temps en temps se baissait, fourrageait dans les fraisiers oĂč com- mençaient Ă  rougir les premiĂšres fraises, cueillait et mangeait ; ses enfants, Ă  son exemple, se baissaient, cueillaient et mangeaient avec un admirable ensemble, puis ils se relevaient allĂšgrement, aprĂšs un coup d’Ɠil investigateur vers la façade muette de la maison ; ils faisaient quelques pas, le nez en l’air, la poitrine au large, puis recommençaient leur cueillette ingĂ©nue ; ce divertis- sement semblait Ă  leur goĂ»t. Sans qu’ils s’en doutassent, un tĂ©moin invisible observait leur manƓuvre, le colonel Michelot, mon grand-pĂšre, qui faisait sa mĂ©ridienne, tout en lisant son journal, prĂšs de la fenĂȘtre de sa chambre. Soldat de fortune, devenu officier par sa bravoure, puis colonel d’état-major Ă  la Restauration, et finalement aide de camp du duc de Berry, il avait abandonnĂ© le service aprĂšs la mort tragique de FIGARO ILLUSTRÉ 63 ce prince, et vivait dans ce fond de province paisiblement, prĂšs de sa fille unique qui Ă©tait ma mĂšre, ajoutant l'aisance de sa solde de retraite aux minces ressources de la famille. Ainsi que l'avait dit mon pĂšre, nous n’étions pas riches et la maison que nous habitions prĂ©sentait le plus clair de notre patrimoine. C’était un beau vieillard d’une figure Ă©nergique et douce sous une profusion de cheveux bouclĂ©s, les plus fins, les plus blancs qui se voient ; ses yeux vifs et noirs Ă©taient admirables. Il esti- mait infiniment mon pĂšre, son caractĂšre droit et gĂ©nĂ©reux. Et, bien que l’introduction de cette famille famĂ©lique des Troubadin lui eĂ»t semblĂ© fort imprudente, il ne s’était permis aucune obser- vation. Les façons dĂ©clamatoires et doucereuses du sieur Ulysse Trou- badin lui avaient pourtant singuliĂšrement dĂ©plu; mais il s’était bornĂ© Ă  poser Ă  notre hĂŽte quelques questions insidieuses dont la _ prĂ©cision l’avait une ou deux fois pris au dĂ©pourvu et visiblement em- barrassĂ©. DĂšs cette premiĂšre rencontre, avait Ă©clatĂ© entre eux une manifeste antipathie. Mon pĂšre revint vers l’heure du dĂźner, rapportant dĂ©jĂ  quelques propositions acceptables, — il 1 imaginait, du moins, — pour son protĂ©gĂ©. Aucune, cependant, ne lui agrĂ©a. MaĂźtre d’études?... Un mĂ©tier abominable qui d ailleurs 1 obligerait Ă  rĂ©sider au lycĂ©e, et que deviendraient alors la femme et les enfants? Ce fut un concert de lamentations dont_ mon pauvre pĂšre demeura tout confus. — Commis en librairie?... Quelle humiliation! Servir chez les autres, quand on a commandĂ© en maĂźtre. — Clerc d’huissier?... Faire Ɠuvre de bourreau, poursuivre les misĂ©rables, exproprier, saisir? Jamais il n’aurait cet affreux courage. L’idĂ©e seule lui fendait le cƓur... Et 1 excellent homme tournait la tĂȘte Ă  droite et Ă  gauche, lentement, comme un ostensoir, afin que chacun pĂ»t voir Ă  loisir les tendres larmes dont sa face Ă©tait inondĂ©e Ă  la seule idĂ©e du malheur d’autrui... Et puis, vraiment, il Ă©tait fait pour mieux que cela! Ce fut ainsi chaque jour ; toutes les tentatives que mon pĂšre renouvelait avec une infatigable bontĂ© Ă©chouaient rĂ©guliĂšrement devant les rĂ©pugnances ou les dĂ©licatesses imprĂ©vues de l’ex- libraire. Mais, mon Dieu, pourquoi vous agiter, vous tourmenter ainsi? disait-il du ton d’une mansuĂ©tude infinie. Je ne suis pas pressĂ© !... Tout vient Ă  point Ă  qui sait attendre... Seigneur ! ne suis-je pas bien ici, dans cette famille si respectable, que je chĂ©ris dĂ©jĂ  comme la mienne propre. Oui, je me sens ici comme chez moi... J ai le caractĂšre fait de cette façon ; je m’attache Ă  ceux qui m’entourent... C’est une grĂące du ciel... Ne vous inquiĂ©tez pas Ă  mon sujet ; je suis rĂ©signĂ© ! La rĂ©signation est une grande vertu, rĂ©pondait mon pĂšre, un peu agacĂ©. Mais l’Ecriture dit Aide-toi, le ciel t’aidera ». Et fort de ce prĂ©cepte, il remit au bon Troubadin une liste de personnes Ă  voir, de dĂ©marches Ă  faire, dans le secret espoir que son hĂŽte ayant lui-mĂȘme la peine des sollicitations et l’ennui des rebuffades, serait peut-ĂȘtre plus aisĂ©ment satisfait. A partir de ce moment, Ulysse Troubadin se mit en cam- pagne; chaque jour, pourvu que le temps fĂ»t beau, ni pluvieux, ni trop chaud, il sortait aprĂšs le dĂ©jeuner et ne rentrait que pour 1 heure du dĂźner. RĂ©guliĂšrement, il revenait les poches pleines de friandises que ses enfants s’arrachaient avec des cris sauvages. Accroupi au milieu de la pelouse, il ouvrait les bras en gloussant Ă  la façon des poules qui hĂšlent leurs poussins, et laissait fouiller, retour- ner, quelquefois mĂȘme arracher ses poches. — Allons! paix, mes petits agneaux! Ne vous bousculez pas... Phrasie, prends garde Ă  ton petit frĂšre... Voyez! voyez un peu ce jeune lion, comme il y va des pieds et des pattes! Baisez papa, drĂŽle... faites mamours Ă  ce pauvre pĂšre qui rapporte des dragĂ©es Ă  ses chĂ©ris. ' Vous feriez mieux de leur acheter des souliers, s’écria une fois Marie, la cuisiniĂšre, au lieu de leur gĂąter Y estomaque avec des sucreries. . v ?us, ma fille, rĂ©pliqua-t-il avec dignitĂ©, vous feriez mieux de taire votre langue et de ne pas insulter au malheur... Si nos chaussures sont usĂ©es, c’est que Dieu nous Ă©prouve... il Ă©prouve notre vertu de bien des maniĂšres... Comme au saint homme Job; il nous refuse les biens de ce monde, et permet que nous soyons outragĂ©s par des servantes. » L’accolade des jeunes Troubadin Ă©tait parfois d’une impĂ©tuo- sitĂ© si terrible, qu’il arrivait au saint homme Job de rouler sur le gazon comme une simple quille, et il ne par- . venait pas toujours Ă  reprendre son Ă©quilibre sans 1 assistance de quelque bras charitable. Nous remarquions qu’il avait souvent, au retour de ces excursions en ville, le teint plus enluminĂ© et les jambes un peu flageollantes... Par exemple ses dĂ©marches n’aboutissaient pas vite il rentrait toujours bredouille. Il semblait que la fatalitĂ© le poursuivĂźt c’était un en- chaĂźnement de contretemps, de malentendus, d’accidents Ă©tranges par suite desquels il ne rencontrait jamais les gens qu’il devait voir et trouvait partout porte close. Pourtant, je ne perds pas courage, disait-il d’une voix suave avec un cĂ©leste sourire ; c’est dans l’adversitĂ© que se montrent les grands caractĂšres... Mon cƓur ne faiblira pas ! » Et sans paraĂźtre entendre les bast ! bast ! » ironiques du grand-pĂšre, il se redressait dans une attitude de Titan foudroyĂ© Non !... je ne faiblirai pas ! » C’était au dĂźner gĂ©nĂ©ralement que nous entendions le rĂ©cit de ses infructueuses tentatives, contĂ©es avec un luxe de dĂ©tails Ă©blouissant. Mon pĂšre, au commencement, prenait la peine de discuter ses procĂ©dĂ©s, de lui indiquer les maladresses, les erreurs C0 T lm ises; il s’était lassĂ©, et chacun maintenant Ă©coutait l’inĂ©vi- table rĂ©cit dans un morne silence dĂ©sapprobateur. Cela ne trou- troublait nullement le cher homme; sa mĂ©saventure quotidienne une fois, narrĂ©e, il. se frottait les mains comme aprĂšs un devoir accompli et souriait bĂ©nignement Ă  l’assemblĂ©e ; puis d’une voix Ă©mue Qu’il est bon, qu’il est doux, aprĂšs les dĂ©ceptions amĂšres et le rude labeur du jour, de se retrouver ainsi, en famille... autour d’une table... frugale, de goĂ»ter le charme des pures joies domesti- ques... BĂ©nissons le Seigneur, de ses misĂ©ricordes... Ma chĂšre dame, encore un peu de ce haricot de mouton!... Si cependant, il se trouvait... Ma chĂšre dame, oserai-je vous demander... N’y aurait-il pas ce soir, par hasard, un petit rĂŽti... un tout petit rĂŽti? Non ? Eh bien ! je reviendrai Ă  ce haricot... Ă  moins que bobonne n’ait la charitĂ© de me concĂ©der un peu de cet excellent poulet qui lui est destinĂ©, et qu’elle ne mangerait certainement pas tout entier... Bonne amie, s’il te plaĂźt, une miette de cette succulente volaille?... — Prends toi-mĂȘme, mon ami. — Et moi?... Moi aussi, j’en veux », criaient les enfants, et le poulet allait, jusqu’au dernier morceau, s’engouffrer dans l’esto- mac de l’intĂ©ressante famille Troubadin, Ă  la grande mortification de notre pauvre mĂšre qui calculait intĂ©rieurement avec chagrin par quels prodiges d’économie et d’austĂ©ritĂ© journaliĂšre, son modeste budget pourrait s’équilibrer au bout du mois. En se prolongeant, le sĂ©jour des Troubadin devenait dĂ©cidĂ©- 64 FIGARO ILLUSTRÉ ment incommode. Leurs exigences compliquaient le service et multipliaient les frais. Il faut avoir connu l’inflexible rigueur d’un revenu Ă  peine suffisant, les transes de gens timides et fiers, dĂ©cidĂ©s Ă  tout souffrir plutĂŽt que de s’endetter ou de trahir leur pauvretĂ©, pour comprendre la contrariĂ©tĂ© de ma mĂšre devant les rĂ©clamations croissantes de ses hĂŽtes. M. Troubadin avouait sa gourmandise et n’en rougissait pas. — De quoi sert d’avoir une Ăąme, disait-il, si l’on mange de tout indiffĂ©remment, comme les animaux ! En un sens, la recherche dans la nourriture est un hommage rendu au souverain dispensateur des biens de ce monde... C’est une partie du culte que nous devons Ă  la Divi- nitĂ©. » Cette thĂ©ologie n’était pas du goĂ»t de ma mĂšre ; encore moins les critiques, les rĂ©primandes que se permettait parfois la familiaritĂ© de l’ex-libraire, quand un plat se trouvait manquĂ©, ou que le menu n’était pas Ă  son grĂ©. Mon grand-pĂšre s’était vu forcĂ©, plus d’une fois, de le rabrouer assez vertement. Le vendredi, entre tous les jours de la semaine, Ă©tait le plus difficile Ă  passer... Chez nous, sauf les cas de maladie, l’absti- nence Ă©tait de rigueur, et justement la tribu des Troubadin n’aimait pas le maigre ! Le pauvre Ulysse avait essayĂ© vainement d’éluder la rĂšgle ; toutes ses finesses, son impudence qui si souvent lui rĂ©ussissaient, avaient Ă©chouĂ© devant la discipline Ă©ta- blie. Il avait beau geindre, dĂšs la premiĂšre heure du jour, se plaindre de migraine ou de coli- que et se tortiller comme un ser- pent ; il avait beau se tenir la tĂȘte dans les mains, se tĂąter le pouls avec affectation et contempler sa langue devant les glaces, il en Ă©tait pour ses peines et ses sou- pirs, rĂ©duit Ă  se contenter comme nous tous, d’Ɠufs, de lĂ©gumes et de quelque poisson sans impor- tance. 11 n’en pouvait prendre son parti et s’en vengeait par des sarcasmes sur l’intolĂ©rance et l’esprit Ă©troit des dĂ©vots. On affectait de ne pas com- prendre, avec un parti pris de ne point s’offenser. Cependant il arriva qu’un soir de Quatre- Temps, la bourrasque, longtemps dĂ©tournĂ©e, Ă©clata tout Ă  coup. C’était le dernier des trois jours maigres, un samedi, et l’estomac du sieur Ulysse geignait cruel- lement. Il prenait au dĂźner des poses endolories, mangeait du bout des lĂšvres avec des contor- sions de rat empoisonnĂ©, que dĂ©mentait l’éclat surabondant de son teint fleuri et de ses vastes joues rebondies. Les regards de convoitise navrĂ©e qu’il jetait sur la tranche de filet savoureux au- quel avait droit sa femme en sa qualitĂ© de malade, nous donnaient surtout de folles envies de rire, d’autant plus que la pauvre phti- sique ne semblait nullement Ă©mue, ni disposĂ©e au moindre sacri- fice. Notre gaietĂ© Ă  peine contenue eut fait explosion certainement sans le respect un peu tremblant que nous inspirait notre pĂšre, impassible devant ces simagrĂ©es et comme Ă©tranger Ă  la comĂ©die. Ma mĂšre, demi-souriante, encourageait gracieusement le patient Encore un peu de ces Ɠufs brouillĂ©s, monsieur Trou- badin. — Non... merci, Madame... C’est moi, dĂ©cidĂ©ment, qui suis brouillĂ© avec les Ɠufs... avec tous les Ɠufs!... Je ne les aime qu’en poulets. — Vous offrirai-je alors de cette raie au beurre noir ? » Il hĂ©sita. Finalement, la gourmandise l’emporta sur la rancune, et, maussade, il tendit son assiette et mangea en silence. La raie, reprit-il aprĂšs un instant de mĂ©ditation, est un poisson gĂ©nĂ©ralement peu estimĂ©... Ă  tort, peut-ĂȘtre, je ne sais... A Coutances, madame Troubadin ne permettait pas que l’on m’offrĂźt de ces mets un peu... comment dirais-je?... un peu dĂ©- criĂ©s... N’est-ce pas, bonne amie ?... Nous prĂ©fĂ©rions la sole et le turbot .. C’était notre goĂ»t... Cependant puisque vous l’exigez, Madame, je reprendrai un peu de cette raie... cette raie au beurre noir ! fications insensĂ©es... des privations meurtriĂšres... et tout cela par fausse gloire de vertu ! » Mon pĂšre s’était redressĂ©, il allait rĂ©pondre ; grand-pĂšre ne lui en laissa pas le temps. Un vent de colĂšre souleva ses fins cheveux blancs autour de son front ; il frappa la table d’un coup de poing, et foudroyant l’ex-libraire de son regard Ă©tincelant, il s’écria d’une voix tonnante Qui est-ce qui m’a bĂąti ce clampin-lĂ  !... Nous croit-il des sourds et des idiots pour venir nous dĂ©biter ses impertinences. Morbleu ! f le camp, si vous n’ĂȘtes pas content, et laissez-nous la paix ! » Le tonnerre tombant sur la table n’eĂ»t pas produit plus de stupeur. Madame Troubadin se renversa sur sa chaise, Ă  demi pĂąmĂ©e, tandis que son mari aplati, terrassĂ©, pliant le dos sous l’algarade, petit, tout petit, disparaissait presque sous la table ; sa faconde arrogante ne soufflait mot maintenant. Un instant, il dĂ©libĂ©ra sur le parti Ă  prendre. Puis, se redressant avec un hoquet douloureux, il plongea dans sa serviette son visage baignĂ© de pleurs, ces pleurs toujours en rĂ©serve dans son magasin d’acces- soires, et il quitta la table. Les enfants se mirent Ă  braire sur un mode qui leur Ă©tait particulier et se prĂ©cipitant sur ses pas, cha- cun empoigna un des pans de la re- dingote paternelle et le groupe la- mentable disparut dans un bruit de sanglots. J’ai Ă©tĂ© trop vif, dit le grand- pĂšre avec regret ; mais, en vĂ©ritĂ©, cet homme-lĂ  ferait damner un saint. — Oh! lĂ  lĂ ... Seigneur! qu’al- lons-nous devenir?» gĂ©missait mada- me Troubadin se lamentant et toussant Ă  la fois. On la calma du mieux qu’on put, et ma sƓw, lui offrant l’appui de sa jeune Ă©paule, l’aida Ă  remonter chez elle. C’est un sot ! dit mon pĂšre dĂšs que madame Troubadin eĂ»t quittĂ© la table. Vraiment, cet homme est un sot ! » C’était le premier mot sĂ©vĂšre qu’il se fĂ»t permis sur son hĂŽte. Ma mĂšre saisit l’occasion Un sot?... Si ce n’était que cela! Tu ne le connais pas... Tu ne veux pas voir ce qu’il est ! Un Tartuffe, un vrai tartuffe, je te le dis. » Mon pĂšre hocha la tĂȘte. Vous ĂȘtes trop passionnĂ©e, Madame ; vous voyez du calcul oĂč il n’y a que vanitĂ© et sottise... Pour quelque propos indiscret, quelqueACompliment mal tournĂ©, vous lui supposez des intentions mauvaises... Ce n’est pas sa faute, si vous ĂȘtes agrĂ©able et jolie, et ce n’est pas un grand crime de vous le dire, mĂȘme gauchement et sans tact. » Nous nous mĂźmes Ă  rire bruyamment, car nous trouvions notre maman charmante, comme elle Ă©tait, en effet, et l’hommage rendu par mon pĂšre nous avait tous rĂ©jouis, d’autant plus que son regard sĂ©vĂšre, scrutateur, semblait mieux fait pour dĂ©couvrir les dĂ©fauts les plus cachĂ©s que pour se laisser toucher par la grĂące et la beautĂ©. Je ne puis parler de ma mĂšre sans m’arrĂȘter un instant Ă  peindre cette chĂšre figure ; ma mĂšre Ă©tait petite et bien faite, sa poitrine large, dĂ©veloppĂ©e, n’excluait pas la finesse de la taille ; elle avait une peau de satin, le bras parfait, la main petite, un peu potelĂ©e, avec des doigts effilĂ©s terminĂ©s par des ongles roses en amandes ; ses yeux bruns, lumineux, ses traits rĂ©guliers avaient une expression de noblesse, de bontĂ© et de can- deur qu’elle a gardĂ©e jusqu’à la plus extrĂȘme vieillesse. Le front Ă©tait haut sous des cheveux noirs, fins et frisants; la bouche grande, bien dessinĂ©e, s’ouvrait en un sourire infiniment sĂ©dui- sant sur les plus admirables dents qui se puissent imaginer. Je ne connais Ă  pouvoir leur ĂȘtre comparĂ©es que celles de ma sƓur Lili, qui ressemblait Ă  ma mĂšre, d’ailleurs, avec des traits plus fins et une nuance plus marquĂ©e de timiditĂ© et de douceur. Ma mĂšre un peu intimidĂ©e par le compliment inattendu de son mari et par l’éclatant succĂšs qu’il avait obtenu parmi, sa chĂšre couvĂ©e, reprit avec un peu d’embarras S’il ne s’agissait que de propos, de sottes fadeurs ; mais tout en cet homme est dĂ©plai- sant... Ses maniĂšres, ses regards... Je le rĂ©pĂšte, c’est un vilain — Demain, monsieur Troubadin, rĂ©pondit ma mĂšre dans une intention consolatrice, j’aurai le plaisir de vous offrir un bif- teck... et du gigot. » Cette bonne intention de ma mĂšre mit le feu aux poudres, soit qu’il y vĂźt quelque raillerie, soit que son exaspĂ©ration fĂ»t arrivĂ©e au comble. Il s’écria avec violence Je l’espĂšre bien, Madame... je l’espĂšre... Il est temps, en vĂ©ritĂ©, de mettre fin Ă  ces fastueuses austĂ©ritĂ©s... Autant j’ai de respect pour la vertu modeste... qui se cache... se dissimule et craint sur toute chose de s’imposer... autant je mĂ©prise l’ostenta- tion pharisaĂŻque... Oui, je la hais... je la mĂ©prise! » — Il Ă©cu- mait. — Imposer des prescriptions barbares aux faibles il toussa, aux enfants il jeta un regard Ă©plorĂ© Ă  Toto et Ă  Phrasie qui, le nez dans leur assiette et les doigts dans la sauce, ne s’embarrassaient guĂšre des dĂ©clamations paternelles, des morti- personnage... » Mon pĂšre fit un geste de dĂ©dain Ne vas-tu pas me demander d’ĂȘtre jaloux de M. Trouba- din?... Il me suffit que tu le juges ce qu’il vaut... et mĂȘme un peu moins, je crois. _ , ... — C’est un propre Ă  rien, s’exclama la vieille Marie qui aidait au service ; une vraie chiffe et un goinfre. » Nous allions nous reprendre Ă  rire ; mais un regard sĂ©vĂšre du maĂźtre glaça l’explosion et refoula Marie jusqu’au fond de sa cuisine. Dieu veuille, mon cher ami, que vous n’ayez pas a vous repentir de votre indulgence et de votre libĂ©ralitĂ©, murmura le grand-pĂšre en pliant sa serviette. Selon moi, cet homme est mau- vais, et faux, ce qui est pire que tout. — Attendons pour le juger qu’il ne soit plus notre hĂŽte... Robert, dis les GrĂąces... en latin et sans bredouiller, surtout. » FIGARO ILLUSTRÉ 65 Si mes parents s’étaient flattĂ©s que cette scĂšne dĂ©sagrĂ©able hĂąterait le dĂ©part de la famille Troubadin, ils furent déçus. Le lendemain, l’ex-libraire apparut au dĂ©jeuner aussi guilleret, aussi Ă  l’aise et reposĂ© qu’à l’ordinaire, et tout reprit le train accoutumĂ©. DĂšs qu’il Ă©tait levĂ©, le matin, aprĂšs avoir longuement savourĂ© une tasse d’odorant cafĂ© assaisonnĂ© d’une crĂšme Ă©paisse et d’in- nombrables rĂŽties au beurre bien croustillantes, il descendait au jardin faire son tour de propriĂ©taire » et surveiller les primeurs; les cerises avaient succĂ©dĂ© aux fraises, puis les reines-Claude; c’étaient maintenant les pĂȘches des espaliers et les raisins des treilles que convoitait son regard caressant; cette promenade au jardin Ă©tait rĂ©glementaire, le premier devoir de la journĂ©e. 11 n’y manquait pas, sauf les jours de grande pluie ou d’orage ; car il avait ses petites faiblesses, l’excellent homme! Bien qu’à cer- tains moments d’effusion il laissĂąt percer quelques vellĂ©itĂ©s d’es- prit fort, il avait peur du tonnerre et courait s’enfermer, tous volets clos, dans une chambre obscure oĂč, les doigts dans les oreilles, il marmottait des priĂšres tant que durait l’orage. Il avait aussi une foule de petites superstitions qui compliquaient singu- liĂšrement sa vie tantĂŽt une corneille qui s’était levĂ©e Ă  sa gauche, tantĂŽtune chouette avait gĂ©mi sous sa fenĂȘtre, ou bien son couteau et sa fourchette s’étaient croisĂ©s. S’il voyait trois bougies allu- mĂ©es Ă  la fois, il courait tout frissonnant en souffler une. Nous le vĂźmes apparaĂźtre un matin, pĂąle et dĂ©composĂ©, les yeux pleins de larmes, parce qu’en s’éveillant il avait constatĂ© sur sa main une petite tache jaune, couleur de bile C’est un signe de mort ! » nous dit-il, et tout le jour il demeura enfermĂ©, n’osant sortir de peur d’aller au-devant de la catastrophe annoncĂ©e. Il croyait aux rĂȘves et lisait la ClĂ© des songes comme un brĂ©viaire. Ses enfants Ă©taient initiĂ©s Ă  ces sottes chimĂšres. A tout instant, ils ac- couraient effarĂ©s Qu’est-ce que ça veut dire, p’pa, si j’ai mis mon bas Ă  l’envers ?... » — Qu’est-ce qui va m’arriver ; j’ai rĂȘvĂ© d’un chat noir?... » — Ou bien il y avait des craquements dans le mur, et gravement, le front plissĂ©, l’ex-libraire consultait ses livres et sa mĂ©moire pour interprĂ©ter le prĂ©- sage. Chez madame Troubadin, pauvre Ăąme ! c’étaient d’autres faiblesses elle avait des envies de pie-voleuse, et tout l’effort de sa vertu consistait Ă  se faire offrir sans vergogne ce qu’elle ne se permettait pas de pren- dre elle-mĂȘme, si bien que ma mĂšre n’osait porter, en sa prĂ©sence, ni un bout de dentelle, ni un ruban frais, de peur d’ĂȘtre amenĂ©e, par d’importunes sollicitations, Ă  se dĂ©pouiller de sa modeste parure. Elle cachait de mĂȘme ses petits coffrets, ses ciseaux, tous les menus objets qui pouvaient tenter la convoitise pleurarde de la malade. De tout cela rĂ©sultaient un malaise et une fatigue Ă  peu prĂšs unanimes chez tou- tes les personnes de la mai- son. Les domestiques surtout Ă©taient excĂ©dĂ©es du surcroĂźt de besogne, harcelĂ©es par les enfants mal Ă©levĂ©s et pillards, par la malade, impitoyable t- dans son Ă©goĂŻsme tracassier, et surtout par M. Troubadin lui-mĂȘme ; son furetage in- commode dans l’office et les buffets, jusqu’au fond des casseroles, ses prĂ©tendues recettes culinaires, dont l’infaillible effet eĂ»t Ă©tĂ© de mettre promptement Ă  sec l’armoire aux provisions, exaspĂ©- raient notre vieille cuisiniĂšre. Elle le mĂ©prisait et le rabrouait autant que le permettait la grande peur qu’elle avait de mon pĂšre... Quant Ă  Luce, la bonne d’enfants, une gentille blonde de vingt ans, rieuse et toujours chantant, son attitude avait subi plusieurs modifications sensibles. Elle avait commencĂ© par se moquer de lui, en secret, avec nous, puis enhardie peu Ă  peu, elle Ă©tait arrivĂ©e Ă  lui dire en face, sans se gĂȘner, des imperti- nences qui nous faisaient frĂ©mir. Luce, tu as tort, disait la craintive Lili ; il ira se plaindre et tu seras grondĂ©e. » La figure de Luce, rose et ronde comme une pomme, s’éclai- rait alors d’un malin sourire Ă  fossettes. Se plaindre, lui!... Il n’oserait... Le vieux drĂŽle !... il ferait beau voir cela, et qui des deux aurait le dernier ! — Oh ! Luce, comme tu le traites... S’il t’entendait ! — Bon ! bon !... il ne me fait pas peur... je le connais!... » Je me souviens qu’un jour, pendant la rĂ©crĂ©ation, nous Ă©tions tous les cinq avec Luce dans la salle verte, on appelait ainsi un banc de gazon circulaire cachĂ© tout au bout du parterre sous un Ă©pais bosquet de noisetiers et de lilas. Tout en raccommodant de petites chaussettes, Luce nous contait une histoire de son village, que nous Ă©coutions trĂšs attentifs, les lĂšvres Ă©panouies dĂ©jĂ  par un rire, dont les deux garçons contenaient Ă  peine l’explosion et qui mal Ă©touffĂ© jaillissait par avance comme des fusĂ©es trop tĂŽt allu- mĂ©es et qui Ă©clatent ; car Luce Ă©tait si gaie et si drĂŽle que tous ses rĂ©cits se terminaient infailliblement par de joyeuses farces, et nous faisaient trĂ©pigner d’aise, petits et grands. Au plus beau moment survint M. Troubadin ; il s’était glissĂ© Ă  pas de loup avec tant de prĂ©caution qu’aucun de nous ne l’avait entendu, si bien que la peureuse Lili jeta un petit cri en l’apercevant et se blottit sur l’épaule de Luce comme un enfant effrayĂ©. Et M. Troubadin crut devoir, pour la rassurer, lui tapoter doucement la joue et caresser ses cheveux avec de petites syllabes rĂ©confortantes, effleurant par la mĂȘme occasion le cou blanc de Luce qui regimba tout Ă  coup. — Avez-vous fini, vous? Qu’est-ce que c’est que ces maniĂšres-lĂ ? A-t-on jamais vu... vieux patelin ! » — M. Trou- badin, nous l’avions remarquĂ©, supportait toutes les brusqueries de Luce et nous Ă©merveillait par sa bĂ©nignitĂ©. Il sourit, pivota sur ses talons Ă  droite, puis Ă  gauche, lançant chaque fois Ă  la petite bonne, Ă  travers ses lunettes bleues, des Ɠillades mali- cieuses, et il continua ce manĂšge si longtemps, se dandina et fit la roue avec une si comique vanitĂ© que la colĂšre de Luce n’y put tenir. Un fou rire la prit, aussitĂŽt imitĂ© par tous les enfants, sauf Lili, toujours retenue par la crainte d’ĂȘtre impolie et de faire de la peine. — Le voyez-vous ? disait Luce suffoquĂ©e; regardez-le battre des ailes et se rengorger comme un gros pigeon !... A qui en a-t-il, Seigneur?... Qu’est-ce qui lui prend ? » Quand il eut joui Ă  son grĂ© d’un succĂšs qui ne semblait pas lui dĂ©plaire, d’une voix cĂąline il rĂ©pondit Je venais tout sim- plement, mademoiselle Luce, vous prier de vouloir bien coudre un bouton au col de ma chemise. » Ce disant, il enlevait sa cravate, levait son menton gras et dĂ©couvrait, dans l’entre-bĂąillement de la chemise, son cou massif et le haut de sa poitrine charnue. Ainsi affalĂ© sur le banc, renversĂ©, la gorge Ă  dĂ©couvert, il sifflo- tait d’un air bĂ©at, tandis que ses doigts grassouillets, de chaque cĂŽtĂ© de sa large personne, tambourinaient je ne sais quel rythme badin sur le gazon. Luce prit une aiguille, un bouton dans sa boĂźte Ă  ou- vrage, et s’approchant de lui, trĂšs sĂ©rieuse Tenez- vous droit, au moins, puisqu’il faut Ă  toute force qu’on s’occupe de vous. » En un instant le bouton fut remis, et M. Troubadin s’éloigna toujours sifflotant, avec un agrĂ©able balancement des hanches. Luce reprit sa place sans rien dire. Mais nous eĂ»mes beau rĂ©clamer l'histoire, elle prĂ©tendit l’avoir oubliĂ©e. Elle n’était plus en train et semblait soucieuse. Peu Ă  peu, un nouveau changement se produisit dans ses maniĂšres Ă  l’égard de M. Troubadin ; elle cessa de se moquer de lui et devint fort rĂ©servĂ©e; elle l’évitait, tour- nait court lorsqu’elle l’aper- cevait dans un corridor ou au boutd’une allĂ©e, et devenait subitement trĂšs rouge, avec une nuance d’humeur, s’il lui adressait la parole. — Quand donc s’en ira-t-il ? soupirait-elle parfois avec impatience. Je ne serai pas tranquille qu’il ne soit parti m. 66 FIGARO ILLUSTRÉ avec toute sadique. » C’était bien notre sentiment Ă  tous, qu’on n’aurait pas de repos tant que ces gens seraient lĂ . Mon pĂšre seul se taisait par gĂ©nĂ©rositĂ© et point d’honneur d’hospitalitĂ©, et personne n'osait Ă©lever la voix pour se plaindre. SĂ»r de son terrain, M. Troubadin se dĂ©veloppait; ses belles qualitĂ©s s’étalaient plus Ă  l’aise. Il prenait de l’aplomb, sauf devant le colonel Michelot, dont il craignait d’échauffer trop les oreilles. Cependant l’étĂ© allait finir, les vacances aussi. Mon pĂšre pro- fita des derniers jours libres qui lui restaient pour faire une excursion gĂ©ologique dans une partie du dĂ©partement qu’il n’avait pas explorĂ©e; car il Ă©tait fort curieux de toutes ces choses. Le temps des vacances, pour nous, ressemblait beaucoup au reste de l’annĂ©e mĂȘme discipline, mĂȘmes devoirs, mĂȘmes plaisirs sim- ples, et sans apprĂȘt. Mon pĂšre, grand travailleur, avait pour maxime que l’oisivetĂ© est la mĂšre des vices, et il prenait Ă  tĂąche de ne pas laisser Ă  ses enfants le temps d’en contracter un seul. En son absence pourtant ce travail assidu se relĂąchait un peu, et bien qu’il nous eĂ»t, Ă  tous, taillĂ© de la besogne avant de partir, la main plus lĂ©gĂšre de notre mĂšre laissait flotter les rĂȘnes, et le jeune troupeau marchait Ă  sa guise. Le grand-pĂšre aussi s’ingĂ©niait Ă  nous gĂąter un peu, et inventait de jolies promenades aux envi- rons. Nous partions alors sous sa garde, Ă  pied, si la distance le permettait; dans une voiture de louage, si la route Ă©tait longue. En ce cas, on emmenait tout le monde, mĂȘme le baby avec Luce, et notre mĂšre, peu blasĂ©e sur le plaisir, s’amusait autant que nous. Depuis longtemps nous mĂ©ditions une promenade Ă  la mer, non pas sur un point dĂ©terminĂ© et proche, comme il nous arrivait de le faire chaque Ă©tĂ© ; mais une vraie excursion qui comprendrait tout un coin de la cĂŽte, depuis Courseulles, oĂč l’on dĂ©jeunerait au parc aux huĂźtres, jusqu’à Ouistreham, et le retour tout le long de l’Orne. Ce projet, nous le caressions en secret, comme une conspiration, car il s’agissait de ne pas donner l’éveil Ă  la tribu des Troubadin, dont nous ne voulions Ă  aucun prix nous embar- rasser le mystĂšre ajoutait au plaisir. Certes, nos coups d’Ɠil d’intelligence, nos demi-mots indiscrets, nos chuchotements et nos brusques silences, auraient rĂ©vĂ©lĂ© la trame Ă  de moins avisĂ©s que le sieur Troubadin ; mais il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  ne se douter de rien. Une journĂ©e en la compagnie du colonel Michelot, mĂȘme agrĂ©mentĂ©e d’huĂźtres et de vin clairet, ne lui paraissait pas prĂ©ci- sĂ©ment une partie de plaisir. Ne fallait-il pas d’ailleurs qu’il tĂźnt compagnie Ă  sa pauvre femme, et comment aurait-il le cƓur de se divertir tout un jour loin d’elle? C’est ce qu’il soupira d’une voix Ă©mue quand, la veille du jour fixĂ©, on lui annonça au dĂźner que nous ferions, le lendemain, une visite Ă  la campagne. C’était la formule convenue pour dĂ©cou- rager toute tentative de se joindre Ă  nous ; il n’en fit aucune et se contenta d’appeler sur nous les bĂ©nĂ©dictions cĂ©lestes. Le soir, il se retira de bonne heure avec sa femme et ses enfants, et nous, tout Ă  l’espoir du plaisir promis, nous nous enfermĂąmes dans la salle d’études, Lili, Robert et moi, en annon- çant l’intention d’y passer une partie de la nuit, jusqu’à ce que notre tĂąche du lendemain fĂ»t achevĂ©e; nous avions Ă  cƓur d’affranchir de tout souci cette belle journĂ©e. Mais avant qu’il fĂ»t dix heures, ma mĂšre inquiĂšte de ce grand zĂšle y vint mettre obs- tacle, et nous contraignit Ă  nous coucher. Nous montĂąmes Ă  petit bruit, de peur d’éveiller ceux qui dor- maient dĂ©jĂ . Au premier Ă©tage, ma mĂšre nous embrassa, Lili et moi, et se retira avec Robert qui, depuis l’arrivĂ©e des Troubadin, couchait, ainsi que le petit AndrĂ©, dans un cabinet prĂšs de sa chambre. Nous habitions, mes sƓurs et moi, au second Ă©tage, trois piĂšces contiguĂ«s se commandant l’une l’autre, dont la pre- miĂšre, la plus grande, Ă©tait occupĂ©e par Lili et la petite Ninette, prĂšs d’elle, dans un berceau. Deux portes parallĂšles menaient de cette premiĂšre piĂšce, l’une dans une petite chambre trĂšs gaie qui Ă©tait la mienne, l’autre dans une mansarde oĂč couchait Luce afin d’ĂȘtre Ă  portĂ©e de veiller sur le baby en l’absence de Lili, et de nous rendre tous les services dont nous pouvions avoir besoin. La lune, je m’en souviens, brillait ce soir-lĂ  d’un Ă©clat trĂšs vif; l’escalier en Ă©tait Ă©clairĂ© et, sans nous ĂȘtre munies d’un bougeoir, nous montions les degrĂ©s d’un pas sĂ»r, appuyĂ©es l’une sur l’autre, un peu lentes et lasses, Ă©tourdies de sommeil et d’une tension inaccoutumĂ©e et prolongĂ©e de notre cerveau. A la moitiĂ© du second. Ă©tage, un Ă©troit palier tournant joignait les deux volĂ©es de l’escalier; il Ă©tait en ce moment baignĂ© d’une blanche lumiĂšre que la lune projetait Ă  travers les petits carreaux de la haute croisĂ©e. D’un mĂȘme mouvement, nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©es et le front collĂ© aux vitres, nous regardions au dehors les grandes nappes lumineuses alternĂ©es de masses d’ombres noires compactes qui donnaient au jardin familier un aspect inattendu et fantastique; il nous apparaissait en ce moment comme un lieu nouveau, inconnu, tout revĂȘtu de mystĂšre, d’une paix froide, inanimĂ©e, un lieu oĂč avaient dĂ» s’accomplir, dans les temps, des choses mortes dont le secret pouvait ĂȘtre surpris en ce silence auguste, sous le. pĂąle rayonnement de l’astre Ă©teint des nuits. Nous regardions, trĂšs attentives, sans parler. Un craquement lĂ©ger prĂšs de nous fit redresser nos tĂȘtes, et subitement retournĂ©es, nous restĂąmes pĂ©trifiĂ©es devant une apparition imprĂ©vue sur la plus haute marche de l’escalier, collĂ© contre la porte de notre chambre, la main sur la serrure, et nous laissant dans le doute s’il venait de sortir ou s’il se disposait Ă  entrer, se tenait M. Troubadin aussi interdit que nous. Sans doute, il ne s’attendait pas Ă  nous voir, et ce fut d’une voix mal assurĂ©e, dans un trouble visible, aprĂšs un instant prolongĂ© de silence, qu’il balbutia C’est moi... n’ayez pas peur... Je voulais... c’est-Ă -dire je venais... J’avais cru entendre pleurer votre petite sƓur... et comme je savais que vous travailliez en bas... » — Ninette n’est jamais seule.. . Luce est couchĂ©e prĂšs d’elle... — Luce?... Ah! vraiment... Oui, c’est trĂšs bien vu,... trĂšs prudent,... prĂšs de la petite fille... Je... je n’y pensais pas... Bon- soir, bonsoir. Ah ! Et cette grande veillĂ©e qui devait durer une partie de la nuit... Ah ! ah ! ce n’a pas Ă©tĂ© long... pas long du tout... Il n’est mĂȘme pas dix heures... Allons, bqjsoir, bonsoir... dor- mez bien ! » Il disparut Ă  pas de loup dans le noir du corridor. Oh! que j’ai eu peur ! soupira Lili toute frissonnante Ă  mon bras... Avec ses lunettes qui brillaient dans l’obscuritĂ©, il avait l’air d’un dĂ©mon. Est -ce bĂȘte de s’imaginer qu’on laisse Ninette toute seule, la nuit !... » _ Nous entrĂąmes et aprĂšs avoir soigneusement poussĂ© le verrou intĂ©rieur comme nous le fai- sions chaque soir, nous nous dĂ©pĂȘchĂąmes de nous mettre au lit. Je commençais Ă  m’endor- mir, quand un gĂ©missement frappa mon oreille. Je dressai la tĂȘte Est-ce toi, Lili ?... Pleures-tu?... Es-tu malade? » J’avais laissĂ© ouverte la porte de communication entre nos deux chambres. La voix un peu altĂ©- rĂ©e de Lili rĂ©pondit h J’ai cru que tu venais. » Elle apparut en effet dans son vĂȘtement de nuit. Qui donc a gĂ©mi? — C’est peut-ĂȘtre Lu- ce... Je vais voir. » Elle entra dans la mansarde de notre petite bonne et l’appela doucement Ă  plusieurs reprises, mais celle-ci ne rĂ©pondit pas. Peut-ĂȘtre qu’elle est morte ! balbutiai-je avec une subite Ă©pouvante. — Non, non; je l’entends respirer... Elle dort profondĂ©ment... — - Je croyais bien avoir entendu pleurer. — - Elle a rĂȘvĂ© sans doute. — Ou bien c’était un oiseau de nuit sur le toit... » l Illustrations de Frai-pont. /A continuer. Femmes Japonaises Par PIERRE LOTI Je resterai donc trĂšs superficiel dans ce que je vais dire, et j’aime mieux avouer franchement, dĂšs le dĂ©but, que je ne saurais faire plus... Bien laides, ces pauvres petites Japonaises! Je prĂ©fĂšre poser cela brutalement d’abord, pour l’attĂ©nuer ensuite avec de la gen- tillesse mignarde, de la drĂŽlerie gracieuse, d’adorables petites mains, et puis de la poudre de riz, du rose, de l’or sur les lĂšvres, toutes sortes d’artifices. Presque pas d’yeux, si peu que rien ; deux minces fentes obli- ques, divergentes, au fond desquelles roulent des prunelles rusĂ©es ou cĂąlines, — comme entre les paupiĂšres Ă  peine ouvertes de ces chattes que fatigue le trop grand jour. Au-dessus de ces petits regards bridĂ©s, — mais trĂšs loin au- dessus, trĂšs haut perchĂ©s, — se dessinent les sourcils, aussi fins que des traits de pinceau et nullement retroussĂ©s, nullement parallĂšles aux yeux qu’ils accompagnent si mal; mais droits sur une mĂȘme ligne, contrairement Ă  ce qu’on est convenu de faire dans notre imagerie europĂ©enne chaque fois qu’il s’agit de reprĂ©- senter une japonaise. Je crois que toute l’étrangetĂ© si particuliĂšre de ces petits visages de femmes tient dans cet arrangement de l’Ɠil, qui est gĂ©nĂ©ral, et aussi dans le dĂ©veloppement de la joue, qui s’enfle toujours jusqu’à la rondeur de poupĂ©e; du reste dans leurs peintures, les artistes de ce pays ne manquent jamais de reproduire, en les exa- gĂ©rant mĂȘme jusqu’à l’invraisemblance, ces signes caractĂ©ristiques de leur race. Les autres traits sont beaucoup plus changeants, suivant les personnes d’abord, et surtout suivant les conditions sociales. Dans le peuple, les lĂšvres restent grosses, le nez aplati et court ; dans la noblesse, la bouche s’amincit, le nez s’allonge et s’effile, se recourbe mĂȘme quelquefois en fin bec d’aigle. "Y"E .p' avoir tirĂ© le trait final sur toute espĂšce de Japonerie, I ‱N^rM^Ôici que je me- suis laissĂ© aller Ă  promettre un article . mystĂ©rieux petit bibelot d’étagĂšre qui est la femme - -‱-^‱ J^gApaise. De nouveau donc je m’entoure de tout ce qui peut -j^sqp’à l’illusion de la prĂ©sence, mes souvenirs encore y-Qpa/s de lĂ -bas robes imprĂ©gnĂ©es de parfums nippons, vases, W^ÂŁntails, images et portraits. Portraits surtout, innombrables ^ppĂŻtraits Ă©talĂ©s sur ma table de travail; figures rieuses de mousmĂ©s, ' ou non; petits yeux tirĂ©s aux tempes, petits yeux de . ; ^Êat... Et des toilettes, et des poses!... Toutes les miĂšvreries, - pjfptes les grĂąces cherchĂ©es et bizarres, se drapant dans les plis des longues tuniques ou s’abritant sous l’extravagant bariolage des ombrelles. — Et l’illusion dĂ©sirĂ©e me vient si bien, qu’un de jBĂ©^ites voix me semble sortir de ces albums ouverts; \ > 1 ^lĂąn ^'r-'dc^ mdi .Te n te n d s . dans le silence, comme des petits rires... as qu’un homme de race europĂ©enne puisse Ă©crire japonaise rien d’absolument juste, s’il veut aller au fapes et des aspects. Un japonais seul y parviendrait, e Ă  la rigueur, un chinois, car il y a des affinitĂ©s tables entre ces deux peuples pourtant si diffĂ©rents; i cette Ă©tude Ă©tait fouillĂ©e un peu trop, nous ne la mĂ©prendrion s plus; elle ne nous apprendrait rien, parce qu’elle irait par certain cĂŽtĂ©, qui serait prĂ©cisĂ©ment le cĂŽtĂ© fpital. La race jaune et la nĂŽtre sont les deux pĂŽles maine; il y a des divergences extrĂȘmes jusque dans percevoir les objets extĂ©rieurs, et nos notions sur sentielles sont souvent inverses. Nous ne pouvons Ver complĂštement une intelligence japonaise ou chi- noise ; Ă  un moment donnĂ©, avec un mystĂ©rieux effroi, nous nous sentons arrĂȘtĂ©s par des barriĂšres cĂ©rĂ©brales infranchissables; ces gens-lĂ  sentent et pensent au rebours de nous-mĂȘmes. 68 FIGARO ILLUSTRÉ Il n’est pas de pays oĂč les types fĂ©minins soient aussi tranchĂ©s entre castes diffĂ©rentes. Des paysannes brunes, bronzĂ©es comme des Indiennes, bien prises dans leurs trĂšs petites tailles, potelĂ©es et musclĂ©es sous leurs Ă©ternelles robes de cotonnade bleue. Des citadines Ă©tiolĂ©es, vrais diminutifs de femmes, blanches et pĂąlottes comme de maladives euftjpjj fijajag?, avec ce je ne sais quoi de creusĂ©, de m est l’indice des races trop v ieil ute yc es grandes villes ont l’air / usee^l^'arĂ©dj^al^OTenr, usĂ©es avantVa nafĂȘ§àiTcÂŁ par rfojp long{ieĂ©^diiuit > ^ / de travail et de " ; onMirait que, ute la'uftigue devoir constaml^fff^Ăčx^duit,' %jĂšj^^^sinffl rp ns de bibelots, c e r a b r ^jjsifsanf^ cfcmence dpai_ $rrjĂȘ, derriĂšre de frĂȘles Ă©crans qui les cachent Ă  peine, et entourĂ©es d’un dĂ©ballage de petits instruments drĂŽles, de petites boĂźtes^ pĂŽtidre, de petits pots, elles procĂšdent Ă  leur toilette, devant çfĂ©S/n^iroirs pour rire ; par terre, elles travaillent, cousent, brodent, jouent de leur guitare au long manche, rĂȘvent Ă  d’insaisissable choses,, ou adressent Ă  leurs incomprĂ©hensibles dieux les longues, priĂšres degf matins et des soirs. Les maisonnettes qu’elles habitent sdnt,\il soignĂ©es et maniĂ©rĂ©es qu’elles-mĂȘmes; pre^qt^e v n> wdirei aussi Ă  cloisons dĂ©montables, Ă  tiroirs, Ă  glissiĂšres, avec desjcori ments de toutes formes et d’étonnants petits placards, d’une propretĂ© minutieuse, mĂȘme chez les plus humbles; et t^'ut cela d’une apparente simplicitĂ©, surtout chez les plus riches. Seul l’autel des ancĂȘtres oĂč des baguettes d’encens brĂ»lent, est un peu dorĂ©, laquĂ©, garni, comme une pagode, de potiches et de lanternes ; partout ailleurs, une nuditĂ© voulue, une nuditĂ© d’autant plus complĂšte et plus blanche que l’habitation est plus Ă©lĂ©gante. Jamais de tentures brodĂ©es nulle part ; quelquefois seulement des por- tiĂšres transparentes, faites de perles et de roseaux enfilĂ©s. Jamais de meubles non plus ; c’est par terre ou sur des petits socles en laque que se posent les objets usuels ou les vases de fleurs. La maĂźtresse de maison fait consister le luxe de son intĂ©rieur dans l’excĂšs mĂȘme de cette propretĂ© dont je parlais plus haut et qui est une des qualitĂ©s incontestables du peuple japonais. Il est partout d’usage de se dĂ©chausser avant d’entrer dans une maison, et rien n’égale la blancheur de ces nattes sur lesquelles on ne se promĂšne jamais qu’en fines chaussettes Ă  orteil sĂ©parĂ©, la blancheur de ces papiers unis qui recouvrent les plafonds et les murs. Les boise- ries elles-mĂȘmes sont blanches, ni peintes, ni vernies, gardant pour tout ornement, chez les vraies femmes de goĂ»t, leurs imper- ceptibles veinures de sapin neuf. Et j’ai vu plus d’une belle dame surveiller elle-mĂȘme ses comiques petites servantes pendant qu’elles savonnaient Ă  outrance ces boiseries-lĂ , pour leur donner un air d’ĂȘtre toutes fraĂźches, un air d’ĂȘtre Ă  peine sorties du rabot des menuisiers. Dans nos pays, si l’on parle de femmes japonaises, on se reprĂ©sente aussitĂŽt des personnes vĂȘtues de ces robes Ă©clatantes comme celles qu’elles nous envoient ; des robes aux nuances tendres et sans nom, brodĂ©es de longues fleurs, de grandes chi- mĂšres et de fantastiques oiseaux. Eh bien, non, ces robes-lĂ  sont rĂ©servĂ©es pour le théùtre ou pour une certaine classe innommable de femmes qui vivent dans un quartier spĂ©cial et dont il m’est i . 1 0 f . ‱ f -J interdit de parler ici. Les Japonaises s’habillent toutes de nuances sombres ; elles portent beaucoup d’étoffes de coton ou de laine, le plus souvent unies, ou bien semĂ©es de frĂȘles petits dessins nuageux, dont les teintes Ă©galement sombres diffĂšrent Ă  peine des fonds. Et le bleu marine est la nuance gĂ©nĂ©rale, trĂšs domi- III. 18 7 ° FIGARO ILLUSTRÉ nante, — tellement qu’une foule fĂ©minine, mĂȘme en habits de fĂȘte forme de loin un amas d un bleu noir, un grouillement de mĂȘme couleur, oĂč tranchent seulement çà et lĂ  quelques rouges Ă©cla- tants, quelques teintes fraĂźches portĂ©es par de toutes petites hiles ou par des bĂ©bĂ©s. Ces robes, leur forme est connue; dans toutes les images dont le Japon nous inonde, on les a vues peintes ou dessinĂ©es. Leurs manches larges et bottantes laissent libres les bras, un peu ambrĂ©s, qui sont gĂ©nĂ©ralement bien faits et que terminent des mains toujours jolies. Les toilettes se complĂštent de ces larges ceintures appelĂ©es obi, qui sont d’ordinaire en soie magnifique et dont les coques rĂ©guliĂšres, formant comme un papillon monstre au bas des petits dos frĂȘles, donnent une grĂące si particuliĂšre et si cherchĂ©e aux silhouettes des femmes. Nos ombrelles, en soie de couleur neutre, commencent Ă  remplacer, pour certaines Ă©lĂ©- gantes, les charmants parasols peinturlurĂ©s d’autrefois, sur les- quels, parmi des fleurs et des oiseaux, Ă©taient souvent Ă©crites de suaves pensĂ©es, dues Ă  des poĂštes anciens. Quant Ă  nos chaus- sures, elles ne sont adoptĂ©es encore qu’à Tokio, dans le trĂšs grand monde officiel ; partout ailleurs on porte la sandale antique, qui s’attache entre le pouce et les menus doigts, et qui se dĂ©pose dans les vestibul es, jom me chez nous les cannes et les chapeaux, qui enc'ombre- Fe-ptrĂ©e des maisons de thĂ© Ă  la mode, qui s’entasse en couches pressĂ©es sur les marches extĂ©rieures des pagodes les jours de grandes priĂšres. Pqr les temps de pluie, on ajoute Ă  ses sandales, pour les cpĂŒ$es de rue, des socques Ă  trĂšs hauts patins de bois qui sonnent bruyamment sur les pavĂ©s, tandis que les robes se trous- sent, tomber n’importe quelle europĂ©enne dĂšs le second^ ]%s.Ces dames marchent les talons en dehors, ce qui est une chose de jriode, et les reins lĂ©gĂšrement courbĂ©s en avant, ce qui- le^ vient ^satisQdoute d’un abus hĂ©rĂ©ditaire de rĂ©vĂ©rences. \ I .frjr C0 WĂŒre est aussi connue du monde entier ; en deux ou ^^gis^c,o L1 ^S de pinceau les peintres japonais savent la reproduire V ou la caricaturer avec un rare bonheur. , 'çe qu’oivlgnore sans doute, c’est que les femmes, mĂȘme sotjgjl ^t coquettes, ne se font peigner que deux ou trois fois par sem^aipe ;4'eurs chignons, leurs bandeaux sont si solidement Ă©tablis par le spĂ©cialistes du genre, qu’ils durent au besoin plu- sieurs jours sĂąns perdre leur Ă©clat lisse et lustrĂ©. Il est vrai que, pour ne P ces Ă©difices pendant le sommeil des nuits, les dam^4pteĂŻ_ent toijjpurs sur le dos, sans oreiller, la tĂȘte dans le ir;.une sorte de petit chevalet en laque qui . CĂȘst par terre qu’elles couchent, j’avais oubliĂ© S matelas ouatĂ©s si minces, si minces, qu’on les *S pour des couvre-pieds ; du reste, pour dormir, aĂš le dire, sur dt Rendrait chez ni elles sont toujours trĂšs chastement vĂȘtues de longues robes de nuit invariablement bleues ; — et des petites lampes discrĂštes, voilĂ©es sous des chĂąssis de papier, veillent sans cesse sur leurs rĂȘves, afin d’éloigner les mĂ©chants esprits de tĂ©nĂšbres qui, autour des maisonnettes de bois lĂ©ger, pourraient flotter dans l’air. Au Japon, les femmes du peuple et delĂ  basse bourgeoisie par- ticipent Ă  peu prĂšs Ă  tous les travaux des hommes. Elles s’en- tendent aux affaires et aux marchandages; elles cultivent la terre, elles vendent ; elles sont ouvriĂšres dans les fabriques, — ou mĂȘme portefaix. Dans leur pteuriĂš're jeunÂŁ souvent le -tĂŽTr paternel,'- ri eus^et aipi-rarites-, dan$-le_s maiso’i g rpssiiyp^u bu n/te .Ăš.. non \et ‱à/Ă©gĂ Ăżbr'fl' 5 .se-^S^ose , iment que, arfnousn croir, Aies, elles quittent e ' petites - .soubrettes hç ou lĂšs auberg'Ăšs. Elles ; milliers de m§ en us, "dans ĂŽn s’aVnusj l’aurait' plu peu est/ ; a^le, % Ăšl'le x eĂšj lĂ©gion, et, ’j il n’e existe jqĂčjpness€ule, multipliĂ©e *4 ' uyĂȘrte tjĂšVbas sur la ĂȘtfeĂ©^pĂȘtit rireTĂ véÎ^^gft^ĂȘmes petites mines/ ujours aussi gaie, auss'LQisposĂ©e la mousmĂ© abonde dans lĂšs„ villes. . tous friĂšre reaux de papier des restaurants et chs^h-ÔtĂ©lleries ; mais, mĂȘme en pleine campagne, chaque fois qu’un site particu- liĂšrement joli se prĂ©sente, on est sĂ»r d’y voir surgir une maison de thĂ© ingĂ©nieusement campĂ©e sous des arbres et, si l’on entre, c’est encore la mousmĂ© qui apparaĂźt, pas plus naĂŻve aux champs que dans les grandes rues de Nagasaki ou de Tokio, toujours souriante, toujours pareille. MalgrĂ© son manque absolu de beautĂ©, la mousmĂ© est souvent trĂšs gentille, parce qu’elle est trĂšs joyeuse et trĂšs jeune; un peu vieillie, elle ne serait plus suppor- table ; sa grĂące Ă©phĂ©mĂšre tournerait tout de suite Ă  la grimace de singe. — Mais elle se retire en gĂ©nĂ©ral avant sa vingtiĂšme annĂ©e, rentre dans sa famille et trouve un mari — d’avance rĂ©signĂ© Ă  fermer les yeux sur tous les petits romans qu’elle a plus ou moins Ă©bauchĂ©s jadis... Au Japon du reste, rien ne tire Ă  consĂ©quence; rien n’est bien sĂ©rieux, ni dans le passĂ©, — ni, Ă  la rigueur, dans le prĂ©sent... Et il y a une telle drĂŽlerie jetĂ©e sur toutes choses, une si amusante bonhomie chez tout le monde, qu’on s’y sent beaucoup moins choquĂ© qu’ailleurs par les actes les plus inad- missibles. A la rouerie savante de ces trĂšs petites personnes, se- mĂȘle je ne sais quelle inconscience enfantine qui les fait excuser avec un sourire et qui leur prĂȘterait presque un charme... Elles n’ont mĂȘme pas nos idĂ©es Ă©lĂ©mentaires sur l’inconvenance de se montrer dĂ©vĂȘtu; elles s’habillent parce que c’est plus joli, parce que cela drape mieux, et aussi parce que cela tient chaud l’hiver. Mais, dans les circonstances oĂč il faut quitter sa robe, — au bain par exemple, — elles ne s’en trouvent pas outre mesure gĂȘnĂ©es. IrrĂ©prochablement propres, elles se baignent beaucoup, mais sans le moindre mystĂšre; Ă  Nagasaki, — ville bien moins europĂ©anisĂ©e que Yokohamaou KobĂ©, — les grandes cuves rondes qui leur servent de baignoires sont apportĂ©es n’importe oĂč, dans les jardinets, Ă  la vue des voisins avec lesquels on fait la JSf causette pendant l’opĂ©ration ; ou bien, pour les marchandes, dms leurs boutiques mĂȘme sans que la porte en soit pour cela fermĂ©e aux ache- teurs. Et cependant il serait inexact de les croire dĂ©- nuĂ©es de tout sens moral, mĂȘme de toute fidĂ©litĂ© Ă  leur Ă©poux il y a lĂ  en- core un tas de choses que nous ne comprenons pas, un tas de nuances trĂšs difficiles Ă  saisir, surtout trĂšs scabreuses Ă  toucher... VoilĂ ! on m’a demandĂ© d’écrire sur les Japonaises des choses qui puissent ĂȘtre lues de tout le monde, et je suis obligĂ© alors de laisser absolument de cĂŽtĂ© la question de leurs mƓurs. Il est certain pourtant qu’elles ont le sentiment de la famille, l’amour at- tendri de leurs enfants, et le respect excessif de leurs ancĂȘtres vivants ou morts. Elles sont des mĂšres, des grand’mĂšres adorables; on aime voir les soins touchants et doux qu’elles donnent aux petits, mĂȘme dans le plus bas peuple ; l’intelligence pleine d’amour avec laquelle elles savent les amuser, leur inventer d’étonnants jouets. Et avec quel art parfait, avec quelle intuition de la drĂŽlerie enfantine, quelle connaissance profonde de ce qui sied aux minois trĂšs jeunes, elles les habillent de petites robes dĂ©licieusement sau- grenues, les coiffent en chignons impayables, en font des bĂ©bĂ©s d’un comique exquis !... Elles sont mĂȘme d’adorables sƓurs aĂźnĂ©es on les voit presque FIGARO ILLUSTRÉ 7 toutes, petites filles de huit ou dix ans, aller trĂšs loin, Ă  la prome- nade, aux jeux, portant sur le dos, dans une bande d’étoffe nouĂ©e autour des reins, un frĂšre Ă  peine sevrĂ©, qu’elles amusent avec la plus gentille tendresse. Et, dans un autre ordre d’idĂ©es, j’ai connu deux soeurs, orphe- lines pauvres, qui pour subvenir en commun Ă  l’éducation trĂšs soignĂ©e 'd’un jeune frĂšre, gloire de leur famille, avaient Ă©pousĂ©- morganatiquement le mĂȘme vieux richard et se privaient, en faveur de l’étudiant, de tout confort personnel dans la vie. Je ne sais si elles sont absolument bonnes, mais au moins elles ne sont pas mĂ©chantes, ni grossiĂšres, ni querelleuses. Leur poli- tesse ne peut manquer du reste d’ĂȘtre inaltĂ©rable la langue japo- naise ne possĂšde pas un seul mot injurieux et, dans le monde des marchandes de poissons ou des portefaix, les formules les plus rĂ©gence sont d’usage. J’ai vu deux vieilles pauvresses qui ramassaient du charbon rejetĂ© par les navires, faire entre C sans fin, Ă  qui ne prendrait pas tel ou tel puis s’adresser des rĂ©vĂ©rences, des complime airs de marquises ancien rĂ©gime. MalgrĂ© leur trĂšs rĂ©elle frivolitĂ© et la niaisjerjp delmTr perpĂ©tuel rire, malgrĂ© leur air de poupĂ©e Ă  ressort, ir^rait inexact aussi de leur refuser toute Ă©lĂ©vation d’idĂ©es; elles ont le sentiment de la poĂ©sie des choses, de la grande Ăąme vague de la nature, du charme des fleurs, des forĂȘts, des silences, des rayons de lune... Elles disent ces choses en vers un peu maniĂ©rĂ©s, qui ont la grĂące de ces feuillages ou de ces roseaux, Ă  la fois trĂšs naturels et trĂšs invraisemblables, peints sur les soies et sur les laques. Somme toute, elles sont comme les objets d’art de leur pays, bibelots d’un raffinement extrĂȘme, mais qu’il est prudent de trier avant de les rapporter en Europe, de peur que quelque obscĂ©nitĂ© ne s’y cache derriĂšre une tige de bambou ou sous une cigogne sacrĂ©e. On pourrait les comparer aussi Ă  ces Ă©ventails japonais qui, ouvert de droite Ă  gauche, reprĂ©sentent les plus suaves branches de fleurs ; puis qui changent et se couvrent des plus rĂ©voltantes indĂ©cences, si on les ouvre en sens inverse, de gauche Ă  droite. Leur musique, qui les passionne, est pour nous Ă©trange et lointaine comme leur Ăąme. Quand des jeunes filles se rĂ©unissent le soir, pour chanter et jouer de leurs longues guitares, nous res- sentons, aprĂšs le premier sourire Ă©tonnĂ©, l’impression de quelque chose de trĂšs inconnu et de trĂšs mystĂ©rieux, que des annĂ©es d’ac- climatement intellectuel n’arriveraient pas Ă  nous faire complĂš- tement saisir. Leur religion doit sembler bien compliquĂ©e et confuse Ă  l&tars petites cervelles lĂ©gĂšres, quand dĂ©jĂ  les plus savants prĂȘtres-'cke leur pays se perdent dans les cosmogonies, les symboles^. les mĂ©tamorphoses de dieux, dans le chaos millĂ©naire, sur iĂšquel ie* boudhisme indien est venu si Ă©trangement §£*»gceffer sans rien ctĂ©tmire. V V 1 Leur culte le plus sĂ©rieux sfĂȘjrrbie^nTs celui des- ancĂȘtres dĂ©funts; ces sortes de MĂąnes ou de ont/dans chĂ qĂŒj/ famille, un autel parfumĂ©, devant lequel on^Ăźjie longuefuepL. matin et soir, — sans cependantc^tTÎTe/^ĂšolumenJ Ă  l’immortalitĂ© de l’ñme et Ă  la persistance du moLWrpain oĂŽ,mme i’ente nd e nt nos religions occidentales. Leurs morts, presque inconscients eux-mĂȘmes de leur propre survivance d’esprits, flottent dans une sorte d’état neutre, entre l’existence aĂ©rienne et le non-ĂȘtre. Autour de ces trĂšs vieilles maisonnettes de bois et de papier, qui ont vu se succĂ©der plusieurs gĂ©nĂ©rations pieuses et oĂč l’autel des aĂŻeux s’est noirci Ă  la fumĂ©e de l’encens, il se forme Ă  la longue, dans l’air, un ensemble impersonnel d’ñmes antĂ©rieures ; quelque chose comme un fluide ancestral , qui plane et veille sur les vivants. — Ici encore, nous ne comprenons pas jusqu’au bout, et il faut nous arrĂȘter, en pleine obscuritĂ©, devant des barriĂšres intellectuelles que nous ne franchirons jamais. Aux contre-sens religieux qui nous dĂ©routent, viennent s’ajouter des superstitions vieilles comme le monde, les plus Ă©tranges et les plus sombres, effroyables Ă  entendre conter les soirs. Des ĂȘtres moitiĂ© dieux moitiĂ© fantĂŽmes, hantent les tĂ©nĂšbres des nuits; aux carrefours des bois, se tiennent d’antiques idoles douĂ©es de pou- voirs singuliers; il y a des pierres miraculeuses au fond des forĂȘts... Et, pour avoir une idĂ©e approchĂ©e des croyances de ces femmes aux petits yeux obliques, il faut brouiller en chaos tout ce que je viens de dire ; puis essayer de le transposer dans des cervelles lĂ©gĂšres, que le rire dĂ©tourne le plus souvent de penser Ă  la mort, et qui semblent par instants avoir l’irrĂ©flexion des oiseaux. Avec cela, assidues Ă  tous les pĂšlerinages, — qui sont conti- nuels, — Ă  toutes les cĂ©rĂ©monies, Ă  toutes les fĂȘtes dans les temples. Pendant la belle saison, c’est dans des pagodes dĂ©licieusement situĂ©es en pleine campagne qu’elles se rendent en troupe sou- riante, deux ou trois fois par mois, de tous les coins du pays, cou- vrant les petites routes, les petits ponts, du dĂ©filĂ© incessant de leurs "robes bleu marine . „et de leurs larges coques de cheveux ien noirs. / \ ns lĂšsWhngres villes, presque tous les soirs d’étĂ©, il y a pĂšle- rinage Ă  un sanctuaire ou Ă  un autre, — quelquefois en l’honneur d’un dieu>i antique que personne ne sĂš rappelle exactement son rMe / dans le monde/';. " / ' AprĂšs les affaires de toutes sortes, les marchandages, les brocantages, quamT^les innombrables petits mĂ©tiers cessent leur bruit monotone, quand les myriades de maisonnettes et de boutiques commencent Ă  fermer leurs panneaux lĂ©gers, les femmes se parent, ornent leurs cheveux de leurs plus extrava- 72 FIGARO ILLUSTRÉ gantes Ă©pingles, et se mettent en route, tenant en main, au bout de bĂątonnets flexibles, de grosses lanternes peinturlurĂ©es. Les rues se remplissent du flot de leurs petites personnes, dames ou mousmĂ©s, qui marchent lentement, en sandales, Ă©changeant entre elles des rĂ©vĂ©rences charmantes. Avec un murmure immense d’éventails agitĂ©s, de soies frĂŽlĂ©es et de babillages rieurs, au crĂ©- puscule, au clair de lune ou dans la nuit Ă©toilĂ©e, elles montent Ă  la pagodĂ©, — oĂč les attendent des dieux gigantesques aux mas- ques horribles, Ă  demi cachĂ©s derriĂšre des grilles d’or, dans l’in- croyablerjnagni licence des sanctuaires. Elles jettent des piĂšces de monnĂ tĂ© Ăąyx prĂȘtres ; elles prient, prosternĂ©es, en battant des mains Ă  petits coups secs — clac, clac — comme si leurs doigts Ă©taienl/dp- bois. Surtout, elles jasent, se retournent, pensent Ă  autre^hpse, ^essayent d^se dĂ©rober par le rire Ă  l’effroi du sur- naturetaĂź-Lr'L V v L j r LajpaysĂ pne, Ă©tĂ© comme hiver, vĂȘtue de sa mĂȘme robe de coton bleu!; est*, de loin, Ă  peine diffĂ©rente du paysan son Ă©poux — qui portĂš^hignon comme elle et robe de mĂȘme couleur; la paysanne que^o%voi,t journellement courbĂ©e au travail, dans les champs de thĂ© ou dan^ la. boue liquide des riziĂšres, coiffĂ©e d’un grossier chapeau les joĂ»rts y oĂč le soleil brĂ»le, et la tĂȘte complĂštement enve- » Souffle la bise, d’un affreux cache-nez toujours 'X'TÉ-' jrbleu,j i^^tTaisse paraĂźtre que ses yeux en amande; la toute petite et-drolĂ©tte paysanne japonaise, n’importe oĂč on l’aille cher- cher, In dans les recoins les plus perdus des campagnes du centime, > st incontestablement beaucoup plus affinĂ©e que notre p av s a Ăź^ne .^QBej’e iĂ© en t ; elle a de jolies mains, de jolis pieds dĂ©li- cats pmn'rĂźlĂźTi suffirait Ă  la transformer, Ă  en faire une dame de PQÛciie dĂ» d’écran trĂšs prĂ©sentable, et pour ce qui est des grĂąces maniĂ©r^^^^TOiauderies de tout genre, bien peu de chose res- terait Ă ~ rT" a p p renli r e . La paysanne japonaise entretient presque toujours un gentil jardinet autour de sa vieille maisonnette de bois dont l’intĂ©rieur, garni de nattes blanches, est de la plus minutieuse propretĂ©. Les ustensiles de son mĂ©nage, ses petites tasses, ses petits pots, ses petits plats, au lieu d’ĂȘtre en grosse faĂŻence Ă  fleurs criardes, comme chez nous, sont en transparente porcelaine, ornĂ©e de ces peintures fines et lĂ©gĂšres qui tĂ©moignent, Ă  elles seules d’une longue hĂ©rĂ©ditĂ© d’art. Elle arrange avec un goĂ»t. original l’autel de ses modestes ancĂȘtres ; enfin elle sait compose^,, ' * avec les moindres branches de verdure ou les^ d’herbe, de sveltes bouquets que les plus artistes c mes seraient Ă  peine capables de faire. Peut-ĂȘtre est-elle plus honnĂȘte que sa sƓur dçs villes,, et c mƓurs plus rĂ©guliĂšres, — Ă  notre point de vue europĂ©en ^Ăšntenffl elle est aussi plus rĂ©servĂ©e vis-Ă -vis des Ă©trangers, plus eraintrv avec un fond de mĂ©fiance et d’hostilitĂ© contre ces hĂŽtes -infe malgrĂ© son aimable accueil et ses sourires. Dans les villages, du Japon intĂ©rieur, loin des rĂ©cents cheminĂ© de fer et de toutes les modernes importations, dans les ljap l’immobilitĂ© millĂ©naire de ce pays n’a pas Ă©tĂ© troublĂ©e, la pays* doit ĂȘtre trĂšs peu diffĂ©rente de ce qu’était, il y a plusieurs sil son aĂŻeule la plus lointaine, dont l’ñme Ă©vanouie dans le tehj* ps./ aj mĂȘme cessĂ© de planer au-dessus de l’autel familial. Aux^poqjf . _ dites barbares » de notre histoire occidentale, oĂč fl^s^rriere- grand’mĂšres gardaient encore quelque chose de la bell&ej farouche- rudesse primitive, — il y avait sans doute dĂ©jĂ  lĂ -bas? dans ces" Ăźles Ă  l’Orient du monde antique, ces mĂȘmes petites paysannes, jolies et mignardes, et aussi ces mĂȘmes petites dames des villes, v trĂšs civilisĂ©es, aux rĂ©vĂ©rences adorables... En somme, si les Japonaises de toutes les classes sociales sont miĂšvres d’esprit et de corps, artificielles et prĂ©cieuses avec je ne sais quoi de travaillĂ© et de dĂ©jĂ  vieillot dans l’ñme dĂšs le com- mencement de la vie, c’est peut-ĂȘtre parce que leur race est demeurĂ©e pendant trop de siĂšcles sĂ©parĂ©e des autres variĂ©tĂ©s humaines, vivant de son propre fonds et jamais renouvelĂ©e. 11 serait injuste de leur en vouloir de cela, ainsi que de leur laideur sans yeux ; et il faut au contraire leur savoir grĂ© d’ĂȘtre aimables, gracieuses, gaies; d’avoir fait du Japon le pays des ingĂ©nieuses et drolatiques petites choses, — le pays des gentillesses et du rire... PIERRE LOTI, De l’AcadĂ©mie française. Illustrations de SeĂŻki Korouda. EUGÈNE LAMBERT E N VA HISSEMENT DE DOMICILE Chro/notypograjthie Boussod, Valadon & O. D ix annĂ©es s’étaient Ă©coulĂ©es depuis que je n’étais revenu dans mon pays natal, coin de terre isolĂ© et perdu parmi les landes du Berry, sur les bords accidentĂ©s de la Creuse, prĂšs du Blanc, et oĂč je me faisais une vraie fĂȘte de me retrouver au milieu des souvenirs que j’y avais laissĂ©s. Ayant passĂ© lĂ  toute mon enfance, ainsi qu’une grande partie de ma jeunesse, Dieu sait! si pendant ces premiĂšres et ardentes annĂ©es, l’occasion m’avait Ă©tĂ© donnĂ©e de parcourir en tous sens cette contrĂ©e si pittoresque du dĂ©partement de l’Indre. Aussi, il n’était pas un bois, un champ, une vigne, une lande, que je n’eusse traversĂ©s ou parcourus mon fusil sous le bras, mon chien d’arrĂȘt Ă  mes cĂŽtĂ©s. J’éprouvais aussi une joie toute particuliĂšre, Ă  la seule pensĂ©e de revoir la maison paternelle. Bien modeste logis, certes, mais que je n’aurais pas Ă©changĂ© contre une demeure princiĂšre, tant il Ă©tait restĂ© pour moi comme hantĂ© par la vision bĂ©nie des chers parents disparus ! Et, de mon atelier de peintre, oĂč je rĂ©flĂ©chissais Ă  toutes ces choses, je la revoyais, par la pensĂ©e, cette vieille mai- son, aux murs blancs, aux toits lourds et flĂ©chissants, posĂ©e sur le flanc d’un coteau faisant face au soleil levant et regardant couler la Creuse. Aussi, comme j’avais hĂąte de me retrouver au milieu de tout ce passĂ©, de revoir la bonne face rĂ©jouie et quelque peu gouailleuse de nos braves paysans berrichons, parmi lesquels j’avais grandi. Il faut bien dire aussi que, Ă  cĂŽtĂ© de ces naĂŻves impressions de ma prime jeunesse, venait se reflĂ©ter dans ma pensĂ©e, la IraĂźche et riante image d’un ĂȘtre charmant, d’une jeune fille dont le souvenir Ă©tait restĂ© profondĂ©ment incrustĂ© dans ma mĂ©moire. Et pourtant ce n’était qu’une simple paysanne que Rose Poutet, la fille du pĂšre Poutet, la Rosette, ainsi que nous l’appelions tous ! Il faut vous dire que la vigne du pĂšre Poutet, dans laquelle tra- vaillait presque toujours Rosette, touchait Ă  l’une de nos fermes. Si bien que chaque fois que je sortais de chez nous, j’avais tiĂ©- quemment l’occasion de rencontrer la fillette. Elle n’était encore qu’une enfant ; mais qu’elle Ă©tait donc gentille avec ses cheveux d’un noir couleur de nuit, frisottĂ©s et rebelles sous son chapeau de paille, toujours posĂ© Ă  la diable et prĂȘt Ă  s’envoler de sa tĂȘte de vierge inconsciente ! Et qu’ils Ă©taient beaux ses yeux ! deux grands yeux noirs, Ă©tonnĂ©s et ardents, promettant d’illuminer bientĂŽt, quand elle aurait grandi, un visage attirant et superbe, plus original que joli, peut-ĂȘtre, mais point du tout banal non plus, je vous l’affirme. A l’époque dont je parle, Rosette allait avoir quinze ans. Or, il y avait dix ans que je ne l’avais revue. Comme elle avait dĂ» embellir, se corser dans cette beautĂ© troublante qui jadis m’avait tant Ă©mu ! Donc, le lendemain du jour oĂč je faisais ces rĂ©flexions, et par une belle matinĂ©e ensoleillĂ©e de septembre, j’arrivai chez moi. Mais que s’était-il passĂ©, grand Dieu ! depuis dix ans que je n’étais venu dans mon village ? Et quels changements lui avait-on fait subir? C’est Ă  peine si je le reconnaissais ; et, en le revoyant, j’éprouvais comme un douloureux serrement de cƓur. L’on m’avait en effet complĂštement transformĂ© mon pays. Non, non ! ce n’était plus le bon village d’autrefois, bien simple, bien naĂŻvement pittoresque, aux fortes senteurs campagnardes. Non, non, mille fois non. ce n’était plus ça, vous dis-je ; enfin, com- prenne qui pourra mon village n’était plus nature! D’abord un chemin de fer passait par lĂ  ! Il y avait mĂȘme une gare ! et placĂ©e devinez oĂč ? PrĂ©cisĂ©ment Ă  l’endroit jusqu’alors solitaire et charmant oĂč de tout temps, les couples amoureux du voisinage, aimaient Ă  se retrouver pour y causer en paix de leurs affaires les plus intimes. Maintenant, au lieu du calme et du silence d’autrefois, c’était une activitĂ©, un mouvement, un va-et-vient continuel, extraordi- naire, surtout Ă  l’arrivĂ©e des trains. A ces heures-lĂ , on voyait les employĂ©s — tous indigĂšnes — en blouse blanche Ă  collet rouge, allant et venant, s’éparpillant dans le pays, portant des paquets et des malles, se dandinant sous leur fardeau, avec toute l'impor- tance et la grĂące que peut y mettre le rural qui se croit dĂ©crassĂ© parce qu’il est affublĂ© d’une livrĂ©e. Enfin, lĂ  oĂč j’avais laissĂ© de bons paysans bien simples, sincĂšrement naĂŻfs, je retrouvais un tas de farceurs, se prenant au sĂ©rieux. DĂ©cidĂ©ment la civilisation en pĂ©nĂ©trant dans mon pays l’avait complĂštement changĂ© ; que dis-je, elle l’avait gĂątĂ© ! III. 19 74 FIGARO ILLUSTRÉ La campagne elle-mĂȘme n’avait plus l’aspect d’autrefois. Tout y avait pris une teinte moderne, une physionomie rectiligne. Les arbres, les chemins, les talus et les haies, Ă©tait-ce une illusion ? me semblaient avoir perdu le charme des choses pittoresques de la vie rustique, pour se revĂȘtir d’une forme plus nouvelle et plus neuve, mais aussi plus banale. Les haies avaient Ă©tĂ© redres- sĂ©es et taillĂ©es, les sentiers alignĂ©s tant bien que mal; tout cela affectant une Ă©lĂ©gance de culture qui n’était que grotesque. Bref, la nature n’était plus la nature vraie, en sabots. Au risque d’ĂȘtre ridicule, elle aussi suivait la mode, elle se maquillait; en un mot, ce n’était plus qu’une campagne habillĂ©e Ă  la Belle JardiniĂšre ! Cependant, le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e, excitĂ© par la curio- sitĂ©, je me mis Ă  parcourir le village, allant ainsi Ă  la rencontre, ou plutĂŽt Ă  la recherche des camarades d’enfance qui y Ă©taient restĂ©s aprĂšs mon dĂ©part. J’y avais laissĂ© notamment un ami prĂ©fĂ©rĂ©, garçon de mon Ăąge, qu’il me tardait beaucoup de revoir. Il se nommait LĂ©on Lacrabe. Ses parents, quoique habitant le Berry depuis longtemps, Ă©taient d’origine mĂ©ridionale, ainsi que le nom l’indiquait ; car en patois languedocien les mots La Crabe , — il y a deux mots — veulent dire La ChĂšvre. C’était un garçon fort intelligent, suffisamment instruit, que ce LĂ©on Lacrabe, quoique le fils d’un pauvre diable de paysan. Il Ă©tait en outre dĂ©vorĂ© d’un trĂšs grand prurit littĂ©raire. DĂ©jĂ , dĂšs l’époque que je rappelle, il s’était signalĂ© Ă  l’attention de ses compatriotes par un recueil de poĂ©sie, les Épis fauchĂ©s , que nous, ses amis, avions trouvĂ© simplement admirable et qui l’avait immĂ©diatement classĂ© parmi les futurs grands hommes de la contrĂ©e. Vraiment, il y avait de quoi car, en poĂ©sie, LĂ©on Lacrabe tenait pour la consonne d’appui. C’était tout dire. Le soir, dans nos veillĂ©es de jeunes ruraux dĂ©sƓuvrĂ©s, il nous dĂ©veloppait avec autant de chaleur que de conviction, le rĂŽle immense que jouait en prosodie cette dĂ©licieuse consonne et, tout en nous en dĂ©montrant l’utilitĂ© incontestable, il savait aussi nous en faire ressortir tout le charme. Je m’étais donc empressĂ© de demander ce qu’était devenu LĂ©on Lacrabe, s’il Ă©tait toujours poĂšte et s’il Ă©tait encore dans le village. Je le crois bien, qu'il est toujours ici, me rĂ©pondit la per- sonne Ă  laquelle je m’étais adressĂ© ; et trĂšs heureux de son sort, je vous l’affirme. — Serait-il devenu riche ? — Mieux que cela il est huissier ! » Et, en effet, mon poĂšte Ă©tait maintenant Ă  la tĂȘte d’une Ă©tude causa une certaine douleur. Songez donc quitter un poĂšte et retrouver un huissier ! Heureusement, pendant ma promenade, j’avais fait la ren- contre de notre ancien voisin, le vieux Poutet, le pĂšre de la petite Rosette. Cela m’avait un peu distrait de revoir le bonhomme. Oh ! il n’était pas changĂ©, lui. Tel je l’avais laissĂ© dix ans aupa- ravant, tel je le retrouvai, c’est-Ă -dire souriant, l’air bon enfant et pas vieilli d’une heure. C’était bien le mĂȘme homme au visage tourmentĂ©, au nez rugueux, aux lĂšvres minces et frĂ©missantes, aux yeux petits et clignotants, au regard inquiet du maraudeur toujours aux aguets et toujours sur le qui-vive. Au moment de notre rencontre, il allait sur la route d’un pas dolent et rĂ©gulier, poussant devant lui une brouette vide, qu’il comptait remplir n’importe oĂč, de n’importe quoi. Car depuis qu’il Ă©tait au monde, le pĂšre Poutet avait toujours su tirer parti de tout, ne laissant rien traĂźner, ni sur les chemins, ni sur les bordures des champs. Pour ce paysan, que la pauvretĂ© avait rendu avare et cupide, tout lui Ă©tait bon Ă  recueillir, tout, absolument tout, depuis le crottin de cheval Ă©grenĂ© sur la route, jusqu’aux vieux morceaux de fer tombĂ©s aux cahots des charrettes des fermiers, jusqu’à la moindre brindille dĂ©tachĂ©e des fagots portĂ©s par les vieilles femmes. Eh ! bonjour, monsieur Étienne, me cria-t-il Ă  pleins pou- mons, et d’aussi loin qu’il m’eut aperçu. — Bonjour, pĂšre Poutet ! fis-je Ă  mon tour en me rapprochant de lui. — Vous voilĂ  donc de par chez nous, monsieur Étienne?... » Et, sans me donner le temps de lui rĂ©pondre, il reprit aussitĂŽt et dĂ©bita d’un trait . ... C’est bien, cela, de venir au pays, de ne pas oublier les amis, car vous ĂȘtes, un enfant du pays et je vous ai vu tout petit, moi, monsieur Étienne, tout petit!... Oh! je me le rap- pelle, comme si c’était d’hier, voyez-vous ! Quand je passais devant chez vous, avec ma brouette et que vous y montiez dedans, Dieu! comme vous riiez!... Et dĂ©funte votre pauvre mĂšre Ă©tait bien contente, allez, de vous voir si heureux et elle me remerciait bien poliment et me donnait toujours la piĂšce, oui, monsieur, parce que c’était une bien brave femme, que dĂ©funte votre pauvre mĂšre... Et votre pauvre pĂšre, un brave homme aussi... Ah! c’était un plaisir d’avoir des voisins comme ça; aussi, voyez-vous, M. Étienne, pour votre famille, j’étais toujours prĂȘt Ă  me sacrifier... Ça, c’est vrai, vos parents payaient bien !... mais, dame ! faut bien que les riches payent les pauvres, quand ils les font travailler. C’est trop juste, chacun le sien, n’est-ce pas, M. Étienne? Ah ! je les aimais bien, vos parents!... Vous aussi, je vous aime bien... qu’ils seraient heureux s’ils vous voyaient maintenant, grand, fort, bon travailleur et gagnant beaucoup d’ar- gent, car on dit comme ça que vous en gagnez de cet argent!... Ah ! Dame ! il en faut, il en faut beaucoup ! vous faites bien, allez, de vous faire payer votre travail ; chacun le sien, dans ce monde, c’est trop juste, chacun le sien... Et autrement, M. Étienne, vous comptez sans doute rester quelque temps encore avec nous? » A la maniĂšre de beaucoup de nos paysans, le pĂšre Poutet, trĂšs enclin au bavardage, avait dĂ©bitĂ© sa tirade d’une seule haleine et avec un entrain endiablĂ©, l’agrĂ©mentant d’intonations et de gestes des plus expressifs. C’était surtout quand il prononçait le mot argent que sa phy- sionomie prenait tout Ă  coup une expression Ă©trange, Ă  la fois malicieuse et cupide. Et sa voix perçante et bien timbrĂ©e rĂ©sonnait dans l’atmosphĂšre et se rĂ©percutait dans les chemins d’alentour, avec cette sonoritĂ© particuliĂšre aux grands Ă©clats de voix tombant dans le vide d’une campagne plongĂ©e dans le silence du soir. BientĂŽt aprĂšs, le bonhomme avait repris les brancards de sa brouette et s’éloignait. Parvenu Ă  cent mĂštres environ, il se retourna et me hĂ©la lançant Ă  pleins poumons Et puis, vous savez, monsieur Étienne, si vous avez besoin de moi, je suis toujours Ă  votre service ! — Merci, pĂšre Poutet, si les circonstances se prĂ©sentent, croyez bien que je n’oublierai pas vos offres, » fis-je Ă  mon tour en m’éloignant cette fois de cet infatigable bavard. Le lendemain, dĂšs l’aube, je partais pour la chasse, heureux de courir les champs, de respirer le grand air, de baigner tout mon ĂȘtre dans la saine et vivifiante atmosphĂšre du pays natal. Tous ceux qui ont passĂ© leur enfance Ă  la campagne et qui s’en sont Ă©loignĂ©s pour y revenir ensuite, aprĂšs une longue absence, comprendront le charme que je devais Ă©prouver en me retrouvant dans les sentiers autrefois parcourus ; en respirant les pĂ©nĂ©trantes senteurs d’herbes fraĂźches et de feuilles mouillĂ©es, qui se dĂ©gageaient de toutes parts autour de moi, et dont je m’étais jadis voluptueusement imprĂ©gnĂ©. Dans cette excursion matinale Ă  travers champs, un compa- gnon de chasse s’était joint Ă  moi. C’était le receveur de l’enregis- trement du canton. Un garçon charmant, jeune et intelligent, que j’avais connu jadis au Quartier Latin pendant qu’il faisait son droit, et que le hasard administratif avait fait Ă©chouer dans ces parages. DĂšs qu’il avait appris mon arrivĂ©e, il s’était empressĂ© de venir me voir et de se mettre Ă  ma disposition. M. Prissac, — c’est ainsi que s’appelait mon ami, — Ă©tait d’ailleurs un joyeux compagnon. En chemin, nous avions rencontrĂ© LĂ©on Lacrabe. Il Ă©tait en cabriolet et allait instrumenter » dans un village voisin. En nous voyant, bien qu’il eĂ»t l’air de ne pas me reconnaĂźtre au pre- FIGARO ILLUSTRÉ 75 mier moment, il s’était cependant arrĂȘtĂ©, et nous avions renou- velĂ© connaissance. Lacrabe Ă©tait devenu fort laid en se faisant huissier ; rien en lui ne rappelait plus le poĂšte idĂ©aliste, propa- gateur de la consonne d’appui. A peine avions-nous quittĂ© LĂ©on Lacrabe, que nous fĂ»mes rejoints par Julien Rabot qui, lui aussi, s’était quelque peu sin- gularisĂ© en acceptant les modestes fonctions de garde champĂȘtre. Au temps oĂč nous Ă©tions jeunes, Julien Rabot ne songeait qu’à la musique. C’était son idĂ©al, car nous avions tous le nĂŽtre. Julien avait Ă©tĂ© d’ailleurs encouragĂ© dans cette voie par notre vĂ©nĂ©rable curĂ©. Celui-ci ne songeant qu’à son Ă©glise, lui avait inculquĂ© les premiers principes de l’émouvant ophiclĂ©ide. Julien n’était peut-ĂȘtre pas d’une trĂšs grande force sur cet instrument Ă  vent; mais au dire du brave curĂ©, il en F savait assez pour donner un trĂšs grand Ă©clat aux offices, et quand ! il entrait dans le sanctuaire avec son ophiclĂ©ide sous le bras, Julien faisait rĂ©ellement sensation parmi les dĂ©votes. Quels beaux rĂȘves nous avions formĂ©s jadis Ă  nous trois LĂ©on Lacrabe, Julien Rabot et moi ! Ce n’était plus la trilogie des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, qui n’avaient pour idĂ©al que les chevaleresques aventures des Trois Mousquetaires. Autrefois, en effet, la plus petite bourgade de France comptait toujours trois amis insĂ©parables qui s’intitulaient des noms portĂ©s par les hĂ©ros immortels d’Alexandre Dumas. C’était la mode alors, paraĂźt-il. Mais nous, nous n’appartenions pas Ă  une gĂ©nĂ©ration si naĂŻve. Nous Ă©tions plus positifs, plus pratiques. Notre idĂ©al, c’était l’art. Ainsi, en sa qualitĂ© de poĂšte, LĂ©on Lacrabe blaguait Lamartine, admirait Baudelaire, et aurait Ă©tĂ© heureux de tutoyer Catulle MendĂšs. Julien Rabot et son ophiclĂ©ide dĂ©daignaient Donizetti, Bellini et mĂȘme M. Auber, acceptait Massenet et se passionnait pour Saint-SaĂ«ns. Julien Rabot ne se contentait pas de charmer ses compatriotes avec son ophiclĂ©ide dominical ; il avait aussi composĂ© un Hymne Ă  la paix. Ce morceau Ă©tonnant ne pouvait ĂȘtre exĂ©cutĂ© qu’avec douze cents choristes, un jeu de cloches faisant octave, et une batterie d’artillerie. Pour faire entendre son Ɠuvre dans des con- ditions convenables, il attendait une exposition internationale, car il lui fallait pour auditoire une foule Ă©norme et peu recueillie. Il prĂ©tendait mĂȘme que son hymne Ă  la paix ne pouvait que gagner Ă  ĂȘtre entendu pendant un jour d’émeute. Quant Ă  moi, — le peintre, — mon idĂ©al avait toujours Ă©tĂ© le mĂȘme entrer dans l’atelier de GĂ©rome et ensuite faire de mon mieux sous la direction de cet illustre maĂźtre. Je n’en demandais pas davantage. C’est ce que j’ai fait d’ailleurs, et je m’en tiens lĂ . Je venais donc de les retrouver, ces deux amis, ces deux com- pagnons des premiĂšres annĂ©es, ces deux Ăąmes d’artistes ! Mais hĂ©las ! oĂč Ă©taient les Epis fauchĂ©s ? OĂč Ă©tait Y Hymne Ă  la paix Ă  batterie d’artillerie? Je l’ai dit le poĂšte, huissier! Le musi- cien, garde-champĂȘtre ! Miserere ! miserere ! . Le receveur de l’enregistrement, Ă  qui je faisais part de toutes ces rĂ©flexions, me dit simplement Parbleu ! vous en verrez bien d’autres. » Et, en effet, je devais en voir bien d’autres. Nous Ă©tions entrĂ©s en chasse et nous battions la plaine, tiraillant de çà et de lĂ  quelque rare gibier qui partait invariable- ment hors portĂ©e. Le passage des trains, les coups de sifflets angoissĂ©s des loco- motives, le vacarme, le bruit de ferraille d’une gare posĂ©e au milieu de champs jadis si paisibles, avaient fini par affoler le gibier; et nous allions toujours droit devant nous, sans rien trouver. Puis, pour comble d’infortune, un soleil ardent, aveuglant, un soleil into- lĂ©rable grillait tout autour de nous, et nous en mĂȘme temps. Aussi n’était-ce que par le plus grand des hasards que nous pouvions de temps en temps tirer quelques coups de fusil, d’ail- leurs presque toujours sans succĂšs. Cependant, vers dix heures du matin, j’avais eu le bonheur de tirer un perdreau et de le voir tomber. J’étais dans le ravissement. Il Ă©tait tombĂ© dans une petite piĂšce de vigne qui bordait les bruyĂšres d’oĂč il Ă©tait parti. Je n’avais qu’un pas Ă  faire, franchir une haie, sauter le talus et il Ă©tait Ă  moi... Faites attention, me dit Prissac, qui s’était rapprochĂ© Ă  mon coup de fusil. — Attention Ă  quoi ? — Mais Ă  l’écriteau ou plutĂŽt aux Ă©criteaux posĂ©s aux quatre angles de la vigne dans laquelle est tombĂ© votre perdreau. » C’était ma foi vrai ; la vigne en question Ă©tait jalonnĂ©e par quatre grands poteaux surmontĂ©s d’une planchette grossiĂšrement Ă©quarrie et sur laquelle on lisait dĂ©fense df. chasser dans cette propriĂ©tĂ©. C’était prĂ©cis. Cependant, en m’orientant un peu, je reconnus bien vite cette vigne parbleu ! c’était celle de mon vieil ami le pĂšre Poutet, la vigne oĂč autrefois je rencontrais presque chaque jour sa fille, la gentille Rosette. PrĂ©cisĂ©ment une vieille femme, la tĂȘte emmi- touflĂ©e dans un tas de mouchoirs incolores, y sarclait en nous tournant le dos ; la mĂšre Poutet sans doute. Oh ! la dĂ©fense n’est pas pour moi, dis-je aussitĂŽt Ă  M. Pris- sac ; c’est la vigne du pĂšre Poutet. — C’est Ă©gal ; Ă  votre place, je demanderais Ă  sa fille la per- mission d’aller chercher le perdreau ! fit-il, en dĂ©signant d’un mou- vement de tĂȘte la femme qui travaillait Ă  quelques pas de nous. — Comment, cette vieille femme en guenille serait ma petite Rosette ? — Elle- mĂȘme ! — BontĂ© divine! mais elle a l’air d’avoir cent ans ; vous devez vous tromper, c’est sans doute sa mĂšre ! — Je vous affirme que c’est bien votre petite Rosette, ainsi qu’il vous plaĂźt de l’appeler encore; d’ailleurs si vous en doutez, tenez vous allez voir Eh! Rose! cria-t-il. » La femme leva la tĂȘte, se retourna lentement de notre cĂŽtĂ© en nous regardant d’un air mĂ©fiant. Venez donc, Rose; nous avons besoin de vous parler. » Sans rĂ©pondre elle se mit en mouvement et marcha vers nous la mine basse, de l’air d’un chien battu. Quand elle nous eut rejoint 7 6 FIGARO ILLUSTRÉ Tu ne me reconnais pas... pardon, vous ne me reconnaissez pas ? » lui demandais-je en me reprenant vivement. Elle Ă©tait tellement vieillie que je n’osais plus la tutoyer, ainsi que j’en avais pris l’habitude autrefois. Ben sĂ»r si, que je vous reconnais! » fit-elle d’une voix rauque et sur un ton brusque. Et elle se prit Ă  me regarder par coups d’Ɠils furtifs, par Ă©chappĂ©es, sournoisement, sans laisser une seconde son regard se poser avec assurance sur le mien. Ce n’était plus qu’une ruine, qu’une chose dĂ©vastĂ©e, que cette pauvre fille. Je l’avais laissĂ©e fraĂźche et gaie, en plein Ă©panouis- sement et je la retrouvais ratatinĂ©e et flĂ©trie comme un fruit trop mĂ»r ; sombre et triste, la mine en dessous, l’air mĂ©fiant, soup- çonneux et inquiet des ĂȘtres abĂȘtis ou coupables. En outre, elle semblait ne plus avoir la moindre idĂ©e de la coquetterie fĂ©minine. Sa chevelure jadis originalement effarĂ©e et qui allait si bien Ă  son jeune visage, n’était plus maintenant qu’un paquet de crins Ă©bouriffĂ©s et malpropres, sorte de tignasse rĂ©voltĂ©e de vieille sorciĂšre prĂȘte Ă  chevaucher sur le manche Ă  balai qu’elle me faisait l’effet d’avoir singuliĂšrement rĂŽti. Rosette, lui dis-je, je viens de tuer un perdreau qui est tombĂ© lĂ , dans votre vigne ; voulez-vous me permettre de l’aller chercher ? — Oh ! moi, ben sĂ»r que je vous le permets ! » me rĂ©pondit-elle en essayant un sourire qui laissa voir une mĂąchoire avec brĂšche, comme une vieille fortification dĂ©mantelĂ©e. AussitĂŽt j’entrai dans la vigne. Mais j’eus beau chercher, fouil- ler, piĂ©tiner en tous sens ; pas plus de perdreau que sur la main ! OĂč Ă©tait-il donc passĂ© ? Qu’était-il devenu ? Et pourtant il n’y avait pas Ă  dire je l’avais vu tomber, vu de mes yeux vu, tour- noyant sur lui-mĂȘme, la tĂȘte en bas, les pattes en l’air, quelques plumes planant lentement dans l’air au-dessus de son cadavre de perdreau tuĂ© roide, foudroyĂ©!... AprĂšs vingt minutes de vaines recherches, je dus renoncer Ă  tout espoir de le retrouver. Mais cet incident n’étant aprĂšs tout que de trĂšs mince impor- tance, il fut bien vite oubliĂ© par mon compagnon et par moi. Nous continuĂąmes donc Ă  battre la lande et les guĂ©rets jusqu’à la nuit tombante, heure Ă  laquelle je rentrai Ă  mon logis. Au moment oĂč j’en franchissais le seuil, la fermiĂšre qui s’était improvisĂ©e ma cuisiniĂšre pendant mon sĂ©jour, me dit Il y a lĂ  le garde champĂȘtre qui demande Ă  vous parler. — Tiens, tiens! m’écriais-je joyeux, ce brave Julien Rabot est lĂ ! Qu’il soit le bienvenu, ce vieil ami. Ah ! il s’est souvenu de son camarade d’enfance, lui ! » Enfin je m’extasiais sur cette dĂ©marche amicale d’un compa- gnon de jeunesse venant me faire une visite, et c’est tout haut, devant la fermiĂšre, que je m’exprimais ainsi dans le vestibule, tout en me dĂ©barrassant de mon attirail de chasse. OĂč est ce cher Julien ? demandai-je. — Dans la salle Ă  manger. — Vous mettrez un couvert de plus, car je vais le garder Ă  dĂźner, fis-je Ă  la fermiĂšre. » Celle-ci me regarda d’un air tout drĂŽle ; mais je ne m’arrĂȘtai pas plus longtemps sur cette remarque, et j’en- trai dans la salle Ă  manger. Julien Rabot y Ă©tait en effet. Il se te- nait debout, sa casquette d’or- donnance Ă  la main, sa plaque de garde champĂȘtre au bras ; l’air froid, presque gĂȘnĂ©. Je fus Ă  lui les mains tendues, mettant sur le compte de la timiditĂ© son air de raideur. C’est bien, cela, lui dis-je, de venir voir un ami. Et com- ment vas-tu, depuis le temps que nous ne nous sommes vus? — Je vais bien, me dit-il, d’un air pincĂ©. » Et voulant sans doute changer tout de suite le ton amical de cette causerie, il reprit Il paraĂźt que vous vous ĂȘtes mis en contravention pendant votre chasse d’aujourd’hui ? » Il me disait vous, gros comme le bras, quand moi je venais de le tutoyer. Je commençais Ă  ĂȘtre inquiet. Pardon, monsieur Rabot, vous dites que je me suis mis en contravention ? — Mais oui ! — OĂč cela ? En quelle circonstance ? — Dame ! en entrant dans une propriĂ©tĂ© gardĂ©e. — Quelle propriĂ©tĂ© gardĂ©e? Je n’ai pas quittĂ© la lande. — Mais si, vous l’avez quittĂ©e la lande, puisque vous ĂȘtes entrĂ© dans la vigne de Pierre Poutet! — Dans la vigne du pĂšre Poutet, mais sa fille m’avait donnĂ© la permission. — Sa fille ! Oh ! sa fille n’en avait point le droit; la vigne de son pĂšre ne lui appartient pas. Et puis cela ne me regarde pas. Je vous ai vu entrer dans cette propriĂ©tĂ©, alors que des Ă©criteaux apparents vous en faisaient la dĂ©fense. J’ai verbalisĂ©, comme c’était mon devoir de le faire. » Ce ton, cette arrogance, tant d’audace m’avaient complĂštement stupĂ©fiĂ©, ahuri, anĂ©anti. Ah ! ça ! mais c’est de la folie, tout ce que tu me racontes-lĂ  ! Comment toi, vous, un ami d’enfance, — je ne savais plus ce que je disais, tant j’étais furieux, — comment, vous profitez d’une pareille occasion pour me flanquer un procĂšs-verbal par les jam- bes ; mais c’est fou, c’est idiot... — Ah ! pardon, je ne souffrirai pas que vous m’insultiez dans l’accomplissement de mes fonctions. Je suis venu vous prĂ©venir en ami de ce qui vous arrivait. Vous devriez ĂȘtre reconnaissant de cette dĂ©marche, et vous dites que je suis un idiot ; puisqu’il en est ainsi, je me retire ; vous irez voir Pierre Poutet et vous vous arrangerez avec lui comme vous l’entendrez. » Et il prit la porte. Il fit bien, car depuis qu’il me parlait sur ce ton, j’étais pris d’une furieuse envie de lui flanquer mon pied quelque part. Cependant, voulant avoir le mot de cette aventure, Ă  peine le garde champĂȘtre Ă©tait-il parti, que je me dirigeai vers la demeure du pĂšre Poutet. Quand j’arrivai devant sa maison, je le trouvai assis sur un banc, devant sa porte, et plumant activement un perdreau. FIGARO ILLUSTRÉ DĂšs qu’il m’eut aperçu, sa bouche se fendit d’un immense sou- rire. C’était sa maniĂšre Ă  lui de souhaiter la bienvenue au visiteur. Le bonsoir, pĂšre Poutet. — Bonsoir, M. Etienne. Veuillez donc vous asseoir, me dit-il, en me faisant une place sur le banc de bois sur lequel il Ă©tait lui-mĂȘme assis, mais sans s’arrĂȘter de plumer son perdreau. — Eh bien! lui dis-je, que se passe-t-il donc, mon vieux Poutet, et que viens-je d’apprendre? — Qu’avez-vous donc appris, monsieur Etienne? fit le brave homme, donnant de plus vives saccades en arrachant les plumes. — Mais on vient de me dire que vous me faisiez un procĂšs; oui, Rabot m’a dit que vous me poursuiviez parce que j’étais entrĂ© dans votre vigne. » Le pĂšre Poutet ne releva pas la tĂȘte, mais continuant toujours sa besogne plumassiĂšre S’il vous a dit cela, il a eu tort, fit-il ; j’ai dit seulement Ă  Rabot de verbaliser, comme de juste, puisque vous ĂȘtes entrĂ© dans ma piĂšce de vigne, malgrĂ© la dĂ©fense, mais que je ne voulais point de procĂšs, si vous consentiez Ă  payer, comme de juste, l'indemnitĂ© qui m’est bien due ! » Et en disant cela, le mouvement de son bras droit avait pris une activitĂ© fĂ©brile, violente. Une indemnitĂ©, dites-vous? » A ces simples mots il me regarda d’un Ɠil fĂ©roce, cruel, de bĂȘte fauve. Mais sans doute, me dit-il tout Ă  coup. Comment, cela vous Ă©tonne ? Cependant cette vigne est bien Ă  moi, c’est mon bien! J’ai dĂ©fendu d’y entrer; vous avez lu cette dĂ©fense, puisque vous savez lire, et vous y ĂȘtes entrĂ© quand mĂȘme ; vous avez violĂ© ma propriĂ©tĂ© ! » s’écria-t-il, en accompagnant ces mots d’un coup de pouce tellement vigoureux, que non seulement les plumes furent lancĂ©es en un gros paquet, mais aussi avec un morceau de chair. Et il allait, il allait, plumant toujours avec colĂšre, avec fureur, s’arrĂȘtant Ă  peine pour tourner dans ses gros doigts spa- tulĂ©s, le corps souple et dĂ©licat de mon perdreau, car il n’y avait pas de doute, non seulement mon vieil ami Poutet me faisait un procĂšs, mais il voulait aussi manger mon gibier. Ah ! c’est grave, cela, c’est trĂšs grave ! reprit-il encore; chacun le sien dans ce monde ! » Puis se radoucissant, il dit ; Chacun le sien, n’est-ce pas, monsieur Etienne; vous qui ĂȘtes riche, vous ne voudriez pas faire de tort Ă  un pauvre malheureux comme moi, qui gagne honnĂȘtement sa vie et celle de sa famille... — Mais puisque votre fille m’avait permis d’aller chercher mon perdreau, ce perdreau, fis-je encore, en dĂ©signant celui qu’il plumait. — Ma fille! Est-ce qu’elle en avait le droit, ma fille ? Ma vigne n’est point son bien, vous le savez comme moi. » Puis s’animant et comme s’il eĂ»t voulu me mordre Ah ! vous autres riches, vous en prenez Ă  votre aise avec les pauvres diables comme moi. Il y a longtemps que vous et les vĂŽtres abusez de notre misĂšre... Vous avez commis un dĂ©lit en pĂ©nĂ©trant de vive force dans ma propriĂ©tĂ©, dans une propriĂ©tĂ© gardĂ©e. Il faut payer; payer, je ne connais que ça... ou bien l’affaire suivra son cours, comme dit M. Lacrabe, qui a dĂ©jĂ  prĂ©- parĂ© l’assignation. Oh ! vous la recevrez ce soir... » Et il plumait, il plumait toujours, avec un acharnement sauvage. ... Nous en avons assez d’ĂȘtre toujours dupĂ©s par les mĂȘmes, il faut que cela finisse Ă  la fin... » 77 Et son visage prenait des expressions d’un carnassier prĂȘt Ă  se ruer sur sa proie. Et il rĂ©pĂ©tait 11 faut payer, il faut payer! C’est ce que vous avez de mieux Ă  faire. » J’étais stupĂ©fait de voir avec quelle aisance ce bon paysan, si affable, si bienveillant, si plein de bonne humeur le matin, avait su, vers le soir de cette mĂȘme journĂ©e, prendre l’attitude, du crĂ©ancier le plus procĂ©durier, le plus fĂ©roce. Ah ! tenez, vous avez raison, lui dis-je aprĂšs une courte rĂ©flexion, il faut payer, j’aime mieux cela. AprĂšs tout, le spec- tacle que vous me donnez vaut bien l’argent que je vais vous laisser. Mais au fait, combien dois-je vous donner? ajoutai-je en tirant mon porte-monnaie. — C’est cent francs, fit-il sans hĂ©sitation, d’un ton sec, comme un revolver que l’on arme, lançant brutalement le perdreau com- plĂštement plumĂ© sur la grande table de la cuisine. — Cent francs! exclamai-je; cent francs pour ĂȘtre entrĂ© dans votre vigne, sans mĂȘme avoir eu la satisfaction d’emporter mon perdreau. C’est une indignitĂ©. — Ah ! ne m’insultez point, je vous prie, et n’oubliez pas sur- tout que vous ĂȘtes ici chez moi il prononçait ; chai moĂ© , sous mon toit, et que je n’ai point envie de me laisser outrager. — Ah ! tenez, tenez, voilĂ  vos cent francs ! » lui dis-je en lui jetant l’argent sur la table. A la vue des cinq piĂšces d’or, la physionomie du pĂšre Poutet se transforma subitement. Ce n’était plus le mĂȘme homme. Ses yeux, petits trous Ă  peine percĂ©s, s’étaient soudainement dilatĂ©s au scintillement du mĂ©tal monnayĂ©, et maintenant son visage exprimait la cupiditĂ© farouche, l’aviditĂ© cruelle de l’usurier. 11 s’approcha lentement de la table oĂč j’avais jetĂ© les piĂšces d’or, n’osant y toucher encore, les caressant d’un regard de carnassier en amour ; puis, tout Ă  coup, brutalement, il s’empara de l’argent, de cet argent pour lequel cet homme Ă©tait prĂȘt Ă  toutes les capi- tulations, aux plus basses compromissions. Quand il eut la somme dans sa large main, aux doigts vigou- reux comme des outils, il se retourna vers moi et me dit d’un ton plus doux que tout Ă  l’heure, mais sauvagement convaincu Il ne faut pas croire, monsieur Etienne, que je vous de- mande autre chose que mon dĂ». Je suis un homme juste., intĂšgre avant tout. Aussi, voyez-vous, c’est pas cette affaire qui m’empĂȘ- chera de rendre justice Ă  dĂ©funte votre pauvre mĂšre, qui Ă©tait... — Oh! de grĂące! pas de compliments Ă  l’adresse de ma famille ; gardez mes cent francs, mangez mon perdreau et bon- soir... — Votre perdreau, votre perdreau... Faut pas me traiter de voleur, maintenant ; parce que je veux bien accepter cent francs pour arrĂȘter une affaire qui pouvait vous mener trĂšs loin, faut pas me traiter... » Je m’éloignai, le laissant continuer, sans lui rĂ©pondre, son antienne accoutumĂ©e de coquin mĂ©content. RentrĂ© chez moi, je trouvai LĂ©on Lacrabe qui venait toucher les frais de son assignation et que je dus lui payer. Le lendemain, horriblement dĂ©sillusionnĂ© sur les bons cama- rades de mon village, je quittais le pays, que dis-je, je le fuyais au plus vite avec la ferme rĂ©solution de n’y revenir de bien long- temps... si jamais l’envie me prend d’y revenir. THÉODORE DE GRAVE. Illustrations de Laurent-Desrousseaux. UN DUEL DE MaĂźtres d Armes Par VIGEANT L ’humeur de tout temps batailleuse du Normand explique l’importance qu’acquirent les salles d’armes fondĂ©es Ă  Rouen dans les siĂšcles prĂ©cĂ©dents, et leur rivalitĂ© avec les AcadĂ©mies d’armes du Languedoc, de Lille, etc. On y garde encore le souvenir de l’assaut oĂč le chevalier de Saint- George , en Ă©crasa un maĂźtre d’armes, nommĂ© Picard, qui l’avait insultĂ©. Soixante ans plus tard, le fameux maĂźtre parisien Bertrand eut, lui aussi, l’occasion d’aller tirer Ă  Rouen. Son succĂšs en assaut public fut peut-ĂȘtre aussi Ă©clatant que celui du chevalier noir, mais un duel s’ensuivit, et dans des circonstances assez singuliĂšres pour qu’elles vaillent la peine d’ĂȘtre racontĂ©es. C’était en i 832 ; Bertrand, alors ĂągĂ© de trente-cinq ans, se trouvait en pleine possession de son talent et de sa renommĂ©e. D’un caractĂšre violent, mais gĂ©nĂ©reux, facilement irascible, celui qu’on avait surnommĂ© Ă  Paris le roi des tireurs ne pouvait sup- porter la plus petite blessure faite Ă  son amour-propre. Avec cela cassant, sarcastique, hautain, mĂ©nageant peu les tireurs en renom, ayant souvent des dĂ©mĂȘlĂ©s avec ses confrĂšres. La carriĂšre de Bertrand avait Ă©tĂ© rapide ; il avait Ă©tĂ© gĂątĂ© par ses succĂšs nombreux et par les flatteries dont il avait Ă©tĂ© l’objet. A vingt ans Bertrand Ă©tait le prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© des maĂźtres d’armes de Paris ; peu d’annĂ©es aprĂšs, une ordonnance royale le nommait professeur des Gardes du Corps, ce qui Ă©quivalait en quelque sorte Ă  un brevet de supĂ©rioritĂ©, si l’on se rappelle que ce corps d’élite, dans lequel tenaient Ă  honneur de servir les plus grands noms de France, conservait les traditions d’élĂ©gance cava- liĂšre des Ă©poques prĂ©cĂ©dentes. Enfin Bertrand Ă©tait fort bel homme et, Ă  la conviction que personne ne pouvait tenir devant lui, se joignait la vanitĂ© de ses avantages physiques. Bien que l’enseignement de l’escrime se fĂ»t encore peu vulga- risĂ©, il faut reconnaĂźtre que, grĂące au mĂ©rite et aux travaux de ses principaux reprĂ©sentants, cet art Ă©tait alors arrivĂ© Ă  son apogĂ©e, et des noms cĂ©lĂšbres dans ses annales serattachent Ă  cette Ă©poque. Il suffit de citer des maĂźtres tels que La BoĂ«ssiĂšfe, fils et digne successeur de celui qui forma Saint-George; Jean-Louis, le dĂ©monstrateur incomparable; LafaugĂšre, le tireur sans rival; Charlemagne, Gomard, Lebrun, LozĂšs aĂźnĂ©, Grisier, Bonnet. En l’annĂ©e 1 8 3 2, l’escrime, dĂ©jĂ  florissante dans quelques villes de province, Ă©tait reprĂ©sentĂ©e Ă  Rouen par trois salles d’armes, dirigĂ©es par d’habiles maĂźtres, et oĂč se formaient des tireurs qui marquaient parfois leur passage dans les salles d’armes de Paris par des assauts disputĂ©s avec les meilleurs tireurs de la capitale. Deux de ces amateurs rouennais, venus Ă  Paris en cette annĂ©e 1 83 2, avaient acceptĂ© d’ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©s auprĂšs de Bertrand pour l’inviter Ă  une sĂ©ance publique que les salles d’armes de Rouen comptaient donner au profit des hospices de leur ville. Grande fut la joie des escrimeurs rouennais en apprenant que le roi des tireurs avait gracieusement acceptĂ© l’invitation. Ce fut un Ă©vĂ©nement et on se prĂ©para Ă  le fĂȘter dignement. L’assaut, organisĂ© au théùtre qui avait Ă©tĂ© prĂȘtĂ© pour cette cir- constance, y attira les autoritĂ©s, la noblesse et la bourgeoisie de Rouen et des environs. Les tireurs rĂ©unis sur la scĂšne reçurent Bertrand arrivĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et un des plus anciens amateurs, aprĂšs lui avoir souhaitĂ© la bienvenue, lui fit part du dĂ©sir aussi grand que lĂ©gi- time qu’avaient les trois maĂźtres de Rouen de tirer avec lui dans cet assaut. Impossible, rĂ©pondit sĂšchement Bertrand, je compte faire deux assauts seulement avec les deux professeurs que je connais dans cette ville, quant au troisiĂšme, il attendra une autre occa- sion. » Le ton de cette rĂ©ponse ne comportait guĂšre de rĂ©plique, per- sonne n’osa insister. Peu aprĂšs l’assaut commença devant une salle comble, mais qui n’apporta qu’une mĂ©diocre attention aux luttes entre maĂźtres et amateurs de la rĂ©gion accourus pour prendre part Ă  une sĂ©ance aussi solennelle. Enfin Bertrand se prĂ©sente, et au milieu d’applaudissements pour ainsi dire ininterrompus fournit deux assauts pendant les- quels il tint l’assistance suspendue Ă  la pointe de son fleuret. Le soir, un superbe banquet rĂ©unit l’escrime rouennaise, et notre hĂ©ros se vit encore combler de tĂ©moignages de sympathie et d’admiration qui l’occupĂšrent Ă  ce point qu’il ne remarqua pas l’air triste d’un de ses voisins de table dont l’attitude mĂ©ditative contrastait pourtant fort avec la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale. A minuit, la plupart des convives voulurent reconduire Ber- trand jusqu’à son hĂŽtel et, en gravissant l’escalier qui le menait Ă  sa chambre, le maĂźtre put entendre un dernier vivat poussĂ© dans la rue en son honneur. Le lendemain de grand matin, Bertrand, que ses occupations obligeaient Ă  rentrer promptement Ă  Paris, se rendit aux bureaux de la diligence installĂ©s dans une auberge qui Ă©tait situĂ©e Ă  une extrĂ©mitĂ© de la ville, proche l’église Saint-Maclou. Il Ă©tait en avance. En attendant l’heure du dĂ©part, il se mit Ă  arpenter la cour de long en large, tout en se remĂ©morant avec plaisir les agrĂ©ables incidents de son voyage. Il Ă©tait Ă  peu prĂšs seul. Avec le jour qui commençait Ă  se lever, il distingue cependant, assis sur un banc, en attendant aussi le dĂ©part de la diligence, deux bons bourgeois qui semblent ĂȘtre, des commerçants du pays, et s’entretiennent de leurs affaires. Tout Ă  coup, un homme jeune encore entre dans la cour FIGARO ILLUSTRÉ 79 d’un pas rapide et dĂ©cidĂ©, va droit Ă  Bertrand, et, se dĂ©couvrant Me reconnaissez-vous, monsieur Bertrand ? Je suis Poucet le maĂźtre d’armes avec lequel vous avez refusĂ© de tirer hier...° — Parfaitement, fait Bertrand un peu interloquĂ© par le ton saccadĂ© de son interlocuteur qui n’est autre que le convive mĂ©lancolique du banquet. Que dĂ©sirez-vous de moi? — C’est trĂšs simple, voici l’objet de ma visite Vous m’avez refusĂ© hier comme adversaire... — Naturellement, puisque j’avais dĂ©cidĂ© de ne tirer qu’avec deux d’entre vous... — A votre choix, je le sais. Vous devez comprendre quel prĂ©- judice vous m’avez causĂ© en me plaçant ainsi dans un rang d’in- fĂ©rioritĂ© marquĂ©e, aux yeux de mes Ă©lĂšves d’abord, et vis-Ă -vis de mes deux collĂšgues que seuls vous avez jugĂ©s dignes de croiser le fer avec vous. Mais non ! mais non ! Je ne pouvais pas faire assaut avec tout le monde, et puis, ce n’est que partie remise, je reviendrai sans doute quelque jour, et je vous promets que cette fois... Mais morbleu ! je n’ai pas le temps. Il faut que je sois demain Ă  Paris, et la diligence peut partir Ă  chaque instant... Avisant un garçon d’écurie qui traversait la cour Quand partons-nous ? lui cria-t-il. Peut-ĂȘtre ben dans vingt minutes, rĂ©pondit l’autre. C’est plus de temps qu’il ne nous en faut, dit Pouget, et vous ne pouvez maintenant me refuser cette compensation... Mais, c’est de la dĂ©mence! Nous battre, oĂč? Dans cette cour? On accourra, on nous sĂ©parera, la police sera bientĂŽt prĂ©- venue et vous ne serez guĂšre plus avancĂ©. Ecoutez, ici prĂšs, derriĂšre la maison, continua Pouget, nous trouverons un enclos que longe une allĂ©e d’arbres oĂč nous serons parfaitement Ă  l’abri. Peste soit de l’entĂȘtĂ© ! Mais nous n’avons pas de tĂ©moins, et il en faut, ne fĂ»t-ce que pour tĂ©moigner que vous avez tirĂ© avec moi. C’est vrai, mais voici, lĂ -bas, deux braves gens qui ne nous refuseront pas ce service, et il se dirigea, suivi de Bertrand, un peu dĂ©sorientĂ©, vers les deux bourgeois qui discutaient eux aussi avec animation sur des cours de pruneaux et de cassonnade. Excusez-nous, messieurs, dit Pouget, de vous dĂ©ranger. Nous venons vous demander de vouloir bien nous servir de tĂ©moins pour une petite affaire. Oh ! ça ne sera pas long. » Les deux bourgeois se regardĂšrent puis examinĂšrent curieuse- ment et sans leur rĂ©pondre tout d'abord, les deux maĂźtres d’armes des pieds Ă  la tĂȘte. L’un d’eux se dĂ©cida enfin Ă  rĂ©pondre Nous voulons bien vous rendre le service de vous accompagner, si vous n’en avez D ici lĂ , fit le maĂźtre rouennais d’un ton grave, ma situation sera compromise. Monsieur Bertrand vous ĂȘtes un galant homme, votre refus rendu public de tirer avec moi me nuit trop pour que vous puissiez quitter Rouen sans que nous ayons croisĂ© le fer ensemble. » Bertrand, qui sentait la colĂšre le gagner, ne put contenir un Ă©clat de rire en entendant cette derniĂšre phrase. Etes-vous fou, mon cher? Vous me voyez ici attendant la diligence, et vous venez me proposer d’aller faire des armes aujourd’hui avec vous ? Je ne puis que vous rĂ©pĂ©ter, monsieur, que vous me devez une rĂ©paration. — Une rĂ©paration ! s’exclama Bertrand stupĂ©fait, qui venait de s apercevoir seulement alors que le maĂźtre d’armes rouennais portait sous son bras le long et traditionnel Ă©tui de serge verte qui sert Ă  abriter les Ă©pĂ©es de combat. Ah ! excusez-moi de ne pas vous avoir compris de suite. Vous voulez que nous nous battions?» L’autre fit un signe Ă©nergiquement affirmatif. pas pour longtemps, car nous attendons la diligence qui doit nous mener Ă  la foire de Courlin. Soyez tranquilles, messieurs, dit Bertrand qui venait d’en prendre son parti, vous ne serez pas en retard; j’attends moi aussi la diligence, et pour rien au monde je ne voudrais la manquer. Alors nous vous suivons, » dirent les deux honnĂȘtes com- merçants, qui se levĂšrent et emboĂźtĂšrent le pas derriĂšre les deux champions. Chemin faisant, l’un des marchands glissa Ă  l’oreille de son compagnon DrĂŽles de gens! Que peuvent-ils bien avoir Ă  faire Ă  cette heure chez un notaire? C’est peut-ĂȘtre imprudent de notre part de donner notre signature pour des inconnus. » Leur mĂ©fiance s’accrut encore quand ils virent qu’on pĂ©nĂ©trait dans un enclos dĂ©sert. _ Bertrand et Pouget s'Ă©taient arrĂȘtĂ©s Ă  l'entrĂ©e d’un petit che- min qui coupait cet enclos et que bordaient le gazon d’un cĂŽtĂ© et de gros arbres touffus de l’autre. Sans autres formalitĂ©s, ils jetĂšrent bas leur habit, dĂ©maillotĂšrent les colichemardes et mirent 1 Ă©pĂ©e Ă  la main. Si la mine effarĂ©e des bourgeois en voyant sortir les armes de leur fourreau n’avait pas attirĂ© l’atten- tion des combattants, force fut bientĂŽt Ă  ces derniers de s’occuper de leurs tĂ©moins qui, au premier croisement de fer, avaient poussĂ© un cri et se disposaient Ă  prendre la fuite. En deux bonds Bertrand fut sur eux l’épĂ©e haute. Si vous appelez, si vous bougez de cette place, fit-il avec des yeux terribles, je vous passe cette lame au travers du corps Ă  tous les deux. » 8o FIGARO ILLUSTRÉ Les deux malheureux gĂ©mirent sourdement. HĂ©bĂ©tĂ©s et trem- blants, ils s’adossĂšrent au tronc d’un arbre voisin. Bertrand rejoignit son adversaire, et tout en jetant de temps Ă  autre, un regard oblique sur ses seconds, il engagea le combat. Avec la fougue qui caractĂ©risait le jeu de Bertrand et la surexcitation qu’auraient dĂ» faire naĂźtre chez lui les singuliers prĂ©liminaires de cette rencontre, on eĂ»t pu croire qu’il allait aussitĂŽt charger son provocateur Ă  outrance. Il n’en fut rien, il se tint sur l’expectative. L’autre, au contraire, aprĂšs quelques tĂątements de fer, marcha rĂ©solument et partit d’un coup droit, sec et rapide comme un coup de pistolet. Bertrand, surpris par la soudainetĂ© de l’attaque, dut Ă  la rapiditĂ© de son fameux contre de quarte, qu’il aida d’ail- leurs d’une retraite, de ne pas ĂȘtre touchĂ©. Diable ! fit-il Ă  part lui, tout en resserrant ses moyens de dĂ©fense, ma parade est arrivĂ©e Ă  temps, le gaillard possĂšde un rude jarret. » Il dut, au mĂȘme instant, faire un nouveau pas en arriĂšre ; un subtil doublĂ© de l’adversaire avait fort heureusement rencontrĂ© son double contre, mais si juste, que la manche de Bertrand avait Ă©tĂ© Ă©raflĂ©e. Allons, Pouget n’était dĂ©cidĂ©ment pas une mazette, l’à propos et l’autoritĂ© de cette attaque avaient fixĂ© Bertrand, qui se prit Ă  regretter de lui avoir la veille prĂ©fĂ©rĂ© ses deux collĂšgues. C’était un vrai tireur, il fallait jouer serrĂ© et en finir rapidement. Pourtant cet homme l’intĂ©ressait; aprĂšs tout, il dĂ©fendait sa position, c’était son droit. Une septime enveloppĂ©e sauva Bertrand, au milieu .de ses rĂ©flexions, d’un joli dĂ©gagement arrivĂ© Ă  un pouce de sa ceinture. Je viens encore de" l’échapper belle, le gaillard a le jeu variĂ©; mais plus attaqueur que pareur; donc, par l’attaque, je toucherai plus sĂ»rement, mais trop profondĂ©ment peut-ĂȘtre; essayons autre chose. » Et, serrant ses engagements, il pressa, en marchant, l’épĂ©e adverse ; celle-ci se dĂ©roba par un rapide coupĂ© que Bertrand, sur le qui-vive, rencontra par une juste opposition qu’il fit suivre d’une riposte de tac. Pouget l’avait prĂ©vue ; il put l’écarter et d’un bond fut hors d’atteinte ; mais ce fut pour revenir aussitĂŽt Ă  la charge et harceler Bertrand par de petites marches, des demi ou fausses attaques, tirant court, guettant l’occasion d’une nou- velle attaque en ligne basse. Celui-ci se demandait toujours com- ment il pourrait finir par un coup sans gravitĂ©, avec cet adversaire; bien que souhaitant vivement de le tuer, il lui avait accordĂ© sa sympathie, mĂȘlĂ©e de compassion. Le sentiment du fer chez Pouget lui rĂ©vĂ©la bientĂŽt cette pensĂ©e de Bertrand. Il se vit Ă  la merci de cette lame puissante et dĂ©bon- naire qui, jusque-lĂ , ne l’avait, pour bien dire, pas menacĂ©. Son jeu devint nerveux, inquiet. Il s’en tint Ă  ses courtes attaques en liane basse, et Bertrand rompait, parait, cherchant toujours l’oc- casion d’une riposte lĂ©gĂšre. A ce moment, un claquement de fouet, accompagnĂ© d’un bruit de grelots, arriva jusqu’à eux et fit pousser un soupir aux tĂ©moins qui jusque-lĂ  Ă©taient restĂ©s cois. Fichtre ! cria Bertrand, qui sembla sortir d’une sorte d’en- gourdissement relatif, les chevaux sont attelĂ©s, la voiture partirait sans moi. Ah ! non, tant pis pour lui, Ă  la grĂące de Dieu ! » Et, maĂźtrisant le fer ennemi par un double engagement en marchant, il lança avec la rapiditĂ© de la foudre une attaque qui traversa l’épaule de Pouget. Le dĂ©pit autant que la douleur causĂšrent au blessĂ© une sorte d’éblouissement; il lĂącha son arme. Bertrand jeta la sienne et se prĂ©cipita pour le soutenir. Les deux bourgeois gĂ©missaient sous leur arbre, ils 1 aban- donnĂšrent pourtant devant une violente apostrophe de Bertrand. Allons, arrivez ici, leur cria-t-il, soutenez-le. » Et il les ins- talla de chaque cĂŽtĂ© de Pouget, dont il plaça les bras autour de leur cou. Puis les fixant durement Vous ĂȘtes Ă©videmment du pays, votre dĂ©part peut se remettre Ă  ce soir, la foire de Courlin doit durer plusieurs jours. » Ils firent mine de regimber. Un mot de plus, dit Bertrand, un simple refus et nous nous battons... VoilĂ ... Vous ramĂšnerez en ville, Ă  son domicile, ce pauvre garçon, et vous prĂ©viendrez un mĂ©decin; aprĂšs cela vous serez libres. Et si j’apprenais que vous vous, ĂȘtes soustraits Ă  ce devoir des tĂ©moins, je viendrais vous retrouver, comptez-y! » Un geste de menace souligna ces derniers mots. Puis, ramas- sant son habit, il regagna Ă  toutes jambes la diligence qui dĂ©mar- rait et s’y engouffra au milieu des protestations des voyageurs. . DĂ©crĂ©ment, se dit-il, ce voyage finit mal. » Mais au premier tournant de route il se rassĂ©rĂ©na il venait d’apercevoir au loin Pouget, soutenu par les deux bourgeois qui, tout doucement, l’aidaient Ă  marcher et le ramenaient en ville. A quelques jours de lĂ , Bertrand reçut une lettre de Rouen ainsi conçue Monsieur le maĂźtre d’armes, La prĂ©sente a pour but, d’abord de vous rassurer sur l’état de votre confrĂšre qui, dans quinze jours, sera guĂ©ri, a dit le mĂ©decin, et aussi de vous faire la dĂ©claration que, dans le combat Ă  l’épĂ©e qui a eu lieu en notre prĂ©sence entre MM. Ber- ce trand et Pouget, tout s’est passĂ© de la façon la plus correcte, et nous, tĂ©moins, rendons hommage Ă  la valeur des deux combat- te tants. » Cette lettre Ă©tait signĂ©e des deux bourgeois qui l’avaient si bien assistĂ© dans son duel avec Pouget. VlGEANT. Illustrations de FrĂ©dĂ©ric RĂ©gamey. LE POELE UNIVERSEL BrevetĂ© S. G. D. G. -Ois Ă©conomique et hygiĂ©nique . Le PoĂȘle Universel 3ik se vend aux prix de ĂŻso, ioo et 83 fr. selon ’f fjw le modĂšle. Il est expĂ©- diĂ© franco de port et d’emballage. Èp' . . Envoi franco eggÊBB ^ BÈ ^^^ I,u prospectus RĂ©compenses aux Expositions Le PoĂȘle Universel Ă  bascule et Ă  couvercles automatiques offre plus de sĂ©curitĂ© que tout autre systĂšme, et mĂȘme que tous feux nus sur chenets ou grilles ouvertes. Envoi franco DU PROSPECTUS 1839,42, 54,55, 62, 72, 78, 79, 81, 84, 85. f MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 Appareils paie douches ea pluie. eu lflf I locales, verticales, vaginales, etc. APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE ET HUMIDE, TÉRÉBENTHINES AU PIN MUGRO ls pour chauffage de hains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effe WALTER LÉCUYER 138, rue Montmartre, PARIS EXPOSITION UNIVERSELLE 1889 LA PLUS HAUTE RÉCOMPENSE Usine et Bureaux , , 12, rue Bacon ~ PARIS — 3 s. ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRÉ evzes DUPONT 3, tue JociAcjuier ccciĂŽ Fabricant brevetĂ© s. g. d. g. A PARIS 10, rue Hautefeuille PrĂšs l’École de MĂ©decine. FAUTEUIL SPÉCIAL POUR PERSONNES ATTEINTES D'OPPRESSIONS Sur demande , Envoi franco du Catalogue illustrĂ© avec prix. TÉLÉPHONE HAUTES NOUVEAUTÉS ÉLÉGANTES POUR DAMES aison WM, onore PARIS henwK A PARTIR DU 1" OCTOBRE, POUR CAUSE D’AGRANDISSEMENTS INTÉRIEURS d’Ouvrages de Dames est rĂ©uni Ă  la maison principale 3 , rue du I aubourg-Saint-HonorĂ©. ‱ =. " r " C ie Il\T LE IK *» MĂ©di t e r ^“ ,ress - X j l y 1 PĂ©ninsuiaĂźre-Express. 1 Sleeping- WAGONS-LITS “ DiiriiAg ~ Cars " TIR-ALTITS IDE LTJXE CInb-Train — Orient-Express Sud-Express. En Ă©tĂ© Suisse-Express — PyrĂ©nĂ©es - Express. 6, me de la Paix — P. M. GRUNWALDT — 6, rue de la Paix Fournisseur de Sa MajestĂ© l'Empereur de Russie JAMBONS COLEMAN MARQUE GENUINE 4 MÉDAILLES D’OR EXIGER LA MARQUE GENUINE ZIBELINE Loutres RENARDS N O IR argentĂ© BLEU CASTOR DU Kamtchatka 4 ' GRANDS DIPLOMES D'HONNEUR SEUL DEPOT EN FRANCE 2. RUE AUBER FABRIQUE DE LIQUEURS FINES J PARIS MANTEAUX Pelisses JAQUETTES COUVERTURES IMANCHONS Boas P. M. GRUNWALDT Fournisseur de Sa MajestĂ© l’Empereur de Russie ».>PrS-,a, g,-'V.y;v r . , GRAND E. BOURGEOIS 21&23,RueDrouot PORCELAI ComposĂ©e de poudres vĂ©gĂ©tales et aromatiques, la vĂ©ritablf “POUDRE LAXATIVE DE VICHY" est le laxatif le plus sur, le plus facile Ă  prendre pour combattre la constipation. Une cuillerĂ©e Ă  cafĂ©, dĂ©layĂ©e dans un peu d’eau et prise le soir en st couchant amĂšne le lendemain matin, sans fatigue, l’effet attendu. 2 fr. 50 le flacon de 25 doses environ. BEAU & BERTRAND-TAILLET; GAZ — ÉLECTRICITÉ 226, rue Saint-Denis, PARIS de toilette oponr nn enfant de 3Ă lO ans. Lotion, Eau de Cologne, Eau dentifrice, brosses, dĂ©mĂȘloirs, lissĂŽirs et rubans Sortant de chez LENTHÉRIC, 245, rue Saint-HonorĂ©, Paris. Pihan 4, Faubourg Saint-HonorĂ©. MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©. ĂŒ g/^sa-rar L’Allemagne semble avoir eu la spĂ©cialitĂ© des rois de fĂ©erie et des tyranneaux d’opĂ©rette. AprĂšs le duc de Brunswick, aprĂšs le roi Louis II de BaviĂšre, aprĂšs quelques autres non moins dĂ©sĂ©quilibrĂ©s, voici Charles II de Wurtem- berg qui fait parler de lui aprĂšs dĂ©cĂšs et dont les excentricitĂ©s ali- mentent la chronique. Charles II s’était jetĂ© Ă  tĂȘte perdue dans le spiritisme et sa grande prĂ©occupation Ă©tait d’évoquer l’ñme de madame de Pompadour en compagnie de deux jeunes amĂ©ricains qu’il avait comblĂ©s de dons, de faveurs, de pensions et de croix. Seulement, pour ces Ă©vocations, il se vĂȘtissait uniquement d une Ă©toile de papier dorĂ© qu’il se collait sur le creux de l’estomac. Louis II de BaviĂšre et le duc de Brunswick Ă©taient plus dĂ©cents. Ils se bornaient Ă  s’habiller en femmes et Ă  porter des peignoirs roses ou bleus garnis de dentelles. Il est vrai que Wagner en faisait autant. Une couturiĂšre de Vienne, mademoiselle Bertha, lui fournissait des robes de chambre lilas ou jaunes, des justaucorps de satin rose et des chemises de den- telles dĂ©colletĂ©es et Ă  manches courtes. La folie de Louis II avait gagnĂ© l’auteur de Parsifal. Il y avait des compensations avec Wagner, qui fut un homme de gĂ©nie. Il y en eut moins avec les roitelets que l'Europe s’est gardĂ©e d’envier aux Etats d’Allemagne. LA GRAND’VILLE. Les Livres S’il est un livre qui appelle l’illustration c’est bien cette Ɠuvre de Ludovic HalĂ©vy, qui s’intitule l’Invasion. Jusqu’en 1870 Ludovic HalĂ©vy avait Ă©tĂ© l’homme heureux; la gaietĂ©, la fraĂźcheur d'esprit, le sens du comique moderne qu’il possĂšde si naturellement et sans effort en avaient fait le plus sympathique et le plus aimĂ© des Ă©crivains. Mais lorsque vinrent les mauvais jours, les yeux du rieur se rem- plirent de larmes et la main qui avait Ă©crit tant de mots joyeux voulut retracer les phases diverses de nos douleurs. C’est alors que Ludovic HalĂ©vy Ă©crivit l Invasion, sous forme de rĂ©cits recueillis de la bouche des acteurs mĂȘmes du drame multiple qui se dĂ©roula depuis FrƓschwiller jusqu’à Villersexel. La maison Boussod, Valadon et O e a repris l’Ɠuvre de Ludovic HalĂ©vy, pour en faire le premier volume d’une sĂ©rie illustrĂ©e intitulĂ©e RĂ©cits de Guerre. Les dessins de L. Marchetti et ceux de Alfred Paris, executes par les procĂ©dĂ©s spĂ©ciaux de la maison, les uns en noir, les autres en cou- leurs donnent Ă  l’Ɠuvre de Ludovic HalĂ©vy, dĂ©jĂ  si vivante, une inten- sitĂ© qui en fait ressortir toutes les valeurs. L’Invasion formera un volume in-4 0 de deux cent cinquante pages . chaque page de texte est ornĂ©e d’un dessin tirĂ© en noir ; 1 illustration comprend en outre vingt-huit planchĂšs hors texte en couleurs. Comme je l’ai dit, l’Invasion n’est que le dĂ©but d’une sĂ©riĂ© qui, aprĂšs le rĂ©cit de nos dĂ©sastres, comprendra celui de nos victoires racontĂ©es par des tĂ©moins oculaires et illustrĂ©es avec le meme soin. Explosion d’un caisson, par Alfred Paris RĂ©cits de Guerre. Le dĂ©faut d’espace ne nous a pas permis de reproduire ici une des grandes compositions qui enrichissent ce volume les petits dessins dans le texte que nous donnons, permettront cependant Ă  nos lecteurs de se rendre compte de l’Ɠuvre et des moyens d’exĂ©cution employĂ©s. ah Ce n’est pas, grĂące Ă  Dieu, un gros » roman, ni un roman fin de siĂšcle », ni un roman psychologique, que nous donne madame Henry GrĂ©ville, sous le titre de l'HĂ©ritiĂšre. C’est une Ɠuvre aimable, vĂ©cue dans un milieu Ă©lĂ©gant et honnĂȘte. Le rĂ©cit en est Ă©mouvant Le Pansement, par L. Marchetti RĂ©cits de Guerre. sans brutalitĂ©, les coquins n’y triomphent pas, les personnages vous y charment par leur grĂące et leur bontĂ©. Ce livre tiendra brillamment sa place dans la sĂ©rie considĂ©rable des Ɠuvres de madame Henry GrĂ©ville. du Charpentier et C ie viennent de rééditer en un volume de leur format classique, la Nature chef elle , et MĂ©nagerie intime, de ThĂ©ophile Gautier. Ces deux Ɠuvres n’existaient plus, pour ainsi dire, en librai- rie. La Nature chesf elle, admirable Ă©tude descriptive de la vie des hĂŽtes des bois, a Ă©tĂ© Ă©ditĂ©e il y a vingt-deux ans, dans le format grand in-quarto, pour accompagner de superbes dessins de Karl Bodmer. Quant Ă  la MĂ©nagerie intime, sa derniĂšre Ă©dition est datĂ©e de 1869, chez Lemerre. Ils seront lus et relus avec un plaisir infini, par tous ceux qui aiment les bĂȘtes, ces rĂ©cits de la vie des chats, chiens, che- vaux, perroquets, rats blancs et lĂ©zards verts qui furent les compa- gnons du poĂšte et l’aidĂšrent bien souvent Ă  supporter les ennuis de la vie et les tristesses de la littĂ©rature. ah M. Paul Foucher, qui avait obtenu un vif succĂšs avec Monsieur BienaimĂ©, ce portrait en pied de l’égoĂŻste, vient de publier une Ɠuvre des plus dĂ©licates, malgrĂ© la hardiesse de son titre Le droit de l’Amant. Toutes les femmes retrouveront dans cette Ɠuvre, Ă  la fois si spirituelle et si poignante, la peinture des sentiments fiers et tendres, trop souvent dĂ©daignĂ©s ou mĂ©connus, qui agitent leurs Ăąmes Ă©prises d’idĂ©al et qui leur procurent de si douces joies ou de si cruelles souf- frances. A l’étranger comme en France, le Droit de l’Amant produit une impression. M. Iwan Manouilow l’a traduit pour les Novosti , de Saint-PĂ©tersbourg, oĂč il passionne le public russe. ^ ^ La Mode J’ai conseillĂ© et je conseillerai toujours aux personnes qui n’ont pas l’intention de se faire faire pendant la saison un grand nombre de toilettes, d’ĂȘtre trĂšs circonspectes et de ne pas se fier aux premiers essais lancĂ©s par les modistes et les couturiers. Il arrive fort souvent, en effet, que telle ou telle Ă©toffe, telle ou telle forme de chapeaux, telle ou telle babiole prĂ©conisĂ©es au dĂ©but de la saison, soient rapidement abandonnĂ©es, soit qu’elles aient cessĂ© de plaire, soit qu’elles soient tombĂ©es trop vite dans ce que j’appellerai, faute d’une autre expres- sion, le domaine public ». Je citerai comme exemple, la ceinture Miss Helyett qui Ă©tait, il faut le reconnaĂźtre, une ravissante invention. Eh bien! Ă  peine Ă©tait- elle parue que, non seulement dans les magasins de nouveautĂ©s, ce qui n’eĂ»t Ă©tĂ© que demi-mal, mais dans les dĂ©ballages, dans les bazars, on en vendait Ă  bas prix. En peu de temps, elle est devenue si com- mune que, malgrĂ© son Ă©lĂ©gance, elle est devenue impossible Ă  porter hors de la maison. Je redoute la mĂȘme chose pour certaines formes de chapeaux qui viennent de paraĂźtre. A peine ont-ils Ă©tĂ© exposĂ©s dans les vitrines de nos modistes en vogue qu’ils ont Ă©tĂ© copiĂ©s et imitĂ©s. Ce n’est certai- nement pas la mĂȘme chose. L’étoffe est moins belle, les matĂ©riaux moins bien choisis. Enfin, il y manque ce coup de main » qui carac- tĂ©rise la bonne faiseuse. Mais, Ă  distance, cela fait illusion et quand aux soirĂ©es de l’ElysĂ©e-Montmartre, du Moulin-Rouge ou de Bullier, on aura vu le mĂȘme chapeau sur les tĂȘtes de toutes les danseuses de l’endroit, il sera bien difficile Ă  une femme du monde de continuer Ă  le porter. XX FIGARO ILLUSTRÉ Donc, si vous ne voulez vous faire faire que deux ou trois chapeaux pour cet hiver, soyez prudentes, chĂšres lectrices, et ne les choisissez que l’un aprĂšs l’autre, Ă  mesure que la mode s’affirmera. Si, au contraire, il vous est indiffĂ©- rent d’en acheter une douzaine, ne vous gĂȘnez pas, vous en serez quittes pour mettre de cĂŽtĂ© celui qui ne vous plaira plus et le remplacer par un autre. Cette profession de foi exposĂ©e, je vais maintenant vous dĂ©crire quelques- unes des crĂ©ations nouvelles. Voici le trotteur, la grande fureur du moment. C’est Ă  peu prĂšs la forme du canotier. Mais le bord est un peu plus large devant que derriĂšre. Autour, un ruban de couleur claire tranchant sur le sombre du chapeau. Garniture trĂšs Ă©lancĂ©e avec sur le devant, touffe de plumes Ă  la Prince de Galles, c’est- Ă -dire plantĂ©e toute droite. Le Petit Duc, en velours avec fond chiffonnĂ©, bordĂ© et couvert de plumes. Le Du Barry , en satin antique noir, doublĂ© de rose. La forme allongĂ©e devant. Le Robinson, chapeau de jeune fille en feutre pelucheux olive ou fauve, garni tout autour de nƓuds de rubans de mĂȘme nuance que le chapeau, mais un peu plus claire, avec la coque rele- vĂ©e en l’air, flot de rubans derriĂšre, tombant sur le cou. Comme capote, la capote papillon, trĂšs petite, avec le fond en pointe. Le papillon en jais posĂ© sur un transpa- rent de satin bleu, vert ou rouge, for- mant un bouillonnĂ© sur le devant. Le derriĂšre est formĂ© d’une aigrette de plumes noires retenue par un nƓud de ruban en satin noir formant les brides qui viennent passer sous le cou et se rattachent par un gros nƓud sur la joue gauche. Enfin un grand nombre de petites toques en velours, noir, bleu marine, cuir, olive. Comme garniture, une petite touffe de plumes droites retenue par une boucle en jais, en strasse ou en acier bruni assorti Ă  la couleur. Comme forme, les robes n’ont pas sensiblement changĂ©. En dĂ©pit des fameuses prĂ©dictions, elles restent collantes et biaisĂ©es der- riĂšre. La draperie qu’on avait essayĂ© de lancer n’a pas rĂ©ussi. La seule modification qu’on ait pu faire, c’est un peu plus d’ampleur dans le bas de la jupe. Les deux lĂšs de derriĂšre coupĂ©s en pointe dans le haut, gardent dans le bas toute la largeur de l’étoffe et forment, en tombant, de nombreux plis. Cette augmenta- tion de la largeur est loin d’ĂȘtre disgracieuse et facilite la marche que la jupe-parapluie exa- gĂ©rĂ©e rendait un peu difficile. A ce dĂ©but de saison, le drap se porte tou- jours beaucoup. J’ai vu, dans un des ateliers les plus rĂ©putĂ©s de Paris, trois ou quatre toilet- tes de grand chic que je vais vous dĂ©crire Toilette en drap noisette, corselet en brode- rie Ă©gyptienne, entourĂ© de queues de zibeline ; la gorge et les manches en velours assorti ; jupe fourreau brodĂ©e et ornĂ©e de fourrures! Avec cela, longue mante enveloppante avec chasuble dĂ©coupĂ©e sur les Ă©paules, mĂȘme bro- derie Ă©gyptienne et grand col zibeline. Robe drap mastic et velours vert. Corsage cuirasse avec ouverte en carrĂ© faite de velours bordĂ© de rat musquĂ© et broderies de perles. Jupe plate avec lĂ©ger mouvement sur les han- ches finissant sur un dos en velours. Pour les visites, le velours va se porter. J’ai vu une trĂšs jolie toilette de promenade et visite en velours mille cĂŽtes, nuance tourterelle, garnie sur son contour infĂ©rieur de petits rouleaux de faille assortie. Le corsage Ă  longs pans devant et courts derriĂšre. La ceinture en faille pareille aux rouleaux, les manches drapĂ©es dans le haut avec poignets de faille coulissĂ©e ; le col-chĂąle Ă  crans en faille assor- tie s’ouvre sur un bouffant rose semĂ© de fleu- rettes bleues. Le chapeau trotteur en velours pareil Ă  la jupe. Pour les toilettes de cĂ©rĂ©monie, la soie est redevenue de rigueur. Nous ne pouvons que nous en fĂ©liciter Ă  tous les points de vue d’abord, parce que rien n’est plus joli et en- suite parce que les femmes Ă©taient vraiment coupables d’aller prendre Ă  l’étranger les Ă©toffes de leurs plus belles toilettes, alors qu’elles ont . sous Ia main ces magnifiques soieries qui sont la richesse et la gloire de notre pays. Voici la description des deux toilettes dont nous donnons la repro- duction r Grand manteau de velours gris perle, tout bordĂ© de liĂšvre noir de Russie ; Jaquette de loutre grand col de zibeline argentĂ©e; manchettes formant manchon, en zibeline. Les fourrures de ces deux toilettes sortent des magasins de P. M. GrĂŒmvaldt, 6, rue de la Paix. CLAIRE DE CHANCENAY. Chemins de Fer Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e HIVER 1891-1892 La Compagnie vient d’amĂ©liorer encore les services quelle avait organisĂ©s 1 hiver dernier pour faciliter l'accĂšs du littoral de la MĂ©diterranĂ©e. Le train de luxe, composĂ© de lits-salons et de vagons-lits, qui par- tait chaque jour Ă  7 h. du soir de la gare de Paris-Lyon pour arriver a Nice le lendemain Ă  1 h. 58 soir, part, Ă  dater du 3 novembre, Ă  7 h. 40 du soir de la gare de Paris-Nord et arrive Ă  Nice le lendemain a 2 h. 28 du soir. Le train rapide, composĂ© de voitures de l ro classe seulement, qui partait de la gare de Pans-Lyon Ă  7 h. 15 du soir et arrivait Ă  Nice le lendemain Ă  4 h. 44 du soir, partira, au prochain service d’hiver, de la gare de Paris-Lyon Ă  8 h. 25 du soir et arrivera Ă  Nice Ă  4 h. 33 du soir, gagnant ainsi prĂšs d une heure et demie sur le service prĂ©cĂ©dent. Chemin de Fer du Nord Services directs entre PARIS et BRUXELLES Trajet en 5 heures. DĂ©parts de Paris Ă  8 h. 15 du matin, midi 40, 3 h. 50, 6 h. 20 et 11 h. du soir. DĂ©parts de Bruxelles Ă  7 h 30 du matin, 1 h. 15, 6 h. 20 du soir et minuit. Wagon-salon et wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă  6 h. 20 du soir et de Bruxelles Ă  7 h. 30 du matin. Wagon-restaurant aux trains partant de Paris Ă  8 h. 15 du matin et de Bruxelles Ă  G h. 20 du soir. ^ $4 $4 t> 4 $4 $4 $4 -54 $4 $4 $4 $4 $4 $4 ?4 $4 S4 $4 $4 $4 $4 v4 -54 -54 $4 -$4 -$4 -54 $4 Le numĂ©ro de NoĂ«l du Figaro illustrĂ© Le prochain fascicule du Figaro illustrĂ©, numĂ©ro de NoĂ«l, paraĂźtra dans les derniers jours de ce mois. Il est ainsi composĂ© Le Saint-Pleur, par Jean Richepin, illustrations en couleurs de EugĂšne Grasset ; Le Mariage de Miquette, par Gyp ; illustrations en couleurs de Albert Lynch ; L’Ombre de feu Bernard, par RenĂ© de Pont-Jest; illustrations en cou- leurs de F. -H. Kaemmerer; Le GĂ©nĂ©ral et le Cerf-volant, lĂ©gende en couleurs de Caran-d’Ache. Trois grandes primes hors texte en couleurs, mesurant chacune 64 centimĂštres sur 42 En ÉorĂȘt, par Charles Delort; La Balançoire, par François Flameng ; Les derniers Retranchements, par Paul Grolleron ; Et enfin une couverture qui sera un Ă©vĂ©nement La CommĂšre de' j 8g 2 , par Jean BĂ©raud. Ce fascicule est servi aux abonnĂ©s sans augmentation de prix. Le prix de vente pour les acheteurs au numĂ©ro est de 3 fr. 5o plus 5o centimes pour le port. S’adresser Ă  M. Hazard, 8, rue de Provence, concessionnaire de la vente. $4*4 *4*4 *4*4 -K- *4 $4 $4 *4 $4 $4 $4 $4 $4 $4$4$* $4 $4 -*4 *4 *4 $4 $4 $4 $4 $4*4 Tables du Figaro illustrĂ© » MM. les abonnĂ©s recevront gratuitement, avec le fascicule de jan- vier 1892, les tables des matiĂšres contenues dans les douze numĂ©ros du Figaro illustrĂ© mensuel de 1891. MM. les libraires, ainsi que les acheteurs au numĂ©ro qui dĂ©sire- raient recevoir ces tables, sont priĂ©s d’adresser leurs demandes avant le i5 novembre, Ă  M. Hazard, 8, rue de Provence, concessionnaire de la vente. Le prix est de o fr. 5o. Les reproductions de tableaux et de dessins publiĂ©es par le Figaro IllustrĂ© sont sa propriĂ©tĂ© exclusive. Il est interdit de retirer ces reproductions des fascicules et de les vendre sĂ©parĂ©ment. ABONNEMENTS AU FIGARO ILLUSTRÉ PARIS ET DÉPARTEMENTS Un an, 36 fr. — Six mois, 18 fr. 5 o. ÉTRANGER, Union postale / Un an, 42 fr. — Six mois, 21 fr. 5 o. Les demandes d’abonnements, accompagnĂ©es de leur montant en mandats postaux ou valeurs Ă  vue sur Paris, peuvent ĂȘtre adressĂ©es indiffĂ©remment Ă  l’Administrateur du Figaro, 26, rue Drouot, ou Ă  M. G. Hazard, 8, rue de Provence, Ă  qui l’on doit Ă©galement adresser les demandes de fascicules parus. Le Directeur-GĂ©rant RenĂ© Valadon. Gustave Hazard, concessionnaire de la vente, 8, rue de Provence. Imprimerie chromotypographique Boussod, Valadon et C ie , AsniĂšres. Les deux Rougets de Montagneau Par HENRI ALLAIS V ers huit heures du soir le combat s’était calmĂ©. La nuit tombait. En avant de Rezonville, perpendiculairement Ă  la route de Verdun, les hommes du 93 e , Ă  bout de forces, se couchaient en ligne et s’assoupissaient la terre Ă©chauffĂ©e. En arriĂšre et Ă  gaucffe, les rĂ©giments de la garde s’écroulaient de faim et de fatigue. Une clartĂ© livide bordait l’ho- rizon vers Mars-la-Tour, avec un semis de petits nuages groseille qui se dĂ©coloraient insensiblement. Tout s’éteignait, le jour, la canonnade, le fracas de la lutte. Les rares Ă©clairs des piĂšces illu- minaient le crĂ©puscule de lueurs fusantes dans une fumĂ©e rousse. Montagneau, sergent au 3 e bataillon du 93 e , le vieux Monta- gneau dĂ©corĂ©, mĂ©daillĂ©, barbu comme un bouc, s’assit en gei- gnant et consulta son bidon. Depuis le matin il ne dĂ©colĂ©rait pas. On lui avait changĂ© sa guerre et gĂątĂ© le mĂ©tier. Ça n’avait pas de bon sens un pareil hachis au plein soleil d’aoĂ»t, sans gaietĂ© ni entrain. Autour de lui. rien que des mines longues, pas un souffle de ce vent d’enthousiasme qui vous frisait les cheveux en 59, sous le canon autrichien; des obus, encore des obus pleuvant du diable vauvert, un ennemi en tenue noirĂątre qui approchait avec des hourras sinistres et rĂ©guliers, qui s’aplatissait, tourbillon- nait, se cramponnait et revenait Ă  l’attaque plus nombreux et plus froid, un perpĂ©tuel mouvement de flux et de reflux, sans avancer d’un mĂštre. Ce qui l’exaspĂ©rait par-dessus tout, c’était cette canail- lerie prussienne de la crosse en l’air. Ils faisaient mine de se rendre, on s’était avancĂ© sans mĂ©fiance, puis Ă  dix pas, vlan, un feu de salve, et il en Ă©tait restĂ© lĂ  des pauvres diables, morts sans savoir comment, tombĂ©s les yeux Ă©carquillĂ©s par la surprise... Ah! rosses, rosses, grognait-il, le premier que je pince, je l’étripe, quand mĂȘme il serait Ă  moitiĂ© crevĂ©. » Non, ça n’avait pas de bon sens. Au moins en Italie on s’en payait pour son argent, on se colletait loyalement, de grands cris s’élevaient au ciel, le marĂ©chal, le gĂ©nĂ©ral, l’Empereur, n’importe qui, en caban blanc, en grosses Ă©paulettes, passait au galop, avec un beau geste, le kĂ©pi au bout du bras Encore un coup de collier, mes enfants! » Les autres dĂ©talaient ; vive l’Empereur ! Une victoire de plus. Aujourd’hui il l’avait vu le marĂ©chal, le sien, Canrobert, sur sa grand’bĂȘte, la canne sous le bras, des mĂšches grises flottantes sur le cou. il l’avait vu flairant la poudre avec inquiĂ©- tude, sans souffler mot; il l’avait vu tout Ă  l’heure croquant un vieux croĂ»ton de pain Ă  cĂŽtĂ© d’eux, mĂ©lancolique, et lui. pour se ragaillardir et pour se faire du bien, il cria Vive le marĂ©- chal ! » ainsi qu’au bon temps d'autrefois; il n’y avait pas eu d’écho. Ah ! la sale guerre, la sale guerre ! Montagneau, rageant et indignĂ©, s’allongea sur l’herbe foulĂ©e, la main sur son chassepot, et ferma les yeux. Soudain, sans bou- ger, il ouvrit Ă  demi les paupiĂšres, les plissa, concentrant son attention, et colla plus Ă©troitement son oreille au sol ; un roule- ment cadencĂ© grondait comme un tonnerre lointain. Il se releva, on n’y voyait plus Ă  deux cents pas. AuprĂšs de lui, son lieutenant, M. BalmĂšs, tortillait une cigarette. Il le tou- cha au bras Mon lieutenant, la cavalerie!... » L’officier rĂ©pondit en haussant les Ă©paules Vous ĂȘtes fou, et les Prus- siens sont Ă©reintĂ©s. Avez-vous une allumette, j’ai perdu mon ama- dou. » Le vieux insista Je vous dis que les voilĂ  ! bon Dieu de bon Dieu, je m’y connais peut-ĂȘtre. » Des coups de fusil crĂ©pi- tĂšrent en avant, sur la ligne des tirailleurs, trouant la nuit de courtes fulgurations ; comme un tourbillon passa et s’enfonça dans le noir, un peloton qui hurlait 5 e chasseurs » pour Ă©viter les mĂ©prises; sur un cheval gris arriva posĂ©ment le gĂ©nĂ©ral de brigade ; on le distinguait Ă  la pĂąle lueur incertaine qui persistait dans l’ouest. Il fumait une courte pipe et parlait, les dents serrĂ©es. Les dormeurs s’étaient remis sur pied, M. BalmĂšs frappait la pierre de son briquet retrouvĂ©, des rumeurs Ă©tranges montaient du fond de Flavigny, et l’angoisse d’un formidable mystĂšre planait sur le rĂ©giment silencieux. Une voix calme et brĂšve retentit Clairons, au drapeau! » La fanfare des cuivres chanta, les tirailleurs haletants se repliĂš- rent. La voix reprit A mon commandement... » Le peloton des Ă©claireurs en retraite surgit de l’ombre avec un tapĂ ge ter- rible de ferraille et de hennissements, dans un brouhaha de che- vaux emballĂ©s, dans une clameur Ă©perdue 5 e chasseurs... ne tirez pas... ne tirez pas... » et ils disparurent Ă  l’aile droite du rĂ©giment, en carrĂ©, dĂ©gageant le terrain. A mon commande- ment, » rĂ©pĂ©ta le gĂ©nĂ©ral. Montagneau, le doigt sur la dĂ©tente', l’Ɠil aux aguets, sifflait un air de bourrĂ©e ; les rumeurs gran- dissaient, coupĂ©es d’exclamations rauques; subitement, le haut de la pente se garnit d’une muraille mouvante, des trompettes chevrotĂšrent une chanson grĂȘle. Toute la face du carrĂ© tira, des pans de la muraille s’affaissĂšrent, le reste se rua sur les baĂŻon- nettes. La lune s’était levĂ©e sur les bois de Vaux, inondant de sa clartĂ© morte la charge des Allemands. Les uns sabraient dans le m. 21 FIGARO ILLUSTRÉ vide, debout sur leurs e'triers, d’autres, couchĂ©s sur l’encolure, pointaient Ă  bout de bras, d’autres culbutant sur les rangs fran- çais, les crevaient; d’autres, leurs bĂȘtes dĂ©robĂ©es, filaient ren- versĂ©s sur la croupe, heurtĂ©s et bousculĂ©s, fauchĂ©s en travers par le choc des nouveaux arrivants. On apercevait, aux lueurs Ă©cla- tantes et rapides de la fusillade, des coins de figures affolĂ©es, des bouches ouvertes, des habits rouges, Ă  la lueur morne de la lune, des silhouettes furibondes, des bonds fantastiques, s’aplatissant et s’évanouissant tout d’une piĂšce. Plusieurs cavaliers dĂ©plantĂ©s de leurs selles gisaient entre les jambes des troupiers; ceux-lĂ , on les avait lardĂ©s au dĂ©boulĂ©. Cependant Montagneau se dĂ©me- nait en possĂ©dĂ©, lorsqu’il s’avisa que la bourrasque Ă©tait passĂ©e ; on ne recevait plus de gens sur la tĂȘte, et les lames de sabres ne vous voltigeaient plus sous le nez. Les clairons sonnĂšrent cessez le feu », des coups isolĂ©s claquĂšrent encore; lĂ -bas, Ă  gauche, la trombe, dĂ©viĂ©e par la rĂ©sistance du rĂ©giment, se fracassait sur les camarades de la garde. Le vieux se tĂąta, et pour la seconde fois consulta en vain son bidon vide. M. BalmĂšs, s’approchant, fit un appel sommaire de ses hommes. Ceux-ci, ahuris par l’alerte et stupĂ©faits d’ĂȘtre en vie aprĂšs une aussi Ă©pouvantable bagarre, rĂ©pondaient Ă  peine. Il en manquait peu. Sauf quelques tĂȘtes cassĂ©es sous le kĂ©pi, et pas mal de bras tailladĂ©s, on en Ă©tait quitte pour la peur ; c’est Ă  peine si maintenant on entendait des galopades invisibles qui redescendaient vers FlavignĂż. Faudrait pourtant savoir Ă  qui on a eu affaire, et qu’est-ce qu’on a dĂ©moli, remarqua le sergent, y en a-t-il de vous autres qui en aient pincĂ© un ? — VoilĂ , rĂ©pondit un homme, je tiens le mien par la patte... » Et il s’avança, traĂźnant Ă  grand’peine quelque chose qui raclait durement le sol. Vingt troupiers se penchĂšrent, on distingua un gros gaillard, la tĂȘte fracassĂ©e, vĂȘtu d’un dolman Ă©carlate Ă  tresses blanches. Flouzards de Ziethen, prononça l’officier. — Il y en a des tas, reprit Montagneau... tenez, en voilĂ  deux, lĂ  tout prĂšs... Ah ! mais ils ne sont pas morts, les rosses; je vais leur rĂ©gler leur compte moi, puisqu’ils remuent, d’abord je me le suis jurĂ©... » M. BalmĂšs s’écria Mais je vous le dĂ©fends, malheu- reux... — Puisque je me le suis jurĂ©, mon lieutenant, Ă  cause des crosses en l’air de ce matin; allez, allez, c’est pain bĂ©nit... — - Je vous le dĂ©fends, c’est honteux ; si vous bougez je vous casse la figure... — Ça suffit, grogna le sergent, j’y vais en douceur alors... Mais si ce n’est pas malheureux, tout de mĂȘme... enfin!... Dur- dent, aide-moi... » Et, saisissant un de ces houzards aux aisselles, il le dĂ©gagea de sous son cheval. Le Prussien rampa sur les mains et les genoux. Montagneau lui allongea un coup de pied plus bas que la giberne Flop, debout, sale gibier ! » L’officier sacra en ges- ticulant. C’est bon, c’est bon, marmota le vieux, on va mettre des gants... debout que je te dis... — A l’autre, ordonna le lieutenant. » Montagneau empoigna le second cavalier par le collet de sa veste et le secoua, Durdent lui prĂȘta la main. Le houzard, dĂ©bar- rassĂ© de son cheval qui lui Ă©crasait la jambe, se traĂźna deux pas et retomba. Celui-lĂ , il n’y a pas besoin de le finir, dĂ©clara le sergent, il m’a l’air claquĂ©. — Apportez-le et amenez son camarade, » commanda M. Bal- mĂšs. Les deux prisonniers furent conduits dans les rangs, le prĂ©- tendu moribond Ă©tait sans blessures, ainsi que son compagnon, et tous deux, moulus par leur chute, s’assirent en geignant. Mon- tagneau les voyant bien vivants bougonnait Il me faut leur peau, il me la faut... je l’aurai. » Une voix perçante s’éleva Garde Ă  vous... sections Ă  gau- che... » et le rĂ©giment, rompĂąnt le carrĂ©, se porta en arriĂšre avec sa division jusqu’à des boqueteaux qui longeaient la voie romaine, Ă  hauteur de Gravelotte. Les soldats, Ă©puisĂ©s, marchaient en troupeau, la bagarre de tout Ă  l’heure les avait achevĂ©s. Quand ils s’arrĂȘtĂšrent, extĂ©nuĂ©s de faim, de soif et d’émotions, c’est Ă  peine si quelques-uns eurent le courage d’allumer des feux. Le vieux n’y manqua pas. En surveillant ses deux rougets », comme il les appelait, il entretenait son maigre brasier pendant que les corvĂ©es randonnaient vers Rezonville et Villers-au-Bois pour trouver pĂąture. La nuit Ă©tait fraĂźche, les rougets claquaient des dents et grelottaient la fiĂšvre, Montagneau frappait mĂ©lancolique- ment du doigt son bidon vide, en rĂȘvant aux voies et moyens de le remplir. L’un des houzards, pour l’amadouer, lui tendit sa gourde Ă  laquelle on n’avait pas pris garde. Le sergent la lui arracha des mains en murmurant pour unique remerciement Il s’en ferait du mal, le canaillon. » Les corvĂ©es rentrĂšrent, rappor- tant des vivres baroques', deux poulets Ă©tiques, un chat crevĂ© et quatre livres de prunes, dĂ©couvertes dans une ferme en ruines. Pendant que les poulets, Ă  peu prĂšs vidĂ©s et plumĂ©s, passaient dans la marmite avec du biscuit de distribution, on mangea les prunes, et c’était un jeu dĂ©licieux que de bombarder les rougets avec des noyaux, mais les rougets montrĂšrent une longanimitĂ© rĂ©signĂ©e, et les noyaux des quatre livres de prunes y passĂšrent sans que les prisonniers fissent mine de se mettre en colĂšre. Le chat crevĂ© ne trouvant pas d’amateurs, on le leur jeta. Un des prisonniers le ramassa et le tint gravement sous son bras, comme un paquet, alors la compagnie recouvra sa belle humeur et lança des projectiles variĂ©s Ă  ses pensionnaires, au risque de les Ă©bor- gner, sans mĂ©chancetĂ©, histoire de rire et de se payer leurs tĂȘtes; Montagneau fourrait sous la marmite des brassĂ©es de brindilles, le bois craquait dans la flamme, deux gars natifs d’Anjou enton- nĂšrent une complainte, ils alternaient, chantant la caille dans les chaumes, la douceur des soirs, la douceur angevine » de Du Bellay, et c’était triste. Le sergent se dressa, criant La garde... vive la garde !» A la lueur lugubre que dĂ©gageaient les feux, passa une longue colonne prĂ©cĂ©dĂ©e d’un officier Ă  cheval, le front entourĂ© de linges. Ils dĂ©filaient solidement et gravement, et quand, sortis de la zone d’éclairage du bivouac, la lune les argen- tait, ils semblaient des fantĂŽmes. Le vieux hurla Les volti- geurs!... » et empoignant les houzards Ă  la cravate C’est les voltigeurs que je vous dis, ils en ont fichu bas des rougets de votre espĂšce... ah! oui, pour sĂ»r... » Lorsqu’il fut probable que le fricot » Ă©tait Ă  point, on se resserra, on se tassa, le sergent prĂ©sida Ă  une Ă©quitable rĂ©parti- tion. Les prisonniers se rapprochĂšrent aussi, ils jetaient sur la ratatouille des yeux dĂ©vorants, sans oser rĂ©clamer, la flamme miroitait sur leurs faces souffrantes. Quelqu’un proposa de faire leur part, un murmure approbateur accompagna la proposition. Montagneau se rebiffa Qu’ils crĂšvent, je dĂ©fends qu’on leur fiche rien... d’abord ils m’appartiennent et je les dresserai Ă  ma façon. » Les pauvres diables, Ă  jeun depuis l’aube, comprirent que leur muette requĂȘte et la priĂšre de leur protecteur Ă©taient repoussĂ©es, ils se consultĂšrent Ă  voix basse, examinĂšrent le chat crevĂ©, le lancĂšrent au loin et s’étendirent l’un contre l’autre sur la terre. Leur gourde passait de main en main, et Montagneau FIGARO ILLUSTRÉ 83 racontait ses aventures de Magenta pour se donner des illusions de victoire. Au fin matin, le sergent s’éveilla couvert de rosĂ©e. Une fraĂźcheur aiguĂ« le pĂ©nĂ©- trait jusqu’aux os. Une brume rose s’étalait vers Gravelotte; il toussa, cra- cha et chercha ses prison- niers. Il les vit accrou- pis prĂšs des tisons de la veille, un filet de fumĂ©e montait droit dans le ciel perlĂ©. Un roulement lointain, ininterrompu, grondait dans la plaine, peu Ă  peu les silhouettes des sentinelles sortaient du * brouillard. Le vieux pensa tout de suite au cafĂ© et s’avança vers le feu . Les houzards se levĂšrent respectueuse- ment, ils titubaient, et le vieil enragĂ© demeura ffÊ f ĂŻ j bouche bĂ©e Ă  leur aspect de martyrs. Leurs figu- res Ă©taient grises, leurs yeux mourants, un masque de douleur ci eusait leur peau, et les gros mots qu’il leur destinait lui restant au gosier, il bĂ©gaya Bon Dieu de bon Dieu, c’est des hommes comme nous, pourtant. » Et poliment Repos, asseyez-vous mes garçons. » Les autres Ă©changĂšrent un regard surpris Ă  cette douceur de langage inaccoutumĂ©e ; ils considĂ©rĂšrent leur maĂźtre avec un mĂ©lange de crainte et d’espoir, et demeurĂšrent debout, piĂ©tinant Ă  . longs intervalles dans l’herbe humide, enfin l’un d’eux prononça timidement CafĂ©, morgen cafĂ©... bon... » L’autre attendait, aussi piteux qu un chien battu. Morgen cafĂ©,... ça va bien, je com- prends ; il a raison cet animal-lĂ ... Dis donc, si tu en veux, du morgen cafĂ©, il faudrait... » Et il fit geste de mettre du bois au feu. Gleich, gleich, » rĂ©pondit le Prussien, et il courut clopin- clopant vers la lisiĂšre des boqueteaux. Montagneau Ă©baucha un mouvement d’autoritĂ© pour le retenir, mais le rouget ne songeait pas Ă  se sauver ; il ramassait prestement des broussailles et revint trĂšs glorieux. Il posa sa rĂ©colte sur les charbons refroidis, tira de sa poche un journal et des allumettes, en un clin d’Ɠil la flambĂ©e ronfla. C’est bien, grogna le sergent, et haussant le ton comme s'il avait eu affame Ă  des sourds, il s’égosilla Chauffez-vous, non d un chien, je vous le permets. — la, ia, rĂ©pĂ©taient les pri- sonniers, discernant vaguement les bonnes dispositions de leur seigneur et maĂźtre, ia, ia, morgen cafĂ©, bon bon... » Et le moins bavard des deux, soudain attendri et dĂ©gelĂ©, ajouta Oh ! bon papa... oh !. bon pĂąpĂą! » Le vieux s’esclaffa Ă  cette qualification paternelle, il allongea une grande claque amicale sur les Ă©paules de l’Allemand qui la reçut avec reconnaissance et componction. Le jour grandissait, du pĂȘle-mĂȘle des dormeurs sortaient des bras et des jambes qui s’étiraient avec accompagnement de jurons, les troupiers se levaient un Ă  un, ils frottaient leurs canons de fusil et leurs baĂŻonnettes avec des chiffons graisseux. Des corvĂ©es furent a l’eau qui n’était pas loin, bientĂŽt la mar- mite bouillota, les houzards surveillaient le feu avec une convic- tion de vestales, ils se dressĂšrent graves, raides et corrects, en apercevant M. BalmĂšs On partira dans vingt minutes, dit-il, dĂ©pĂȘchez-vous... Qu’est-ce que nous allons faire de ces gail- lards-lĂ  ? Ils ne sont pas gĂȘnants, rĂ©pliqua Montagneau, je m’en charge, ne vous en prĂ©occupez pas, mon lieutenant, ça vaut mieux que ça n’en a l’air, tout de mĂȘme. Pas vrai mes agneaux ?... CafĂ©, bon morgen cafĂ©, hein ? » L’officier s’en fut, haussant les Ă©paules. On se partagea la popote, les hommes affamĂ©s et reposĂ©s bla- guaient les prisonniers, sans mĂ©chancetĂ© ni malice. Ils leur avaient donnĂ© deux quarts dĂ©bordants, du biscuit et du sucre; quand les rougets eurent lampĂ© leurs portions, ils se prĂ©cipitĂšrent vers une marette, rincĂšrent les tasses, les essuyĂšrent, les rendirent en saluant, puis extrayant de leurs sabretaches du tabac en bĂ»ches et de longues pipes brisĂ©es en plusieurs morceaux, ils firent une moue dĂ©sappointĂ©e et rĂ©jouissante. Montagneau, pliĂ© en deux Ă  foi ce de rire, se tapait sur les cuisses et bredouillait, dans la joie de son Ăąme VoilĂ  qu’ils ont cassĂ© leur pipe... n’y a pas Ă  dire ils 1 ont cassĂ©e... » Et il reprit Allons vous autres, y a-t-il une bouffarde en trop perçu Ă  leur donner? » BientĂŽt les Allemands fumĂšrent pour la premiĂšre fois de leur vie la pipe en racine, avec une parfaite bĂ©atitude. route la matinĂ©e on marcha sur Verneville Ă  travers bois. Le bruit s’était rĂ©pandu qu’on battait en retraite au lieu de pousser de l’avant, et une honte instinctive troublait la ' G longue colonne. On commença de regarder de travers les prisonniers qui suivaient le mouve- ment en philosophes, le sergent Ă  leur gauche. f Ils portaient chacun deux sacs, parmi lesquels celui de Montagneau qu’ils s’étaient disputĂ©. Le vieux essaya de savoir leurs noms, mais il y renonça, ses hurlements en patois nĂšgre n’obtenant que de calmes rĂ©ponses indĂ©finiment variĂ©es. Il prit le parti de les numĂ©roter Une et Deusse; ils avaient fini par rĂ©pondre sans hĂ©sitation quand le vieux appelait Pfuit... ici Deusse... ici Une... » la compagnie en oublia ses prĂ©oc- cupations et sa rancune, d’un bout Ă  l’autre c’étaient des sifflements Pfuit... ici vite... tout beau... Une, Deusse. » Eux riaient bon- nassement, consultaient leur maĂź- tre du regard et filaient, malgrĂ© le poids des sacs, portant d’ici, de lĂ , des paquets de tabac ou du papier Ă  cigarettes. Les autres com- pagnies les appelaient aussi, mais bien dressĂ©s, ils ne tournaient mĂȘme pas la tĂȘte ; la ^ du 3 e Ă©tait toute fiĂšre de les possĂ©der Ă  elle seule. Deusse avait un grand mal au pied, sa botte lui mordait le talon, il courait en boĂźtant avec de sourdes plaintes, et comme il paraissait souffrir, l’envie reprit de le taquiner, on trouvait trĂšs amusant de le faire trotter plus souvent qu’à son tour pour se rĂ©galer de son allure grotesque et de ses grimaces. Montagneau et sa section entrĂšrent dans une colĂšre folle, ils obligĂšrent les pro- priĂ©taires des sacs chargĂ©s sur le rouget Ă  les reprendre, on se chamailla, finalement sur la lisiĂšre des genivaux le vieux coupa un bĂąton qu’il donna au blessĂ©. A onze heures, on s’arrĂȘta Ă  Verneville, prĂšs du chĂąteau. Sur la gauche, des mitrailleuses trĂšs Ă©loignĂ©es crĂ©pitaient. Les tron- çons des divers corps se ressoudaient dans le village. On cassa une croĂ»te, et Deusse ĂŽta de sa botte son pied endolori. Une le contemplait trĂšs triste et le rĂ©confortait de son mieux, effrayĂ© Ă  la pensĂ©e de continuer seul sa route, perdu au milieu de cette armĂ©e, et ces deux houzards rouges parmi les lignards excitaient la curiositĂ© des allants et venants, on faisait cercle, une lĂ©gitime considĂ©ration rejaillissa t sur Montagneau qui exhibait ses rou- gets comme Ă  la foire. Il disait Vous savez, c’est Ă  moi ces gars-lĂ , je les ai dressĂ©s un peu mieux affirmer ses droits de pro- il se transformaen garde-malade, du prisonnier avec un bout de chandelle, et tail- chiquement. » Pour priĂ©tĂ© et les consacrer, Il oignit la plaie vive lant artistement Ă  mĂȘme le cuir ? '' } de la botte, il y dĂ©coupa une ouverture circulaire Ă  l’endroit oĂč elle mordait LĂ , fit-il. content de son ouvrage, chausse-moi ça maintenant. » L’es- tropiĂ© lui prit la main, le vieux ne la retira pas, et aux remer- 84 FIGARO ILLUSTRÉ ciements baragouinĂ©s par Deusse, il se sentit Ă©mu. Eh bien quoi ! balbutia-t-il, es-tu pas un homme aussi ? DĂ©cidĂ©ment c’est trop bĂȘte de s’entretuer sans savoir pourquoi... » Autour de lui on approuva, et, sans raison, sans plus de raison qu’il n’y en avait hier de taquiner et de torturer les rougets, les troupiers furent saisis d’une commisĂ©ration attendrie, un peu bĂȘte; l’un d’eux voulait absolument donner au Prussien ses souliers de rechange, un autre prĂ©tendit partager avec lui l’eau-de-vie de son bidon, un troisiĂšme lui offrait du tabac fin ; la con- tagion gagnait. Montagneau dut s’inter- poser pour arrĂȘter ce dĂ©chaĂźnement de grandeur d’ñme. Au fond il Ă©tait jaloux de son monopole, et on Ă©tait en train de lui filouter ses rougets. Ceux-ci commençaient Ă  perdre de leur crainte rĂ©vĂ©rentielle, ils montraient le sergent du doigt en rĂ©pĂ©- tant Bon pĂąpĂą... bon pĂąpĂą... » L’assis- tance en dĂ©lire clamait sur tous les tons Eh ! bon pĂąpĂą... ohĂ©. » Le vieux Montagneau riait aussi, enchantĂ© de l’importance de son rĂŽle de cornac. A deux heures on repartit dans la direction du nord-ouest, en lon- geant de grands bois. Les rougets de Montagneau marchaient allĂšgre- ment, Deusse ne boitait plus. Trouvant lourde leur charge de sacs, ils s’étaient sans façon sou- lagĂ©s de la moitiĂ© ; personne ne s’en offensa, on se contentait de blaguer Ah ! les rossards, ils la connaissent dans les coins. » Puis on leur apprit Ă  jurer en français, et. toutes les ordures possibles de corps de garde. Ils Ă©corchaient l’argot Ă  plaisir et semblaient s’amuser plus encore que leurs vain- queurs. A chaque pause, de nouveaux amis se rĂ©vĂ©laient, c’était une mode, un sport, on ne pouvait plus se passer d'eux. A quatre heures ils ne portaient plus de sac et lam- paient Ă  tous les bidons, on les appelait Ma vieille bran- che, mon vieux colo, » et ils faisaient leur choix entre tant de camarades, conservant nĂ©anmoins pour le sergent une sorte de considĂ©ration mi-familiĂšre, mi-protectrice. A la nuit, on franchit la route de Briey, ils titubaient lĂ©gĂšrement, non plus de fatigue, et psalmodiaient de vieux lieds monotones. La section de Montagneau et le sergent lui-mĂȘme avaient tellement fraternisĂ© avec eux que des protestations affec- tueuses et rudes s’échangeaient, assez incohĂ©rentes, faute de pou- voir se comprendre, entre les lignards allumĂ©s et leurs captifs; or. comme elles se terminaient par de. bonnes claques sur le ventre, il n’y avait pas Ă  s’y tromper c’était Ă  la vie, Ă  la mort. DerriĂšre Saint-Privat on s’arrĂȘta. Les compagnies s’éparpillĂšrent, en quĂȘte de mangeaille, et les houzards furent de la fĂȘte. GrĂące Ă  leur flair national, ils dĂ©couvrirent des pommes de terre, et la randonnĂ©e Ă©chevelĂ©e, dans une demi-ivresse, invisible aux officiers, dura longtemps, Ă  la dĂ©bandade. Quelle noce nies amis ! Les bidons n’étaient pas vides, et les patates cuites sous la cendre chaude des feux remplissaient les estomacs comme du mortier. Quelle noce ! Ils s’empiffraient tous, tous, les petits lignards attendris et benĂȘts qui s’étaient conduits en hĂ©ros la veille, ils bĂąfraient, les rougets, Ă  bouchĂ©es d’ogres. Montagneau, gonflĂ© Ă  crever, contait qu’à Magenta il avait dressĂ© trois Autrichiens, oui, trois... Un tintamarre coupa son discours, et un piquet de gendarmes Ă  cheval, en manteaux sombres, Ă  doublure Ă©carlate, s’arrĂȘta Ă  dix pas. Le brigadier s’avança et dit Salut la sociĂ©tĂ©, l’adju- dant-major m’envoie rapport aux prisonniers qu’il faut mener au quartier gĂ©nĂ©ral. » Montagneau se leva trĂšs digne et rĂ©flĂ©chit une seconde, enfin il parla en pesant ses mots Les rougets c’est Ă  nous... C’est notre bien, quoi? et puis c’est nos amis... Pas vrai, vous autres ?... » Vingt hommes approuvĂšrent bruyamment. Le brigadier haussa la main, ramassant sa bĂȘte. Le vieux continua C'est nos amis... d’abord c’est nous qui les avons cueillis, alors vous ne les aurez pas... hein, c’est entendu ? » Le brigadier, sans bouger, prononça Avancez. » Les che- vaux du piquet, rassemblĂ©s par Ă -coups, s’enlevĂšrent et s’ébrouĂš- rent bruyamment. La flamme Ă©clairait les silhouettes Ă©normes des cavaliers, un mauvais murmure de rĂ©volte gronda autour du feu . Le brigadier reprit sans se fĂącher le moins du monde Vous n’allez pas les faire monter en Ă©pingles peut-ĂȘtre... Au trot, cnlevez-moi cette ra- caille-lĂ . » — Racaille toi-mĂȘme, tonna le sergent. Ah! vilain cognard, tu nous embĂȘ- tes... Attends un peu. » Les troupiers s’étaient dressĂ©s, menaçants; ils protĂ©geaient les deux Alle- mands. Quelqu’un cria Tapons dessus s’ils veu- lent nous les prendre. » Les gendarmes foncĂšrent, lents et irrĂ©sistibles sur les lignards, les disjoigni- rent, les culbutĂšrent, deux poignes solides attrapĂšrent les prisonniers ahuris, et lorsque Montagneau, cha- .virĂ© par l’abordage, se releva non sans peine, Ă  cause aussi des toasts fra- . ternels, le piquet Ă©tait loin, et les sabots des chevaux rĂ©sonnaient, assourdis dans la nuit. Autour du feu, les trou- piers rassemblĂ©s et dĂ©jĂ  indiffĂ©rents pelaient leurs pommes de terre, le clairon, tĂ©tant une gourde, dĂ©clara en s’essuyant les lĂšvres Tiens, c’est la bouteille aux rougets... quel malheur qu’on n’en ait pas dĂ©moli plus de ces sales bĂȘtes-lĂ ! » HENRI ALLAIS. Illustrations de EugĂšne Courboinj. PIERRE O U T I N Il est interdit de vendre sĂ©parĂ©ment cette reproduction ] LE GALANT JARDINIER MONSIEUR TROUBADIN Par P. CARO — DeuxiĂšme Partie * — J e m’attendais Ă  ce que M. Troubadin, le lendemain, fĂźt valoir son zĂšle, son dĂ©vouement pour Ninette,... il n’en fut rien. M. Troubadin garda modestement le silence, et nous n’eĂ»mes guĂšre le loisir de nous en Ă©tonner. En effet, au moment oĂč nous nous disposions Ă  partir, vers sept heures du matin et, qu’installĂ©s dĂ©jĂ , ma sƓur, mes frĂšres et moi avec grand-pĂšre, dans le vaste cabriolet Ă  six places, nous n’attendions plus que ma mĂšre, elle nous fit dire que Luce venait de se trouver subitement malade et qu’elle ne pouvait la quitter en cet Ă©tat. Ce fut une consternation. Lili, toujours tendre et dĂ©vouĂ©e, courut offrir ses services que, du reste, l’on n’accepta pas. Luce avait une fiĂšvre ardente, se plaignait de courbature et son agita- tion, ses paroles incohĂ©rentes faisaient craindre une grande mala- die. Il nous fallut partir sans notre mĂšre qui ne voulut pas laisser sa maison dans ce dĂ©sarroi et prĂ©fĂ©ra rester avec le babv. Cet incident dĂ©sorganisait, au dernier moment, la partie projetĂ©e et pesa tout le jour sur notre joie qui, sans cela, eĂ»t Ă©tĂ© parfaite, car le temps fut radieux, malgrĂ© la saison; nous Ă©tions Ă  la mi-octobre , la rentrĂ©e des classes s’étant trouvĂ©e retardĂ©e cette annĂ©e-lĂ  par suite de je ne sais quelle Ă©pidĂ©mie. Nous avions hĂąte d’apprendre ce que le mĂ©decin augurait de la pauvre Luce que nous aimions beaucoup pour son intaris- sable bonne humeur et sa complaisance. A notre retour, le soir, rien n’était changĂ© ; la fiĂšvre durait et l’état nerveux Ă©tait extrĂȘme. Certains symptĂŽmes faisaient pressentir une maladie dangereuse. Ma mĂšre, horriblement tourmentĂ©e, se demandait si elle devait garder la pauvre fille au milieu de ses enfants et ne se sentait pas le courage pourtant de l’exiler. Pendant quelques jours, l’anxiĂ©tĂ© et le chagrin rĂ©gnĂšrent dans la maison. M. Troubadin, lui-mĂȘme, parut intĂ©ressĂ© au danger qui menaçait notre pauvre petite bonne, sans rien perdre nĂ©anmoins de sa mine fleurie et de son appĂ©tit gaillard. Le quatriĂšme jour, la fiĂšvre tomba et la gaietĂ© revint au logis avec la santĂ© de Luce. Cette crise lui laissa cepen- dant des traces profondes; elle ne reprit ni ses couleurs ni son entrain. Elle ne se mĂȘlait plus volontiers Ă  nos jeux et prĂ©tendait que les histoires la fatiguaient. Son esprit semblait frappĂ© ; sou- vent, nous la surprenions pleurant ; la nuit, elle criait pendant son sommeil et se dĂ©battait dans des cauchemars qui l’épui- saient. Sur ces entrefaites, mon pĂšre revint ; il fut frappĂ© de son amaigrissement et de sa pĂąleur et voulut l’obliger Ă  consulter de nouveau le mĂ©decin ; elle s’y refusa obstinĂ©ment en assurant qu’elle se portait parfaitement. Puis, brusquement, quelques jours plus tard, elle demanda Ă  retourner chez ses parents, au fond du bocage normand, Ă  Saint-Jean-des-Bois, et rien ne put la retenir. A toutes les instances, elle rĂ©pondait en pleurant qu’elle avait le mal du pays, qu’elle ne pouvait se remettre qu’en respirant l’air natal. Elle promit de revenir dĂšs qu’elle serait fortifiĂ©e et nous quitta avec des sanglots, dans une sorte de dĂ©sespoir superstitieux. C’est un sort qu’on lui a jetĂ©, grommelait la vieille Marie, et c’est pas bien malin de deviner le sorcier. — Que voulez-vous dire? demanda un jour ma mĂšre. A-t-elle eu Ă  se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose ? — Quant Ă  se plaindre, elle s’est pas plainte... Mais, croyez- vous qu’y ait de l’agrĂ©ment Ă  servir tout ce vilain monde,... avec ce gros hanneton Ă  lunettes qu’est toujours lĂ  Ă  vous bourdonner un tas de bĂȘtises aux oreilles. » Oui, tout le monde Ă©tait las de la famille Troubadin, et mon pĂšre ne put cacher son dĂ©sappointement, lorsqu’il apprit que pendant son absence, le digne Ulysse avait suspendu toutes dĂ©marches et refusĂ©, sous un prĂ©texte frivole, une place de com- mis chez un gros marchand de bois. On Ă©tait arrivĂ© Ă  un point d’exaspĂ©ration refoulĂ©e qui devait fatalement amener une rup- ture. M. Troubadin en fournit lui-mĂȘme l’occasion. Nous avions, ma sƓur et moi, un goĂ»t vif pour la lecture ; les Contes de Perrault , les Mille et une Nuits , mises Ă  la portĂ©e de la * Voir le Figaro illustrĂ©, fascicule d'Octobre 1891. jeunesse, la littĂ©rature du fantastique, le merveilleux surtout nous ravissaient. Ce fut ce qui suggĂ©ra sans doute Ă  M. Troubadin l’idĂ©e de nous offrir des livres qu’il tira de dessous sa redingote, avec un air de solennitĂ© et de confidence, un jour qu’il nous trouva seules Ă  la salle d’études. Acceptez ceci, mes petites chattes, c’est un dĂ©bris de mes antiques splendeurs et cette lecture vous divertira parfaitement... Je vous prie seulement de ne pas parler de ce cadeau Ă  vos parents... Ma situation ici est dĂ©licate,... trĂšs dĂ©licate... Je reçois une hospitalitĂ© gĂ©nĂ©reuse, oui... il m’est per- mis de l’appeler gĂ©nĂ©reuse, puisque, en effet, on ne me doit rien. On verrait peut-ĂȘtre dans le don de ces petits livres une façon indirecte de m’acquitter,... vous sentez bien?... et vos parents pourraient s’en trouver blessĂ©s dans leur dĂ©licatesse... j’en serais au dĂ©sespoir... Ainsi donc, ne parlez de rien et lisez cela pour me faire plaisir. » Il dĂ©posa sur les genoux de Lili quatre petits volumes reliĂ©s en maroquin vert et dorĂ©s sur tranches. Nous ne savions que rĂ©- pondre et nous Ă©changions des regards indĂ©cis, peu accoutumĂ©es aux prĂ©sents, Ă©blouies un peu aussi par la riche reliure. Il nous pressa d’accepter Prenez, prenez, mes bonnes petites, c’est le don d’un pauvre homme... Quand je serai loin vous pourrez en parler Ă  votre mĂšre sans inconvĂ©nient... » Il ajouta d’un ton insi- nuant en s’adressant spĂ©cialement Ă  Lili et se penchant tout prĂšs de son oreille Jusque-lĂ  nous garderons nos secrets, n’est-ce pas, belle Lili... Vous lirez ces jolies histoires et nous en cause- rons entre nous. Si... Si quelque chose vous embarrasse, je vous l’expliquerai... Soyez tranquille, petite amie, je vous expliquerai tout, parfaitement.... parfaitement... Charmante Lili,... vous comprendrez trĂšs vite... » Je ne sais ce qui, dans ses paroles, dans sa voix, ses regards clignotants Ă  travers ses verres bleus, dans ses façons insidieuses, offensa ma sƓur... Elle se leva, comme effrayĂ©e, et, malgrĂ© sa douceur, Ă©loigna les livres, avec un geste de rĂ©pulsion... Il changea de ton aussitĂŽt, se tourna vers moi. III 22 86 FIGARO ILLUSTRÉ Vous, amie, brunette, vous vous amuserez Ă  lire cela... il y a de bons tours, vous verrez, et des aventures trĂšs drĂŽles... Vous rirez, je vous le prĂ©dis... — Qu’est-ce que c’est?... Montrez. » AllĂ©chĂ©e par l’idĂ©e des bons tours et des aventures, j’ouvris un des volumes oĂč je lus Contes moraux , de Marmontel. M. Troubadin nous avait quittĂ©es avec un sourire, en me voyant prendre le livre. Contes moraux!... tu vois? dis-je Ă  Lili ; nous pouvons lire cela. » Elle secoua la tĂȘte. Je ne sais trop,... je ne crois pas. — Moi, je sais, repris-je un peu impatiente, Contes moraux , c’est bien clair !... c’est fait pour les enfants. » Et je courus m’asseoir avec un des volumes, sur une pierre plate, une sorte de large banc adossĂ© Ă  la margelle du puits dans l’angle d’un mur; un grand rosier de Hollande, attachĂ© en espa- lier, y faisait de ses branches retombantes, mĂȘlĂ©es aux fines ramures d’un jasmin, une sorte de berceau parfumĂ©. C’était mon lieu de retraite prĂ©fĂ©rĂ©, mon cabinet de mĂ©ditation, dont la chatte Zizi me disputait seule la jouissance. Pour ne pas retarder mon plaisir par un conflit inutile, je pris la chatte sur mes genoux et j’appuyai le livre sur ses flancs moelleux, tigrĂ©s de gris et" de jaune, comme sur un pupitre. Je commençai ma lecture. Ce que je lus a laissĂ© peu de traces dans ma mĂ©moire ; peut-ĂȘtre la belle reliure verte et la tranche dorĂ©e m’avaient-elles donnĂ© une idĂ©e exagĂ©rĂ©e du contenu. Je trouvai l’histoire prise au hasard parmi plusieurs autres, de tout point infĂ©rieure Ă  Peau d’ Ane ou Ă  /’ Adroite Princesse ; il s’agissait, comme en ce dernier conte, d’un jeune gentilhomme qui s’introduit par ruse dans une tour; la tour, cette fois, Ă©tait un monastĂšre de femmes. Le traĂźtre s’était revĂȘtu d’un costume de religieuse, ce que je trouvai fort dĂ©placĂ©; — ainsi dĂ©guisĂ©, il trompe l'abbesse et obtient la permission de passer la nuit parmi les nonnes. J’en Ă©tais lĂ , fort impatiente d’arriver au moment oĂč il allait ĂȘtre dĂ©masquĂ© et chĂątiĂ© selon ses mĂ©rites, lorsque survint mon pĂšre, dont je n’avais pas entendu l’approche Que lis-tu lĂ  ? » Je rougis, fort interdite et tendis, en tremblant, le volume. Qui t’a donnĂ© cela? » Je n’avais pas l’habitude de mentir et je dis la vĂ©ritĂ©, le cadeaĂč, la recommandation de n’en pas parler et toutes les raisons Ă  l’ap- pui, qui me semblaient maintenant exĂ©crables, car j’avais, devant le front sĂ©vĂšre de mon pĂšre, un vif et trĂšs clair sentiment de ma faute. Qu’est-ce que tu as lu ?... Raconte. » J’étais Ă©tranglĂ©e de crainte; cependant l’espĂ©rance de dĂ©sarmer mon pĂšre par une prompte obĂ©issance et par un rĂ©cit proprement fait, sans de trop grosses fautes de langage, me donna du courage, et je contais l’histoire du mieux que je pus. La naĂŻvetĂ© de mon rĂ©cit sans doute le rassura; sa physionomie se radoucit. Il se contenta de me rappeler qu’une fille ne doit rien lire sans la permission de sa mĂšre et il emporta les volumes. J’en fus quitte pour la peur. J’aurais bien voulu savoir la fin de l’histoire, com- ment le chevalier fĂ©lon fut confondu et puni, mais je ne le sus point, et ne le sais mĂȘme point encore Ă  l’heure tardive oĂč je suis arrivĂ©e. Ce petit incident dĂ©goĂ»ta dĂ©finitivement mon pĂšre de son rui- neux protĂ©gĂ© et, comme il s’offrit en ce moment un parti assez avantageux pour Ulysse Troubadin, il lui dĂ©clara trĂšs fermement que si, par malheur, cette position n’était pas Ă  sa convenance, il renonçait Ă  trouver mieux et l’engageait Ă  se pourvoir d’un domicile et de moyens d’existence. L’ex-libraire se redressa dans sa dignitĂ© blessĂ©e et sa redingote bleu-indigo. Il suffit, mon- sieur, il suffit! Du moment que je vous gĂȘne,... que ma femme mourante,... mes enfants, vous gĂȘnent! — Il ne s’agit pas de cela, monsieur Troubadin. Je crois seu- lement que votre intĂ©rĂȘt Ă©vident est de vous fixer Ă  quelque fonc- tion qui crĂ©e votre indĂ©pendance. ‱ — Bien, bien !... Je sais ce que j’ai Ă  faire. Inutile d’insister, mon cher monsieur. Ce n’est pas Ă  moi qu’il faut apprendre la dignitĂ©, je pense! Je sais souffrir, monsieur, je saurai mourir, s’il le faut. — Que diable chantez-vous de mourir! On vous offre une place, une maison, des Ă©moluments convenables. — Je sais, monsieur... Dieu merci, je ne suis pas sur le pavĂ©, rĂ©duit Ă  tendre la main, Ă  mendier le pain de l’aumĂŽne !... C’est un pain trop amer!... Je saurai me tirer d’affaire, Monsieur,. . sans recourir Ă  des bienfaits qu’on me reproche... — Pour cela, par exemple... — J’ai le cƓur haut placĂ©, Monsieur, sachez-le, je vais quitter cette maison,... cette demeure oĂč j’étais venu confiant,... sur la foi de l’hospitalitĂ©. . . cette demeure que je me plaisais Ă  considĂ©rer comme la mienne... — Il me semble pourtant... — Non, Monsieur, non !... j’étais venu, les bras, le cƓur ou- vert, prĂȘt Ă  vous chĂ©rir... comme un frĂšre.. . Ă  chĂ©rir votre femme... comme la mienne... vos enfants, comme Phrasie et Toto... » Il mit sa main droite sur ses yeux, tandis que ses Ă©paules Ă©taient agitĂ©es de mouvements saccadĂ©s comme s’il comprimait des sanglots, et aprĂšs deux ou trois petits gestes de la main gauche, en signe d’adieu, il s’éloigna d’un pas théùtral en rĂ©pĂ©tant Non, monsieur, non... vraiment non ! » VoilĂ  un Ă©trange animal ». murmura mon pĂšre stupĂ©fait du tour imprĂ©vu de la confĂ©rence. Il est juste de dire que la position offerte Ă  M. Troubadin n’avait rien de splendide ; il s’agissait de tenir les Ă©critures pour le corppte du directeur de la Maison centrale de Beaulieu. Il devait de plus exercer une certaine surveillance sur la domesticitĂ© de la maison, moyennant quoi on lui assurait un logement dans un pavillon indĂ©pendant avec un jardinet, et un traitement men- suel suffisant pour le faire vivre avec sa famille. Ce fut un moment bien agrĂ©able que celui oĂč nous vĂźmes FIGARO ILLUSTRÉ 8 7 arriver le cabriolet Ă  deux roues qui devait emporter le quatuor des Troubadin vers de nouvelles destinĂ©es. La malade ne cessait de gĂ©mir HĂ©las ! mon Dieu, que vais-je devenir? qui prendra soin de moi le jour et la nuit?... Ah ! que vous ĂȘtes heureuse, vous, disait-elle Ă  ma mĂšre, de pouvoir payer des servantes ! Que je voudrais donc avoir, moi aussi, une maison Ă  moi, et n’ĂȘtre pas condamnĂ©e Ă  traĂźner ainsi mes os de place en place ! » Comme, malgrĂ© sa bontĂ©, ma mĂšre ne pouvait pas lui donner sa maison, elle se contenta d’entasser auprĂšs d’elle une petite pro- vision de sucre et de chocolat, de confitures, accompagnĂ©e de quelques bonnes paroles d’encouragement. Nous nous sĂ©parĂąmes, ma sƓur, mes frĂšres et moi, sans aucun regret de Phrasie et de Toto, qui nous Ă©taient demeurĂ©s aussi Ă©trangers que si nous Ă©tions des ĂȘtres de race diffĂ©rente et parlant une autre langue. Je ne sais quoi en eux nous inspirait un invin- cible Ă©loignement. Nous Ă©changeĂąmes de froids adieux et ils grim- pĂšrent dans la voiture avec l’indiffĂ©rence de petits animaux sauvages, sans mĂȘme tourner la tĂȘte vers ceux qu’ils quittaient. Il nous fallut ensuite subir les effusions de l’ex-libraire et recevoir, avec une rĂ©pugnance Ă  peine dissimulĂ©e, sur nos joues, les baisers de sa bouche lippue. Il avait une façon Ă©paisse et humide d’embrasser qui nous rĂ©voltait. La pauvre Lili sortit de son Ă©treinte pĂąle de dĂ©goĂ»t..." Il prit congĂ© de mes parents avec une dignitĂ© froide, en homme qu’on a offensĂ© et qui met sa gran- deur d’ñme Ă  pardonner. Il poussa l’oubli des injures jusqu’à emprunter vingt francs pour payer la voiture, et une vieille montre de mon grand-pĂšre qu’il jugeait nĂ©cessaire Ă  ses nouvelles fonctions. L’exactitude doit ĂȘtre ma vertu, » dit-il; mais, com- ment serais-je exact, si je ne sais pas l’heure? Cette montre me sera vraiment utile ; je vous remercie, Monsieur. Ce n’est pas, croyez-le bien, que je compte la garder longtemps. Oh ! non, non. Je vous la rapporterai sous peu de jours. Elle va bien, j’espĂšre ? — Peut-ĂȘtre avance-t-elle de quelques minutes. . — Ah! diable... Ah! diable! C’est dĂ©sagrĂ©able... Enfin!... MalgrĂ© tout, je vous remercie, mon cher Monsieur. » Il glissa la montre dans son gousset, aprĂšs l’avoir attachĂ©e Ă  une grosse chaĂźne de similor qui ballottait Ă  vide sur son ventre... Allons ! si vous venez de notre cĂŽtĂ©, quelque jour en vous pro- menant, entrez un instant; cela nous fera plaisir... Pas vrai, bonne amie ? » Bonne amie, oppressĂ©e par la toux de sa poitrine haletante, ne put pas rĂ©pondre. Le cocher fit claquer sa langue, jura deux ou trois fois, donna un coup de fouet et le cheval commença Ă  trotter en levant haut le pied et se secouant d’un air bourru ; bientĂŽt la voiture disparut au tournant du chemin, entre deux bordures de haies Ă©pineuses, en ce moment privĂ©es de feuillage. Quelle sensation dĂ©licieuse, quand enfin nous nous retrou- vĂąmes seuls ! Comme la maison, les fenĂȘtres, les murs mĂȘmes, semblaient rire allĂšgrement parmi les arbres dĂ©pouillĂ©s ! Que le jardin Ă©tait plaisant, l’air libre et embaumĂ© ! Et que nos Ăąmes se sentaient lĂ©gĂšres, Ă©panouies ! L’excĂšs de notre satisfaction mesu- rait l’étendue des ennuis soufferts. Les semaines passĂšrent, puis les mois, l’hiver finit, le prin- temps vint, nous touchions au mois de juin et nous n’avions pas entendu parler des Troubadin ; ce silence nous Ă©tonnait sans nous dĂ©plaire. r Le grand-pĂšre cepen- ^ ^ Æ dant secouait sa tĂȘte blan- che. Cela n’est pas fini . Un jour ou l’autre, vous aurez de leurs nouvelles... Heureux s’ils ne r e viennent pas l&SPfĂż A ici prendre leurs quartiers d’automne. » Ma mĂšre protestait L’expĂ©rience suffisait ils ne remettraient plus le pied Ă  la maison, dĂ»t-elle, pour la premiĂšre fois, rĂ©sister au maĂźtre !» Il avait fallu plus d’un lessivage, des frottages acharnĂ©s pour enlever dans les piĂšces habitĂ©es par la tribu Troubadine. les traces de son passage... On avait dĂ» mĂȘme tapisser Ă  neuf les chambres et cette dĂ©pense imprĂ©vue avait mis le comble au dĂ©plaisir de ma mĂšre. Grand-pĂšre cependant disait vrai un jour, Ă  la sortie du lycĂ©e, mon pĂšre fut abordĂ© par M. Dunoyer, le directeur de la Maison centrale de Beaulieu, qui dĂ©sirait lui parler de son protĂ©gĂ©. Il a une intelligence suffisante... Mais, il est paresseux, et manque d’exactitude... Je veux croire que l’état de sa malheureuse femme est pour quelque chose dans ce dĂ©faut de ponctualitĂ© la pauvre crĂ©ature agonise... Aussi, je prends patience... Mais si M. Trou- badin est inexact en ce qui le concerne, il est, au contraire, d’une duretĂ© extrĂȘme Ă  l’égard de ses subordonnĂ©s... Certes, il faut de la surveillance, il faut aussi de l’équitĂ©, de la prudence. M. Trou- badin se fie et se dĂ©fie avec une Ă©gale lĂ©gĂšretĂ©. Il est dĂ©jĂ  redoutĂ© et haĂŻ de tout le personnel. — ExcĂšs de zĂšle, peut-ĂȘtre ? dit mon pĂšre, dĂ©sireux de lui trouver des excuses. — ExcĂšs de zĂšle,... ou calcul?... Je crains qu’il n’y ait au fond de tout cela, quelques vues intĂ©ressĂ©es,... des ambitions... injustifiables. Oh! ce n’est qu’un soupçon... Mais ne s’est-il pas avisĂ© de suspecter la probitĂ© de l’économe, un vieux, intĂšgre ser- viteur,... inattaquable!... Et, Monsieur, son rapport Ă©tait fait de telle sorte, les preuves entortillĂ©es si habilement qu’un instant, moi qui connais l’économe depuis de longues annĂ©es, j’ai eu peur!... Et j’ai fait de la peine, une peine injuste, Ă  cet honnĂȘte homme... — De quoi se mĂȘle-t-il?... Il n’a pas charge de surveiller l’économe ! s’écria mon pĂšre avec humeur, car il avait horreur de la dĂ©lation et de toutes menĂ©es sournoises. — ExcĂšs de zĂšle,... ou plutĂŽt calcul, ainsi que je le disais tout Ă  l’heure, car il s’offrait Ă  tenir l’emploi — Ă  titre provisoire, — si ses soupçons Ă©taient trouvĂ©s fondĂ©s... Ceci rĂ©vĂšle, n’est-il pas vrai, des chimĂšres d’ambition dangereuse... Je vous serais obligĂ©, Monsieur, de lui parler, de lui faire comprendre la nature et les limites de ses attributions... Il vous doit beaucoup. Je crois qu’un avertissement de votre part aurait d’utiles effets... » Mon pĂšre, fort ennuyĂ©, rĂ©solut pourtant de faire une visite aux Troubadin, le jeudi suivant et, comme le temps Ă©tait beau, qu’un tiĂšde soleil de juin riait dans le ciel bleu, il nous emmena, Lili, Robert et moi. Le pied leste, trĂšs joyeux, nous nous acheminĂąmes vers la prison de Beaulieu, Ă  deux kilomĂštres Ă  peine de la ville. En quelques minutes, nous atteignons l’octroi, et nous voilĂ  en rase campagne, dans les champs Saint-Michel, courant au fond dĂ©s chemins creusĂ©s dans le sol gras et mou par les- lourdes char- rettes, entre deux pentes gazonne'es fleuries de marjolaines, de milleperthuis et de pĂąquerettes, et tapissĂ©es par places du velours violet des thyms sauvages. Sur le haut du talus, la plaine unie et vaste, rasĂ©e par une fraĂźche brise marine se dĂ©roulait jus- qu’aux limites de l’horizon, sans autres accidents que de rares bouquets d’arbres d’oĂč sortait un clocher ; et tout prĂšs, sur la gauche, le grand quadrilatĂšre de Beaulieu, ses longues façades blanches, ses hauts toits d’ardoise reluisaiĂŻt au soleil et les fines aiguilles Ă©lancĂ©es de ses paratonnerres. L’air Ă©tait vif, nourri de substantielles Ă©manations salines, des arĂŽmes puissants de la mer qu’apportait par bouffĂ©es le vent du large; sous nos pieds, dans l’herbe, sautillaient des grillons et l’alouette chantait du haut de la nue. Il nous fallut peu de temps pour arriver au village de la Maladrerie, groupĂ© tout autour de la Maison centrale et pour dĂ©couvrir le logis des Troubadin, — un seul Ă©tage au-dessus du rez-de-chaussĂ©e, sĂ©parĂ© de la route par un treillis de bois disloquĂ© et par une bande Ă©troite de terre oĂč des pivoines et des tournesols Ă©talaient leurs faces raides rongĂ©es de poussiĂšre. Par derriĂšre, un jardinet dĂ©passait la maison Ă  droite et Ă  gauche et l’on apercevait par-dessus la haie d’épines mal taillĂ©e et que dĂ©voraient des chenilles, quelques lĂ©gumes jaunissants, des allĂ©es envahies par la mauvaise herbe, et des pommiers, des quenouilles de poiriers Ă©tran- glĂ©s par la sĂ©cheresse. Au rez-de-chaussĂ©e, madame Troubadin, seule, sur son lit en dĂ©sordre, se lamentait Ă  voix haute; le visage creusĂ© avait la lividitĂ© d’un cadavre, une agitation incessante faisait rouler sa tĂȘte de droite Ă  gauche sur son oreiller malpropre et ses mains se prome- naient nerveusement le long des draps ; la couverture arrachĂ©e, tirĂ©e de travers, laissait, du lit Ă©ventrĂ©, sortir un des pieds dĂ©formĂ© par l’enflure, au bout d’une jambe osseuse de squelette. Tout dans la chambre, attestait la plus extrĂȘme incurie ; les restes du dĂ©jeuner, FIGARO ILLUSTRÉ assiettes et verres sales, Ă©taient restĂ©s sur la table, des savates Ă©culĂ©es traĂźnaient Ă  terre, et sur la table de nuit bĂ©ante, des fioles, des bouteilles, une tasse sans soucoupe Ă©taient entassĂ©es dans un bain de tisane et de sirop. Ulysse n’est pas lĂ , dit-elle d’une voix basse et haletante, quand elle nous reconnut. Je suis seule,... toujours seule... Il est Ă  l’établissement,... lĂ -bas... toute la journĂ©e. Je ne le vois plus.. Euh ! euh !... je suis abandonnĂ©e... quelque jour on me trouvera morte,... sur mon grabat, sans secours,... sans personne... — OĂč donc est votre fille? — Je l’ai envoyĂ©e lĂ ... bas,... demander... J’avais envie... » Des quintes de toux l’empĂȘchĂšrent d’achever; elle retomba en arriĂšre, Ă©puisĂ©e... Et le garçon ? — Il joue donc... Faut-il pas que les enfants s’amusent? J’aime mieux qu’il aille au soleil avec les autres, plutĂŽt que de rester ici Ă  me casser la tĂȘte... Ă  faire un bruit d’enfer tout le temps... HĂ©las! HĂ©las! que je suis donc malheureuse. » Cependant Lili s’était approchĂ©e d’elle et s’efforçait de rajuster les couvertures sur ses membres dĂ©charnĂ©s. Elle Ă©tait charmante ainsi, Lili, dans cette Ɠuvre de charitĂ© spontanĂ©e, avec sa jolie tĂȘte blonde, ses grands yeux noirs candides et cette tendre expres- sion compatissante qui, seule, aurait suffi Ă  la rendre belle. Sa petite main lĂ©gĂšre essuyait le front baignĂ© de sueur de la mourante et humectait ses lĂšvres brĂ»lĂ©es de fiĂšvre... Un peu rĂ©confortĂ©e, calmĂ©e par ces doux soins, madame Troubadin causa avec nous, tandis que mon pĂšre et le petit Robert se mettaient Ă  la recherche de M. Troubadin. Je m’ennuie, soupirait la pauvre femme ; les heures sont si longues... quand on souffre... que faire?... Mon mari absent tout le jour, je n’ai que Phrasie, car le petit ne sait pas me soi- gner, et Phrasie mĂȘme n’est guĂšre entendue. Elle ne sait pas seulement allumer le feu,... ni essuyer une assiette... Je voudrais ĂȘtre morte dĂ©jĂ  ! — N’avez- vous personne pour faire votre mĂ©nage ? — Et l’argent?... OĂč trouver de l’argent?... Non, misĂšre et toujours misĂšre,... des dettes... criardes... Sans madame Dunoyer, la femme du Directeur, qui envoie sa servante plusieurs fois le jour avec des choses Ă  manger, je ne sais ce que je serais devenue... — Elle est bonne, cette dame ? — SĂ»rement !... elle est bonne... Il n’y a guĂšre de jours qu’elle ne vienne m’apporter de petites douceurs,... du vin vieux,... des confitures... Ulysse a beau dire que ça ne coĂ»te pas Ă  ceux qui ont de l’argent, moi, je dis qu’il y a des riches qui ne donnent pas comme elle. » Phrasie rentra, portant sur ses bras un gros melon cantaloup. Les yeux de sa mĂšre brillĂšrent, elle se dressa, tendit ses longues mains dĂ©charnĂ©es. Donne, donne vite,... que j’en respire le parfum. » A cette Ă©poque, les chemins de fer ne portaient pas, comme maintenant, jusqu’au fond des plus lointaines provinces, les fruits et les produits du Midi, et dans cette saison de l’annĂ©e, surtout en Normandie oĂč la terre est lourde et froide, le climat pluvieux, le soleil tiĂšde, les melons Ă©taient une ra- retĂ©, un objet de grand luxe. Vite, un couteau ! cria la malade; j’en veux... j’en veux tout de suite... Oh! que ça va ĂȘtre bon !... et frais... J’ai toujours si grand’soif, si grand’soif. Quand j’ai vu ce matin la servante passer avec ce melon, qu’on a fait venir exprĂšs de Paris, je me suis dit que ça me ferait du bien... Je n’ai plus pensĂ© Ă  autre chose ! » Pendant que nous cher- chions un couteau et que nous nous efforcions de le rendre Ă  peu prĂšs propre, elle tenait le melon prĂšs d’elle, le humait, appuyait sur l’écorce fraĂźche ses lĂšvres dessĂ©chĂ©es. Ainsi, madame Du- noyer a bien voulu ? reprit- elle, s’adressant Ă  sa fille; tu n’as pas demandĂ© tout le melon, pourtant, Phrasie ?... Une simple tranche, n’est-ce pas?... — Oui,... rien qu’une tranche... Elle Ă©tait avec sa fille, dans la salle Ă  manger Ă  ranger des fruits dans des corbeilles dorĂ©es. Mademoiselle a dit Il faudra mettre pour elle une tranche en rĂ©serve, mĂšre? » Madame a rĂ©pondu aprĂšs un moment Les malades n’aiment pas Ă  attendre... Elle va s’irriter... je la con- nais, et, quand on lui portera sa part, cela ne lui fera plus plaisir... Envoyons le melon tout de suite, puisqu’elle en a si grande envie... Nos amis me pardonneront de sacrifier leur plaisir Ă  la fantaisie d’une pauvre malade. » Elle s’est alors tournĂ©e vers moi et m’a donnĂ© le melon... Je l’ai pris bien vite et je suis partie avec... VoilĂ !... Et il est joliment lourd... C’est bien juste que j’en aie ma part. — Oui, c’est juste, reprit la mĂšre... Ton pĂšre aussi, s’en rĂ©galera, et Toto... Les autres, lĂ -bas, auront encore assez de bonnes choses Ă  manger... Les riches ne sont jamais en peine de plaisir ! » Mon pĂšre avait fini par trouver M. Troubadin et s’était efforcĂ© de lui inculquer le sentiment exact de ses devoirs et de sa posi- tion. Il avait rencontrĂ© un acquiescement parfait Je comprends, mon cher monsieur, je comprends, avait rĂ©pondu le bon Ulysse. Peut-ĂȘtre ai-je pĂ©chĂ© d’abord par excĂšs de zĂšle... je l’avoue... Le dĂ©sir du bien, la chaleur gĂ©nĂ©reuse du sang, m’ont induit en quelque prĂ©cipitation, en quelque erreur, je le reconnais. Tout le monde peut se tromper, n’est-ce pas ?... Mais la sagesse est venue... Soyez rassurĂ©... Vous n’aurez pas Ă  rougir d’Ulysse Troubadin. » Je ne sais si mon excellent pĂšre fut rassurĂ© par ces protesta- tions ! il se pourrait... Certaines races d’esprits croient le bien par besoin de nature... Son illusion, en tout cas, ne devait par ĂȘtre de longue durĂ©e. Madame Troubadin Ă©tait morte et enterrĂ©e depuis deux ou trois jours quand mon pĂšre reçut du directeur de la prison la lettre suivante Monsieur, Vous savez toute ma bonne volontĂ© pour rendre service Ă  votre protĂ©gĂ©, le sieur Ulysse Troubadin ; je me suis empressĂ©, sur votre recommandation, de lui trouver un emploi dans mon administration. Je l’ai tirĂ© de la misĂšre, et lui ai fait, Ă  lui et aux siens, tout le bien que j’ai pu. Voici ma rĂ©compense Je reçois du MinistĂšre de l’IntĂ©rieur copie d’une dĂ©nonciation Ă©crite et signĂ©e de ce mĂȘme Ulysse Troubadin. oĂč je suis accusĂ© de dĂ©tourne- ments, en complicitĂ© avec l’économe, de malversations, d’abus de pouvoirs et d’autres infamies ; je saurai me justifier sans peine; mais, vous comprendrez, Monsieur, que je ne me soucie pas de garder un instant de plus, auprĂšs de moi, ce dangereux misĂ©rable. Et, si je me permets un conseil, c'est que vous ne lui laissiez pas franchir une fois de plus le seuil de votre honnĂȘte maison. AgrĂ©ez, etc. » Ce fut pour mon pĂšre un chagrin et une mortification trĂšs vifs ; pour ma mĂšre et mon grand-pĂšre, un triomphe discret, le triomphe d’une finesse et d’une perspicacitĂ© supĂ©rieures ; pour les servantes, une satisfaction sans mĂ©lange; pour ma sƓur, mes frĂšres et moi, un Ă©lĂ©ment de drame plein d’intĂ©rĂȘt et de noirceur. Ulysse Troubadin ne jugea pas Ă  propos de se prĂ©senter chez nous, il ne tenta pas davantage une justification par Ă©crit. U dis- parut avec ses enfants, sans tambour ni trompette, emportant , Ă  dĂ©faut de notre estime, les petites sommes empruntĂ©es Ă  di- verses reprises-, un ballot de draps et de serviettes prĂȘtĂ©s par ma mĂšre et la montre de grand-pĂšre. Il s’était, nous dit-on, dirigĂ© sur Paris. Et nous pensions avoir irrĂ©vocablement fini avec M. Troubadin, mais il nous Ă©tait rĂ©servĂ© de prendre part Ă  un bien autre drame inattendu et douloureux. Quelques semaines plus tard, un soir du mois de juillet, nous Ă©tions tous assis au jardin, aprĂšs le dĂźner, immobilisĂ©s par la chaleur qui avait Ă©tĂ© exces- sive tout le jour et qui durait encore; nous aspi- rions avec dĂ©lices les souf- fles errants d’une faible brise, attardĂ©e dans la plaine brĂ»lĂ©e de soleil. Mon pĂšre lisait, ma mĂšre achevait un tricot sous le jour tombant, le grand-pĂšre, un de ses petits-fils sur le genou, l’autre, debout entre ses jambes, contait des souvenirs de sa jeunesse guerriĂšre, que j’écoutais ardemment. Lili rĂȘvait, le front levĂ© vers les petites Ă©toiles imper- FIGARO ILLUSTRÉ ceptibles, pĂąles et lointaines, qui apparaissaient Ă  peine parmi les lueurs mourantes du couchant. Un coup de sonnette Ă  la porte du jardin fit accourir Victoire, la nouvelle bonne d’enfants, une forte fille du pays d’Auge, rouge et mal dĂ©grossie, qui connaissait encore peu le service. Elle vint aussitĂŽt nous dire qu’une femme insistait pour parler Ă  Madame. Que me veut-elle? Quel air a cette femme? » Pour expliquer l’hĂ©sitation de ma mĂšre, il faut dire que plu- sieurs dĂ©tenus s’étaient Ă©vadĂ©s rĂ©cemment de la prison de Beau- lieu, qu’ils erraient dans la campagne sous divers dĂ©guisements et que la prudence s’imposait d’autant mieux que notre maison Ă©tait fort isolĂ©e et Ă  quelque distance de la ville. Ma fĂ© ! dit la grande Victoire, quel air qu’elle a, je ne sais point; elle ne regarde quasiment pas drait ; on dirait qu’elle se muche! se cache. — Enfin qu’a-t-elle dit? — Qu’elle est fatiguĂ©e, et elle demande Ă  souper et Ă  passer la nuit. » Cette demande insolite Ă©tait suspecte. Mon pĂšre se leva nous le suivĂźmes moitiĂ© par curiositĂ©, moitiĂ© par l’apprĂ©- hension du danger qu’il pouvait courir en affrontant peut-ĂȘtre un forçat dĂ©guisĂ©. Pendant cette courte dĂ©libĂ©ration, la femme Ă©tait entrĂ©e dans le jardin, dont elle avait refermĂ© la porte et s’était assise sur le seuil. Elle Ă©tait enveloppĂ©e d’une grande pelisse de campagne qui dissimulait entiĂšrement ses formes et, les coudes sur les genoux, tenait son visage cachĂ© dans ses mains. Ainsi ramassĂ©e, elle ne formait qu’une masse sombre et informe. Mon pĂšre s’avança et d’un ton assez brusque demanda Qu’est-ce que vous voulez?... Pourquoi entrez-vous ici sans y ĂȘtre autorisĂ©e? » Elle ne bougea ni ne rĂ©pondit. Il reprit avec un peu d’impatience Qui ĂȘtes-vous? Que voulez-vous?... parlez. » La femme fit un effort pour se lever et n’y put parvenir, mais ses mains tombĂ©es dĂ©couvrirent son visage et un mĂȘme cri d’éton- nement et de pitiĂ© nous Ă©chappa Luce ! » DĂ©jĂ  la tendre Lili courait vers elle, ma mĂšre la retint Luce! rĂ©pĂ©ta-t-elle; dans quel Ă©tat, malheureuse fille! » Oh! oui, dans quel Ă©tat! le visage maigre, dĂ©colorĂ©, avec de larges taches de bistre sur le front et les joues, des yeux caves, Ă©teints, ses bons yeux si rieurs autrefois, — et, tout autour de la bouche, des sillons, des plis de misĂšre. Ma mĂšre l’observait attentivement et elle reprit avec une sĂ©vĂ©ritĂ© inaccoutumĂ©e qui nous serrait le cƓur Que voulez- vous donc?... Comment ĂȘtes-vous venue ici ? » D’une voix brisĂ©e, trĂšs basse, Ă  mots entrecoupĂ©s, elle rĂ©pon- dit Je n’en puis plus... je suis venue Ă  pied... — De Saint-J ean- des-Bois? Elle secoua la tĂȘte. — De la Maladrerie... Quand j’ai su qu’il Ă©tait veuf,... je suis partie... pour lui rappeler sa promesse,... il avait jurĂ©... de rĂ©parer le mal qu’il m’a fait... dĂšs qu’il serait libre... A cette seule condition,... j’avais gardĂ© le silence... J’ai tenu parole... Mais lui,... il m’a jetĂ©e dehors brutalement,... insultĂ©e,... frappĂ©e.... menacĂ©e... Il s’est moquĂ© de moi et est parti pour Paris sans rien entendre... Alors, j’ai Ă©tĂ© malade... Une femme m’a recueillie,... soignĂ©e tant que j’ai eu de l’argent... Je n’en ai plus... Que faire? Que devenir? — Elle sanglota Ă©perdument. — J’avais tout supportĂ©,... la honte, les reproches... Vous 'comprenez? C’est dur pour d’honnĂȘtes gens de voir leur fille en cet Ă©tat... Ils m’ont crue coupable, malgrĂ© tout ce que j’ai pu dire... Et pourtant,... je ne le suis pas, je le jure... Cet homme,... ce misĂ©rable... » Un coup d’Ɠil de mon pĂšre nous congĂ©dia et nous ne pĂ»mes entendre le reste de la douloureuse confession... Nous Ă©tions navrĂ©s du dĂ©sespoir de Luce, du bouleversement de sa jolie figure presque mĂ©connaissable, mais qu’elle fĂ»t dĂ©solĂ©e Ă  ce point de ne pas Ă©pouser M. Troubadin, cela passait notre comprĂ©hen- sion. Il faut qu’il lui ait promis beaucoup d’argent, disions- nous; pourtant, elle sait bien qu’il n’en a pas... C’est un men- teur ! » Cependant, soutenue par ma mĂšre, Luce avait Ă©tĂ© conduite Ă  la cuisine ; sous sa vaste pelisse, dont elle restait enveloppĂ©e malgrĂ© la chaleur, elle nous parut grossie, Ă©paissie... BientĂŽt mon pĂšre revint, trĂšs pĂąle, soucieux. Nous marchions prĂšs de lui sans oser l’interroger. Ma mĂšre, Ă  son tour parut, l’air fort troublĂ©. Que faire ? demanda-t-elle Ă  demi-voix. — La soigner et lui donner l’hospitalitĂ© jusqu’à demain,... cela ne fait aucun doute. — Et aprĂšs? — Nous chercherons une maison oĂč on puisse la recevoir et nous lui ferons donner tous les secours nĂ©cessaires. Il n’y a pas un autre parti Ă  prendre. — Non, sans doute, soupira ma mĂšre. Le grand-pĂšre fit un geste violent. — Le gredin!... je vous avais bien dit que vous recueilliez une bĂȘte malfaisante. » Mon pauvre pĂšre Ă©tait trop chagrin pour chercher Ă  s’excuser. DĂšs la premiĂšre heure, le lendemain, il allait demander conseil Ă  notre vieil ami et mĂ©decin, le docteur Ch..., qui lui indiqua une femme veuve, chez laquelle, moyennant une somme modique, on pourrait placer Luce, que le bon docteur promit de soigner de son mieux. A peine Ă©veillĂ©e, le lendemain, j’avais couru auprĂšs de Luce. installĂ©e dans une piĂšce basse Ă  cĂŽtĂ© de la salle d’études. J’y trouvai Lili qui, penchĂ©e sur elle, une tasse de bouillon Ă  la main, lui en faisait prendre quelques cuillerĂ©es. _ A la lumiĂšre crue du soleil levant, les ravages de sa pauvre figure Ă©taient plus frappants encore. Quand elle eut fini de boire, elle se laissa retomber en arriĂšre, accablĂ©e. Ne restez pas ici, dit-elle de sa voix basse, Ă©puisĂ©e; vos parents m’en voudraient de vous garder prĂšs de moi... — - Quelle idĂ©e!... Ce n’est pas la premiĂšre fois que nous entrons ainsi dans ta chambre ; si souvent, quand j’étais la plus matinale, je suis venue t’éveiller pour agrafer ma robe ou dĂ©mĂȘler mes cheveux... Tu t’en souviens? — Oh ! oui,... c’était le temps heureux alors... c’est fini, main- tenant... fini pour toujours... — Mais non,... quand tu seras rĂ©tablie, maman te reprendra bien sĂ»r... elle te regrette, je te l’affirme. — Et moi donc ! s’écria-t-elle fondant en larmes, ah ! les annĂ©es passĂ©es chez vous, j’y pense comme au Paradis... on Ă©tait alors si bon pour moi,... on l’est toujours, mais, ce n’est plus la mĂȘme chose... Si vous saviez ce qu’il m’en a coĂ»tĂ© de venir frapper Ă  votre porte,... en mendiante effrontĂ©e... Si j’en avais eu la force, je serais allĂ©e jusqu’à la riviĂšre pour m’y jeter... C’était trop loin,... je ne pouvais plus me traĂźner... et, dans cette grande plaine nue, Ă©gale, pas un trou, pas mĂȘme une mare... — Oh ! Luce, quelles horribles choses tu dis lĂ  ! Pourquoi nous fais-tu de la peine? — C’est que j’avais tant de honte,... et tant de peur... de votre III. 23 go FIGARO ILLUSTRÉ pĂšre surtout!... affronter son regard si sĂ©vĂšre, je n’y pouvais penser sans trembler de tous mes membres... Et il a Ă©tĂ©' si bon,... si juste. Ah! que Dieu le be'nisse !... et vous tous aussi... Mais, partez, je serai plus tranquille. Viens, me dit Lili, nous la fatiguons... } Oui,... adieu, Luce... Mais, dis-moi,... je me rapprochai d elle et, baissant la voix — Quelle idĂ©e as-tu de vouloir Ă©pouser ce vilain homme,... ce Troubadin ?... Il te rendrait mal- heureuse,... pour sĂ»r... » Un flot de sang monta Ă  ses joues, puis aussitĂŽt, elle devint blĂȘme Malheureuse?... ne le suis-je pas dĂ©jĂ ?., plus malheureuse que je le Qui peut ĂȘtre * T. - - ; “ - suis!... Il nya plus de bon- heur pour moi dans la vie,... plus rien!... plus rien! que la douleur et la honte, la mi- sĂšre... » Sa voix Ă©tait dĂ©chirante. Elle pleurait, le visage cachĂ© dans l’oreiller et agitĂ©e de san- glots convulsifs. Nous ne sa- vions que lui dire et, craignant de la surexciter davantage, nous nous retirĂąmes tout attris- tĂ©es. Nous ne devions plus la revoir. Deux jours plus tard, dans la maison oĂč on la transporta, aprĂšs une crise de terribles souffrances dont sa faiblesse et le chagrin ne lui permirent pas de triompher, elle expira. Ma mĂšre Ă©tait restĂ©e prĂšs d’elle jusqu’à la fin ; aucun secours ne lui manqua. Elle est morte si douce et si rĂ©signĂ©e que ça donnait envie de la suivre, disait la servante du docteur, chargĂ©e d’apporter la triste nouvelle. — Et elle a pardon- nĂ©? demandait la vieille Marie. Faut bien que le bon Dieu lui ait parlĂ© Ă  l’oreille pour qu’elle ait pardonnĂ© Ă  ce gueux-lĂ ... ; Pauvre Luce, une si brave fille, et si allante, si gaie... — Elle a reçu tous ses sacrements,... comme il faut... Ă  Ă©difier le curĂ© lui-mĂȘme. Marie baissa la voix — Et 5 ... Sur le mĂȘme ton, l’autre rĂ©pondit un garçon... » Si bas que c’eĂ»t Ă©tĂ© dit, le petit Robert entendit et, se tournant vers Lili et moi qui pleurions Ă  chaudes larmes, il nous souffla Ă  l’oreille Tout de mĂȘme, il paraĂźt que Luce Ă©tait mariĂ©e, puisqu’elle avait un petit garçon alors, pourquoi voulait-elle se marier encore? » . Nous ne pouvions lui rĂ©pondre c’étaient lĂ  des mystĂšres insondables pour notre inexpĂ©rience. Quelques mois s’écoulĂšrent, puis mon pĂšre fut obligĂ© de faire subitement un voyage Ă  Paris. Il avait Ă©tĂ© desservi en haut lieu, et sa modeste situation Ă©tait menacĂ©e. Il partit assez inquiet, Ă©tonnĂ© de cet orage. Au ministĂšre, il rencontra une mal- veillance et des fins de non-recevoir Ă©videntes. AprĂšs bien des dĂ©marches pĂ©nibles, des anxiĂ©tĂ©s, un ami qu’il avait dans les bureaux lui rĂ©vĂ©la confidentiellement qu’il avait Ă©tĂ© dĂ©noncĂ© comme jĂ©suite et que son enseignement Ă©tait devenu suspect. L accusation Ă©tait fort injuste le caractĂšre de mon pĂšre, ses goĂ»ts, la raideur de ses principes, la rigiditĂ© de sa piĂ©tĂ© auraient justifiĂ© plutĂŽt un soupçon de jansĂ©nisme. Mais il Ă©tait en tout et avant tout, un vrai et parfait chrĂ©tien, soumis, sans aucun particula- risme, aux enseignements de l’Eglise. Cependant, Ă  cette date, les JĂ©suites Ă©taient la grande prĂ©occupation du gouvernement, spĂ©cialement du ministre de l’Instruction publique, et l’accusa- tion d’ĂȘtre de leurs amis Ă©tait grave pour un professeur de philo- - Mort aussi... C’était sophie ; tous les efforts de mon pĂšre, malgrĂ© la justice de sa cause, ne rĂ©ussirent pas Ă  le disculper. Il se vit obligĂ© d’abandonner sa chaire, ce qui lui fut extrĂȘmement douloureux, et dut se rĂ©si- gner Ă  accepter une place dans l’administration. Ai-je besoin de dire que l’honnĂȘte Troubadin Ă©tait l’artisan de cette trame? C’était sa revanche du vendredi et du maigre obligatoire. Pendant son sĂ©jour Ă  Paris, mon pĂšre avait appris qu’il Ă©tait entrĂ© dans la police secrĂšte. N’est-ce pas ainsi qu’il devait finir ? Il serait mieux encore Ă  la potence, murmura ma mĂšre pour tout le mal qu’il a fait. » C Ă©tait bien notre avis Ă  tous et l’idĂ©e du gros homme dansant au haut d’une poten- ce, nous semblait absolument rĂ©jouissante. Cependant mon pĂšre ne disait rien et, pendant un temps, il laissa dĂ©border l’indignation accumulĂ©e dans tous les cƓurs. A la fin, pour- tant, il releva la tĂȘte qu’il avait tenue inclinĂ©e pendant ^ ce dĂ©chaĂźnement de rĂ©crimi- nations et de plaintes et, s’adressant Ă  ma mĂšre, il lui parla ainsi, avec douceur, mais de cette voix mordante et ferme Ă  laquelle personne jamais ne rĂ©pliquait Ne donne pas, je t’en prie, ma bonne amie, Ă  nos enfants, Ă  nos servantes, l’exemple de la rancune et de l’injustice. Oui,... de l’injustice il y a des infirmitĂ©s morales comme il y a des infirmitĂ©s physiques, dont ceux qui en sont affligĂ©s ne sont pas toujours respon- sables. AssurĂ©ment, il faut se tenir en dĂ©fense contre certains ĂȘtres dangereux, et jereconnais que j’ai manquĂ© de prudence en accueillant un inconnu, et de clairvoyance en ne le ju- geant pas aussitĂŽt tel qu’il est. Mais, s’il est permis, nĂ©cessaire mĂȘme de se tenir en garde contre ceux que nous appe- lons les mĂ©chants, il faut aussi les plaindre de cette misĂšre ‱ du cƓur qu’ont dĂ©veloppĂ©e, presque fatalement, une mau- vaise Ă©ducation, l’absence de principes, des exemples per- vers, des circonstances fĂącheuses, une intelligence mĂ©diocre aux prises avec des difficultĂ©s qui la dĂ©passent. Cet homme, ce Troubadin, a certainement un mauvais juge- ment en tout, il a constamment agi contre son intĂ©rĂȘt qu’il croyait servir uniquement. D’ailleurs, — et mon pĂšre Ă©leva la voix, — qui donc oserait se plaindre et le maudire quand nous avons vu notre petite bonne, la pauvre Luce, lui pardonner avant de mourir et implorer pour lui, avec une gĂ©nĂ©rositĂ© vraiment sublime, la misĂ©ricorde de celui qui est venu sur la terre, non pour les justes, mais pour les pĂ©cheurs? TĂąchons d’imiter l’exem- ple que nous a donnĂ© cette malheureuse jeune fille. Et maintenant, voici l’heure d’aller se coucher. Fais la priĂšre, Lili. » Tous se mirent Ă  genoux et quand Lili arriva Ă  ce verset du PĂąte?' Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons Ă  ceux qui nous ont offensĂ©s. » _ RĂ©pĂšte cela, dit mon pĂšre, nous allons tous le rĂ©citer avec toi » ; et le petit AndrĂ© s’étant assoupi sur sa chaise, pour le rĂ©veiller, il lui donna une lĂ©gĂšre chiquenaude sur l’oreille. Toutes les voix, jeunes et vieilles, s’unirent et rĂ©pĂ©tĂšrent les paroles sacrĂ©es avec une solennitĂ© Ă©mue ; puis, on se sĂ©para. Vraiment, notre maĂźtre est un saint, s’écria la vieille Marie qui s’essuyait les yeux du revers de sa main. — Tout de mĂȘme, il a les doigts bien secs, murmura le petit AndrĂ© en secouant les oreilles. » Illustrations de Fraipont. NOËL CONTE DE NOËL W NOËL ÎVÎI.'Sl QUE D APRES LANGUEDOCIEN M- CCALDE F ÂŁ LABRE Ćžo tar-n-lri , de- ,e- - m J ? er>%;'"VoDtÂŁ. cK-Ă© cita - BvÉx-n-15 de-' GUILLERM ABGRALL Par N. QUELLIEN C e dernier jour de septembre, le soir Ă©tait tombĂ© tout d’un coup ; les nuages amoncelĂ©s dans un ciel bas et terne s’étaient soudain dĂ©veloppĂ©s comme un universel man- teau de tĂ©nĂšbres; cette nuit hĂątive, absorbant les lentes heures d’une journĂ©e monotone, semblait dĂ©jĂ  inviter Ă  la tor- peur hivernale. Mais le vent se leva bientĂŽt du cĂŽtĂ© de Koat-ann- Noz, et il se mit Ă  hurler dans les grands bois taillis comme une bande de loups. A cette formidable voix du nord-ouest, Jozon Abgrall se redressa sur son escabeau de chĂȘne, au coin de l’ñtre, et tison- nant le feu, il appela sa femme VoilĂ  huit heures qui ont tintĂ©. EmmĂšne le garçon chez notre voisin, pour qu’il fasse ses adieux avant de s’en aller vers le collĂšge, demain. » La mĂšre laissa donc les prĂ©paratifs du dĂ©part prochain, et elle sortit par la cour de la ferme, tirant le petit Guillerm par la main... La nuit est moins noire Ă  prĂ©sent; chassĂ©es par le vent de bise, les nuĂ©es courent dans un ciel sans issue ou s’attroupent un moment autour du mont KĂ©resper. Sur la place du bourg, c’est le silence des solitudes ; rien que le bruissement des feuilles mortes arrachĂ©es aux arbres du cimetiĂšre et tombant comme avec un soupir lĂ©ger d’ñme en pĂ©nitence. Guillermic, murmure la paysanne, tu seras demain dans la ville ;‱ songe quelquefois Ă  ceux qui seront restĂ©s Ă  la paroisse. — MĂšre, je vous en fais la promesse. » Au tournant de la route, un long aboiement de chien de garde, dĂšs la premiĂšre maison, signale leur venue, et un homme se prĂ©- sente sur le seuil ; il les entraĂźne dans une salle oĂč sont assis quelques convives ; car sa fille aussi part pour le couvent, et suivant une coutume des familles riches, il a invitĂ© les proches parents Ă  un dernier repas en commun. Ici nous finissons de causer, fait le maĂźtre du logis, pendant que les autres sont lĂ -bas Ă  dire les pater. » Et de reprendre cette causerie de laboureurs oisifs qui ne savent plus oĂč en finir. TournĂ© vers la porte, le petit Guillerm Ă©coute les voix qui psalmodient les oraisons, dans le vaste rez-de- chaussĂ©e; c’est une enfant, Ă  genoux sur la pierre du foyer, qui prĂ©side ces offices domestiques ; Ă  son clair et monotone rĂ©citatif rĂ©pondent confusĂ©ment les gens de la maison Ă©pars dans la pĂ©- nombre. Et chacun gagne son lit-clos sitĂŽt les priĂšres achevĂ©es. Guillerm entendit sa mĂšre qui rĂ©pĂ©tait Ă  ce moment Oui, ils s’en iront du pays le mĂŽme jour; mais notre garçon va Ă©tudier Ă  Guingamp, et votre fille Ă  vous, Bonomic, votre Jeanne-Marie part pour TrĂ©guier. — C’est ainsi, ajouta le maĂźtre de ferme chacun d’eux vers la ville qui est au bout de son horizon. » La maison d’ Abgrall, en effet, Ă©tait ouverte sur le chemin de Guingamp ; le pĂšre de Jeanne-Marie avait ses terres au long de la route de Belle-Isle ou de TrĂ©guier. Et ces vieux Bretons ne l’ignoraient pas pour la premiĂšre fois que l’on quitte sa contrĂ©e , si l’on cherche le dĂ©tour, au lieu de suivre un sentier tout prĂȘt, on trouvera au bout la malechance. C’était d’une pratique si formelle que les deux voisins ne se rencontraient guĂšre qu’à l’église, le dimanche. Cependant leurs maisons se touchaient presque, en se tournant le dos ; les deux courtils Ă©taient . sĂ©parĂ©s par un simple hallier, oĂč les enfants s’amusaient Ă  passer entre les troncs d'aubĂ©pine, ainsi que des fauves par les sentes creusĂ©es au travers des haies profondes. Jeanne et Guillerm avaient toujours menĂ© leurs jeux sous les pommiers de ce double enclos ; peu de leurs camarades du bourg y Ă©taient admis. Bonomic n’eĂ»t pas permis Ă  sa fille de s’ébattre par le chemin banal. Mais ce n’est pas qu’il se fĂ»t mis en tĂȘte d’inventer des rigueurs ; il aurait menti Ă  sa renommĂ©e de facile humeur et il aurait renoncĂ© Ă  son surnom de Bonomic. Tout au contraire, trouvant la vie douce, il ne voulait autour de lui que des visages riants. La terre de ses champs rendait la semence au centuple, et ses biens s’étendaient au soleil plus loin que l’horizon ; aprĂšs les hĂ©ritiers de KermĂ©no, c’était sa pennhere\ dont on dotait le mieux l’avenir. Cette fille unique Ă©tait au fond de toutes ses pensĂ©es ; il l’aimait. d’une tendresse singuliĂšre, comme la meilleure de ses richesses », ou la jolie fleur de son enclos » ; elle avait, dĂšs ses jeunes annĂ©es, les promesses d’un beau printemps Bonomic couvait de ses deux yeux ce trĂ©sor. Il fallut toute la vanitĂ© d’une Ă©ducation accomplie pour dĂ©cider ce pĂšre idolĂątre Ă  une sĂ©para- tion. Comme il arrive oĂč les enfants occupent tant de place, sa femme tenait un rĂŽle bien effacĂ©; on l’appelait d’ordinaire par le diminutif God ou Godon, quelquefois Margodic, une sorte de sobriquet ;. jamais elle n’entendit son nom de Marguerite qui l’eĂ»t III 24 94 FIGARO ILLUSTRÉ rĂ©tablie dans sa dignitĂ©. Mais l’excellente femme s’était rĂ©signĂ©e; elle acceptait comme un devoir d’ĂȘtre la premiĂšre des servantes, et elle n’y mettait pas du tout l’idĂ©e d’une humiliation ; son vƓu Ă  elle, comme Ă  son mari, c’était que Jeanne traversĂąt dans une illusion sa tiĂšde et courte matinĂ©e de jeunesse son tour ne viendrait-il pas, Ă  l’heure sonnĂ©e, de porter le fardeau? Guillerm fut Ă©levĂ© Ă  une discipline plus austĂšre. Jozon Abgrall avait Ă©tĂ© marin ; les inconstances de la mer lui avaient laissĂ© cer- taine inquiĂ©tude du lendemain et, avec ce souci de ce qui est Ă  venir, un sens grave de la vie ; son expĂ©rience des choses lui assurait, dans les circonstances imprĂ©vues, une grande autoritĂ© en ce coin de terre oĂč tout Ă©tait rĂ©gi par l’habitude ; s’il ne partageait pas avec Bonomic le prestige de la fortune, il n’en Ă©tait pas moins frĂ©quentĂ©; mais on l’abordait sans flatterie, et on le consultait avec sincĂ©ritĂ©, comme le sage du pays. Rien qu’à le rencontrer sur la route, on Ă©tait rassurĂ© ; on eĂ»t dit que sa seule prĂ©sence conjurait le mauvais temps et qu’il ne sortait que pour veiller sur la rĂ©gion... On le voyait d’ordinaire traverser le che- min qui longeait l’enclos. Il dĂ©passait des Ă©paules la haie de bor- dure. AprĂšs un coup d’Ɠil jetĂ© autour des enfants assis ou cou- rant sous les pommiers, Abgrall continuait vers les collines de Gurunhuel; les bras en croix derriĂšre le dos, Ă  la façon d’un matelot dĂ©sƓuvrĂ©, le corps penchĂ© comme sur le navire jadis au perpĂ©tuel balancement des flots, il allait sans but, regrettant peut- ĂȘtre les larges horizons anciens, entraĂźnĂ© vers un monde fictif oĂč n’avait accĂšs nul de ces laboureurs auxquels il rĂ©pondait par un signe de tĂȘte sur son passage. Tout Ă  coup il s’arrĂȘtait pour Ă©couter; dĂšs qu’il n’entendait plus les cris des deux enfants dans le courtil, il revenait sur ses pas comme s’il avait eu peur de s’égarer par des champs si connus pourtant; privĂ© de la boussole et des Ă©toiles, rejetĂ© de la mer, ce marin ne savait plus sa route et il ne se dirigeait que sur la voix de son fils au lointain. Un jour, il cessa brusquement d’errer Ă  l’aventure, quand Guillerm fut parti pour le collĂšge ; Jozon Abgrall ne sortait plus au delĂ  de son enclos, et il semblait retenu sur cette verdure tant foulĂ©e naguĂšre, Ă  chercher les vestiges de l’absent. La saison des Ă©tudes s’écoulait uniforme, sans incidents et sans souvenirs. Aux vacances, c’était fĂȘte dans les familles, surtout chez Bonomic; Abgrall se plaisait Ă  une joie plus discrĂšte. L’ancien matelot n’apprenait pas sans Ă©motion les succĂšs de son fils, et il nour- rissait l’espĂ©rance d’avoir un prĂȘtre dans sa maison. A Guin- gamp, les humanitĂ©s Ă©taient incomplĂštes; le jeune homme fut donc envoyĂ© en rhĂ©torique au petit sĂ©minaire de TrĂ©guier. Jeanne-Marie avait dĂ©jĂ  terminĂ© son Ă©ducation ; elle Ă©tait l’orgueil de Bonomic; il la conduisait dans tous les pardons d’alentour, et il rayonnait de gloire. Vers l’automne, elle demanda pourtant Ă  son pĂšre de retourner au couvent et d’entrer en reli- gion ; Ă  cette nouvelle il eut un accĂšs de colĂšre folle plutĂŽt que de consentir Ă  ce sacrifice, il aurait mis le feu Ă  la maison de ferme et jetĂ© tous ses biens en cendre aux vents du ciel !... A TrĂ©guier, la vocation » de Guillerm Abgrall ne se dĂ©cidait pas. La mort de ses parents vint alors jeter un trouble profond sur ses projets d’avenir ; il avait des maĂźtres d’un esprit Ă©levĂ©; au lieu de violenter ses rĂ©solutions, ils disaient, dans le style fami- lier Ă  son pĂšre, que c’est perdre la moisson que de couper le blĂ© avant le temps ». Et soudain, ses Ă©tudes finies, il enferma ses livres dans un coin du cellier; un penchant l’entraĂźnait vers des plaisirs bruyants, et il se prit Ă  courir les pardons , les assem- blĂ©es. Timide Ă  l’abord, il Ă©tait agréé des jeunes filles, qui prĂ©fĂ©- raient ce doux cavalier Ă  leurs brusques danseurs de Cornouaille. Il opĂ©rait sur elles un effet d’enchantement; ses entretiens les tenaient songeuses; la ronde tournĂ©e, pas une ne quittait son bras, en se livrant aux Ă©clats accoutumĂ©s sur ces prĂ©s ouverts. Ses rivaux plaisantaient son art de sĂ©duction, mais sans succĂšs ; ils l’avaient surnommĂ© le kloarek manquĂ© », ou encore le confes- seur des danseuses » ; ce qui rendait plus ardente leur envie, c’est que pas une des paysannes ne daignait leur redire les propos de F. -H. KAEMMERER LES DEUX RIVALES Chi FIGARO ILLUSTRE 95 Guillerm elles s’en allaient de lui comme au sortir du confes- sionnal, dans un suave recueillement. Au cours de ses galanteries, il n’eut Ă  subir qu’un affront. C’est un jour qu’il se pre'senta devant Jeanne-Marie, pour la pre- miĂšre fois, sur une place de pardon. Peut-ĂȘtre se montra-t-il trop rĂ©servĂ©? Elle s’aperçut de son embarras, et elle mit quelque amour-propre sans doute Ă  triompher de cet invincible jalousie ou indiffĂ©rence, elle l’accueillit par un refus formel. De ce jour-lĂ , il ne reparut pas Ă  ces rĂ©unions. Il restait de longues heures par la maison, inoccupĂ©, silencieux, quelque- fois s’asseyant sur l’escabeau oĂč son pĂšre, au coin du foyer, aimait Ă  conter ses aventures de marin ou Ă  songer aux pla- ges jadis abordĂ©es, tandis que sa mĂšre, au rouet, chantait un gwer { navrant. Sur le tard, Guillerm allait jusqu’au cour- til, dont il faisait vingt fois le tour, visiblementaccablĂ©de ses souvenirs. Dans le bourg on disait que le fils Abgrall prenait le chemin de la dĂ©mence... Un soir, il entendit une voix l’appeler, au delĂ  de cette haie d’aubĂ©pine dont il n’osait plus approcher Gui 11er- mic! » disait doucement une voix de femme. Oui, c’était Jeanne! Elle Ă©tait lĂ -bas, de l’autre cĂŽtĂ© du hallier, comme autrefois, Ă  l’attendre... Quand il fut auprĂšs d’elle, de quel accent tout ensemble de repentir et de reproche elle murmura J’avais dans l’es- prit que vous seriez Ă  Dieu, Guillerm, et vous prĂȘtre, je voulais ĂȘtre religieuse c’était une autre union... » Et il est devant elle, sans parole, comme foudroyĂ© par un archange; il la contemple Ă  travers des larmes qu’il ne retient plus; et puis, aprĂšs un sanglot Moi prĂȘtre, et toi en ce mon- de... Oh! Jeanne, jamais !... » Les pĂąles lueurs du soir Ă©tendent comme un voile bleuĂątre autour des deux fian- cĂ©s. Les oiseaux du courtil font silence, ravis d’écouter ce premier dialogue d’amour. D’enivrantes senteurs d’aubĂ©- pine montent dans le ciel ; et un vent lĂ©ger, caressant les arbustes, verse sur les tĂȘtes in- clinĂ©es des jeunes amants quel- ques blancs pĂ©tales, comme pour bĂ©nir leurs fiançailles. Par le grand chemin qui descend de Gurunhuel on en- tend les sonnailles d’un attelage et en mĂȘme temps une chanson de roulier qui traĂźne ses notes mĂ©lancoliques ; dans les vastes champs dĂ©serts l’écho prĂȘte Ă  ces bruits tardifs un sens particulier d’attendrissement. Et Jeanne pourtant, derriĂšre les Ă©glantiers et les aubĂ©pines, paraĂźt anxieuse Vois ce hallier qui nous sĂ©pare, dit-elle. Je me figure, petit Guillerm, ĂȘtre en quelque cloĂźtre oĂč tu serais venu ainsi m’apporter ton serment. Dans ton couvent je ne te verrais pas de mĂȘme, ma douce Jeanne, avec tes blonds cheveux parĂ©s et ces blanches fleurs de printemps sur ta coĂ«ffe de dentelle... Ne nous livrons pas Ă  des pressentiments. Ecoute ces oiseaux du bon Dieu qui chantent Ă  prĂ©sent leur antienne du soir ; c’est une heure de joie n’ayons que la sagesse des petits oiseaux... » Mais sa voix Ă  lui-mĂȘme, pour avoir nommĂ© le malheur, sonne douloureusement ; ils ont agitĂ© les ombres de la fatalitĂ©, et maintenant, au fond de leurs regards, se glisse une vague angoisse ; il leur semble que sur leur bonheur vient de passer un souffle d’infinie pitiĂ©. Une cloche se mit Ă  tinter pour les dĂ©votions de mai Je ne vous ai pas encore aperçu, dit Jeanne, au mois de Marie... » Et soupirant elle ajouta Ce soir, Ă  la sortie de l’église, tu m’offriras l’eau bĂ©nite... » C’était l’aveu public ; elle allait donc aux yeux de tous donner sa main. La moisson Ă©tait rentrĂ©e, et les rĂ©coltes avaient dĂ©passĂ© les vƓux de Bonomic ; on Ă©tait certain que chaque mĂ©tayer, Ă  la Saint-Michel, s’acquitterait de ses redevances c’était une annĂ©e prospĂšre. A la maison de ferme cependant ne rĂ©gnait pas la gaietĂ© de coutume, ce soir de fin d’étĂ© ; Bonomic manquait lui-mĂȘme de jovialitĂ© ; il allait et venait, contrariĂ©, soucieux. Lorsque les gens furent couchĂ©s, il ap- pela Godon J’ai tout de mĂȘme regret, faisait-il, d’avoir tant contrariĂ© ce garçon. C’est le fils d’un voisin que j’avais en estime; le jeune homme a de bonnes maniĂšres et on le dit aimĂ© des honnĂȘtes personnes. Mais lui accorder ma fille en mariage !... Et toi, God, voyons; si tu avais Ă©tĂ© Ă  ma place, le maĂź- tre ?... C’est vrai que je l’ai reçu sans façon, avec un couplet ou deux ; mais on connaĂźt mon habitude de donner le tour d’une chanson Ă  mes rĂ©ponses, quand on me met hors de moi ; ainsi le monde ne s’aperçoit jamais de ma mauvaise hu- meur, Ă  laquelle je laisse le temps de se dissiper... » Et l’étrange homme de re- commencer le sonn du re- fus » — ... Par exemple, ma fille Jeanne — ne se mariera pas encore, pour encore, — elle ne se mariera pas encore; — elle restera dans les deux ou trois ans — Ă  courir les Ă©bats encore, pour encore. Prenez donc votre sac, petit kloarek , — mettez-le sur votre Ă©paule, oui donc, — mettez-le sur votre Ă©paule — autant vaut-il pour vous que vous l’ayez Ă  prĂ©sent — que de l’avoir l’an prochain, oui donc... — » Pendant ce temps, Godon restait assise, morne et patien- te, sachant que tout son soin Ă©tait d’écouter. Bonomic rĂ©flĂ©- chit et continua Et cette pauvre Jeanne? Elle n’a pas murmurĂ© ; mais que pense- t-elle en sa conscience ? AprĂšs tout, une fille a le loisir de se consoler, et je lui procurerai de la distraction au besoin... Sur ma foi ! elle Ă©tait dĂ©jĂ  tou- chĂ©e au cƓur; celui-lĂ  l’aurait ensorcelĂ©e comme une petite danseuse des pardons. Il est juste de reconnaĂźtre de la distinction Ă  Guillerm. As-tu remarquĂ©, God, qu’il n’a pas eu un mot de- courroux? J’aurais prĂ©fĂ©rĂ© des imprĂ©cations Ă  Y adieu qu’il nous a laissĂ© en passant le seuil; ce kenavo m’a remuĂ©, et je comprends qu’il vous ait fendu l’ñme Ă  tous... » A cet instant, une voiture roula derriĂšre la maison, sur le pavĂ© d’une cour. Un long cri de dĂ©tresse retentit en haut, dans la chambre de Jeanne, cette nuit-lĂ , quand Guillerm Abgrall ferma sa porte, fuyant ces lieux oĂč il avait souffert et aimĂ©. Il alla jusqu’à Rennes. RĂ©fugiĂ© dans un faubourg de l’antique citĂ© bretonne, ignorĂ©, solitaire, il demanda l’oubli ou l’apaisement Ă  l’étude. Il ne cessait de se ressouvenir; l’ennui le suivait partout, exaspĂ©rant son mal, tenant sa vie sombre et dĂ©co- lorĂ©e, comme si le soleil s’était Ă©loignĂ© de lui. Il s’était avouĂ© que l’irrĂ©parable Ă©tait accompli ; toute plainte, toute colĂšre serait vaine ; s’occuper encore de l’avenir qui fut dans ses vƓux, c’était se heurter au seuil d’une tombe, ou implorer une inexorable nĂ©cessitĂ©... Et il avait implorĂ© pourtant ; mais on avait eu pour le suppliant le cƓur du bourreau, et on l’avait reçu avec des chants ironiques. A cette pensĂ©e, une rĂ©volte soulevait tout son ĂȘtre encore meurtri. Que Jeanne eĂ»t Ă©tĂ© innocente d’un 9 6 FIGARO ILLUSTRÉ tel outrage, ou qu’elle en fĂ»t victime elle-mĂȘme, lui. ne discernait plus personne en sa rancune'; sa malĂ©diction embrassait confu- sĂ©ment la famille entiĂšre ; pour un seul qui l’avait rĂ©prouvĂ©, .il les enveloppait tous de sa haine... Cet Ă©tat d’esprit fut lent Ă  guĂ©rir; mais ce ressentiment, en raison de sa violence, finit par s’étĂ«indre; le coeur de Guillerm s’apaisait ; c’était le calme, sinon l’oubli; le passĂ© s’en allait avec le temps, et Guillerm Abgrall crut mĂȘme l’avoir effacĂ© sous l’indiffĂ©rence. Un jour de grande fĂȘte, il avait dĂ©cidĂ© de courir par les champs et les bois, pour sortir de la foule et du bruit. Dans les rues se pressait une cohue bigarrĂ©e aux costumes divers on aurait dit toute la rĂ©gion convoquĂ©e Ă  Rennes. Guillerm reconnut des Cor- nouaillais Ă  leur ample chapeau garni du long ruban de velours noir; il sourit au gracieux jubilĂ© des TrĂ©corroises. Mais de quel coup n’est-il pas frappĂ© soudain, en apercevant, avec des gens du pays natal, Bonomic et Jeanne-Marie ! Toutefois il reste hĂ©sitant; car ce n’est plus cette jeune fille d’une rare beautĂ©, Ă  laquelle il n’a renoncĂ© que sous la torture; sa joue a pĂąli et la flamme de ses grands yeux azurĂ©s s’est Ă©teinte ; au lieu de la rose printa- niĂšre, c’est quelque fleur tardive sur laquelle a soufflĂ© le premier vent d'automne; elle va, la riche pennhere insensible Ă  ce qui l’entoure, chancelante et penchĂ©e comme une crĂ©ature touchĂ©e du mal ce n’est plus que l’ombre de Jeanne-Marie ! Guillerm s’ou- blie Ă  marcher sur ses pas, perdu dans la multitude, jusqu’au soir ; et il l’a vue, la fĂȘte fermĂ©e, au moment de reprendre la route du bourg lointain, se retourner encore vers la ville et essuyer, avec un soupir, des larmes furtives... Depuis cette fortuite rencontre, Abgrall se sent repris des regrets Ă  peine apaisĂ©s. L’affliction dont Jeanne est frappĂ©e, il se demande s’il ne doit pas s’en accuser lui-mĂȘme, et ses souvenirs se ravivent Ă  un remords. Ce nouvel Ă©tat devient intolĂ©rable. Se rappelant qu’il a pu dĂ©jĂ  une fois se soustraire Ă  cette cruelle influence, l’idĂ©e lui surgit qu’il s’en affranchira peut-ĂȘtre en fuyant au delĂ  encore, oĂč ne lui parviendra rien du pays qui lui remette. sa songerie en tĂȘte. NĂ©cessaire et dur exil ! Il est arrivĂ© Ă  Paris. Ses goĂ»ts l’ont portĂ© vers un quar- tier. discret ; le logement qu’il a choisi donne sur le revers d’un jardin public. De sa fenĂȘtre il peut entrevoir le flot incessant des promeneurs; mais ces houles populaires s’écoulent sans bruit; les longs arbres alignĂ©s Ă©touffent tout Ă©cho ; de ses hauteurs, ces passants lui ont l’air de gens condamnĂ©s Ă  circuler tout en bas silencieusement. BientĂŽt Abgrall subit tout l’effet de la solitude dont il jouit sous le remous de cette foule. Son horreur de la rue le livre Ă  ses penchants de contemplatif, et l’esprit qu’il a emportĂ© de Bretagne revient alors et l’occupe sans partage voilĂ  qu’il Ă©prouve le mal du regret. Non, rien de Paris ne lui rappelle le pays de Cor- nouaille, et il se prend Ă  en chercher partout la douce rĂ©minis- cence ; le nostalgique Breton expie sa dĂ©sertion volontaire. Et l’image de Jeanne est obstinĂ©e Ă  le poursuivre ; elle ne le quitte plus, elle hante ses rĂȘves et se penche Ă  son chevet, sans qu’il tente maintenant de dissiper cette obsession ; elle lui apparaĂźt sous un charme singulier et il en reçoit l’impression d’un bon- heur Ă©vanoui prĂ©maturĂ©ment. Peu Ă  peu sa vie s’est comme dĂ©doublĂ©e ; sa pensĂ©e le tient lĂ -bas autour de Jeanne et il assiste Ă  son dĂ©clin Ă  elle avec une anxiĂ©tĂ© farouche. - Il sait bien .qu’elle est la proie d’un mal implacable, qu’elle se flĂ©trit comme un fruit atteint au cƓur. Les mĂ©decins se sont con- sultĂ©s en hochant la tĂȘte Ici l’art est impuissant, ont-ils dit ; s’il y a un remĂšde, il est dans le secret de Dieu ». Car elle a criĂ© sa peine Ă  Dieu seul, comme. une abandonnĂ©e. Son pĂšre lui aura. demandĂ©, quelque jour Peut-ĂȘtre as-tu formĂ© un vƓu indiscret qui n’est pas encore rempli. On en subit quelquefois la peine dĂšs ce monde. Parle seulement, et s’il est en mon pouvoir, tu seras dĂ©livrĂ©e. — Vous auriez pu me sauver, mon pĂšre, si vous aviez dit cela dans un autre temps. Mais votre volontĂ© a Ă©tĂ© faite. » Et maintenant qu’elle a donnĂ© Ă  son pĂšre le pardon, on dirait qu’elle se hĂąte vers sa fin. Mais elle adresse des adieux dĂ©chirants Ă  celui dont elle attendait le salut et qui ne reviendra pas les saura-t-il, et ce suprĂȘme regret sera-t-il jamais entendu? Alors, la pauvre Ăąme serait consolĂ©e. A l’émotion qui l’étreint, lui, au loin, reconnaĂźt que le destin est proche pour elle. C’est vers le soir, un soir de mars ; le vent crie au dehors, et il a cette mĂȘme voix dĂ©solĂ©e qu’on entend par les chemins creux de Bretagne. En sa rĂȘverie, Guillerm revoit le vieil enclos ; le pĂąle lis du courtil aimĂ©, Jeanne lui apparaĂźt une der- niĂšre fois touchante comme la fille de JephtĂ©. Ce soir-lĂ , souhaitant une illusion encore, elle a revĂȘtu la blanche robe d’épousĂ©e, et elle est descendue dans le verger, au bras de son pĂšrĂš ; agenouillĂ©e au bord du hallier oĂč elle reçut le serment de Guillermic, elle est seule, elle se voit bien seule aujourd’hui, sous l’ombrage symbo- lique du long voile de mariĂ©e qu’on a suspendu Ă  la haie d’aubĂ©- pine. L’églantier n’a pas encore refleuri ; les oiseaux voltigent entre les arbres dĂ©feuillĂ©s, effarouchĂ©s comme aux approches d’une tourmente ; une cloche tinte Ă  la tour paroissiale, c’est le glas qui annonce la fin du jour triste Jeanne, c’est donc lĂ  son carillon nuptial ! Ses regards interrogent le chemin de Gurunhuel oĂč chantait jadis le roulier, par un doux soir de mai ; dĂ©sespĂ©rĂ©e, rĂ©signĂ©e peut-ĂȘtre, elle dĂ©tourne les yeux de son cher enclos oĂč frissonne le vent de mars... Et on l’a emportĂ©e mourante... Telle fut la vision de Guillerm Abgrall. Il y a' des Ăąmes aux- quelles les intersignes ne mentent pas. Or, il avait entendu, ce soir-lĂ , vers le coucher du soleil, des soupirs inusitĂ©s devant sa porte c’était donc l’adieu de Jeanne-Marie. Cette fois, rien au monde ne l’aurait retenu ; Ă  ce souverain appel, il retourna en Cornouaille. Entre Gurunhuel et Plougonver, au retour, il ouĂŻt un carillon funĂšbre qui montait de la vallĂ©e. Il courut droit au cimetiĂšre; les gens du deuil en sortaient, et chacun s’écartait de lui en le nommant C’est Guillerm Abgrall ! » Depuis, Guillerm Abgrall a passĂ© un long temps Ă  se frapper la poitrine; ses regrets n’ont jamais Ă©tĂ© ensevelis. Croyant qu’il remplissait le dernier vƓu de Jeanne, il est allĂ© au sĂ©minaire et il est devenu prĂȘtre. Aujourd’hui, l’abbĂ© Abgrall est recteur dans sa paroisse natale, oĂč il fait pĂ©nitence au milieu de ses morts aimĂ©s. On le voit souvent errer entre les tombes ; mais nul ne se doute de l’austĂšre joie que goĂ»te l’ancien kloarek Ă  bercer ses tristesses sous la monotonie des priĂšres et Ă  entretenir sa secrĂšte blessure au cƓur. N. QUELLIEN. Illustrations de J. -A. Muenier. C Ă  L'^yPyP a U h o 11 tff§ St Leaz oonĂŽtatation ^Scientifique* 2^at BamilLe SĂŻa mmaztonp. N otre fin de siĂšcle ressemble un peu Ă  celle du siĂšcle prĂ©- cĂ©dent. L’esprit se sent fatiguĂ© des affirmations de la philosophiĂ© qui se qualifie de positive. On croit deviner qu’elle se trompe. AprĂšs Voltaire et l’école du xvm e siĂš- cle., on a Ă©coutĂ© Mesmer, Lavater, Swedenborg, Saint-Martin le philosophe inconnu, Dupont de Nemours, et plus d’un penseur d’allures mystiques, chacun d’eux ayant d’ailleurs une valeur scientifique rĂ©elle, beaucoup plus grande qu’on ne l’a cru en gĂ©nĂ©ral. Mesmer, par exemple, Ă©tait plus avancĂ© que toute l’Aca- dĂ©mie des Sciences sur la thĂ©orie des ondulations de l’éther, c’est-Ă -dire sur la base mĂȘme de la physique moderne. Mais on se sentait surtout animĂ© du dĂ©sir de trouver du nouveau dans les forces de la nature, et autour du berceau du magnĂ©tisme animal flottaient mille rĂȘves d’avenir et comme un espoir de transfor- mation physique de l’humanitĂ©. Il en est de mĂȘme aujourd’hui. Auguste Comte et LittrĂ© ont paru tracer Ă  la science sa voie dĂ©finitive, sa voie positive ». N’admettre que ce que l’on voit, ce que l’on touche, ce que l’on entend, ce qui tombe sous le tĂ©moignage direct des sens, et ne pas chercher Ă  connaĂźtre l’inconnaissable depuis trente ou qua- rante ans, c’est la rĂšgle de conduite de la science. Mais voici. En analysant les tĂ©moignages de nos sens, on trouve qu’ils nous trompent absolument. Nous voyons le soleil, la lune et les Ă©toiles tourner autour de nous c’est faux. Nous sen- tons la terre immobile c’est faux. Nous voyons le soleil se lever au-dessus de l’horizon il est au-dessous. Nous touchons des corps solides il n’y en a pas. Nous entendons des sons harmo- nieux l’air ne transporte que des ondulations silencieuses en elles-mĂȘmes. Nous admirons les effets de la lumiĂšre et des couleurs qui font vivre Ă  nos yeux le splendide spectacle de la nature en fait, il n’y a ni lumiĂšre, ni couleurs, mais seulement, des mouvements Ă©thĂ©rĂ©s obscurs qui, en frappant notre nerf opti- que, nous donnent les sensations lumineuses. Nous nous brĂ»lons le pied au feu c’est, Ă  notre insu, dans notre cerveau seulement, que rĂ©side la sensation de la brĂ»lure. Nous parlons de chaleur et de froid il n’y a dans l’univers ni chaleur ni froid, mais seule- ment du mouvement. Ainsi nos sens nous trompent sur la rĂ©alitĂ©. Sensation et rĂ©alitĂ© sont deux. Ce n’est pas tout. De plus, nos cinq pauvres sens sont insuffi- sants. Ils ne nous font sentir qu’un trĂšs petit nombre des mou- vements qui constituent la vie de l’Univers. Pour en donner une idĂ©e, je rĂ©pĂ©terai ici ce que j’écrivais dans Lumen , il y a vingt ans Depuis la derniĂšre sensation acoustique perçue par notre oreille, due Ă  36,85o vibrations par seconde, jusqu’à la premiĂšre sensation optique perçue par notre Ɠil, due Ă  458,000,000,000,000 de vibrations dans la mĂȘme unitĂ© de temps, nous ne pouvons rien percevoir. Il y a lĂ  un intervalle Ă©norme avec lequel aucun sens ne nous met en relation. Si nous avions d’autres cordes Ă  notre lyre, dix, cent, mille, l’harmonie de la nature se traduirait plus complĂštement en les faisant entrer en vibrations ». D’une part, nos sens nous trompent; d’autre part, leur tĂ©moignage est tout Ă  fait incomplet. Il n’y a pas lĂ  de quoi ĂȘtre si fiers et poser en principe une prĂ©tendue philosophie positive. Sans doute, il faut bien nous servir de ce que nous avons ; la foi religieuse dit Ă  la raison Ma petite amie, tu n’as qu’une lanterne pour te conduire souffle dessus et laisse-toi mener par moi ». Ce n’est pas notre avis. Nous n’avons qu’une lanterne, et mĂȘme une assez mauvaise; mais l’éteindre serait le comble de l’aveuglement. Reconnaissons au contraire, en principe, que la raison ou, si l’on veut, le raisonnement doit toujours et en tout ĂȘtre notre guide. Hors de lĂ , il n’y a plus rien du tout. Mais ne circonscrivons pas la science dans un cercle Ă©troit. J’en reviens encore Ă  Auguste Comte, parce qu’il est le fondateur de l’école moderne, et qu’il reprĂ©sente l’un des plus grands esprits de notre siĂšcle. Il limite la sphĂšre de l’astronomie Ă  ce qu’on savait de son temps. C’est tout simplement absurde. Nous concevons, dit-il, la possibilitĂ© d’étudier la forme des astres, leurs distances, leurs mouvements, tandis que nous ne saurons jamais Ă©tudier, par aucun moyen, leur composition chimique ». Ce cĂ©lĂšbre phi- losophe est mort en 1857 . Cinq ans plus tard, l’analyse spectrale faisait prĂ©cisĂ©ment connaĂźtre la composition chimique des astres et classait les Ă©toiles dans l’ordre de leur nature chimique. L’inconnu d’hier est la vĂ©ritĂ© de demain. Voici, par exemple, un sujet, un seul, celui des apparitions de mourants Ă  une personne plus ou moins Ă©loignĂ©e. Les posi- tivistes haussent les Ă©paules lorsqu’ils entendent parler de bille- vesĂ©es pareilles ; s’en occuper mĂȘme un instant, c’est perdre son temps, c’est de plus tomber dans la superstition des siĂšcles dis- parus. Il est impossible, affirment-ils, qu’une personne apparaisse Ă  une autre, ou lui tĂ©moigne, d’une maniĂšre quelconque, qu’elle passe de vie Ă  trĂ©pas. Le mot impossible » n’était dĂ©jĂ  plus français du temps de NapolĂ©on. Il n’est plus dans le dictionnaire philosophique depuis le dĂ©veloppement aussi stupĂ©fiant qu’inat- tendu de la physique moderne. AprĂšs la photographie, la vapeur, le tĂ©lĂ©graphe, le tĂ©lĂ©phone, l’analyse spectrale des astres, la sug- gestion mentale et l’hypnotisme, celui qui dĂ©clare pouvoir tracer aujourd’hui les limites du possible retarde, pour le moins, d’un demi-siĂšcle sur le plus petit Ă©lĂšve de l’école primaire. On objecte comment nous expliquer de telles transmissions? Nous ne devons admettre que ce que nous sommes en Ă©tat d’expliquer. Erreur non moindre. Expliquez-vous pourquoi une pierre III 25 FIGARO ILLUSTRE tombe ? Non, n’est-ce pas. Vous ne connaissez pas l’essence de la pesanteur. Alors soyez plus modestes et ne blĂąmez pas ceux qui de'sirent en savoir un peu plus long. Les apparitions existent-elles ? VoilĂ  la question. Si elles existent, il faut les admettre. Nous les expliquerons plus tard... si nous pouvons. Oh ! elles ne datent pas d’hier ou, tout au moins, ce n’est pas d’aujourd’hui seulement qu’on en parle. Le plus ancien livre connu, la Bible, est plein de rĂ©cits de cet ordre, parmi lesquels l’apparition de Samuel Ă  Saiil chez la pythonisse d’Endor, racon- tĂ©e au chapitre XXVIII du Livre des Rois, est certainement digne d’attention. Le Nouveau Testament et les vies des Saints conti- nuent la sĂ©rie, et malgrĂ© le caractĂšre miraculeux et l’aspect lĂ©gen- daire du plus grand nombre de ces rĂ©cits, il n’est pas dĂ©montrĂ© que plusieurs de ces apparitions ne soient vĂ©ridiques. Vers la mĂȘme Ă©poque de l’origine du christianisme, les auteurs profanes ont plus d’une fois traitĂ© la mĂȘme question, et voici par exemple un fait assurĂ©ment curieux que j’ai dĂ©jĂ  rappelĂ© dans Uranie citĂ© par CicĂ©ron lui-mĂȘme dans son traitĂ© De Divinatione I, 27. Deux amis arrivent Ă  MĂ©gare et vont se loger sĂ©parĂ©ment. A peine l’un des deux est-il endormi qu’il voit devant lui son compagnon de voyage lui annonçant d’un air triste que son hĂŽte a formĂ© le projet de l’assassiner, et le suppliant de venir le plus vite possible Ă  son secours. L’autre se rĂ©veille ; mais persuadĂ© qu’il a Ă©tĂ© abusĂ© par un songe, il ne tarde pas Ă  se rendormir. Son ami lui apparaĂźt de nouveau et le conjure de se hĂąter, parce que les meurtriers vont entrer dans sa chambre. Plus troublĂ©, il s’étonne de la persistance de ce rĂȘve et se dispose Ă  aller trouver son ami. Mais le raisonnement, la fatigue finissent par triompher il se recouche. Alors son ami se montre Ă  lui pour la troisiĂšme fois, pĂąle, sanglant, dĂ©figurĂ©. Malheureux, lui dit-il, tu n’es point venu lorsque je t’implorais! C’en est fait; maintenant venge-moi. Au lever du soleil, tu rencontreras Ă  la porte de la ville un chariot plein de fumier; arrĂȘte-le et ordonne qu’on le dĂ©charge ; tu trouveras mon corps cachĂ© au milieu ; fais- moi rendre les honneurs de la sĂ©pulture et poursuis mes meurtriers. » Une tĂ©nacitĂ© si grande, des dĂ©tails si suivis ne permettent plus d’hĂ©sitation ; l’ami se lĂšve, court Ă  la porte indiquĂ©e, y trouve le char, arrĂȘte le con- ducteur qui se trouble, et dĂšs les premiĂšres recherches, le corps de son ami est dĂ©cou- vert. » Tel est le rĂ©cit de CicĂ©ron. Sans doute les hypothĂšses ne manquent pas pour rĂ©pondre au point d’interrogation. On peut dire que l’histoire n’est peut-ĂȘtre pas arrivĂ©e telle que CicĂ©ron la raconte ; qu’elle a Ă©tĂ© amplifiĂ©e, exagĂ©rĂ©e ; que deux amis arrivant dans une ville Ă©trangĂšre peuvent craindre un accident ; qu’en craignant pour la vie d’un ami, aprĂšs les fatigues d’un voyage et au mi- lieu du silence de la nuit, on peut arriver Ă  rĂȘver qu’il est victime d’un assassinat. Quant Ă  l’épisode du chariot, les voya- geurs peuvent en avoir vu un dans la cour de l’hĂŽte, et le principe de l’association des idĂ©es vient le rattacher au songe. Oui, on peut faire tou- tes ces hypothĂšses explicatives; mais ce ne sont que des hypo- thĂšses. Admettre qu’il y a eu vraiment communication entre le mort et le vivant est une autre hypothĂšse. Cette autre hypothĂšse est peut-ĂȘtre la moins hypothĂ©ti- que de toutes, Ă  en juger par le nombre des faits authenti- ques que l’on commence au- jourd’hui Ă  constater scienti- fiquement. Nous en avons plus d’un sous la main Ă  soumettre ici Ă  l’apprĂ©ciation de nos lecteurs. Nous commencerons par le suivant, qui vient d’ĂȘtre publiĂ©, avec tous les documents susceptibles d’en garantir l’ab- solue vĂ©racitĂ©, dans l’excellente revue spĂ©ciale fondĂ©e tout rĂ©cemment prĂ©cisĂ©ment Ă  propos de ces phĂ©nomĂšnes, les Annales des Sciences psychiques , de M. le docteur Dariex. Voici ce fait. Dans les premiers jours de novembre 1869, je partis de Per- pignan, ma ville natale, pour aller continuer mes Ă©tudes de phar- macie Ă  Montpellier. Ma famille se composait, Ă  cette Ă©poque, de ma mĂšre et de mes quatre sƓurs. Je la laissai trĂšs heureuse et en parfaite santĂ©. Le 22 du mĂȘme mois, ma sƓur HĂ©lĂšne, une superbe fille de dix-huit ans, la plus jeune et ma prĂ©fĂ©rĂ©e, rĂ©unissait Ă  la maison maternelle quelques-unes de ses camarades. Vers trois heures de l’aprĂšs-dĂźner, elles se dirigĂšrent, en compagnie de ma mĂšre, vers la promenade des Platanes. Le temps Ă©tait trĂšs beau. Au bout d’une demi-heure, ma sƓur fut prise d’un malaise subit MĂšre, dit-elle, je sens un frisson Ă©trange courir par tout mon corps ; j’ai froid et ma gorge me fait grand mal. Rentrons. » Douze heures aprĂšs, ma bien-aimĂ©e sƓur expirait dans les bras de ma mĂšre, asphyxiĂ©e, terrassĂ©e par une angine couenneuse que deux docteurs furent impuissants Ă  dompter. Ma famille, — j’étais le seul homme pour la reprĂ©senter aux obsĂšques — m’envoya tĂ©lĂ©gramme sur tĂ©lĂ©gramme Ă  Mont- pellier. Par une terrible fatalitĂ© que je dĂ©plore encore aujourd’hui, aucun ne me fut remis Ă  temps. Or, dans la nuit du 23 au 24, dix-huit heures aprĂšs la mort de la pauvre enfant, je fus en proie Ă  une Ă©pouvantable halluci- nation. J’étais rentrĂ© chez moi Ă  deux heures du matin, l’esprit libre et encore tout plein du bonheur que j’avais Ă©prouvĂ© dans les jour- nĂ©es des 22 et 23, consacrĂ©es Ă  une partie de plaisir. Je me mis au lit trĂšs gai. Cinq minutes aprĂšs, j’étais endormi. Sur les quatre heures du matin, je vis apparaĂźtre devant moi la figure de ma sƓur, pĂąle, sanglante, inanimĂ©e, et un cri perçant rĂ©pĂ©tĂ©, plaintif, venait frapper mon oreille Que fais-tu, mon Louis ? Mais viens donc, mais viens donc ! » Dans mon sommeil ner- veux et agitĂ©, je pris une voiture ; mais hĂ©las ! malgrĂ© des efforts surhumains, je ne pouvais pas la faire avancer. Et je voyais toujours, ma sƓur pĂąle, sanglante, inani- mĂ©e, et le mĂȘme cri perçant, rĂ©pĂ©tĂ©, plaintif, venait frapper mon oreille Que fais-tu, mon Louis ? Mais viens donc, mais viens donc ! » Je me rĂ©veillai brusque- ment, la face congestionnĂ©e, la tĂȘte en feu, la gorge sĂšche, la respiration courte et sacca- dĂ©e, tandis que mon corps ruisselait de sueur. Je bondis hors de mon lit, cherchant Ă  me ressaisir... Une heure aprĂšs, je me remis au lit; mais je ne pus retrou- ver le repos. A onze heures du matin, j’arrivai Ă  la pension, en proie Ă  une insurmontable tristesse. QuestionnĂ© par mes camara- des, je leur racontai le fait brutal tel que je l’avais ressenti. Il me valut quelques railleries. A deux heures, je me rendis Ă  la FacultĂ©, espĂ©rant trouver dans l’étude quelque repos. En sortant du cours, Ă  quatre heures, je vis une femme en grand deuil s'avancer vers moi A deux pas de moi, elle souleva son voile. Je reconnus ma sƓur aĂźnĂ©e qui, inquiĂšte sur moi, venait, malgrĂ© sa lĂ©gitime douleur, demander ce que j’étais devenu. Elle me fit part du fatal Ă©vĂ©nement que rien ne pouvait me faire prĂ©voir, puisque j’avais reçu des nouvelles excellentes de ma famille le 22 novembre au matin. Tel est le rĂ©cit que je vous FIGARO ILLUSTRÉ 99 livre, sur l’honneur, absolument vrai. Je n’exprime aucune opinion, je me borne Ă  raconter. Vingt ans se sont Ă©coulĂ©s depuis lors, l’impression est tou- jours aussi profonde — maintenant surtout — et si les traits de mon HĂ©lĂšne ne m’apparaissent pas avec la mĂȘme nettetĂ©, j’en- tends toujours ce mĂȘme appel plaintif, multipliĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ© Que fais-tu donc, mon Louis? Mais viens donc, mais viens donc ! » Louis Noell Pharmacien Ă  Cette. Ce rĂ©cit est accompagnĂ© de documents destinĂ©s Ă  en confir- mer l’authenticitĂ©. Nous citerons de ces documents la lettre sui- vante de la sƓur de l’observateur Mon frĂšre m’a priĂ©e, sur votre demande, de vous envoyer le rĂ©cit de l’entrevue que j’eus avec lui, Ă  Montpellier, aprĂšs la mort de notre sƓur HĂ©lĂšne. Selon votre dĂ©sir et le sien, je viens, malgrĂ© l’amertume de souvenirs aussi douloureux, vous apporter mon tĂ©moignage. En voyant dans la rue mon frĂšre, qui fut le premier Ă  me reconnaĂźtre, malgrĂ© mes vĂȘtements de deuil, je compris qu’il ignorait encore la mort d’HĂ©lĂšne. Quel malheur nous frappe encore ? » s’écria-t-il. Apprenant de ma bouche la mort d’HĂ©lĂšne, il me serra les bras avec une telle violence que je faillis tomber Ă  la renverse ; rentrĂ©e Ă  la maison, j’eus Ă  supporter une scĂšne terrible. Fou de colĂšre, mon frĂšre, trĂšs nerveux, trĂšs ardent, mais trĂšs bon aussi, me maltraita presque. Quelle fatalitĂ©, s’écriait-il, quel malheur ! Oh ! les dĂ©pĂȘches, pourquoi ne les ai-je donc pas reçues? » Et il frappait violemment la table avec les deux mains... Coup sur coup, il avala trois grandes carafes d’eau. Un moment, je le crus fou, tellement son regard Ă©tait Ă©garĂ©... Quand il eut repris ses esprits, quelques heures aprĂšs, il dit Oh! j’en Ă©tais sĂ»r, un grand malheur devait fondre sur moi. » Il me raconta alors l’hallucination qu’il avait Ă©prouvĂ©e dans la nuit du 23 au 24. ThĂ©rĂšse Noell. » Ce cas d’apparition paraĂźt ĂȘtre du mĂȘme ordre que celui de CicĂ©ron. En gĂ©nĂ©ral, on nie ce genre d’observations, on les attribue Ă  des hallucinations toutes simples qui, par une coĂŻnci- dence absolument fortuite, auraient concordĂ© avec des Ă©vĂ©ne- ments rĂ©els. Certes, le hasard est parfois bien extraordinaire ; mais vraiment serait-il sage, serait-il logique, serait-il satisfai- sant de lui attribuer de pareilles coĂŻncidences? Il ne le semble pas. Eclairons notre jugement par d’autres exemples. Au mois de septembre de l’annĂ©e 1857, le capitaine G...W..., du 6 e rĂ©giment des dragons anglais, partit pour les Indes afin de rejoindre son rĂ©giment. Sa femme resta en Angleterre; elle demeurait Ă  Cambridge. Dans la nuit du 14 au 1 5 novembre 1857, vers le matin, elle rĂȘva qu’elle voyait son mari ayant l’air anxieux et malade ; aprĂšs quoi elle se rĂ©veilla, l’esprit trĂšs agitĂ©. En ouvrant les yeux elle vit de nouveau son mari debout Ă  cĂŽtĂ© de son lit. Il lui apparut en uniforme, les mains pressĂ©es contre la poitrine. Ses cheveux Ă©taient en dĂ©sordre et sa figure trĂšs pĂąle, ses grands yeux noirs la regardaient fixement, et il avait l’air trĂšs excitĂ©. Sa bouche Ă©tait contractĂ©e d’une façon particuliĂšre, comme cela lui arrivait lorsqu’il Ă©tait agitĂ©. Elle le vit avec tous les dĂ©- tails de ses vĂȘtements, et aussi distinctement qu’elle l’avait jamais vu durant toute sa vie, et elle se rappela avoir vu entre ses mains le devant de sa chemise blanche, qui cependant n’était pas tachĂ© de sang. Son corps semblait se pencher en avant avec un air de souffrance, et il faisait un effort pour parler ; mais on n’entendait aucun son. L’apparition dura une minute environ et s’évanouit. Sa premiĂšre idĂ©e fut d’arriver Ă  se rendre compte si elle Ă©tait rĂ©ellement Ă©veillĂ©e. Elle se frotta les yeux avec le drap et sentit qu’elle le touchait rĂ©ellement. Son petit neveu Ă©tait dans son lit, avec elle; elle se pencha sur cet enfant qui dormait et elle Ă©couta sa respiration. Elle en entendit distinctement le bruit, et elle se rendit compte alors que ce qu’elle venait de voir n’était pas un rĂȘve. Inutile d’ajouter qu’elle ne dormit plus cette nuit-lĂ . Le matin suivant, elle raconta tout ceci Ă  sa mĂšre, et elle exprima la conviction que le capitaine W... Ă©tait tuĂ© ou dange- reusement blessĂ©, malgrĂ© l’absence de taches de sang sur ses vĂȘtements qu’elle avait observĂ©s. Elle fut tellement impressionnĂ©e par la rĂ©alitĂ© de cette apparition, qu’elle refusa, Ă  partir de ce moment, toutes les invitations. Une jeune amie la pressa, quel- que temps aprĂšs, d’aller avec elle assister Ă  un concert, lui rappe- lant qu’elle avait reçu de Malte, envoyĂ© par son mari, un joli manteau habillĂ© qu’elle n’avait pas encore portĂ©. Elle refusa d’une façon absolue, dĂ©clarant que ne sachant pas si elle n’était point dĂ©jĂ  veuve, elle ne frĂ©quenterait aucun lieu mondain jus- qu’à ce qu’elle eĂ»t reçu des lettres de son mari, d’une date postĂ©- rieure au 14 novembre. Le tĂ©lĂ©gramme annonçant le triste sort du capitaine W... arriva Ă  Londres au mois de dĂ©cembre. Il portait que le capitaine avait Ă©tĂ© tuĂ© devant Lucknow, le i 5 novembre. Cette nouvelle, donnĂ©e par un journal de Londres, attira l’attention d’un sollicitor, M. Wilkinson, qui Ă©tait chargĂ© des affaires du capitaine W... Quand, plus tard, cette personne ren- contra la veuve, celle-ci lui dit qu’elle avait Ă©tĂ© absolument prĂ©- parĂ©e Ă  recevoir cette triste nouvelle; mais qu’elle Ă©tait sĂ»re que son mari n’avait pas Ă©tĂ© tuĂ© le i 5 novembre, car il lui Ă©tait apparu dans la nuit du 14 au i 5 dudit mois *. Le certificat dĂ©livrĂ© par le Ministre de la guerre, que M. Wil- kinson dut se procurer, confirma cependant cette date du tĂ©lĂ©- gramme. Les affaires en restĂšrent lĂ  jusqu’en mars 1 8 58 , Ă©poque Ă  laquelle la famille du capitaine W... reçut une lettre datĂ©e de * La diffĂ©rence de longitude entre Londres et Lucknow est d’en- viron cinq heures ; trois ou quatre heures du matin Ă  Londres corres- pondraient par consĂ©quent Ă  huit ou neuf heures Ă  Lucknow. Mais c’est dans l’aprĂšs-midi et non dans la matinĂ©e, comme on le verra dans la suite, que le capitaine W... fut tuĂ©. Si par consĂ©quent il Ă©tait tombĂ© le 1 5, l’apparition se serait produite plusieurs heures avant l’engagement dans lequel il avait succombĂ©, alors qu’il Ă©tait encore vivant et bien portant. En fait, il avait Ă©tĂ© mortellement frappĂ© dix ou douze heures avant l’apparition. 100 FIGARO ILLUSTRÉ Lucknow, du 1 5 dĂ©cembre 1 8 5 7 . Cette lettre l’informait que le capitaine W... avait Ă©tĂ© tuĂ© Ă  la tĂȘte de son escadron, devant Lucknow, non pas le i 5 novembre, comme l’avaient dit les dĂ©pĂȘches, mais le 14 novembre, dans l’aprĂšs-midi. Le signataire de la lettre Ă©tait Ă  cĂŽtĂ© de lui quand il le vit tomber. Un . Ă©clat d’obus venait de le frapper et, Ă  partir de ce moment, il ne pro- nonça plus une parole. Il fut enterrĂ© Ă  Dilkaoska, et une croix en bois fut Ă©rigĂ©e sur sa tombe. Les initiales G. W., et la date de sa mort, le 14 novembre i 85 y, furent gravĂ©es sur cette croix. Le MinistĂšre de la guerre finit par corriger la date, mais un an seulement aprĂšs la mort. M. Wilkinson ayant eu l’occasion de demander une nouvelle copie du certificat, au mois d’avril i 85 q, la trouva conçue dans les mĂȘmes termes que la prĂ©cĂ©dente, la date du 14 novembre seulement avait Ă©tĂ© substituĂ©e Ă  celle du 1 5 . Autre cas encore, certifiĂ© par le colonel Wickham et rapportĂ© par sa femme, dans les termes suivants Un mien ami, officier dans les Highlanders, avait Ă©tĂ© griĂšve- ment blessĂ© au genou, Ă  la bataille de Tel-el-KĂ©bir. Sa mĂšre Ă©tait une de mes grandes amies, et lorsque le vaisseau hĂŽpital le Car- thage le ramena Ă  Malte, elle m’envoya Ă  bord pour le voir et prendre les dispositions pour l’amener Ă  terre. Lorsque j’arrivai Ă  bord, on me dit qu’il Ă©tait un des malades les plus gravement atteints, et si griĂšvement blessĂ© que l’on considĂ©rait comme dan- gereux de le transporter Ă  l’hĂŽpital militaire, et lui, ainsi qu’un autre officier de la Garde noire Ă©taient restĂ©s sur le navire. AprĂšs bien des instances, nous obtĂźnmes, sa mĂšre et moi, la permission d’aller le visiter et le soigner. Le pauvre ami Ă©tait si mal que les mĂ©decins pensaient qu’il mourrait si l’on tentait une opĂ©ration et ils ne voulaient pas lui amputer la jambe, opĂ©ration qui Ă©tait sa seule chance de salut, et vraiment le seul espoir qu’ils eussent de lui conserver la vie. Sa jambe se gangrenait, mais certaines par- ties s’éliminaient, et comme il traĂźnait en longueur, tantĂŽt mieux, tantĂŽt plus mal, les mĂ©decins commençaient Ă  penser que peut- ĂȘtre il recouvrerait un certain degrĂ© de santĂ©, bien qu’il dĂ»t rester boiteux toute sa vie et probablement mourir de consomption. La nuit du 4 janvier 1886, aucun changement brusque dans son Ă©tat n’étant prĂ©vu, sa mĂšre m’emmena chez elle, pour que je prenne une nuit de repos, car j’étais trĂšs souffrante et n’avais pas assez de santĂ© pour supporter d’aussi longues fatigues. Il Ă©tait tombĂ© pendant quelques heures dans une sorte de lĂ©thargie, et le mĂ©decin avait dit que se trouvant sous l’influence de la morphine, il dormirait probablement jusqu’au lendemain matin. Je con- sentis Ă  m’en aller, me proposant d’y retourner au point du jour afin qu’il pĂ»t me trouver prĂšs de lui Ă  son rĂ©veil. Vers trois heures du matin, mon fils aĂźnĂ© qui couchait dans ma chambre m’appela en criant Maman, maman, voilĂ  M. B. » Je me levai prĂ©cipitamment c’était absolument vrai ; la forme de M. B... flottait dans la chambre Ă  peu prĂšs Ă  un demi-pied du plancher o m , i 5 j, et il disparut Ă  travers la fenĂȘtre, en me sou- riant. Il Ă©tait en toilette de nuit; mais chose Ă©trange, le pied malade, dont les orteils Ă©taient tombĂ©s par la gangrĂšne, Ă©tait, dans cette apparition, exactement comme l’autre pied. Nous l’avons remarquĂ© en mĂȘme temps, mon fils et moi. Une demi-heure aprĂšs environ, un homme vint me dire que M. B... Ă©tait mort Ă  trois heures. J’allai alors vers sa mĂšre qui m’en informa. Elle me dit qu’il avait repris une demi-cons- cience au moment de sa mort, qu’il sentait ma main dans la sienne et qu’il la serrait en mĂȘme temps que celle de l’ordonnance restĂ© prĂšs de lui jusqu’au dernier moment. Je ne me suis jamais par- donnĂ© d’ĂȘtre rentrĂ©e chez moi cette nuit-lĂ . » EugĂ©nie Wickham. » M. Wickham fils, ĂągĂ© de neuf ans au moment de l’évĂ©nement, a signĂ© comme il suit Je me souviens que les choses se sont passĂ©es comme il est dit ci-dessus. Edmond Wickham. » Le mari de rnadame'Wickham, lieutenant-colonel de l’artil- lerie royale, Ă©crit qu’il certifie l’exactitude de ce rĂ©cit. Ce sont lĂ  des faits d’observation. Nous pourrions trĂšs facile- ment les multiplier, mais ce serait dĂ©passer le cadre de cette Ă©tude, et puis cent observations identiques aux prĂ©cĂ©dentes n’y ajouteraient rien ou presque rien. La seule question est de savoir si l’on doit admettre des faits de cet ordre. Mais quel est le moyen de s’y refuser? Douter de la bonne foi, de la vĂ©racitĂ© des narrateurs ? Nous n’en avons pas le droit, Ă©tant donnĂ©e leur par- faite honorabilitĂ©, et les enquĂȘtes que l’on a pu faire en un grand nombre de cas ayant confirmĂ© de tous points les relations. Traiter ces coĂŻncidences de fortuites et se contenter de les attribuer au hasard est un peu lĂ©ger et assurĂ©ment insuffisant. Il y en a trop. Le hasard est parfois extraordinaire, sans doute; mais s’en con- tenter n’est pas une solution. Il nous paraĂźt plus sage, plus scien- tifique de chercher Ă  nous rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes que de les nier sans examen. Les expliquer est plus difficile. Comme nous le disions en commençant, nos sens sont imparfaits et trompeurs, et peut-ĂȘtre ne nous rĂ©vĂ©leront-ils jamais la vraie rĂ©alitĂ©, ici encore moins qu’ailleurs. Tout ce que nous pouvons dĂ©jĂ  penser, par la com- paraison des diffĂ©rents faits du mĂȘme ordre, c’est que le mourant ou le mort ne se transporte pas du tout en prĂ©sence de l’observa- teur nous ne parlons pas du corps, cela va sans dire, mais de l’ñme, de l’esprit, du principe psychique, et qu’il y a action Ă  distance d'un esprit sur un autre. On peut admettre que chacune de nos pensĂ©es est accompagnĂ©e d’un mouvement atomique cĂ©rĂ©- bral, et c’est du reste ce qui est admis par les physiologistes. Notre force psychique donne naissance Ă  un mouvement Ă©thĂ©rĂ©, qui se transmet au loin, comme toutes les vibrations de l’éther, et devient sensible pour les cerveaux en harmonie avec le nĂŽtre. La transformation d’une action psychique en mouvement Ă©thĂ©rĂ©, et rĂ©ciproquement, peut ĂȘtre analogue Ă  celle que l’on observe dans le tĂ©lĂ©phone, oĂč la plaque rĂ©ceptive, identique Ă  la plaque d’en- voi, reconstitue le mouvement sonore. Cette action d’un esprit sur un autre se manifeste par des effets trĂšs variĂ©s, parfois par la vision complĂšte de l’ĂȘtre, parfois par l’audition d’une voix con- nue, parfois aussi par des bruits insolites, des apparences de bou- leversements de meubles, des phĂ©nomĂšnes plus ou moins bizarres. L’esprit agit sur l’esprit, comme dans le cas de la suggestion mentale Ă  distance. L’action d’un esprit sur un autre, Ă  distance, surtout en des circonstances aussi graves que celles de la mort, et de la mort subite en particulier, n’est pas plus extraordinaire que celle de l’aimant sur le fer, que l’attraction de la lune sur la terre, que le transport de la voix humaine par l’électricitĂ©, que la rĂ©vĂ©lation de la constitution chimique d’une Ă©toile par l’analyse de sa lumiĂšre, et que foutes les merveilles de la science contemporaine. Seule- ment elle est d’un ordre plus Ă©levĂ© et peut nous mettre sur la voie de la connaissance psychique de l’ĂȘtre humain. L’explication ne sera pas la mĂȘme, sans doute, pour une appariton de mourant ou pour une de mort. Mais nous ne savons rien lĂ -dessus. Ne nions pas. Observons,' analysons, examinons. .Nul ne contestera que ce qui nous intĂ©resse le plus dans. toute la crĂ©ation, c’est... avouons-le... c’est nous-mĂȘmes. Connais-toi toi-mĂȘme ! » disait Socrate. Depuis des milliers d’annĂ©es, nous avons appris une immense quantitĂ© de choses, exceptĂ© celle qui nous intĂ©resse le plus. Il semble que la tendance actuelle de l’esprit humain soit enfin d’obĂ©ir Ă  la maxime socratique et de s’étudier lui-mĂȘme. C’est Ă  ce titre que nous avons voulu prĂ©- senter ici Ă  nos lecteurs l’une des faces du grand problĂšme, et non l’une des moins curieuses. CAMILLE FLAMMARION Illustrations de EugĂšne Grasset. 6, me de la Paix — P. M. GRUNWALDT -6, me de la Paix Fournisseur de Sa MajestĂ© l’Empereur de Russie MANTEAUX Pelisses JAQUETTES COUVERTURES manchons Boas ZIBELINE Loutres RENARDS NOIR argentĂ© BLEU ‱CASTOR DU Kamtcha tka P. M. GRUNWALDT Fournisseur de Sa MajestĂ© l’Empereur de Russie HYDROTHÉRAPIE CHEZ SOI RĂ©compenses aux Expositions de 1839, 42, 54, 55, 62, 72, 78, 79, 81, 84, 85, 86, 87, 1888 MÉDAILLE D’OR EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 Appareils pour iouclies en pluie, en lames, en cercles, locales, verticales, nUM-TEtjI APPAREILS POUR BAINS DE VAPEUR SÈCHE ET HUIĆžIIDF, ĂŒteT TÉRÉBENTHINÉS AU PIN NIUGHO Appareils pour chauffage de bains, baignoires, bains de siĂšge et bidets Ă  effet d’eau WALTER LÉCUYER 138, rue Montmartre, PARIS ENVOI FRANCO DU CATALOGUE ILLUSTRÉ DUPONT 10 rue Hautefeuille jbour Sur demande , envoi franco du cutulogue illustrĂ© avec prix. — TĂ©lĂ©phone. cĂȘoin-^abuzet 3, tue tloaĂŽcjuiet A la PensĂ©e hautes nouveautĂ©s Ă©lĂ©gantes 3 ?o-u.r Dames HENRY 5, Rue du Faubourg -Saint- HonorĂ© PARIS OUVRAGES DE DAMES En trains DE luxe "SĂźElfer Calais - Rome -E5press. lueuuerranĂ©e-Express. Ce DES WAGONS-LITS - ' — TIR-A-Iisr S IDE Club-Train — Orient-Express Sud-Express. ,/ ĂŒpeiuriel\4 GRAND DEPOT , BOURGEOIS 2!ĂŽ;23,RueDrouot PORCELAi Ăźsoifieile , ; XiMĂ tifs ANTIPYRINE EFFERVESCENTE] [ CARBONATE dFY [inHINEEffERVBKdT FUCOGITCINE 'ENVOI FRANCO OU CATALOCUE JAMBONS COLEMAN MARQUE GENUINE - AMSTERDAM SEUL DEPOT EN FRANCE ’ 2, RUE AUBER PARIS FABRIQUE DE LIQUEURS FINES EXIGER LA MARQUE GENUINE » Maison principale ÎO, BOULEVABD POl Maison principale ±0, BOULEVARD POISSONNIÈRE L’ÉCHO, de Quinton LA SURPRISE, de Delaroche. ATELIERS ET MANUFACTURE 30, RUE Prix du Catalogue artistique complet, quarante HĂ©liogravures Remboursable au premier a JEANNE D'ARC, de Mer TROYON SÈVRES en couleurs . . La “ FaliĂšres” est l’aliment le plus agrĂ©able et le plus recommandĂ© pour les enfants dĂšs l’ñge de 6 Ă  7 mois, surtout au moment du sevrage et pendant la pĂ©riode de croissance. TfT PHOSPHATEE tAUpRjSjjj SSuHOSPHATÎii .j ' k m I ASSU/ƒ LA BONNE FO KM A T ION LENTHERIC BEAU & BERTRAND TAILLET GAZ — ÉLECTRICITÉ 226, rue Saint-Denis, PARIS . fgfi^ss FARDS DU TINTORET. PI HA N 4, Faub. Saint-HonorĂ© La plus Grande Manufacture de Voitures GRAND FREDERIC DE LUXE. DEMI-LUXE & DE COMMERCE La Carrosserie Industrielle X. "A MAISON Faubj SMarti n Rue Clau de Decaen_ fREUILlYPARTsI IQ .Rue d e l 'Abreuvo ir fËÔIJRBEVOirsĂȘhĂȘl Exposition du iravail, HORS CONCOURS MAGASINS DE BONNETERIE DE LUXE, 5, Faubourg Saint-HonorĂ©, Compagnie Coloniale ^ CHOCOLATS QUALITÉ SUPÉRIEURE THÉ Lut Une SEULE QUALITÉ QUALITÉ SUPÉRIEURE ComposĂ©e exclusivement THÉS HOIRS La BoĂźte grand modĂšle 300 gr. environ 6 fr.; petit modĂšle 150 gr. environ 3 fr. EntrepĂŽt gĂ©nĂ©ral Avenue de l’OpĂ©ra, 19, Ă  Parts DANS TOUTES LES VILLES, CHEZ LES PRINCIPAUX COMMERÇANTS vĂ©ritable Eau de Botot ENCRES DE CH. LORILLEUX ET C 1 MARQUE PAPETERIES DU MARAIS. NeuviĂšme AnnĂ©e. DeuxiĂšme sĂ©rie. N° 21. FIGARO ILLUSTRÉ NumĂ©ro exceptionnel de NoĂ«l 1891 UNE RÉVOLUTION DANS LA TOILETTE ! bien, es-tu prĂȘte, enfin? — VoilĂ , mon ami, cinq minutes encore ! — Mon Dieu que les femmes sont longues Ă  s’habiller ! » Tel est le dialogue qui se repro- duit quelques milliers de fois cha- que jour dans Paris. Je ne fais pas le calcul pour la province. Ce serait trop long. Je passe aussi sur les rĂ©- flexions quelquefois trop naturalis- tes du mari qui trĂ©pigne en se disant que l’heure se passe, qu’on va arriver trop tard, et, suivant les cas, manquer le train, tomber au milieu du dĂźner oĂč l’on est attendu ou encore arriver aprĂšs le premier acte de la piĂšce que l’on va voir. C’est qu’en effet nous sommes terriblement longues Ă  nous Fig. 1. — L’ancien systĂšme de jupons et te Pantalon-Cuirasse BrevetĂ© S. G. D. G. de madame Le Roy , 21, boulevard Montmartre . habiller, nous autres femmes. Nous avons tant Ă  faire ! Ces mes- sieurs, eux, en parlent Ă  leur aise. Ils mettent leur pantalon, leur cravate, leur gilet, leur habit et c’est fait... Nous, hĂ©las, aprĂšs l’ope'ration difficile du corset lace' selon les principes, nous avons Ă  mettre d’abord notre pantalon, — puis le jupon de dessous; puis encore un autre; le sous-jupe; enfin la robe qu’il faut arranger sur le tout... Et je ne parle ici que de la quintessence de la toilette, du strict nĂ©cessaire... C’est dĂ©jĂ  beaucoup pour prendre un temps infini. Eh ! bien que diriez-vous, mesdames, si on vous apprenait qu’on vient de dĂ©couvrir un moyen, une mĂ©thode, un procĂ©dĂ© — appelez cela comme vous voudrez — pour abrĂ©ger de moitiĂ©, des trois quarts, des quatre cinquiĂšmes, ce temps si long de la toilette, ce travail si ardu, si difficile, de l’équilibre, de l’harmonie du pantalon et des jupons. Cela va peut-ĂȘtre vous sembler une utopie? Toutes les grandes inventions sont comme cela. Et c’est, ne vous y trompez pas, d’une grande invention que je vais vous parler. C’est une vĂ©ritable rĂ©volution dans la toilette. Cette rĂ©volution consiste dans la crĂ©ation du jupon-cuirasse» un vĂȘtement dont le corsage — qui peut se mettre dessus ou dessous le corset — et le jupon de dessous ne font plus qu’un seul vĂȘtement et un seul morceau-. On y remplace en effet les petits cĂŽtĂ©s qui forment ordinairement la cambrure de la taille par trois pinces de chaque cĂŽtĂ© du buste ; une sous la poitrine, une sous le bras et une sous l’omoplate. La planche n° i fera comprendre facilement le systĂšme. Vous y voyez en effet la femme commençant sa toilette. D’un cĂŽtĂ©, l’ancien systĂšme avec tous les jupons Ă©tagĂ©s. De l’autre, le panta- lon adhĂ©rent au corsage avec les deux pinces dont nous venons de parler. L’inventeur ajoute Ă  ces pinces, une couture au milieu du dos, dans le cas oĂč le vĂȘtement devrait s’ouvrir devant, pour une robe de bal par exemple. Mais pour les usages ordinaires, pour la ville, pour la promenade, pour tous les cas oĂč l’on n’est pas obligĂ©e de se dĂ©garnir, le vĂȘtement peut se fermer complĂštement devant et s’attacher derriĂšre par un boutonnage, un laçage ou un agra- fage. Le but est d’éviter les basques du cache-corset que l’on porte souvent, et principalement les cordons et ceintures du jupon de dessous. Par un systĂšme de boutonnage, laçage ou agrafage, tournant autour des hanches, l’on peut adapter au jupon-cui- rasse » un pantalon en dessous, des jupons en dessus, sans F IG . 2. — Le jupon Pantalon-Cuirasse BrevetĂ© S. G. D. G. de madame Le Roy. 21, boulevard Montmartre. qu’aucun cordon, aucune ceinture vienne compliquer et encom- brer la taille. Le second dessin vous montre la cuirasse mise, avec le pantalon en dessous et le jupon en dessus, le tout se mettant d’un seul coup et allant divinement bien. Comme vous le voyez, c’est une Ă©conomie de temps colossale. J’ajouterai qu’au point de vue de l’élĂ©gance on n’a aucune perte au contraire. Tout Ă©tant harmonieusement combinĂ© Ă  l’avance, il n’y a plus de ces tĂątonnements qui, lorsqu’on est pressĂ©e, ne rĂ©ussissent pas toujours. Double avantage dont vous serez bien heureuses de profiter, chĂšres lectrices, aussitĂŽt que, par l’expĂ©- rience, vous aurez pu les apprĂ©cier. Il n’est pas sans intĂ©rĂȘt de faire observer que le jupon-cui- rasse » peut se faire en n’importe quel tissu. C’est une question de principe, de forme une fois le principe adoptĂ©, le vĂȘtement peut ĂȘtre exĂ©cutĂ© en batiste, en soie, en satin, mĂȘme en tricot. Il est applicable Ă  toutes les tailles, Ă  tous les Ăąges. Le dessinateur vous montre, dans son troisiĂšme croquis, la femme complĂštement prĂ©parĂ©e, avec son jeu de jupons sur elle. Vous voyez comme faut bien quand mĂȘme que cela tienne et c’est quelquefois into- lĂ©rable. Avec le jupon-cuirasse », aucun de ces ennuis, aucune de ces souffrances, aucun de ces inconvĂ©nients n’existe plus. Il sera donc acceptĂ© comme une invention heureuse par tous les mĂ©decins qui reconnaĂźtront combien il est essentiellement hygie'nique. Par ce que je vous ai dit en commençant, vous avez compris que le jupon-cuirasse » peut se faire montant pour les personnes qui ont l’habitude de se couvrir ou dĂ©colletĂ© pour celles qui vont au bal. Il peut ĂȘtre Ă  manches longues ou courtes ou retenu sim- plement par une Ă©troite Ă©paulette. Enfin, il peut ĂȘtre fait en corselet sans rien sur les Ă©paules et retenu par trois attaches sur le haut du corset. Car, nous ne supprimons pas le corset, au contraire, toutes les fois qu’il n’y a pas empĂȘchement absolu de le porter. Mais, quand on a affaire Ă  des personnes souffrantes, Ă  des femmes dans un des cas que j’ai dĂ©crit plus haut, le jupon- cuirasse » peut remplacer le corset, Ă  la condition d’ĂȘtre baleinĂ© en consĂ©quence. Il deviendra alors jupon-corset ». La partie du bas de ce vĂȘtement Ă  partir des hanches qui, dans le cas que j’ai expliquĂ© en premier lieu est jupon, peut encore ĂȘtre remplacĂ©e par le pantalon et le vĂȘtement prend le nom de pan- talon-cuirasse ». Toutes les combinaisons du jupon-cuirasse » restent les mĂȘmes pour ces deux modifications. La seule diffĂ©rence est que lqg jambes du pantalon remplacent la partie qui fait jupon. Il est peut-ĂȘtre un peu difficile de bien expliquer tout cela, mĂȘme avec des gravures. Il y a mille petits dĂ©tails qu’on ne peut comprendre, dont on ne peut se rendre compte qu’en ayant l’objet lui-mĂȘme sous les yeux. C’est pourquoi, chĂšres lectrices, je vous engage Ă  aller voir l’inventeur, Madame LĂ©on Le Roy, 21, bou- Fig. 5. — Toilette habillĂ©e , modĂšle de madame Le Roy , 21, boulevard Montmartre. levard Montmartre. Dans de vastes et somptueux salons, admi- rablement amĂ©nagĂ©s, elle vous montrera tous les modĂšles placĂ©s sur des mannequins; elle vous expliquera le fonctionnement en en faisant sous vos yeux l’expĂ©rience. Et alors vous serez conver- ties, comme je l’ai Ă©tĂ©. CouturiĂšre de premier ordre, couturiĂšre artiste, Madame Le Roy cherchait depuis longtemps un moyen de donner aux toilettes pleines de goĂ»t qu’elle exĂ©cute, tout le relief qu’elles mĂ©ritent. C’est elle qui dĂ©jĂ  nous a donnĂ© le jersey, ce vĂȘtement qui moule si adorablement une taille bien faite et en fait ressortir les richesses et les perfections. Elle a encore fait faire Ă  la toilette fĂ©minine bien d’autres progrĂšs que je ne puis Ă©numĂ©rer ici. Voici enfin le dessin d’une de ses derniĂšres crĂ©ations, costume charmant qui peut se passer de toute description, car son aspect en dit assez. Quand vous irez chez elle, vous verrez encore bien d’autres merveilles. Mais il ne faut pas que je m’éloigne de mon sujet le jupon- cuirasse ». C’est de lui que j’ai voulu vous parler et pas d’autre chose. Je vous rĂ©pĂšte en terminant ce que je vous ai dit au dĂ©but de cet article c’est une vĂ©ritable rĂ©volution dans l’art de s’habiller et toutes les femmes de goĂ»t, toutes les femmes intelligentes ne peuvent manquer de se rangerait nouveau parti. C’est le progrĂšs, et en matiĂšre de toilette, comme en toute autre, il faut suivre le progrĂšs ! c’est coquet, comme cela va bien. Elle-mĂȘme en est stupĂ©faite, ravie. Vous le serez comme elle quand vous aurez essayĂ©. Autre remarque qui a bien son importance. Le jupon-cui- Fig. 4. — Dessous de fantaisie pour toilette de bal et soirĂ©e, systĂšme de madame Le Roy BrevetĂ© S. G. D. G. 21, boulevard Montmartre. mettre habituellement de corset et que torturent les cordons serrĂ©s autour de la taille pour maintenir le pantalon et les jupons. Elles ont beau serrer le moins possible jupons ou ceintures, il rasse » n’est pas seulement destinĂ© aux Ă©lĂ©gantes soucieuses de la finesse de leur taille et de l’harmonie de leur toilette. Il est prĂ©- cieux pour les dames convalescentes, pour celles qui sont dans un Ă©tat intĂ©ressant, pour les personnes ĂągĂ©es qui ne peuvent pas Dessous de fantaisie pour toilette de ville, systĂšme de madame Le Roy, BrevetĂ© S. G. D. G. 21, boulevard Montmartre. CLAIRE DE CHANCENAY. ANOS et HARMONIUMS pour SALONS, B tĂ©s 06 louant n vnlAnta m. j. . , / ! ? a jo ant Ă  volontĂ©, m doigte ordinaire, ou mĂ©caniquement Ă  l’aide de cartons perforĂ©s S. G. D. G. MĂ©daille d’or. Exposition internat^ d’Edimbourg PARIS — membre du jury, hors concours, 12, Boulevard des Italiens et EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889 MĂ©daille d’or. Exposition internats de Toulouse. 1, Galerie du BaromĂštre — PARIS PIANO MÉCANIQUE, 7 octaves, cadre en fer, cordes croisĂ©es, le grand succĂšs de l’Expo- sition Universelle de 1889, surprenant par ses effets de musique et de mĂ©canisme, modĂšle hauteur 125 centimĂštres. Meuble riche. Fr 1 300 Le mĂȘme, hauteur 132 centimĂštres. TrĂšs beau meuble. Fr 1 500 Harmonium “ L EOLIEN ” merveilleux comme instrument et comme mĂ©canisme, finesse de son extraordinaire, se joue mĂ©caniquement par le simple mouvement des pieds comme pour le jeu Ă  la main. L’exĂ©cution de la musique est tout Ă  fait artistique. Suivant la richesse du meuble et la quantitĂ© des registres. Fr 1,000 Ă  2 500 Grand, cinona de moroeauz de ouvertures d'opĂ©ras, naiisicruLe sacrĂ©e, cliansons, quadrilles, valses polkas etc ENVOI DES CATALOGUES FRANCO SUR DEMANDE MAISON DE GROS ET D’EXPORTATION 20, RUE DE PARADIS, PARIS LE PIANO MÉCANIQUE » Librairies-Imprimeries rĂ©unies — Ancienne Maison QUANTIN May et Motteroz, directeurs. — Paris, 7 , rue Saint-BenoĂźt. OUVRAGES DE LUXE UN DE RUPTURE Par Alexandre DUMAS Fils Un volume petit in- 4 Illustrations en taille-dcuoe d’Eug. Courboin. Prix sur vĂ©lin 60 fr. Prix sur japon 120 fr. EmboĂźtage vendu Ă  part 6 fr. LesiOcxemp. sur japon 500 fr. Vexemp. LÀ CONFESSION D’UN ENFANT DU SIÈCLE Par Alfred de MUSSET Un volume in-8° JĂ©sus, avec un PORTRAIT MÉDAILLON 10 Compositions de Jazet, gravĂ©es Ă  l’eau- forte par Abot. C00 Ex. numĂ©rotĂ©s sur hollande. . 50 fr. Les exemplaires sur japon 100 fr., sont entiĂš- rement Ă©puisĂ©s. autour de paris Par Louis BARR0N Bead volume in-folio, avec couverture en chromotypographie 500 CartonnĂ©, ReliĂ©. . . cVaprĂšs nature par Fraipont. 25 fr. 40 fr. LE PALAIS IE JUSTICE DE PARIS SON MONDE ET SES MOEURS Par la Presse judiciaire parisienne. PrĂ©face de M. Alexandre Dumas. Magnifique vol. illustrĂ© de 150 dessins inĂ©dits. BrochĂ©. ... 20 fr. Cartonne. . 25 fr. ReliĂ© 30 fr. LA TUNISIE PAYS DE PROTECTORAT FRANÇAIS volume in~4° de 250 pages, illast/'Ă© de 150 aquarelles tirĂ©es en couleurs. Texte et dessins d’aprĂšs nature, par CHARLES LALLEMAND 35 fr. CartonnĂ© ou reliĂ© 45 fr - BrochĂ©. Ăż fes autres ouvrages, consulter le Catalogue complet des Nou- veautĂ©s d’Étrennes 1892, qui est envoyĂ© franco sur demande. EMBLÈMES & ATTRIBUTS POUR ARBRES DE NOËL H. MALAQUIN Successeur de CORNAILLE fils. 5, EUE DU PARC-EOYAL, -A. XJ MARAIS PARIS Le moment approche oĂč les parents, restĂ©s fidĂšles aux vieilles traditions, vont songer Ă  Y Arbre de NoĂ«l , avec ses mille petites bougies, ses jouets en guise de fruits, ses faveurs roses et bleues, et son Ă©tincellement merveilleux. C’est la piĂšce principale de la fĂȘte de NoĂ«l; son choix est une affaire sĂ©rieuse, et les papas ne dĂ©daignent pas de s’en occuper. Si vous voulez ĂȘtre sĂ»rs de votre effet sur les jeunes imaginations de vos bĂ©bĂ©s, allez au Marais, 5. rue du Parc-Royal la’Maison H. MALAQUIN vous offrira tout ce que vous pouvez rĂȘver ; c’est lĂ  que se prĂ©parent les Arbres de NoĂ«l royaux et princiers de l’Europe, aussi bien que les NoĂ«ls les plus modestes. ARBRES DE TOUTES DIMENSIONS Enfants-JĂ©sus depuis 0 fr. 10 c. jusqu’à 100 francs. Saintes -Vierges, PĂšres NoĂ«l, Mages, Bergers, Anes, BƓufs, CrĂšches, Étables, etc., etc. Librairie Marpon et Flammarion, E. FLAMMARION, Editeur, 26. rue Racine. Paris. SUCCURSALES Galeries de l’OdĂ©on ; rue Rotrou, 4; rue de Vaugirard, 20; boulevard des Italiens, 12; rue Auber, 14 ; rue Marengo, 2 ; boulevard Saint-Martin, 3 ; rue du Faubourg Saint-HonorĂ©, 3; Ă  Versailles, 9, rue Satory ; et Ă  Marseille, 34 rue Paradis. ÉTRENNES 1892 MARIE ROBERT HALT LE JEUNE THEODORE 75 Illustrations de G. LAUGÉE Un volume grand in-8° JĂ©sus . ĂŻ BrochĂ©. . . . io fr. — ReliĂ© toile, tranches dorĂ©es, plaque 14 fr. LOUIS BOUSSENARD LES GRANDES AVENTURES LE DÉFILÉ D’ENFER Illustrations de CLÉRICE XJ dsl volume grand 8° JĂ©sus. Prix BrochĂ© 9 fr. — Relie' toile, tranches dore'es, plaque ,3 f r BIBLIOTHÈQUE CAMILLE FLAMMARION 7 volumes grand, in- 8° illustrĂ©s L'ASTRONOMIE POPULAIRE, LES ÉTOILES, LES TERRES DU CIEL, LE MONDE AVANT LA CRÉATION, LA CRÉATION DE L'HOMME, LES PREMIÈRES CIVILISATIONS, IA PHYSIQUE POPULAIRE Chacun do ces volumes reliĂ©s, tranches dorĂ©es, plaque 15 francs. BIBLIOTHÈQUE HE LA JEUNESSE 21 volumes grand in-S 4 illustrĂ©s. LE VICTOR HUGO DE LA JEUNESSE. Heclçr Malot, PETITE SƒUR. Marie-Robert HALT, 2 volumes. Berthe Flammarion, TROIS ENFANTS COURAGEUX. LES PLAGES DE FRANCE ; Alphonse Daudet, LA BELLE-NIVERNA1SE ; Edgar Monteil, JEAN LE CONQUÉRANT; C. AmĂ©ro, TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN. —Louis BOUSSENARD, 9 volumes; Louis JACOLLIOT, 3 volumes. Chacun de ces volumes reliĂ©s, tranches dorĂ©es, plaque, 13 francs. IMIise en vente des splendides Éditions JOUAUST avec remise de 50 o/ 0 HENRY HAVARD AUGUSTE VITU L’ART DANS LA MAISON Grammaire de l’ameublement Un volume grand in-8 4 JĂ©sus. IllustrĂ© par nos meilleurs artistes. 50 Planches hors texte. — ReliĂ©, amateur 32 fr. PARIS ÉDITION QUANTI N 5oo. Dessins d’aprĂšs nature inĂ©dits. Un volume grand in-4 4 . Prix En belle raliure spĂ©ciale 25 fr BIBLIOTHEQUE^ MINIATURE PAUL ET VIRGINIE 1 volume. FABLES DE LA F0NTAIN3 2 volumes. MES PRISONS, illustrĂ© 1 volume. MANON LESCAUT, illustrĂ© 2 volumes. DAPHNIS ET CHLOÉ 1 volume. Chaque volume in-64, brochĂ©. ... 2 fr. 50 En belle reliure d’amateur 4 fr. 50 PHILIPPE GILLE UNE PROMENADE A VERSAILLES ET AUX ÎR1AN0NS Ă©dition bernard 40 — Ça emballe cependant presque toutes les femmes, ces his- toires-lĂ  !... — - Pas moi !... Voyez-vous, M. de TrĂȘne, je ne suis pas du tout ce qu’on croit... et, comme vous partez demain, je ne voudrais pas vous laisser emporter de moi une impression trop mau- vaise... Oh! ne protestez pas!... je sais ce que vous croyez, permettez-moi de vous dire ce qui est?... Il y a la Miquette qui gavrochine et qui rigole, celle que vous connaissez... et la Mi- quette brave fille et sĂ©rieuse... oui... ne riez pas, sĂ©rieuse... la vraie Miquette que vous ne connaissez pas, ni vous, ni per- sonne... et que probablement on ne connaĂźtra jamais... Le comte Ă©tonnĂ© regardait la jeune fille et la trouvait trans- formĂ©e. Avec son beau regard profond baignĂ© de lumiĂšre, elle lui rappelait l’enfant caressante et douce d’autrefois. Les yeux s’étaient voilĂ©s d’une tendresse infinie; elle ne souriait pas et restait sans rien dire, semblant attendre qu’il parlĂąt. Et Jacques, Ă©tonnamment troublĂ©, se sentait la tĂȘte vide et la gorge sĂšche. Un bond du cheval de Miquette le tira de sa torpeur. 11 la vit filer devant lui au grand trot. Avec sa criniĂšre blonde, argentĂ©e par le pĂąle soleil de fĂ©vrier, et le grand pardessus mastic collĂ© Ă  son corps souple et jeune, elle lui apparut en tourbillon blond », telle qu’il l’avait entrevue sur la route, le jour de son arrivĂ©e. Elle rejoignit un peloton de chasseurs, et bientĂŽt un rire Ă©clatant apprit Ă  M. de TrĂȘne que la jeune fille Ă©tait redevenue la Miquette premiĂšre maniĂšre », celle qui gavrochine et qui rigole » . Le lendemain, Miquette ne parut pas au dĂ©jeuner. La douai- riĂšre annonça qu'elle avait mal Ă  la tĂȘte et ne voulait pas manger, mais elle Ă©tait levĂ©e; elle descendrait pour dire adieu aux voya- geurs. Lorsque le landau qui emmenait le duc et la duchesse, et Jacques et Pierrot, avança devant le perron, la jeune fille parut, descendant l’escalier, mais si blanche dans son peignoir blanc, si dĂ©faite, si changĂ©e depuis la veille, que le beau GĂ©rald s’écria avec intĂ©rĂȘt — Ah ! mon Dieu !... Est-ce que vous ĂȘtes gravement malade, mademoiselle Miquette ?... Elle rĂ©pondit en riant et en secouant sa toison blonde et embroussaillĂ©e — Gravement? Oh! non!... Mademoiselle Miquette ne peut pas ĂȘtre quelque chose de grave ! Et voyant que sa grand’mĂšre et M. de TrĂȘne, frappĂ©s en mĂȘme temps de l’accent douloureux de son rire et de sa voix, l’examinaient attentivement, elle reprit — Un petit mal de tĂȘte pas bien mĂ©chant !... M. et madame de Bouillon Ă©taient dĂ©jĂ  montĂ©s en voiture. Jacques s’approcha de la douairiĂšre pour lui baiser la main, et il remarqua qu’elle suivait d’un Ɠil anxieux Miquette, laquelle Miquette, agenouillĂ©e devant Pierrot, embrassait passionnĂ©ment sa grosse tĂȘte velue. Se sentant regardĂ©e, elle se redressa brusquement, rougit jus- qu’aux cheveux et balbutia — J’adore Pierrot!... Puis comme le regard de sa grand’mĂšre l’interrogeait, elle perdit la tĂȘte et rĂ©pĂ©ta machinalement — Ce n’est qu’un mal de tĂȘte... un tout petit mal de tĂȘte!... Et elle enfouit de nouveau son visage dans les poils du chien. M. de TrĂȘne s’avança — Mademoiselle Miquette, — dit-il d’une voix mal assurĂ©e, — si Pierrot et moi nous ne partions pas?... si nous restions avec vous... avec vous, toujours?... est-ce qu’il passerait, ce tout petit mal de tĂȘte?... dites?... Elle lĂącha Pierrot si brusquement qu’il roula sur lui-mĂȘme comme une boule, et poussant un cri joyeux, un bon cri sincĂšre et chaud, elle courut Ă  Jacques et lui sauta au cou en pleu- rant. — Eh bien! mes enfants, — murmura la douairiĂšre stupĂ©faite et ravie, — ne vous gĂȘnez donc pas !... Tous les invitĂ©s riaient en pensant Ă  la tĂȘte qu’allait faire la duchesse; mais Miquette ne voyait rien. Elle leva sur M. de TrĂȘne son regard bleu tout voilĂ© de larmes, et lui dit en riant — Alors, comme ça, ça y est !... c’est vous qui la connaĂźtrez, la vraie Miquette ?... Illustrations de Albert Lynch. GYP. TÏÏiQ L’OMBRE DE FEU BERNARD Par RENÉ DE PONT-JEST A prĂšs avoir assez patiemment attendu, pendant quelques annĂ©es, la rentrĂ©e des crĂ©ances qui constituaient Ă  peu prĂšs toute la fortune laissĂ©e par son pĂšre, Wilhem KƓnig comprit enfin qu’il n’obtiendrait pas grand ’chose de ceux de ses dĂ©biteurs qui habitaient les Indes, s’il ne se mettait en personne Ă  leur poursuite, et il rĂ©solut de se rendre Ă  Java. Rien ne put le dĂ©tourner de son projet, ni les conseils d’un vieux parent, Bernard Verbeck, que, par affection, il appelait son oncle, ni les plaisanteries de son cousin LĂ©opold DiĂ©rix, garçon spirituel et sceptique, qui, d’ailleurs, ne paraissait, le blĂąmer que pour la forme, ni mĂȘme les larmes de sa jolie cousine Emma, avec laquelle il avait Ă©changĂ© les plus doux serments. Emma, dĂ©sespĂ©rĂ©e, lui proposa de devenir immĂ©diatement sa femme s’il renonçait Ă  son excursion; elle finit par lui jurer de l’attendre, lorsqu’elle vit que sa rĂ©solution Ă©tait irrĂ©vocable. Il est vrai que Wilhem, beau cavalier de vingt-cinq ans, avait dit Ă  la jeune fille, en la pressant sur son cƓur C’est prĂ©cisĂ©ment parce que je t’aime que je veux ĂȘtre riche, afin de te donner tout le bonheur possible. Je sais que le cousin est Ă©pris de toi; il aura bientĂŽt, grĂące Ă  son talent d’avocat, une situation brillante; l’oncle Bernard dont nous devons hĂ©riter, chacun pour un tiers, quoique LĂ©opold soit, lui, son seul et vrai neveu — mais il fera son testament en consĂ©quence, — l’oncle Bernard a toujours eu un grain d’ambition ; pour que tu prennes place dans la grande bourgeoisie, il voudra un jour te faire Ă©pouser le cousin. Si tu refuses Ă  cause de moi, il se fĂąchera et te menacera de nous dĂ©shĂ©riter tous les deux. Alors tu ne pourras rĂ©sister; tu deviendras madame DiĂ©rix, et moi, je me jetterai dans l’Escaut; tandis que si je vais aux Indes, tu auras le droit de rĂ©pondre Ă  toutes les propositions C’est pour moi que le pauvre Wilhem est parti ; je lui ai promis de ne pas me marier pendant son absence, ce serait mal de me forcer Ă  lui manquer de parole. Attendons tout au moins son retour. » Et Emma lui avait rĂ©pondu, entre deux baisers Eh bien! soit, pars; moi, je prierai pour toi ! » Et voilĂ  comment, un soir, Wilhem KƓnig quitta Gand, muni d’une foule de lettres de recommandation ; riche, en plus de son propre avoir, d’une grande bourse de soie gonflĂ©e de doubles ducats d’or que le vieux Verbeck, malgrĂ© sa parcimonie ordinaire, lui avait donnĂ©e en mĂȘme temps qu’un dernier conseil, et accom- pagnĂ©, jusqu’au coche, des sourires ironiques de son rival, mais aussi en emportant le cƓur de son adorable cousine, qu’elle lui avait abandonnĂ© dans un suprĂȘme regard de ses yeux bleus rem- plis de larmes ; myosotis baignĂ©s par la rosĂ©e du matin. Le lendemain, il Ă©tait arrivĂ© Ă  Anvers, car c’est en pays fla- mand que s’est passĂ©e, il y a dĂ©jĂ  bien des annĂ©es, l’histoire que nous racontons, et trente-six heures plus tard, il s’était embar- quĂ© sur le Van-Dyck , beau trois-mĂąts-barque, qui avait dĂ©jĂ  fait une dizaine de fois les cinq mille lieues qu’il fallait alors franchir avant d’atteindre la riche colonie hollandaise. Wilhem n’eut pas trop Ă  se plaindre de la traversĂ©e. A la fin de son quatriĂšme mois de navigation, il aperçut, un soir, Ă  l’horizon rose, les sommets feuillus de l’üle des Princes ; les parfums pĂ©nĂ©- trants des forĂȘts tropicales rĂ©veillĂšrent ses sens endormis ; il longea Krokotoa qu’un Ă©pouvantable cataclysme devait un jour engloutir en partie, et, le lendemain, au lever du soleil, le Van-Dyck cou- rait Ă  travers les bosquets flottants des mille Iles, pour gagner la rade de la capitale des Indes nĂ©erlandaises. Moins de deux heures plus tard, le neveu de l’oncle Verbeck Ă©tait installĂ© Ă  l’hĂŽtel de Hollande, Ă  Batavia, et ne songeait plus qu’à poursuivre Ă©nergiquement le but de son voyage. Il Ă©tait dĂ©cidĂ© a ne penser Ă  celle qu’il aimait que pour puiser dans ce souvenir la force et le courage nĂ©cessaires Ă  l’accomplissement de son Ɠuvre. Les choses, malheureusement, ne devaient pas marcher au grĂ© des dĂ©sirs impatients de l’exilĂ© par amour. Il mit assez facilement la main, dans la ville mĂȘme, sur quelques-uns de ses dĂ©biteurs, dont il obtint des parcelles de ses crĂ©ances, mais les plus intĂ©res- sants parmi les anciens clients de son pĂšre avaient quittĂ© Batavia. Wilhem dut se mettre Ă  leur recherche. Les uns ne s’étaient pas trop Ă©loignĂ©s, ils habitaient toujours Java, mais dans l’Est, lĂ  oĂč les Hollandais laissaient encore une ombre de pouvoir aux petits souverains indigĂšnes. Les autres avaient franchi les DĂ©troits. . On les supposait dans les Ăźles voisines. Certains, disait-on, s’étaient rendus plus loin encore, Ă  Singapour. C’était, pour notre jeune Flamand, tout l’archipel Malais Ă  visiter. Il n’hĂ©sita point et, pendant trois ans, il courut, du Nord au Sud, de l’Est Ă  l’Ouest, sans voir en quelque sorte ni la splen- deur de la flore, ni la bizarrerie des mƓurs, ni la beautĂ© miĂšvre des Javanaises Ă  la peau dorĂ©e comme les fruits des HespĂ©rides, ni la majestĂ© des ruines qui rappellent la puissance et la civilisa- tion de tant de royaumes disparus. Ce n’était plus un voyageur, mais un garçon de recette, n’ayant qu’un objectif remplir sa sacoche; qu’une pensĂ©e Emma; qu’un dĂ©sir retourner oĂč il Ă©tait attendu et oĂč l’on priait pour lui. Durant les deux premiĂšres annĂ©es de sa pittoresque excur- sion, Wilhem KƓnig ne sentit pas faiblir un seul instant son courage. Il avait reçu de Gand de bonnes nouvelles l’oncle Ber- nard Ă©tait en parfaite santĂ©, le cousin LĂ©opold devenait un per- sonnage, et la petite cousine lui conservait son cƓur. Mais, tout Ă  coup, 'plus de lettres! Il est vrai que, lĂ -bas, on ne devait pas trop III. 30 FIGARO ILLUSTRÉ savoir oĂč lui Ă©crire! NĂ©anmoins, l’inquiĂ©tude le saisit et il n’eut plus qu’une idĂ©e fixe regagner l’Europe. D’ailleurs il avait rĂ©ussi, et lorsqu il quitta Singapour, il emportait en argent et en crĂ©ances solides une fortune qui lui permettrait d'Ă©pouser celle qu’il aimait, avec ou sans la permission du vieux Verbeck. Cent vingt-deux jours aprĂšs, n’ayant rĂȘvĂ© pendant toute la traversĂ©e qu’au bonheur qu’il avait si vaillamment conquis, il revoyait Anvers. Il y avait prĂšs de cinq ans qu’il s’y Ă©tait embarquĂ© sur le Van-Dyck. On pense s’il avait hĂąte de regagner sa ville natale. Aussi ne voulut-il point patienter jusqu’à ce que le voilier sur lequel il avait fait route fĂ»t dans le port. Les formalitĂ©s de douane et de santĂ© remplies, il sauta dans un bateau de pas- sage et, vingt minutes plus tard, il entrait dans le bureau des voitures publiques qui faisaient le service entre Anvers et Gand. Un de ces lourds vĂ©hicules, que traĂźnaient trois solides meck- lembourgeois, allait prĂ©cisĂ©ment partir ; il y prit place, et aprĂšs six heures d’un voyage qui lui parut interminable, il revit enfin la vieille citĂ© d’Artevelde. Son Ă©motion Ă©tait grande; en mettant pied Ă  terre, place du MarchĂ©-aux-Grains, il lui sembla tout d’abord qu’il pouvait Ă  peine se tenir debout, et que les deux tourelles de l’église Saint-Nicolas vacillaient. Comment retrou- verait-il tous les siens ? L’oncle Bernard devait ĂȘtre bien vieux ; le cousin LĂ©opold avait sans doute pris place parmi les grands avocats de la ville. Et Emma, Paimait-elle encore? Avait-elle eu la patience de l’attendre; Ă©tait-elle toujours belle comme autrefois? Et tout en se questionnant ainsi, il jetait autour de lui des regards en mĂȘme temps interrogateurs, inquiets et charmĂ©s. Ah ! c’est qu’il existe des sensations que ressentent seuls ceux-lĂ  qui ont souffert de l’exil. Il serait en effet difficile d’exprimer avec quelle curiositĂ© d’enfant on revoit, aprĂšs une longue absence, les lieux oĂč l’on a passĂ© sa jeunesse. Une maison dĂ©truite, une con- struction rĂ©cente, des arbres disparus, un jardin nouveau, choses auxquelles jadis on n’eĂ»t prĂȘtĂ© aucune attention, tout cela ravive mille souvenirs, Ă©veille mille pensĂ©es, Ă©meut le cƓur et mouille les yeux. On se rappelle s’ĂȘtre promenĂ© lĂ  avec tels ou tels amis; on se souvient, avec un sourire qui rajeunit l’ñme, d’avoir pressĂ© ici, sous les ombrages du chemin, quelque petit bras blanc sous son bras d’écolier. L’amour-propre s’en mĂȘle, ce doux et naĂŻf amour- propre du clocher, si ridiculisĂ©, bien Ă  tort; et l’on veut voir sa ville plus florissante que jamais; on en cherche les embellisse- ments ; on y salue les habitations neuves, tout comme si elles Ă©taient Ă  soi, et, sur chacun des visages inconnus que l’on ren- contre, l’on veut retrouver une ressemblance, mettre un nom lire un signe d’amitiĂ©. On s’étonne d’avoir pu quitter tout cela. Wilhem Kcenig resta sous l’empire de ce phĂ©nomĂšne psycho- logique pendant quelques minutes, puis il revint Ă  lui et s’élança Ă  travers les quais et les ponts, en s’orientant avec autant d’assu- rance que si, la veille, il avait parcouru le mĂȘme chemin. BientĂŽt il fut sur la place de l’HĂŽtel-de-Ville, qu’il franchit rapidement, sans honorer d'un regard le vĂ©nĂ©rable beffroi au campanile flanquĂ© de tourelles, et il gagna la rue du Haut-Port, oĂč devaient toujours demeurer ceux qu’il allait enfin revoir. Son Ă©motion Ă©tait si grande qu’il riait et pleurait tout Ă  la fois. A l’an- gle de la rue, il se mit Ă  courir, et, d’un bond, en quelque sorte, se trouva devant la porte de la vieille maison oĂč s’étaient Ă©cou- lĂ©es ses premiĂšres annĂ©es. Cette porte Ă©tait fermĂ©e. Cela ne le surprit pas ; la nuit Ă©tait venue et l’oncle Bernard avait de la pru- dence. Il souleva le lourd marteau de fer et le laissa retomber. Le bruit du choc se rĂ©percuta sous la longue voĂ»te qui condui- sait Ă  la cour. Puis il attendit, heureux par avance de la joie qu’il apportait Ă  son vieux parent et Ă  sa jeune cousine, et souriant un peu aussi Ă  la dĂ©ception jalouse qu’allait Ă©prouver LĂ©opold DiĂ©rix, en le voyant revenir riche et follement amoureux. Cependant le silence avait succĂ©dĂ© au bruit, et on ne rĂ©pondait pas. La maison Ă©tait grande ; sans doute on n’avait rien entendu. D’une main un peu fiĂ©vreuse, malgrĂ© le calme qu’il s’efforçait d’avoir, il frappa de nouveau et. prĂȘta l’oreille. Le mĂȘme Ă©cho retentit, bientĂŽt suivi du mĂȘme silence. Fort surpris, il fit un pas en arriĂšre et leva la tĂȘte pour examiner les lieux. S’était-il donc trompĂ© ? Non, c’était bien lĂ  le grand hĂŽtel Ă  la façade espagnole et aux toits pointus oĂč il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Il retrouvait Ă  gauche de la porte, Ă©mergeant du mur comme une enseigne rouillĂ©e, le grand Ă©teignoir de fer dans lequel jadis, en rentrant, le soir, les valets engouffraient les torches de rĂ©sine qui leur avaient servi Ă  Ă©clairer leurs maĂźtres Ă  travers la ville, et que le pĂšre Verbeck, respectueux des antiques usages, n’avait jamais voulu faire enlever. Alors il revint Ă  la porte et, tout tremblant, saisi d’une indĂ©finissable inquiĂ©tude, reprit le marteau ; mais au moment oĂč il allait le laisser retomber pour la troisiĂšme fois, quelqu’un qui s’était approchĂ©, sans qu’il l’eĂ»t vu arriver, lui dit . Oh! vous pourriez frapper longtemps; ça ne vous avancerait Ă  rien la maison est inhabitĂ©e. — Comment! inhabitĂ©e? Et M. Verbeck? — Vous ĂȘtes donc Ă©tranger, Monsieur? Il y a dĂ©jĂ  deux ans que le malheur a eu lieu ! — Le malheur ! Quel malheur? ^ — Eh ! le brave M. Verbeck est mort. Un matin, on l’a trouvĂ© tuĂ© d’un coup de couteau. On l’avait assassinĂ© pour le voler ! » Wilhem Ă©tait atterrĂ©. Le passant Ă©tait parti avant qu’il fĂ»t revenu de sa stupeur. AussitĂŽt il alla de porte en porte .chercher des dĂ©tails et s’informer de ce qu’étaient devenus LĂ©opold et Emma. On finit par lui dire oĂč il pourrait les trou- ver tous les deux. TrĂ©buchant comme un homme ivre, il se dirigea vers la demeure de l’avocat DiĂ©rix qui habitait Ă  l’au- tre bout de la ville, tout prĂšs du Palais de Justice. Notre jeune hĂ©ros Ă©tait Ă  ce point Ă©mu de ce qu’il venait d’apprendre que, le long du chemin, il ne fit aucune rĂ©flexion. Son esprit avait Ă©tĂ© comme subi- tement paralysĂ© par l’inattendu du choc. OĂč Ă©taient tous ses rĂȘves, toutes ses espĂ©rances ? Lorsqu’il arriva devant la maison qu’on lui avait indiquĂ©e, il lui sem- bla qu’il venait Ă  peine de quitter la rue du Haut-Port. Cependant il avait marchĂ© prĂšs d’une demi-heure. Personne ne rĂ©pondit Ă  son premier coup de mar- teau. Il frappa une seconde fois, et il entendit enfin aller et venir dans le couloir, mais Ă  pas craintifs, comme si l’on hĂ©sitait Ă  ouvrir. Enfin la porte de la rue s’entre-bĂąilla.. Monsieur LĂ©opold DiĂ©rix? » demanda-t-il Ă  la servante qui dirigeait sur lui les rayons de la lanterne qu’elle tenait Ă  la main. — Monsieur est trĂšs souffrant, fit vivement cette femme, et... — Je suis son cousin Wilhem, de retour des Indes. Je suis sĂ»r qu’il me recevra ! Il y a cinq ans que je ne l’ai vu ! » Et il poussa doucement la porte, certain d’avance de la bonne rĂ©ception dont il allait ĂȘtre l’objet. En effet, de l’intĂ©rieur, on lui cria Entre, entre donc ! » C’était LĂ©opold qui avait reconnu sa voix et l’ap- pelait. Il s’élança vers la piĂšce d’oĂč cette invitation Ă©tait partie, mais sur le seuil de cette salle il hĂ©sita, car elle Ă©tait Ă  peine Ă©clairĂ©e par une petite veilleuse dont les faibles rayons ne permettaient de rien dis- tinguer. Heureusement que le cousin DiĂ©rix Ă©leva la voix de nouveau, pour dire que c’était bien lĂ  qu’il se trouvait, et Wilhem, en effet, l’aperçut dans l’ombre. D’abord il pensa que la servante allait apporter une FIGARO ILLUSTRÉ 1 19 lampe, mais, au contraire, elle avait disparu; ses pas pesants faisaient gĂ©mir le parquet, Ă  l’étage supĂ©rieur. Par ici ! » rĂ©pĂ©tait LĂ©opold, que l’hĂ©sitation et l’étonne- ment de son visiteur ne devaient pas surprendre cependant. Il l'avait saisi par la main ; seulement Wilhem ne reconnais- sait pas la main tiĂšde et solide de son joyeux compagnon d’en- fance. Elle Ă©tait sĂšche, osseuse et brĂ»lante. Mais, ie n’y vois pas, lui dit-il. — Ah ! pardon, rĂ©pondit DiĂ©rix, en l’attirant vers un fauteuil, c’est que je ne puis supporter aucune lumiĂšre artificielle DĂšs que le jour baisse, je suis presque condamnĂ© Ă  l’obscuritĂ©. — Pauvre ami ! C’est sans doute depuis le malheur... » A ces mots, l’avocat avait fait un brusque mouvement. 11 tenait sa tĂȘte entre ses deux mains et rĂ©pĂ©tait d’une voix sourde Oui, le malheur, le malheur!... Tu sais donc tout? — Depuis quelques minutes seulement. » Et Wilhem raconta de quelle maniĂšre il avait appris les choses. Puis les questions se pressĂšrent sur ses lĂšvres. Comment cela Ă©tait-il arrivĂ©? Qu’avait-il donc fait? Qu’était devenue Emma? LĂ©opold ne tentait pas de l’interrompre. TrĂšs probablement le souvenir de la fin terrible de son oncle lui Ă©tait particuliĂšre- ment douloureux Ă  Ă©voquer. Alors KƓnig n’insista point, mais ce fut seulement lorsqu’il lui demanda pour la troisiĂšme fois des nouvelles de leur jeune parente que DiĂ©rix rompit le silence pour rĂ©pondre, avec un accent plein d’amertume Ah ! Emma ! ChĂšre cousine ! AprĂšs la... le malheur, je lui ai offert de la prendre ici, avec moi, mais elle a prĂ©fĂ©rĂ© accepter l’hospitalitĂ© de nos vieux amis Merens. Je l’ai laissĂ©e libre, car elle parlait de se retirer dans quelqu’un de ces bĂ©guinages qui sont les antichambres des couvents. Je la vois fort peu. Du reste, je ne reçois personne ; je ne sors que pour aller au Palais. » . Cette façon de parler par phrases entrecoupĂ©es Ă©tait Ă©tonnante de la part de LĂ©opold, si communicatif, si bavard, si railleur jadis. Il lui rĂ©pugnait visiblement de donner aucun dĂ©tail sur l’évĂ©nement tragique oĂč l’oncle Bernard avait trouvĂ© la mort, et il Ă©tait Ă©vident aussi qu’il ne disait pas toute la vĂ©ritĂ© Ă  propos de la jolie Emma. Il avait dĂ» se passer entre elle et lui quelque chose qu’il taisait, peut-ĂȘtre un refus bien net de la chĂšre fiancĂ©e de devenir sa femme. Or cette pensĂ©e occupait si dĂ©licieusement le cƓur de Wilhem, qu’il rĂ©pondait Ă  peine aux questions que son cousin s’était mis tout Ă  coup Ă  lui faire sur son voyage, et que, soudain, l’interrompant, il lui demanda l'adresse des Merens, puis, lorsqu'il la connut, se dirigea vers la porte de la piĂšce, aprĂšs lui avoir promis de revenir le lendemain. DiĂ©rix ne fit rien pour le retenir. Il appela au contraire sa servante pour qu’elle l’éclairĂąt, mais au moment oĂč la bonne femme arrivait avec sa lanterne, il se rejeta en arriĂšre, tant il crai- gnait la moindre lumiĂšre pour sa vue affaiblie. Comme l’assassinat de notre oncle l’a frappĂ© ! se dit alors KƓnig en s’éloignant Ă  grands pas. Allons ! Emma seule me renseignera. » Et, oubliant tout pour ne plus songer qu’à celle qui l’avait fidĂšlement attendu, il gagna rapidement la maison des Merens. Dix minutes plus tard, on l’annonçait Ă  Emma qui, aprĂšs un premier cri de stupeur, suivi d’un cri de joie, se jeta dans ses bras, en prĂ©sence des braves gens qui l’avaient recueillie. Mais bien vite, discrĂštement, les Merens les laissĂšrent seuls, comprenant tout ce qu’ils avaient Ă  se dire, et aussitĂŽt la jeune fille s’affaissa dans un fauteuil, en sanglotant. Wilhem se mit Ă  genoux devant elle, la força doucement Ă  lever sur lui ses beaux yeux remplis de larmes, prit ses petites mains dans les siennes, la calma par de douces paroles, et quand il la vit plus maĂźtresse d’elle-mĂȘme, il lui demanda Comment cet Ă©pouvantable crime a-t-il Ă©tĂ© commis ? Pour- quoi ne vois-tu presque jamais LĂ©opold ? » A ce nom, Emma rougit un peu, puis reprenant entre ses deux mains celles de son cousin, elle lui dit, comme si elle suivait l’une de ses plus intimes pensĂ©es avant de rĂ©pondre Ă  celui qui l’interrogeait Ah ! il Ă©tait temps que tu revinsses, ami, j’aurais fini par mourir de chagrin ! Oui, je vais tout te raconter, tout ce que je sais du moins. Il y a deux ans que cela est arrivĂ©, et c’est encore aujourd’hui un mystĂšre pour tout le monde. Oh ! c’est horrible ! — Courage, ma bien-aimĂ©e, courage, je t’écoute. » Et il prit place auprĂšs d’elle, ses regards fixĂ©s avec ravissement sur son doux et gracieux visage, oĂč le chagrin avait dĂ©jĂ  esquissĂ© d’imperceptibles rides. AprĂšs un instant de recueillement, elle commença Tu te rappelles combien Ă©tait bon notre oncle Bernard, malgrĂ© son ordre et son Ă©conomie; aussi, lorsque j’eus le malheur de perdre ma grand’mĂšre, il y a plus de trois ans, il me fit immĂ©- diatement venir chez lui et m’installa dans la chambre du second Ă©tage, lĂ  oĂč tu as passĂ© ta jeunesse. Ne voulant pas lui ĂȘtre Ă  charge et surtout rester inutile, je m’occupais de la maison. Il vieillissait et ma prĂ©sence semblait lui ĂȘtre agrĂ©able. Il est vrai que je le soignais comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© mon pĂšre et qu’il me traitait comme sa fille. J’étais bien heureuse, car je pensais que tu allais rentrer en Europe, et avec LĂ©opold qui, trois ou quatre fois par I 20 FIGARO ILLUSTRÉ semaine, venait partager notre repas du soir, nous parlions sou- vent de toi, et il ne me faisait pas trop la cour. Un jour que nous avions dĂźne' ensemble, tous les trois, notre oncle alla reconduire M. DiĂ©rix jusqu’au bout de la rue, et lorsqu’il revint, il me dit, tout embarrasse', qu’il Ă©tait chargĂ© pour moi d’une communication importante. Le pauvre homme ne savait comment s’y prendre; c’était bien certainement la pre- miĂšre fois qu’un semblable message lui Ă©tait confiĂ©. Bref, LĂ©opold l’avait priĂ© de me deman- der de devenir sa femme. Tu penses que je refusai bien vite. Notre vieil ami, tout honteux de son in- succĂšs , me fit presque des excuses et m’assura qu’il ne me parlerait plus jamais de ce mariage. Seulement, Ă  partir de ce moment-lĂ , le cousin vint moins souvent rue du Haut-Port. Je crois qu’il m’aimait vraiment, car, en face de moi, il ne sa- vait quelle contenance tenir, quoique je lui eusse dit, en lui tendant la main Restons bons amis ; ce n’est pas ma faute si mon cƓur n’est plus Ă  moi depuis long- temps. Il appartient tout entier Ă  Wilhem ! » KƓnig remercia avec un baiser, dans un tendre enlacement. La char- mante enfant, qui ne s’é- tait pas dĂ©fendue, pour- suivit Je le surprenais sou- vent Ă  me regarder d’une façon Ă©trange; il me fai- sait presque peur. Il n’é- tait plus joyeux comme jadis ; il avait Ă©videm- ment une idĂ©e fixe qui le prĂ©occupait, et je m’en voulais beaucoup en pen- sant que j’étais peut-ĂȘtre la cause du changement qui s’était opĂ©rĂ© en lui. Quelques mois se passĂšrent ainsi, et notre brave oncle, tout triste de la solitude qui s’était faite autour de lui et aussi de ne pas recevoir de tes nouvelles, tomba ma- lade. Je le soignai de mon mieux, et LĂ©opold voulut me seconder. A tour de rĂŽle, nous passions les nuits dans la chambre du cher parent. Lui et M. DiĂ©rix avaient souvent ensemble de longues conversations, qui cessaient brusquement Ă  mon arrivĂ©e. Je les trouvais parfois cau- sant d’affaires, rangeant des papiers, et alors je me retirais pour ne pas les gĂȘner. Enfin, un jour, une lettre annonça que tu avais en partie atteint ton but et que tu ne tarderais pas trop Ă  revenir. M. Verbeck en Ă©prouva un mieux sensible. Moi, je remerciai Dieu, et le cousin partagea notre joie. Pour la premiĂšre fois, depuis longtemps, il nous parut plus gai que de coutume, et je lui fus reconnaissante de ce mouvement d’affection pour toi. Son amour avait disparu ; j’en Ă©tais enchantĂ©e. La perspective de ton retour, l’amĂ©lioration qui s’était manifestĂ©e dans la santĂ© de notre vieil ami, le retour Ă  l’expansion de LĂ©opold, tout cela avait ramenĂ© le bonheur dans la maison. Eh bien ! c’est Ă  ce moment-lĂ  que cet Ă©pouvantable Ă©vĂ©nement devait avoir lieu. C’était le 17 mars, je m’en souviens; M. DiĂ©rix nous avait quittĂ©s aprĂšs le dĂ©jeuner, en nous disant qu’il ne pourrait nous voir que le jour suivant. Un travail pressĂ© le retiendrait chez lui ; il serait obligĂ© de veiller fort tard. Je dĂźnai donc seule avec notre oncle, et lorsqu’il fut couchĂ©, lorsque j’eus fini de lui faire la lec- ture, comme tous les soirs, je renvoyai Marie, notre femme de journĂ©e, et je montai dans ma chambre pour me mettre au lit. Que s’est-il passĂ© pendant cette nuit oĂč je n’entendis rien d’anormal? Encore aujourd'hui, Dieu seul lĂ©sait ! Le lendemain, vers sept heures et demie, je fus rĂ©veillĂ©e par des cris rĂ©pĂ©tĂ©s qui venaient du premier Ă©tage. Je pris Ă  peine le temps de me vĂȘtir et me prĂ©cipitai dans l’escalier. Mais je fus arrĂȘtĂ©e au passage par Marie, pĂąle, tremblante, qui me repoussa chez moi en me disant Ne descendez pas, Mademoiselle, c’est trop affreux ! Pauvre M. Bernard 1 » A mes questions, elle ne rĂ©pondait que par des sanglots, et c’est bien difficilement que j’obtins quelques dĂ©tails. En arrivant dans la chambre de M. Verbeck, elle l’avait trouvĂ© Ă©tendu le long de son lit et percĂ© d’un coup de couteau si violent que l’arme Ă©tait restĂ©e dans la plaie. Le garçon bou- langer avec qui elle Ă©tait entrĂ©e dans la maison Ă©tait montĂ© Ă  son cri d’épouvante et avait appelĂ© les voisins. L’un d’eux Ă©tait allĂ© aver- tir le cousin. On avait eu quelque peine Ă  l’éveil- ler, car il s’était couchĂ© peu de temps avant le lever du jour, et il accou- rut, les yeux encore gon- flĂ©s par son travail de la nuit. DĂšs que je le sus lĂ , je descendis et le trouvai affaissĂ© sur un siĂšge, dans un Ă©tat d’anĂ©antissement qui me fit craindre un instant pour sa raison. J’eus Ă  peine le courage de jeter un coup d’Ɠil sur le lit oĂč l’on avait couchĂ© le pauvre oncle recouvert d’un drap. Une large ta- che de sang rougissait le parquet. C’était horrible ! A cet instant les magis- trats arrivĂšrent. Ils restĂšrent lĂ  plus d’une heure, fouillĂšrent la maison du haut en bas et questionnĂšrent lon- guement Marie, mais ils interrogĂšrent vainement M. DiĂ©rix. Il ne pouvait prononcer une parole ; on fut obligĂ© de le recon- duire chez lui. Quant Ă  moi, je n’avais rien Ă  dire, je ne savais rien ; je racontai comment j’avais Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©e par les cris de notre servante. Puis les choses sui- virent leur cours ordi- naire. On fit une enquĂȘte et l’ñutopsie du malheu- reux. Les mĂ©decins re- connurent qu’ii n’avait reçu qu’un seul coup, mais mortel. Il avait Ă©tĂ© frappĂ© avec un large et fort couteau que l’assassin avait pris dans la cuisine. Par consĂ©- quent, l’arme ne pouvait mettre sur aucune piste. De plus, ni empreintes de pas dans la cour, ni traces d'effraction Ă  la porte de la rue. Le secrĂ©taire seul avait Ă©tĂ© forcĂ© pour y prendre tout l’argent qu’il renfermait. Ce qu’il y avait de certain, disaient les magistrats, c’est que le mĂȘme couteau avait tuĂ© la victime et servi Ă  ouvrir le meuble, car on avait trouvĂ© sur les bords de la plaie des petits morceaux de bois provenant du secrĂ©taire. L’assassinat avait donc suivi le vol. C’était tout ce qu’on pouvait affirmer. Probablement, le voleur, surpris par M. Verbeck, s’était jetĂ© sur lui et l’avait tuĂ© pour cacher son premier crime. Tu penses si ce malheur fit du bruit. On aimait tant notre oncle! L’enterrement eut lieu trois jours aprĂšs. Toute la ville suivit le convoi. LĂ©opold, lui, Ă©tait si malade qu’il ne put y venir. J’allais le voir tous les jours, mais nous Ă©vitions de parler de l’évĂ©- nement. Notre affection pour celui qui n’était plus faisait qu’aux premiĂšres paroles sur ce triste sujet, nous Ă©clations en sanglots. Une quinzaine plus tard, M. Verbeck n’ayant pas eu le temps de nous partager son bien, comme il nous l’avait promis si sou- vent, M. DiĂ©rix, son plus proche parent, son unique neveu, car nous n’étions, nous, que ses cousins, fut mis en possession de sa fortune. Il me constitua aussitĂŽt une pension de deux cents ducats, et je me retirai chez les Merens. A partir de cette Ă©poque, LĂ©opold parut de plus en plus triste. Il s’éloigna de ses amis; c’est Ă  peine si on le vit de temps en temps au Palais, oĂč souvent il ne venait que pour s’en aller tout Ă  coup, sans qu’on sĂ»t pourquoi, aprĂšs s’ĂȘtre livrĂ© Ă  quelque excentricitĂ©. Ainsi, il lui arrivait parfois de s’arrĂȘter brusquement dans sa plaidoirie et de quitter l’audience sans motif apparent. FIGARO ILLUSTRE Evidemment, son cerveau n’était plus en Ă©quilibre. Il dut cesser de plaider. Je le vois trĂšs rarement. » C’est par ces paroles qu’Emma termina son rĂ©cit, souvent interrompu par les larmes. Wilhem resta encore de longs instants avec elle, mais il dut la quitter pour chercher un gite, puisque cette vieille maison familiale oĂč il aurait Ă©tĂ© si heureux de rentrer Ă©tait fermĂ©e. Il dĂ©sirait, du reste, ĂȘtre seul pour mettre un peu d’ordre dans ses idĂ©es. Il lui semblait qu’il Ă©tait revenu, lui, pour dĂ©couvrir l’assassin de l’infortunĂ© Verbeck. Le jour suivant, il retourna chez M. DiĂ©rix, qui le reçut de la façon la plus amicale, en pleine lumiĂšre cette fois. Alors il fut frappĂ© de l’altĂ©ration de ses traits et du change- ment qui s’était fait dans son caractĂšre. Il Ă©tait maigre, hĂąve, dĂ©charnĂ©, presque chauve. Ses paupiĂšres se soulevaient et s’abais- saient incessamment sous l’influence de mouvements nerveux; ses yeux ne se fixaient sur rien, et ses regards Ă©taient oscillants, inquiets; on eĂ»t dit qu’il voulait voir derriĂšre lui. Sa gaietĂ© d’au- trefois avait disparu. Il Ă©tait grave, sombre, taciturne. Lorsque son cousin lui parla du pauvre oncle, il ne put retenir ses larmes, dominer son agitation, et ce qu’il lui dit de l’évĂ©nement ne lui apprit rien de nouveau. On n’avait jamais pu trouver le coupa- ble; il n’en- savait pas davantage, comme tout le monde. Alors rapportons-nous-en au hasard, ou plutĂŽt Ă  cet enchaĂź- nement fatal qui dirige tout, » lui rĂ©pondit Wilhem. Et lorsqu’il vit que son jeune cousin allait le quitter, LĂ©opold s’informa de ses projets, mit gĂ©nĂ©reusement sa bourse et son crĂ©dit Ă  sa disposition. Mais le fiancĂ© d’Emma Ă©tait, nous le savons, revenu presque riche; il remercia donc son parent de sa gĂ©nĂ©rositĂ©, et n’accepta que l’hospitalitĂ© dans l’ancienne maison de feu Bernard. Personne, jusqu’alors, n’avait voulu la louer, mais il n’éprouvait, lui, aucune terreur ridicule Ă  l’habiter. Au contraire, il y rentrait avec une douce et respectueuse mĂ©moire du passĂ©. Il s’y installa le jour mĂȘme. Son intention Ă©tait d’y atten- dre l’encaissement de quelques crĂ©ances solides qui devaient assurer sa situation de fortune, puis d’y ramener le plus vite pos- sible sa jolie cousine, devenue enfin madame KƓnig. C’est de cette mĂȘme piĂšce oĂč un misĂ©rable avait assassinĂ© le bon Verbeck qu’il avait fait sa chambre Ă  coucher. Aucun meu- ble n’en avait Ă©tĂ© enlevĂ©, sauf le secrĂ©taire ; Wilhem l’avait rem- placĂ© par une grande table de travail, toujours entre les deux fenĂȘ- tres, en face du lit. Mais tout cela n’éveillait dans l’esprit du jeune homme aucune lugubre pensĂ©e. Lorsque, seul, il parcourait ces vieilles choses du regard, il puisait dans le spectacle qu’elles lui offraient et dans les souvenirs qu’elles Ă©voquaient la convic- tion de plus en plus profonde en son esprit que le ciel lui per- mettrait un jour de dĂ©couvrir le lĂąche meurtrier. D’un commun accord, les deux amoureux avaient fixĂ© Ă  un an plus tard la date de leur mariage, et ils commencĂšrent cette existence charmante de ceux qui ont le droit de compter sur un avenir de bonheur. Wilhem donnait Ă  Emma tout le temps qu’il pouvait enlever Ă  ses occupations, et assez souvent il voyait DiĂ©rix, qui semblait revenir Ă  la vie ordinaire. Cependant sa bizarrerie prĂ©occupait toujours son cousin, surtout depuis un fait inexplicable dont il avait Ă©tĂ© tĂ©moin. Un jour, il Ă©tait allĂ© le trouver Ă  l’audience — car il s’était remis aux affaires. Il lui avait dit qu’il terminerait sa plaidoirie vers quatre heures, mais, contre son attente, le temps s’était Ă©coulĂ© rapidement, et la tombĂ©e de la nuit le surprit au milieu de sa dis- cussion. Alors, quand les gardes apportĂšrent de la lumiĂšre, il s’arrĂȘta tout Ă  coup, comme si la voix lui manquait brusquement, et, sans s’excuser, sans mĂȘme prendre le temps de rĂ©unir ses papiers, il se glissa Ă  travers la foule et disparut. Personne n’avait pu se rendre compte de ce qui lui Ă©tait arrivĂ©. Wilhem le pensa malade et courut aprĂšs lui, mais il marchait si vite qu’il ne put le rejoindre qu’au moment oĂč il franchissait le seuil de sa porte. Qu’as-tu donc? lui dit-il, c’est de la folie ! Voyons, Ă©coute- moi, sois donc plus calme ! » LĂ©opold ne rĂ©pondit pas, et, se jetant dans son cabinet Ă  peine Ă©clairĂ© par une petite lampe, dont la clartĂ© n’aurait mĂȘme pas suffi pour lire, il tomba dans un fauteuil. On entendait ses dents claquer les unes contre les autres. KƓnig lui prit les mains ; elles Ă©taient glacĂ©es. Ses yeux, brillants de fiĂšvre, parcouraient avec effroi les angles les plus obscurs de la piĂšce. MalgrĂ© toutes ses instances pour qu’il acceptĂąt ses soins, il le pria si Ă©nergi- III 31 122 FIGARO ILLUSTRÉ quement de le laisser seul, que Wilhem partit, dĂ©sespĂšre' de l’état dans lequel il le quittait. Aussi, le lendemain, fut-il tout e'tonnĂ© de le voir arriver chez lui, malgrĂ© la rĂ©pugnance qu’il avait toujours manifestĂ©e Ă  ren- trer dans la maison de la rue du Haut-Port. M. DiĂ©rix s’excusa de ce qui s’était passĂ© la veille, et, de lui-mĂȘme, proposa Ă  son cousin d’aller faire une promenade dans la campagne. Le temps, assez sombre jusqu’à cette heure de la journĂ©e, s’était subitement Ă©clairci, et, Ă  la grande joie de celui qui avait si longtemps habitĂ© les pays tropicaux, le soleil avait percĂ© les nuages et rĂ©chauffait tout de ses rayons. Le cĂŽtĂ© de la rue oĂč se trouvait le vieil hĂŽtel de feu Bernard Ă©tait dans l’ombre. Le fiancĂ© d’Emma ne fit qu’un bond pour traverser la chaussĂ©e, et, lĂ , il se retourna, pensant que LĂ©opold l’avait suivi. A son grand Ă©tonne- ment, il l’aperçut au contraire sur le pas de la porte, jetant Ă  droite et Ă  gauche des regards effarĂ©s, et ne paraissant pas disposĂ© Ă  le rejoindre. Il l'appela. Non, non, » fit-il par signes, en remuant la tĂȘte. KƓnig, stupĂ©fait, traversa de nouveau la chaussĂ©e pour se rapprocher de son parent, qui lui dit aussitĂŽt, de cette voix Ă©tran- glĂ©e qu’il avait dans ses crises Je te demande pardon, mais j’avais oubliĂ© un travail pres- sant ; je retourne chez moi. Je te reverrai ce soir ou demain! » Et, sans autre explication, il se mit Ă  marcher Ă  grands pas, en se glissant Ă  l’ombre, le long des maisons. Dans la crainte qu’il ne lui arrivĂąt quelque chose, Wilhem le suivit, et il assista alors Ă  un spectacle tout Ă  la fois bizarre et navrant. L’avocat paraissait assez calme tant qu’il marchait Ă  l’ombre, mais dĂšs qu’il arrivait Ă  un endroit fortement Ă©clairĂ© par les rayons du soleil, s’il avait un carrefour Ă  traverser, il s’arrĂȘtait un instant, regardait de tous cĂŽtĂ©s, attendait qu’il fĂ»t seul et, d’un bond, la tĂȘte baissĂ©e, courait jusqu’à l’ombre la plus proche. Son cousin se tenait Ă  quelques pas derriĂšre lui, de façon Ă  ne pas ĂȘtre vu, mais Ă  un carrefour qu’il se prĂ©parait Ă  traverser, il l’arrĂȘta Ă  temps, car une lourde voiture venait du cĂŽtĂ© opposĂ© au soleil et il ne l’avait pas aperçue. KƓnig le tira Ă  lui, et ils se trouvĂšrent en pleine lumiĂšre, au milieu de la voie. L’étrange maniaque poussa aussitĂŽt un cri rauque et voulut s’échapper, mais Wilhem le retint vigoureusement et lui dit Ah ! ça, dĂ©cidĂ©ment, tu es fou ! Tu vas te faire tuer pour ne pas rester une seconde au soleil. On dirait vraiment que tu as peur de ton ombre ! » A ces mots, LĂ©opold devint affreusement pĂąle et fixa son sau- veur, non pas d’un Ɠil inquiet, troublĂ©, comme cela lui arrivait frĂ©quemment, mais avec un regard dur, profond, interrogateur. On eĂ»t dit qu’il voulait lire au fond de sa pensĂ©e. Sa voix Ă©tait brutale, saccadĂ©e, presque menaçante, en lui disant Quoi! peur de quoi? C’est toi qui es fou! Je suis pressĂ©, voilĂ  tout! Ah! ah! peur de mon ombre... de mon ombre! ah ! ah !... mon ombre ! » Et le malheureux riait, d’un rire d’insensĂ©, Ă  faire pleurer. Puis il s’élança de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, et son cousin le laissa aller, puisqu’il ne voulait pas de ses services. Le soir mĂȘme, KƓnig raconta tout Ă  Emma, et celle-ci fut de son avis. DĂ©cidĂ©ment le pauvre DiĂ©rix, qu’ils avaient cru guĂ©ri, perdait la raison. Il ne s’agissait plus que de le surveiller affec- tueusement. Malheureusement, moins d’un mois aprĂšs, Wilhem tomba lui-mĂȘme assez sĂ©rieusement malade d’un rhumatisme articulaire, qui affectait surtout son bras droit. Il ne pouvait s’en servir et fut obligĂ© d’avoir recours Ă  l’obligeance de son parent, qu’il avait revu et qui semblait plus calme. Avec un dĂ©vouement parfait, l’avocat se mit Ă  la disposition du patient, qui le chargea de sa correspondance, car il avait sou- vent des courriers auxquels il fallait rĂ©pondre sans aucun retard. GrĂące Ă  sa future femme, aucuns soins ne manquaient Ă  notre hĂ©ros. MalgrĂ© toutes ses priĂšres, sachant bien que sa rĂ©putation Ă©tait Ă  l’abri du moindre soupçon, l’adorable enfant avait voulu se faire sa garde, et elle Ă©tait rentrĂ©e dans sa petite chambre, au second Ă©tage de l’hĂŽtel de la rue du Haut-Port. Or, un soir que Wilhem avait passĂ© la journĂ©e entiĂšre sans voir LĂ©opold, et qu’il avait reçu plusieurs lettres auxquelles il Ă©tait indispensable de rĂ©pondre immĂ©diatement, il l’envoya cher- cher. M. DiĂ©rix s’empressa d’accourir. Au moment mĂȘme oĂč il franchissait le seuil de la maison, Emma Ă©tait assoupie dans un fauteuil, et afin qu’elle pĂ»t reposer tranquillement, son fiancĂ© avait descendu l’abat-jour de la lampe. La chambre Ă©tait donc peu Ă©clairĂ©e. Etendu sur son lit, l’ancien voyageur par amour rĂȘvait au passĂ©, et sa mĂ©moire Ă©voquait tous les Ă©vĂ©nements qui lui Ă©taient survenus depuis son dĂ©part de Gand, jusqu’à son installation dans cette mĂȘme piĂšce oĂč son oncle avait trouvĂ© une fin si mystĂ©rieuse. Soudain, il entendit LĂ©opold monter l’escalier, puis il le reconnut qui, avant d’entrer, entre-bĂąillait la porte et parcourait la chambre du regard. Mais il Ă©tait si bien habituĂ© Ă  cette sin- guliĂšre manie qu’il y fit Ă  peine attention. Depuis longtemps, il avait remarquĂ© cette bizarre prĂ©caution qu’il prenait toujours avant de pĂ©nĂ©trer dans un endroit quelconque. Ou il craignait de rencontrer d'autres personnes que celles qu’il venait trouver et se garait, pour ainsi dire, contre la surprise, ou il agissait ainsi pour se rendre compte de la façon dont Ă©tait Ă©clairĂ©e la piĂšce dans laquelle il devait entrer. Wilhem n’avait jamais pu ĂȘtre bien fixĂ© Ă  cet Ă©gard, mais il n’en plaignait pas moins son parent, et il respectait cette susceptibilitĂ© nerveuse qui devait ĂȘtre pour lui une intolĂ©rable souffrance. C’est toi ? lui demanda-t-il », en lui indiquant un siĂšge. Satisfait sans doute de son examen, DiĂ©rix poussa entiĂšrement la porte, vint serrer doucement la main d’Emma qui avait ouvert les yeux, demanda avec affection de ses nouvelles au malade, et s’enquit du service qu’il rĂ©clamait de lui. KƓnig le lui dit et ils se mirent Ă  causer de leurs affaires, Ă  demi-voix, ce qui permit Ă  la charmante enfant de clore de nouveau les paupiĂšres et de bientĂŽt s’endormir complĂštement. Et bien ! fit l’avocat, lorsque son cousin lui eut minutieu- sement expliquĂ© comment il devait mettre Ă  jour sa correspon- dance, confie-moi ces lettres, j’y rĂ©pondrai demain matin. — Elles sont sur mon bureau, fit Wilhem ; la cousine va te les donner. — Non, laisse-la dormir, je vais les prendre ! » , Et il se leva pour gagner la table placĂ©e, nous l’avons dit, entre les deux fenĂȘtres, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč se trouvait jadis le secrĂ©taire que l’assassin de l’oncle Bernard avait forcĂ©. Pendant ce temps, KƓnig avait instinctivement arrĂȘtĂ© ses yeux sur le doux visage de sa fiancĂ©e, qui avait succombĂ© Ă  la fatigue, mais souriait en dormant. Je ne les trouve pas, dit brusquement LĂ©opold, qui exa- minait tous les papiers Ă©pars sur le bureau, oĂč sont-elles donc ? — Sur la table, j’en suis certain, j’ai vu Emma les y ranger. Ce sont de grandes feuilles bleues. Tiens, lĂ , au milieu; je les reconnais d’ici ! — Non, mais non ! rĂ©pĂ©tait DiĂ©rix, qui touchait fiĂ©vreuse- ment Ă  tout et passait devant les lettres sans les voir. — Ah ! ça dĂ©cidĂ©ment tu es aveugle, mon bon ami ! Du reste, on n’y voit pas ici ; prends la lampe, au moins ! » Et il enleva brusquement l’abat-jour. La lumiĂšre inonda la chambre et l’éclaira jusque dans les moindres angles. La scĂšne Ă©trange qui se passa alors est difficile Ă  dĂ©crire. A ce subit Ă©clat de la lumiĂšre, LĂ©opold, debout entre la lampe et le mur, tendu d’un papier vert pĂąle, jeta un cri qui rĂ©veilla FIGARO ILLUSTRÉ 123 la jeune fille et glaça de terreur Wilhem. Celui-ci se redressa Ă©pouvantĂ© et, du geste, recommanda le silence Ă  Emma. Toujours faisant face aux fenĂȘtres et s’éloignant Ă  reculons de la table, l’hallucinĂ© Ă©tendait ses mains tremblantes, en bĂ©gayant des mots incomprĂ©hensibles. Ses yeux ne quittaient pas une ombre, la sienne, qui se dessinait sur la muraille et, naturel- lement, grandissait au fur et Ă  mesure qu’il se rapprochait de la lampe. Ses jambes semblaient ne plus pouvoir le soutenir. Encore elle! toujours elle! malĂ©diction! murmurait-il, en s’efforçant de dĂ©tourner la tĂȘte, mais toutefois sans quitter l’ombre des yeux, avec ce mouvement oblique du regard qui lui Ă©tait habituel. Me suivras-tu donc toujours! Suis-je damnĂ©! GrĂące ! pardon ! » KƓnig se leva, courut Ă  son cousin et lui mit la main sur l’épaule, en lui disant Qu’as-tu? Reviens Ă  toi? Pourquoi donc as-tu peur de ton ombre ? » L’avocat se retourna brusquement, les yeux hagards, les che- veux hĂ©rissĂ©s, la bouche crispĂ©e par un rictus affreux. Il rĂ©pĂ©tait Mon ombre! mon ombre! Mais je n’en n’ai plus d’ombre... il l’a emportĂ©e. Ah ! plutĂŽt mourir que de souffrir ainsi ! — Mon pauvre ami », fit Wilhem en lui prenant le bras. DiĂ©rix se dĂ©gagea brutalement. Sa voix Ă©tait rauque, guttu- rale, profonde. On eĂ»t dit un autre individu enfermĂ© en lui- mĂȘme qui parlait. Son corps n’avait que des mouvements auto- matiques, comme sous la puissance d’une volontĂ© Ă©trangĂšre. Taisez-vous, suppliait-il ; ah ! taisez-vous donc ! Eloignez la lumiĂšre. Peut-ĂȘtre va-t-elle m’accuser. Ah ! l’ombre, toujours l’ombre! Il y a deux ans qu’elle ne me quitte pas. Pourquoi? Ah! pourquoi? Pour me dĂ©noncer! — Mais LĂ©opold, supplia son cousin Ă  haute voix, c’est moi, c’est nous; Ă©coute-moi ! » Et il le força Ă  le regarder en face. Emma s’était approchĂ©e d’eux ; l’affolĂ© les fixa un instant, puis ses regards se tournĂšrent soudain vers le lit, dont les couvertures rejetĂ©es traĂźnaient Ă  terre. Il poussa alors un horrible sanglot et tomba Ă  genoux en rĂ©pĂ©tant Vous voyez, il n’y est plus! Il est lĂ -bas, dans son ombre! Pardon ! oui, oui, c’est moi qui l’ai tuĂ©! » KƓnig comprit tout. Ah ! monstre, misĂ©rable ! » fit-il, en le repoussant. Et prenant sa fiancĂ©e dans ses bras, il s’éloigna avec horreur de l’infĂąme, contenant sa colĂšre pour ne pas venger lui-mĂȘme le malheureux Bernard. Le silence s’était fait, silence terrible, navrant, dĂ©sespĂ©rĂ©, plein de haine et de terreur. Emma pleurait. Ce fut le meurtrier qui, le premier, reprit la parole, toujours Ă  genoux, convulsĂ©, rampant sur le plancher. Oui, gĂ©mit-il de sa voix lugubre, oui, je suis un assassin! Oui, j’ai frappĂ© le meilleur des hommes... Je me souviens. Il Ă©tait lĂ , sur ce lit, endormi, je le croyais, et son testament Ă©tait lĂ -bas, dans un tiroir. Ce testament partageait son bien entre nous, je le savais, il me l’avait dit... Moi, je voulais tout, parce que j’aimais une femme, et je croyais que cette fortune me la donnerait. L’oncle Verbeck s’est rĂ©veillĂ© au moment oĂč je m’emparais de son testament. Alors j’ai perdu la tĂȘte, j’avais un couteau Ă  la main, je l’ai frappĂ©. Il est tombĂ©, foudroyĂ© ! Mais j’ai eu beau fuir, son ombre m’a poursuivi, je l’ai chaque jour Ă  cĂŽtĂ© de moi. Elle m’apparaĂźt partout, je ne suis plus seul ! Son ombre m’ac- compagne, toujours, toujours ! J’ai vĂ©cu vingt ans en deux annĂ©es. Tenez ! Pardon, grĂące, ne me trahissez pas, je rendrai tout! Ah! l’ombre, l’ombre vengeresse ! » Et il s’étendit sur le sol, lourdement, comme une masse inerte. MalgrĂ© l’horreur qu’il lui inspirait, Wilhem lui mit la main sur le cƓur ; il ne battait plus. Alors il se laissa tomber sur un siĂšge, Ă©pouvantĂ©... Lorsqu’il revint Ă  lui, il vit Emma agenouillĂ©e Ă  cĂŽtĂ© du cadavre de l’assassin qui, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© Ă  la justice des hommes, avait Ă©tĂ© trahi et tuĂ© par l’implacable remords ! RENÉ DE PONT-JEST. Illustrations de F. -H. Kaemmerer. librairie D PARIS E L’ÉDITION EMILE TESTARD, ÉDITEUR is, EUl; DIE OOITDÉ, 1S - N AT I farts O N A L E CITE librairie artistique non, offre cette annĂ©e trois onvra»r, bien ,]ic Ions lu nus mli-iTl itt.'. ...... V- ,, . " tons du pins haut interet littĂ©raire et artistique. Non, alla,,, b, „ ' 'V, 'r m ma, rement. Nos le, teins ,1, ces e wte. imt quelques bois spccuncns tirs illustrations. notlres SYLVIANE, par Ferdinand Fabre. est le dernier de F. Fabre; on rr- tiouve, dans cette Ɠuvre nouvĂȘllc, les qualitĂ©s de force et de ^“tin. are Ferdinand Fabre au nremier ranit de ,, romanenu , oontomporains. A celte Wpre ob s*er,at?ℱ 1 Tl 9 ^ne; a cotte autre, la gaietĂ© sans bride de ' Jean le, pour cette Kn Tr Tr^nr ost ĂźossurĂ© d’avance d'un succĂšs Ă©gal aux plus Ă©clatants qu'il ait obtenus dĂ©jĂ . I C'est l'.'n" 11 "' ' "! * e *' vre de Deorge Sand est d'un rare et puissant intĂ©rĂȘt. IrĂȘlnrie tp ll"""' n . ;lv '' nlmTS ‱'yant le Berry pour théùtre, un rĂ©cit d'histoires extraordinaires auquel sert de cadre hoac de K'' C .r ' inla ' ,lus d’un est terrible. Quoi, par exemple, de saisissant dans son ensemble, d'effrayant li'-criution i . . ' s . S0IU ;uni É' , ' 0l . nme lu siĂšge du chĂąteau de Briantes par les bohĂ©miens et les reitres j* Et les dĂ©licates "i vus c-iaj 1 l ! a ', sa 'i IS i' l da n, s Ă©tendues et arides ou riantes vallĂ©es, de chĂąteaux minutieusement visitĂ©s Ă  l’intĂ©rieur Isidii'iiopm im .i * , ls ' Q ue de caractĂšres finement dĂ©taillĂ©s, Ă  les croire observĂ©s sur le vif le vieux marquis 1 1111111 110,1 et loyal, fort respectable et trĂšs ridicule; LĂ uriane, jolie veuve de quinze ans; Mario, le petit hĂ©ros; Alvimar, sombre scĂ©lĂ©rat; Mercedes, Pilar, Lucilio, Adamas et les autres, dont la rousse Bellinde et La FlĂšche, bavard, insolent et voleur ! Mais nous n’avons pas Ă  raconter le drame qui se dĂ©roule dans les Beaux Messieurs de Bois-DorĂ© », ni Ă  faire ressortir la douce philosophie, la morale et les idĂ©es persistantes d’humanitĂ© qui s'en dĂ©gagent. Disons-le simplement trĂšs fortement pensĂ©e, d’une haute conscience littĂ©raire, l’Ɠuvre porte du commencement Ă  la fin, la marque de son auteur, sans conteste l’un des plus grands, des plus purs Ă©crivains de ce temps-ci. Les Beaux Messieurs de Bois-DorĂ© » ont Ă©tĂ© publiĂ©s en 1858 pour la premiĂšre fois. Ils ont etc rĂ©imprimĂ©s depuis. Quand Ă  cette Ă©dition, elle est telle, pensons-nous, que les connaisseurs la peuvent souhai- ter. Du moins, rien n’a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© pour la rendre tout Ă  fait digne de leurs la patien^ uniisT * __ ble il est maĂźtre d’un ^ talent fertile en ressources, spirituel, adroit, souple, Ă©prouvĂ©. Aussi, , cl ^aume de ses compositions serre de prĂšs le texte, et. quoi *»» » stracturc et dans ses aspirations, que ne l’a ait l'aatenr lui-mĂ©me uans les lignes qui suivent d-,m'J»L l i ĂŻr ĂŻ dit_i !' s'"' coura Ăż les impressions personnelles, nest pas im livre de symnatliip, mais nn livre lionnrtcte. Je souhaite que ceux dont I idĂ©al a Ă©tĂ© l'alliance franco-russe, mĂȘme avant l'aflirmation solennelle Ăźle celle-ci, y trouvent de nouveaux arguments en faveur de leur thĂšse internationale et je crois qu'ils les y pourront trouver, car les sujets d’admiratiou ont de beaucoup dĂ©passĂ©, pour moi, ceux de critique. n’ai pas fait ce volume e cause, celle-ci fut-elle devenue la mienne. Je l'ai fait poui donner Ă  d’autres l'impression des merveilles que j'ai vues, le dĂ©sir de les voir comme moi, l'idĂ©e d’une civilisation es- sentiellement diffĂ©rente de la nĂŽtre et plus rĂ©- solue. aujourd'hui que jamais, Ă  se dĂ©fendre contre la nĂŽt»e ; pour faire revivre, en des descriptions fidĂšles, en des dĂ©tails vĂ©cus, les admirables coins de nature que j'ai contem- plĂ©s et l’étrange nou- veautĂ© que j ai rencontrĂ©e dans ces paysages lointains ; pour montrer tout ce que le voyage de -Russie a de pittoresque et de sĂ©duisant 1 ,0IU ' É's simples touristes qui ont, dans leurs poches, des crayons et non des traitĂ©s. » .Le lecteur verra Ă  quel point le programme a Ă©tĂ© bien rempli, regard des admirables descriptions de la Russie en hiver, par ThĂ©ophile Gautier, d pourra mettre des pages de belle prose aussi et inspirĂ©es par le spectacle beaucoup moins connu de la Russie dans la belle saison, celle oĂč un pays confinant d’aussi prĂšs l'Orient mĂ©rite extrĂȘmement d’ĂȘtre vu. En face des paysages de neige, il trouvera des paysages de soleil. Le livre est aussi d’un poĂšte, d'un poĂšte avant tout. * 1 Et, de mon humble Ă©tat de poĂšte, dit encore, en effet, M. Armand Silvestre, j ai tire la libertĂ© de dire bien des choses 'qu'un homme d’ambition quelconque eĂ»t sans doute gardĂ©es pour lui. Je n’ai pas Ă  me cacher de donner des larmes Ă  la Pologne martvre et de plaindre et de louer ceux qui partout ont combattu et souffert pour la sainte libertĂ©. Mon ignorance mĂȘme des causes Ă©ventuelles et de la suprĂȘme raison des guerres passĂ©es m'a permis de m'Ă©lever plus haut pour dĂ©fendre le droit auguste, et supĂ©rieur Ă  tous les autres, de la souffrance. Le poĂšte regarde, s’indigne et s'attendrit. » Ce passage donne bien la note vibrante du livre, la note Ă©mue qui doit en faire le succĂšs en mĂȘme temps que sa complĂšte sincĂ©ritĂ©. Un tel ouvrage Ă©lait nĂ©cessaire au moment oĂč l'opinion est si vivement passionnĂ©e pour tout ce qui touche Ă  la Russie. Il donnera la note juste dans ce concert iuĂ©gal. Gette Ɠuvre de franchise sera accueillie comme elle le mĂ©rite. De superbes dessins que le maĂźtre illustrateur Henri Linos a pris surplace et dont les plus intĂ©ressants passages du livre sont comme soulignĂ©s, savoureux comme des croquis et ayant cependant la tenue artistique de vieilles estampes, achĂšvent de donner Ă  ce curieux volume la vraie physionomie d'impression immĂ©diate et de chose pensĂ©e tout ensemble, le double caractĂšre qui on fait tout Ă  la fois un ouvrage de fond pour les bibliothĂšques et le plus vivant des livres d’actualitĂ©. Le Prix du volume est de 25 francs. Telles sont les trois nouveautĂ©s que nous offre, Ă  cette saison des Ă©trennes, la Librairie de l'Édition Nationale et on conviendra qu’elles sont bien faites pour sĂ©duire non seulement les amateurs, les dĂ©licats, les bibliophiles, mais encore tout le public en gĂ©nĂ©ral. Cependant ce n’est pas tout. La mĂȘme li- brairie a un catalogue si riche dĂ©jĂ , tant au point de vue littĂ©raire qu’au point de vue ar- tistique, que la nomenclature des ouvrages d’étrennes est fort aisĂ©e Ă  dresser. Quel plus beau cadeau Ă  faire que, par ex- emple, l’Art d’ĂȘtre grand’pĂšre, ce merveilleux in-40 qu’ont illustrĂ© si brillamment Madame Madeleine Lemaire, et MM. ThĂ©venot, Rudaux, F'ouriĂ©, Dantan ; ou que le Théùtre de Victor Hugo, complet en quatre volumes ornĂ©s de soixante-quinze eaux-fortes puissantes et colo- rĂ©es par les Courtry, les Champollion, les La- lauze, les Flameng, etc., d’aprĂšs les compositions originales de MM. Bida, Maignan, MĂ©lingue, Henri Pille, Bordes, Moreau de Tours, Adrien Moreau, Maurice Leloir, Henri Martin, Roche- grosse, etc. A ceux qui prĂ©fĂšrent les PoĂ©sies, ne trouve- t-on pas Ă  Y Edition Nationale la magistrale LĂ©gende des SiĂšcles en quatre volumes illustrĂ©s par Cormon, Cabanel, Henner, J. -P. Laurens, MerciĂ©, Rodin, Adan, Ribot, Le Blant, Jules Lefebvre, etc. ; ou Les Contemplations en deux volumes ornĂ©s de compositions nombreuses par des artistes tout aussi illustres, comme Fran- çais Duez, Dagnan-Bouveret, Émile LĂ©vy, Deschamps, RaphaĂ«l Collin, T. Robert-Fleury, Brouillet, etc. Enfin les volumes du Roman de Victor Hugo seront aussi recherchĂ©s. Quoi de plus beau, de plus littĂ©raire, de plus artistique que cette magnifique Ă©dition de Notre-Dame de Paris, comprenant y 5 eaux-fortes de GĂ©ry-Bichard, d’aprĂšs les compositions originales de Luc-Olivier Merson. L’illustration de Merson est un chef-d’Ɠuvre reconnu aujourd’hui et la Notre-Dame de Paris qu’il nous a constituĂ©e est simplement une merveille. C’est un des livres dont notre siĂšcle aura le plus de droit de s’enorgueillir. Il faut terminer cette rapide analyse et nous ne pouvons mieux le faire qu’en parlant des MisĂ©rables, de Victor Hugo. L’édition que vient de terminer M. Testard se compose de cinq volumes in-4 0 , avec une^ illustration aussi riche qu’abondante plus de 240 eaux-fortes de MM Muller, Faivre, Desmoulin, Courtry, Boilot, etc. L’illustrateur, c’est Georges Jeanniot, un maĂźtre II le prouve cette fois sans rĂ©plique car lui seul de nos jours Ă©tait capable d’un effort aussi soutenu, aussi brillant. Toute la presse l’a dit derniĂšrement Ă  l’occasion de la belle expo- sition que Y Édition Nationale avait organisĂ©e, Salle Petit, rue de SĂšze, et c’était justice. Nous devons nous arrĂȘter. Il ne nous reste plus qu’à engager vivement tous nos lecteurs Ă  ne pas complĂ©ter l’achat de leurs livres d’étrennes sans consulter en librairie le superbe Catalogue de Y Édition Nationale. * LES THEATRES DE PARIS 1891 OPERA Bertrand en est le maĂźtre et je crois qu’il est sage D’ĂȘtre envers lui silencieux. Il est de ceux qu’on attend Ă  l’ouvrage Et qui ne trompent pas l’espoir qu’on met en eux. OPÉRA-COMIQUE Le 8 mars dernier, M. Carvalho, dont on connaĂźt la grande habiletĂ© et l’intelligence artistique, reprenait possession de la direction du théùtre qui lui avait Ă©tĂ© si injustemĂ©nt retirĂ©e. Avec la nouvelle direction, le public est revenu en foule Ă  la salle de la place du ChĂątelet. DĂšs son arrivĂ©e, M. Carvalho s’est empressĂ© de monter un ouvrage nouveau le RĂȘve, drame lyrique de MM. Emile Zola, L. Gallet et Bruneau, dont la premiĂšre reprĂ©sentation a Ă©tĂ© un imposant Ă©vĂ©nement artistique. Le succĂšs de cet ouvrage, admirablement interprĂ©tĂ© par M mcs Simonnet. Deschamps, Jehin, et MM. Engel, Bouvet et Lorrain, a Ă©tĂ© complet; et le RĂȘve commence Ă  faire son tour d’Europe; Ă  Londres, Ă  Bruxelles, l’ouvrage de M. Bruneau a reçu le meilleur accueil et prochainement il sera repris Ă  l’OpĂ©ra- Comique. Ensuite, M. Carvalho a fait entrer triomphalement et dĂ©finitivement au rĂ©pertoire deux ouvrages qu’il avait montĂ©s Ă  la salle Favart LakmĂ©, de MM. Gondinet, Philippe Gille et LĂ©o Delibes et Manon, de MM. Meilhac, Philippe Gille et Massenet. Les reprises de ces deux ouvrages ont produit un effet considĂ©rable. Dans la dĂ©licieuse partition de LĂ©o Delibes dĂ©butait M n ° Jane Horwitz, une jeune artiste dont le chant est aisĂ©, souple et hardi, qui vocalise avec perfection. LakmĂ© va fournir une brillante carriĂšre qui sera comme la radieuse prĂ©face de Kassia, l’Ɠuvre posthume du grand compositeur enlevĂ© Ă  l’art français en pleine maturitĂ© de talent et de savoir. M"° Sandersoivqui avait conquis une brillante renommĂ©e dans Esclarmonde, s’est taillĂ© dans Manon un succĂšs Ă©norme et l’opĂ©ra-comique de Massenet si fin et si distinguĂ©, fait encore chaque fois le maximum. VoilĂ  pour le passĂ©. Pour le prĂ©sent, M. Carvalho remet en scĂšne plusieurs piĂšces du rĂ©pertoire; ce rĂ©pertoire est une fortune qu’il faut savoir entretenir. Actuellement Carmen, Mignon, Mireille, les Dragons de Villars, la Fille du RĂ©giment, les Noces de Jeannette, le Chalet, Richard CƓur-de-Lion, sont entiĂšrement remontĂ©s ; HaydĂ©e , qui avait disparu de l’affiche depuis trop long- temps, vient d’ĂȘtre repris et a valu Ă  M"'° Landouzy un nouveau succĂšs. Dans quelques jours Lalla Rouk reparaĂźtra, avec M 1 ' 3 Vuillefroy, une dĂ©butante, laurĂ©at du Conservatoire, douĂ©e d’une trĂšs jolie voix. Puis viendront successive- ment la Dame blanche, le Barbier de SĂ©ville, le PrĂ© aux Clercs, le Domino noir. Fra Diavolo, l’Eclair, le DĂ©serteur , le Postillon de Longjumeau ; tous ces ouvrages seront repris avec des distributions nouvelles pour les matinĂ©es des dimanches et des jours de fĂȘte, toujours trĂšs recherchĂ©es par les familles. Des ouvrages nouveĂąux sont Ă  l’étude Chevalerie rustique, l’opĂ©ra-comique de Mascagni qui a obtenu un immense succĂšs Ă  l’étranger et dont on attend la reprĂ©sentation Ă  Paris avec impatience. M 11 ” CalvĂ©, qui a créé cet ouvrage en Italie, en sera l’interprĂšte principale. Puis on s’occupera d ' Enguerrande, un grand ouvrage lyrique de MM. Émile Bergerat, Wilder et Chapuis ; des Troyens, de Berlioz, dont la reprise sera certainement un Ă©vĂ©nement artistique. A partir du r r dĂ©cembre, les soirĂ©es du jeudi et du samedi seront rĂ©servĂ©es chaque semaine aux abonnĂ©s. Il est inutile de dire que ces reprĂ©sentations seront des plus brillantes; nous avons, du reste, publiĂ© dans le Figaro, les noms de la plupart de ces abonnĂ©s, l’élite de la sociĂ©tĂ© parisienne. Fit le programme de M. Carvalho sera complĂ©tĂ© par le parlement lorsque celui-ci aura acceptĂ© de ramener l’OpĂ©ra-Comique Ă  sa vĂ©ritable place, au centre de Paris. Nous avons lieu de croire que trĂšs prochainement le ministre de l’Instruction publique dĂ©posera Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s le projet de reconstruction de l’OpĂ©ra-Comique et que ce projet, si impatiemment attendu par l’opinion, si vigoureusement rĂ©clamĂ© par la presse, sera acceptĂ© par le parlement. GYMNASE Le Gymnase vient toujours, aprĂšs la ComĂ©die-Française, en tĂȘte des scĂšnes littĂ©raires. La grande piĂšce qu’on y prĂ©pare est due Ă  cette fĂ©conde et heureuse colla- boration Ernest Blum et Raoul TochĂ©, oĂč l’instinct théùtral et l’expĂ©rience s’allient Ă  l’observation sagace, Ă  la finesse, Ă  l’esprit parisien du meilleur aloi. Cet ouvrage que M. Victor Koning monte avec l’entente et le goĂ»t dont il a donnĂ© tant de preuves, dĂ©passera, par ses attractions inĂ©dites, les fastes, pour- tant fameux, de Paris-fin-de-siĂšcle, des mĂȘmes auteurs. Viendront ensuite trois actes de MM. Alphonse Daudet et LĂ©on Hennique, inspirĂ©s par la Menteuse, nouvelle de l’éminent romancier qui a pris place parmi les premiers auteurs dramatiques. Abstenons-nous d’indiscrĂ©tions trop prĂ©ma- turĂ©es quelques mois nous sĂ©parent encore de cet Ă©vĂ©nement littĂ©raire. La troupe du Gymnase, dĂ©jĂ  si riche en talents, compte maintenant dans ses rangs M. Louis Delaunay, le fils du sociĂ©taire retraitĂ© de la ComĂ©die-Fran- çaise, professeur au Conservatoire. Peintre, Louis Delaunay obéßt, en nĂ©gligeant l’atelier pour embrasser la carriĂšre oĂč brilla son pĂšre, Ă  une vocation Ă  laquelle il n’a pu rĂ©sister plus longtemps. A de prĂ©cieuses qualitĂ©s scĂ©niques, il joint une belle prestance et une voix d’un timbre doux et grave Ă  la fois. Autre recrue Montigny, qui s’est fait applaudir Ă  l’Ambigu et au Vaudeville. Nous ne saurions ne pas mentionner RaphaĂ«l Duflos, premier rĂŽle et jeune premier rĂŽle au jeu correct et sobre, mais entraĂźnant; Noblet, le charmant comique qui doit sa rĂ©putation Ă  ce théùtre du Gymnase, oĂč l’on sut le mettre en relief ; LĂ©on NoĂ«l, Hirch, Nertann, Plan, Charles Masset, de solides soutiens. Et NumĂšs, donc! NumĂšs, dĂ©jĂ  fort goĂ»tĂ© et que sa crĂ©ation du Gardien du' SĂ©rail, dans Mon oncle Barbassou, a fait apprĂ©cier davantage. Cette piĂšce a Ă©tĂ© Ă©galement favorable Ă  la bonne Desclauzas, en qui certains aristarques ne voulaient voir qu’une plaisante artiste d’opĂ©rette et de fĂ©erie, et reconnaissent enfin une vĂ©ritable comĂ©dienne. En tĂȘte du personnel fĂ©minin brille avec Ă©clat, M’"° RaphaĂ«le Sisos, qui sera la principale interprĂšte de MM. Blum et TochĂ© et de MM. Daudet et Hennique ; M mo RaphaĂ«le Sisos, l’élĂ©gante comĂ©dienne au jeu sincĂšre et Ă  la voix pĂ©nĂ©trante, que les crĂ©ations de RĂ©voltĂ©e, de Numa Roumestan,. de Musotte ont placĂ©e au premier rang. Voici un groupe d’une sĂ©duction et d’un capiteux !... M"" Darlaud et Demarsy, M"° Julia Depois, un fin camĂ©e; M"* Lucy GĂ©rard, la jolie langoureuse; M u ° LĂ©cuyer une bien gracieuse vignette; M““ Marie AugĂ©, Bertine, PrĂ©jal... d’autres encore. Nous n’insisterons pas sur la restauration annuelle du Gymnase. Il est, nul ne l’ignore, de tradition Ă  ce théùtre, de profiter de la clĂŽture pour rafraĂźchir et redorer la salle. Il ne faut pas qu’un pouce de velours montre sa trame, qu’il manque une frange ou un clou... Et Ă  prĂ©sent, on veille aussi au parfait fonc- tionnement des appareils des lorgnettes automatiques. VAUDEVILLE Le Vaudeville possĂšde aujourd’hui une des plus belles troupes de Paris, la plus nombreuse certainement et la plus complĂšte des théùtres de genre. Qua- rante-six artistes des deux sexes en font partie, sans compter un petit contingent de dix-huit Ă©lĂšves, soit au total soixante-quatre comĂ©diens et comĂ©diennes. Les principaux sont MM. DieudonnĂ©, Boisselot, AndrĂ© Michel, CandĂ©, Lagrange, LacressonniĂšre, Galipaux, Mayer, Peutat, Laroche, Achard, Berny, BĂ©juy, Garnis, Mangin, Deroy, auxquels, au mois de septembre prochain, vien- dront se joindre l’amusant comique Hittemans et un jeune premier rĂŽle qui a eu d'immenses succĂšs en Russie Valbel. Du cĂŽtĂ© des femmes ; Mesdames Ha- ding, BrandĂšs, Grassot, Samary, LĂ©onide Leblanc, CĂ©cile et Marguerite Caron, DĂ©a DieudonnĂ©, Hahne, Verneuil, Thomsen, FĂ©riel, Roybet, Nory, Chassin, Dharcourt, Goby, Marcel, etc. C’est grĂące Ă  ce nombreux choix d’artistes que M. Albert CarrĂ© a pu, sans entraver ses reprĂ©sentations du soir, fonder les matinĂ©es du jeudi, vouĂ©es aux jeunes auteurs et dont la premiĂšre, composĂ©e des Jobards de MM. Guinon et Denier, a obtenu un succĂšs constatĂ© par toute la presse. Ce qui rend ces mati- nĂ©es particuliĂšrement intĂ©ressantes, c’est le large Ă©clectisme qui prĂ©side Ă  la rĂ©ception des piĂšces. Les jeunes auteurs pourront librement s’y donner carriĂšre et y essayer leurs forces. Point de genre particulier, point d 'Ă©cole surtout en dehors de laquelle il ne serait pas de salut. Les piĂšces reçues jusqu’ici pour les Jeudis du Vaudeville sont la Paix du Foyer 3 actes de M. Germain ; la Part du Mari i acte de MM. Grizel et Sou- laine; Tel 3 actes de M. Lelorrain ; la Cruelle i acte de M. Laya ; Le nid des autres 3 actes de M. Lecorbeiller ; l’Heureuse date i acte de M. Xanroff; Sarita i acte de M. Paul SonniĂšs, le Lundi de ma femme i acte de M. Hey- monet ; la Nargue 3 actes de M. Leclercq, Suzanne Derville i acte de M. de Castro, etc. C’est Ă©galement Ă  l’adresse des jeunes auteurs, pour leur offrir le moyen de faire une Ă©tude comparative du théùtre Ă©tranger moderne que M. CarrĂ© fera jouer prochainement l’Hedda Gabier, d’Ibsen, par MUe BrandĂšs et qu’il montera, par la suite, toute Ɠuvre qui, de par le monde, aura, par son succĂšs, appelĂ© l’attention. Les soirĂ©es du Vaudeville sont de mĂȘme assurĂ©es par la rĂ©ception d’une sĂ©rie d’Ɠuvres dont les plus plus importantes sont Petite Madame 3 actes de M. Henri Meilhac ; les Polichinelles 5 actes de M. Becque ; la Crise 3 actes de M. Boniface ; les Boulevardiers 3 actes de M. AurĂ©lien Scholl; le Sous-prĂ©fet de ChĂąteau-Busard 3 actes de M. Gandillot; Maman 4 actes de M. Alexandre Hepp ; une comĂ©die nouvelle de M. Jules LemaĂźtre; un vaudeville en 3 actes de MM. Blum et TochĂ©; un autre de Bisson pour les dĂ©buts d’Hittemans; et enfin une comĂ©die psychologique que M. Jules Case est en train de tirer, pour M lle BrandĂšs, de son joli roman Jeune mĂ©nage. Le Vaudeville, comme on le voit, a du pain sur la planche..., et mĂȘme du gĂąteau. LES VARIÉTÉS Lugete, veneres, Bertrand, O VariĂ©tĂ©s, vous dĂ©laisse, — . Ce fut un adieu dĂ©chirant Lugete, veneres, Bertrand — Ainsi, lorsque s’en va l’amant Tout en pleurs, on voit la maĂźtresse Lugete, veneres, Bertrand, O VariĂ©tĂ©s, vous dĂ©laisse. Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Il y fit naĂźtre bien des gloires ; En maĂźtre habile il les^mena. Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Aussi son nom demeurera GravĂ© dans toutes les mĂ©moires — Vingt ans et plus il y rĂ©gna, Il y fit naĂźtre bien des gloires. — Comptez chacun de ses fleurons Granier, Judic, Chaumont, RĂ©jane Et les Dupuis et les Barons. Comptez chacun de ses fleurons Cooper, Lassouche, gais lurons, Et ceux que j’omets, Dieu me damne ! Comptez chacun de ses fleurons Granier, Judic, Chaumont, RĂ©jane! L’OpĂ©ra bientĂŽt le verra Triompher par droit de conquĂȘte. S’il est un maĂźtre on le saura, L’OpĂ©ra bientĂŽt le verra. Il sera grand dans l’opĂ©ra, S’il fut charmant dans l’opĂ©rette, L’OpĂ©ra bientĂŽt le verra Triompher par droit de conquĂȘte. PALAIS-ROYAL Le Palais-Royal, cet heureux théùtre qui depuis cinquante ans a fait la fortune de tous ceux qui l’ont dirigĂ©, poursuit son petit bonhomme de chemin sous la raison sociale Mussay et Boyer. Ces deux derniers Ă©lus sont dignes de leurs intelligents devanciers, car ils ont dĂ©jĂ  payĂ© leur bienvenue par de beaux et solides succĂšs ; ils savaient fort bien que le Palais-Royal possĂšde un des plus riches rĂ©pertoires des théùtres de genre, et souvent, entre le succĂšs d’hier et le succĂšs Ă  venir, ils ont pris au hasard dans cette magnifique collection commencĂ©e par Melesville, Bayard. Dumanoir, Duvert, Lausanne, Clairville, Labiche , Gondinet , et continuĂ©e par Meilhac, HalĂ©vy, Sardou, BarriĂšre , Lambert Thiboust, Murger, Blum, TochĂ© et Bisson; avec de pareils noms, ils peuvent braver le soleil en attendant la pluie. GAITE Cette heureux théùtre qui ne compte plus que par des succĂšs, tient toujours sa mascotte avec le Voyage de Sujette, On a tour Ă  tour fĂȘtĂ© la ioo, la 200 e , la 3 oo c de la ravissante piĂšce de Chivot, Duru et Vasseur, et Ton attend trĂšs tranquillement la 400°. M. DebruyĂšre ne s’endort pas sur ses lauriers et, dans le silence du cabinet directorial du square des Arts -et-MĂ©tiers, de grandes confĂ©rences ont lieu tous les jours entre directeurs, auteurs et dĂ©corateurs. Ce que l’on prĂ©pare, nous n’en savons rien, mais ce que nous pouvons avancer, sans crainte de nous voir dĂ©mentir un jour, c’est que ce qui sortira de tout cela, ce sera des merveilles. L’intelligent directeur de la GaitĂ© est assez connu pour qu’on ait confiance en son goĂ»t artistique, il nbus l’a prouvĂ© encore tout. derniĂšrement n’est-ce pas lui quia dĂ©couvert cette diva qui a donnĂ© un regain de succĂšs au Voyage de Sujette-, c’est de M 11 Cassine que nous voulons parler. Inconnue la veille, la presse parisienne l’a consacrĂ©e Ă©toile le lendemain de la reprĂ©sentation oĂč, sous ses ravissants costumes, on l’a vue apparaĂźtre toute joyeuse sur la scĂšne oĂč elle avait pourtant deux dangers Ă  affronter un rĂŽle des plus lourds Ă  remplir et le souvenir d’une interprĂ©tation antĂ©rieure qui n’avait rien laissĂ© Ă  dĂ©sirer. La jolie M li0 Cassine a gaillardement remportĂ© sa premiĂšre victoire et nous l’attendons avec toute confiance dans la prochaine crĂ©ation que son directeur lui confiera. Il est une chose qu’il faut encore dire, c’est que le directeur de la GaĂźtĂ© n’a pas affaire Ă  des ingrats. Il a une clientĂšle qui lui est fidĂšle. Par le choix de ses piĂšces , par le soin qu’il met Ă  les monter, car il en dirige lui-mĂȘme les rĂ©pĂ©ti- tions, il a fait de son théùtre l’endroit modĂšle oĂč tout le monde peut aller et oĂč les familles se rendent sans crainte, car jamais une scĂšne, une phrase de mauvais goĂ»t n’est venue froisser les nombreux spectateurs, mĂȘme les plus scrupuleux, qui frĂ©quentent la salle du square des Arts-et-MĂ©tiers. PORTE-SAINT-MARTIN Aujourd’hui, le plus confortable, le plus Ă©lĂ©gant, le plus moderne enfin, des théùtres parisiens. , GrĂące, en effet, aux transformations que lui a fait subir M. Emile Rochard, son nouveau directeur, la Porte-Saint-Martin est devenue, avec les Ă©lĂ©ments de confort et de haut luxe qui la spĂ©cialisent, la salle la plus coquettement artisti- que de Paris. Le principe de la nouveautĂ© absolue, partout, a guidĂ© M. Rochard dans les amĂ©liorations de toutes sortes qu’il a rĂ©alisĂ©es. C’est ainsi qu’au rez-de-chaussĂ©e, un hall immense qui, l’aprĂšs-midi, est la salle d’attente des bureaux de l’administration, devient le soir une galerie oĂč le public trouve, au moment de prendre ses places, un abri luxueusement Ă©clairĂ© et chauffĂ© ; pendant les entr’actes une galerie oĂč il peut circuler Ă  l’aise, fumer sans ĂȘtre obligĂ© d’aller au cafĂ© ou de sortir sur le boulevard, faire sa corres- pondance, lire les journaux, tĂ©lĂ©phoner, etc. DerriĂšre le contrĂŽle, de spacieux lavatorys sont installĂ©s avec le goĂ»t le plus raffinĂ©. DerriĂšre le couloir des baignoires,- un bar. Au premier, le foyer du public prolongĂ© d’un jardin d'hiver, vĂ©ritable mer- veille de la serrurerie et de la vitrologie. Partout, tapis Ă©pais aux riches couleurs, tentures de soie, siĂšges mobiles, aussi confortables que pratiques. , Les avant-scĂšnes meublĂ©es, comme de vĂ©ritables salons, de -cartels, de di- vans et de fauteuils Louis XV et Louis XVI, et Ă©toffĂ©es de lourdes draperies d’un merveilleux effet. Tout le théùtre, enfin, bouleversĂ© et réédifiĂ© sur des plans du xx e siĂšcle ! De plus, une crĂ©ation, qui dĂ©jĂ , le nouveau théùtre Ă  peine ouvert, a obtenu ses lettres de grande naturalisation dans les clubs l’abonnement. Oui, un abonnement qui, pour 3 o louis, donne au titulaire ses petites et ses grandes entrĂ©es dans toutes les parties du théùtre. Un foyer de la danse avec le plus ravissant corps de ballet. Bien d’autres choses encore, qui provoquent l’admiration et l’étonnement mĂȘme, tant c’est un spectacle nouveau pour les parisiens que de voir un théùtre rĂ©aliser toutes les nĂ©cessitĂ©s qu’a créées le modernisme. Et ce n’est point la vo- gue de la fĂ©erie en cours de reprĂ©sentation qui est faite pour amoindrir l’éclat de l’inauguration qui vient d’avoir lieu. FOLIES-DRAMATIQUES Ce théùtre est depuis le I er fĂ©vrier dernier sous la direction de M. Albert Vizentini, qui vient de lui rendre son Ă©clat d’antan. Ce directeur, sympathique Ă  tous, a dĂ©crochĂ© la timbale du succĂšs avec la Fille de Fauchon la Vielleuse , dont la rĂ©ussite est Ă©clatante. Il faut remonter aux triomphes populaires de la Fille de Madame Angot et de la Fille du Tambour-Major , pour qu’une nouveautĂ© des Folies-Dramatiques rencontre un tel empressement du public, une telle unanimitĂ© de la presse parisienne. Aussi, tout le quartier du ChĂąteau- d’Eau est en liesse et le bureau de location ne dĂ©semplit pas. Il n’y a pas Ă  dire le nouvel opĂ©ra-comique de MM. A. Liorat, W. Busnach et Fonteny, rĂ©unit tous les suffrages et se trouve heureusement Ă  la portĂ©e des familles. La mĂšre y peut conduire sa fille rara avis. On s’intĂ©resse Ă  cette action morale pleine de dĂ©tails ingĂ©nieux, de scĂšnes amusantes et gaies, avec une petite pointe de sentiment tout Ă  fait dĂ©licat. Pour la musique de M. Louis Varney, jamais cet Ă©lĂ©gant compositeur n’a Ă©tĂ© mieux inspirĂ© ! Il possĂšde Ă  un haut degrĂ© la sĂšve mĂ©lodique et le sentiment scĂ©nique. Sa mĂ©lodie est toujours spirituelle, son orchestration claire et vibrante. Plus d’une page deviendra vite populaire. C’est de l’opĂ©ra-comique du bon temps, sans conteste, la meilleure partition d’un maestro justement applaudi. L'interprĂ©tation n’a mĂ©ritĂ© que des Ă©loges. M n '° Thuillier-Leloir dĂ©jĂ  nommĂ©e la Miolan-Carvalho des Folies, M 11 ” Zelo Duran aussi agrĂ©able Ă  voir qu’à entendre, Gobin plus exhilarant que jamais, Guyon toujours si fin, si aimĂ©, LarbaudiĂšre, Lacroix, Bellucci, Lamy, la mignonne FrĂ©der, un orchestre exquis, tous enfin constituent un ensemble remarquable que conduit vaillamment l’excellent chef d’orchestre Baggers. Dans les dĂ©cors, les costumes, etc., nous retrouvons le goĂ»t et l’entente de M. A. Vizentini. Nous lui devions dĂ©jĂ  les mises en scĂšnes du Voyage dans la lune, d 'OrphĂ©e aux Enfers, de Paul et Virginie , de Ma Cousine. Celle de la Fille de Fanchon la Vielleuse est dans un autre genre une victoire aussi mĂ©ritĂ©e. En voilĂ  pour deux cents reprĂ©senta- tions ! RENAISSANCE La Renaissance fut, sous la direction Koning, le théùtre Ă  la mode par excellence, et tend Ă  le redevenir aujourd'hui, grĂące aux efforts couronnĂ©s de succĂšs de M. Lerville, le sympathique successeur de M. Samuel. Une des plus coquettes salles de spectacle de Paris, la Renaissance est et doit ĂȘtre le lieu de rendez-vous du public Ă©lĂ©gant. C’est lĂ  que naquirent jadis, pour s’envoler ensuite de par le monde, toutes ces Ɠuvres charmantes la Petite MariĂ©e, le Petit Duc, GiroflĂ©-Girofla, qui avaient recontrĂ© dans Jeanne Granier une interprĂšte que, longtemps, on desespĂ©ra de pouvoir remplacer. Ce genre de l’opĂ©rette, qu’on croyait mort par l’abus qu’on en fit, M. Lerville le ressuscite aujourd’hui, mais en le rajeunissant, en le transformant, en l’habillant suivant les goĂ»ts du jour, ayant du reste cette bonne fortune de possĂ©der la seule artiste qui soit, Ă  l’heure actuelle, dans tout l’éclat de son talent. M"' 0 Simon-Girard est la chanteuse adorĂ©e du public qui, par sa grĂące, sa verve, sa gaietĂ©, et la science consommĂ©e de son art, attire la foule et la tient sous le charme. Avec un tel atout dans la main, on est certain de gagner la partie. Aussi M. Lerville est-il assurĂ© du succĂšs, et c’est pourquoi la Renaissance voit renaĂźtre les beaux soirs d’autrefois, les soirs heureux oĂč le directeur n’a qu’un regret ne pas possĂ©der une salle assez grande pour contenir les flots de spec- tateurs assiĂ©geant ses bureaux de location. BOUFFES-PARISIENS Le théùtre des Bouffes-Parisiens est en pleine prospĂ©ritĂ©. AprĂšs Cendril- lonnette et l’Enfant Prodigue dont les centiĂšmes » ont Ă©tĂ© fĂȘtĂ©es dans ce théùtre bienheureux en moins de six mois, voici l’extraordinaire Miss Helyett dont l’anniversaire a eu lieu le 12 novembre 1891, et qui entre en pleine vogue dans sa seconde annĂ©e. Tous nos compliments Ă  l’habile direction de M. EugĂšne Larcher, dont la compĂ©tence en matiĂšre de mise en scĂšne est indiscutĂ©e aujourd’hui. Les artistes du théùtre portent des noms aimĂ©s du public. Il suffit de citer en tĂȘte M Mo Biana Duhamel, la divette de la troupe, puis MM. MaugĂ©, Piccaluga, Lamy, Jannin, Tauffenberger, BĂ©rard, DĂ©sirĂ©, Wolff, et M mos Maurel, DebĂ©no, ThĂ©ry, etc., etc... M. EugĂšne Larcher s'attache surtout Ă  varier son rĂ©pertoire. Nous avons dĂ©jĂ  citĂ© l’Enfant Prodigue, une pantomime dramatique d’un genre nouveau, interprĂ©tĂ©e par des comĂ©diens tels que CourtĂšs, M mcs Crosnier, Duhamel, FĂ©licia Mallet qui doit sa rĂ©putation au Cercle funambulesque dont M. E. Larcher Ă©tait un des fondateurs. La musique de cette Ɠuvre si originale est due Ă  M. AndrĂ© Wormser, un prix de Rome, s. v. p. ! Puis, aprĂšs la curieuse Miss Helyett, vaudeville-opĂ©rette dont la partition est signĂ©e Audran, nous aurons un opĂ©ra-comique de M. Vidal, encore un prix de Rome. Cette prĂ©fĂ©rence de M. E. Larcher pour des compositeurs distinguĂ©s indique, chez le jeune directeur, une intention bien arrĂȘtĂ©e de relever le genre du théùtre des Bouffes. Le choix des musiciens de l’orchestre conduits par un chef de premier ordre, M. Thibault, en est une preuve de plus. Nous ne pouvons donc que soutenir de toutes nos forces une entreprise conduite avec un tel souci d’intĂ©rĂȘts artistiques et avec l’aide d’une adminis- tration financiĂšre Ă  l’abri de toute critique. NOUVEAUTÉS La bonbonniĂšre du boulevard des Italiens ! La salle la plus coquette et 1 b plus gaie qui soit Ă  Paris ! Des l’entrĂ©e trĂšs lumineuse, oĂč flambe le nom magique de Mily- Meyer », l’étoile prĂ©fĂ©rĂ©e du public parisien, on est sĂ©duit, captivĂ©, car tout attire et charme en ce minuscule théùtre, depuis le confortable de l’amĂ©nagement intĂ©- rieur, jusqu’à sa clientĂšle si choisie et si brillante toujours. Aux NouveautĂ©s, on fait peu ou point de reprises. Il faut, plus qu’à tout autre, au public de ce théùtre, la comĂ©die inĂ©dite, bien parisienne et de saveur croustillante. Il faut les costumes chatoyants et les dĂ©colletĂ©s qui font valoir le buste et la jambe. Il faut les dĂ©cors tout battants neufs, pimpants et char- mants. C’est le théùtre enfin oĂč, par excellence, la Revue en jupe courte doit venir fredonner ses couplets sarcastiques ou lĂ©gers. M. Henri Micheau l’a bien compris. Aussi ses piĂšces nouvelles sont-elles toujours montĂ©es avec goĂ»t, car son théùtre est select » et les boulevardiers qui le frĂ©quentent, aprĂšs les dĂźners fins au - cabaret Ă  la mode, payant bien, ont droit d’ĂȘtre exigeants. Le directeur des NouveautĂ©s a du reste dĂ©butĂ© au boulevard des Italiens de façon heureuse. La Demoiselle du TĂ©lĂ©phone lui a permis, par son retentissant succĂšs, de prĂ©parer une belle saison d’hiver. Avec les rentrĂ©es tardives de la campagne, la saison ne commence guĂšre qu'Ă  NoĂ«l et c’est cette Ă©poque que l’on a choisie pour la rĂ©apparition de M Uo Mily-Meyer dans la Vertu de Lolotte. M"'° Mathilde, l’amusante duĂšgne, a continuĂ© ses succĂšs avec la reprise fructueuse que l’on vient de faire de Cocard et Bicoquet. Enfin M. Micheau annonce une sĂ©rie de piĂšces qui promettent, parait-il, d’ĂȘtre trĂšs gaies, comme la Nuit du i 3 \ de M. P. Ferrier, et Mimi Pinson, de MM. Emile Blavet et Delilia, enfin une Revue. Il y aura lĂ  de belles occasions de produire MM. Germain, Guy et Tarride, les amusants comĂ©diens, et cette sĂ©rie de jolies femmes qui s’appellent AimĂ©e Martial, Prelly, Nancy Berthin et la futĂ©e Narlav. CLUNY Depuis quinze jours, le théùtre Clunv joue V Armce Franco -Russe, dont le succĂšs constatĂ© unanimement par toute la presse parisienne, attire chaque soir un nombreux public au boulevard Saint-Germain. Jamais MM. Milher et NumĂšs n’ont Ă©tĂ© plus heureux que cette annĂ©e dans dans l’agencement de leur Revue de TannĂ©e 1891. EncadrĂ©e de jolis dĂ©cors au milieu desquels fourmillent une foule de jolies femmes dĂ©licieusement habillĂ©es par Landolf et des joyeux artistes dont l’éloge n’est plus Ă  faire, l’ArmĂ©e Franco-Russe deviendra sĂ»rement centenaire Ă  Clunv et permettra Ă  M. LĂ©on Marx, l’heureux et habile directeur de ce charmant petit théùtre de monter Ă  loisir les nouveautĂ©s reçues, savoir Popotle, vaude- ville en trois actes de MM. Gugenheim et de Jassaud; Inviolable, trois actes de M. Maurice Hennequin, digne continuateur du nom paternel; Les Argonautes du Faubourg Saint- Denis, vaudeville de MM. G. Rolle et E. Ratoin ; Le Grand- Prix de Paris, de M. Adrien Barbusse ; une piĂšce nouvelle d’Albert BarrĂ©, l’au- teur d 'Antonio, pĂšre et fils. Comme reprises, M. LĂ©on Marx tient en rĂ©serve le Truc d' Arthur, Les Do- minos Roses, et enfin Doit-on le dire? Les Chemins de fer et Trois Femmes pour un Mari, d’aurifĂšre mĂ©moire sur la rive gauche. Rappelons Ă  nos lecteurs que le théùtre Cluny est le meilleur marchĂ© de Paris et qu’il donne des matinĂ©es tous les dimanches et fĂȘtes Ă  2 heures. MENUS-PLAISIRS U e théùtre des Menus-Plaisirs est en passe de devenir un de nos premiers théùtres d’opĂ©rettes. L’orchestre est de premiĂšre valeur et composĂ© d’elĂ©ments pris dans les concerts Lamoureux et Colonne. Dans la coquette et gentille salle du boulevard de Strasbourg on est toujours sĂ»r d’entendre des exĂ©cutions mu- sicales dignes d’un théùtre lyrique. M. de LggoanĂšre, dont la rĂ©putation n’est plus Ă  faire comme chef d’orchestre, conduit sa phalange d’artistes en maĂźtre exercĂ©. Du cĂŽtĂ© de la scĂšne nous trouvons des artistes de premiĂšre valeur M mes Stella, Auguez, MĂ©aly, Berthe Legrand, Lara, Dorival, Ava, Noralv. MM. Perrin, Vandenne, Saint-LĂ©on, Dartrey, Philippon, Mavat, JĂącquin, etc., etc., forment une troupe homogĂšne, qui ne demande qu’à marcher de l’avant. Du reste les heureuses crĂ©ations de l 'Oncle CĂ©lestin et de Le Coq ont dĂ©jĂ  mis en lumiĂšre une partie de cette vaillante troupe. Finissons en formant le vƓu qu’une rĂ©ussite complĂšte accompagne la Revue de MM. Delilia et J. Jouv, pour laquelle M. de LagoanĂšre a fait de nombreux engagements importants de femmes et d’artistes spĂ©ciaux Ă  ce genre de spectacles. La salle des Menus-Plaisirs ne desemplira pas cet hiver. DEUX-CIRQUES Cirque d’Hiver et Cirque d’étĂ©, tous deux sous la direction de M. Victor Franconi. Au Cirque d’ÉtĂ©, fondĂ© en 1840, on a, en 1867, adjoint les Écuries-Salon qui n’ont d’égales que celles de Chantilly; enfin, en 1886, la transformation du Cirque a Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e. LĂ  ont Ă©tĂ© installĂ©es les spacieuses loges et le prome- noir-fumoir. De notables embellissements, en cours d’exĂ©cution, feront de cet Ă©tablissement, du style grec le plus pur, une des plus Ă©lĂ©gantes, des plus confor- tables et des mieux amĂ©nagĂ©es des salles de spectacle du monde entier. L’ins- tallation de la lumiĂšre Ă©lectrique a fait disparaĂźtre la chaleur que dĂ©gageait le gaz, de sorte que les Parisiens et les nombreux Ă©trangers qui se sont donnĂ© rendez-vous chaque annĂ©e dans la capitale au moment de la “ saison ”, trouvent au Cirque la fraĂźcheur et le rire. On s’abonne aux soirĂ©es du Cirque, comme Ă  celles de l’OpĂ©ra et du Théùtre-Français ; le samedi et le mercredi, le public des Ă©lĂ©gantes et aussi le copurchic s’y rencontrent. Pendant l’hiver, c’est la population active et commerçante des quartiers du Temple, du Marais et de la Bastille, qui prend d’assaut l’établissement du Cirque d’Hiver, fondĂ© en 1 8 5 1 , Public joyeux, public bon enfant, auquel il faut des dompteurs de lions, d’ours, de loups et de panthĂšres pour les applaudir avec frĂ©nĂ©sie. Le caissier des deux Cirques se plait Ă  constater le succĂšs. Le premier Cirque, fondĂ© Ă  Paris, date de 1774 ; il eut pour crĂ©ateur Antoine Franconi, l’aĂŻeul de M. Victor Franconi, le directeur actuel des Cirques d’Hiver et d’ÉtĂ©; ces deux Ă©tablissements, sous son habile direction, conti- nuent Ă  se maintenir trĂšs prospĂšres. NOUVEAU-CIRQUE Entre les rues Saint-HonorĂ© et du Mont-Thabor, au numĂ©ro 25 1 de la pre- miĂšre, en plein cƓur de Paris, lĂ  oĂč furent successivement le Panorama de Reichshoffen, construit par Garnier, le bal Valentino, le Cirque-Olympique et, en remontant le cours des Ăąges, le couvent des Capucines, s’élĂšve Ă  prĂ©sent le Nouveau-Cirque, rendez-vous du public Ă©lĂ©gant des deux mondes. Cet Ă©tablissement, unique en son genre, a Ă©tĂ© Ă©difiĂ© sur les plans, de MM. Sauffroy et Gridaine ; la façade et le vestibule, Ɠuvre de Garnier, ont Ă©tĂ© scrupuleusement respectĂ©s, mais le reste a Ă©tĂ© l’objet de transformations con- sidĂ©rables. Le programme tracĂ© aux ingĂ©nieurs Ă©tait de faire un Cirque oĂč, Ă  l’exemple des arĂšnes anciennes, on pĂ»t, Ă  un moment donnĂ©, ressusciter les jeux nautiques. Construit sur ces donnĂ©es, le Nouveau-Cirque possĂšde une piste mobile qu’une puissante machinerie, Ă©tablie par l’ingĂ©nieur Edoux, peut faire descendre dans les dessous, mettant ainsi Ă  dĂ©couvert un vaste bassin oĂč les acrobates de l’eau, succĂ©dant aux Ă©cuyers et aux c’owns, viennent intĂ©- resser le public Ă  leurs exercices. Le Nouveau-Cirque et ses annexes occupent une surface de 2,5oo mĂštres de superficie. La salle est Ă©lĂ©gamment dĂ©corĂ©e; tout est joli de couleur et de ton ; les fleurs sont dues au pinceau de M. EugĂšne Petit, les motifs de peinture sont de M. Corneiller, les vitraux de M. Magniadas. M. Delaunay a complĂ©tĂ© cet ensemble par des panneaux reprĂ©sentant les exercices des Cirques romains au temps des CĂ©sars ; son Ɠuvre est trĂšs artistique et bien venue. La piste, superbe, harmonieuse dans ses dimensions, est recouverte d’un Ă©pais tapis sur lequel des chevaux galopent sans soulever la moindre pous- siĂšre. Six rangs de fauteuils confortables entourent cette piste, puis vient, tout aussitĂŽt, une rangĂ©e de splendides loges luxueusement amĂ©nagĂ©es, dont plu- sieurs sont louĂ©es Ă  TannĂ©e par les principaux Cercles de Paris.' Au-dessĂčs se trouve un promenoir spacieux, Ă©lĂ©gant, d’oĂč l'Ɠil plonge admi- rablement sur la piste et oĂč Ton peut fumer, sans craindre d’incommoder les spectatrices des fauteuils et des loges. An vaste cafĂ©-foyer, des bars, des divans entourent ce promenoir. En bas sont des Ă©curies-modĂšles pour 20 chevaux. L’éclairage de toutes les parties de l’établissement salles, loges, promenoir, Ă©curie, sous-sol, chambre des machines, etc., est fait tout entier par la lumiĂšre Ă©lectrique produite par une machine de 200 chevaux. Cette intĂ©ressante instal- lation, due Ă  M. Solignac, peut ĂȘtre visitĂ©e pendant les reprĂ©sentations. Outre des exertices Ă©questres et nautiques, le Nouveau-Cirque donne aussi des pantomimes. La GrenouilliĂšre , bouffonnerie nautique, la Foire de SĂ©ville, scĂšnes de mƓurs espagnoles, le Carnaval de Venise, la Noce de Chocolat, dĂ©sopilantes clowneries nautiques, le Combat naval, un bijou de mĂ©canisme Ă©lectrique. Le Nouveau-cirque est, du reste, en de bonnes mains; la Direction en est IJ — ....... uvj/uxo iiuio . vrai nom ? H*-r- Bloavez mad, parce qu'en breton, fĂȘter la bonne annĂ©e me semble plus conforme Ă  ce blog qui doit tout Ă  la Bretagne! A mes fidĂšles lecteurs, cette photographie prise au couchant, face au large, le dernier jour de l'annĂ©e, en gris! Il continue toutefois Ă  faire un froid de gueux! Ce soir, c'est fĂȘte... pas forcĂ©ment la meilleure de l'annĂ©e! Je me souviens d'un nouvel an particuliĂšrement rĂ©ussi. Du moins a-t-il laissĂ© dans nos souvenirs une trace indĂ©lĂ©bile et je dois avouer que j'en ris encore! Ainsi donc, nous avons Ă©chouĂ© ce soir-lĂ , chez des amis d'amis, dans leur merveilleux pavillon de banlieue chic oĂč l'escalier monumental Ă©tait assurĂ©ment le pilier central occupant un bon quart de la maison. LĂ , intriguĂ©s par autant de munificence, nous aurions dĂ» partir. Pourtant, ZĂ©zette du pĂšre NoĂ«l est une ordure, un espĂšce de grand gars affublĂ© d'un bide de femme enceinte et d'une jupette Ă  carreaux, rouges et bleus, nous ayant accueillis avec un sourire racoleur ne semblait pas prĂšs Ă  nous lĂącher, pas question de partir en courant! Quid? Ah oui, petit dĂ©tail qui vaut son pesant de cacahuĂšte, la soirĂ©e Ă©tait dĂ©guisĂ©e, le thĂšme Ă©tant un personnage de film. Nous avions donc passĂ© l'aprĂšs-midi Ă  nous demander comment nous pourrions nous travestir, le plus sobrement possible afin d'Ă©viter le ridicule. La copine a dĂ» botter en touche, elle y allait comme on va Ă  l'abattoir, le mari de la copine avait optĂ© pour un grand drap blanc nĂ©gligemment jetĂ© sur l'Ă©paule Ă  la maniĂšre de Laurence d'Arabie, se disant, au moins pour danser je m'en dĂ©barrasserai vite fait, et mĂȘme pour le dĂźner. S. avait dessinĂ© sur ses doigts les lettres hate et love, comme dans la nuit du chasseur, film inconnu des convives qui ont mis la soirĂ©e, voire plusieurs jours avant de trouver le dĂ©guisement. Quant Ă  moi, j'avais optĂ© pour tenue de soirĂ©e, j'avais donc mis ma plus belle veste. Nous Ă©tions assurĂ©ment les mauvais coucheurs, ceux qui plombaient assurĂ©ment une soirĂ©e dĂ©jĂ  bien entamĂ©e. J'ai de vague souvenir du dĂ©but, de l'entrĂ©e du dĂźner de la galantine? des bouchĂ©es Ă  la reine? Coup de bol nous Ă©tions Ă  peu prĂšs assis cĂŽte Ă  cĂŽte, riant non pas des blagues Ă©culĂ©es des convives, totalement imbĂ©ciles, mais de la situation autour de l'escalier central, assis entre la cheminĂ©e monumentale en marbre et les fenĂȘtres Ă  petits carreaux. Par contre, je me souviens trĂšs bien, mais alors vraiment trĂšs bien de l'arrivĂ©e du plat principal et de la tĂȘte effondrĂ©e de mon amie devant un magnifique cochon de lait entourĂ© de patates, dans son jus sur un lit de verdure! Ce fut je dois bien l'avouer l'apothĂ©ose, j'ai Ă©tĂ© prise d'un fou-rire dĂ©vastateur pour l'ambiance communicatif avec mes amis, nous laissant exsangues. A minuit et cinq minutes, on s'est barrĂ© comme des voleurs sans attendre la bĂ»che, crĂ©meuse Ă  souhait et nous avons fini la soirĂ©e entre nous, riant encore de ce nouvel an foirĂ©, il faut bien le dire. Depuis, je me mĂ©fie et vous conseille de lire ce billet qui Ă  bien des Ă©gards rĂ©sume le genre de plan pourri d'il y a 20 ans! En attendant, les douze coups de minuit, portez-vous bien, prenez soin de vous, aimez-vous et Ă  l'annĂ©e prochaine! Bloavez mad! ï»żî‚  Disponible Dentier avec des dents Ă©cartĂ©es idĂ©al pour entrer dans la peau du personnage de ZĂ©zette dans le "PĂšre NoĂȘl est une ordure" ! ModĂšle selon nos arrivages DĂ©tails du produit RĂ©fĂ©rence PC19427 RĂ©fĂ©rences spĂ©cifiques Vous aimerez aussi Les clients qui ont achetĂ© ce produit ont Ă©galement achetĂ©... Filet pour cheveux Prix 2,20 € A enfiler avant votre perruque et ainsi passer des cheveux... Ventre gonflable Prix 7,50 € Ce ventre est Ă  gonfler vous mĂȘme et donnera une impression de... Dentier avec des dents Ă©cartĂ©es idĂ©al pour entrer dans la peau du personnage de ZĂ©zette dans le "PĂšre NoĂȘl est une ordure" ! ModĂšle selon nos arrivages Un poste de police. Un tĂȘte-Ă -tĂȘte, en garde Ă  vue, entre un commissaire et son AVEC QUENTIN DUPIEUX AU POSTE! semble être un film sur la banalité, le quotidien. Ce commissariat dépeuplé, la nuit, dégage aussi un imaginaire très français. C’est d’ailleurs aussi votre premier vrai film français. Le quotidien, l’anodin, c’est un peu la note que je cherchais, et il y avait à l’origine du projet une grosse envie de France, effectivement. J’ai pu expérimenter des choses très intéressantes dans les quatre films que j’ai tournés aux États-Unis, mais quand j’ai dirigé Alain Chabat et Jonathan Lambert en français dans RÉALITÉ, je me suis rendu compte que j’étais bien plus à ma place pour maîtriser le langage et construire des personnages en profondeur. Je me suis senti plus efficace, plus capable, par le simple fait de parler dans ma langue et par la culture commune que je partage avec Chabat et Lambert. Mes films américains se sont faits un peu au détriment de ma plume. Creuser dans une langue que je comprends parfaitement, comme je le fais avec AU POSTE !, me permet d’avoir une palette plus étendue. C’est un peu comme si je découvrais les deux comédiens principaux, Grégoire Ludig et Benoît Poelvoorde, ont un jeu plutôt sobre. Même quand Grégoire Ludig regarde la main sortir du casier, son regard n’est pas hystérique, c’est presque nonchalant. Ça, c’est une autre note du film. Je voulais que Grégoire Ludig incarne une sorte de Monsieur Tout-le-monde. Je l’avais vu dans un film de Marion Vernoux, ET TA SƒUR, et j’avais été saisi par sa capacité à être réel. Il est très généreux, d’autant plus que dans AU POSTE!, il n’a pas forcément le rôle le plus excitant, celui qui a la bonne vanne au bon moment. Je voulais éviter de tomber dans l’empilage de sketchs. Avec Benoît comme avec Grégoire, dès que ça sonnait trop écrit, que ça semblait de la blague pour la blague, on enlevait des choses, on rendait ça plus quotidien, normal. La gamme de Benoît est phénoménale. Il est souvent employé pour la partie haute de cette gamme, quand il joue son personnage un peu gueulard. Mais il sait faire une infinité de film fait penser aux années 70, à travers les tons beiges, le choix des lieux, le genre du film aussi... Le film n’est pas un pastiche, ce n’est pas une relecture des seventies. C’est un magma de tout un tas de choses. Je cherche toujours à faire un objet qui soit un monde total. La direction artistique et les décors de ma femme Joan y sont également pour beaucoup ; tous ces choix visuels qui donnent au final ce look au film se font à était l’idée de départ du récit? J’avais une grosse envie de filmer du dialogue, de faire un film à texte, sans doute parce que j’étais légèrement frustré par mes films américains de ce point de vue-là. Or c’est de là que je viens, depuis mes courts-métrages et STEAK. Les personnages bavardent beaucoup dans mes films!Vos films américains sont davantage dans une sorte de plasticité presque un peu cartoon, alors qu’AU POSTE! est un vrai film à texte. C’est là où la banalité m’intéresse. C’est lié au réalisme, mais aussi au fait de redonner du corps à mes personnages à travers le texte. On remodelait le film en changeant une virgule ou en ajoutant trois lignes. Sur mes films américains, il y avait moins de nuances. Quand un comédien n’arrivait pas à donner ce que je voulais, c’était très compliqué de réécrire rapidement. AU POSTE! s’est fait dans une réécriture permanente. Trois mots en plus ou en moins changeaient toute la scène. J’ai eu envie que les personnages soient plus incarnés, humains, réels, avec des traits de caractère. Je pense que je viens d’ouvrir une nouvelle période de mon cinéma. Je la vois se blague entre aller-retour» plutôt que va-et- vient», c’est une chose qu’on ne peut imaginer que lorsqu’on a une parfaite connaissance de la langue française. Et c’est la même chose sur le sentiment du quotidien que dégagent ces moments où la femme de Grégoire Ludig s’endort à ses côtés, où la voisine ouvre la porte, où il fait semblant de fumer parce qu’il est seul. Oui, je crois que c’est inédit chez moi et ça va avec mon retour en France. Je vais forcément me mettre à parler de trucs que je connais. On n’est plus uniquement dans le fantasmagorique, où un mec mort peut revenir trois scènes plus tard. Dès que je commence à tourner en rond, très naturellement, sans même y penser, j’ai toujours envie d’injecter de nouveaux éléments. Sinon, je m’ennuie. Pendant longtemps, je m’amusais à rajouter à chaque nouveau film, un élément supplémentaire de la grammaire cinématographique. Aujourd’hui, je viens tout simplement d’injecter encore un nouvel élément le aussi votre premier film nocturne. J’ai longtemps été à l’aise à l’extérieur, avec ce grand ciel bleu de Californie et cette lumière pour laquelle j’avais une vraie fascination. J’ai eu envie de faire l’inverse. Et c’était un bonheur total de tout penser saisissez bien cette sensation de la nuit. C’est une nuit de bars encore ouverts mais quasi vides, des commissariats où la nuit semble tout figer dans le temps. En même temps, vu que votre cinéma est quand même lié à la rêverie, ça paraît presque logique que vous vous confrontiez à la nuit. Oui, il reste quelque chose du rêve, ça plane encore. Mais le but, c’est aussi d’être un peu moins seul dans mon monde de rêves. En travaillant davantage les personnages, en racontant un truc un peu plus ancré, je crois qu’on peut emmener les gens un peu plus loin. Quand on part du postulat d’un pneu qui roule tout seul comme dans RUBBER, le truc dingue est déjà posé. Après, il n’y a plus qu’à dérouler l’idée. Le poumon qui fume de Benoît, c’est un gag intégré à la réalité même, non à un truc entièrement réussissez à inventer de nouvelles figures à partir d’acteurs qu’on a vus dans plein de films. On n’a jamais vu Anaïs Demoustier comme ça par exemple, pour des questions capillaires, bien sûr, mais aussi pour son jeu. Le conditionnement se fait beaucoup par le scénario. Il contient toujours quelque chose qui permet au comédien de se projeter dans un ailleurs. C’est ce qu’ils viennent chercher chez moi, je crois et c’est ainsi que je les accueille. Anaïs, je l’avais vue dans un film d’Emmanuel Mouret, CAPRICE, et je l’ai trouvée formidable. Au départ, je projetais quelque chose de très réaliste dans son personnage et puis, au fil d’une discussion au café avec elle, je lui ai dit qu’elle était comme Zézette dans LE PÈRE NOËL EST UNE ORDURE, en imaginant quelque chose d’un peu inconséquent elle ouvre la porte, elle dit une connerie et elle ferme la n’y a jamais de moquerie ou de mépris envers les personnages. Vous parvenez à leur trouver une poétique propre. Je pense que c’est lié au fait que j’ai des envies de cinéma. Je me dis qu’un film doit faire un peu rêver, esthétiquement, émotionnellement. Ici, le décor fait rêver. Cette nuit, elle fait rêver. Et les personnages doivent aussi faire un peu rêver. Benoît, avec ce vieux holster, me fait un peu rêver, mais de manière douce, sans que ce soit trop voyant ou moustache ou cette coupe de cheveux, c’est aussi un vrai plaisir pour les comédiens. Absolument. Ce n’est pas un déguisement, c’est une envie de fabriquer quelque chose de singulier. J’ai envie que ces personnages existent en vrai. Et c’est la même chose pour les décors ou l’esthétique, de manière plus générale. Ici, tout compte, les meubles, les décors, les acteurs, alors que la comédie est souvent juste un lieu pour faire rire, mais de moins en moins pour faire réellement du cinéma. Sur un film comme TOOTSIE de Sidney Pollack, la direction artistique est dingue. C’est ça qui fait que je vibre je suis dans un puis, il y a l’alchimie entre les comédiens. Oui, il se passe vraiment quelque chose quand tous sont heureux d’être là. On le sent immédiatement quand ils ne sont pas heureux d’être ensemble. Alors on cache la misère avec du découpage, de la musique, mais au final, on a le sentiment bizarre de voir un truc faux car les gens ne s’aiment pas. Tant que je n’étais pas sûr que ça marche entre Grégoire et Benoît, je frôlais l’échec en permanence car aucun artifice n’aurait pu récupérer ça. Ils sont trop souvent ensemble. Mais tout s’est passé merveilleusement bien. Quand les acteurs sont heureux de travailler ensemble, cette sensation parvient au spectateur. C’est d’autant plus important dans un film où l’on reste un bon moment avec deux comédiens dans une seule pièce, dans un film doté d’une formule un peu bizarre une courte durée pour un long-métrage mais un rythme finalement assez faites de longues répétitions avec les comédiens avant le tournage ? Non. On a répété un peu le samedi avant le tournage, dans le décor, pour que les acteurs se rencontrent et s’approprient les lieux. En fait, nous avons trouvé la note le premier jour de tournage. On creusait les choses ensemble. L’erreur serait de robotiser des acteurs aussi puissants que Benoît et Grégoire, en leur demandant de respecter le texte à la y a peu de musique contrairement à vos autres films, en tout cas, elle se fait plus discrète. Et puis à la fin, il y a ce morceau orchestral presque un peu atone. C’est la première fois qu’il y a si peu de musique et surtout pas de musique électro. La musique du film, ce sont les voix, les dialogues. Ça aurait été un contresens de rajouter de la musique en fond. L’idée pour le morceau de fin, c’était de faire une musique française à la François de Roubaix. J’avais fait une liste d’instruments que je souhaitais faire entendre à David, le compositeur de la n’a d’ailleurs pas l’impression que les sons du commissariat soient très présents. Ils semblent présents et absents à la fois. On avait ajouté plein de sons de portes qui claquent, de téléphones qui sonnent, mais en fait, ils annulaient le film. On a alors retiré des choses, baissé d’autres. Ce relatif vide sonore auquel on a abouti faisait peur à plein de gens. Mais j’ai tenu bon. Il fallait que tout soit moindre des choses, quand on fait un film avec quelques personnages qui se parlent dans un même lieu, c’est que ce soit confortable. Si c’est anxiogène et moche, si la lumière est crue, alors c’est comme une prise d’otages pour les AVEC BENOÎT POELVOORDE Connaissiez-vous le travail de Quentin Dupieux avant qu’il vous propose AU POSTE !? Non, je n’avais vu que RUBBER, sans savoir que c’était de lui. En revanche, on s’était croisé chez un ami commun quand il était plus jeune mais on ne s’était jamais revu. J’ai tout de suite aimé le scénario que j’ai lu en étant constamment plié de rire. C’est un des scénarios les plus drôles et mieux écrits que j’ai pu lire. On est allé boire un verre et j’ai tout de suite compris que j’avais affaire à quelqu’un de très singulier. On était censé se voir une heure pour faire connaissance, se renifler le derrière, et finalement on a passé toute la soirée ensemble. J’étais venu avec une tête de cheval en plastique que j’avais trouvée dans un magasin de farces et attrapes. On s’est beaucoup amusé!C’est important pour vous de bien vous entendre avec un réalisateur? Pas nécessairement de bien s’entendre, mais au moins de savoir pourquoi on est là. En vieillissant, j’ai besoin de savoir ce que le réalisateur a en tête. Quentin sait exactement ce qu’il veut. Il est impressionnant de précision. Il travaille d’ailleurs sans combo soit l’écran de contrôle aujourd’hui utilisé sur presque tous les tournages, sans perdre une seconde, sans personne d’inutile sur le plateau. Il fait lui-même la lumière et le cadre, si bien que contrairement aux autres tournages, je n’ai quasiment jamais attendu entre les prises! On n’a fait que travailler, travailler, ce qui m’a beaucoup aviez-vous envisagé le personnage? Je ne prépare jamais les personnages. Si j’aime un projet, je viens complètement vierge, je suis très malléable. Avec Quentin, on n’a d’ailleurs jamais parlé du personnage. Ce n’est pas son genre. Rien de ce qu’il fait ne s’apparente à la façon tradi- tionnelle de faire du cinéma. On a simplement fait une lecture un après-midi avant le tournage avec Grégoire Ludig et Marc Fraize, de manière à poser les bases. Par contre, il exige de connaître son texte par cƓur, ainsi que le texte de son partenaire, et ce, dès la répétition! C’est important car les dialo- gues fonctionnent sur du tac au tac, ça doit frotter constamment. Et puis, il y avait toujours le risque de faire certaines scènes en un seul plan, avec l’impos- sibilité de rattraper quoi que ce soit au montage si ça ne marchait pas. Donc on doit tout connaître sur le bout des doigts. Parfois, il y avait plus de dix pages de dialogues à apprendre. C’était au fond un peu comme au théâtre, alors que sur un film, générale- ment on peut dire une réplique, couper, reprendre, etc. Quentin déteste le cinéma où on découpe, où on fait un raccord dans l’axe, un plan serré, jeu est dans une sorte d’entre-deux étrange, ni haut en couleur comme dans certains films, ni taciturne ou dépressif comme dans d’autres, mais au milieu du gué. Cela me fait plaisir d’entendre ça ! Quentin m’a permis d’éviter que je me repose sur mes acquis. Il le fait parfois de manière un peu sèche d’ailleurs, il est direct, frontal ! Je suis orgueilleux comme tous les acteurs, et le premier jour, j’étais un peu déstabi- lisé. Mais nous avons fini par trouver nos marques. Pour rire, je lui disais j’espère que ça vaut la peine de s’enfermer pendant un mois dans la maison des communistes ». Visiblement, ça en valait la peine ! En tout cas, Quentin était très attentif à la mélodie des voix. Il y a un son qu’il voulait entendre et il m’a poussé à le trouver, en retranchant mes petites scories d’acteur. Il a souvent d’excellentes indications de jeu. La première séquence au téléphone, on l’a faite deux jours de suite, dès le début du tournage, car on ne trouvait pas tout à fait le bon y a quelque chose qui a changé sur ce film dans votre manière d’appréhender le jeu ? Je ne sais pas, mais en tout cas, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Mais je crois qu’il ne faut pas commencer sa carrière avec un film de Quentin, car ensuite les autres tournages paraissent d’une len- teur et d’un gaspillage d’énergie incommensurables. Chez lui, toute l’énergie est concentrée sur le travail, c’est très enrichissant. Il est arrivé, par exemple, qu’on refasse une prise une trentaine de fois. Il faut être très résistant. Du matin au soir, on passait de Dupieux au pieu! Mais avec cette méthode, à la fin, on fait corps avec son personnage. En tant que comé- dien, on se débarrasse de tous les trucs sécurisants. Il nous demande de ne pas nous planquer derrière des vieux trucs d’ quoi par exemple ? Si par exemple on connaît mal son texte, on va prendre des temps qui ne servent à rien, ou alors on va forcer sur certains mots parce qu’on sait que ça rendra bien. Il perçoit tout de suite ces choses-là. Mais ça ne l’empêche pas d’être détendu. C’est quand même le seul réalisateur que je connaisse qui est venu sur le plateau avec son chien! Moi aussi je viens avec mon chien, mais un réalisateur norma- lement n’a pas le temps de s’occuper de son chien!C’était compliqué de jouer ce ton comique qui n’est pas tout à fait comique, mais qui doit quand même faire rire ? Ce n’était pas simple, en effet! Et comme on n’avait pas de combo, on ne savait pas toujours si ça allait marcher, une fois le film monté. Il n’y avait pas de scripte non plus, qui aurait pu nous dire ce qu’on avait tourné ou pas. Il y avait juste une jeune fille qui nous soufflait et nous faisait répéter le texte. Parfois, je ne savais plus si on avait vu telle partie ou pas, d’autant plus qu’à certains moments du film, on redit la même chose trois ou quatre fois, mais différemment. Et puis, on ne tournait jamais dans l’ordre. Mais c’était très excitant, ça nous obligeait à être constamment dans une mécanique de connaissiez Grégoire Ludig, votre partenaire ? Non, je ne l’avais jamais rencontré. C’est un comédien extraordinaire. La grande force de Quentin, c’est qu’il sait très bien s’entourer. Je crois qu’il faut vraiment être très bon acteur pour jouer avec Dupieux. On peut très vite perdre pied si on n’a pas les épaules solides. Je me souviens d’une scène où il y avait plusieurs figurants. Au fil des prises, on en voyait de moins en moins! Il les virait un à un, alors qu’ils ne parlaient même pas ! Mais visiblement, ils n’étaient pas assez bons. Il pouvait nous faire tenir sur quatre minutes sans couper dans un dialogue avec un autre acteur. Il faut avoir un peu de bouteille pour tenir la distance, surtout si on n’a jamais fait de théâtre, ce qui est mon et Grégoire Ludig vous êtes vite apprivoisés? Oui, on s’est entendu tout de suite. Il est très rieur et je le suis aussi. C’est bien simple, on riait tout le temps. On avait tous les deux à cƓur d’être généreux avec l’autre. Et puis, jouer devant un type qui a une moustache pareille, ça aide! On riait tous les jours de cette moustache qu’il assumait avec AVEC GRÉGOIRE LUDIG Comment avez-vous rencontré Quentin Dupieux? Quentin m’a envoyé un message directement sur Twitter. C’était une prise de contact directe. Je trouve pas mal que les réseaux sociaux puissent aussi servir à ça. C’est un peu à l’image de Quentin, il va droit au but! Puis on s’est vu, on s’est plu, et j’ai lu le scénario qui m’a épaté. Tout s’est passé assez simplement. Je n’étais pas un grand connaisseur de son cinéma ou de sa musique mais j’avais vu RÉALITÉ et STEAK. Du coup, je ne suis pas arrivé avec des idées préconçues ou des automatismes censés le séduire. Quentin prend des acteurs qu’il aime et qui font sens avec les personnages qu’il écrit. La simplicité de Fugain, mon personnage, il l’a vue dans le rôle de Pierrick que j’ai joué dans ET TA SƒUR de Marion Vernoux. J’étais capable d’être normal et pas seulement de faire l’idiot avec une moustache. Je joue donc un mec normal, mais avec une moustache!On a justement beaucoup parlé de normalité et de quotidien avec Quentin Dupieux à propos de AU POSTE!... Il fallait être un peu l’Ɠil du spectateur. L’idée était de jouer ce personnage de façon normale, sans jamais être dans le surjeu. En tout cas, c’est la direction que m’a donnée Quentin. J’aimais bien, à la lecture, le fait que les personnages soient tous hyper bien dessinés mais que finalement on ne sache pas grand-chose d’eux, qu’ils restent un peu flous. Fugain regarde des émissions avec des chevaux, sa femme dort à ses côtés, mais tout reste un peu mystérieux. Pour autant, on ne se pose pas trop de questions, ce ne sont pas des excentriques, on les suit dans leur normalité. C’est ce qui me plaisait faire une comédie avec un mec dimension était-elle déjà perceptible au scénario ? Oui. Ce qui était drôle dans le scénario, c’est ce décalage entre un mec qui va être interrogé dans une affaire criminelle et qui a l’air moins préoc- cupé par le fait d’être possiblement suspect que par la fermeture des restaurants, vu qu’il a très faim! Et en même temps, il est sous l’autorité de la police, alors il ne l’ouvre pas trop. Mais le personnage est tellement sympa et arrangeant que de toute façon, il ne penserait pas vraiment à l’ouvrir. Il est un peu naïf. Quand il fait remarquer au personnage joué par Benoît Poelvoorde que de la fumée sort de son ventre, la réponse du commissaire suffit à lui faire accepter cette le Palmashow, vous croquez les person- nages en poussant un peu le curseur vers l’excès, la caricature. Là, on a le sentiment qu’il fallait au contraire baisser ce curseur. Oui, il fallait apporter du rien », tout en habitant le personnage. Si on ne l’habite pas, il y a un risque que le spectateur s’ennuie rapidement. Et il était très important que mon personnage reste sympa. Après tout, c’est un Monsieur tout-le-monde, on doit être de son côté quand il essaie de cacher le corps ou quand il ment. Il est un peu comme Ned Flanders dans Les Simpson, le voisin sympa, qui a une moustache aussi d’ailleurs, avec le même côté flegmatique, un peu à l’ la lecture du scénario, aviez-vous des références de personnages ou d’acteurs en tête? Non, j’étais tellement plongé dans l’histoire que je me suis surtout imaginé ces deux gars. Le scénario est tellement éloigné de tout ce que le cinéma peut proposer que j’avais le sentiment d’être face à une sorte de pépite, un ovni. Avec Quentin, on a un peu cherché le personnage. Quentin m’a dit tu es un peu Magnum, tu as une chemise ouverte, t’es un peu sympa, un peu gentil, un peu profiteur aussi mais pas complètement non plus, tu es un vieux gars sympa, le voisin de palier qui peut oublier d’éteindre le gaz mais involontairement ». En tout cas je ne voulais pas qu’il fasse de blagues, ni le rendre drôle de façon artificielle. D’ailleurs, il tente une fois de faire une blague mais ça ne marche été facile pour vous de trouver le personnage ? Oui, c’est allé plutôt vite. On a fait une répétition avant, une petite matinée de rodage. Le rythme des répliques était très important. Il fal- lait que le rythme soit un peu soutenu, même si l’atmosphère reste un peu apathique. Tout a roulé assez vite. J’avais quand même des Rolls face à moi Benoît Poelvoorde, Marc Fraize, Philippe Duquesne. On était content de se retrouver le matin, on était bien ensemble, même s’il n’y avait pas de fenêtre ni de lumière. Et Quentin laisse libre cours aux acteurs et à la comédie. C’est quand même agréable de ne pas être coupé au bout de vingt secondes pour faire un autre a-t-il eu quelques moments d’improvisation ? Non, très peu, peut-être un ou deux mots ajoutés mais Quentin connaît tellement la musique de ses phrases qu’il n’y a rien besoin d’ajouter. Il n’est pas musicien pour rien. Il a toujours été direct mais bienveillant, sans jamais être arrogant ou préten- tieux. C’est simplement quelqu’un qui sait exacte- ment ce qu’il la première fois que vous travailliez avec Benoît Poelvoorde ? Non, je l’avais croisé sur LES ÉMOTIFS ANONYMES de Jean-Pierre Améris. À mon grand étonnement, il s’est souvenu de moi. On s’est mer- veilleusement bien entendu. Je suis fan de tout ce qu’il a fait, en particulier de C’EST ARRIVÉ PRÈS DE CHEZ VOUS et MONSIEUR y a un vrai goût pour les duos chez Quentin Dupieux. Vous-même fonctionnez sur un duo dans le Palmashow. On imagine bien que c’était un bonheur de former ce duo avec Benoît Poelvoorde, qui partage comme vous cette double culture cinématographique et télévisuelle. Oui, ce qui me plaît dans les duos, c’est l’ef- fet ping-pong. Je fais ce métier pour partager ce que je joue, ce que je vis. Sur le Palmashow, l’osmose que nous avons David Marsais et moi ne s’explique pas. Face à Benoît, c’est encore autre chose. Je voyais son Ɠil qui pétillait et qui semblait me dire je serai à l’écoute, je vais te balancer une petite vanne pour que tu rebondisses encore mieux». C’est magnifique de jouer dans ces conditions. On sent que personne ne va tirer la couverture à l’autre. C’est l’essence même des duos. On sait que l’autre ne va pas nous emmerder, que ça va être zen». Parfois, ça tient à rien. Par exemple, quand Benoît doit sentir l’odeur de chair brûlée sur le briquet, il a eu un mouvement de recul et a eu cette sorte d’onomatopée inattendue Ouuuuuuuu !!! ». Comme je ne m’attendais pas à une telle réaction, j’ai éclaté de rire. Que ça me fasse rire, ça a détendu Benoît. Ça a été déclencheur d’une bonne humeur et d’une grande sérénité entre pensez que pour qu’un film comique soit réussi, il faut aussi que les acteurs s’amusent? Je crois, oui. Quand on s’amuse pour de vrai, qu’on ne fait pas de private joke » et qu’on n’essaie pas d’être drôle, ça se voit à l’image. On peut aimer ou pas, mais on ressent quand les acteurs ont pris du plaisir à faire faut une sincérité du comique. Oui, exactement. Ce qu’on retrouve jusque dans le personnage que joue Benoît d’ailleurs. Quant à Fugain, je l’ai aussi abordé avec beaucoup de sincérité, sans aucun surplomb. La force du per- sonnage de Fugain, c’est qu’il y croit jusqu’au bout. À la fin, quand on lui annonce qu’il jouait en fait dans une pièce de théâtre, il est hyper content. Moi, je serais parti immédiatement en les traitant de grands malades! Mais pas Fugain. Sa grande qua- lité, c’est son premier degré. C’est moustache man », ce n’est pas un guerrier, il ne râle avec une moustache influe-t-il sur le jeu? Oui, complètement. Une moustache raconte tellement un homme. Elle est bien fournie, on dirait une fausse, le genre qu’on pose avec un velcro. Mais en fait non, c’est une vraie moustache, avec laquelle j’ai vécu pendant deux mois, au grand plai- sir de ma copine! Ça aide parce qu’une moustache, c’est comme un chapeau, un costume, ça donne une autre contenance. Tous les matins, au maquillage, je voyais cette gueule dans le miroir, les cheveux en arrière et la moustache au-dessus des lèvres. Ça suf- fisait à poser le personnage, inutile d’en rajouter des tonnes. Un regard, un clignement d’Ɠil, avec ou sans moustache, ça change tout! C’était assez cool d’avoir une moustache en fait. Dans les sketchs avec David Marsais on se fait souvent une moustache, mais pour de faux. Une fois le sketch terminé, on l’enlève. Là, je vivais dans le corps de Fugain en qui est très réussi dans le film, c’est qu’il pourrait n’être qu’un objet un peu décalé et absurde, mais il est plus que ça, on est vraiment dans du cinéma poétique, dans une rêverie. Est-ce que vous le sentiez pendant le tournage? Oui. Rien que le fait d’être plongé dans ce commissariat imaginé, pendant trois semaines, on avait l’impression d’être sur une autre planète, sans compter les rêves dans les rêves, les illustrations, les flashbacks qui n’en sont pas vraiment. Et puis, il y a aussi ce que raconte le film. Ce sont des personnages qui doivent faire avec le temps. Le personnage de Poelvoorde passera le temps qu’il faudra pour résoudre son enquête. Fugain, lui, attend. On est dans une temporalité qui flotte. On ne sait jamais vraiment où on est. À Paris? Ailleurs? En 2018? En 1980? Il y a un flou volontaire que j’aime bien et qui m’a forcément influencé dans le recueillis par Jean-Sébastien Chauvin

déguisement zézette pÚre noël est une ordure